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Stéphane Méjanès

TAILLER UNE PLUME | STÉPHANE MÉJANÈS


Alexandre Balthazar Grimod de la Reynière
fut le premier d’entre eux, au tournant des
xviiie et xixe siècle. Longtemps, la fonction de
critique gastronomique a été occupée par
de fins palais fortunés. Après la Seconde
Guerre mondiale, la rubrique « Restaurant »
permet à quelques journalistes honteux de
continuer à écrire en essayant discrètement
de faire oublier leurs coupables accoin-
tances avec la presse collaborationniste.
Entre temps, le Guide Michelin est apparu,
en 1900, mais il faut attendre l’an 2000 pour
qu’on y publie des textes sur les établisse-
ments répertoriés. Aujourd’hui, le critique
gastronomique est partout. Des kiosques au
web, de la télé à la radio en passant par les
Croquons le critique gastronomique
réseaux sociaux, impossible de lui échapper.
Le temps est venu de le croquer à son tour,
dans ses vices et ses vertus, son honnêteté
et ses travers. Toute ressemblance avec des
personnes existantes ou ayant existé n’est
pas vraiment fortuite.

Nouvelles, contes ou chroniques, les menus récits de


la collection Mise en appétit livrent autant de plaisirs
de bouche que de mots d’estomac. Sous forme de
souvenirs, d’anecdotes et de fictions, chaque auteur
y dévoile de subtiles, drôles et émouvantes liaisons
entre mots et mets…

12 €
ISBN : 978-2-35255-308-3
Stéphane Méjanès

À Christel, Clément, Adélaïde et Capucine

Croquons le critique gastronomique

© Les Éditions de l’Épure, Paris, 2019

MISE EN APPÉTIT
« Je ne suis même pas certain
que la critique gastronomique soit un métier.
Je dirais plutôt un agréable passe-temps
rémunéré qui demande, à tout le moins,
un matelas de modestie. »

Christian Millau,
Dictionnaire amoureux de la Gastronomie, (Plon, 2008)
Avant-propos

Alexandre Balthazar Grimod de la Reynière


(1758-1837) fut le premier des critiques gas-
tronomiques. Descendant d’une famille de
fermiers généraux, immensément riche, il était
né difforme, victime d’une atrophie des deux
mains. Cela ne l’empêchait ni d’écrire ni d’orga-
niser d’extravagants banquets. Après avoir vécu
l’invention du restaurant, en 1765 par un cer-
tain Boulanger ou en 1766 par Messieurs Roze
de Chantoiseau et Pontaillé, les historiens sont
divisés, il passe à table. De 1803 à 1812, il pu-
blie L’Almanach des gourmands, premier guide
culinaire, pêle-mêle d’adresses de restaurants,
de commerces de bouche, de notes sur les in-
grédients, de techniques et de recettes. Dans la
préface des deux premières éditions, il décrit
son projet1 : « Le bouleversement opéré dans les
fortunes, par une suite nécessaire de la Révolu-
tion, les ayant mises dans de nouvelles mains,
et l’esprit de presque tous ces riches d’un jour se
tournant surtout vers les jouissances purement
animales, on a cru leur rendre service en leur
offrant un guide sûr dans la partie la plus solide
de leurs affections les plus chères. Le cœur de la

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plupart des Parisiens opulents s’est tout à coup est le signe de la perfection. » Entre temps,
métamorphosé en gésier ; leurs sentiments ne le Guide Michelin est apparu, en 1900, mais
sont plus que des sensations, et leurs désirs ce n’est qu’en l’an 2000 que l’on y publie des
des appétits ; c’est donc les servir convenable- textes sur les établissements, jusque là unique-
ment que de leur donner, en quelques pages, ment répertoriés, puis classés en une, deux et
les moyens de tirer, sous le rapport de la bonne trois étoiles à partir de 1931.
chère, le meilleur parti possible de leurs pen-
chants et de leurs écus. » Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les
lois d’épuration promulguées après la Libé-
Jean Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826), ration interdisent aux journalistes coupables
avocat et magistrat, maire et député, n’a pas fait d’accointances avec la presse collaboration-
œuvre de critique gastronomique à proprement niste, d’exercer leur métier, sauf aux rubriques
dit mais a nourri la nouvelle discipline lancée considérées comme mineures : tourisme et
par Grimod en posant dans sa Physiologie du gastronomie. Un certain Robert J. Courtine
goût (1825), les bases d’une réflexion philoso- (1910-1998), dit La Reynière, poursuit ainsi
phique et scientifique sur les plaisirs de la table. sa carrière au Monde à partir de 1952, après
Dans le sillage de ces deux grands bourgeois, la avoir purgé une peine de cinq ans de prison.
fonction a été longtemps occupée par des palais Il faudra la publication de sa nécrologie pour
délicats sans problème de fin de mois. que les lecteurs du grand journal du soir dé-
couvrent le passé de celui que son collègue,
L’aube du xxe siècle fait apparaître une nouvelle l’ancien résistant Jean-Marc Théolleyre, lais-
figure, tout aussi marquante, Maurice Edmond sa un jour passer devant lui avec ses mots :
Saillant (1872-1956). Sous le pseudonyme de « Après vous, cher collaborateur. » Moins
Curnonsky, il s’impose comme le chantre des célèbres, Georges Prade et Paul de Montaignac
terroirs, animé par cette devise : « En cuisine de Pessotte, bénéficièrent eux aussi de cette
comme dans tous les autres arts, la simplicité sorte d’amnistie culinaire.

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À la fin des années 1950, Henri Gault rédige Âgée d’à peine deux siècles, la critique gastro-
ses premières chroniques « À voir et à man- nomique reste difficile à définir, comme toute
ger ». Avec son compère de Paris-Presse, Chris- critique, d’ailleurs. Dans un procès opposant
tian Millau, il fonde en 1969 le magazine un chroniqueur à un restaurateur qui jugeait
Gault&Millau, qui deviendra un guide en 1972. infondée les reproches faits à son établissement,
Ils sont indiscutablement les pères de la critique la cour d’appel de Paris a produit cet arrêt, le
gastronomique moderne, à laquelle ils donnent 14 juin 1982 :
un ton nouveau. « Ce que Millau a révolution- « Le journaliste chargé d’une chronique gastro-
né avec Gault, c’est réellement l’écriture et la nomique a pour mission d’informer ses lecteurs
chronique, plus que la critique. Gault et Millau de la qualité des plats proposés dans les restau-
– Millau était réellement la plume – ont rants qu’il fréquente, de leur coût, de l’accueil
apporté l’aspect humain de ce métier, et en réservé à la clientèle et du cadre dans lequel
servant d’intermédiaire entre les clients et les elle est reçue.
restaurateurs, ils ont fait beaucoup pour rap- « Cette mission d’information ne peut être uti-
procher ces deux mondes », explique Marc Es- lement remplie que si le journaliste dispose
querré, rédacteur en chef du Gault&Millau, dans d’une large liberté d’expression et de critique,
un article du Monde en date du 7 août 2017. Ils observation étant faite que l’appréciation de la
ont aussi accompagné la révolution des chefs de qualité de la cuisine servie dans un restaurant
l’époque, menée par Alain Chapel, Michel Gué- est, par nature, subjective, ce que le lecteur le
rard, Gaston Lenôtre, Jacques Manière, Jean et moins averti n’ignore pas.
Paul Minchelli, Claude Peyrot, Alain Senderens, « Les termes employés peuvent être très sé-
Jean et Pierre Troisgros et autre Roger Vergé, vères lorsque les reproches sont motivés, ne
qu’ils baptisent « nouvelle cuisine » dès 1973. concernent que la qualité des plats consommés
De nombreux chroniqueurs d’aujourd’hui re- et ne visent pas la personne même du proprié-
vendiquent leur héritage, même si chacun trace taire de l’établissement.
sa route à sa façon. « Pour particulièrement critiques et acerbes

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[…] qu’aient été les appréciations portées […]. connu sous son nom de scène, Destouches, a
Il n’apparaît pas que ce journaliste ait outre- assuré la postérité de la sentence en la tradui-
passé le droit à l’information du public et à sant en une formule cinglante : « La critique
la critique qui lui appartient comme à tout est aisée et l’art est difficile. » Mine de rien,
journaliste. » le passage du grec ancien au français presque
moderne introduit une nuance à méditer. D’un
On n’est pas beaucoup plus avancé. Il faut dire côté, on demande au critique d’être au niveau
que l’exercice de l’éreintement culinaire est sans du critiqué dans son art, de l’autre, on distingue
doute né avec le premier gigot de mammouth le commentaire de l’exécution. S’il existe des
calciné par un piètre mitron en caleçon à poils. exemples de critiques cinématographiques
Le sens du mot « critique » est souvent réduit devenus d’admirables cinéastes, tels Jean-Luc
à sa seule acception négative. L’expression Godard ou François Truffaut, de critiques lit-
naïve d’une sincère admiration, à grand renfort téraires au talent incontestable, comme Jérôme
de discours gnangnan, confine fréquemment Garcin ou Michel Crépu, piliers de la mythique
à l’ennui mortel, voire suscite le ricanement. émission de radio, le Masque et la Plume sur
A contrario, se lancer dans une vaste entreprise France Inter, il est malhonnête d’exiger de celui
de démolition, avec moult formules assassines, qui juge, une compétence supérieure dans la
se révèle plutôt jouissif et permet de mettre les chose jugée.
rieurs de son côté. Le malheur des uns fait le
bonheur des autres. Pour décrédibiliser le tru- Il en va de même de la critique gastronomique.
blion, l’argument d’importance est vite invoqué. On peut parfaitement n’être qu’un cuisinier
L’historien grec Polybe l’avait déjà théorisé, au ordinaire à la maison et s’avérer brillant dans
iie siècle avant J.-C. : « Il est facile de trouver des l’analyse gustative, choix des produits, asso-
défauts à quelque chose, alors qu’on ne le ferait ciations, cuisson, dressage. On peut être un
pas mieux soi-même. » Le comédien et dra- hôte désinvolte et savoir déceler les erreurs
maturge né au xviie siècle, Philippe Néricault, d’un service, assiettes sales ou ébréchées, cou-

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verts oubliés, hygiène douteuse, inattention et aller au mouvement d’humeur à chaud. Ça dé-
négligence. On peut ne pas avoir la bosse des foule, ça flatte l’ego. Mais quel service rend-on
maths et traquer les incohérences d’une addi- ainsi ? Le soir même, le lendemain, n’importe
tion. Il existe cependant une différence notable quel autre jour, un autre client, d’autres plats,
entre une œuvre d’art et un repas. Lorsque et plus rien n’est pareil. Trop tard, le mal est fait.
l’écrivain, le réalisateur, le peintre ou le sculp- Sur dix appréciations, n’importe quel cuisinier
teur livre son œuvre au public, c’est un pro- ne lira pas les neuf flatteuses, il ne retiendra que
duit fini. Il échappe alors définitivement à son celle qui l’assassine. Et cela le poursuivra, le
auteur, qui accepte tacitement la critique, quelle jour, la nuit. Ce métier est si difficile, les enjeux
qu’elle soit. Lorsqu’une assiette quitte le passe personnels et collectifs sont si lourds qu’aucun
pour rejoindre la table du mangeur, c’est en critique, amateur ou professionnel, ne peut se
principe que le chef en a lui aussi décidé ainsi. dédouaner de sa responsabilité, vis-à-vis de son
Il ne peut alors plus rien faire pour la modifier lecteur mais aussi vis-à-vis de son sujet.
avant qu’elle ne soit engloutie. Mais, au cours
d’un service, ce n’est qu’un plat parmi d’autres. Aujourd’hui, le critique gastronomique est par-
Les ingrédients utilisés pour le composer sont tout. Des kiosques au Web, de la télé à la radio
vivants, les paramètres de son élaboration mul- en passant par les réseaux sociaux, impossible
tiples, mise en place, cuisson, température, le de lui échapper. Le temps était venu de le cro-
travail d’équipe augmentant mécaniquement le quer à son tour, dans ses vices et ses vertus, son
nombre des erreurs possibles en chemin, de la honnêteté et ses travers. Dans la même veine,
cuisine à la salle. Sidonie Naulin en a fait une thèse sociologique2,
tandis que Gilles Pudlowski profitait de parler
Un critique digne de ce nom ne peut décem- des autres pour parler de lui3 et que François
ment pas évacuer cette réalité au moment où il Simon commettait un manuel désopilant 4.
décide d’écrire sa chronique de table. S’il a passé Rien de tout cela ici. Cet ouvrage en forme de
un mauvais moment, il est facile de se laisser brocard n’est pas une enquête, il ne s’appuie

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que sur des choses vues et entendues. Si tout
n’est pas vrai, tout est vraisemblable. Dans ce
pamphlet à clefs, on force le trait de telle sorte
que, sous la caricature, l’on reconnaisse son
voisin mais jamais soi. Et pourtant. Potache et
de mauvaise foi, cette satire a pour seule ambi-
tion de faire sourire en se moquant des autres
et de soi-même. Dominique Lacout, professeur
de philosophie, qui se définit comme « gastro-
sophe libertaire et cul-terreux », « humaniste
de la goinfrerie » selon son ami Léo Ferré, et
créateur de l’Académie des Treize (surnommés
Les Impitoyables), avait listé les critiques gas-
tronomiques à fuir : « Le philistin blasé, le pisse-
froid, l’étriqué, le frigide, l’inculte, le puritain,
mais aussi l’arrogant qui sait tout, le bâfreur et
le picoleur. » Nous avons établi notre propre
Top 10, parfois avec autant de mordant mais
aussi beaucoup de tendresse. Toute ressem- 1. L’Almanach des gourmands, d’Alexandre Balthazar Grimod de la

blance avec des personnes existantes ou ayant Reynière (Menu Fretin, 2012)

existé n’est évidemment pas tout à fait fortuite. 2. Des mots à la bouche, de Sidonie Naulin (Presses universitaires de

Rennes, Presses universitaires François-Rabelais, 2017)

3. À quoi sert vraiment un critique gastronomique ?, de Gilles Pudlowski

(Armand Colin, 2011)

4. Comment se faire passer pour un critique gastronomique sans rien y

connaître, de François Simon (Albin Michel, 2016)

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La diva

Il est 13 heures largement dépassées. Le mo- tance appuyée. Le seul avantage, dans ce cas
ment est venu d’entrer dans ce nouveau res- de figure, endroit désert, ce serait de pouvoir
taurant dont personne n’a encore parlé. Il est choisir sa table. Là, dans l’angle, avec une vue
pourtant dans les parages depuis un moment, panoramique sur la salle et la cuisine ouverte,
véhiculé par sa petite automobile adaptée à ses si elle l’est, et dans le champ de vision de tous
trajets citadins ou par un gros scooter à trois ceux qui pénètrent dans l’établissement. Mais il
roues qui lui permet d’échapper aux embou- a réservé, le sens de l’improvisation n’est pas sa
teillages en slalomant, toisant d’importance les qualité première, il conchie les non ponctuels
conducteurs exaspérés. Il s’est garé à proxi- et les imprévoyants. Pour être plus précis, il n’a
mité mais a préféré différer son arrivée, rester pas appelé lui-même, il a délégué à son assis-
au chaud dans sa voiture, ou à l’air libre mais tante. Elle a donné son vrai nom, « oui oui c’est
caparaçonné, à cheval sur son tricycle à moteur, bien lui, non non je ne sais pas pourquoi il vient
écoutant la radio, passant des coups de fil for- chez vous, d’accord d’accord je lui dis que vous
cément capitaux tout en rangeant les additions espériez sa venue depuis longtemps, ok ok vous
avec TVA qu’il doit confier au comptable du ferez comme d’habitude, ce n’est pas parce que,
journal. Il se vante de régler toutes ces additions j’ai bien compris, je transmets ». Se dissimuler
mais la monnaie ne sort pas de sa poche, ça ôte sous un pseudonyme, un postiche ou une fausse
quelques angoisses et n’ajoute rien à l’objecti- moustache, tant qu’on y est, c’est bon pour les
vité. Tout est stratégie chez lui. Il ne faudrait incertains, les profils bas. Pas lui. Sinon, à quoi
tout de même pas louper son entrée. bon avoir tout fait pour acquérir cette solide
Sa hantise, c’est le restaurant vide. Personne notoriété, à coups de traits d’esprit gastronomi-
pour le voir émerger, pas un chat pour suivre co-littéraires, de calembours alimentaires (mon
d’un regard admiratif sa démarche étudiée pour cher Watson) et d’apparitions remarquées et
intriguer, entre nonchalance exagérée et pres- remarquables à la radio, à la télévision ?

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On le convie dans les jurys des concours qui par lui que l’on distillera au compte-goutte en
font les carrières, partout dans le rôle du tou- son absence. On ne sait jamais, des fois qu’un
tologue de ce qui se mange, de ce qui se boit, sans-grade ponde trois feuillets mieux troussés
de ce qui pousse dans la terre, s’élève, se cultive que les siens et tape dans l’œil du rédacteur en
et se transforme. Il se pique même d’avoir chef. Il veut bien copiner mais l’affabilité s’arrête
un avis sur la marche du monde, les élections, où commencent ses plates-bandes. Cette place,
les grands traités, les accords de libre-échange, elle est pour lui, il l’a conquise en rongeant son
les lobbies de l’agro-industrie et les produits frein dans une sous-rubrique du site internet
cancérogènes. Il ne dit pas non à un ménage de du titre prestigieux où il a été recruté en stage
temps en temps, écriture de dossier de presse longue durée grâce à son tonton qui a de l’en-
ou animation de séminaire d’entreprise, c’est tregent. Il a patienté, patienté, fulminant plus
son talent que l’on achète, et bien plus que son souvent qu’à son tour en observant le titulaire
salaire. Mais il préfère que cela ne s’ébruite pas. vieillir sans métastases à l’estomac ni crise de
Il a un statut, un nom, il travaille pour la grande foie, n’osant pas dire tout le mal qu’il pensait de
presse, quoi, en CDI, s’il vous plaît, ce truc cette baderne cacochyme encombrante et pares-
aussi rare dans le journalisme qu’un ours blanc seuse mais connue de tous les chefs de cuisine,
sur la banquise ou qu’une banquise sous branchée sur radio casseroles et puits de science
un ours blanc. après cinquante ans passés à creuser en vain
Il n’a rien contre les pigistes, il en côtoie parfois, sa tombe avec les dents. Il a bien eu la velléité
bête curieuse, il lui arrive même d’employer de tendre le pied sur son passage en haut d’un
cette main d’œuvre affamée quand il a besoin escalier, un accident est si vite arrivé. Mais, le
de poser l’une de ses innombrables semaines jeu n’en valait pas la chandelle, l’ordinaire de
de vacances, ses aînés ont bien lutté pour la la cantine de la Santé n’a pas grand-chose de
meilleure convention collective de toute l’his- commun avec celui d’une table étoilée.
toire des conventions collectives. Il préfère Mais, lorsque l’ancêtre a enfin pris sa retraite,
cependant mettre au marbre des articles écrits l’impétrant était là, récompensé pour son

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abnégation, promu sans que l’on ne se pose la Fondant, G comme Gourmand, J comme Jouis-
question de ses compétences ni de sa légitimité. sif, M comme Mythique, O comme Onctueux,
Il était au bon endroit, au bon moment. Alors, P comme Punchy, S comme Sapide.
maintenant qu’il a atteint son graal, il savoure, Notez qu’il a fait école, 99 % de ses confrères ou
il profite. Il aime qu’on le reconnaisse, qu’on affiliés font la même chose. C’est lui le repère,
lui réserve la meilleure table, que le service soit c’est lui qui donne le ton, c’est lui que l’on copie
aux petits soins, il parle et rit fort. Quand il en rêvant d’accéder à son firmament. Pour la
finit par pousser la porte, il vérifie l’œil en coin position, on peut toujours trépigner, les places
que les clients déjà attablés l’ont bien remarqué. sont rares, pour le style, l’imitation n’est pas
Il pense même qu’on le reconnaît, comme un insurmontable. Ça ronronne de numéro en nu-
acteur dans le vent, un chanteur à la mode ou méro. Outre la chute en forme de litanie pom-
un homme politique en vue. En fait, non. Mais pée sur la carte, le premier tiers de la chronique
il s’en persuade, ça lui suffit bien. Pour que ses consiste toujours en une rapide biographie du
voisins de table ne s’y trompent pas, « mais si, cuistancier. On détaille ses origines, le nom de
je te dis que c’est un critique, regarde », une ses mentors, ses postes successifs. Attention,
fois à sa place, il sort les attributs qui l’identi- toutefois, on n’écrit pas « l’homme de 56 ans »
fie, dégaine son téléphone, son petit bloc-notes mais « le chef millésime 1963 », on ne dit pas
noir en peau de taupe, avec l’élastique, et son « le cuisinier honoré par le Guide Michelin »
stylo-bille de marque. Le téléphone, c’est pour mais « la toque à la constellation d’étoiles »,
prendre une photo du menu. Ça lui sera très on ne se contente pas de « il est à son compte »
utile lorsqu’il rédigera le dernier paragraphe de mais « il vole de ses propres casseroles ».
son article, qui consiste en un simple copier- Au milieu, on évoque mécaniquement la dé-
coller des plats du jour, rehaussé d’adjectifs coration du restaurant, généralement à base
puisés dans un lexique de cinquante mots qui de tables en bois, de murs de pierre brute,
va de A comme Addictif à Z comme Zesté, en de fauteuils en cuir et d’ampoules à filament,
passant par C comme Croustillant, F comme et l’on qualifie en deux phrases son identité

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culinaire, celle qu’il a mis trente ans à essayer de Le stakhanoviste
définir, n’y parvenant lui-même pas toujours.
Ni plus ni moins. C’est encore une journée qui s’annonce chargée.
Quatre restaurants à visiter, une petite moyenne
pour cet hyperactif compulsif. Pas seulement
de nourriture, mais aussi de piges, de posts
et de personal branding. Comme la diva, il fait
parfois le grand écart entre journalisme et
communication, mais lui l’assume, la presse ne
nourrit plus son homme. Quoi qu’il en soit, rien
ne doit lui échapper de l’actualité du moment,
sous peine d’être largué, relégué, dépassé,
devancé, remplacé, destitué. Il lui arrive de
chroniquer un restaurant qui n’existe pas
encore. Depuis que la gastronomie est devenue
chic, que la télévision célèbre les cuisiniers et les
pâtissiers, professionnels, amateurs ou people,
à grands renforts d’émissions de divertissement
scénarisées, le gâteau à se partager a décuplé
de volume. Conséquence inévitable, il a aussi
provoqué la levée d’une armée de morts de faim
prêts à tout pour se faire une place au soleil
artificiel de la lampe chauffante infrarouge.
Pourtant, l’équation est simple, il y a infiniment
plus de « tables à tester » (ah oui, on ne mange
plus, on teste) que de repas : deux par jour, hors

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petit déjeuner, goûter et souper, ça va sans dire, de leurs émissaires. Tous, gros tirages ou
chacun ses péchés mignons. Et cela concerne les audiences confidentielles, titres nationaux,
jours ouvrés, voire uniquement les déjeuners, il presse régionale ou feuilles de chou, pure player
y a une vie après le café gourmand, des soirées ou blogs bricolés, autorisent leurs envoyés
en famille à ne pas sacrifier sur l’autel du gagne- spéciaux à accepter des repas et des voyages
pain. On le voit, le compte n’est pas bon et dits « de presse ». Même les rédactions dotées de
l’attrape-tout désemparé ne sait plus où donner chartes déontologiques draconiennes se laissent
de la fourchette. Avant même de se décider à tenter, sans le crier sur les toits, réduction des
aller grignoter, casse-tête quotidien, il épluche budgets consacrés aux frais oblige. Après tout,
la presse, les blogs, les pages jaunes, les registres les critiques littéraires reçoivent des cartons
des tribunaux de commerce, premier fan du site entiers de livres toute l’année, il sort entre
infogreffe.fr. Il harcèle les agents immobiliers, les 500 et 600 nouveautés en moyenne lors des
administrateurs de biens et les business angels. deux rentrées, de septembre et de janvier.
Il tire les vers du nez des cuisiniers et des Les critiques cinéma sont, eux, conviés à
directeurs de salle. Pour un peu, il prendrait des projections privées dans de petites salles
les camions des distributeurs en filature, dès confortables et sans popcorn avant la sortie des
l’aube à Rungis, jusqu’à leurs lieux de livraison. films ; ils bénéficient par ailleurs d’une carte
Et, surtout, il est perfusé aux communiqués dédiée leur permettant d’accéder au réseau
de presse et a le numéro direct de tous les normal du spectateur lambda sans débourser
responsables d’offices de tourisme de France, un centime. De leur côté, les critiques d’art ont
de Navarre et des pays limitrophes. Ce dernier droit à des visites guidées d’expositions, loin
réseau est essentiel à sa survie. C’est grâce à de la foule qui fait la queue des heures pour
lui qu’il peut être invité, tous frais payés, entrapercevoir un coin de tableau à distance
couvert et parfois gîte, si nécessaire. Rares en respectable ; la carte de presse donne quoi qu’il
effet sont les organes de presse encore capables en soit accès gratuitement à tous les musées
de financer les déplacements et les additions nationaux en France et à l’étranger, et à certains

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lieux privés si l’on a du culot et du bagout. Un casse-tête qui requiert un tri soigneux des
On peut y voir un lien de subordination entre informations recueillies par tous les canaux
ces « cons de journalistes » (pour reprendre sus mentionnés, et des qualités de logisticien
le titre doux-amer du très bon livre d’Olivier empruntées à un directeur Supply Chain ou
Goujon, paru en 2019 chez Max Milo) et au responsable du cadencement à la SNCF.
l’objet de leur enquête. Peut-être. Peut-être Accessoirement, un estomac en béton armé.
pas. On est en droit de s’offusquer quand le Il faut attaquer tôt, entre 11 h 30 et midi, sans
critique gastronomique oublie de demander la terminer trop tard, le temps de la digestion est
note, c’est la moindre des politesses, comme incompressible quand on a prévu de remettre
si c’était un dû. En tout cas, ainsi va le monde le couvert au dîner, sur le même tempo.
de l’information au xxi e siècle, chacun s’en D’autant qu’entre deux ribotes, on aura fait une
accommode à sa manière. Le stakhanoviste, lui, apparition à la journée portes ouvertes d’une
ne se perd pas en de telles conjectures, il a du marque de chocolat ou d’une interprofession
pain sur la planche, du légume dans la casserole viticole. Au milieu de ce programme de
et de la viande sur le teppan. Pour occuper le travaux herculéens, il faut aménager du temps
terrain, être pionnier de l’info, il faut se résoudre pour collecter quelques photos, recueillir un
à se restaurer plus que deux fois par jour, en tout minimum de notes pour ne pas confondre après
cas dans plus de deux restaurants différents. coup une gargote avec une autre, poser deux
La tactique la plus osée, c’est de commander ou trois questions aux chefs, en plein service,
l’entrée dans l’un, le plat dans un autre et le se signaler à son public sur les réseaux sociaux,
dessert dans un troisième. Cela exige une images, textes et hashtags bien choisis, mais
organisation méticuleuse, une géolocalisation aussi publier les premiers compte-rendus. Le
préalable des endroits à fréquenter pour limiter rythme est effréné, l’enjeu de rentabilité est
au maximum la distance entre deux assiettes, élevé, se sustenter à l’œil, c’est bien, gagner
une gestion des réservations digne d’une sa vie pour payer son loyer, élever ses enfants
agence de voyage spécialiste du sur-mesure. et s’offrir quelques distractions, c’est encore

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mieux. On ne peut donc pas se permettre Le pique-assiette
d’accumuler le plus petit retard, de différer un
article qui n’obtiendra plus jamais son tour s’il Il déambule sur le trottoir. Il longe la baie
l’a laissé passer, ou de procrastiner en essayant vitrée en scrutant l’intérieur, lève le nez pour
de repousser une date de bouclage. vérifier l’enseigne. C’est bien là. Il appuie sur
C’est dans cette précipitation que le bât blesse. la clenche et s’introduit avec détermination,
Certes, avec l’entraînement, on sait trousser s’avance prestement dans la salle du restaurant,
un billet en deux coups de cuillère à pot, on très sûr de lui, souriant, affable, le regard fier,
fait le job avec quelques techniques éprouvées le pas alerte, la tête haute et le torse bombé.
(voir la diva, page 20), presque sans y penser. Il se dirige sans hésiter vers le premier serveur
L’engouement pour la gastronomie a de toute venu, le maître d’hôtel, de préférence, ou le chef,
façon engendré la création de lieux qui se encore mieux, si la cuisine est ouverte, ce qui
ressemblent tous, d’assiettes standardisées est désormais le cas neuf fois sur dix (prévoir
par les mêmes produits achetés aux mêmes en sus de l’addition un budget pressing pour
fournisseurs, cuisinés avec les mêmes désodoriser les vêtements). Si elle est fermée,
techniques et selon la même inspiration. il passe quand même une tête en coulisses,
Il suffit presque de changer les noms propres entre le plongeur et la chambre froide, « salut
pour photocopier les critiques, on n’y voit que comment tu vas, moi oui, non merci, je grignote
du feu. Ce qui saute aux yeux, en revanche, et je file ». En guise de signe de reconnaissance,
ce sont les fautes d’orthographe, les coquilles, il porte un appareil photo autour du cou, un
les informations erronées car pas vérifiées, pas réflex numérique de bonne taille que l’on ne
le temps, les photos mal retouchées ou pas peut pas rater, mais aussi une sacoche en cuir usé
retouchées du tout, photographe est un métier, en bandoulière, et deux tote bags logotypés à
pas un loisir. Quand la quantité prime sur la chaque bras, pleins à craquer de goodies et autres
qualité, on est dans la grande distribution de la échantillons récupérés dans les présentations
critique culinaire. Faut voir. presse qu’il a déjà écumées dès potron-minet.

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