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Le trav. sociol. de Bourdieu:Le trav. sociol.

de Bourdieu 11/05/11 17:01 Page 1

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Bernard Lahire

Le travail sociologique
de Pierre Bourdieu
Dettes et critiques

Édition revue et augmentée


Le trav. sociol. de Bourdieu:Le trav. sociol. de Bourdieu 11/05/11 17:01 Page 2

Ouvrage initialement paru en 1999 dans la collection « Textes à l’appui ».

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Catalogage Électre-Bibliographie
Le travail sociologique de Pierre Bourdieu : dettes et critiques / éd. sous la dir. de
Bernard LAHIRE. – Éd. rev. et augmentée. – Paris : La Découverte, 2001 (La
Découverte/Poche ; 110. Sciences humaines et sociales)
ISBN 2-7071-3493-7
Rameau : Bourdieu, Pierre (1930-2002) : critique et interprétation
Dewey : 301.3 : Sociologie. Généralités. Méthodes.
Histoire de la sociologie. Écoles. Sociologies historiques.
Public concerné : 1er et 2e cycles

En application des articles L 122-10 à L 122-12 du Code de la propriété intellectuelle,


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© Éditions La Découverte & Syros, Paris, 1999, 2001.


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Présentation

Pour une sociologie à l’état vif


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par Bernard Lahire

« On fait de la science – et surtout de la socio-


logie – contre sa formation autant qu’avec sa forma-
tion » (Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon).
« Ainsi, pour moi, la “crise” dont on parle
aujourd’hui est la crise d’une orthodoxie, et la prolifé-
ration des hérésies est à mon avis un progrès vers la
scientificité. » (Pierre Bourdieu, Choses dites).

Pour maintenir une pensée scientifique vivante, il faut régu-


lièrement accepter de la soumettre à discussion, à révision par-
tielle. Un tel travail critique est un exercice rarement réalisé
dans le métier de sociologue. Que la réalité des pratiques puisse
relever bien davantage de la logique de la coterie ou du rassem-
blement clanique devrait d’ailleurs constituer un point d’indi-
gnation scientifique unanimement partagé par tous ceux qui
croient plus que jamais en l’importance des sciences du monde
social.
Si l’univers des sciences sociales était un lieu où la Raison
progresse sous l’effet de l’argumentation et de la contre-argu-
mentation, chacun forçant les autres (et étant forcé, en retour,
par les autres) à s’améliorer, à progresser, alors la critique
n’aurait rien de scandaleux ou de soupçonnable. Si la vie scien-
tifique était saine, on ne pourrait aussi facilement réduire la
critique au statut de « coup » stratégique. Constituant l’idéal
proclamé de nos métiers scientifiques, la discussion critique n’a
en définitive guère de place dans les pratiques effectives.

5
Si, par conséquent, Pierre Bourdieu ne voit que des
« ennemis » qui l’« attaquent » et peu d’« adversaires » véri-
tables qui effectueraient le travail nécessaire pour lui opposer
une « réfutation », c’est que, comme une grande partie des cher-
cheurs en sciences sociales, il se refuse à reconnaître les adver-

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saires et reste sourd à toute réfutation. Hormis le fait qu’au
cours de sa carrière, le sociologue a pu être renforcé par cer-
taines critiques très poussives dans l’idée que les autres cher-
cheurs n’étaient décidément pas à sa hauteur (e.g. ce qui a été
dit, à la fois naïvement et sur le mode de l’insulte académique,
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de sa version hyper-socialisée de l’acteur, de son hyper-déter-


minisme, de son néo-marxisme, etc.), l’impossibilité d’un véri-
table dialogue scientifique avec Pierre Bourdieu n’a pas pour
origine – restons fidèles au principe relationnel de toute socio-
logie – sa « personne », mais n’est au fond que le symptôme
d’un fonctionnement collectif déficient. Qu’est-ce qui peut
forcer à la vertu scientifique une personnalité qui possède sa
revue 1, sa collection 2 (moyens objectifs de n’avoir de compte
scientifique à rendre à personne), son centre de recherche, qui
s’est vu attribuer la médaille d’or du CNRS en 1993 et qui, pour
couronner le tout, est le seul représentant de sa discipline au
Collège de France depuis 1981 ? On serait arrogant à moins. Il
est seulement un peu décevant de constater que celui qui a tou-
jours proclamé publiquement les vertus de la Raison, de la dis-
cussion rationnelle, de la science ne s’est guère avéré, dans sa
pratique, très différent des autres. Mais on ne peut impuné-
ment évoquer la Raison et l’honnêteté du dialogue scienti-
fique ou intellectuel ; on finit, un jour ou l’autre, par être jugé à
l’aune de ses propres propos. Comme il aime parfois à l’écrire :
« L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu 3. »

1. Une revue – Actes de la recherche en sciences sociales – qui a vécu plus de vingt ans sans
comité de rédaction constitué, qui fonctionne sans rapports écrits scientifiquement motivés concer-
nant le refus des articles envoyés et qui laisse les auteurs dans l’incertitude complète quant à la
publication de leurs papiers jusqu’à la dernière minute, et ce du fait de la décision d’un seul homme,
directeur de la revue. On pourrait – avec un brin de mauvaise foi – répliquer que l’existence d’un
comité formellement composé et l’envoi de rapports écrits sérieux aux auteurs peuvent cacher un
terrorisme intellectuel bien plus grand encore. Cela est certain. Cependant, comme l’a montré Pierre
Bourdieu lui-même, l’absence d’institutions et de mécanismes de sélections un tant soit peu objec-
tivés peut avoir son charme (la souplesse des relations interpersonnelles) mais protège bien mal les
plus « faibles » (notamment les plus jeunes qui ont un besoin vital de publications pour entrer en
métier et en vivre matériellement) contre l’arbitraire (intellectuel) des plus « forts ».
2. Tout d’abord « Le sens commun », aux Éditions de Minuit (pendant environ trente ans), puis,
plus récemment, « Liber » aux Éditions du Seuil.
3. Je pourrais paraphraser certains de ses propos en disant qu’une politique de la vertu scientifique
doit s’efforcer « de prendre les officiels à leur propre jeu, c’est-à-dire au piège de la définition offi-

6
La tâche se complique cependant encore un peu plus lorsque
la critique est formulée à propos d’une œuvre non seulement
reconnue scientifiquement, mais aussi connue bien au-delà des
seuls cercles de spécialistes. Une façon de disqualifier le tra-
vail critique consistera alors à évoquer le classique argument

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du « se faire un nom à travers la polémique contre un auteur
célèbre »… Lorsque, de plus, on risque à coup sûr d’être traité
(au mieux ?) de « malvoyant » ou (au pire ?) de « malveillant »
[Bourdieu, 1997, p. 16], la critique n’est pas aisée.
Tout d’abord, plutôt que de classer, d’exclure ou de stigma-
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tiser avant même de lire, on aimerait suggérer à ceux qui


seraient tentés par l’« argument » de l’« intérêt à polémiquer »
de s’en tenir aux résultats de l’entreprise. Un tel argument tout-
terrain est inefficace en tant que tel. Qui voudrait nier qu’il
faut avoir quelque « intérêt à polémiquer » pour polémiquer ?
Sommes-nous plus avancés une fois que nous avons dit de
quelqu’un qu’il a polémiqué « par intérêt » ? A-t-on déjà vu cri-
tique scientifique adressée à un auteur qui ait été émise dans
d’autres conditions ? Et que dire alors des textes qui ne susci-
tent aucun « intérêt » ni ne déclenchent aucun effort critique à
leur sujet ? Plutôt que d’entrer dans un commentaire sans fin
des « motivations » qui peuvent être au principe de l’écriture
d’un tel ouvrage, on ose espérer que seuls les propos qu’il
contient seront considérés et, à leur tour, soumis à critique.
Ensuite, auteur connu ou non, célébrité ou non, on voudrait
répondre par anticipation au reproche de l’« agrandissement de
soi » par la bataille avec les « grands » ce que Jacques Bouve-
resse affirmait avec force et justesse à propos de la philoso-
phie : « C’est aux auteurs que je lis, quelles que puissent être
leur célébrité et leur influence, de faire le nécessaire pour me
convaincre, si cela les intéresse, et non à moi de leur faire
plaisir en affectant d’être convaincu ou en évitant de faire savoir
que je ne le suis pas. Si le dépérissement de la tradition critique
n’était pas devenu à ce point dramatique dans les milieux philo-
sophiques français, on n’aurait évidemment pas à rappeler ce
genre de banalité. » [1984, p. 17].
C’est avec des raisonnements de type politique, à bannir
dans le champ scientifique, qu’une partie de la critique est

cielle de leurs fonctions officielles », mais aussi et surtout « travailler sans cesse à élever le coût de
l’effort de dissimulation nécessaire pour masquer l’écart entre l’officiel et l’officieux, l’avant-scène
et les coulisses de la vie scientifique » [Bourdieu, 1994, p. 243-244].

7
généralement mise sous cap. Ces raisonnements politiques
prennent deux formes distinctes selon que l’on se situe dans le
cadre des sciences sociales stricto sensu ou bien dans l’ordre
politico-idéologique dans son ensemble. Dans le premier cas
de figure, c’est le souci du rapport de force entre courants ou

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traditions qui est implicitement invoqué. Est-il stratégiquement
bien raisonnable, entend-on dire ou murmurer, de critiquer sa
propre tradition sociologique 4, alors que celle-ci est déjà atta-
quée « de l’extérieur » 5 ? Dans le second cas de figure, c’est
l’ordre politique et social et le rapport de force entre courants
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et traditions idéologiques qui sont mis en avant pour souli-


gner l’inopportunité conjoncturelle de la critique. Critiquer
aujourd’hui le travail de Pierre Bourdieu, alors que celui-ci s’en
prend à la « pensée unique », n’est-ce pas au fond faire le jeu de
ses adversaires politiques ? Le contexte serait alors trop malsain
et il faudrait préférer taire la critique que de prendre le risque
de renforcer le « camp adverse ».
Qui peut sérieusement adhérer aux attaques massives, et
parfois insultantes, que constituent les divers dossiers parus
dans la presse ou, plus récemment, l’ouvrage de Jeannine
Verdès-Leroux, Le Savant et la politique. Essai sur le terro-
risme sociologique de Pierre Bourdieu [1998] ? Le plus sou-
vent, des chercheurs, des journalistes ou des essayistes profitent
de la polémique politique pour critiquer naïvement et sans ver-
gogne l’ensemble de la sociologie de l’auteur. Plutôt que de
s’en réjouir, pour des raisons de luttes scientifiques internes,
les sociologues devraient unanimement condamner de telles
attaques qui, soyons-en sûrs, visent autant le projet sociolo-
gique dans son ambition de rendre raison du monde social que
la sociologie d’un auteur particulier. Il est évident que c’est
l’engagement politique de Pierre Bourdieu qui a déclenché la
vague de critiques auxquelles nous avons assisté, des plus
nuancées aux plus caricaturales. Mais est-ce une raison pour
taire les critiques sérieusement argumentées ? Faut-il se garder
de toute intervention sous prétexte que le combat politique de
l’homme peut être jugé politiquement juste ? Est-on tenu de

4. Il va de soi que ce propos (« sa propre tradition ») n’engage que l’auteur de ces lignes et pas
nécessairement l’ensemble des participants à l’ouvrage.
5. On agitera alors le spectre menaçant des sociologies du consensus, de l’individualisme métho-
dologique, de l’action rationnelle, de l’imaginaire…, qui pourraient sortir victorieuses de ces « que-
relles intestines ».

8
garder le silence du fait de l’odieuse cabale qui est injustement
menée contre lui ?
Ces mauvaises raisons de taire la critique ont un air de déjà
entendu. Se taire au nom de la « cause politique » (« il va politi-
quement dans le bon sens… »), se taire au nom de la « raison

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stratégique » (« il y a tellement pire scientifiquement… »), c’est
s’enfermer soi-même dans l’opposition entre « la ligne du
parti » et les « ennemis de classe ». La logique sociale et poli-
tique de l’opposition nous/eux, amis/ennemis, équipiers/adver-
saires est en tout point opposée à celle qui devrait régir un
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ordre spécifiquement scientifique. Dans l’ordre scientifique, le


véritable ennemi vient en fait paradoxalement toujours de
l’intérieur : le renforcement non discuté et non discutable des
convictions et modes de pensée, des manières de dire et de faire
est certes utile, temporairement, à la coopération scientifique,
mais constitue à la longue un puissant et redoutable obstacle
à l’avancée de la réflexion. Par ailleurs, penser de cette manière
stratégico-politique (où est l’urgence de l’effort critique ? où
sont les fronts principaux et secondaires d’exercice de la cri-
tique ?) repose sur un postulat non discuté et fondamentalement
erroné : la critique affaiblit nécessairement celui qui en est la
cible. On confond alors critique et déclassement, dispute scien-
tifiquement réglée et entreprise systématique de destruction ou
de dénigrement. Et l’on pourrait, une fois encore, dire pour les
sciences sociales ce que Jacques Bouveresse formulait à propos
de la philosophie : « Tant que la critique réelle ne sera pas
considérée comme une chose absolument normale et indispen-
sable et le désaccord des adversaires de bonne foi comme plus
intéressant et plus productif que le consentement des dévots, il
n’y aura pas de salut pour notre philosophie » [1984, p. 45].
La règle ascétique que devrait suivre tout chercheur en
sciences sociales peut s’énoncer de la manière suivante : la cri-
tique scientifique peut et doit s’exercer si, et seulement si, il y
a arguments (logiques ou empiriques) pour critiquer. Le souci
(d’éviter) de toucher à « droite » ou de blesser à « gauche »
ne devrait en aucun cas intervenir dans l’échange réglé de la cri-
tique rationnelle et tout chercheur en sciences sociales devrait,
dans l’exercice de son métier, assumer sereinement cette rela-
tive irresponsabilité politique (au sens large du terme). Si la
critique est retenue pour d’autres raisons que la faiblesse de
l’argumentation, ou si, au contraire, elle est portée par calcul

9
politique, malgré la faiblesse des arguments, alors on peut dire
adieu à la vie scientifique.

Un trésor sociologique commun

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Se confronter à la pensée de Pierre Bourdieu, ce n’est cepen-
dant pas à mon sens discuter une théorie tout à fait comme les
autres. En effet, contrairement à ce que peut nous laisser penser
une certaine forme de démocratie interprétative, tout ne se vaut
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pas dans l’univers des interprétations en sciences sociales


[cf. Lahire, 1996a, p. 61-87]. Pierre Bourdieu me semble pro-
poser l’une des orientations théoriques les plus stimulantes et
les plus complexes en sciences sociales. L’une de celles qui
intègrent le plus de subtilités théoriques et méthodologiques
(ayant su notamment faire travailler sociologiquement une mul-
titude de problèmes philosophiques) dans le grand courant des
sociologies critiques sensibles à l’analyse des formes d’exercice
du pouvoir et des rapports de domination et prônant la rupture
avec les idéologies (spontanées ou consciemment élaborées).
L’œuvre de Pierre Bourdieu est parfois détestée et souvent
ignorée par une partie des chercheurs en sciences sociales et
des intellectuels français. Les réfutations radicales sont malheu-
reusement souvent l’expression d’une triste mauvaise foi ou
d’une grande méconnaissance. Mais le rejet en bloc de ce que
l’on appelle parfois « la sociologie de Pierre Bourdieu » serait
un véritable suicide collectif. En effet, contrairement à ce
qu’une version dogmatisée porte à croire, au fond « la socio-
logie de Pierre Bourdieu » n’existe pas. Il s’agit d’un mythe
bien commode pour faire correspondre un corpus de textes,
étalés sur quarante ans, et un nom d’auteur qui serait censé
garantir la cohérence et l’unité de l’ensemble [cf. Foucault,
1969, p. 73-104]. Dans le travail de Pierre Bourdieu (résultat,
le plus souvent, d’un énorme investissement collectif), véritable
trésor sociologique commun, on trouve des schèmes interpré-
tatifs multiples qui ont été puisés dans l’ensemble du patri-
moine international des œuvres de sciences sociales et
humaines. Pour penser tel fait, tel mécanisme, tel processus,
l’auteur met toujours en œuvre beaucoup plus que les simples
et répétitifs concepts de champ, habitus, capital, domination,
etc., auxquels on le réduit trop souvent. Non seulement sa
réflexion et ses études sur les champs, les capitaux (et plus

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particulièrement sur le capital culturel), l’habitus et le sens pra-
tique, les modes de domination, la légitimité, la violence sym-
bolique, les phénomènes de délégation ou de représentation, les
rites d’institution, la reproduction sociale par le système sco-
laire ou le marché des biens symboliques ne se résument pas à

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quelques formules simplifiées (incapables de saisir les points de
contradiction ou les points de rupture qui peuvent être au prin-
cipe de nouvelles réflexions [cf. Lahire, 1995 ; 1998]), mais son
raisonnement sociologique déborde largement, et heureusement,
l’usage des concepts les plus récurrents.
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C’est donc à une sociologie riche que nous avons affaire. En


excommuniant d’un seul coup d’un seul toute l’œuvre, on jet-
terait alors, sans s’en rendre compte, des schèmes interpré-
tatifs, des manières de penser ou des habitudes intellectuelles
qu’il a diversement puisés dans des œuvres aussi multiples que
celles 6 de J. Austin, G. Bachelard, M. Bakhtine, É. Benve-
niste, P. Berger et T. Luckmann, H. Bergson, B. Bernstein,
J. Bouveresse, G. Canguilhem, E. Cassirer, N. Chomsky,
G. Deleuze, R. Descartes, G. Duby, É. Durkheim, N. Elias,
S. Freud, E. Goffman, J. Goody, M. Heidegger, E. Husserl,
E. Kant, E. Kantorowicz, W. Labov, G. W. Leibniz, C. Lévi-
Strauss, M. Mauss, K. Marx, M. Merleau-Ponty, F. Nietzsche,
E. Panofsky, B. Pascal, J. Piaget, J.-P. Sartre, F. de Saussure,
P. Veyne, M. Weber, L. Wittgenstein, T. Veblen…, sans
compter une grande partie de ses contemporains, moins célèbres
que ceux que je viens d’évoquer.

Éthique, politique et écriture scientifique

L’intérêt que suscite le travail de Pierre Bourdieu réside aussi


dans sa manière de rendre compte des résultats de la recherche.
Le mélange des langages (les descriptions, les formulations
théoriques, les extraits d’entretien, les tableaux statistiques, les
schémas synoptiques, les photographies, etc.), que l’on peut
évidemment soumettre aussi à critique [Lahire, 1996a,
p. 78-85], ainsi que le style engagé d’écriture ne sont pas pour
rien dans le succès de l’œuvre. Le second point mériterait une
étude à lui seul tant l’écriture est révélatrice du rapport aux
valeurs, du rapport au monde social (et en particulier au monde

6. Par ordre alphabétique et sans souci d’exhaustivité.

11
académique et intellectuel) de l’auteur. On y sent notamment
un anti-académisme certain, ainsi qu’une oscillation constante
entre la fascination pour la culture légitime (qu’il défendra peu
à peu en la désignant sous le terme sociologiquement problé-
matique d’« universel » 7) de celui qui doit son statut et sa

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reconnaissance sociale à la culture lettrée (au sens large du
terme) et la critique sociale et politique de la domination
symbolique.
L’origine sociale et géographique (incertaine, mais assez lar-
gement située à distance des univers – parisiens – les plus légi-
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times de la culture) se perçoit dans le rapport (déclaré) pratique


à la théorie (lorsqu’il invite à penser à Kant en lisant des sta-
tistiques concernant des pyjamas [Bourdieu, 1980, p. 40] ou
lorsqu’il fustige, sévèrement mais justement, ces « matéria-
listes sans matériel » ou l’« arrogance du théoricien qui refuse
de se salir les mains dans la cuisine de l’empirie » [1979,
p. 596-598]), dans l’évocation de l’ascèse du travail scienti-
fique, dans l’appel au sérieux et à la rigueur (distincte de la
pseudo-rigueur purement scolastique que détecte son anti-aca-
démisme) du travail de construction de l’objet et de l’enquête
ou dans le conseil donné, il y a quelques années de cela, aux
chercheurs de limiter le temps et l’énergie consacrés au show
business en vue d’améliorer leur « rendement technique »
[1987, « Field in philosophy », p. 41]. Rapport pratique à l’abs-
trait, au conceptuel (par où se révèlent l’anti-académisme ainsi
qu’une pointe d’anti-intellectualisme), ascèse, rigueur, sérieux,
austérité parfois même, voilà des dispositions sociales-morales
que ne manquent pas de percevoir et d’apprécier tous les

7. Depuis plusieurs années maintenant, Pierre Bourdieu développe un discours un peu étrange
(d’un strict point de vue sociologique) sur ce qu’il appelle l’« universel » et qui correspond essentiel-
lement à la haute culture artistique et scientifique, ainsi qu’à l’État et à l’École comme institutions
de service public. Ce qu’il aurait appelé antérieurement cultures ou institutions « légitimes » (en
rappelant l’arbitrarité historique de cette légitimité fondée sur la méconnaissance d’un rapport de
force entre groupes ou classes de la formation sociale) est rebaptisé « universel » pour pouvoir
dénoncer le « monopole de l’universel » que se seraient octroyé certains groupes sociaux, tout en
évitant de laisser penser que la critique sociologique serait fondée sur l’idée d’une équivalence géné-
ralisée entre tous les produits culturels. À un autre niveau, le sociologue vient donc au secours de
la légitimité culturelle en assumant un point de vue normatif (positif) qui devrait être absent de
l’analyse sociologique. Il va même jusqu’à fonder en objectivité (et justifier historiquement) la supé-
riorité des « peintures d’avant-garde » sur ce qu’il appelle les « chromos des marchés de banlieue »
[Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 64] rejoignant, par une autre voie, historique et sociologique, les
propos classiques les plus légitimistes qu’il a lui-même contribué à critiquer : « Il est donc vain,
écrivait Danièle Sallenave à la suite d’une citation de La Distinction, d’opérer une distinction entre
les grands livres et les autres, entre les bons films et les nanars, entre un Cremonini et les Poulbots
de la Butte (…). » [1991, p. 86]. Danièle Sallenave peut se rassurer : Pierre Bourdieu est sans doute
beaucoup plus proche désormais de sa propre conception qu’elle ne le croit.

12
lecteurs qui, pour des raisons semblables ou partiellement
homologues, sont sensibles à cet iconoclasme anti-académique
reposant à la fois sur l’appropriation des produits techniques,
cognitifs de l’école et sur le rejet des poses d’importance et
des usages purement prétentieux et ostentatoires des compé-

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tences scolaires-culturelles. C’est toute une famille intellec-
tuelle que l’on pourrait ainsi recomposer : Robert Musil, Karl
Kraus, Ludwig Wittgenstein, Jacques Bouveresse, Pierre Bour-
dieu… Autant que par le contenu même de sa sociologie,
l’auteur attire ou repousse par l’éthique de classe que l’on res-
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sent ou pressent dans son écriture.


Pierre Bourdieu insiste souvent sur les résistances que ren-
contre sa sociologie dans le monde social, mais ne s’interroge
guère sur le fait qu’il est sans nul doute l’un des sociologues
les plus lus aujourd’hui en France et peut-être même dans le
monde. On pourrait poser à propos de sa sociologie le même
type de questions que celles que Wittgenstein adressait à la psy-
chanalyse : « au lieu de dramatiser comme Freud les “résis-
tances” qu’elle provoque, Wittgenstein met l’accent sur la
séduction qu’elle exerce ». Et l’on pourrait alors se demander
si les hypothèses formulées par Wittgenstein sur les raisons
d’une telle séduction ne valent pas, mutatis mutandis, pour
celles qu’exercent les interprétations sociologiques de Pierre
Bourdieu : « Séduction, il est vrai, paradoxale puisque c’est jus-
tement, entre autres raisons, le caractère “repoussant” du pan-
sexualisme de Freud qui rend sa doctrine attirante ; ainsi
d’ailleurs que l’impression donnée par Freud de “détruire un
préjugé”. Or, si l’on en croit Wittgenstein, la volonté de
dénoncer un préjugé, de renverser une idole, ou de détruire un
mythe exerce un attrait irrésistible relevant même parfois de
la mythologie » [Chauviré, in Wittgenstein, 1992, p. XX].
À suivre Wittgenstein, la capacité de séduction (pour les uns)
d’une interprétation serait justement liée à ce qu’elle peut avoir
de « repoussant » (pour les uns comme pour les autres). C’est
parce que Freud parlait de sexualité, affrontant ainsi un tabou
culturel, que la psychanalyse était indissociablement attirante
et repoussante, et c’est peut-être bien aussi parce qu’il parle
de domination en paraissant ainsi, comme il le dit lui-même,
« mettre au jour le caché » ou « dévoiler les secrets de la magie
sociale qui se cache dans les opérations les plus ordinaires de
l’existence quotidienne » [1989, 4e de couverture], que Pierre
Bourdieu rencontre tous ceux qui sont, de par leur passé et leur

13
situation sociale, socialement enclins à apprécier l’iconoclasme
policé et la dénonciation lettrée des rapports de domination.
La verve polémique que j’ai évoquée amène, malheureuse-
ment, l’auteur à traiter avec mépris une grande partie de ses
collègues sociologues, et même ceux des autres disciplines.

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Combien de fois n’a-t-il pas exprimé, comme pour mieux se
sentir justifié d’exister en tant que sociologue, le fait qu’il
n’aurait pas aimé être comme le philosophe, chaque jour placé
devant une page blanche à « écrire sa copie », ou bien comme
l’historien « pointant à la BN » 8 (magnifiant alors le passion-
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nant travail d’enquête en sciences sociales) ? On connaît, de


même, les propos tout aussi dédaigneux tenus à propos de la
génétique textuelle : « Je pourrais aussi, au risque d’être injuste,
invoquer la disproportion entre l’immensité du travail d’érudi-
tion et l’exiguïté des résultats obtenus… » [1992, p. 277].
S’arrogeant le droit de dire la vérité des projets des uns et des
autres, décidant du sens du travail des chercheurs quelles que
soient leurs disciplines, le sociologue se convertit alors inuti-
lement en juge suprême. Doit-il s’étonner dès lors de voir ses
appels aux rapprochements disciplinaires peu suivis par des
chercheurs d’autres disciplines qui n’ont qu’un sens faiblement
développé du masochisme volontairement consenti ?
Sans affirmer que « tout était en germe dès le début », ce qui
n’aurait aucun sens, les prises de position publiques récentes
de l’auteur ne sont cependant pas totalement surprenantes pour
ceux qui, habitués de longue date à lire les textes de Pierre
Bourdieu, pouvaient déceler depuis fort longtemps, dans la
manière d’écrire, la présence de dispositions sociales à la polé-
mique, à la critique sociale et politique. Ces dispositions res-
taient cependant maîtrisées, presque inhibées ou étouffées, et
demeuraient dans les limites d’une écriture sociologique. Dans
un autre contexte, qui correspond notamment à une fin de car-
rière académique, le sociologue a « choisi » de libérer (ou en
tout cas de ne plus contenir) publiquement ses dispositions
politiques jusque-là mises en veille 9. Mises en veille volon-
tairement à tel point qu’elles étaient contrecarrées par des
mises à distance radicales et explicites de la politique et de

8. Comme antidote à cette triste manière de concevoir le métier d’historien, on pourra lire Le Goût
de l’archive d’Arlette Farge [1989].
9. On trouvera dans « Le pouvoir négatif du contexte : inhibition et mise en attente » [Lahire,
1998, p. 69-73], l’explicitation du modèle de mécanisme de type : « mise en œuvre/mise en veille »
des dispositions sociales.

14
l’engagement politique, et dont on peut imaginer qu’elles ser-
vaient intellectuellement (et psychologiquement) de soutien à
l’ascétisme scientifique en lutte contre de telles pulsions. Ainsi,
au moment d’entrer au Collège de France, Pierre Bourdieu écri-
vait-il : « On n’entre pas en sociologie sans déchirer les adhé-

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rences et les adhésions par lesquelles on tient d’ordinaire à des
groupes, sans abjurer les croyances qui sont constitutives de
l’appartenance et renier tout lien d’affiliation ou de filiation »
[1982, p. 8-9]. Les dispositions politiques alors sommeillaient
ou trouvaient une échappatoire dans une écriture scientifique
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combative et des thèmes de recherches souvent chargés de sens


politique (l’Algérie en voie de décolonisation, l’école et la
reproduction sociale, les inégalités d’accès aux biens culturels,
les goûts de classe…).
Aussi radical avant qu’après, Pierre Bourdieu a choisi de jus-
tifier ses fréquentes interventions sur la scène publique depuis
1995 en stigmatisant son attitude réservée passée (ce qu’il
désigne désormais par l’expression « escapism de la Wertfrei-
heit » [1998a, « L’État, l’économie et le sport »]. Il déclarait
dans un journal suisse : « Moi-même, j’ai été victime de ce
moralisme de la neutralité, de la non-implication du scienti-
fique. Je m’interdisais alors, et à tort, de tirer certaines consé-
quences évidentes de mon travail d’enquête. Avec l’assurance
que donne l’âge, avec la reconnaissance aussi, et sous la pres-
sion de ce que je considère comme une vraie urgence politique,
j’ai été amené à intervenir sur le terrain dit de la politique.
Comme si on pouvait parler du monde social sans faire de la
politique ! On pourrait dire qu’un sociologue fait d’autant plus
de politique qu’il croit ne pas en faire » [1998b]. Terminées
donc les mises à distance de la sphère politique, fini le temps
des mises en garde prudentes quant à la manière contestable
dont certains sociologues tentaient de continuer à faire de la
politique à travers leur métier, faisons table rase du passé… Un
passé dédié à l’autonomie du champ et du travail sociolo-
gique qui a pourtant – faut-il le rappeler ? – rendu possible la
construction scientifique de l’œuvre que l’on connaît 10 .

10. Et qui n’a pas toujours été dans le programmatisme permanent, comme c’est le cas depuis une
dizaine d’années. En effet, nombreux sont les aveux du travail inachevé, qui révèle une hâte de la
publication et, peut-être aussi, de la reconnaissance publique. Par exemple, on trouve dans Les
Règles de l’art des formules répétées du type : « Il faudrait, pour être parfaitement convaincant,
soumettre ici à un examen détaillé… » [op. cit., p. 394] ou « cette esquisse rapide et à peine pro-
grammatique de ce que pourrait être une histoire sociale de la disposition esthétique en matière de
peinture… » [op. cit., p. 404].

15
Comment, après tant d’années de vigilance et de critique
des confusions politique et scientifique d’une partie de ses
collègues, peut-on faire passer des pamphlets, des essais
polémiques ou des semi-objectivations sociologiques (aux-
quels chacun est libre de trouver de l’intérêt) sur la télévision,

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le monde du journalisme, le « décembre (1995) des intellec-
tuels » ou le néo-libéralisme pour « l’état le plus avancé de
la recherche sur des problèmes politiques et sociaux
d’actualité » 11 ?
Par ailleurs, son expérience de dominé en ascension sociale
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par la consécration scolaire, universitaire puis intellectuelle,


contrairement à l’idée selon laquelle sa sociologie ne serait que
la projection de ressentiments ou de haines de classe, a sans nul
doute permis à Pierre Bourdieu de voir dans le monde social ce
que d’autres chercheurs s’acharnent à ne pas voir. Comme le
rappelait Max Weber en défendant la candidature d’un anar-
chiste à une chaire de droit : « Le point archimédéen, pour ainsi
dire, où il se trouve placé en vertu de sa conviction objective
[…] et situé en dehors des conventions et des présuppositions
qui paraissent si évidentes à nous autres, peut lui donner l’occa-
sion de découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie
courante du droit une problématique qui échappe à tous ceux
pour lesquels elles sont par trop évidentes » [Weber, 1992,
p. 375-376]. La vision sociologique de Pierre Bourdieu n’appa-
raît violente et guerrière, donc excessive, qu’à ceux qui n’ont
jamais été durablement victimes des formes de domination les
plus brutales auxquelles sont soumis ordinairement les membres
des classes dominées (d’abord économiquement, puis culturel-
lement) de nos sociétés. Inversement, contre une certaine ten-
dance chez Pierre Bourdieu à absolutiser son point de vue et
à dénier tout intérêt aux autres, il faut rappeler, toujours avec
Weber, que ce n’est pas tout le réel qui est ainsi épuisé par ce
regard lucide. La lucidité est toujours spécifique (ou relative),
elle in-forme un certain œil porté sur le monde, mais ne permet
nullement la saisie de la totalité du réel ou la conquête de la
vérité entière sur le monde social. L’insistance obsessionnelle
sur la domination culturelle peut même tourner à l’aveuglement

11. C’est comme cela que se présente la collection « Raisons d’agir » : « Liber-Raisons d’agir
présente l’état le plus avancé de la recherche sur des problèmes politiques et sociaux d’actualité.
Conçus et réalisés par des chercheurs en sciences sociales, sociologues, historiens, économistes,
mais aussi, à l’occasion, par des écrivains et des artistes, tous animés par la volonté militante de
diffuser le savoir indispensable à la réflexion et à l’action politiques dans une démocratie… ».

16
légitimiste lorsqu’elle amène à réduire toutes les situations
sociales à des situations de domination où les dominés ont
nécessairement, et par avance, partie perdue [cf. Grignon et Pas-
seron, 1989 ; Lahire, « Variations autour des effets de légitimité
dans les enquêtes sociologiques », 1996b, p. 93-101].

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Les mauvais coups des épigones et le gel du sens

La détestation absolue ou le rejet brutal n’ont guère d’intérêt.


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Mais l’adoration ou la vénération ne conviennent pas davan-


tage à la vie scientifique. En effet, on ne peut trouver plus sain
de voir, à l’opposé des polémiques stériles, se développer des
manifestations d’adhésion, de soutien ou d’éloge, tout aussi sté-
riles, de disciples béatement admiratifs : ici, un article où
l’auteur encadre littéralement son propos en citant le « maître »
pour introduire et pour conclure (encadrement symbolique) ; là,
un chercheur qui « s’autorise », de manière surprenante, à citer
plusieurs fois Les Pensées de Pascal en notes de bas de page
de son article quelques semaines après la publication des Médi-
tations pascaliennes ; ici, le commentaire « exégétique » des
textes du maître comme le maître (à quelques différences sty-
listiques près, et encore…) aurait pu l’écrire lui-même s’il en
avait eu le temps ; là, un dialogue avec le maître composé de
questions aussi gênantes et incitatrices au dépassement scienti-
fique que : « Mais la notion d’habitus n’a-t-elle pas aussi pour
fonction d’échapper à l’alternative de l’individu et de la société,
de l’individualisme dit méthodologique et du “collectivisme”
ou de l’“holisme” ? » ou que : « Vous ne pouvez pas nier
cependant qu’il y a une théorie dans votre œuvre ou, pour être
plus précis, un ensemble d’“instruments de pensée”, pour uti-
liser une notion de Wittgenstein, d’applicabilité très géné-
rale ? ». Seuls ceux qui vivent dans l’enchantement ne veulent
pas voir le mélange de complaisance, de servilité et d’identifi-
cation naïve qui sont au principe de nombreuses productions
dites scientifiques d’apparents adultes qui se comportent, en
définitive, comme de petits enfants, l’innocence en moins.
Si ces grands connaisseurs-répétiteurs de l’œuvre de Pierre
Bourdieu savaient au moins lire quelques passages de l’auteur
qui décrivent, avec précision, ce qui arrive aux avant-gardes
consacrées, ils pourraient peut-être, augmentant ainsi leur
conscience et donc leur part de liberté, infléchir le funeste

17
destin collectif qui sociologiquement les attend et vers lequel
ils se précipitent : « L’action subversive de l’avant-garde, qui
discrédite les conventions en vigueur, c’est-à-dire les normes
de production et d’évaluation de l’orthodoxie esthétique, faisant
apparaître comme dépassés, démodés, les produits réalisés selon

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ces normes, trouve un soutien objectif dans l’usure de l’effet
des œuvres consacrées. Cette usure n’a rien de mécanique. Elle
résulte d’abord de la routinisation de la production, sous l’effet
de l’action des épigones et de l’académisme, auquel les mou-
vements d’avant-garde eux-mêmes n’échappent pas, et qui naît
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de la mise en œuvre répétée et répétitive de procédés éprouvés,


de l’utilisation sans invention d’un art d’inventer déjà inventé »
[Bourdieu, 1992, p. 352].
Le vrai respect scientifique d’une œuvre (et de son auteur)
réside dans la discussion et l’évaluation rigoureuses et non dans
la répétition sans fin des concepts, tics de langage, style d’écri-
ture, raisonnements pré-établis, etc. Il faut savoir réveiller cer-
tains usages ensommeillés de ces concepts, il faut oser poser
certaines questions, s’autoriser à contredire, réfuter, compléter,
nuancer la pensée d’un auteur. Ni rejet brutal, ni psittacisme
d’épigone, mais dettes et critiques, voilà le double mouvement
qui a animé le projet de cet ouvrage collectif. Nous voudrions
ainsi que ce livre soit lu comme un échantillon, forcément
incomplet, de ce que pourrait être un véritable débat autour du
travail sociologique de Pierre Bourdieu. Tous les contribu-
teurs n’ont pas la même sensibilité théorique, le même rapport
à l’œuvre ou à l’auteur, mais tous ont le désir de discuter ration-
nellement. Ils ne sont sans doute pas tous d’accord entre eux
mais acceptent tous, par cette publication, d’être soumis, à leur
tour, à la discussion critique.
Si c’est à partir de cette tradition sociologique-là que j’ai
personnellement appris l’essentiel de mon métier de socio-
logue, cette même tradition doit cependant être réexaminée,
sans bruit ni fureur, au moment où elle se gèle, en grande partie
sous l’effet de la consécration scientifique et sociale. À trop se
préoccuper de la gestion de son patrimoine conceptuel, de son
héritage et de sa fructification, on n’est jamais très loin d’une
tentation de la défense dogmatique et hypostasiante de concepts
sociologiques qui, par nature (scientifique), ne peuvent qu’être
amenés à révisions.
Être fidèle au mode de pensée de Pierre Bourdieu, à ce qu’il
y a de plus précieux dans ce qu’il nous a appris, c’est refuser le

18
prêt-à-porter conceptuel qu’avec parfois la complicité de cer-
tains jeunes épigones en désir de fast success il nous propose
parfois aujourd’hui. Dans son propre parcours intellectuel, à
l’âge de ses plus jeunes disciples actuels, le sociologue évitait
justement le rapport maître/disciple et la répétition sans fin de

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la pensée structuraliste. Rompre en partie avec les routines du
mode de pensée dominant de l’époque (alors que certains res-
taient immobilisés dans les impasses d’un structuralisme qui, à
force de vouloir tout penser, ne pensait plus rien), se moquer
de certaines frontières disciplinaires, ne pas craindre d’être anti-
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académique, refuser les dogmatismes théoriques et méthodolo-


giques, développer son imagination sociologique, avoir le souci
de l’autonomie des sciences sociales…, voilà différentes
manières d’être bien plus respectueux du travail de Pierre Bour-
dieu que celles qui consistent à appliquer et réappliquer inlassa-
blement le produit conceptuel et méthodologique gelé des
recherches passées. Nous devons aujourd’hui résolument garder
et mettre en œuvre notre esprit critique au moment même où la
mort semble vouloir saisir, et pétrifier, le vif.

Bibliographie

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1

Champ, hors-champ, contrechamp


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par Bernard Lahire*

Les bons concepts sociologiques sont ceux qui augmentent


l’imagination scientifique et qui obligent, du même coup, à des
tâches empiriques inédites, des actes de recherche que le socio-
logue n’aurait jamais été amené à réaliser sans eux. Considéré à
partir d’une telle définition, le concept de champ est indénia-
blement un concept utile à la recherche sociologique. Cepen-
dant, on peut juger pertinente une partie des propriétés qui,
selon Pierre Bourdieu, caractérisent les champs (autonomie
relative, intérêt, libido, illusio, etc.) et s’accorder sur une partie
des exigences théoriques requises pour construire ces micro-
cosmes sociaux (mode de pensée relationnel ou structural), sans
être pour autant totalement convaincu que ces propriétés et ces
exigences ne sont propres qu’aux configurations historiques que
désigne un tel concept, et que la théorie des champs épuise la
réalité de la différenciation sociale.
Mon propos consistera donc, tout d’abord, à montrer que la
théorie des champs n’est qu’une solution – parmi d’autres pos-
sibles – élaborée à partir des diverses traditions théoriques
préexistantes. Comme tout chercheur en sciences sociales,
Pierre Bourdieu a astucieusement bricolé son concept de champ
en associant de multiples schèmes théoriques appartenant à des
univers théoriques différents. Ce que je souhaite faire émerger,
c’est l’idée selon laquelle des chercheurs peuvent parfaite-
ment construire, à partir d’une partie des mêmes éléments ou

* Professeur de sociologie et membre de l’Institut universitaire de France (université Lumière-


Lyon 2).

23
composants de base, des concepts différents de celui de
« champ » pour appréhender notre monde social différencié. En
déliant des propriétés qui semblent toutes se tenir et faire bloc
dans cette « théorie des champs », on peut (faire) gagner de la
liberté d’action conceptuelle et contribuer à libérer l’imagina-

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tion sociologique dans l’étude de la pluralité des mondes
sociaux. Car, pour véritablement progresser par rapport à ce
que nous dit Pierre Bourdieu, il faut, au lieu d’ignorer ce qu’il
nous dit, se demander ce que spécifiquement il nous dit (et qu’il
présente souvent comme étant universellement pertinent), et ce
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dont, forcément, il ne nous parle pas, et que nous désirons


parfois – contrairement à lui – étudier 1. Une autre partie de ma
réflexion pointera ainsi certaines lacunes de cette théorie, c’est-
à-dire ce qui, après son passage, est laissé encore en friche.
Enfin, la théorie des champs, et notamment de leur autonomie
relative donne lieu, chez Pierre Bourdieu, à des réflexions plus
normatives sur la « bonne » et sur la « mauvaise » autonomie
des champs qui suscitent une série d’interrogations.

Un champ de batailles

Il est à la fois aisé et malaisé de résumer en peu de mots


les propriétés essentielles du champ. En effet, si la tâche est
facilitée par Pierre Bourdieu lui-même qui est revenu déjà à
plusieurs reprises sur un concept occupant désormais une place
centrale dans sa sociologie 2, elle est aussi rendue difficile par
les minuscules et quasi imperceptibles inflexions qu’il subit à
l’occasion de chaque utilisation particulière.
Les éléments fondamentaux et relativement invariants de la
définition du champ que l’on peut extraire des différents
ouvrages et articles de l’auteur sur la question sont les suivants :
— Un champ est un microcosme dans le macrocosme que
constitue l’espace social (national) global.
— Chaque champ possède des règles du jeu et des enjeux
spécifiques, irréductibles aux règles du jeu et enjeux des autres
champs (ce qui fait « courir » un mathématicien – et la manière
dont il « court » – n’a rien à voir avec ce qui fait « courir » – et

1. Sur cette conception du débat scientifique, voir B. Lahire, « Scène II : Champs de pertinence »
[1998, p. 241-254].
2. Notamment dans « Quelques propriétés des champs » [Bourdieu, 1980] et dans « Le champ
littéraire » [1991].

24
la manière dont « court » – un patron de l’industrie ou un grand
couturier).
— Un champ est un « système » ou un « espace » structuré
de positions.
— Cet espace est un espace de luttes entre les différents

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agents occupant les diverses positions.
— Les luttes ont pour enjeu l’appropriation d’un capital spé-
cifique au champ (le monopole du capital spécifique légitime)
et/ou la redéfinition de ce capital.
— Le capital est inégalement distribué au sein du champ ; il
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existe donc des dominants et des dominés.


— La distribution inégale du capital détermine la structure
du champ, qui est donc définie par l’état d’un rapport de force
historique entre les forces (agents, institutions) en présence dans
le champ.
— Les stratégies des agents se comprennent si on les rap-
porte à leurs positions dans le champ.
— Parmi les stratégies invariantes, on peut noter l’opposi-
tion entre les stratégies de conservation et les stratégies de sub-
version (de l’état du rapport de force existant). Les premières
sont plus souvent celles des dominants et les secondes celles
des dominés (et, parmi eux, plus particulièrement des « nou-
veaux entrants »). Cette opposition peut prendre la forme d’un
conflit entre « anciens » et « modernes », « orthodoxes » et
« hétérodoxes ».
— En lutte les uns contre les autres, les agents d’un champ
ont au moins intérêt à ce que le champ existe, et entretiennent
donc une « complicité objective » par-delà les luttes qui les
opposent.
— Les intérêts sociaux sont donc toujours spécifiques à
chaque champ et ne se réduisent pas à l’intérêt de type
économique.
— À chaque champ correspond un habitus (système de dis-
positions incorporées) propre au champ (e.g. l’habitus philolo-
gique ou l’habitus pugilistique). Seuls ceux ayant incorporé
l’habitus propre au champ sont en situation de jouer le jeu et de
croire en (l’importance de) ce jeu.
— Chaque agent du champ est caractérisé par sa trajectoire
sociale, son habitus et sa position dans le champ.
— Un champ possède une autonomie relative : les luttes qui
s’y déroulent ont une logique interne, mais le résultat des luttes

25
(économiques, sociales, politiques…) externes au champ pèse
fortement sur l’issue des rapports de force internes.

La différenciation sociale des fonctions :

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une tradition sociologique

La théorie des champs est dans la continuité d’une longue


tradition de réflexions sociologiques et anthropologiques sur la
différenciation historique des activités ou des fonctions sociales
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et sur la division sociale du travail. De Spencer à Elias en pas-


sant par Marx, Durkheim et Weber, ce thème ne cesse, en effet,
d’apparaître sous la plume des théoriciens du monde social.
Pierre Bourdieu s’inscrit lui-même explicitement dans cette
longue chaîne théorique : « L’émergence d’un champ du pou-
voir est solidaire de l’émergence d’une pluralité de champs rela-
tivement autonomes, donc d’une différenciation du monde
social (qu’il faut se garder de confondre avec un processus de
stratification, bien qu’il conduise à l’instauration de hiérar-
chies sociales). Ce processus a déjà été analysé par Durkheim,
qui, prolongeant Spencer, pour qui l’univers va “de l’homogène
vers l’hétérogène”, oppose au “vitalisme unitariste” de Bergson
l’évolution qui conduit de l’“état primitif d’indivision” où les
“fonctions diverses” sont déjà présentes mais “à l’état de confu-
sion” (la vie religieuse, par exemple, mêlant le rite, la morale, le
droit, l’art et même une science commençante) à la “sépara-
tion progressive de toutes ces fonctions diverses et pourtant pri-
mitivement confondues” : “la pensée laïque et scientifique s’est
séparée de la pensée mythique et religieuse ; l’art s’est séparé du
culte ; la morale et le droit se sont séparés du rite” (cf. notam-
ment Durkheim, 1955, p. 191-193). Durkheim voit dans cette
confusion des différentes formes d’activité un obstacle à la
pleine réalisation de chacune d’elles : “Primitivement, toutes les
formes d’activité, toutes les fonctions sociales sont rassemblées,
comme prisonnières les unes des autres : elles sont des obs-
tacles les unes pour les autres ; chacune empêche l’autre de
réaliser complètement sa nature.” Si Weber évoque à peine
l’avancée hors de l’indifférenciation primitive, il montre, au
moins dans le cas de l’économie, que l’apparition de domaines
séparés s’accompagne de l’institution d’une légalité spécifique,
manifestée par un en tant que (als) constituant (l’économie en
tant qu’économie, etc.) » [Bourdieu, 1989a, p. 376, note 2].

26
Durkheim et la théorie implicite des champs

C’est sans doute dans la réflexion durkheimienne sur la divi-


sion du travail social que Pierre Bourdieu a puisé une grande
partie des schèmes interprétatifs pour formuler sa théorie des

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champs. Tout d’abord, Durkheim souligne le fait qu’un tel pro-
cessus est observable dans l’ensemble des « régions » du monde
social et non exclusivement dans le monde de la production
économique (avec ses branches professionnelles, industrielles
notamment, de plus en plus ramifiées). Même les domaines
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politique, culturel, administratif, juridique ou scientifique vivent


la même « fragmentation » [Durkheim, 1991, p. 2].
Un tel processus d’évolution continue nous sépare des
sociétés traditionnelles caractérisées par leur « état d’indistinc-
tion et d’homogénéité » originel, et notamment par l’omnipré-
sence englobante du religieux. Dans ces sociétés « tout le
monde […] admet et pratique, sans la discuter, la même reli-
gion ; les sectes et les dissidences sont inconnues : elles ne
seraient pas tolérées. Or, à ce moment, la religion comprend
tout, s’étend à tout. Elle renferme dans un état de mélange
confus, outre les croyances proprement religieuses, la morale,
le droit, les principes de l’organisation politique et jusqu’à la
science, ou du moins ce qui en tient lieu. Elle réglemente même
les détails de la vie privée » [Durkheim, 1991, p. 105].
Cette relative indistinction originelle de l’économique, du
politique, du religieux, du cognitif, etc., pose d’ailleurs un pro-
blème majeur à l’analyste, dans la mesure où l’ensemble des
catégories dont il dispose pour parler du monde social (« éco-
nomie », « politique », « religion », « éthique », « culture »,
« représentation », « système », etc.) est le produit de l’autono-
misation-différenciation des champs de pratiques sociales.
L’usage incontrôlé de telles catégories amène notamment à
toutes les dérives qu’elles soient économistes, politistes, etc. Par
exemple, appréhender la réalité mythico-rituelle des sociétés
traditionnelles à partir de la notion de « religion » peut conduire
à une série de malentendus. Cela peut laisser penser qu’on a
affaire à une pratique sociale particulière, spécifique, distincte
d’autres pratiques, et notamment à des discours relativement
autonomes. Or, comme le note Jack Goody à propos des
sociétés africaines, on ne trouve « dans les langues africaines
aucun équivalent du terme occidental de religion (ni même de
rituel) et, ce qui est plus important encore, les acteurs ne

27
semblent pas considérer croyances et pratiques religieuses de la
même façon que nous autres, musulmans, juifs, hindous, boudd-
histes, chrétiens ou athées, c’est-à-dire comme un ensemble dis-
tinct » [Goody, 1986, p. 16]. Si l’on veut continuer à parler
de religion, il faut préciser qu’il s’agit d’une religion totale, qui

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organise et donne sens à toutes les pratiques et non d’une vision
du monde toute relative (c’est-à-dire une vision du monde
parmi d’autres) à laquelle on pourrait choisir d’adhérer ou de
ne pas adhérer. Comme le dit fort bien Serge Gruzinski, l’« ido-
lâtrie » des indiens du Mexique « est indissociable d’une trame
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sociale et […] loin d’occuper une sphère extérieure, elle


constitue une façon d’exprimer, d’informer et de jouer les rap-
ports sociaux » [Gruzinski, 1988, p. 217]. Elle n’a ainsi « rien
d’un supplément qui viendrait prolonger ou amplifier le réel ou
ajouter sa caution rituelle aux manifestations les plus diverses
de l’activité humaine » [ibid., p. 221]. Elle n’est pas un système
de définition de la réalité parmi d’autres systèmes de définition
de la réalité concurrents, qui pourraient permettre aux acteurs de
dire : « ceci est religieux et cela ne l’est pas », « ceci est dû à
l’action des hommes, cela à celle des dieux ».
Mais qu’est-ce qui, dans le monde social, pousse dans le sens
de cette différenciation ? Durkheim apporte une réponse qui
paraît, au premier abord, un peu formelle et mécaniste : « La
division du travail, écrit-il, varie en raison directe du volume
et de la densité des sociétés, et si elle progresse d’une manière
continue au cours du développement social, c’est que les
sociétés deviennent régulièrement plus denses et très générale-
ment plus volumineuses » [Durkheim, 1991, p. 244]. Question
de pure morphologie donc. En fait, le sociologue met en place,
en lien avec les caractéristiques de densité et de volume, un
schéma interprétatif plus complexe. Pour condenser le propos
durkheimien, on pourrait dire que densité et volume croissants
posent un problème de place sociale et symbolique aux diffé-
rents individus composant la formation sociale. Si tout le
monde « courait » après un petit nombre d’objectifs communs,
alors la grande majorité des « coureurs » ne pourrait y trouver
son compte. En revanche, si s’organisent des concurrences spé-
cifiques, différenciées, alors chacun peut courir avec une chance
de ne pas être trop mal classé. La différenciation sociale des
fonctions est donc une manière de baisser le taux général de
frustration, en multipliant les possibilités d’être reconnu socia-
lement : « La division du travail est donc un résultat de la lutte

28
pour la vie : mais elle en est un dénouement adouci. Grâce à
elle, en effet, les rivaux ne sont pas obligés de s’éliminer
mutuellement, mais peuvent coexister les uns à côté des autres »
[p. 253]. Pierre Bourdieu ne dit pas autre chose lorsque,
appuyant son propos sur les travaux d’un historien du droit (à

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propos de l’Italie du Moyen Âge), il écrit : « Gershenkron
montre que, dès que les juristes ont eu conquis leur autonomie
par rapport aux princes, chacun a commencé à diviser la spé-
cialité de manière à être le premier en son village plutôt que
d’être le deuxième à Rome » [Bourdieu, 1987, p. 53]. Créer un
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sous-univers est une manière de faire diminuer les tensions qui


tenaient en grande partie au fait que l’on partageait une défini-
tion différente de l’activité originelle.
De plus, chaque univers possède ses enjeux propres et son
prestige spécifique, ce qui explique que le soldat peut recher-
cher la gloire militaire et rester indifférent à la renommée scien-
tifique (et inversement pour le savant) ; qu’on ne peut donc
pas « faire courir un philosophe avec des enjeux de géo-
graphes » [Bourdieu, 1980, p. 114] : « Le soldat recherche la
gloire militaire, le prêtre l’autorité morale, l’homme d’État le
pouvoir, l’industriel la richesse, le savant la renommée scienti-
fique ; chacun d’eux peut donc atteindre son but sans empê-
cher les autres d’atteindre le leur. Il en est encore ainsi même
quand les fonctions sont moins éloignées les unes des autres. Le
médecin oculiste ne fait pas concurrence à celui qui soigne les
maladies mentales, ni le cordonnier au chapelier, ni le maçon à
l’ébéniste, ni le physicien au chimiste, etc. » [Durkheim, 1991,
p. 249].
Lorsque Durkheim évoque un premier type de luttes ou de
concurrences (les deux termes sont employés) entre des fonc-
tions relativement proches, et notamment entre « le brasseur et
le vigneron, le drapier et le fabricant de soieries ou le poète
et le musicien » qui « s’efforcent souvent de se supplanter
mutuellement », il désigne des luttes analogues à celles obser-
vables aujourd’hui entre les prétendants au statut d’« intellec-
tuel » : engagés dans des univers relativement autonomes,
philosophes et sociologues, entre autres, n’en sont pas moins,
parfois, en concurrence pour l’accès au statut de « grand pen-
seur public » : « Comme, dans ce cas, elles [ces fonctions] satis-
font par des moyens différents des besoins semblables, il est
inévitable qu’elles cherchent plus ou moins à empiéter les unes
sur les autres » [ibid., p. 249]. On a donc là des phénomènes

29
proches de ceux décrits en termes de concurrences inter-champs
et de rapports (de force et de domination) entre champs.
Le second cas de luttes mentionné par Durkheim correspond
bien aux luttes internes à chaque champ, qui peuvent engen-
drer de nouvelles subdivisions. Plus l’on est proche et plus la

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concurrence est vive, plus on se sent loin et plus l’indiffé-
rence relative diminue les tensions : « Quant à ceux qui
s’acquittent exactement de la même fonction, ils ne peuvent
prospérer qu’au détriment les uns des autres. Si donc on se
représente ces différentes fonctions sous la forme d’un fais-
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ceau ramifié, issu d’une souche commune, la lutte est à son


minimum entre les points extrêmes, tandis qu’elle augmente
régulièrement à mesure qu’on se rapproche du centre » [p. 249].

Max Weber et les sphères d’activité


Dans sa présentation de la Sociologie des religions de Max
Weber, Jean-Pierre Grossein rappelle que le sociologue s’est
« opposé à toute forme de réductionnisme » en ne cessant
« d’affirmer l’autonomie des différents registres de l’action
sociale », qui « suivent chacun leurs propres lois » : « C’est
cette idée qui est condensée dans le concept de Eigengesetzlich-
keit, littéralement : “légalité propre”. Il s’applique à toutes les
sphères, comme l’indique clairement la “Considération intermé-
diaire” et il renvoie à des logiques “internes” ou “imma-
nentes” » [Grossein in Weber, 1996, p. 122].
L’approche webérienne des religions aborde, en effet, claire-
ment la question de l’autonomie relative des différentes
manières de vivre religieusement et des différentes concep-
tions religieuses, manières et conceptions qui ne sont jamais
les simples reflets des intérêts matériels ou symboliques d’une
classe ou d’un groupe. Les influences externes doivent, en
quelque sorte, trouver leur traduction dans le langage et les
actions spécifiquement religieux [Weber, 1996, p. 335]. Et c’est
la différenciation des registres d’action qui conduit à la prise de
conscience progressive de logiques ou de « légalités » propres à
chacun d’entre eux : « En effet, la rationalisation et la sublima-
tion consciente des relations de l’homme avec les différentes
sphères de biens, externes et internes, religieux et profanes, ont
conduit alors à rendre conscientes les logiques intrinsèques […]
des différentes sphères, dans leurs cohérences internes, et par là
à faire apparaître entre elles des tensions qui étaient ignorées

30
dans les temps primitifs, tant que régnaient des rapports ingénus
avec le monde extérieur » [ibid., p. 417]. Voilà donc le schème
interprétatif de la « logique interne », « propre », « immanente »
utilisé par Pierre Bourdieu pour définir les champs. En s’auto-
nomisant et en se différenciant (manière, dans la comparaison,

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de conquérir une identité propre), chaque sphère découvre, ou
plutôt produit sa propre loi : le « business is business » de la
logique économique (qui veut qu’il n’y ait « pas de morale en
affaires ») ou le « la loi, c’est la loi » de l’ordre juridique se
distinguent alors de l’« éthique religieuse de la fraternité ».
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Mais quelles réalités sociales Max Weber a-t-il à l’esprit


lorsqu’il parle de « registres de l’action sociale » ou de
« sphères d’activité » ? Plus précisément, pense-t-il unique-
ment à des univers qui ressemblent à ceux que Pierre Bour-
dieu désigne sous le terme de champ ? La lecture des textes
montre qu’il serait abusif de réduire l’appréhension webé-
rienne des processus de différenciation et d’autonomisation à de
telles réalités sociales. Certaines sphères d’activité ressem-
blent, apparemment, à ce que pourraient être des champs
(sphères d’activités économique, politique, religieuse, esthé-
tique, intellectuelle), mais d’autres s’en distinguent assez nette-
ment (vie domestique, activités érotiques-sexuelles, dimension
éthique des activités…). Mais souvent, même les premiers peu-
vent être considérés plutôt comme des registres d’action ou
comme des dimensions de la vie sociale, que comme des acti-
vités inscrites dans des espaces-temps relativement autono-
misés. D’ailleurs, Max Weber parle autant de « liens sociaux et
mentaux de la famille, de la possession, des intérêts poli-
tiques, économiques, artistiques, érotiques » [p. 194] que de
« sphères ». Cette dernière notion renvoie à un espace à trois
dimensions, clos sur lui-même, alors qu’il existe des dimen-
sions érotique, éthique, esthétique, économique, etc., dans des
pratiques qui ne sont pas forcément tournées vers de telles
fonctions spécialisées. De même, un univers comme celui
de la famille est un lieu où se déploient des fonctions très dif-
férentes (parentale, érotique, éthique, esthétique, économique,
politique, etc.).
Tout cela devrait conduire à se demander si l’idée de diffé-
renciation et d’autonomisation des champs ne produit pas
parfois l’illusion de la séparation tranchée des différentes acti-
vités, alors que cette séparation, clairement observable à un cer-
tain niveau d’analyse, peut être moins nette à d’autres niveaux.

31
S’il paraît clair, par exemple, que, du point de vue de leurs
enjeux respectifs, les champs économiques, juridiques, philoso-
phiques ou sportifs font généralement « courir » des agents
sociaux différents, dans des espaces-temps différents et paral-
lèles, l’affaire se complique si on regarde les choses d’un autre

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point de vue. Ainsi, l’univers économique n’est pas, dans nos
sociétés contemporaines, un univers véritablement distinct des
autres univers. En effet, il n’y a guère d’activités qui échappent
aujourd’hui à la logique de l’attribution de valeurs économiques
à leurs produits, services, etc., et à celle de la vente. Le marché
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économique est donc très largement transversal par rapport à


l’ensemble des champs d’activité et la logique économique (le
raisonnement économique) est omniprésente à un degré ou à un
autre : même lorsqu’un univers cultive son autonomie au plus
haut degré (e.g. univers scolaire ou littéraire), il rencontre tou-
jours, à un moment ou à un autre, cette logique économique (les
formations scolaires les plus « pures » trouvent toujours une tra-
duction – même si défavorable – sur le marché de l’emploi,
les auteurs les plus « purs » essaient toujours de vendre leurs
œuvres à un public). Il en va de même pour les champs poli-
tique ou juridique qui peuvent, par nature, pénétrer ou couvrir
l’ensemble des domaines de la vie sociale (de la vie privée aux
activités publiques, professionnelles, ludiques, etc.). Logiques,
fonctions ou dimensions de la vie sociale, plus qu’univers ou
sphères véritablement séparés ? La variété du vocabulaire uti-
lisé est le signe à la fois d’une difficulté analytique et de l’exis-
tence d’une multiplicité de cas de figures dans le réel. En tout
état de cause, la réduction de tous les contextes sociaux à des
champs relativement autonomes constituerait une généralisation
abusive.

Tout contexte pertinent d’activité n’est pas un champ

Nous vivons dans des sociétés fortement différenciées, des


« sociétés étatiques urbanisées et différenciées » comme l’écri-
vait Norbert Elias [1991, p. 119], et il est, par conséquent,
important de saisir les phénomènes de différenciation sociale,
en vue notamment de saisir des déterminations sociales plus
spécifiques et plus fines que celles liées à l’appartenance à des
groupes ou à des classes. Mais que sont ces contextes sociaux
différenciés ? On pense assez spontanément à ces sphères

32
d’activité, univers sociaux ou institutions autour desquels la
sociologie a organisé une grande partie de ses domaines
d’études : la famille, l’école, l’univers professionnel, l’église,
l’association, le club sportif, le monde de l’art, de la politique,
etc. Mais ces différents univers sociaux ne sont pas équivalents.

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Par exemple, alors que le cadre familial (sous toutes ses
formes observables) fait partie, dans nos sociétés, des matrices
socialisatrices les plus universellement répandues, l’église
(désormais) ou le club sportif constituent non seulement des
univers sociaux fréquentés par une fraction seulement de la
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population, mais sont des lieux où certains acteurs exercent leur


activité sociale principale (le prêtre, l’animateur sportif, le
sportif professionnel), alors que d’autres ne sont là que pour
un temps limité et n’y consacrent qu’une faible partie de leur
énergie. Certains univers sociaux sont donc tels qu’ils divi-
sent les acteurs en « producteurs », « professionnels », « perma-
nents » et en « consommateurs-spectateurs » ou « amateurs ».
Mais une telle distinction n’a pas de sens pour ce qui est, par
exemple, de l’univers familial : on ne fréquente pas l’univers
familial à titre de loisir personnel, on ne « pratique » pas l’acti-
vité de père, de mère, de conjoint, de fils ou de fille en « ama-
teur », alors que d’autres la pratiqueraient en « professionnels »,
on ne donne pas à voir un « spectacle familial » à des
« spectateurs ».
On constate, sur la seule considération de ces exemples, que
l’on peut être investi de l’illusio propre à un univers social sans
que cet univers combine l’ensemble des propriétés qui permet-
traient de le définir comme un champ 3. La famille fait partie
de ceux-là, se distinguant assez nettement des univers tels que
ceux formés par les écrivains (le champ littéraire), les philo-
sophes (le champ philosophique) ou les hommes politiques (le
champ politique). Inversement, il est possible de vivre dans un

3. On peut parfois confondre la théorie des champs avec le schème pascalien du divertissement
(de l’illusio), alors qu’un tel schème ne conduit pas forcément à la théorie des champs. La nécessité
d’un minimum d’investissement dans des activités sociales et d’une croyance minimale en l’impor-
tance de telles activités peut être, en effet, tirée de certaines réflexions pascaliennes, telles que :
« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires,
sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa
dépendance, son impuissance, son vide. » L’homme a besoin de se « prendre au jeu » écrit encore
Pascal : « Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de
gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer… » Mais ces investis-
sements, qui l’empêchent de penser à sa misérable condition, ne se réduisent pas forcément aux
investissements dans des champs. Pascal précise que « la moindre chose comme un billard et une
balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir ».

33
univers sans être possédé totalement par cet univers, par
l’illusio spécifique à cet univers, c’est-à-dire sans entrer dans
la concurrence, sans déployer des stratégies de conquête du
capital spécifique à cet univers. On peut, en effet, participer à
un univers en tant que pratiquant amateur (vs pratiquant profes-

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sionnel), à titre de simple consommateur (vs producteur) ou
encore en tant que simple participant à l’organisation matérielle
de cet univers, sans participation directe au jeu qui s’y joue.
Par exemple, un individu peut s’entraîner dans un club de tennis
une fois par semaine à titre de détente personnelle, sans être
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classé, et n’est donc pas hanté par les enjeux de concurrence


existants entre tennismen professionnels. Il peut aussi être
« consommateur » de matchs de tennis sans pratiquer lui-même
le tennis. Enfin, il peut presque être plongé matériellement au
cœur du jeu sans que pèsent sur lui les enjeux de lutte et de
concurrence de ce jeu, parce qu’il s’occupe de la préparation du
gazon à Wimbledon ou bien qu’il fait partie de l’équipe de net-
toyage des vestiaires de Roland Garros. Dans ces trois cas de
figure, les forces qui s’impriment si puissamment sur les ten-
nismen (professionnels, acteurs des spectacles auxquels on peut
assister) n’agissent pas sur lui.
On pourrait penser alors que j’ai utilisé ici de mauvais
exemples en cadrant mal les activités des uns et des autres. La
bonne démarche consisterait, en fait, à trouver le champ social
pertinent dans lequel s’inscrivent ces différents acteurs sociaux,
champ qui exerce une force sur eux. Mais même en s’orientant
dans cette légitime direction (consistant à chercher le champ
adéquat), on ne peut que remarquer que certaines activités ne
s’inscrivent pas (ou moins bien, cela peut être une question de
degré) dans des champs.
Une grande partie des individus de nos sociétés (les classes
populaires, qui sont exclues d’emblée des champs de pouvoir)
s’avèrent hors-champ, noyés dans un grand « espace social »
qui n’a plus comme axe de structuration que le volume et la
structure du capital possédé (capital culturel et capital écono-
mique). Pierre Bourdieu en fait lui-même l’aveu indirect
lorsqu’il explique que la compréhension de l’œuvre d’un auteur
célèbre pose des problèmes particuliers par rapport à la compré-
hension d’un entretien avec un « profane », et ce « du fait
notamment de l’appartenance de son auteur à un champ »
[Bourdieu, 1992, p. 418, note 25]. La théorie des champs
consacre beaucoup d’énergie à éclairer les grandes scènes où se

34
jouent des enjeux de pouvoir, mais peu pour comprendre ceux
qui montent les scènes, mettent en place les décors ou en fabri-
quent les éléments, balayent les planches et les coulisses, photo-
copient des documents ou tapent les lettres, etc.
De même, l’ensemble des activités dans lesquelles nous nous

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inscrivons uniquement de manière temporaire (la pratique du
football en amateur, les rencontres et les discussions occasion-
nelles avec des amis dans un bar ou dans la rue, par exemple)
ne sont pas assignables à des champs sociaux particuliers, parce
que ces activités ne sont pas systématiquement organisées sous
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la forme d’espaces de positions et de luttes entre les différents


agents occupant ces positions. La théorie des champs montre
donc peu d’intérêt pour la vie hors-scène ou hors-champ des
agents luttant au sein d’un champ.
Contrairement, donc, à ce que les formules les plus géné-
rales peuvent laisser penser, tout individu, pratique, institution,
situation, interaction ne peut donc être affecté à un champ. En
fait, les champs correspondent assez bien 1) aux domaines des
activités professionnelles (et/ou publiques) en mettant hors jeu
les populations sans activité professionnelle (et parmi elles, une
majorité de femmes) ; et, plus précisément encore, 2) aux acti-
vités professionnelles et/ou publiques comportant un minimum
(voire un maximum) de prestige (capital symbolique) et pou-
vant s’organiser, de ce fait, en espaces de concurrences et de
luttes pour la conquête de ce prestige spécifique (vs les profes-
sions ou activités n’étant pas particulièrement engagées dans les
luttes à l’intérieur de ces champs : « petits » personnels admi-
nistratifs, personnels de service, ouvriers…).
Que l’on prenne le champ politique (luttes entre partis poli-
tiques, hommes politiques), le champ journalistique (luttes entre
journaux, journalistes), le champ de l’édition (luttes entre
maisons d’édition), le champ littéraire (luttes entre écrivains),
le champ théâtral (luttes entre auteurs de pièces, metteurs en
scènes, théâtres…), le champ de la haute couture (luttes entre
maisons de couture, grands couturiers…), le champ philoso-
phique (luttes entre philosophes), le champ des grandes écoles
(luttes entre les différents types d’école), on s’aperçoit que l’on
a affaire à la fois à des acteurs aux activités professionnelles
prestigieuses, et à l’observation de ces acteurs à partir de leurs
seules activités professionnelles, alors qu’ils s’inscrivent dans
bien d’autres cadres sociaux, privés ou publics, durables ou
éphémères.

35
Il est de ce point de vue tout à fait révélateur, étant donné
cette double exclusion des « temps hors-champ » et des
« acteurs hors-champ » que cette sociologie non seulement
s’intéresse à la situation de ceux qui sont quasiment « nés dans
le champ » ou « nés dans le jeu » (fils d’acteur devenu

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acteur…), mais qu’elle généralise parfois abusivement ce
modèle de situation : « L’illusio c’est une espèce de connais-
sance qui est fondée sur le fait d’être né dans le jeu, d’appar-
tenir au jeu par la naissance : dire que je connais le jeu de cette
manière, ça veut dire que je l’ai dans la peau, dans le corps,
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qu’il joue en moi sans moi ; comme lorsque mon corps répond
à un contre-pied avant même que je l’aie perçu en tant que tel. »
[Bourdieu, 1989b, p. 44]. Ou encore : « Pourquoi est-il impor-
tant de penser le champ comme un lieu dans lequel on est né et
non pas comme un jeu arbitrairement institué ? » [ibid., p. 49].
Un autre théoricien intéressé par la pluralité des mondes,
Anselm L. Strauss [1993, p. 212-215], n’a pas éludé la
complexité que doit nécessairement affronter tout analyste en
raison de la variété des types de monde dans nos formations
sociales. Selon Strauss, un monde social est défini à la fois par
une activité, des lieux, une technologie, des organisations et une
division interne du travail. Il souligne, comme Pierre Bourdieu,
le fait que si les frontières des mondes sont floues, c’est du fait
de l’existence de perpétuelles disputes internes pour fixer les
limites du monde social. Il évoque ainsi les luttes au sein du
monde de l’art ou du monde médical pour déterminer qui est (et
qui n’est pas) un artiste « authentique », quels sont les repré-
sentants légitimes de la médecine et qui sont les « char-
latans »… Ces mondes sociaux varient selon leur fonction, leur
taille, leur durée de vie, leur origine, leur trajectoire historique,
leur rapport au pouvoir d’État, leur composition sociale, leur
étendue géographique (certains n’ont d’existence que locale,
d’autres ont une dimension nationale ou internationale), leur
degré interne de hiérarchisation, le degré d’intensité de l’enga-
gement qu’ils exigent, etc. Plus empiriste que Pierre Bourdieu,
Strauss rend néanmoins possible l’investigation des mondes qui
ne sont pas des champs et permet de découvrir, à propos des
univers étudiables en termes de champ, des aspects auxquels la
théorie des champs ne s’intéresse pas.
La théorie des champs constitue, par conséquent, une
manière de répondre à une série de problèmes scientifiques,
mais peut constituer à son tour un obstacle à la connaissance du

36
monde social (surtout, comme on va le voir, lorsque le champ
devient l’alpha et l’oméga de toute contextualisation des pra-
tiques) dans la mesure, tout d’abord, où elle ignore les inces-
sants passages opérés par les agents appartenant à un champ
entre le champ au sein duquel ils sont producteurs, les champs

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dans lesquels ils sont de simples consommateurs-spectateurs et
les multiples situations qui ne sont pas référables à un champ,
réduisant l’acteur à son être-comme-membre-d’un-champ. Dans
la mesure, ensuite, où elle néglige la situation de ceux qui se
définissent socialement (et se constituent mentalement) hors de
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toute activité dans un champ déterminé (c’est le cas encore de


nombreuses femmes au foyer, sans activité professionnelle ni
publique 4). Dans la mesure, enfin, où elle nous laisse particu-
lièrement démunis pour comprendre les hors-champs, les sans-
grade. Pour toutes ces raisons, la théorie des champs (il faudrait
d’ailleurs toujours parler de la théorie des champs du pouvoir)
ne peut pas constituer une théorie générale et universelle, mais
représente – et c’est déjà bien – une théorie régionale du monde
social.

Une théorie régionale à prétention universelle

De nombreux chercheurs en sciences sociales s’accorde-


raient pour dire que les pratiques ne peuvent se comprendre
qu’au point de jonction d’un passé incorporé (qu’on le désigne
par les termes de culture, de représentations, de dispositions…)
et du contexte social présent dans lequel la pratique s’observe.
Mais, pour Pierre Bourdieu, tout contexte est nécessairement
un champ et c’est pour cette raison qu’il peut proposer l’équa-
tion sociologique suivante : « [(habitus) (capital)] + champ =
pratique » [Bourdieu, 1979, p. 112]. De même, il insiste sou-
vent sur la dépendance conceptuelle des termes d’« habitus »
et de « champ » : « Habitus ne vaut qu’en relation avec champ,
capital ne vaut qu’en relation avec champ… » [1989b] ou
encore : « Pour comprendre les pratiques humaines dans des
sociétés différenciées, il faut connaître les champs et, d’autre

4. Leslie McCall [1992] note que chez Pierre Bourdieu « la structure sociale […] est définie par
les professions et les capitaux qui leur sont associés » et que l’habitus revêt une dimension « en
grande partie publique ». Par conséquent, les pratiques sociales des femmes, qui sont davantage
présentes dans les sphères privées, contribuent peu à la définition – professionnelle et publique – de
l’espace social.

37
part il faut prendre en compte ce que j’appelle des habitus »
[ibid.]. Pourtant, si l’on garde à l’esprit les réflexions précé-
dentes sur les champs, on ne peut qu’être étonné d’un tel cou-
plage obligatoire, qui interdirait, si on l’appliquait strictement,
de penser une multitude de pratiques.

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Pierre Bourdieu situe clairement son programme de
recherches et son concept de champ entre les (trop) larges
étendues de l’histoire de longue durée (refuge, selon lui, de
toutes les philosophies sociales) et les contextes de l’histoire
événementielle : « Sous peine d’abandonner à l’aléa ou au mys-
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tère tout l’univers réel des pratiques, il faut en effet chercher


dans une histoire structurale des espaces sociaux où s’engen-
drent et s’effectuent les dispositions qui font les “grands
hommes”, champ du pouvoir, champ artistique, champ intellec-
tuel ou champ scientifique, le moyen de combler l’abîme entre
les lents mouvements insensibles de l’infrastructure écono-
mique ou démographique et l’agitation de surface qu’enregis-
trent les chroniques au jour le jour de l’histoire politique,
littéraire ou artistique » [Bourdieu, 1982a, p. 37, souligné par
moi]. À partir d’une telle perspective (ni histoire de longue
durée ni micro-contextes de l’histoire événementielle ou, ail-
leurs, de la micro-sociologie), on comprend que les objets de
la micro-sociologie puissent lui apparaître comme infimes et
insignifiants. En effet, que pèse l’étude de l’interaction entre un
client et une caissière de cinéma [Goffman, 1987, p. 246] à
côté de celle des stratégies sociales de conservation ou de sub-
version, de luttes pour le pouvoir d’État ou le pouvoir scienti-
fique ? Et pourtant, l’exemple d’une telle interaction montre
bien que tout ne peut se comprendre à partir de la théorie des
champs : certaines activités humaines (à quel champ fau-
drait-il rapporter une telle interaction commerciale ?) et cer-
taines dimensions des activités humaines (ici les phénomènes
de présupposition ou d’appréhension des procédés interprétatifs
mis en œuvre par les membres d’une communauté) échappent à
un tel regard.
À partir du moment où l’on est persuadé que le seul contexte
pertinent (ni trop « macro », ni trop « micro ») est celui de
« champ », d’autres constructions théoriques peuvent être
rejetées du côté de l’« erreur », de la « moindre complexité »
ou de la « régression » scientifiques. Pierre Bourdieu juge ainsi
que la notion d’art world utilisée aux États-Unis « marque une
régression par rapport à la théorie du champ » [Bourdieu, 1992,

38
p. 288]. Il peut déclarer, de même, sans ambiguïté, que « la
notion de champ du pouvoir est un immense progrès » et que
nombre de chercheurs « font d’énormes erreurs, même empi-
riques, parce qu’ils n’ont pas cette notion » [Bourdieu, 1995,
p. 8]. Pierre Bourdieu reconnaîtrait facilement que la théorie des

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champs est perfectible, mais nul doute qu’elle constitue à ses
yeux la théorie scientifique historiquement la plus achevée.

Du champ historique à la métaphore du champ de forces


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Faut-il conserver le caractère historique du champ ou en faire


un concept d’applicabilité universelle ? Autrement dit, faut-il
réserver le terme de « champ » pour désigner ces sous-univers
relativement autonomes, historiquement constitués au cours du
processus de différenciation sociale des fonctions et de division
sociale du travail, ou bien se donne-t-on le droit d’utiliser le
concept pour parler de n’importe quel type de situations histo-
riques et sociales ? Si c’est la première option que l’on choisit,
alors on admettra que, de même que les classes sociales ou que
le marché économique n’ont pas existé de tout temps, de même
tout n’est pas « champ » : il a existé des réalités sociales avant
les champs et il peut exister aujourd’hui des contextes sociaux
qui ne sont pas susceptibles d’être analysés en termes de champ.
On aura compris que c’est cette seconde option qui me paraît
scientifiquement la plus féconde, celle qui évite de geler les
concepts en mots-de-passe universels.
En parlant de la famille comme d’un « champ », Pierre Bour-
dieu semble autoriser l’usage un peu métaphorique du terme,
qui ne désignerait plus que des configurations au sein des-
quelles se joueraient des rapports de force entre agents aux pro-
priétés objectives et aux intérêts, stratégies, etc., différenciés. Il
écrit : « […] la famille, si elle doit, pour exister et subsister,
fonctionner comme corps, tend toujours à fonctionner comme
un champ, avec ses rapports de force physique, économique et
surtout symbolique (liés par exemple au volume et à la structure
des capitaux possédés par les différents membres), ses luttes
pour la conservation ou la transformation de ces rapports de
forces […] » [Bourdieu, 1993a, p. 34].
Or, ce n’est pas parce que la famille (comme d’autres univers
ou d’autres situations sociales moins autonomisées) doit,
comme n’importe quelle autre réalité sociale, être étudiée à

39
partir d’un mode de pensée relationnel (la notion de configura-
tion de relations d’interdépendance chez Norbert Elias est aussi
le produit d’une telle démarche scientifique [Lahire, 1995 et
1999b]) et peut être aussi vue, partiellement, comme le lieu de
rapports de force entre individus porteurs de propriétés sociales

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différenciées, qu’elle peut être utilement considérée comme un
champ. Voilà donc une instance de socialisation durable, relati-
vement autonome, et qui, pourtant, n’est pas un champ.
Univers relativement autonome, qui possède sa logique
propre de fonctionnement, la famille est une configuration de
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relations d’interdépendance entre des êtres jamais totalement


interchangeables (à la différence d’une entreprise, par exemple,
qui peut conserver ses postes, mais modifier régulièrement
l’état de son personnel) et qui est relativement stable dans le
temps. À la différence du champ – et même si les adultes de cet
univers appartiennent à des champs – la famille est, le plus
souvent, le cadre dans lequel on naît et découvre le monde
social, le cadre qui imprime sur l’individu une grande force
socialisatrice parce qu’il ne spécialise pas son « influence ».
C’est pour cette raison qu’Émile Durkheim pouvait établir une
nette différence entre la famille et la corporation : « Sans doute,
il y aura toujours entre eux cette différence que les membres de
la famille mettent en commun la totalité de leur existence, les
membres de la corporation leurs seules préoccupations profes-
sionnelles. La famille est une sorte de société complète dont
l’action s’étend aussi bien sur notre activité économique que sur
notre activité religieuse, politique, scientifique, etc. Tout ce que
nous faisons d’un peu important même en dehors de la maison,
y fait écho et y provoque des réactions appropriées. La sphère
d’influence de la corporation est, en ce sens, plus restreinte. 5 »

Un champ décharné

Même si cela peut paraître surprenant, la théorie des champs,


attachée à étudier les luttes qui se jouent entre les agents appar-
tenant au même univers, ou à celles qui s’instaurent entre des
agents issus de champs différenciés, ne permet pas de saisir la

5. Par ailleurs, sur le fait que l’« influence » du « métier » est très relative, dans la mesure où ce
n’est pas le seul univers fréquenté, et que chaque individu a conscience, dans une société diffé-
renciée, de la non-universalité des règles propres à son activité professionnelle, voir Durkheim 1991,
p. 289-290.

40
nature et la spécificité des activités qui se déroulent dans les dif-
férents univers considérés. Les recherches sur les champs litté-
raire, juridique, scientifique, scolaire…, ne permettent jamais de
répondre à des questions du type : Qu’est-ce que la littérature ?
Qu’est-ce que le droit ? Qu’est-ce que la science ? Qu’est-ce

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que l’école ? Questions trop anthropologiques (au sens philo-
sophique du terme) ? Interrogations typiquement essentialistes
ou substantialistes et donc illégitimes pour la sociologie ? Cer-
tainement pas. De la même façon, la théorie des champs ne
permet pas de penser la spécificité de telle production littéraire,
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de telle forme de droit, de telle pratique scientifique ou de telle


variante de la forme scolaire et de ses pratiques.
Pourtant, Pierre Bourdieu n’ignore pas que l’autonomisation
progressive de fonctions sociales (du « religieux », du « poli-
tique », du « littéraire », du « médical », du « mathématique »,
etc.), est indissociablement liée au processus de constitution de
traditions spécifiques sans cesse re-prises, trans-formées, ré-éla-
borées, de génération en génération, et qui forment une base
pour l’élaboration de modes de raisonnements, d’objets, de
styles d’énonciations toujours plus spécifiques. Comme
l’explique Jack Goody : « tout au long de l’histoire, la spécia-
lisation des scribes se combine à la relative autonomie de la
tradition écrite pour promouvoir l’autonomie structurelle des
“grandes organisations”. Celles-ci ont ainsi tendance à déve-
lopper leur propre corpus littéraire, leurs propres ensembles de
connaissances spécialisées » [Goody, 1986, p. 172] 6.
Le champ apparaît donc relativement squelettique et ne nous
fait bien voir – ce qui n’est déjà pas si mal – que des espaces
de positions, des stratégies d’agents en luttes, des rapports de
force et de domination, des structures inégales de distribution
des capitaux spécifiques 7. Comment éviter le partage entre une
approche formelle des produits culturels et une sociologie non
moins formelle des producteurs, de leurs rapports de force et
de leurs stratégies ? Faut-il penser que Pierre Bourdieu ne peut

6. Comme exemple classique de re-travail sur un corpus, une tradition préexistante, on peut men-
tionner le cas des mythes qui, une fois mis par écrit, deviennent la base d’un savoir théologique sur
la fonction des différents dieux et le rapport entre les dieux.
7. On peut aussi remarquer qu’obnubilé par la question du pouvoir, des stratégies de conquête de
capitaux, de reproduction ou de reconversion de son capital, Pierre Bourdieu réduit la sociabilité,
les relations interpersonnelles (dont les relations amicales) à du « capital social » potentiellement
mobilisable. Dans un tel cas de figure, c’est la nature des liens sociaux qui est ignorée. Or, la fan-
tastique réduction qu’opère la notion de « capital social » apparaît, par contraste, lorsqu’on lit le
magnifique travail de Claire Bidart [1997].

41
correctement étudier que la dimension polémologique des
univers considérés, tout en croyant (illusoirement) pouvoir faire
progresser la connaissance (celle des pratiques, des activités,
des savoirs, de leur nature et de leurs formes spécifiques, en
même temps que celle des luttes, des stratégies, des rapports de

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domination…) sur tous les tableaux ou bien faut-il imaginer
que le programme scientifique est, en l’état actuel des choses,
seulement partiellement réalisé, mais ne demande qu’à être
complété ? Selon que l’on apprécie ou que l’on déteste l’œuvre,
on verra dans les manques la preuve d’une insuffisance princi-
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pielle ou, au contraire, un appel à l’enrichissement du pro-


gramme de recherche. Dans tous les cas, la lucidité scientifique
doit amener à ne pas faire comme si la théorie des champs, en
l’état actuel des travaux de recherche qu’elle a su informer, était
une théorie globale et intégrale.

Un champ littéraire sans littérature


Une sociologie de la littérature qui néglige les textes litté-
raires pour privilégier la production symbolique de la valeur
des œuvres, la construction sociale des trajectoires d’écri-
vains, les stratégies littéraires, la structuration de l’espace des
positions littéraires ou l’histoire des institutions littéraires, ne
manque pas d’intérêt, mais laisse échapper, de toute évidence,
une dimension centrale de son objet. Même si Pierre Bour-
dieu affirme avoir dépassé la « mortelle » dichotomie lecture
externe/lecture interne 8, aucune recherche empirique ne vient
attester ce dépassement en acte, et on ne peut qu’émettre le
constat qu’il demeure, comme nombre de sociologues de la lit-
térature, exilé hors du territoire proprement textuel, délaissant
l’étude des thèmes, et plus encore du style, en cédant (sans le
dire) le terrain aux analyses littéraires, esthétiques, formelles.
Comment articuler déterminations externes (et lesquelles ? La
classe sociale d’origine de l’écrivain ? Son appartenance géné-
rationnelle ? Son sexe ? Son origine géographique ? Son appar-
tenance religieuse ? Sa formation littéraire ? Sa position dans
le champ littéraire ?) et caractéristiques spécifiquement litté-
raires des textes ? C’est sur ce genre de questions que butent,

8. « La notion de champ permet de dépasser l’opposition entre lecture interne et analyse externe
sans rien perdre des acquis et des exigences de ces deux approches, traditionnellement perçues
comme inconciliables. » [Bourdieu, 1992, p. 288].

42
très généralement, les sociologues de la littérature, et Pierre
Bourdieu n’échappe pas à la règle.
La sociologie du champ littéraire de Pierre Bourdieu est
essentiellement une sociologie des producteurs plutôt que des
productions, et aucune analyse existante n’est vraiment par-

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venue à convaincre que cette sociologie des producteurs per-
mettait de saisir, dans sa spécificité, l’ordre des productions.
Ceci s’explique en grande partie par le fait que la spécificité
du champ (le caractère littéraire des « produits ») concerne
l’ensemble des agents du champ et transcende, en partie, les dif-
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férences et les luttes internes au champ. Or, rivé essentiellement


sur la saisie des différences de positions des producteurs, sur
leurs luttes et leurs stratégies pour accroître leur capital littéraire
ou changer la définition légitime de la littérature, le sociologue
n’est pas en position de répondre à la question que se posent
rituellement écrivains, critiques, théoriciens de la littérature ou
philosophes : « Qu’est-ce que la littérature ? ».
Présupposant ce partage ou cet intérêt commun, rarement
remis en question en tant que tel (étant donnée, comme dit
Pierre Bourdieu, la « complicité objective » qui existe entre les
divers adversaires appartenant au même champ), la manière de
cadrer les phénomènes propres à la théorie des champs explique
qu’elle soit mal située pour s’interroger sur la nature (la « litté-
rarité », la construction littéraire du réel) du « point commun ».
Une sociologie historique comparée des différents univers
sociaux, qui rechercherait en quoi la vision littéraire du monde
se distingue des visions scientifique, juridique, philosophique,
etc., du monde, et qui ouvrirait, par conséquent, plus largement
la focale de son objectif, permettrait de répondre à la question :
« Qu’est-ce que la littérature ? ». Une telle approche renoue-
rait avec les conceptions webériennes et durkheimiennes de la
religion ou de la science et permettrait de ne pas désincarner
les champs de force et de luttes, c’est-à-dire de ne pas oublier
la spécificité des pratiques, des conduites et des orientations
de vie qui s’y déploient. Quelle spécificité ont les produits
esthétiques ? La réponse consistant à dire qu’est littérature
ce que des institutions littéraires considèrent comme telle,
qu’est (en partie) art ce qui est exposé dans un musée, qu’est
science ce qui est publié dans une revue scientifique est évi-
demment insuffisante. Si cette quasi-tautologie est utile pour
rappeler l’institutionnalisation par le monde social du sens des
actes ou des produits de ces actes, elle ne répond pas à la

43
question de ce qui caractérise ces différentes constructions du
réel. On ne répondrait pas davantage à la question en évoquant
les fonctions sociales (de distinction culturelle : le profit de dis-
tinction qu’il y a à se démarquer du « vulgaire ») de l’art ou de
la science.

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Dans la mesure où l’on tient compte du problème de focale
et de la priorité donnée aux comparaisons intra-champ 9, on
comprend bien que de telles préoccupations soient davantage
présentes chez les historiens et les anthropologues que chez les
sociologues. Lorsque l’anthropologue ou l’historien étudie
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l’affrontement entre la pensée mythique et la pensée reli-


gieuse ou entre la pensée mythique et la pensée rationnelle, phi-
losophique ou scientifique ; lorsqu’ils étudient l’invention de la
pensée rationnelle, de la science expérimentale, de la philoso-
phie, de la littérature, etc. 10, ils sont en position de répondre
– d’une manière tout à fait sérieuse scientifiquement – à des
questions que certains sociologues peuvent pourtant juger trop
« philosophiques » ou « métaphysiques ».
C’est en fait à l’occasion de réflexions épistémologiques,
lorsqu’ils ont à se situer à l’égard d’autres savoirs et savoir-
faire intellectuels, que les sociologues comme les historiens
s’interrogent sur la spécificité de leur construction du monde,
sur la spécificité de leur regard sur le réel. Qu’est-ce qui fait
que le récit historique, bien que récit, n’est pas réductible à
cela et qu’il se distingue, du même coup, d’un récit litté-
raire ? Qu’est-ce qui fait que les sciences sociales ne sont pas
totalement comparables aux sciences physico-chimiques, aux
sciences de la vie ou aux sciences logico-formelles ? Qu’est-ce
qui fait que la vision sociologique du monde n’est pas la vision
philosophique ?
Si l’on pensait que Pierre Bourdieu répond bien, dans son
travail sur Flaubert, à l’objection selon laquelle la sociologie du
champ littéraire serait davantage concernée par les producteurs
que par les produits, on éluderait totalement le principe de la
critique adressée à cette approche du fait littéraire par le champ.
En effet, ce que fait Pierre Bourdieu en montrant que L’Édu-
cation sentimentale contient une sociologie implicite du monde

9. Lorsque les comparaisons inter-champs sont évoquées, c’est essentiellement pour souligner les
rapports de force entre ces différents champs ou les luttes de concurrence entre les agents apparte-
nant à ces différents champs.
10. Voir, parmi bien d’autres productions, Dupont, 1994 ; Vernant, 1969 et 1981 ; Détienne, 1981
et 1988 ; Gruzinski, 1988 ; Havelock, 1963 ; Goody, 1980 ; Yates, 1975 ; Lévi-Strauss, 1962.

44
social (comme on peut le faire apparaître chez des auteurs tels
que Proust [Belloï, 1993 ; Bidou-Zachariasen, 1997 ; Dubois,
1997 ; Lahire, 1998, p. 43-46] ou Pirandello [Lahire, à
paraître]) et en comparant « la » (en fait « sa ») sociologie et
la littérature (version flaubertienne) 11, ce n’est, en aucun cas,

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rendre raison de la production sociale d’une écriture (genre,
thèmes, style) littéraire 12. Voir ce qu’il y a de théorie sociolo-
gique implicite dans les œuvres littéraires est une bonne
manière d’augmenter son imagination sociologique, mais ne
réalise pas le programme d’une sociologie de la production
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d’une écriture littéraire.

Des agents sans discours


Chaque champ social est caractérisé à la fois par la structure
des positions et par la structure des prises de position qui lui
correspond. Selon les cas, le second terme recouvre des œuvres
(littéraires, picturales…), des pratiques ou des discours (poli-
tiques, scientifiques, juridiques, religieux…). Mais dans tous les
cas, la théorie des champs ne donne aucun outil pour s’intro-
duire ni dans les œuvres, ni dans les pratiques, ni dans les dis-
cours, privilégiant la mise en correspondance (statistiquement
fondée) d’indicateurs des positions objectives dans le champ et
d’indicateurs des prises de position (types de production, types
de discours, appartenances religieuse et politique, goûts, opi-
nions, pratiques de toute nature).
Avant même que ne soit systématiquement utilisée l’ana-
lyse en termes de champs sociaux, la tendance à privilégier
l’étude des structures inégalitaires, des rapports de domina-
tion, des écarts entre groupes sociaux, etc., était forte dans les
travaux de sociologie de l’éducation et de la culture. Pour ne
prendre que le cas de l’école, le constat de l’absence d’une
analyse de la spécificité des savoirs et des pratiques est tout
aussi patent [Lahire, 1999a]. Le sociologue de l’éducation
anglais Basil Bernstein pouvait ainsi écrire au début des
années 90 que « les théories générales de la reproduction cultu-
relle semblent davantage concernées par l’analyse de ce qui est
reproduit dans, et par l’éducation, que par l’analyse interne de

11. Mais des psychanalystes, entre autres, montreraient tout aussi bien qu’il existe une psycha-
nalyse implicite chez Flaubert ou chez Proust.
12. Une tentative intéressante de sociologie de l’œuvre littéraire peut se lire dans le récent travail
de Clara Lévy sur les écrivains juifs contemporains de langue française [1998].

45
l’instrument et du support de la reproduction : la nature parti-
culière d’un discours spécialisé. Tout se passe comme si le dis-
cours pédagogique n’était en lui-même rien de plus qu’un relais
pour des relations de pouvoir qui lui sont extérieures, un relais
dont la forme serait sans conséquence pour ce qu’il relaie. […]

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Ils (Pierre Bourdieu et J.-C. Passeron) s’intéressent moins aux
relations à l’intérieur de la communication pédagogique qu’à
la relation à la communication pédagogique, c’est-à-dire aux
dispositions différentielles des récepteurs (elles-mêmes fonction
de leur positionnement social) à l’égard de la communication
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pédagogique légitime, et aux différentes perceptions qu’ils ont


de celle-ci » [Bernstein, 1992, p. 20-21].
Rapportant les phénomènes d’inégalité scolaire à la structure
inégale de la distribution du capital culturel et aux phénomènes
d’héritages culturels, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron
aboutissaient à des visions sociologiques anhistoriques [Pas-
seron, 1991, p. 89-109] et un peu formelles du monde social,
ne saisissant plus que structures inégalitaires, écarts, proximités
différentielles, etc., et nous laissant dépourvus face à ce qui fait
la spécificité de l’école, à savoir les contenus (variables histo-
riquement) des activités qui s’y trament et des savoirs qui y cir-
culent, les gestes d’étude qui s’y transmettent, les dispositions
qui, incessamment, s’y constituent et reconstituent, les formes
de relations pédagogiques (qui sont aussi relations de pou-
voir) qui s’y nouent, etc. La focalisation plus générale des socio-
logues de l’éducation sur l’effet de certification de l’école (lié en
partie à l’idée d’« inflation des diplômes ») amènera, de même,
à négliger ce qui relèverait d’une « sociologie des pratiques
pédagogiques qui prend pour objet le contenu et l’organisation
des enseignements, les critères ou les mécanismes de sélection »
[Passeron, 1982, p. 553]. Du même coup, la notion de « capital
culturel », qui aurait pu fonctionner à la fois comme outil de
compréhension des phénomènes de reproduction sociale, de
domination culturelle (le capital étant inégalement distribué) et
comme moyen de désigner des contenus culturels, des pratiques,
des savoirs, des gestes, des rapports au savoir, au langage, etc.,
a, en fin de compte, davantage tourné au profit de la première
perspective (sociologie de la domination et du pouvoir) que de
la seconde (sociologie de la connaissance).
Plus généralement, lorsque les agents du champ produisent
des discours (oraux ou écrits), tout se passe comme si ceux-ci
étaient transparents et sans forme, et qu’ils pouvaient se

46
résumer à quelques propriétés fondamentales facilement énon-
çables par l’analyste. Cette négligence des discours s’explique
en partie par le fait que le sociologue entend prendre le contre-
pied de ceux qui croient que le pouvoir réside dans les mots.
Autour de cette question classique du « pouvoir et des mots »,

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Pierre Bourdieu a insisté sur la légitimité sociale du porte-
parole, sur l’autorité qui lui est conférée non par le discours,
mais par ce qui est tenu pour extérieur à celui-ci, à savoir l’ins-
titution qu’il représente (l’État, le Gouvernement, l’Administra-
tion, l’Église, le Parti, le Syndicat, le Corps médical, la Science,
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l’Université…). Il affirme donc que l’on peut faire assez faci-


lement tomber « la question naïve du pouvoir des mots »
[1982b, p. 103] et la conception consistant « à chercher le pou-
voir des mots dans les mots, c’est-à-dire là où il n’est pas »
[ibid., p. 103] : l’« autorité advient au langage du dehors » et
l’on ne peut donc « découvrir dans le discours même […] le
principe de l’efficacité de la parole ». L’affaire semble entendue
et le discours est bien un aspect très secondaire des choses par
rapport à l’autorité du porte-parole : « Cette autorité, le lan-
gage tout au plus la représente, il la manifeste, il la symbolise. »
[p. 105].
Les mêmes chercheurs qui seraient scandalisés par la réduc-
tion du destin des énoncés scientifiques à la force et à la posi-
tion sociales des savants, n’hésitent pas à négliger les discours
des autres dans la crainte d’être pris en flagrant délit de lin-
guistic ou de rhetoric turn [Lahire, 1998, p. 191-202]. Crai-
gnant d’entrer dans les discours, ils ne se privent pas pour
autant de les lire (et comment feraient-ils autrement pour carac-
tériser les « points de vue » des agents sociaux qu’ils entendent
objectiver en les rapportant aux positions qu’ils occupent ?),
sans aucune méthode particulière, mais avec le sentiment de
l’évidence de la compréhension qu’ils ont de ces textes. Para-
doxalement, ceux qui insistent sur la nécessité de se doter
d’outillages conceptuels et méthodologiques dès lors qu’il s’agit
d’objectiver des positions, des structures sociales ou des insti-
tutions, partent souvent dans la lecture des discours avec leur
seul bon sens de lecteur professionnel pour tout bagage.
Lorsque chaque « prise de position » ou « point de vue » aura
été réduit à ce qui apparaît aux yeux de l’analyste comme un
condensé, un résumé, une formule génératrice de la pensée d’un
auteur ou d’un courant de pensée plus large, alors il n’aura
plus qu’à manipuler dans l’argumentation ces petits résumés,

47
ces petites sténographies, pour se concentrer sur ce qui rend
possibles de tels points de vue (on parlera de « catholicisme
social », d’« élitisme de la compétence », de « populisme pas-
toral », d’« humanisme économique »… [Bourdieu et Bol-
tanski, 1976]). Après avoir tenté de situer le champ en question

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au sein du champ du pouvoir, puis d’analyser la structure
interne du champ ainsi que les trajectoires sociales et les posi-
tions occupées par les agents à l’intérieur du champ, le cher-
cheur ne peut d’ailleurs que parvenir épuisé aux portes du palais
discursif et se contenter d’en décrire à gros traits le style
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architectural.
C’est à partir de cette importante lacune de la théorie des
champs que l’on peut comprendre les critiques récurrentes
adressées par Pierre Bourdieu à Michel Foucault à propos de
sa (prétendue) proximité à l’égard « des sémiologues et des
usages qu’ils ont pu faire, avec Trier par exemple, d’une notion
comme celle de “champ sémantique” » parce qu’il refuserait
« de chercher ailleurs que dans l’ordre du discours le principe
de l’élucidation de chacun des discours qui s’y trouvent
insérés » [Bourdieu, 1994, p. 64]. La critique est d’autant plus
vive qu’elle permet d’éviter de poser la question de l’analyse
« frontale » des discours (de leurs invariants et de leurs varia-
tions, de leurs thèmes, de leurs styles, des pratiques et institu-
tions auxquelles ils sont articulés et qu’ils articulent). Plutôt que
de survoler l’ordre discursif, il serait utile, selon l’expression de
Michel Foucault, de l’étudier « dans le jeu de son instance »
[1969, p. 37] et non comme reflet d’un réel, effet d’une cause
ou produit d’un ordre sous-jacent, bref, d’entrer dans le vif de
la chair discursive.

Une homologie problématique

La sociologie des champs de production culturelle de Pierre


Bourdieu est donc fondamentalement une sociologie des pro-
ducteurs en lutte pour l’appropriation du capital spécifique au
champ, pris dans des stratégies de conservation ou de subver-
sion, et les œuvres sont ainsi marquées par la position et les
stratégies de leurs producteurs. Mais si les « consommateurs »
ou les « récepteurs » des œuvres ne sont manifestement pas le
centre d’intérêt de cette sociologie, quelle place leur est tout de
même accordée ? Appartenant aux champs du pouvoir ou non,

48
dominants ou dominés, les individus de nos formations sociales
assistent, plus ou moins fréquemment, à des spectacles ou
consomment, avec plus ou moins d’assiduité, les produits des
agents des différents champs : ils lisent des romans, des essais
philosophiques, des ouvrages de sciences sociales, des bandes

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dessinées, des journaux…, vont au cinéma, au théâtre ou au
musée, regardent et écoutent les hommes politiques à la télévi-
sion… Mais qu’en est-il de l’expérience de ces multiples
« récepteurs » de spectacles, de textes, d’images et de sons ?
La première façon dont la sociologie des champs intègre le
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« consommateur » consiste à se demander si celui-ci maîtrise ou


ne maîtrise pas le code culturel censé être inscrit dans l’œuvre :
« L’œuvre d’art ne prend un sens et ne revêt un intérêt que
pour celui qui est pourvu de la culture, ou de la compétence
culturelle, c’est-à-dire du code selon lequel elle est codée. »
[Bourdieu, 1996]. Pour une telle sociologie de la consommation
culturelle, l’œuvre d’art possède, comme enkysté en elle-
même, le code que le « consommateur » doit posséder pour la
« déchiffrer ». Les modalités de la réception restent toujours
très simples. Le raisonnement est tantôt binaire (« posséder le
code » vs « ne pas posséder le code » [Bourdieu et Darbel,
1966]), tantôt ternaire, de manière à pouvoir intégrer le rap-
port de trois grands groupes sociaux (la bourgeoisie culturelle
se caractérise par sa « maîtrise du code », les classes populaires
par leur « non-maîtrise du code » et la petite-bourgeoisie cultu-
relle par sa « prétention à maîtriser le code » ou sa « maîtrise
partielle du code » [Bourdieu, 1979]).
En procédant ainsi, Pierre Bourdieu ignore superbement
l’ensemble des travaux de sociologie, et surtout d’histoire, de
la réception (ou de l’appropriation) culturelle [Passeron, 1991,
p. 257-288 ; Chartier, 1985 et 1987 ; Ang, 1985]. Pour ces
approches, le sens de l’œuvre n’est pas inscrit dans l’œuvre,
comme attendant d’être dévoilé ou déchiffré, mais se produit
dans la rencontre entre l’œuvre et les « récepteurs » de l’œuvre
(qui sont donc producteurs actifs du sens de l’œuvre). Il n’y a
donc pas « un sens », mais des sens produits à chacune des ren-
contres entre des publics et des œuvres.
S’intéresser aux modes d’appropriation multiples a pour effet
d’éviter les pièges du légitimisme culturel. Au lieu de faire
comme si les effets idéologiques, symboliques, culturels, reli-
gieux ou politiques visés par les diverses institutions de pou-
voir équivalaient aux effets réellement produits, au lieu de

49
surévaluer les capacités des « dominants » à acculturer les
populations les plus « dominées », cette conception est sen-
sible aux résistances bruyantes ou silencieuses qui s’opèrent à
travers les actes ordinaires d’appropriation. Les commentaires
esthétiques, savants ou érudits, sur l’œuvre ne sont pas les seuls

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possibles, même s’ils prétendent dire « le code », « le sens »
véritable de l’œuvre et l’on prend conscience du légitimisme
qui hante la sociologie de la consommation culturelle, impuis-
sante à décrire et à analyser les expériences avec les œuvres qui
sont hors normes et hors codes. En effet, ceux qui ne possè-
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dent pas les « codes » sont définis par (et réduits à) leur « pau-
vreté culturelle », sans que puissent être décrits et analysés leurs
pratiques, leurs goûts, leurs expériences [Grignon et Passeron,
1989 ; Lahire, 1993]. La sociologie (et l’histoire) de la récep-
tion des œuvres s’intéresse à toutes les formes d’expérience ou
d’appropriation, des plus légitimes aux plus bizarres, incon-
grues, non conformes… Elle s’attache aux réceptions réelles,
telles qu’elles se font. Mais la sociologie de la consommation
culturelle est aussi trop légitimiste en ce qu’elle prête souvent
aux « récepteurs » les plus cultivés la maîtrise du « code », alors
que ceux-ci ne sont évidemment jamais de petits historiens de
l’art ou critiques littéraires en puissance.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur le bénéfice que les ana-
lystes du temps présent gagneraient à adopter de telles perspec-
tives interprétatives. Aujourd’hui où, bien davantage encore que
dans les sociétés d’Ancien Régime, une grande partie des pro-
duits culturels sont présents dans tous milieux sociaux, sous la
forme, entre autres, de l’émission télévisée ou radiophonique, il
est important, si l’on veut résister aux discours pessimistes et
scientifiquement faibles sur l’uniformisation, la standardisation,
et, finalement, le nivellement des goûts, d’étudier comment les
mêmes produits, les mêmes œuvres font l’objet d’appropria-
tions différenciées.
Une autre façon de penser le rapport des producteurs (ou
des produits) aux consommateurs-récepteurs des œuvres
dans le cadre de la théorie des champs réside dans l’idée d’une
« homologie entre l’espace des producteurs et l’espace des
consommateurs » [Bourdieu, 1992, p. 347]. Existerait ainsi une
correspondance entre des types de publics et des types d’œuvres
(et de producteurs). Face à ceux qui pensent que la sensibilité
culturelle, esthétique est chose innée, cette sociologie entend
montrer qu’il existe une correspondance statistique forte entre,

50
d’une part, la hiérarchie des arts (des plus légitimes aux moins
légitimes) et, à l’intérieur de chaque art, la hiérarchie des
genres, et, d’autre part, la hiérarchie sociale des consomma-
teurs (publics).
Une telle homologie paraît claire à l’auteur, lorsqu’elle

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concerne, par exemple, le champ littéraire (producteurs) et le
champ du pouvoir (consommateurs) : « L’homologie entre
l’espace des producteurs et l’espace des consommateurs, c’est-
à-dire entre le champ littéraire (etc.) et le champ du pouvoir,
fonde l’ajustement non voulu entre l’offre et la demande (avec,
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au pôle temporellement dominé et symboliquement dominant


du champ, les écrivains qui produisent pour leurs pairs, c’est-
à-dire pour le champ lui-même ou même pour la fraction la plus
autonome de ce champ, et, à l’autre extrême, ceux qui produi-
sent pour les régions dominantes du champ du pouvoir […]) »
[Bourdieu, 1992, p. 347]. Le couplage lui paraît, en revanche,
beaucoup plus flou lorsqu’on dépasse les limites des domi-
nants pour se perdre dans l’espace social global, moins facile-
ment structurable : « L’homologie entre les positions dans le
champ littéraire (etc.) et les positions dans le champ social
global n’est jamais aussi parfaite que celle qui s’établit entre le
champ littéraire et le champ du pouvoir où se recrute, la plupart
du temps, l’essentiel de sa clientèle » [ibid., p. 349].
Non seulement, on peut se demander quelle puissance heu-
ristique on peut attribuer à ce modèle de la correspondance
homologique entre espace des producteurs et espace des
consommateurs, si sa pertinence se limite essentiellement à la
« communication » entre les différentes catégories de « domi-
nants » (le monde social est singulièrement réduit à ses pôles les
plus légitimes, à ses espaces de pouvoir), mais, de façon plus
générale, cette manière de penser les consommateurs interdit de
saisir les appropriations plurielles des mêmes œuvres. En sup-
posant l’existence d’un « contrat de lecture entre l’émetteur et
le récepteur » établi « sur la base des présupposés qui leur sont
communs » [ibid., p. 329], Pierre Bourdieu donne une image
grossière – et peu informée des travaux historiques et sociolo-
giques sur la réception ou l’appropriation culturelle – de ce en
quoi peut consister une expérience de lecture [Lahire, 1998,
« De l’expérience littéraire : lecture, rêverie et actes manqués »,
p. 107-118].

51
De la bonne et de la mauvaise autonomie du champ

Pierre Bourdieu pourrait se contenter, en simple analyste, de


mener l’étude de la genèse et de l’évolution des champs, et
de faire le froid constat du degré d’autonomie atteint par chacun

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d’eux, des gains et des pertes d’autonomie observables en fonc-
tion des époques, des conjonctures économiques et politiques,
etc. Mais le sociologue, assumant explicitement une position
normative [Bourdieu, « Post-scriptum : pour un corporatisme
de l’universel », 1992, p. 459-472], affecte à l’autonomie des
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champs de production culturelle un signe positif. Parlant d’une


« conquête » de l’autonomie, s’inquiétant des « menaces » 13 qui
pèsent sur celle-ci, Pierre Bourdieu énonce clairement la valeur
positive qu’il attribue à cette dernière.
Mais, parallèlement, l’autonomie de certains autres champs
(et tout particulièrement du champ politique) est sévèrement
critiquée et l’on peut donc s’interroger sur les raisons de la
variation du jugement (très positif ou très négatif) sur l’auto-
nomie, selon que l’on a affaire à la culture (au sens large du
terme) ou à la politique 14.
Ainsi, le champ politique est-il vigoureusement critiqué en
raison de sa clôture qui amènerait les hommes politiques à ne
plus s’intéresser qu’aux enjeux politiciens (la « politique poli-
ticienne ») en passant par-dessus la tête des citoyens ordinaires,
dont ils sont pourtant les représentants. Pierre Bourdieu écrit :
« Le monde politique s’est fermé peu à peu sur soi, sur ses riva-
lités internes, ses problèmes et ses enjeux propres. Comme les
grands tribuns, les hommes politiques capables de comprendre
et d’exprimer les attentes et les revendications de leurs électeurs
se font de plus en plus rares, et ils sont loin d’être au premier
plan dans leurs formations » [Bourdieu, 1993b, p. 941].
C’est cette autonomie du microcosme politique qui rendrait
raison en partie de la désaffection des Français pour les affaires
publiques, et la proximité avec le champ artistique est alors
notée, sans que l’interrogation quant à la variation du jugement
ne soit relevée : « L’apolitisme primaire, qui actuellement est de
plus en plus fort dans la conscience politique française parce

13. « Les menaces sur l’autonomie résultent de l’interpénétration de plus en plus grande entre le
monde de l’art et le monde de l’argent. » [Bourdieu, 1992, p. 468].
14. Je précise ici que cette interrogation est celle d’un chercheur qui partage le même jugement
positif sur l’autonomie des champs de production culturelle, et plus particulièrement du champ
scientifique.

52
que le champ politique tend de plus en plus à se fermer sur
lui-même et à fonctionner comme un champ autonome, indé-
pendant de la clientèle (c’est-à-dire, au fond, comme un champ
artistique), repose sur une sorte de conscience confuse de cette
complicité profonde entre les adversaires insérés dans le même

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champ : ils se battent, mais ils sont d’accord au moins sur le ter-
rain de désaccord. C’est une sorte de complicité qui se voit
en particulier dans les moments de crise, c’est-à-dire quand
l’existence même du champ est mise en question. » [Bourdieu,
1989b].
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Il suffit d’appliquer le raisonnement développé à propos du


monde politique au cas du champ littéraire pour tomber sur une
attitude, classique en littérature, critique de l’avant-garde litté-
raire et de toute recherche formelle du type de celle prônant
« l’art pour l’art ». Cela conduirait à la formulation suivante :
« Le monde littéraire s’est fermé peu à peu sur soi, sur ses
rivalités internes, ses problèmes et ses enjeux propres. Comme
les grands artistes, les écrivains capables de comprendre et
d’exprimer les attentes et les revendications de leurs lecteurs se
font de plus en plus rares. » On voit bien qu’on aboutirait alors
à une critique de l’art pour l’art, à une vision négative de la
littérature « la plus pure », de l’avant-garde littéraire qui, exclu-
sivement préoccupée par ses intérêts propres (stylistiques,
formels, etc. 15), se couperait avec mépris des goûts littéraires de
la grande majorité de la population.
Les passages des correspondances de Flaubert où celui-ci
évoque ses batailles incessantes avec les phrases, les virgules
et les points-virgules, ceux où il écrit que ce qui lui semble
« beau », et ce à quoi il aspire le plus, c’est de faire « un livre
sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-
même par la force interne de son style » car, du point de vue
de l’« Art pur », il n’y a « ni beaux ni vilains sujets » [Flau-
bert, 1980, lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852], pourraient
être interprétés comme des marques de dédain et d’indifférence
absolus à l’égard des goûts réels des lecteurs. Et ce serait alors
les auteurs de best-sellers ou, en tout cas, de romans rencontrant

15. « En tant qu’elle manifeste la rupture avec les demandes externes et la volonté d’exclure les
artistes suspects de leur obéir, l’affirmation du primat de la forme sur la fonction, du mode de repré-
sentation sur l’objet de la représentation est l’expression la plus spécifique de la revendication de
l’autonomie du champ et de sa prétention à produire et à imposer les principes d’une légitimité
spécifique tant dans l’ordre de la production que dans l’ordre de la réception de l’œuvre d’art. »
[Bourdieu, 1992, p. 412].

53
un large public, qui seraient loués pour leur capacité d’écoute
et d’anticipation vis-à-vis des attentes du public.
D’autres traditions intellectuelles, pragmatistes notamment 16,
développent à cet égard un discours critique, très différent de
celui de Pierre Bourdieu, sur l’autonomisation de l’art et sur

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l’esthétique coupée des gens ordinaires. La philosophie prag-
matique marque son profond désaccord par rapport aux théories
et aux pratiques (soutenues par des institutions) qui isolent l’art
et son appréciation en les détachant des autres modes de l’expé-
rience. On sait que Dewey déplorait cette tradition, jugée éli-
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tiste, qui fait de l’art un « art de musée » et stigmatisait ce


dernier comme « refuge dont on ne jouirait que dans les pauses
de la vie réelle ». L’art devient « le salon de beauté de notre
civilisation ». La critique de Kant, puis de la philosophie ana-
lytique de l’art, est donc pour la philosophie pragmatique indis-
sociable d’une critique socio-politique des tendances sociales
à distinguer l’art de la vie quotidienne en le plaçant dans les
musées, les théâtres ou les salles de concerts, c’est-à-dire en le
cantonnant dans des lieux et moments spécifiques de l’activité
sociale. Les théories esthétiques qui font de l’art un objet auto-
nome sont historiquement liées aux conditions économiques et
institutionnelles qui engendrent une division entre l’art et la vie
[Shusterman, 1991, p. 47]. Les défenseurs de la conception de
« l’art pour l’art » crieraient, sans doute, au populisme déma-
gogique face aux prises de position de ces philosophes pragma-
tistes, mais force est de constater qu’il existe, au sein même
de la culture philosophique, des manières de contester, sur des
bases plutôt anti-élitistes, le processus d’autonomisation du
champ de l’art.
Inversement, que dirait une vision positive de la fermeture
sur soi de l’univers politique, du monde économique ou de
l’activité guerrière ? « L’art pour l’art », l’insistance sur la
forme plutôt que sur la fonction, sur le mode de représentation
plutôt que sur l’objet représenté, etc., aurait son équivalent dans
une sorte « d’art de la politique pour la politique » (et celle-ci
deviendrait une fin en soi plutôt qu’un moyen), dans un « art du
profit économique pour le profit économique » (la recherche
de l’intérêt économique pour l’intérêt économique, business is
business, time is money…), dans un « art de la guerre pour la

16. Le livre de référence de ce courant, Art as experience, 1re édition publiée en 1934, de John
Dewey, n’est, à ce jour, toujours pas traduit en français.

54
guerre », etc. Or, la politique politicienne, le cynisme écono-
mique, l’art de la guerre – autant de dérives jugées négative-
ment (et pas seulement par le sociologue) – comme l’« art pour
l’art » de la science, des lettres, de la peinture, de la sculp-
ture… – défendu et apprécié par l’auteur, comme par une partie

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des agents des champs de production culturelle – ne sont que
des expressions et manifestations différentes d’une même
logique sociale d’ensemble, à savoir la progressive différencia-
tion-autonomisation de sphères d’activité qui fonctionnent de
plus en plus en circuit fermé, deviennent opaques et se coupent
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du même coup des profanes, l’invention et le développement


d’une logique interne à chacune de ces sphères, c’est-à-dire de
règles du jeu et d’enjeux spécifiques…
Sommes-nous placés devant une contradiction ? Sans doute
pas. Mais c’est au moins une interrogation forte à laquelle les
chercheurs sont confrontés, et qui devrait logiquement les
conduire à opérer des différences entre des types de champs,
selon leurs fonctions sociales, selon le rapport qu’ils entretien-
nent avec leurs « publics », selon leurs tailles, etc. Ici comme
ailleurs, la résolution d’un problème pratique – indissociable-
ment politique et éthique – peut donner l’occasion de clarifi-
cations théoriques utiles.

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2

À propos du champ littéraire :


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histoire, géographie, histoire littéraire


par Denis Saint-Jacques* et Alain Viala**

Les quelques réflexions qui suivent sont faites à partir du


livre de Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et struc-
ture du champ littéraire [1992] 1. À partir de : en cela, elles
répondent sans doute à l’un des vœux de l’ouvrage qui, dans ses
énoncés volontiers programmatiques, tend à susciter des prolon-
gements. À partir de et non pas sur : on ne traitera donc pas
ici de son analyse de L’Éducation sentimentale et des débats
qu’elle a, à juste titre, provoqués. Ni de ceux qu’a enclenché le
ton polémique exhibé par intervalles dans ce livre 2. Ni de tout
cela, que l’on peut désormais tenir pour querelles passées sinon
dépassées, ni de bien d’autres choses encore 3, dont pourtant
nos exemplaires respectifs de l’ouvrage, étoilés de crayonnages
qui furent ensuite entre nous interloqués, disent qu’il y aurait à

* Professeur à l’université Laval, Québec.


** Professeur à l’université de Paris III et à l’université d’Oxford.
1. Ce texte a été publié dans les Annales HSS [1994].
2. Sans doute dans l’intention de « tordre le bâton dans l’autre sens », comme il dit dans l’excuse
qu’il en fait p. 260.
3. Sur plusieurs points, le livre de Pierre Bourdieu appelle des discussions qui, au-delà des polé-
miques susdites, sont d’importance à la fois pour préciser son apport en matière d’analyse du litté-
raire et marquer l’évolution de celle-ci [voir Saint-Jacques, 1993]. Pour lever toute ambiguïté, on
précisera que ces points, qui n’entrent pas dans l’espace et le champ du présent article, relèvent à
nos yeux non de la polémique en pro et contra, mais bien d’un débat scientifique de fond et qu’il
s’agit notamment de l’opposition qu’il marque entre la « croyance » et l’attitude scientifique en
matière littéraire – question qui touche bien en effet un point crucial –, de la place accrue – qui
semble justifiée – par rapport à ses écrits précédents sur le sujet, faite ici à l’illusion, enfin de son
usage des concepts de vision du monde et d’homologie structurale, y compris en tenant compte des
distances déclarées qu’il prend envers Goldmann – qui, en revanche, nous paraissent devoir être
réinterrogés pour une analyse textuelle efficace.

59
débattre… Mais de quelques questions d’histoire 4 et, comme
cela en est indissociable, de géographie aussi.
Pour le dire autrement, nous nous proposons ici de réflé-
chir à partir du sens du « sous » ou « vrai » titre de ce livre,
Genèse et structure du champ littéraire. Genèse suppose une

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histoire ; « structure du champ littéraire », l’expression suppose
ou bien qu’il y a un champ généralement observable, ou bien
qu’est sous-entendu l’adjectif « français » : auquel cas, il faut
se demander si, et si oui comment, le même type d’analyse
s’appliquerait ailleurs qu’en ce pays-là. L’une et l’autre ques-
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tions sont d’importance puisque la seconde partie de l’ouvrage


propose les « fondements d’une science des œuvres », ce qui
implique que les propositions en soient généralisables. Et au
fond, ce sont sans doute là des questions que Pierre Bourdieu
attendait, autant que les débats ci-dessus et leur tapage. Ques-
tions qui naissent pour nous, comme pour d’autres sans doute,
de ce texte lu en fonction de nos propres travaux, disons, d’his-
toire et de critique littéraires : sur le XVIIe siècle français notam-
ment pour l’un, sur la littérature québécoise, notamment pour
l’autre ; et cela, non pour discuter ce qu’il dit ou passe sous
silence de tels travaux, mais parce que nous y avons fait usage
de concepts ici exposés, celui de « champ » en particulier.
Histoire du champ littéraire donc ; en pratique : la question
de l’histoire littéraire ; ou pour le dire encore autrement, celle
de l’extension historique de la pertinence du concept de
« champ ». Disons d’emblée que nous estimons ne pas devoir
remettre en débat la définition que Pierre Bourdieu en a donnée,
et qu’il a affinée au long d’un quart de siècle de travaux
[1966] 5, et que, de même, il a raison de s’élever contre les
emplois qui galvaudent le terme et lui enlèvent son efficacité
heuristique [1992, p. 254]. Pour sa part, il voit l’histoire géné-
tique du champ littéraire dans le XIXe siècle, et plus particuliè-
rement dans sa seconde moitié, autour, notamment, des
positions prises par Flaubert et Baudelaire. Surgit évidemment,
en termes d’histoire, la question « et avant » ?
À cet égard, un petit travail sur la genèse et la structure de
son livre, suivant la voie que Pierre Bourdieu lui-même pro-
pose, n’est pas inutile. Ce livre composite est né, on le sait – et

4. D’autant que dans la tradition de la recherche en France, l’histoire littéraire, modèle dominant
des études littéraires sur la durée du siècle écoulé, et la sociologie ont, d’origine – depuis un siècle
justement – partie liée. [Pour un historique, voir Viala, 1985a].
5. Son article « Champ intellectuel et projet créateur » inaugure cette réflexion.

60
ses notes l’indiquent – de textes rédigés dans les décennies
antérieures, repris et retravaillés. Or, par un effet peut-être de ce
re-travail, la première partie et la seconde ne sonnent pas tout à
fait de même sur l’histoire du champ. Il est affirmé dans 1’une
et l’autre que le champ est le produit de son histoire, et qu’il

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n’est de science des œuvres possible qu’en les historicisant, et
même en une double historicisation, celle de la tradition et celle
des applications de la tradition [ibid., p. 426-427]. On sous-
crit. Mais à diverses reprises dans la première partie, sans que la
question en soit traitée en elle-même, des remarques, des incises
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récusent l’idée que l’on puisse faire remonter cette histoire au-
delà du XIXe siècle. Ainsi par exemple, la mention [ibid., p. 86]
des antécédents de la bohème littéraire au XVIIIe siècle, tels que
Robert Darnton les a étudiés, est aussitôt assortie de l’estima-
tion que ce qui se passe au XIXe siècle est « sans précédent ».
De même à propos du processus d’institutionnalisation et
d’émergence [ibid., p. 191-192, p. 166 et sq.] où, si sont bien
exprimées des nuances, c’est l’assignation des limites qui est le
principal énoncé. En revanche, dans la seconde partie, nourrie
pour une part de textes plus anciens, on lit à divers moments des
ouvertures sur une histoire plus longue du processus de consti-
tution du champ. Ainsi notamment à propos du champ artistique
du baroque italien [ibid., p. 358-359], ou encore à propos de
Bayle décrivant la « République des lettres » en des termes qui
dessinent l’image d’un champ [ibid., p. 287]. Bref, il y a à la
fois une affirmation forte, et une hésitation sur les implica-
tions. Affirmation forte : il ne peut être question de champ que
lorsque se constitue une revendication nette par les écrivains
(ailleurs les artistes) de l’autonomie de leur pratique ; soit, selon
Pierre Bourdieu, en France avec Flaubert et Baudelaire. Hési-
tation sur les implications : cela s’inscrit sans doute dans un
processus qui remonte plus loin dans le temps, mais hormis
quelques aperçus, tantôt concédant tantôt récusant, l’auteur
n’estime pas à propos ici d’engager cette histoire de plus longue
durée.
Ce l’est en revanche, à l’évidence, pour les historiens et pour
les « littéraires » (pour parler en termes commodes sans les
revendiquer comme catégories absolues). Et pour le préciser,
plutôt que d’en débattre en théorie, mieux vaut travailler à partir
de cas, comme Pierre Bourdieu le préfère avec raison. On peut
considérer avec lui que le point de départ du processus d’auto-
nomisation qui génère le champ littéraire pourrait bien être sans

61
cesse remis plus en amont : toute pratique, la littéraire et l’artis-
tique en particulier, s’assortit d’un discours d’escorte destiné
à la nantir de marques de légitimité. L’enjeu est donc non de
chercher l’origine, mythique, mais les grandes configurations
qui jalonnent historiquement le processus. Et pour cela, un

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ensemble de facteurs fondamentaux sont à prendre en compte,
tels que ceux employés dans ces Règles. Comme exemple, on
les appliquera, en retour critique sur des travaux antérieurs, au
XVIIe siècle [Viala, 1985b ; 1985c].
Et d’abord les facteurs extérieurs, « morphologiques », qui ne
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décident pas mais créent les conditions de possibilité : les modi-


fications qui surviennent au fil de l’histoire dans les populations
concernées par de telles pratiques retentissent sur les logiques
de la pratique elle-même. On a pu ainsi relever au XVIIe siècle
un accroissement massif et rapide (de l’ordre du triplement)
de la population « cultivée », qui a bouleversé les conditions
de l’offre et de la demande en matière de pratiques culturelles
notamment de pratiques lettrées. Et qui n’a pas seulement induit
un changement quantitatif, mais qui a aussi suscité une subdi-
vision nouvelle du marché culturel, par différenciation entre des
« publics », et entre des « viviers » d’auteurs, selon les seuils
de maîtrise mondaine et savante des nouveaux entrants dans
l’espace des lettres. En même temps, l’entrée en jeu de ces caté-
gories redistribuait les types de pratiques : à coté de l’aristo-
cratie et des clercs, alimentés pour ainsi dire par leur position
même dans l’espace social en données culturelles « cultivées »,
une fraction de noblesse moyenne et de bourgeoisie aisée, qui
ne bénéficiait ni des spectacles de cour ni des lettres savantes, a
dû se procurer sur le marché du livre et du théâtre les biens
symboliques qui lui permettaient d’affirmer sa position sociale.
Et parmi ce public élargi, les plus récents parvenus furent aussi
ceux qui manifestèrent, avec le zèle né de leur besoin de rat-
traper le décalage de distinction qu’ils subissaient, le plus
d’appétit littéraire [Viala, 1988 ; 1994]. Ainsi cette fraction
sociale, quoique minime en nombre représentait une clientèle
acheteuse par laquelle, à côté des subsides venus des patrons
et des mécènes, à coté des prébendes cléricales, les revenus de
plume liés à la librairie, l’édition et la représentation devinrent
des facteurs non négligeables de possibilité de subsistance. De
plus, des nantis, rentiers, tout en se dissimulant à demi, vinrent
à la pratique littéraire non par appât du gain, mais pour le pres-
tige que cela procurait : La Rochefoucauld n’écrit ses Maximes

62
ni par besoin d’argent, ni par besoin de justifier sa politique,
mais dans la logique du prestige et du plaisir qu’il trouve à
exceller aux choses d’esprit. C’est là une attitude « désinté-
ressée » dans la pratique de la littérature ; et doublement désin-
téressée puisqu’elle n’est pas non plus un exercice du débat

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entre savants. Et l’on pourrait méditer de même la figure que
compose La Bruyère en laissant ses droits d’auteur pour doter
la fille de son éditeur.
Si l’on prend le facteur, interne cette fois, de la formation
d’un ensemble d’institutions ayant pour effet de célébrer, légi-
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timer et conserver les valeurs littéraires, le même temps en offre


un ensemble assez abondant. Mais on mettra particulièrement
en avant un aspect par nous-mêmes assez peu étudié et que
des travaux en cours permettent de mieux évaluer [Mortgat,
1993] : la naissance de l’histoire littéraire française dont les
premiers linéaments apparaissent au XVI e siècle, mais qui
connaît au siècle suivant une inflexion sensible, avec notam-
ment sa constitution en genre littéraire, en particulier via la
rédaction des premières biographies de « poètes » (par G. Col-
letet). Opération de panthéonisation assortie de la tentation
hagiographique correspondante, les deux réunies opérant bien
comme des outils d’un processus par lequel se construit une
affirmation nouvelle de la valeur littéraire.
De la sorte, si bien sûr on ne peut parler de « champ » qu’à
la condition que des données structurales d’autonomisation
figurent à la fois dans les pratiques, dans les esprits et dans
les institutions, il semble légitime de le faire dès lors que ces
séries de facteurs deviennent repérables historiquement, et
littérairement efficients. Leur efficience se révèle dans les effets
de prisme (ou de « réfraction », terme qu’emploie Pierre Bour-
dieu) de l’écriture, indice que la médiation du champ régit les
productions qui en relèvent. À cet égard, peuvent être tenus
comme significatifs les textes où la littérature fait retour sur
elle-même, devient son propre objet et la fin de son propos. Or,
tel fut le cas, par exemple, autant de l’article de Bayle relevé
par Pierre Bourdieu que, une bonne génération plus tôt, de la
vogue des « songes » qui hante la littérature au lendemain de la
Fronde, et des textes qui s’élaborent en interaction avec ceux-là.
Il s’agit de ce genre particulier d’écrits qui adoptent la fiction
d’un songe pour se livrer à une entreprise de critique et théori-
sation du littéraire : tels furent la Lettre à Fouquet de Pellisson
et plus encore les « songes » de Guéret (Guerre des auteurs,

63
Parnasse réformé) qui préludent à la Querelle des Anciens et
des Modernes, mais aussi le Songe de Vaux de La Fontaine
qui, on l’oublie trop, s’organise autour d’un concours des arts
où s’affine la prééminence du littéraire dans le champ culturel.
Et ces textes font système avec d’autres, de haute réflexivité,

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comme La Nouvelle allégorique de Furetière, et le Roman bour-
geois du même. Autre forme de réflexivité, celle des person-
nages de fiction faisant référence à d’autres personnages de
fiction. Exemples : on l’a montré ailleurs [Viala, 1990],
lorsqu’au début de Britannicus, Néron est comparé à Auguste,
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ce n’est pas tant l’histoire qui est convoquée que la référence


à Cinna, et Britannicus se lit d’abord comme un « contre-
Cinna » ; auparavant même, L’Autre Monde de Cyrano, outre
une évocation de Tristan L’Hermite comme figure du poète
libre – et donc malheureux – et d’un monde rêvé où les poèmes
nourrissent leur homme et sont la seule « valeur » du commerce
social, inclut une référence par le personnage du voyageur au
personnage d’Hortensius dans le Francion de Sorel (lequel Hor-
tensius lui-même avait été construit par Sorel à partir d’échos
des débats et des querelles sur les lettres de Guez de Balzac…).
Et si, certes, la revendication de la littérature comme valeur en
soi, et la revendication de l’indépendance de 1’écrivain auront
une autre tonalité sous la plume de Flaubert et de Baudelaire,
comment ne pas voir une revendication de la littérature comme
valeur spécifique dans, par exemple, l’Excuse à Ariste de Cor-
neille, et le rêve de l’indépendance de l’écrivain dans les Lettres
de Tristan ?
Pour autant, il ne s’agit en rien d’effacer ou même
d’estomper les différences entre la situation du littéraire autour
de 1850 et dans les deux siècles antérieurs. Les positions rele-
vant de l’art pour l’art, de la littérature regardée comme fin en
soi, ne se manifestent pas avant que des facteurs morpholo-
giques et mentaux rendent possibles ces inventions de positions
neuves par Flaubert et Baudelaire. Mais est-ce que l’autonomie
relative, critère crucial pour raisonner en termes de champ, ne
réside que dans le fait que tel ou tel déclare qu’il se veut un
écrivain indépendant de toute autre considération que l’art de
l’écriture conçu comme une fin en soi ? Si la logique du champ
est bien le produit cumulé de son histoire spécifique, alors cette
revendication maximaliste apparaît comme un processus lui-
même inscrit dans un processus plus vaste, de plus longue
durée, où Tristan et Cyrano précèdent Flaubert, mais les uns sur

64
le mode amer d’une autonomie rêvée comme un but quasi inac-
cessible, l’autre sur le mode fier de la revendication plus
assurée. Longue durée à laquelle il ne s’agit donc pas d’assi-
gner un début absolu, mais dont il s’agit bien de donner la des-
cription historique des phases et configurations par lesquelles le

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processus s’est produit, ou a été produit 6.
Et en cela, il y aurait quelque risque [cf., par exemple,
Merlin, 1994] à privilégier les déclarations d’intention des écri-
vains, car on peut toujours se demander si ces déclarations se
trouvent conformes à la facture effective des textes ; et elles ne
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le sont pas toujours, pas si souvent [Delègue, 1991]. L’autre


risque, plus grave peut-être, est que les images de la création lit-
téraire comme une conquête difficile en face des contraintes
externes sont fort anciennes chez les écrivains, et qu’on peut
aboutir, si l’on dissocie les facteurs relevant de la structure
sociale et ceux qui relèvent de la structure mentale, à des
conclusions diamétralement opposées : ainsi, là où Pierre Bour-
dieu ne voit pas d’écrivain vivant (douloureusement) l’auto-
nomie du littéraire avant Flaubert et Baudelaire, Y. Delègue
de son côté peut, en ne prenant que des images textuelles, argu-
menter qu’elle est bel et bien (en riant mais avec douleur) vécue
dans l’entreprise de Rabelais… ; et le débat alors peut être
infini, et non « cumulatif ».
Or le débat en de tels points a pour enjeu l’histoire litté-
raire (ailleurs, l’histoire de l’art : on pense par exemple au livre
de N. Heinich sur les peintres et artistes [1993] ou, pour le
XVIII e siècle, à celui de Becq [1984]). Les propositions
contenues dans Les Règles de l’art permettent de construire une
histoire littéraire qui puisse revendiquer sa dimension scienti-
fique. Faire l’hypothèse 7 d’une configuration où la littérature
est principalement soumise à l’hétéronomie (ainsi des lettres
médiévales par rapport à l’Église), d’une autre où hétéro-
nomie (la puissance politique par exemple) et autonomie
(l’existence d’une institution et d’un marché) sont en lutte non
seulement dans les idées de la littérature mais en même temps,
les deux étant inexorablement liés, dans le statut de celle-ci

6. On ajouterait volontiers ici – mais il y faudrait encore bien des pages – les analyses touchant
aux relations contradictoires entre le champ littéraire et celui du pouvoir au XVIIe siècle ; entre autres
ceci : en rendant impossible l’exercice de 1’éloquence dans l’espace du politique, l’absolutisme
monarchique a suscité un déplacement du centre de gravité de la poétique vers les arts de la forme
et de la fiction, l’hétéronomie marquée d’un côté induisant une autonomisation accrue de l’autre.
7. Voir la périodisation de l’histoire littéraire en termes de constitution ou non du champ et de ses
configurations historiques [Contat, 1991].

65
(l’« âge classique » au sens foucaldien de l’expression), d’une
troisième où l’autonomie s’affirme dans l’étroite sphère des
positions dominantes en valeur symbolique (moment retenu par
Pierre Bourdieu), c’est pouvoir réorganiser l’histoire littéraire
dans une perspective d’histoire du champ, de sa préhistoire à

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son émergence et à son affirmation maximale, comme histoire
d’un procès qui fait varier les valeurs accordées à la littéra-
ture en même temps que par elle construites (valeurs qui, il
faudra aussi un jour en évaluer toutes les implications, se jouent
à réception – au sens plein, et pas seulement selon le « lecteur
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implicite » envisagé par W. Iser).

Les réflexions ci-dessus se cantonnent à l’histoire littéraire


de la France. Mais à l’évidence la question est aussi celle du
« et ailleurs ? », en mettant en jeu les frontières nationales.
Enjeu qui retentit sur des problématiques de plusieurs plans :
entre autres, celle des zones culturelles et linguistiques à exten-
sion supranationale (la francophonie par exemple), celle de la
possibilité d’une littérature comparée efficace. Enjeu qui, aussi,
dans une phase de l’histoire où la question des nationalités
divise d’anciens États, ne peut être minimisée…
Ainsi, par exemple, si l’on a pu discerner très tôt les lignes
de force d’un champ artistique dans le Quattrocento, le champ
littéraire italien et le français ne présentent pas même structure
ni même histoire, pour en rester au cas de deux pays unifiés par
la langue (quoique différemment) et par la politique (mais dans
des durées inégales, et avec des forces de division très inégales
aussi) 8.
Mais même en se cantonnant dans l’espace francophone, il
reste à démêler si l’on s’y trouve en présence d’un champ lit-
téraire unifié autour du pôle hexagonal (et parisien) avec des
périphéries s’étendant jusqu’en Belgique, Québec, Suisse
romande, Afrique, Liban… Ou bien s’il y a là plusieurs champs
distincts [Saint-Jacques, 1991]. Partant là aussi d’un exemple,
on se référera aux choix qui se sont imposés à ce sujet aux cher-
cheurs québécois entreprenant une histoire littéraire du Québec
[Lemire, Saint-Jacques, 1990 ; 1991].
Plutôt que de recenser et situer par rapport à des « mouve-
ments » un ensemble plus ou moins ancien de textes institués
d’office en « littérature québécoise », cette étude de la vie

8. Pierre Bourdieu note la question en passant, à propos de l’Angleterre [1992, p. 306].

66
littéraire s’est astreinte à des questions souvent négligées dans
les visées usuelles de l’histoire littéraire et pourtant fondamen-
tales : quelles sont les conditions pour que des pratiques de
l’écriture publique émergent dans une société donnée ?
Comment certaines de ces pratiques en viennent-elles à acquérir

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un caractère « littéraire » et en quel sens de cette idée ?
Comment celles-ci se créent-elles un espace propre (un
champ) ? Comment les rapports de subordination et d’émanci-
pation entre métropole et colonies se règlent-ils en ce domaine ?
Plus simplement dit : comment se fait-il que quelque chose qui
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a nom « littérature québécoise » (ailleurs belge, mais aussi bien


encore russe, ou française, ou ce qu’on voudra) soit advenu et
qu’est-ce à dire ?
La situation coloniale de la Nouvelle-France, puis du Canada
sous régime britannique, et la forte dépendance politique et
économique du Québec contemporain à l’endroit respective-
ment du Canada anglophone et du marché nord-américain
fournissent des conditions générales suffisamment originales
pour y supposer une histoire et une configuration qui ne
soient pas duplications de l’exemple français. Et en ce qui
concerne les facteurs morphologiques, l’appartenance à l’aire
linguistique francophone et la faiblesse numérique de la
population font que deux caractéristiques (langue, extension
du marché) propices à l’autonomisation d’un champ littéraire
sont en situation ambivalente. Pourtant, une autonomisation s’y
est engagée à cet égard, selon un processus qui se repère à peu
près concurremment de celui qui retient l’attention de Pierre
Bourdieu pour la France, vers le milieu du XIXe siècle : mais il
ne faudra pourtant pas s’étonner que la configuration n’en soit
pas identique ; ce qui implique que le concept de champ puisse
être interrogé dans sa pertinence heuristique, en se demandant
s’il conserve son efficacité analytique pour une configuration
différente.
L’histoire n’en étant pas supposée connue, il est sans doute
utile d’en baliser ici le parcours (quitte à en espacer les
repères). La colonisation française y servira de point de
départ. Paradoxe apparent, puisque hormis de rares poèmes de
circonstances 9, dont pour la plupart les traces se sont perdues,
hormis d’encore plus rares représentations théâtrales, il n’est
point alors de vie littéraire appréciable en Nouvelle-France

9. Par exemple Les Muses de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot.

67
(l’absence de masse critique de population, due à la dispersion
démographique, autant que la relative pauvreté matérielle de
la colonie suffisent à l’expliquer). Certes, des correspondances,
des journaux personnels, mais surtout les Relations des Jésuites
et autres récits de voyage comme (à l’opposé idéologique) celui

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de Lahontan, attestent de pratiques d’écriture : leur destination
publique française les rattache au discours naissant de l’opi-
nion dans une monarchie où les entreprises capitalistes et mis-
sionnaires de colonisation nécessitent la recherche d’appuis
privés pour prolonger ceux de l’État. Ces pratiques inscrivent
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la préhistoire littéraire québécoise dans un espace entièrement


français, d’autant que la colonie n’a même pas droit que s’y ins-
talle une imprimerie qui permettrait matériellement une produc-
tion identifiable comme locale. De cette configuration, les
choses vont passer par un basculement complet avec la
conquête britannique au milieu du XVIIIe siècle. Le nouveau gou-
vernement autorise immédiatement presses et journaux dans la
colonie : le discours public obtient ainsi une prise directe sur la
collectivité locale, et l’on passe d’une situation où l’apparte-
nance politique au domaine français empêchait toute produc-
tion propre à une situation où l’inclusion dans le domaine
anglais rend possible celle-ci. La mise en place d’une Chambre
d’assemblée en 1791 complète au Québec cette configuration
nouvelle, dans le champ du pouvoir cette fois : l’opinion
publique canadienne française se mobilise dès lors autour de la
question nationale.
La littérature au sens moderne du terme n’y a pas encore
grand-place. Peu de fiction, de théâtre, de poésie lyrique ou
d’essais, sauf pour les occasionnelles contributions d’immigrés
français ou suisses agissant conformément aux habitus litté-
raires acquis dans leur formation première. Mais déjà des lettres
publiques, où les interventions de ces immigrés font surgir la
question que l’un d’entre eux, Napoléon Aubin, formule expli-
citement : ne faut-il pas dans ce domaine général du discours
public fonder une « littérature nationale » ? « Revendication
nette » déjà d’une autonomisation, mais suivant un principe
géopolitique.
L’échec de la rébellion de 1837-1838 et, plus encore, l’Union
des deux Canadas en 1840, qui place les francophones en situa-
tion de minorité linguistique, enclenchent un nouveau pro-
cessus : la crainte de disparaître sans avoir laissé de trace,
l’impasse politique et économique dans laquelle ils se trouvent,

68
conduisent les « Canadiens » à s’inventer un espace idéolo-
gique de repli, à la fois histoire et littérature. La grande œuvre
fondatrice est celle de François-Xavier Garneau, qui donne
par le même coup une épopée à sa fragile nation. Récusant à
la fois l’insondable sujet-Providence de l’Histoire et descrip-

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tion générale de la Nouvelle-France de Charlevoix et celui,
obscurantiste clérico-monarchiste, de l’Histoire des deux Indes
de l’abbé Raynal, il fait du peuple francophone en Amérique,
à travers ses tribulations diverses, le héros d’une geste dont la
prégnance l’impose d’emblée comme mythe de référence à sa
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collectivité. Sa reconnaissance comme « historien national », la


floraison de poèmes, romans, pièces de théâtre, anthologies
même, qui accompagnent et prolongent cette œuvre, l’appari-
tion d’une critique qui propose une forme consensuelle à
l’esthétique marquent l’émergence d’une configuration nou-
velle : elle se caractérise par la réception favorable qu’y ren-
contrent un « poète national », Octave Crémazie, et un roman
fondateur Les Anciens Canadiens. L’hégémonie naissante d’un
discours de l’imaginaire mémoriel et utopique fait apparaître
le projet d’étudier comme tel « le mouvement littéraire en
Canada » (Casgrain, 1866) [Beaudet, Saint-Jacques, 1999].
À partir de là, un ensemble d’instances s’édifie progressive-
ment qui apportent des lieux de production, légitimation, auto-
nomisation : revues, prix littéraires, maisons d’éditions, théâtres
enfin ; les facteurs institutionnels désignant un champ litté-
raire s’instaurent à l’échelon québécois (en se séparant des insti-
tutions du champ littéraire français), et non à l’échelon
« canadien ».
Autonomisation différente, donc, et relativement plus jeune
que celle qui s’est jouée en France ; mais les structures fonda-
mentales de la spécification du littéraire sont alors en place,
et la revendication d’autonomie s’affirme. Reste que, par suite
de sa généalogie singulière, dans le champ littéraire québécois
le débat sur la littérature et celui sur la politique et l’identité
« nationales » sont d’abord liés, et l’autonomie du littéraire se
fait d’abord avec l’autonomie politique, et non contre le poli-
tique ; et les réceptions ou rejets de modèles venus d’Europe
comme la recherche de modèles propres se médiatisent par
cela : ainsi les débats sur les modèles romantiques, symbo-
listes, ou encore l’« art pour l’art », contrebattus par une ten-
dance « provincialiste » qui bénéficie, bien plus qu’en France
où le régionalisme occupe alors une position faible dans la

69
hiérarchie des légitimités, d’une forte audience liée a l’inter-
rogation identitaire. Mais dans sa lutte contre deux sources
d’influences hétéronomes (l’espace anglophone englobant, et
l’espace français débouché marchand nécessaire aux réussites
financières), ce champ, qu’on ne peut pour cette raison même

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ramener à un sous-champ de l’un ou de l’autre, construit son
autonomie pour une bonne part en jouant une hétéronomie
contre l’autre : se revendiquer comme nord-américains permet
aux littérateurs québécois de s’émanciper des schémas français,
se revendiquer francophones les isole dans l’espace nord-amé-
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ricain. Dès lors, la « valeur propre » du littéraire prend au


Québec des formes spécifiques. Des noms d’écrivains
(Gabrielle Roy, Hubert Aquin) donnés à des édifices publics
attestent de la reconnaissance collective de la valeur litté-
raire ; de même, la création de départements et filières propres
d’études en littérature québécoise ; de même encore, sur le der-
nier demi-siècle, dans la sphère restreinte, une densité de
maisons d’édition et surtout de revues littéraires qui proportion-
nellement à la population concernée, est sensiblement plus
élevée qu’en France ; de même, enfin, l’entreprise de grandes
éditions complètes, prestigieuses, monumentales et éminem-
ment consacrantes (exemples : celle de Lahontan dirigée par
R. Ouellet pour les origines historiques, celle d’H. Aquin par
B. Beugnot pour les œuvres du champ autonomisé). Mais en
même temps, alors que « l’intérêt désintéressé » pour la litté-
rature est manifeste (la grande majorité des écrivains de quelque
renom écrivent pour le prestige qu’a la littérature, et non dans
des formes propices aux gains financiers), la prégnance de
l’interrogation identitaire fait que celle-ci est regardée comme
une valeur résultant de l’exploration spécifique que le travail
sur le langage permet pour une collectivité dont l’identité
repose sur la communauté de langue : ainsi de l’utilisation des
spécificités linguistiques dans des œuvres qui proposent par ail-
leurs des figures au-delà de la simple figuration identitaire
(théâtre de Tremblay) ; ou encore, autre exemple en un autre
sens, jeu, dans une langue qui respecte les normes du français
mais dans des formes et genres intérieurs en scintillements
variés, sur l’identité ambiguë, dans une réponse du référent
antique le plus largement occidental (Hypathie ou la fin des
Dieux). L’interrogation identitaire liée à l’histoire propre de la
littérature québécoise y persiste de la sorte sous des formes

70
dérivées, là même où cette littérature ne se propose pas pour fin
la revendication nationale.
Face à quoi, il convient soit de renoncer, pour écrire cette his-
toire sur le siècle écoulé, à utiliser la notion de champ s’agissant
d’un espace tel que le québécois – par quoi alors la remplacer,

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puisqu’il serait historiquement faux d’inclure cet espace de pra-
tiques dans le champ littéraire français, ou même francophone ?
Par la notion d’institution ? mais celle-ci ne rend compte que
d’une partie des questions concernées ; soit d’admettre que la
définition du concept doit être retenue en ses données premières
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(un espace social fondé sur une pratique ayant ses spécifica-
tions identifiables et ses réseaux de valeurs autonomes, et un
ensemble structuré de systèmes de différences) sans exiger,
pour le tenir comme pertinent, que le modèle post-romantique
français (de la littérature comme fin en soi en tant que seule
valeur légitime) y soit dupliqué.

Ainsi, au sein de l’ère francophone dans le cas présent, entre


aires culturelles différentes ailleurs, l’interrogation en termes
de champs engage à la fois la manière d’écrire l’histoire de
chacun de ces espaces et les enjeux d’un comparatisme bien
tempéré (c’est-à-dire considérant les relations, influence et cor-
respondances d’une aire à l’autre en comparant les conditions
de production et réception des textes par lesquels se font ces
interactions : sans cela, le risque est grand, et bien connu, d’une
littérature comparée s’abandonnant aux commodités d’un thé-
matisme flou). Et la possibilité de construire une histoire géné-
rale des littératures suppose que l’on s’interroge sur les
conditions de communication et de traductibilité même des
données d’un espace dans celles d’un autre espace (la ques-
tion de la traductibilité se pose avec une acuité particulière
quand, lorsque des écrivains écrivent pour leurs pairs et sem-
blables dans leur champ, leurs œuvres se trouvent recevoir ou
exercer des influences sur d’autres situés dans d’autres espaces,
structurés en champ ou à l’état d’hétéronomie forte). Suivre le
devenir d’un thème, ou d’un genre, d’une attitude, d’une forma
mentis, d’un de ces espaces à un autre suppose bien qu’on uti-
lise pour l’un et l’autre les mêmes modèles conceptuels d’ana-
lyse, et des modèles à la fois assez forts et assez souples pour
qu’ils rendent compte des éléments qu’ils ont à prendre en
charge dans les différences mêmes de ces éléments. Sans quoi
l’histoire littéraire se trouvera renvoyée vers des inventaires de

71
sources ou d’intertextualités dont elle ne pourra penser les
systèmes de différences, et donc vouée à se borner à des séries
d’histoires littéraires nationales, au mieux, et jamais à des
saisies à un échelon plus élevé. Situation que les chercheurs
français vivent peut-être assez confortablement, installés qu’ils

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sont sur les acquis de trois siècles de domination des modèles
français non seulement sur la francophonie, mais bien, durant
de longues phases (tel l’« âge classique » en Europe) sur des
aires culturelles relevant d’autres langues et nations. Mais
situation dont ils sentent aussi la précarité intellectuelle, et
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que le franco-centrisme tenté par les distributions de prix


une année à un Antillais, une autre a un écrivain libanais (la
Québécoise ayant eu son tour auparavant : Pélagie la Char-
rette) ne masqueront pas longtemps. Reste que pour engager
ces histoires littéraires-là, les outils tels que le concept de
champ doivent être impliqués dans la description de configu-
rations contrastées.
À la lumière de ces (trop brefs) exemples, il nous paraît donc
utile de trancher dans les hésitations qui, par petites touches,
jalonnent les Règles de l’art, en prenant position – en assu-
mant nos positions – pour un usage pleinement historique de la
notion de champ, mettant en jeu toute la genèse de ce dernier,
avec les configurations successives qui s’y sont présentées (et
qui n’ont pas toujours et partout été linéairement orientées vers
un progrès d’autonomie, soit dit en passant). À moins qu’on
ne suppose qu’au fil de variations de la conception de ce que
nous appelons aujourd’hui « littérature », il faille faire varier la
démarche d’analyse dans ses concepts structurants eux-mêmes,
c’est la condition pour que, entre histoire, science sociale et
recherche littéraire se tissent des interlocutions qui permettent
une histoire littéraire, et même une histoire littéraire générale ou
comparée, échappant au déterminisme ou au subjectivisme. Et
Pierre Bourdieu nous pardonnera d’avoir, pour poser la ques-
tion du processus dans l’ensemble de ses cheminements, pré-
féré, suivant son exemple, retravailler – dans la logique
cumulative – le concept de champ pour en étendre l’extension
sans en perdre la compréhension efficace, plutôt que de cher-
cher, en substituant un terme à un autre (institutionnalisation
par exemple), un concept relais qui n’eût sans doute été qu’un
simulacre.
Resterait, ensuite, à revenir sur l’efficacité – considérable, si
l’on s’y emploie – de cet outil en matière d’analyse des textes.

72
Mais c’est une autre histoire. Non, pardon : c’est une autre
facette de la même histoire, avec des questions là aussi à
affiner, mais nous renverrons seulement à ce sujet puisqu’il faut
se borner, à l’exemple d’un des absents de son champ, Daudet
et à sa petite chèvre de M. Seguin [Ponton, 1991] 10.

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Bibliographie
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champ littéraire québécois avant 1914 », à paraître dans Texte, Toronto.


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LEMIRE M. (sous la dir. de), SAINT-JACQUES D. et al. (1991), La Vie littéraire
au Québec, vol. II, 1806-1839 : Le Projet national des Canadiens, PUL,
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10. Et, sur la lecture d’un conte de Daudet en termes de champ, voir Viala [1992].

73
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VIALA A. (1988), L’Esthétique galante, SLC, Toulouse.
VIALA A. (1990), Racine. La stratégie du caméléon, Seghers, Paris.
VIALA A. (1992), « Ah ! qu’elle était jolie… », Politix, nº 17, p. 125-141.
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nº 182, numéro spécial Voies de la création littéraire au XVIIe siècle.
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3

Les règles du champ


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par Jean-Louis Fabiani*

La notion de champ 1, articulée avec celle d’habitus et de


capital, exerce une fonction centrale dans le système explicatif
développé par Pierre Bourdieu. Il vaut la peine de revenir briè-
vement sur la genèse et les usages de la « théorie générale des
champs », laquelle, bien qu’elle n’ait pas fait l’objet d’une pré-
sentation en forme, constitue l’une des clés pour l’analyse de
l’œuvre. Le concept de champ doit ses propriétés au fait qu’il
est désindexé par rapport aux contextes historiques sur les-
quels il s’applique, et se trouve ainsi affecté d’une validité uni-
verselle. En partant d’une des expositions les plus claires de
la notion, il est possible de s’interroger sur les conditions de
la validité de l’usage analogique de l’espace positionnel, qui
constitue le cœur du dispositif d’interprétation.
Dans les Règles de l’art, Pierre Bourdieu formule ses ana-
lyses du monde littéraire français de la deuxième moitié du
XIXe siècle dans le langage de la « théorie générale des champs »
[1992, p. 257] dont la théorie du champ littéraire n’est qu’un
cas particulier. Deux affirmations limitent notre savoir sur la
forme générale de cette théorie :
1) L’auteur renvoie à une publication ultérieure un travail en
cours sur « les propriétés générales des champs, en portant les

* Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, SHADYC-CNRS.


1. Les remarques qui suivent reprennent une partie des idées développées dans deux articles
publiés respectivement dans Genèses [1993a] et la Revue européenne des sciences sociales [1994].
Je remercie les responsables de ces deux revues pour m’avoir autorisé une reproduction partielle de
ces textes. Pour des points de vue complémentaires sur l’intérêt et les limites du recours à la notion
d’espace positionnel, je me permets de renvoyer à deux autres articles parus dans la Revue de méta-
physique et de morale [1993b] et Enquête [1997].

75
différentes analyses réalisées à un niveau supérieur de formali-
sation » (mais il n’est pas sûr qu’il s’agisse à proprement parler
d’une « formalisation » de la théorie des champs, au sens où
celle-ci supposerait une rupture avec la langue naturelle).
2) Il fait état d’un projet théorique plus vaste : « Comme

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j’espère un jour pouvoir en faire la démonstration, tout permet
de supposer que, loin d’être le modèle fondateur, la théorie du
champ économique est sans doute un cas particulier de la
théorie générale des champs qui se construit peu à peu, par
une sorte d’induction théorique empiriquement validée, et qui,
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tout en permettant de comprendre la fécondité et les limites de


validité de transferts tels que celui qu’opère Weber, contraint à
repenser les présupposés de la théorie économique, à la lumière
notamment des acquis dégagés des champs de l’analyse de pro-
duction culturelle. » À ce degré de généralisation, le « champ »
semble un concept historiquement amorphe : la théorie géné-
rale implique apparemment que tout se passe partout comme
ici (champ de la maison individuelle, champ de l’enseigne-
ment supérieur, champ des Grandes Écoles). La diversité des
objets sur lesquels s’applique le concept montre qu’il sub-
sume des situations historiquement très diverses et des modes
de construction qui n’ont rien de commun : mais la référence à
la théorie générale, même lorsqu’elle apparaît sous une forme
simplement programmatique, implique que tous les objets his-
toriques et tous les objets sociaux peuvent être analysés dans
les mêmes termes, bien que les terrains que Pierre Bourdieu a
sélectionnés pour en faire des éléments de validation de la
théorie générale soient le plus souvent pris dans l’Occident
contemporain. Mais ce n’est en aucun cas une limitation. La cri-
tique de la raison théorique de l’anthropologie qui est menée
dans le Sens pratique s’appuie sur la notion de logique des
champs en vue d’en finir avec l’opposition artificielle, mais
centrale dans les sciences sociales, entre subjectivisme et objec-
tivisme. La notion de champ intervient en effet pour rendre
compte de la nature des logiques pratiques qui ne se laissent pas
réduire à la rationalité de l’économisme, lequel définit la pra-
tique à partir de la rencontre entre des intentions de rationa-
lité qui trouvent leur expression dans le calcul et des contraintes
externes. L’économie générale des pratiques évacue le calcul,
mais garde l’intérêt redéfini comme investissement dans un jeu,
illusio, commitment. C’est cet espace où peuvent s’investir les
joueurs qui donne sa première configuration à la logique du

76
champ. Les différents univers économiques sont autant de
champs de luttes qui se distinguent aussi bien par « les enjeux
et les raretés qui s’y engendrent que par les espèces de capital
qui s’y engagent ». Les premières définitions du champ dans la
réflexion anthropologique tournent toutes autour de la notion de

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jeu. L’analogie avec le jeu véritable est limitée par le fait que,
dans le cas des « champs sociaux », « on n’entre pas dans le jeu
par un acte conscient, on naît dans le jeu ».
La deuxième définition du champ, dont on retrouve les pre-
mières formulations dans les textes consacrés au marché des
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biens symboliques, est à chercher du côté de l’espace posi-


tionnel (un système de positions qui organise un espace des
coups possibles, une structure qui détermine la forme des inter-
actions). La meilleure formulation de cette notion se trouve
dans la relecture structuraliste que fait Pierre Bourdieu de la
sociologie religieuse de Max Weber : le champ religieux est
défini comme une structure de relations objectives et non plus
à partir d’une typologie réaliste [Bourdieu, 1971]. Dans cette
définition, le « champ est un réseau de relations objectives (de
domination ou de subordination, de complémentarité ou d’anta-
gonisme, etc.) entre des positions – par exemple, celle qui cor-
respond à un genre comme le roman ou à une sous-catégorie
telle que le roman mondain, ou, d’un autre point de vue, celle
que repère une revue, un salon ou un cénacle comme lieu de ral-
liement d’un groupe de producteurs. Chaque position est objec-
tivement définie par sa relation objective aux autres positions,
ou, en d’autres termes, par le système des propriétés perti-
nentes, c’est-à-dire efficientes, qui permettent de la situer par
rapport à toutes les autres dans la structure de la distribution
globale des propriétés » [Bourdieu, 1992, p. 321].
Enfin, le concept de champ est l’objet d’une tension entre les
conséquences de la mise en place d’un « système de ques-
tions générales » destiné à mettre au jour les lois invariantes
de la structure (quels que soient les objets considérés) et la
recherche des propriétés spécifiques de chaque champ. Si l’ana-
lyse doit conduire par inductions successives à un haut degré de
formalisation d’une théorie générale des champs, il n’en reste
pas moins que chaque champ présente des formes spécifiques :
l’homologie peut être décrite comme une ressemblance dans
la différence [Bourdieu, 1987, p. 167]. Mais il présente aussi
le point de vue inverse : « du fait des particularités de ses fonc-
tions et de son fonctionnement (ou simplement, des sources

77
d’information le concernant), chaque champ livre de manière
plus ou moins claire des propriétés qu’il a en commun avec
tous les autres » [Bourdieu, 1992, p. 257]. Certains champs en
apparence très particuliers, où le niveau de censure est moins
fort, révèlent des propriétés générales. Pierre Bourdieu déve-

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loppe une problématique de la propension différentielle des
champs à l’objectivation : « Le champ de la haute couture m’a
introduit plus directement qu’aucun autre univers à l’une des
propriétés les plus fondamentales de tous les champs de pro-
duction culturelle, la logique proprement magique de la produc-
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tion du producteur et du produit comme fétiches » [ibid.,


p. 287]. Cette intéressante remarque vient brouiller la ques-
tion de la multiplicité relative des modes de structuration des
champs : poussée à son terme, la théorie générale des champs
pourrait devenir une théorie générale du champ. Tous les
champs, quelles que soient les configurations historiques singu-
lières qui les caractérisent (tradition nationale, degré de déve-
loppement, etc.), sont justiciables de la même grille
conceptuelle, celle qui était déjà mise en place lors de l’élabo-
ration du concept dans sa dimension anthropologique : à ce
titre, cette notion présente bien un caractère transhistorique.
Le livre de Pierre Bourdieu 2 peut permettre de construire un
point de vue global sur la sociologie des œuvres, dans la mesure
où son travail se présente comme l’entreprise la plus puissante
à ce jour dans le domaine, par son ambition scientifique, par
le caractère systématique de sa visée et par le recours à une
conceptualisation unitaire qui la rend théoriquement applicable
à tout secteur de la production symbolique. L’intérêt de l’auteur
pour la littérature n’est pas récent : c’est même à propos de la
production littéraire qu’il a présenté une des premières formu-
lations du concept de champ, plusieurs fois remaniée depuis.

2. Bien que l’auteur nous invite à une lecture active de son essai – « comprendre vraiment (les
textes scientifiques) c’est faire fonctionner à propos d’un objet différent le mode de pensée qui s’y
exprime, la réactiver dans un nouvel acte de production, aussi inventif et original que l’acte initial,
et en tout opposé au commentaire déréalisant du lector, métadiscours impuissant et stérilisant »
[Bourdieu, 1992, p. 254] –, on ne peut manquer de ressentir de l’appréhension au moment de dis-
cuter son travail, tant il est constitué de dispositifs qui permettent de disqualifier par avance toutes
les objections ou simplement les demandes d’élucidation, considérées comme réductrices ou des-
tructrices de l’originalité et de la nouveauté radicale de la démarche. Un malheureux (heureusement
destiné à rester anonyme) se trouve ainsi proprement sulfaté dans la note 5 de la page 252 pour avoir
osé esquisser une généalogie du concept d’habitus. Pour éviter toute discussion de son analyse plutôt
rapide des différentes tendances de la théorie littéraire, P. Bourdieu affirme que les « théories, en
particulier celles des sémiologues français, ne pèchent pas par un excès de cohérence et de logique,
en sorte qu’on pourra toujours y trouver, en cherchant bien, quelque chose que l’on peut
m’opposer » [ibid., p. 272].

78
Plus généralement, il faut aussi évoquer le caractère organisa-
teur de la préoccupation pour les formes symboliques, qui se
manifeste à travers la lecture originale qu’il fait de Cassirer et
de Panofsky. La sociologie de la littérature n’est en aucune
manière une récréation que s’offre le maître, une fois ses grands

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desseins théoriques accomplis : elle est au cœur même de son
projet. On pourrait peut-être reconnaître aussi dans cette insis-
tance le souci du sociologue, jamais reconnu comme tel,
puisque au contraire Pierre Bourdieu ne cesse de se réclamer
de la science – et ordinairement dans les termes d’une épisté-
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mologie franchement naturaliste –, de se mesurer avec les


grands écrivains. La belle analyse qu’il consacre à Sartre
comme figure de l’intellectuel total vise en premier lieu à en
finir avec « l’illusion d’une toute-puissance de la pensée » :
mais il n’est pas interdit de la lire comme un hommage. Le
rapprochement du grand sociologue et du grand créateur est à
mon sens une des clés pour la pleine compréhension de ce livre.
Évoquant sa propre stratégie de recherche, Pierre Bourdieu
n’hésite pas à évoquer une proximité avec l’innovation litté-
raire : « Demander la solution de tel ou tel problème canonique
à des études de cas (comme la haute couture pour comprendre
le fétichisme), c’est infliger à la hiérarchie tacite des genres
et des objets une transformation qui n’est pas sans rapport avec
celle qu’ont opérée, selon Erich Auerbach, les inventeurs du
roman moderne, Virginia Woolf notamment » [1992, p. 250].
Parallèlement, Flaubert est considéré comme un quasi-socio-
logue, puisqu’il constitue les conditions d’une véritable expéri-
mentation (Frédéric est lancé dans un espace, comme une
particule dans un champ de forces ; l’auteur « construit » un
groupe d’adolescents). Que manque-t-il à l’écrivain pour être
un grand sociologue ? Mais la « science » flaubertienne ne se
démasque qu’à la lecture qu’en donne le sociologue : ce der-
nier est à proprement parler le premier vrai lecteur de l’œuvre,
bien qu’il ait été précédé par d’innombrables lecteurs et des
générations de commentateurs professionnels qui sont tous
passés à côté de sa véritable signification (« cette œuvre mille
fois commentée et sans doute jamais lue vraiment » [ibid.,
p. 19]). Par un paradoxe apparent, l’Éducation sentimentale
« fournit tous les instruments nécessaires à sa propre analyse
sociologique », mais ce fait « a échappé aux interprètes les plus
attentifs ». En levant les opacités qui sont l’effet du dispositif
de dénégation du monde social sur lequel il considère qu’est

79
fondée la littérature, le sociologue, qui crée pour la première
fois les conditions d’une lecture complète de l’œuvre, se situe
de plain-pied avec le grand écrivain. Ceci le dispense
d’accorder de l’attention à l’histoire pourtant riche des lectures
de l’Éducation sentimentale.

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L’analyse sociologique des œuvres littéraires suppose une
rupture avec les formes établies de la critique, mais n’implique
ni destruction de l’œuvre ni suppression de la jouissance esthé-
tique. Pour se prémunir des critiques ambiantes qui assimilent
l’interrogation sur la genèse sociale des valeurs esthétiques avec
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le relativisme (et qui attribuent à la sociologie une part active


dans le développement de la « crise de la culture »), Pierre
Bourdieu reprend en le radicalisant un thème développé par
d’autres auteurs, Norbert Elias en particulier, celui de la science
des œuvres comme condition du plaisir esthétique. On se sou-
vient qu’Elias [1991] affirmait à propos de Mozart que « la
compréhension de la performance d’un artiste et la joie que
procurent ses œuvres ne se trouvent pas compromises, mais au
contraire plutôt renforcées et approfondies par l’effort pour
saisir le lien entre ses œuvres et sa vie dans la société des
hommes ». Il ne s’agit ici à proprement parler que d’un adju-
vant optionnel au plaisir de la musique, sans qu’il soit besoin
de se convertir à une forme supérieure d’accès aux œuvres.
Pierre Bourdieu pousse ce point de vue à la limite, en faisant
de la science des œuvres une condition du plaisir qu’on peut y
prendre : « C’est pourquoi l’analyse scientifique, lorsqu’elle est
capable de porter au jour ce qui rend l’œuvre d’art nécessaire,
c’est-à-dire la formule informatrice, le principe générateur, la
raison d’être, fournit à l’expérience artistique, et au plaisir qui
l’accompagne, sa meilleure justification, son plus riche ali-
ment. À travers elle, l’amour sensible de l’œuvre peut s’accom-
plir dans une sorte d’amor intellectualis rei, assimilation de
l’objet au sujet et immersion du sujet dans l’objet, soumission
active à la nécessité singulière de l’objet littéraire » [Bourdieu,
1992, p. 14]. On pourrait dire qu’il y a un prix à payer pour
continuer à jouir de l’art, qui consiste à renoncer à la forme
ordinaire, sensible, du plaisir esthétique, dont le principe est la
méconnaissance des sources du plaisir, comme fondement de la
croyance collective qui est au principe de l’ordre artistique et de
l’ordre intellectuel, et dont la constitution d’un rapport savant
à l’œuvre exige la suspension. Ce renoncement au plaisir ordi-
naire est la condition d’accès à une forme de satisfaction

80
supérieure fondée sur la reconnaissance, garantie par une
conversion préalable à la science, de la genèse sociale d’une
illusion. Accroître sa science (des œuvres), ce n’est donc pas
accroître ses douleurs, mais accroître son plaisir. On voit quelle
ambition esthétique le sociologue assigne à sa discipline.

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Doit-on considérer que la position de l’auteur des Règles de
l’art s’inscrit dans une tradition ascétique qui abaisserait la
jouissance pure et simple de l’œuvre ? On sait qu’Adorno dis-
sociait très fortement l’expérience artistique de la jouissance,
dans laquelle il voyait la marque du philistin 3. Dans son apo-
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logie de l’expérience esthétique, Hans-Robert Jauss [1978], étu-


diant le processus de dégradation de la notion de jouissance au
cours de l’histoire de l’art, s’efforce au contraire d’en res-
taurer les droits. On pourrait penser que Pierre Bourdieu se situe
du côté de l’ascétisme. Mais la radicalité de son point de vue
pourrait être relativisée si l’on considère qu’il ne fait que tra-
duire dans le langage de la nécessité le processus de transfor-
mation historique de la jouissance esthétique (au moins celle
qui concerne les œuvres légitimes) qui semble caractérisée par
l’incorporation progressive de la réflexivité dans le point de vue
que le spectateur prend sur les œuvres, qui tendent à intégrer
dans leur définition même leurs modes de constitution, leur ins-
cription dans une histoire et leur propre commentaire.
La sociologie se doit de définir son territoire par rapport aux
autres disciplines qui traitent des œuvres. Pour Pierre Bourdieu,
la science des œuvres doit se constituer en opposition radicale
avec le socle de l’analyse littéraire, qui prend comme point de
départ non questionné l’unicité et la singularité de l’œuvre cris-
tallisées dans la notion de projet créateur. C’est chez Sartre que
l’auteur des Règles de l’art voit l’accomplissement (en même
temps qu’il en permet le dévoilement) de ce discours de fonda-
tion mythique qui lit les développements successifs de l’œuvre
comme l’inscription historique d’un projet originel. En pous-
sant à la limite la position anti-réductionniste qui fait du créa-
teur artistique un auto-créateur, Sartre permet de mettre au jour
l’implicite de toutes les méthodologies d’analyse littéraire qui
s’appuient sur la mise en relation entre la biographie et l’œuvre
ou qui se fondent sur la singularité textuelle (c’est le cas de tous

3. « Celui qui jouit concrètement des œuvres d’art est un béotien. Des expressions comme « régal
pour l’oreille » le trahissent. En réalité, plus on y comprend quelque chose, moins on jouit des
œuvres » [Adorno, 1989, p. 30].

81
les formalismes). Pareil point de vue est assurément simplifi-
cateur, puisqu’il met dans le même sac toutes les espèces d’ana-
lyse littéraire, alors qu’elles ont des histoires différentes, des
techniques et des objets souvent contradictoires, et qu’elles pré-
sentent pour l’entreprise sociologique des capacités de sollici-

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tation ou de mobilisation très diversifiées. La référence aux
études littéraires n’existe que pour faire valoir l’originalité et
la puissance théorique de la sociologie de l’auteur : pour ne
prendre que deux exemples parmi d’autres, on ne voit pas
comment Paul Bénichou ou Hans-Robert Jauss – dont les noms
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n’apparaissent pas dans le livre – peuvent entrer dans la défi-


nition proposée. Le premier a pourtant puissamment contribué
à l’histoire de la constitution de l’écrivain en France [Bénichou,
1973]. Le second a renouvelé radicalement l’histoire de la litté-
rature, en renvoyant dos-à-dos le formalisme et la théorie du
reflet. C’est pourquoi l’histoire de la critique qui est esquissée
dans les Règles de l’art est franchement réductrice : l’auteur
peut sans sourciller traiter de la même façon le New Criti-
cism, l’herméneutique et le déconstructionnisme, pures mani-
festations de la doxa littéraire, entendue comme expression
routinisée de l’enseignement de la littérature dans l’institution
scolaire. Les différences entre courants sont à rapporter aux tra-
ditions nationales qui caractérisent les systèmes d’enseigne-
ment. Toutes les lectures formalistes peuvent être ramenées au
principe unique de l’absolutisation du texte, qui enveloppe un
rituel immuable de célébration. Il suffit de deux pages à l’auteur
pour exécuter tous les courants internalistes, et il disqualifie
d’un même allant toute forme de critique génétique, dont on
aurait pu penser au contraire qu’elle fût en mesure de devenir
une science auxiliaire fort convenable pour la sociologie.
Le travail de Michel Foucault, très rapidement évoqué, est
considéré comme une expression parfaite de la critique interna-
liste. Si l’auteur de l’Archéologie du savoir est crédité pour
avoir introduit la pensée relationnelle dans l’analyse des
œuvres, dans la mesure où aucune œuvre culturelle n’existe par
elle-même, en dehors des analyses d’interdépendance qui
l’unissent à d’autres œuvres, il n’en reste pas moins qu’il n’a
fait selon Pierre Bourdieu que déplacer le territoire de l’absolu-
tisation, du texte singulier vers les systèmes de relations inter-
textuels. Le « champ de possibilités stratégiques » n’est en
aucun cas un champ de forces sociologiques, puisqu’il est entiè-
rement défini par le déploiement de jeux conceptuels. Il y a du

82
jeu chez Foucault comme chez Pierre Bourdieu, mais il est clair
qu’on ne joue pas à la même chose. Pour instruire le procès de
« l’analyse structurale » qu’il prête à Foucault, Pierre Bourdieu
se limite à une seule référence, la réponse au cercle d’épisté-
mologie de l’École normale supérieure [Foucault, 1968], sans

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prendre en compte les remaniements successifs de la position
de Foucault par rapport à l’histoire des textes. Il paraît pour le
moins simpliste, même si l’on prend en compte les obscurités
et les contradictions de la notion d’épistémè, d’ailleurs aban-
donnée au cours du développement de l’œuvre, d’en faire une
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sorte d’analogue de l’esprit du temps ou du vouloir artistique, et


d’ouvrir ainsi la voie à une interprétation platement culturaliste
de Foucault. En rapprochant de manière paradoxale deux tradi-
tions intellectuelles, l’histoire des Annales, particulièrement
celle de Braudel, et l’épistémologie à la française de Bache-
lard et de Canguilhem, qui s’est constituée sous la forme d’une
histoire des sciences, Foucault s’est efforcé de penser conjoin-
tement la longue durée et le surgissement des discontinuités :
le rapprochement de séries très différentes rend impossible la
représentation d’une « chronologie continue de la raison » et
ouvre la voie à « une théorie générale de la discontinuité, des
séries, des limites, des unités, des ordres spécifiques, des auto-
nomies et des dépendances différenciées ». Foucault a très clai-
rement distingué les analyses en termes d’épistémè, telles
qu’elles étaient mises en œuvre dans Les Mots et les choses,
d’une problématique de la totalité culturelle : l’épistémè n’est
autre que l’ensemble des relations entre les sciences telles
qu’elles apparaissent à l’examen de leurs régularités discur-
sives. L’idée selon laquelle il existerait un monde séparé pour
les stratégies conceptuelles semble d’ailleurs étrangère à
l’œuvre de Foucault, quel que soit le moment de son travail
qu’on choisisse de privilégier : le rapport entre pratiques dis-
cursives et pratiques non discursives reste largement en dehors
de l’investigation. Aussi la critique de son œuvre qui lui
reproche essentiellement de rapatrier les stratégies dans le ciel
des idées et de méconnaître les conditions sociales de la pro-
duction intellectuelle passe-t-elle tout simplement à côté des
préoccupations foucaldiennes.
Ce qui différencie Foucault de Pierre Bourdieu, ce n’est pas
l’orientation culturaliste ou matérialiste de l’un ou de l’autre,
c’est le mode de construction de l’objet : si Foucault s’inté-
resse principalement à des « documents » (par opposition aux

83
« monuments » de l’histoire traditionnelle) qu’il entreprend de
« travailler de l’intérieur » et dont l’agencement donne lieu à
des configurations intertextuelles dans un espace logique, Pierre
Bourdieu accorde un primat absolu à la mise au jour des sys-
tèmes de relations entre les auteurs : en effet les oppositions

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significatives s’enracinent dans les rapports qui se constituent
entre les producteurs. Le champ littéraire, comme d’ailleurs
tous les champs sociaux, n’est pas autre chose qu’un système de
relations entre agents. C’est ce qui explique le fait que la socio-
logie de la production soit privilégiée par rapport à la socio-
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logie de la réception. Au sein de la sociologie de la production,


l’espace de l’explication est encore réduit par le fait que seule
est considérée une catégorie d’agents : les auteurs. La socio-
logie des œuvres est une sociologie des auteurs. Ainsi la ques-
tion de l’intertextualité, que Pierre Bourdieu définit, en
référence à Brunetière, comme « action des œuvres sur les
œuvres », ne s’exerce jamais que « par l’intermédiaire des
auteurs dont les stratégies doivent aussi leur orientation aux
intérêts associés à leur position dans la structure du champ »
[Bourdieu, 1992, p. 280]. Le champ littéraire, ce n’est jamais
que le champ des auteurs.
Ce primat accordé à la production est contesté par Jean-
Claude Passeron. Présentant les intentions théoriques d’un vaste
programme d’enquête dont on trouvera une partie des résultats
dans le Temps donné aux tableaux, il soutient que « si les
méthodes d’investigation et de traitement particulières à la
sociologie nous paraissent plus adaptées au processus de récep-
tion des œuvres qu’au processus de leur création, c’est parce
qu’elles permettent, en s’appliquant à un public diversifié, de
référer à des œuvres singulières un volume de comportements et
une variation sociale des actes et des situations d’interpréta-
tion suffisamment amples pour satisfaire aux contraintes de
l’analyse comparative » [Passeron, 1991, p. 262]. On pourra
voir dans ce projet une autolimitation non vraiment fondée des
ambitions explicatives de la sociologie, même si l’on peut sans
peine faire le constat de la faiblesse de l’analyse empirique de
la création : rien n’interdit en effet de considérer que la
construction d’un espace d’enquête concernant une population
de producteurs diversifiés et articulé à un principe de variation
sociale des actes et des situations de création ne puisse satisfaire
aux exigences de la démarche comparative qui est au cœur de
tout projet sociologique.

84
Il reste donc une place pour l’analyse du contenu des œuvres
indépendamment de celles des conditions de leur réception. On
trouvera une bonne illustration de ce point de vue dans la seule
analyse d’œuvre que développe véritablement Pierre Bourdieu
dans son livre, celle qu’il consacre, avec tous les traits caracté-

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ristiques du morceau de bravoure, à l’Éducation sentimentale
de Flaubert. La structure de l’œuvre, définie comme l’espace
social dans lequel se déroulent les aventures de Frédéric, se
trouve être aussi la structure de l’espace social dans lequel Flau-
bert était situé. Frédéric est un « être indéterminé » 4 qui défie
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« la loi fondamentale du champ du pouvoir », alors que les


autres personnages sont définis quasi sociologiquement par une
sorte de « formule génératrice », véritable talon d’identification
(telle la barbe taillée en collier de Martinon) qui annonce toutes
leurs conduites ultérieures.
L’histoire des œuvres a pour seul principe explicatif la
logique du champ, entendu comme espace des luttes de concur-
rence entre les producteurs définis à partir d’un réseau de rela-
tions objectives. Chaque position reçoit sa définition de sa
relation aux autres positions. La structuration du champ est tou-
jours commandée par la distribution des différentes espèces de
« capital ». Il n’y a pas au sens strict d’autre histoire possible,
même si d’autres facteurs peuvent être pris en compte à travers
la médiation qu’exerce le champ. Ce qui permet l’explication
en termes d’effets de champ, c’est l’existence d’un mode
d’actualisation des formes symboliques qui est uniquement
fonction des stratégies des agents. Le sens des œuvres s’épuise
dans l’expression des conflits d’intérêt dont la forme spéci-
fique est le produit de la structure du champ. En effet, le nerf
de l’argumentation tient tout entier dans la postulation d’une
homologie entre l’espace des œuvres et l’espace de la popula-
tion des producteurs. On peut toujours dire qu’à un certain type
d’œuvres correspond un certain type de producteurs. Exemple :
« Le vers libre se définit contre l’alexandrin et tout ce qu’il
implique esthétiquement, mais aussi socialement et même poli-
tiquement » [Bourdieu, 1992, p. 289]. Ainsi les différents
genres, formes, manières, sont les uns aux autres ce que sont
entre eux les auteurs correspondants. L’homologie des deux

4. Le même thème de l’indétermination de Frédéric sert de point de départ à une analyse inspirée
de Lukacs et de Goldmann qui fait de la « marginalité, de la distance du personnage central à
l’univers du roman » l’élément central du processus de vieillissement et de dégradation qui constitue
selon Béatrice Slama le principe de structuration de l’Éducation sentimentale [Slama, 1971].

85
structures est la condition nécessaire et suffisante de la science
des œuvres, mais c’est au prix de la réduction de l’œuvre au
statut de support expressif de la position d’un auteur. Le travail
du sociologue consiste à pratiquer des allers et retours entre
ces deux espaces au sein desquels des « informations identiques

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sont proposées sous des espèces différentes » [ibid., p. 325]. On
ne saurait mieux dire : on peut toujours déduire l’œuvre des
propriétés de l’auteur en tant qu’il est pris dans une configu-
ration entendue comme un espace de luttes, puisqu’elle exprime
la même chose en termes différents. Cette affirmation n’est pas
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soumise à une véritable épreuve empirique. On peut redouter la


pauvreté de ce schème explicatif dans la mesure où, en dépit
de son raffinement apparent, il se contente de mettre en rap-
port une forme symbolique avec un ensemble de caractéris-
tiques sociales (même si celles-ci ne sont pas définies à partir de
la structure sociale mais à partir de la position dans le champ).
Dans cette perspective, l’histoire littéraire est simple comme
tout : c’est toujours et partout celle de la lutte de concurrence
entre les entrants et les installés, les tenants du titre et les chal-
lengers, les established et les outsiders, les orthodoxes et les
hérétiques, etc. Tout changement dans la structure doit être ren-
voyé à un processus unique, celui du jeu qui s’instaure entre la
routinisation et la déroutinisation. On voit à ce propos à quel
point la réinterprétation des concepts weberiens dans le lan-
gage structuraliste, que Pierre Bourdieu avait proposée en 1971
dans un article fondamental, reste le moteur de cette
conceptualisation.
C’est la simplicité de ce modèle qui peut donner lieu sans dif-
ficulté à la mise au jour des propriétés générales des champs de
production culturelle. Le fait que ces champs occupent une
position dominée dans le champ du pouvoir (c’est aussi un
thème récurrent dans l’œuvre de Pierre Bourdieu, qui fait des
intellectuels et des artistes une « fraction dominée de la classe
dominante ») permet de les penser comme traversés en perma-
nence par une série de déterminations économiques et poli-
tiques. L’effet de cette domination s’exerce principalement à
travers la tension qui s’instaure entre un principe d’hétéro-
nomie (c’est la logique économique ou politique qui s’exprime
à travers le triomphe de « l’art bourgeois ») et un principe
d’autonomie (qui trouve sa meilleure expression dans la logique
de l’art pour l’art). La métaphore de la réfraction supplante celle
du reflet, sans pour autant être franchement plus opératoire, en

86
vue de rendre compte des formes spécifiques que prend la retra-
duction dans le champ de l’ensemble des contraintes externes.
Comment mesurer le degré d’autonomie d’un champ ? Il est
exprimé par le rapport de forces symbolique qui s’instaure entre
l’interne et l’externe. Celui-ci est fonction du volume de capital

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symbolique accumulé au cours du temps par l’action des géné-
rations successives. À ce point, on pourrait penser que Pierre
Bourdieu décrit dans son propre lexique, celui du champ, de
l’habitus et des espèces de capital, un processus de longue durée
caractéristique de l’histoire de l’Occident au cours duquel
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émerge progressivement la figure de l’artiste, par opposition à


celle de l’artisan, sous l’effet de la mise à distance progressive
de la contrainte externe. N. Elias, parmi d’autres, a esquissé
une analyse de ce processus, qui n’exclut pas évidemment les
discontinuités et les régressions temporaires. En fait, Pierre
Bourdieu prend très nettement ses distances avec ce type
d’explication. Il refuse un modèle unilinéaire de développement
du champ littéraire. Trois affirmations permettent de préciser sa
position :
— La deuxième moitié du XIXe siècle est définie comme le
« moment où le champ littéraire parvient à un degré d’auto-
nomie qu’il n’a jamais dépassé depuis » [Bourdieu, 1992,
p. 304]. Mais rien ne permet de savoir précisément de quel
processus historique (qu’on pourrait théoriquement mesurer par
la quantité de travail accumulé par les générations successives
d’écrivains) cet apogée est le résultat. On ne peut pas savoir
non plus si ce degré d’autonomie est indépassable, s’il constitue
une limite objective, ou si le mouvement a été interrompu sous
l’effet d’un certain type de facteur qu’il s’agirait de mettre au
jour.
— Le degré d’autonomie du champ varie considérablement
selon les époques et les traditions nationales. La référence à des
spécificités nationales est une manière fort commode de penser
la diversité des logiques de fonctionnement des mondes de l’art
dans des contextes comparables sous le rapport du développe-
ment économique ou du niveau global d’instruction.
— Le processus d’autonomisation est toujours réversible
(bien que l’auteur ne précise pas très clairement les conditions
ou les circonstances de la réversibilité). Les choses peuvent tou-
jours se retourner brutalement. En revanche, Pierre Bourdieu
remarque que « l’histoire du champ est réellement irréver-
sible ; et les produits de cette histoire relativement autonome

87
présentent une forme de cumulativité » [ibid., p. 337]. La fin
du XXe siècle présente sous ce rapport un aspect paradoxal :
alors que toute la production artistique légitime (ce que l’auteur
appelle « le champ de production restreinte ») est placée sous le
signe de la réflexivité maximale (l’art est constitué de part en

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part par l’auto-commentaire), les menaces sur l’autonomie du
champ n’ont jamais été aussi fortes. Une contradiction est per-
ceptible entre la lenteur du processus d’accumulation des res-
sources esthétiques, qui opère le plus souvent par une série de
coups de force ou de détournements aux dépens des détenteurs
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du pouvoir économique et politique, et la rapidité de la régres-


sion vers l’hétéronomie. Il n’est pas sûr que l’auteur soit sen-
sible à cette contradiction. Il n’apporte d’ailleurs aucun élément
d’explication aux dangers qui menacent les intellectuels et les
artistes en cette fin de siècle, sinon qu’il existe de nouveaux
mécanismes corrupteurs, à travers les transformations des
media et du mécénat. En fait, la conquête paradoxale d’un
univers de liberté, qui se joue des déterminations écono-
miques et politiques, est toujours à reconquérir, dans la mesure
où l’indépendance ne peut se maintenir que si les agents occu-
pant la position de l’artiste pur en ont bien les propriétés dis-
tinctives. Un principe de non-cumulativité est esquissé ici.
L’inscription de la logique des champs dans l’histoire
constitue assurément un des points faibles de l’argumentation
de Pierre Bourdieu. C’est un lieu commun de la critique du
structuralisme, mais on n’hésitera pas à l’utiliser ici, tant la
question est esquivée. On s’en convaincra facilement en prê-
tant attention à la manière dont est pensé le changement des
formes littéraires. Celui-ci est d’abord rapporté à de simples
effets de structure : c’est le produit de la lutte sans fin que se
livrent dominants et dominés, vieux et jeunes, orthodoxes et
hérétiques, etc. Le changement est de fait le plus souvent la
conséquence de l’initiative des nouveaux entrants qui doivent
se faire reconnaître par un coup de force ou par un coup d’éclat.
Au fil du temps, et comme un résultat du processus d’autono-
misation qui implique que les œuvres doivent de plus en plus
leurs propriétés formelles à l’histoire même du champ, le chan-
gement dans la production littéraire est de moins en moins
déductible du changement global dans la société. Mais il n’en
reste pas moins que le changement maximal, qui se traduit par
exemple par une révolution esthétique, ne peut avoir lieu que
si deux processus, interne et externe au champ, et relativement

88
indépendants l’un de l’autre, s’additionnent. Comment penser
l’efficace spécifique des facteurs externes ? Les nouveaux
entrants dans le champ littéraire ne peuvent compter faire
reconnaître leur point de vue qu’en tirant parti, au titre de res-
sources additionnelles, de changements externes : c’est par

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exemple le cas des crises révolutionnaires ou de l’apparition de
nouvelles catégories de consommateurs. J’ai évoqué précédem-
ment l’abaissement que Pierre Bourdieu faisait subir à une pro-
blématique de la réception par rapport à une logique pure de
production. Dans ce modèle du changement, les consommateurs
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sont réintroduits in extremis, mais dans une fonction pure-


ment subalterne, celle de ressource temporairement mobilisable
par une catégorie d’agents engagés dans les luttes du champ de
production. Ainsi, les révolutions littéraires dans la France du
XIXe siècle ne sont possibles que lorsqu’elles prennent appui sur
des changements externes, principalement l’extension du public
potentiel à la faveur de l’augmentation de la scolarisation : mais
ce macro-facteur est tellement difficile à mettre en rapport avec
les micro-processus que constituent les affrontements d’écoles
littéraires qu’il semble difficile de lui faire jouer véritablement
un rôle explicatif.
Il y a quelque chose qui s’apparente au mystère dans le pro-
cessus de constitution du champ littéraire. Ainsi, à propos de la
phase critique d’émergence du champ, c’est-à-dire de la consti-
tution de l’espace social à partir duquel s’est formée la vision
du monde de Flaubert, Pierre Bourdieu affirme que « les voies
de l’autonomie sont complexes, sinon impénétrables ». Curieux
aveu d’impuissance pour une science d’ordinaire si sûre d’elle-
même. C’est pourtant à ce tournant qu’on attendrait le socio-
logue, car c’est bien sur le processus par lequel les artistes
arrachent des ressources au pouvoir qu’il importerait d’avoir
des explications. À ce propos, la fonction du salon de la prin-
cesse Mathilde est un bon exemple du caractère largement
contre-intuitif de ce processus, puisque c’est de la lutte, interne
au champ du pouvoir, entre Mathilde et Eugénie, que les écri-
vains tirent les moyens d’une indépendance accrue, en obtenant
de la protection des puissants les moyens matériels et institu-
tionnels que le marché ne peut leur offrir. Une lecture attentive
des Règles de l’art permet de mettre au jour trois facteurs des
progrès de l’autonomisation :
— C’est une disposition inhérente à toute production intel-
lectuelle, qui se constitue dans une opposition virtuelle au

89
pouvoir. Ceci explique qu’il soit vain de chercher à toute force
un point de départ historiquement datable pour le commence-
ment de cette tendance. Pierre Bourdieu affirme à plusieurs
reprises que le processus d’autonomisation « parvient à son
accomplissement » à la fin du XIXe siècle [ibid., p. 357, note 6],

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mais il est trompeur de lui assigner un commencement histo-
rique. En confondant le concept de champ tel que Pierre Bour-
dieu l’utilise et une réalité historique (le « champ littéraire
français », tel qu’il se constitue à l’âge classique), Alain Viala
supprime, sans doute pour en créer d’autres, les difficultés que
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suscite la position de Pierre Bourdieu. Il distingue en effet deux


états structurellement distincts du champ, le premier champ lit-
téraire (1630-1830) et le champ littéraire moderne (de 1830 à
nos jours), et divise l’ensemble en sept phases. Mais à la dif-
férence de Viala, Pierre Bourdieu fait un usage plus restrictif
de la notion en distinguant très nettement entre l’apparition
d’instances de consécration, caractéristique de l’âge classique,
et la véritable apparition de l’écrivain autonome, qui est beau-
coup plus tardive, dans la mesure où les appareils de consécra-
tion institutionnalisent la dépendance de l’écrivain par rapport
au pouvoir du commanditaire, ce qui est évidemment contraire
au principe d’émergence du champ.
— C’est un effet de changements morphologiques de la
population : ainsi les progrès de la scolarisation conduisent au
rassemblement d’une population très nombreuse de jeunes gens
aspirant à vivre de l’art.
— C’est la conséquence du geste fondateur d’un individu.
Il arrive en effet que le champ soit créé par un auteur. Ainsi
« Baudelaire institue pour la première fois la coupure entre édi-
tion commerciale et édition d’avant-garde, contribuant ainsi à
faire surgir un champ des éditeurs homologue à celui des écri-
vains et, du même coup, la liaison structurale entre l’éditeur et
l’écrivain de combat. »
Pierre Bourdieu ne nous donne pas les moyens de hiérar-
chiser ces différents facteurs, pas plus que de préciser le mode
d’articulation qui peut exister entre eux. En outre, il existe une
oscillation permanente entre les ambitions explicatives de la
« théorie générale des champs », dont la théorie du champ lit-
téraire ne semble être qu’un cas particulier, et qui implique que
toutes les formes sociales apparues dans l’histoire sont justi-
ciables du même type d’analyse, et l’usage plutôt restrictif que
fait Pierre Bourdieu de cette notion lorsqu’il l’applique au

90
champ littéraire (le seul moment historique qui corresponde
exactement à la définition est la deuxième moitié du XIXe siècle
en France) : un tel usage est d’ailleurs de nature à disqualifier
les tentatives que font bien des disciples de l’auteur lorsqu’ils
appliquent à des situations historiques très variées ce type de

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conceptualisation.

Bibliographie
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Le collectif au défi du singulier :


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en partant de l’habitus
par Philippe Corcuff*

La sociologie de Pierre Bourdieu a souvent la réputation de


s’intéresser avant tout au « collectif », aux « structures
sociales » et à leur « reproduction ». Pour ses critiques « indi-
vidualistes », elle serait donc « holiste », en faisant prédominer
le tout sur les parties, la société sur les individus. Si l’on suit
ces préjugés, elle serait bien incapable de saisir ce qui ferait
la singularité des individus et de leurs actions. Pourtant, une
lecture moins partielle et partiale des travaux de Pierre Bour-
dieu est susceptible de mettre en évidence un certain traite-
ment du singulier dans ses rapports avec le collectif. C’est en ce
sens que cette sociologie nous aidera à penser un problème aux
acceptions sans doute diverses : celui de la singularité, qu’il
faudra prendre garde à ne pas trop unifier par avance. Cet usage
des ressources de la sociologie de Pierre Bourdieu doit être
conquis contre les lectures les plus courantes de ses travaux,
qu’elles soient favorables ou défavorables d’ailleurs. Ces lec-
tures participent du sens que l’œuvre a pris peu à peu et recou-
vrent ce qu’elle a de plus original, en la tirant presque
exclusivement du côté du collectif et des « régularités objec-
tives » opposés à la singularité. Cela constitue, certes, un des
fils présents chez Pierre Bourdieu, mais seulement un de ces
fils.
Si l’on prend au sérieux le constat selon lequel « on ne doit
pas attendre de la pensée des limites qu’elle donne accès à la
pensée sans limites » [Bourdieu, 1982, p. 23], on ne peut en

* Maître de conférences de science politique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon.

95
rester là, même dans le cas où l’on intègre bien la contribu-
tion positive de Pierre Bourdieu à une sociologie de la singu-
larité. Car une œuvre n’est pas seulement utile par ce qu’elle
fait voir, mais aussi par ses zones d’ombre et ses insuffisances 1.
Il est donc possible, dans le travail intellectuel, de transformer

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les obstacles en ressources et de prendre appui sur les limites
d’une approche pour ouvrir de nouvelles pistes. Les bornes du
champ de vision offert par la sociologie de l’habitus sur la sin-
gularité nous invitent, ce faisant, à recourir à d’autres types de
problématisations. C’est aussi à travers les tensions, les hésita-
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tions et les aspérités d’une œuvre, et donc également grâce aux


limites qu’elle rencontre, que l’on peut essayer de la faire tra-
vailler sociologiquement. C’est ce type de lecture, déjà amorcé
ailleurs [Corcuff, 1993, 1996a ; 1996b et 1998], que l’on vou-
drait prolonger ici. Il s’inscrit dans une famille de travaux, tant
sociologiques [notamment Cicourel, 1993 ; Lahire, 1993 et
1998] que philosophiques [Bouveresse, 1995, et Taylor, 1995],
qui tentent de s’émanciper du débat stérile « pour ou contre
Pierre Bourdieu ». Dans ce mouvement, on a bien affaire à un
processus de recherche, où l’exploration suppose du non encore
trouvé, et donc des tâtonnements, des chemins de traverse, avec
le risque de s’engager dans des impasses.
On avancera, dans cette perspective, une reproblématisation
progressive de la question de la singularité dans son rapport
avec les analyses de Pierre Bourdieu. On s’appuiera tout
d’abord sur la littérature philosophique contemporaine pour
identifier trois figures assez distinctes de ce que l’on peut
appeler singularité. Puis, on s’arrêtera sur des lectures clas-
siques du travail de Pierre Bourdieu et sur leur cécité relative
quant à cette question, pour ensuite tenter de redécouvrir, tant
sur le plan théorique (dans Le Sens pratique) qu’empirique
(dans L’Ontologie politique de Martin Heidegger), les apports
originaux de Pierre Bourdieu. Il nous faudra alors identifier une
série de limites, eu égard aux trois figures de la singularité que
nous aurons distinguées. On esquissera enfin ce que, dans le
non-voir de la sociologie de Pierre Bourdieu, le voir de la socio-
logie de l’expérience proposée par François Dubet [1994]

1. On s’inspire ici de la posture développée par Jean-Claude Passeron à propos de l’usage de


l’analogie en sociologie : « On voudrait montrer qu’une analogie conceptuelle, comme celle qui
transpose la notion d’inflation à des réalités non monétaires, produit des hypothèses ou, plus modes-
tement, procure des cadres et des tâches d’analyse autant par son adéquation que par son inadé-
quation aux phénomènes qu’elle tente de catégoriser. » [Passeron, 1982, p. 554].

96
comme le voir de la sociologie des régimes d’action initiée par
Luc Boltanski et Laurent Thévenot [Boltanski et Thévenot,
1991 ; Boltanski, 1990 ; Thévenot, 1998] pourraient produire
sur le cas Heidegger. Ce sont deux pistes non exclusives, qui
explorent des voies pour une part différentes et pour une part

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convergentes vis-à-vis de celles suivies récemment par Jean-
Claude Kaufmann [1994 et 1997] dans le cadre d’une socio-
logie de l’identité, et Bernard Lahire [1998] dans celui d’une
sociologie psychologique ; tous les deux s’essayant à une
réélaboration de la notion de « dispositions », qu’il s’agisse des
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modalités de leur incorporation par les individus ou de leur acti-


vation sélective au sein des différentes situations de la vie
quotidienne.

Trois facettes de la singularité

Le singulier renvoie couramment à ce qui se présente comme


unique, ce qui ne peut être copié, ce qui apparaît irréductible à
un autre visage ou à un autre événement. Une des définitions
proposées par Le Petit Robert [1973, p. 1653] est : « qui excite
l’étonnement, est digne d’être remarqué (en bien ou en mal),
par des traits peu communs ». Le singulier serait donc opposé
au commun. Ce singulier n’est-il pas alors antinomique avec
une pensée du collectif, dont la tradition durkheimienne en
sociologie s’est voulue un fer de lance ? Faut-il nécessaire-
ment choisir : le singulier ou le collectif ? La sociologie a-t-elle
quelque chose à nous dire sur la singularité ou peut-elle sim-
plement désenchanter nos prétentions à une telle irréductibi-
lité ? Doit-on évacuer un tel problème de l’espace de nos
questionnements sociologiques, en le laissant à la philosophie,
à la psychologie ou à l’art, ou même combattre la possibilité de
l’existence d’un tel niveau de la réalité, parce qu’illusoire ?
Pour répondre à ces questions peut-être faut-il davantage pré-
ciser ce qu’on appelle singularité et, au lieu de rabattre par
avance la réflexion sur une seule dimension, envisager une plu-
ralité de figures de la singularité. Les débats philosophiques
nous offrent ici des outils utiles. Dans le champ contemporain
des analyses philosophiques, les singularités ont ainsi à voir
avec l’identité personnelle mais aussi avec ce qui la déborde.
On y traite aussi bien de la singularité de telle ou telle per-
sonne, en ce qu’elle peut être référée à une identité, que de la

97
singularité d’actions individuelles, en ce qu’elles échappent au
présupposé d’unité et de stabilité d’une personne.

L’identité-mêmeté et l’identité-ipséité

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Mais qu’en est-il en premier lieu des relations entre singu-
larité et identité de la personne ? Paul Ricœur [1990] distingue
deux pôles de l’identité : la mêmeté et l’ipséité ; ces deux moda-
lités appelant chacune à leur manière une unicité et une perma-
nence dans le temps de la personne.
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La mêmeté, c’est la permanence du « quoi » du « qui » nous


dit Ricœur ; elle répond alors à la question « que suis-je ? »
[p. 147]. Elle vise la continuité de propriétés de la personne ;
ce que résume Ricœur avec la notion de « caractère », entendu
comme « l’ensemble des dispositions durables à quoi on recon-
naît une personne » [p. 146]. Composée de traits objectivables
de la personne, la mêmeté apparaît d’une certaine manière
comme la part objective de l’identité personnelle. C’est un
domaine familier de la sociologie, en particulier avec la notion
d’habitus définie par Pierre Bourdieu comme un « système de
dispositions durables et transposables » incorporé par l’indi-
vidu au cours de son existence [1980, p. 88 et p. 101].
L’ipséité se rattache, quant à elle, « à la question du qui ?
en tant qu’irréductible à toute question quoi ? » [p. 143]. C’est
donc exclusivement la question « qui suis-je ? » [p. 147] qui
l’oriente, débouchant sur la figure du « maintien de soi »
[p. 148]. L’ipséité constituerait en quelque sorte la part subjec-
tive de l’identité personnelle. L’ipséité, en tant qu’être-soi-
même pour soi, a donc à voir avec un sens de sa propre unité et
de sa propre continuité. Elle se manifeste « comme une fonc-
tion d’unité, comme l’assignation à soi d’une identité », note
Jocelyn Benoist [1995, p. 545]. La sociologie a également fait
des incursions dans ce domaine. La notion de « distance au
rôle » chère à Erving Goffman [notamment 1968] et, dans son
sillage, le thème, chez François Dubet [1994], de la sédimen-
tation d’un quant à soi personnel se représentant comme irré-
ductible aux rôles sociaux incarnés, en constituent des essais de
problématisation.
Mais la singularité dont serait porteur un individu s’épuise-
t-elle dans ces deux dimensions identitaires (mêmeté et
ipséité) ? Non, répond Jocelyn Benoist.

98
Des moments de subjectivation

Il y aurait aussi ce que Benoist appelle des moments de sub-


jectivation. Dans cette modalité de l’expérience, la présence du
sujet serait « d’abord celle d’un écart et d’un défaut d’iden-

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tité » [Benoist, 1995, p. 546]. En quel sens ? « Écart par rap-
port à autrui bien sûr […] mais aussi par rapport à moi-même,
dans l’affirmation d’une particularité irrécupérable qui est déni
d’identité. » [p. 546]. C’est pourquoi cette subjectivité marque-
rait, tant par rapport aux autres que par rapport à soi, « une
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variabilité » et « une indétermination », et s’exprimerait alors


par des « hésitations », un « flottement », un « bougé »
[p. 547-550]. Dans cette figure, le je ne manifeste pas une iden-
tité à soi, mais l’expression d’une irréductibilité, d’une singu-
larité dans la ponctualité d’un moment, d’une action. Ces
moments de subjectivation ne sont pas pour autant a-sociaux,
puisqu’ils interviennent à l’intérieur du commerce quotidien
avec les autres humains et avec les non-humains, donc dans ce
que la sociologie appelle au sens large des « relations sociales »
ou des « jeux sociaux ». Et si c’est un domaine moins fami-
lier pour la sociologie, elle a toutefois commencé à en dire des
choses. La sociologie des états d’agapè [Boltanski, 1990],
entendus comme des moments d’insouciance engageant dans
un amour singulier débarrassé de tout recours au calcul, ouvre
à une telle dimension. Le traitement des « rêveries », telles
qu’elles s’insinuent dans le cours des activités ménagères
(lavage, repassage, etc.) chez Jean-Claude Kaufmann [1997,
p. 98-100 et p. 199-200] ou telles qu’elles travaillent la singu-
larité de l’expérience littéraire chez Bernard Lahire [1998,
p. 107-118], en constitue un autre angle d’approche.

De la philosophie à la sociologie

Selon ces conceptualisations philosophiques, la singularité de


l’individu et de ses actions s’inscrirait donc dans au moins trois
dimensions : l’identité-mêmeté, l’identité-ipséité et des
moments de subjectivation. « Pensée spéculative typiquement
philosophique ? », demandera le sociologue pressé. Certes, les
ressources philosophiques, travaillées dans le cadre d’un certain
registre intellectuel, avec ses traditions et ses usages, ne peuvent
être transférées telles quelles dans le « jeu de connaissance »

99
sociologique 2, pour lequel les dimensions théoriques ont à être
indexées sur des épreuves empiriques. Dans une libre inspira-
tion wittgensteinienne, on pourrait dire que la traduction d’un
« jeu de langage » dans un autre (de la philosophie dans les
sciences sociales) appelle des déplacements d’usages et donc

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de sens. Mais moyennant ces précautions, les interrogations
dont on a fait état peuvent tout à fait rencontrer des analyses
sociologiques, des programmes d’enquête et des préoccupa-
tions empiriques, comme on a commencé à le signaler. Les trois
figures philosophiques de la singularité identifiées nous servi-
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ront alors de repères pour réévaluer les apports et les limites


de problématisations sociologiques, et en premier lieu celle de
l’habitus. Mais cela suppose d’abord de s’émanciper des lec-
tures les plus courantes qu’elle a suscitées.

L’habitus ou le défi du singulier collectif

Les commentaires les plus usuels de la notion d’habitus chez


Pierre Bourdieu nous laissent rarement entrevoir ce en quoi elle
peut s’avérer utile pour appréhender les liens entre le singulier
et le collectif. Ils constituent alors une pellicule qui a fortement
contribué à obscurcir notre lecture des analyses de Pierre Bour-
dieu, en n’en sollicitant qu’une des dimensions, celle qui ignore
et même combat le thème de la singularité. Il nous faudra alors,
après un détour critique par ces commentaires, retourner aux
formulations théoriques les plus ambitieuses comme celles du
Sens pratique [Bourdieu, 1980] ou à leurs mises au travail
empirique, comme dans l’analyse de la double figure philoso-
phique et politique de Martin Heidegger [1988].

Un habitus appauvri
Les excès, par les effets de grossissement, rendent mieux
visibles certains pièges. Le trajet de Jeannine Verdès-Leroux,
de l’utilisation positive de la notion d’habitus, dans Le Travail
social [1978], au pamphlet négatif, dans Le Savant et la poli-
tique [1998], est de ce point de vue intéressant. Dans le premier
ouvrage, la notion d’habitus sert exclusivement à penser la pré-
gnance du collectif, des structures objectives et des régularités

2. Pour recourir à une notion dérivée de celle de « jeu de langage » chez Ludwig Wittgenstein.

100
qu’elles produisent dans les comportements individuels. Elle
écrit ainsi : « Pour rendre compte du sens unitaire des pra-
tiques qui sont objectivement accordées aux fonctions glo-
bales de l’institution, on demande la raison d’être des conduites
aux façons de procéder des agents, c’est-à-dire qu’on utilise

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la notion d’habitus, comme système durable et transposable de
schèmes de perception, d’appréhension et d’action. […] Par
exemple, la fréquence du militantisme catholique est une carac-
téristique de l’habitus des assistantes sociales. Cette notion
permet de rendre compte de la régularité des réactions
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communes à différentes catégories de travailleurs sociaux, et de


l’accord qui semble exister spontanément entre ces réactions et
les intérêts généraux des instances mandatrices » [p. 10]. Mais
le passage du statut d’utilisatrice à celui de critique féroce ne l’a
pas rendue plus sensible au traitement du singulier par Pierre
Bourdieu. Pour elle, vingt ans après encore, « la sociologie de
Pierre Bourdieu a passé son temps à raboter les singularités, et
à les ignorer » [1998, p. 100]. Simplement ce qui était avant
positif s’est transformé en négatif.
Si l’on envisage des écrits moins manichéens que ce second
pamphlet, la question des relations entre le singulier et le col-
lectif ne s’éclaircit pas beaucoup plus. Ainsi, du côté des par-
tisans de Pierre Bourdieu, la récente synthèse proposée par
Louis Pinto [1998] délaisse la question. C’est alors par défaut
qu’émerge une position : les notions de « structures objec-
tives » et de « régularités objectives » [p. 46], de « mécanismes
impersonnels » permettant de « se détourner de l’idéologie du
créateur unique » [p. 50], de « conditionnement par la posi-
tion occupée dans l’espace social » [p. 51], d’« intériorisation
des déterminations externes » [p. 60] ou d’« objectivité imper-
sonnelle des structures objectives et des classements sociaux »
[p. 148] tendent à remplir la notion d’habitus, alors que les
quelques allusions au « singulier » ne participent pas d’une
construction systématique. Dans le cas de ce que Nathalie Hei-
nich [1998] revendique comme une « nouvelle sociologie », en
rupture notamment avec celle de Pierre Bourdieu, on trouve
des préjugés assez comparables. « La lecture sociologique, ou
plutôt sociologiste » prendrait appui sur « le privilège de prin-
cipe accordé aux phénomènes collectifs » et déboucherait sur
une « critique du singulier » [p. 15].
Ce que disent Verdès-Leroux, Pinto et Heinich, dans la
défense ou dans la critique, n’est pas totalement faux. C’est une

101
des pentes des écrits de Pierre Bourdieu. Pourtant, Pierre Bour-
dieu a également tenté de prendre en compte la question de la
singularité. C’est cette dimension qu’il nous faut redécouvrir.

Un défi théorique

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Dans une postface de 1967 – une des premières introduc-
tions systématiques de la notion d’habitus – à Architecture
gothique et pensée scolastique de l’historien de l’art Erwin
Panofsky, Pierre Bourdieu posait déjà les ambitions mais aussi
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les tensions s’attachant à cette notion : « Opposer l’individualité


et la collectivité pour mieux sauvegarder les droits de l’indivi-
dualité créatrice et les mystères de la création singulière, c’est
se priver de découvrir la collectivité au cœur même de l’indivi-
dualité sous la forme de la culture […] ou, pour parler le lan-
gage qu’emploie M. Erwin Panofsky, de l’habitus par lequel
le créateur participe de sa collectivité et de son époque et qui
oriente et qui dirige, à son insu, ses actes de création les plus
uniques en apparence. » [p. 142]. On remarque bien ici une
hésitation entre deux voies : 1º) celle suivie par la plupart de
ses commentateurs et qui prend le parti du collectif contre un
singulier illusoire, et 2º) l’appel à une nouvelle alliance entre
l’individualité et le collectif.
Cette nouvelle alliance trouvera une de ses explicitations les
plus intéressantes dans l’œuvre majeure de Pierre Bourdieu que
constitue vraisemblablement Le Sens pratique [1980]. Certes,
ce texte n’élimine pas les torsions de l’analyse, et donc la pré-
sence d’une critique de l’unique au nom du collectif ; par
exemple, lorsqu’il caractérise la sociologie dans la préface
comme « forçant à découvrir l’extériorité au cœur de l’intério-
rité, la banalité dans l’illusion de la rareté, le commun dans la
recherche de l’unique » [p. 40-41]. Mais les différences éta-
blies entre les habitus de classe et les habitus individuels nous
ouvrent d’autres perspectives. Il y a des habitus de classe, car
il y a des « classe(s) de conditions d’existence et de condition-
nements identiques ou semblables » [p. 100]. Mais habitus de
classe et habitus individuel ne sont pas synonymes chez Pierre
Bourdieu, car l’analyse doit prendre en compte deux pôles :
d’une part, « il est certain que tout membre de la même classe
a des chances plus grandes que n’importe quel membre d’une
autre classe de s’être trouvé affronté aux situations les plus fré-
quentes pour les membres de cette classe : les structures

102
objectives que la science appréhende sous la forme de proba-
bilités d’accès à des biens, des services et des pouvoirs », mais,
d’autre part, « il est exclu que tous les membres de la même
classe (ou même deux d’entre eux) aient fait les mêmes expé-
riences et dans le même ordre » [p. 100]. C’est pourquoi « le

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principe des différences entre les habitus individuels réside dans
la singularité des trajectoires sociales, auxquelles correspon-
dent des séries de déterminations chronologiquement ordonnées
et irréductibles les unes aux autres : l’habitus qui, à chaque
moment, structure en fonction des structures produites par les
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expériences antérieures les expériences nouvelles qui affectent


ces structures dans les limites définies par leur pouvoir de sélec-
tion, réalise une intégration unique, dominée par les premières
expériences, des expériences statistiquement communes aux
membres d’une même classe » [p. 101-102].
Singularité, irréductibilité, unicité : l’habitus n’est donc pas
seulement le bulldozer du collectif contre le singulier, même si
la nouveauté de la problématisation est encadrée par des préci-
sions qui en brident un peu la portée. Ainsi, quand Pierre Bour-
dieu écrit que « chaque système de dispositions individuel est
une variante structurale des autres » ou que « le style per-
sonnel » ne constitue « qu’un écart par rapport au style propre
à une époque ou à une classe » [p. 101]. Si, au-delà de ces hési-
tations face à une interrogation positive sur la singularité (ce à
quoi elle renverrait) et non plus seulement négative (la critique
des illusions qui lui seraient associées), on centre son atten-
tion sur la force paradoxale du chemin ainsi esquissé, l’habitus
devient porteur d’un formidable défi : penser le collectif et le
singulier, le collectif dans le singulier, à travers un véritable
singulier collectif. Chacun de nous renverrait, si l’on suit cette
pente théorique, à une singularité faite de collectif, « la singu-
larité du « moi » se forgeant dans et par les rapports sociaux »
[Bourdieu, 1997, p. 161]. L’habitus, ce serait en quelque sorte
une individuation, à chaque fois irréductible, de schèmes
collectifs.

Entre ambition théorique et fragilité empirique


Empiriquement, le défi du singulier collectif a été relative-
ment peu sollicité par Pierre Bourdieu. La confrontation avec le
cas Flaubert dans Les Règles de l’art [1992], les entretiens de
La Misère du monde [1993] et L’Ontologie politique de Martin

103
Heidegger [1988 3], sur lequel nous allons nous arrêter plus lon-
guement, figurent parmi les quelques cas où cette orientation a
été éprouvée empiriquement.
Le texte de Pierre Bourdieu sur Heidegger reste pour une
part programmatique, en ce sens que les données historiques

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explorées restent limitées par rapport au degré de généralisa-
tion visé. Une plus grande humilité dans l’énonciation met-
trait Pierre Bourdieu davantage à l’abri des critiques qui
cherchent surtout des prétextes pour ne pas le lire, et qui font
souvent leurs choux gras de cet écart. Mais pourquoi para-
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lyser par avance le lecteur de bonne volonté et le chercheur


en quête d’outils par la totalisation au conditionnel (du genre
« tout ce qu’il faudrait faire pour atteindre toute la vérité »),
avec dès l’introduction des formules telles que « l’immensité de
la tâche que suppose la mise à jour du système complet des
relations dont ils tiennent leur raison d’être » [Bourdieu, 1988,
p. 13] ou « il s’agirait ni plus ni moins que de reconstruire la
structure du champ de production philosophique – et toute l’his-
toire dont elle est l’aboutissement […] et ainsi, de proche en
proche, toute la structure sociale de l’Allemagne de Weimar »
[p. 13-14] ? Ce type de formules a l’inconvénient d’invalider
a priori les interprétations concurrentes ou complémentaires au
nom d’une totalisation hypothétique.
Cette ambition démesurée, souvent freinée par des dispo-
sitifs rhétoriques insistant au contraire sur la fragilité du point
de vue avancé 4, donne quelque chose comme un éclat tragique
à l’œuvre de Pierre Bourdieu. On pense alors à la façon dont
Stanley Cavell [1996] caractérise l’écriture de Wittgenstein, et
plus particulièrement l’« alternance de l’humilité et de l’arro-
gance dans sa prose » : « Je lis dans cette oscillation un effort
continu vers un équilibre désespérément désiré, une marche sur
la corde raide. Un effort où s’exprime quelque chose de ce
combat entre le désespoir et l’espoir. » [p. 85]. Mais, en socio-
logue tout à la fois lecteur et praticien, il nous faut mettre en
balance une esthétique de la recherche, et sa fascination pour
la beauté de tels efforts désespérés, et une éthique du travail
intellectuel, davantage soucieuse d’humilité, de délimitation des
domaines de validité des énoncés produits et de possibilités de

3. Reprise légèrement modifiée d’un article de 1975 de la revue Actes de la recherche en sciences
sociales, nº 5-6.
4. Dans ce texte, en pointant « les limitations inévitables de toute analyse en acte » [p. 14].

104
débat. Une série de partis pris autour des travaux de Pierre
Bourdieu n’est peut-être pas étrangère à une telle tension, qui
rejoint la confrontation (en nous et avec d’autres) entre l’admi-
ration pour les audaces de l’artiste et le souci artisanal du travail
bien fait. Le concept d’habitus, dans les opérations empi-

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riques qu’il a autorisées comme dans la vanité de ses préten-
tions les plus excessives, pose tout particulièrement cette
question. Mais discuter un concept sociologique, ce n’est pas
exactement mener une discussion philosophique, puisque dans
l’évaluation théorique des concepts on est conduit à prendre en
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compte les propriétés propres aux différents contextes d’usage,


et donc à intégrer le fait qu’un concept sociologique a vocation
à constituer un outil vis-à-vis de matériaux empiriques. C’est ce
que va nous permettre l’analyse du cas Heidegger.

Un cas empirique : Heidegger


En se confrontant à une œuvre philosophique controversée
comme celle de Heidegger, Pierre Bourdieu cherche tout
d’abord à ouvrir une nouvelle voie dans l’analyse des textes
philosophiques : ni lecture politique, ni lecture philosophique,
ni lecture exclusivement externe, ni lecture seulement interne
[p. 10]. Il s’efforce plutôt de lier les deux, en appréhendant
l’« ontologie politique de Heidegger » comme une « prise de
position politique qui ne s’énonce que philosophiquement »
[p. 13]. Selon lui, une telle entreprise est susceptible d’éclairer
l’énigme Heidegger – son engagement nazi 5 – sans réduire sa
philosophie à ce geste politique, ni la renvoyer dans un ciel pur
d’idées indifférent aux rapports au monde de son auteur.
Pierre Bourdieu plante d’abord le décor politico-intellectuel
dans lequel la philosophie comme les prises de position

5. Heidegger a payé sa carte du parti nazi de 1933 à 1945 et a été recteur de l’université de
Fribourg en 1933-1934. Il prononça le 27 mai 1933 un discours rectoral aujourd’hui au cœur de la
controverse, intitulé « L’auto-affirmation de l’Université allemande », où son adhésion à la cause
nationale-socialiste apparaît assez euphémisée. En novembre 1933, il signa dans une revue étudiante
un texte politiquement plus explicite, où est écrit notamment : « La révolution nationale socialiste
apporte le bouleversement de notre existence allemande. […] le Führer lui-même et lui seul est la
réalité allemande d’aujourd’hui et de l’avenir et sa loi. » [Farias, 1987, p. 149-150]. Dans un entre-
tien publié dans l’hebdomadaire allemand Der Spiegel du 31 mai 1976, quelques jours après la mort
de Heidegger selon sa volonté, mais réalisé en septembre 1966, le philosophe [Heidegger, 1988] a
apporté des explications, dans lesquelles il relativise son engagement, minimise ses responsabilités
et donne même un tour « critique » à son attitude vis-à-vis du national-socialisme à partir de 1934,
manifestant ainsi pas mal d’omissions et une mémoire très sélective au regard des propos, des actes
et des témoignages relevés par Victor Farias.

105
politiques de Heidegger vont s’énoncer. L’Allemagne de
Weimar verrait donc se développer une « humeur idéolo-
gique » ou un « discours völkisch », aussi qualifié de « révolu-
tionnaire conservateur ». Pour Pierre Bourdieu, ce « radicalisme
dévoyé », nourri notamment des écrits d’Oswald Spengler et

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d’Ernst Jünger, associerait « la haine la plus brutale de l’indus-
trie et de la technique, l’élitisme le plus intransigeant et le
mépris des masses le plus cru » [p. 40]. Il fonctionnerait
« comme une sorte de sens de l’orientation éthique et poli-
tique », permettant « en chaque cas particulier de produire des
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distinctions floues et totales qui ne seront jamais ni complète-


ment superposables à celles d’un autre utilisateur ni complète-
ment différentes, et qui conféreront de ce fait à toutes les
expressions du temps cet air d’unité qui ne résiste pas à l’ana-
lyse logique » [p. 31]. Cette élaboration politico-intellectuelle
faite de diversité et de schèmes communs, et donc d’individua-
lités et d’orchestration collective, aurait une de ses sources
sociales dans « le déclin objectif de la position relative du corps
professoral et la crise spécifique qui affecte les « facultés des
lettres » depuis la fin du XIXe siècle (avec le progrès des sciences
de la nature et des sciences de l’homme et le bouleversement
corrélatif des hiérarchies académiques) » [p. 22]. Les théma-
tiques antimodernistes, antipositivistes, antiscientifiques, anti-
démocratiques, etc., de l’humeur révolutionnaire conservatrice
apparaissent alors comme une réponse des professeurs alle-
mands « à la crise non de la culture, comme ils disent, mais de
leur capital culturel » [p. 23]. Les ingrédients de cette idéo-
logie seraient, au sein de la philosophie de Heidegger, passés au
crible d’un « travail de retraduction » [p. 46], en fonction de la
logique autonome du champ de production philosophique et de
sa trajectoire sociale propre.
Pris dans un espace social particulier constitué par la philo-
sophie, à un moment donné dans un pays donné, un philo-
sophe « pense toujours sur du déjà pensé » [p. 24], en
particulier en pensant et en se pensant « par rapport à d’autres
penseurs » [p. 52]. Heidegger va ainsi se situer dans la rela-
tion aux néo-kantiens (tels qu’Hermann Cohen ou Ernst Cas-
sirer) qui occupent alors des positions dominantes dans la
philosophie universitaire. C’est tout d’abord contre ces néo-
kantiens que Heidegger se définira, dans un rapport ambiva-
lent avec la phénoménologie d’Edmund Husserl, « l’adversaire
intime » [p. 70] dont il fut l’assistant. Contraintes collectives

106
et originalité de l’œuvre ne sont pas ici opposées par Pierre
Bourdieu : « La singularité de l’entreprise philosophique de
Heidegger réside dans le fait qu’elle tend à faire exister au sein
du champ philosophique, par un coup de force philosophique-
ment révolutionnaire, une nouvelle position par rapport à

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laquelle toutes les autres auraient à se redéfinir » [p. 57]. Mais
il faut aussi compter sur les effets propres du parcours social de
« ce « professeur ordinaire » issu de la toute petite bour-
geoisie rurale » [p. 57], à « la trajectoire sociale improbable,
donc rare » [p. 59], confronté aux blessures narcissiques liées
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aux contacts quotidiens avec des milieux sociaux plus légi-


times dans l’occupation de fonctions universitaires. Les tenta-
tions d’un « populisme aristocratique » [p. 60] et l’idéalisation
du monde paysan constitueraient alors « l’expression détournée
et sublimée de l’ambivalence à l’égard du monde intellec-
tuel » [p. 62]. Tout cela peut s’exprimer dans les mouvements
les plus intimes du corps propre, dont est aussi doté un philo-
sophe malgré les revendications récurrentes d’une « pureté » de
la pensée.
Pierre Bourdieu va pouvoir alors assembler les éléments d’un
puzzle, en éclairant des liaisons auparavant inaperçues entre des
phénomènes collectifs 6 et des inclinations très personnalisées.
C’est tout particulièrement le cas quand il note : « Les histo-
riens de la philosophie oublient trop souvent que les grandes
options philosophiques qui balisent l’espace des possibles, néo-
kantisme, néo-thomisme, phénoménologie, etc., se présentent
sous la forme sensible de personnes, appréhendées dans leurs
manières d’être, de se tenir, de parler, leur chevelure blanche et
leur air olympien [descriptions d’époque de Cassirer l’oppo-
sant à Heidegger, « petit homme brun, sportif et skieur »], et
en association avec des dispositions éthiques et des choix poli-
tiques qui leur donnent une physionomie concrète. C’est par
rapport à ces configurations sensibles, syncrétiquement
aperçues, dans la sympathie ou l’antipathie, l’indignation ou la
complicité, que s’éprouvent les positions et que se définissent
les prises de position. » [p. 63]. Les différences sociales et phi-
losophiques, incarnées dans des personnes, ici Cassirer et Hei-
degger, rendraient alors possible la réactivation, sous une forme

6. Comme des rapports entre groupes sociaux, des processus d’ethnicisation (la question égale-
ment controversée de l’antisémitisme de Heidegger) et un éventail d’orientations philosophiques
disponibles.

107
euphémisée et larvée, des tendances antisémites travaillant le
courant social-chrétien autrichien qui a imprégné la formation
du jeune Heidegger 7.
On n’entrera pas ici dans le détail de la relecture des thèmes
et du langage de la philosophie de Heidegger, à la lumière de

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ces outils sociologiques. On voulait simplement envisager plus
empiriquement comment le collectif et le singulier, le commun
et l’original pouvaient être pensés ensemble. Bien sûr, comme
on l’a déjà dit d’autres textes de Pierre Bourdieu, on trouve
aussi des hésitations, quand agacé par les prétentions de son
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sujet/objet (Heidegger) à « la hauteur », à « la pureté » et à « la


lucidité » et par ses résistances à la contextualisation socio-his-
torique, le sociologue est tenté de rabattre le singulier sur le col-
lectif. Ce faisant, il tend à s’engager dans une compétition entre
sociologie et philosophie pour la tenue du « vrai discours vrai »,
négligeant que l’on n’a pas affaire dans les deux disciplines au
même régime de vérité. Les deux dernières phrases du livre sont
de ce point de vue exemplaires, tout à la fois magnifiques dans
leur saisie des limites de toute pensée et plus banalement corpo-
ratives dans leur valorisation implicite et exclusive de la socio-
logie (en tant que discipline ayant, elle, le privilège de penser
« l’impensé social », et donc le vrai « essentiel ») : « C’est peut-
être parce qu’il n’a jamais su ce qu’il disait que Heidegger a
pu dire, sans avoir à se le dire vraiment, ce qu’il a dit. Et c’est
peut-être pour la même raison qu’il a refusé jusqu’au bout de
s’expliquer sur son engagement nazi : le faire vraiment, c’eût
été (s’)avouer que la « pensée essentielle » n’avait jamais pensé
l’essentiel, c’est-à-dire l’impensé social qui s’exprimait à
travers elle, et le fondement vulgairement « anthropologique »
de l’aveuglement extrême que seule peut susciter l’illusion de la
toute-puissance de la pensée » [p. 119]. Toujours tiraillé entre la
beauté tragique et la vanité sociologique, sur « la corde raide »
de Cavell…
Tant dans les réflexions théoriques de Pierre Bourdieu que
dans leur mise à l’épreuve empirique, la notion d’habitus
permet de penser une singularité individuelle nourrie de
contraintes et de ressources collectives. Toutefois, ce n’est
qu’une des facettes philosophiques de la singularité qui est ici
concernée, ce que Ricœur a appelé l’identité-mêmeté. La

7. Voir sur ce point, de manière plus précise que Pierre Bourdieu, les éléments apportés par Victor
Farias [1987, p. 27-65].

108
configuration à chaque fois unique des schèmes socialement
constitués intériorisés par un individu structure l’unité et la per-
manence de sa personne. L’identité-ipséité, en tant que sens
subjectif de soi-même, semble plus éloignée des préoccupations
du sociologue. Il traite même cette ipséité comme un obstacle

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à l’analyse dans sa critique de « l’illusion biographique », qui
constituerait la manière fictive qu’aurait un individu de se
représenter la continuité de sa personne [Bourdieu, 1986]. Cette
« illusion biographique » est alors opposée à l’habitus, entendu
comme la reconstruction par le sociologue d’une continuité
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davantage non consciente à partir de propriétés objectivables.


Un sens authentique de soi-même, conquis contre les illusions
du sens commun (dont « l’illusion biographique »), apparaît
toutefois chez Pierre Bourdieu, sous la forme d’inspiration spi-
noziste de la connaissance des déterminations. C’est ainsi qu’il
envisage dans la dernière phrase de la préface du Sens pratique
la possibilité d’émergence d’un sujet : « En forçant à découvrir
l’extériorité au cœur de l’intériorité, la banalité dans l’illusion
de la rareté, le commun dans la recherche de l’unique, la socio-
logie n’a pas seulement pour effet de dénoncer toutes les impos-
tures de l’égotisme narcissique ; elle offre un moyen, peut-être
le seul, de contribuer, ne fût-ce que par la conscience des déter-
minations, à la construction, autrement abandonnée aux forces
du monde, de quelque chose comme un sujet » [1980, p. 40-41].
La manifestation d’un sujet authentique supposerait donc
l’auto-connaissance de ses propres déterminations sociales.
Cette dernière piste reste toutefois une façon limitée de traiter
l’ipséité, en n’en faisant qu’un horizon d’auto-analyse, et non
pas une dimension active de l’expérience quotidienne. Par ail-
leurs, le sujet de Pierre Bourdieu, en tant que reprise réfléchie
d’une identité socialement construite, est encore trop lié à
l’unité et à la permanence de la personne pour pouvoir s’inté-
resser aux moments de subjectivation dont parle Jocelyn
Benoist [1995]. Aller plus loin dans la saisie théorique et empi-
rique des diverses facettes de la singularité, en particulier
l’ipséité et les moments de subjectivation, et ce toujours dans
un projet sociologique, c’est-à-dire dans leurs liens avec du col-
lectif, suppose donc de s’émanciper de la notion d’habitus. Les
limites de cette dernière appellent la recherche d’autres outils.
Le défi de l’habitus, celui d’un singulier collectif, est donc
amené à se poursuivre, mais sous d’autres formes, avec d’autres
ressources conceptuelles.

109
Une singularité plurielle

Si la notion d’habitus a permis d’amorcer un travail sociolo-


gique, théorique (Le Sens pratique) et empirique (L’Ontologie
politique de Martin Heidegger, Les Règles de l’art et La Misère

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du monde), sur la singularité, on est conduit à s’en séparer afin
d’appréhender d’autres figures du singulier.

Un habitus à revoir
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Un des inconvénients des usages les plus courants de la


notion d’habitus, auxquels participent ceux de Pierre Bour-
dieu, est de désigner une « boîte noire » essentiellement identi-
fiée à travers ses effets. On risque alors « de donner pour
résolus des problèmes qui n’ont pas été posés comme tels »
[Héran, 1987, p. 387]. Toutefois ce type de critique omet le
plus souvent de noter que c’est peut-être aussi parce que la
notion d’habitus ainsi utilisée a neutralisé une série de questions
qu’elle peut avoir une efficacité dans la mise en ordre de maté-
riaux empiriques. Reste le danger de passer de la neutralisa-
tion méthodologique de problèmes, mis alors provisoirement
entre parenthèses pour construire l’intelligibilité partielle d’un
phénomène, à la négation de ces problèmes et à la réification
d’un concept aux ambitions totalisatrices. On doit pouvoir
admettre l’ambivalence dans l’activité de recherche : l’impensé
d’un concept peut être à la fois ce qui rend possible cette acti-
vité, en allégeant le concept d’un certain nombre d’interroga-
tions, et ce qui entrave le mouvement de la recherche quand de
nouvelles questions ne sont plus posées à cause de l’immobili-
sation du même concept.
Dans la « boîte noire » de l’habitus, il y a des présupposés
d’unité et de permanence de la personne. Avec de tels présup-
posés, Pierre Bourdieu a pu réélaborer sociologiquement la
question biographique, en tissant des fils entre le collectif et le
singulier. Mais, depuis, de nouvelles orientations, aux antécé-
dents d’ailleurs plus anciens, nous ont engagés à être davan-
tage sensibles aux discontinuités et à la pluralité travaillant la
vie d’un individu [voir notamment Corcuff, 1995 ; Lahire,
1998]. De nouveaux terrains empiriques se sont alors ouverts et
de nouveaux outils théoriques ont été forgés nous permettant
d’envisager la singularité également sous l’angle du Multiple, et
pas seulement de l’Un. Ces outils appellent aussi fréquemment

110
à donner une plus grande place à l’action et à l’interaction vis-
à-vis du poids du passé incorporé par l’individu. Les dévelop-
pements aristotéliciens sur la notion de dispositions, entendues
comme potentialités (puissance) à actualiser (devenant effec-
tives dans le passage à l’acte), retrouveraient là une nouvelle

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jeunesse. Pour Pierre Bourdieu, le système de dispositions des
individus constitue un des déterminants centraux de l’action,
alors que pour Aristote, en sens inverse, « les actes comman-
dent souverainement nos dispositions » [1965, p. 47]. En reve-
nant à cette hypothèse, on deviendrait empiriquement plus
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attentif aux logiques d’action. Souci de la pluralité identitaire et


sensibilité à la diversité des cours d’action se rejoignent donc
pour ouvrir de nouvelles pistes sur les traces de la singularité.
On ne fera ici qu’amorcer, sous forme de suggestions, ce que
d’autres problématiques pourraient apporter sur le cas Hei-
degger traité par Pierre Bourdieu.

Sédimentation d’un sens ordinaire de sa propre singularité


François Dubet, venant d’un autre horizon théorique que
celui de Pierre Bourdieu, et même par nombre d’aspects anta-
goniques – l’horizon tourainien – a esquissé dans sa Socio-
logie de l’expérience [1994] des perspectives nouvelles
susceptibles de relayer des insuffisances de l’habitus bour-
dieusien. C’est ainsi que dans le non-voir de certaines concep-
tualisations peut se fortifier l’acuité visuelle d’autres
conceptualisations. Dubet présente un « acteur divisé », dans
« une hétérogénéité du vécu » et « les tensions de l’expérience »
[p. 178]. Se serait alors sédimentée historiquement une plura-
lité de « logiques d’action », en rapport avec la diversité des
dimensions d’un ensemble social non intégré en un « sys-
tème » cohérent. Dubet discerne plus précisément trois logiques
d’action : l’intégration, la stratégie et la subjectivation 8. Cette
dernière logique, « logique du sujet », n’apparaîtrait « que de
manière indirecte dans l’activité critique, celle qui suppose que
l’acteur n’est réductible ni à ses rôles ni à ses intérêts quand il
adopte un autre point de vue que celui de l’intégration et de la
stratégie » [p. 127].

8. Dans un sens différent de celui précédemment envisagé par Jocelyn Benoist [1995], car ren-
voyant chez Dubet à l’identité de la personne.

111
Dubet va avancer une série de propositions, qui doivent beau-
coup à des travaux antérieurs (comme ceux de Mead, Goffman
ou Hoggart) mais dans des formulations qui entrouvrent un
nouvel espace d’enquête, théorique et empirique. Il s’agit pour
lui de « la part subjective de l’identité », c’est-à-dire d’« un

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quant-à-soi empêchant l’individu d’être totalement son rôle ou
sa position » [p. 129]. Cette subjectivité serait socialement et
historiquement constituée dans des relations sociales. Si l’on
pousse un peu certaines intuitions de Dubet, c’est bien la diver-
sification des univers institutionnels de nos sociétés contempo-
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raines et des modes d’action qui leur sont associés qui


favoriserait l’émergence et la consolidation d’un je « en mesure
de donner sens et cohérence à une expérience par nature dis-
persée » [p. 184]. L’identité-ipséité dont parle Ricœur est ici
abordée de front dans une problématisation sociologique. En
systématisant quelque peu, ce qui est davantage éparpillé et
parfois hésitant chez Dubet, on pourrait dire que s’ouvre un
nouvel objet sociologique, qui tire notamment parti de la redé-
couverte dans la France des années quatre-vingt des analyses
interactionnistes : la stabilisation d’un sens ordinaire de sa
propre authenticité ou de sa propre singularité, qui n’est pas
réduit, à la différence de Pierre Bourdieu, à une « illusion »,
mais qui est appréhendé comme une des réalités de l’expé-
rience individuelle socialement construite. Ce que je me repré-
sente comme étant mon authenticité émerge à travers mes
relations sociales, et devient une des dimensions de mon
expérience.
Si l’on en revient à Heidegger, là où nous l’avons laissé avec
Pierre Bourdieu, des orientations alternatives peuvent se des-
siner, en prenant en compte les problèmes que ce dernier a
posés, mais en tentant d’éviter l’effet d’aplatissement et de
compactage propre à l’habitus. Tant au début de son texte
(« l’aveuglement spécifique des professionnels de la lucidité,
dont Heidegger, une fois encore, a livré la manifestation la plus
achevée et que leur refus de savoir et leurs silences hautains
répètent et ratifient » [p. 8]) qu’à la fin déjà citée (« le fonde-
ment vulgairement « anthropologique » de l’aveuglement
extrême que seule peut susciter l’illusion de la toute-puissance
de la pensée » [p. 119]), Pierre Bourdieu combat donc « l’aveu-
glement » et « l’illusion » dont les silences, les dénégations et
les omissions sur la période nazie seraient les produits. Mais
si l’on envisageait l’attitude de Heidegger, non plus selon un

112
modèle de l’aliénation généralisée (productrice d’« illusions »)
et de l’inconscient social déterminant auquel tend Pierre Bour-
dieu, pour prendre davantage au sérieux son rapport subjectif
à son engagement nazi ? Non pas pour nier cet engagement,
mais pour mettre en relation les éléments de preuve de cet enga-

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gement, tels que Victor Farias [1987] les a dégagés, et les
revendications subjectives de Heidegger visant à l’extraire des
responsabilités de cet engagement. La posture d’une hauteur
blessée par des attaques mesquines qu’il adopte dans l’entre-
tien du Spiegel, qui semble traduire dans son mode d’énoncia-
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tion même le rapport philosophique entre le haut (« la pensée »


et « les questions fondamentales ») et le bas (« la politique » et
« les questions pratiques ») est de ce point de vue significa-
tive. Par exemple, lorsqu’il dit à propos de l’époque : « En ce
temps-là, j’étais entièrement retenu par les questions qui sont
développées dans Sein und Zeit (1927) et dans les écrits et
conférences des années suivantes : ce sont des questions fonda-
mentales de la pensée qui se rapportent médiatement aux ques-
tions nationales et sociales » [p. 17-18] ou qu’il avance quant
au monde contemporain : « Pour autant que je puisse voir, un
individu n’est pas mis en mesure par la pensée d’avoir sur le
monde dans sa totalité une vue si pénétrante qu’il puisse donner
des indications pratiques sur ce qu’il faut faire, surtout face à la
tâche de retrouver tout d’abord une base pour la pensée elle-
même. C’est trop demander à la pensée, aussi longtemps que
son sérieux restera digne de la grande tradition, que de se mêler
de donner des indications de ce genre » [p. 70-71].
On peut interpréter la distance heideggerienne vis-à-vis de
ses propres implications historiques comme la sédimentation
d’un sens ordinaire de son authenticité ; authenticité qui ne se
sent jamais complètement engagée par ses actions « dans le
monde » et par les rôles sociaux endossés. Ce n’est pas mon
moi authentique qui est en jeu dans mes compromis avec le
monde, semble-t-il dire par son attitude. « Il ne perçoit pas la
profondeur de son erreur », écrira son ancien ami Karl Jaspers
[Farias, 1987, p. 338]. Au-delà de son rapport au nazisme, sa
frénésie de « l’auto-interprétation », notée par Pierre Bourdieu
[1988, p. 115-117], s’inscrirait dans la stabilisation d’un tel sens
ordinaire de sa propre singularité : « Ce travail d’auto-interpré-
tation s’accomplit dans et par les corrections, rectifications,
mises au point, démentis par lesquels l’auteur défend son image
publique contre les mises en question – en particulier

113
politiques – ou, pire, contre toutes les formes de réduction à
une identité commune » [p. 116]. Le quant-à-soi, dont parle
Dubet, est lesté ici par les coordonnées propres de l’expérience
sociale de Heidegger : le philosophe participe de ces univers
professionnels analysés par Nathalie Heinich [1995], comme les

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écrivains, pour lesquels la contrainte de singularité, d’incom-
mensurabilité et d’irréductibilité au commun de l’acte créateur,
est particulièrement forte. Par ailleurs, l’exercice philosophique
lui-même – et là on rejoindra encore des remarques de Pierre
Bourdieu – de par l’outillage conceptuel dont il hérite de la tra-
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dition dominante, est particulièrement dépendant de l’opposi-


tion entre la position de surplomb du penseur et les bassesses
pratiques. Cela prendra une forme spécifique dans la philoso-
phie de Heidegger, à cause du rôle qu’y joue le couple authen-
ticité/inauthenticité. Ce dernier couple renforce les prétentions
d’authenticité de l’être pensant vis-à-vis des contingences mon-
daines. On a donc là une série de conditions sociales qui
accroissent les prétentions d’un je authentique par rapport aux
inscriptions sociales de l’individu.
Le couple inconscient social/illusions subjectives, qui réac-
tive dans la sociologie de Pierre Bourdieu la thématique
marxiste de la « fausse conscience », apparaît ici trop inattentif
à l’expérience de la singularité que Ricœur nomme ipséité. Il
tend à unifier et à fonctionnaliser trop vite les rapports entre
l’individu et les structures sociales. Par ailleurs, dans le cas de
Heidegger, il semble énoncer directement un jugement de res-
ponsabilité morale, mais avec des catégories scientifiques qui
ne sont pas immédiatement des catégories morales, et qui se
présentent même souvent comme émancipées de ces catégories
morales. Il ne s’agit pas de nier ici que des présupposés et des
effets éthiques traversent les sciences sociales, contrairement
au neutralisme et au relativisme revendiqués récemment par
Nathalie Heinich [1998]. Les sciences sociales ont bien des
dimensions morales, même si elles ne portent pas directement
des jugements moraux [Corcuff, 1999]. Dans le cas de Hei-
degger, il s’agit peut-être pour la sociologie ni d’instruire direc-
tement son procès, ni de traiter symétriquement Heidegger et
Farias comme deux « points de vue » disponibles, dans une pos-
ture relativiste, mais de contribuer à éclairer les matériaux de
« l’affaire Heidegger » en proposant une compréhension plus
fine des relations entre le rapport subjectif à son expérience
et la factualité de l’engagement nazi mise en évidence par les

114
historiens. On aurait là une contribution sociologique qui retra-
duirait, dans la logique autonome des sciences sociales, des exi-
gences éthiques.

Une pluralité de formes d’engagement dans l’action

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Une autre façon de pluraliser notre approche de la singula-
rité, à partir des points aveugles de la notion bourdieusienne
d’habitus, nous est fournie par la sociologie pragmatique initiée
par Luc Boltanski et Laurent Thévenot [Boltanski et Thévenot,
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1991 ; Boltanski, 1990 ; Thévenot, 1998]. Dans cette socio-


logie des régimes d’action, chaque acteur est doté d’un réper-
toire mental et corporel pluriel, rendant possible une pluralité de
modes d’engagement et d’ajustement dans l’action. Les compo-
santes de ce répertoire ne sont pas vues comme des dispositions,
au sens tendanciellement déterministe que leur a donné Pierre
Bourdieu, mais comme des compétences et des capacités, qui
vont être ou non actualisées dans l’action, en fonction des types
de situations rencontrées. On est ici proche des dispositions,
au sens de potentialités, dont parle Aristote. Une part d’indéter-
mination est admise, tant du côté des personnes (du fait de la
diversité des modes d’ajustement au monde dont elles dispo-
sent) que du monde (dans la variété des circonstances). Les
manières dont les personnes vont s’ajuster à leur environne-
ment constituent une rencontre entre des régularités relatives
(les répertoires des personnes comme les types de situations
sont pré-constitués et pré-stabilisés) et des dynamiques d’action
singulières. Les catégories mêmes d’« individu » et de « col-
lectif » sont trop globales d’un point de vue analytique, et on
préférera s’intéresser plus précisément aux articulations et aux
tensions, dans des cours d’actions, entre une variété d’états des
personnes et une variété d’états du monde. C’est ainsi que les
personnes pourront s’engager dans la justification publique,
l’agapè, la compassion, la violence, la stratégie, la familiarité,
etc., autant de régimes d’action.
Cette sociologie nous semble pouvoir approcher les moments
de subjectivation visés par Jocelyn Benoist [1995], en ce que
ceux-ci déborderaient la personne appréhendée sous l’angle
d’une identité (mêmeté-habitus ou ipséité-quant-à-soi). Elle per-
mettrait de saisir dans l’action une subjectivité plus éclatée.
Dans les passages d’un jeu social à un autre jeu social, on ne
repérerait pas seulement la sédimentation de dispositions ou

115
d’un regard subjectif sur soi, mais aussi l’expression de l’irré-
ductibilité plus localisée d’un je en action, à chaque fois singu-
lier. « Torsion, déprise, glissement souvent infime par lequel on
passe d’un jeu à un autre et à ce moment même (dans ce « pas-
sage ») on se retrouve, on se « reconnaît » pourtant dans celui-là

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même que l’on vient de quitter : là est le sujet, cette pâle tran-
sition qui donne sa couleur aux différents gestes de notre vie »,
écrit Benoist [1995, p. 555-556]. C’est dans le deuil du Sujet,
avec majuscule, que prendraient place ces processus plus labiles
de subjectivation, dans les passages entre une pluralité de
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modes d’engagement dans le monde. Comme cela intervient


dans le cours des relations sociales, la sociologie a bien quelque
chose à en dire.
Dans le cas de Heidegger, ni l’identité-mêmeté de l’habitus
de Pierre Bourdieu, ni l’identité-ipséité du quant-à-soi de Dubet
ne sont en mesure de saisir cette figure du singulier. C’est, par
exemple, dans les passages et les tensions entre l’inspiration du
philosophe, les stratégies de l’universitaire et du politique ou
l’amour de l’amant, qu’il faut en chercher les traces. Pour le
construire sociologiquement, il faudrait travailler d’autres maté-
riaux empiriques, comme la correspondance entretenue avec des
interlocuteurs très différents, avec lesquels est activée une plu-
ralité de registres. L’essai d’Elzbieta Ettinger [1995] sur les
relations entre Hannah Arendt et Martin Heidegger, malgré sa
forte hostilité à Heidegger et le caractère lacunaire des maté-
riaux présentés, nous offre quelques ressources pour aller dans
ce sens. La relation amoureuse que Heidegger et Arendt ont
entretenue entre 1925 et 1928, et qui débuta alors qu’elle était
son étudiante, offre un éclairage inhabituel sur un Heidegger
« homme intense et passionné », auteur de lettres « profondé-
ment sentimentales et romantiques » [p. 22], appréhendé dans
d’autres contextes d’action. À propos d’un premier entretien
dans son bureau, l’évocation « avec tendresse », dans leur cor-
respondance ultérieure, du « souvenir d’Hannah pénétrant dans
la pièce, vêtue d’un imperméable et coiffée d’un chapeau
cachant un peu son visage, lâchant de temps à autre un « oui »
ou un « non » à peine audibles » [p. 23] constitue un cas inté-
ressant de ce point de vue. On a l’intuition que renvoyer le sou-
venir de ce moment d’émotion à un habitus (identité-mêmeté)
ou à un sens stabilisé de son moi authentique (identité-ipséité)
passerait à côté de ce qui compte dans l’expérience : l’irréduc-
tibilité à une assignation identitaire de l’émotion subjective en

116
action. C’est ce type d’expérience, troublant notre rapport au
temps, que vise Daniel Bensaïd, en puisant dans la philoso-
phie de Walter Benjamin : « Dans la rencontre amoureuse des
regards, dans la fulgurance de l’événement, l’infiniment petit
domine l’infiniment grand. L’éphémère capture l’éternité »

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[1990, p. 137]. Mais une sociologie pragmatique n’est pas non
plus désarmée pour aborder ce champ d’investigations. Une
telle figure de la singularité a ainsi pu être saisie dans l’état
d’agapè par Boltanski [1990]. Prolonger, dans le cas de l’expé-
rience amoureuse, les analyses de Kaufmann [1997] et de
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Lahire [1998] sur les rêveries quotidiennes pourrait également


s’avérer heuristique.
Ce genre d’outillage peut nous aider à produire un nouvel
éclairage sur la question de l’antisémitisme de Heidegger. Il
ne s’agirait pas d’hypostasier cet antisémitisme en une essence
omniprésente (puisqu’il faut bien tenir compte de ces moments
amoureux avec une étudiante juive, où aucune attitude antisé-
mite ne semble se manifester ; Arendt défendra d’ailleurs Hei-
degger jusqu’à la fin de sa vie contre les accusations de nazisme
et d’antisémitisme), mais de l’envisager comme une disposi-
tion ou une capacité développée à travers ses premiers appren-
tissages et actualisée dans certaines circonstances seulement. Ce
fut le cas, par exemple, dans un conflit politico-universitaire
l’ayant opposé au philosophe Eduard Baumgarten, qui pourrait
être interprété comme activant un régime d’action stratégique.
Il envoya ainsi en 1933, de sa propre initiative, un rapport
confidentiel à l’organisation des professeurs nationaux-socia-
listes de l’université de Göttingen (alors qu’il était, lui, à Fri-
bourg) signifiant son hostilité à une promotion que cette
université envisageait pour Baumgarten. Il y écrivait notam-
ment : « Le docteur Baumgarten provient, de par sa famille, et
son attitude spirituelle, du cercle d’intellectuels libéraux-démo-
crates autour de Max Weber. Durant son séjour ici, il fut tout
sauf un national-socialiste. […] Après avoir échoué avec moi,
il s’est lié étroitement au Juif Fraenkel qui avait été actif à Göt-
tingen puis fut expulsé de cette université. » [Cité par Farias,
1987, p. 275]. On récusera, là encore, une inspiration relativiste
qui se contenterait de symétriser des « points de vue » différents
sur l’antisémitisme de Heidegger. Il s’agit plutôt de repérer plus
précisément les modalités d’activation de ce type de disposi-
tion ou de capacité, dans des régimes d’action différents. Ce qui
peut avoir un sens dans un régime stratégique est susceptible de

117
le perdre dans un régime d’agapè. Comme dans le cas de l’ana-
lyse esquissée à partir de Dubet, la visée compréhensive
cherche à éviter la pente relativiste, dévastatrice d’un point de
vue éthique.
Penser les singularités d’un être humain, c’est donc égale-

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ment tenter de penser la pluralité de ses dispositions et de ses
capacités, la diversité de ses modes d’engagement dans le
monde, la variabilité des circonstances rencontrées, ses contra-
dictions et ses ambiguïtés. En tant que sociologue, la double
contrainte du « jeu de connaissance » sociologique impose de
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le faire : 1º) dans l’analyse des « relations sociales », au sens


large de relations avec des humains et des non-humains dans un
monde socio-historique pré-constitué, et 2º) dans la confection
d’outils théoriques dans la perspective d’épreuves empiriques.
C’est ce qui fait la double spécificité de la sociologie vis-à-vis
d’autres disciplines comme la philosophie ou la psychologie.

Au bout de ce parcours, on voit clairement en quoi le concept


d’habitus peut apparaître tout à la fois comme un point d’appui
et comme un obstacle pour appréhender différentes facettes de
la singularité. Un concept, fût-il le plus performant, ne peut
prétendre englober par avance une réalité si complexe, qui
appelle encore nombre d’investigations théoriques et empi-
riques. La pluralité théorique propre aux sciences sociales [Pas-
seron, 1994] se révèle ici un atout, sans que l’on tombe
nécessairement dans le travers de l’éclectisme, c’est-à-dire de la
juxtaposition non construite de concepts d’origines diffé-
rentes. On n’a d’ailleurs pas voulu invalider de manière géné-
rale les analyses rendues possibles par la notion d’habitus, mais
participer plus modestement à mieux localiser leurs apports et
ouvrir de nouveaux horizons à partir de leurs insuffisances. De
ce point ce vue, une telle esquisse post-bourdieusienne est
nécessairement un hommage à l’œuvre de Pierre Bourdieu.

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5

De la théorie de l’habitus
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à une sociologie psychologique


par Bernard Lahire*

« Par conséquent, de ce qu’il y a une vaste région


de la conscience dont la genèse est inintelligible par la
seule psychophysiologie, on ne doit pas conclure qu’elle
s’est formée toute seule et qu’elle est, par suite, réfrac-
taire à l’investigation scientifique, mais seulement
qu’elle relève d’une autre science positive qu’on pour-
rait appeler la sociopsychologie. » (Émile Durkheim, De
la division sociale du travail).

Où et comment saisir le social 1 ? Voilà une question qui n’a,


au fond, jamais cessé de se poser aux chercheurs en sciences
sociales, et qui a donné lieu à une incroyable diversité de
réponses selon les traditions sociologiques. Les sciences du
monde social ont-elles d’ailleurs des objets de prédilection dans
le monde ? Une épistémologie réaliste inclinerait à penser que
certains objets du monde sont « sociaux » et d’autres non (ou
moins). Ainsi, les mouvements collectifs, les groupes, les
classes, les institutions seraient d’« évidence » des objets pour
les sciences sociales, alors que le comportement d’un individu
singulier, les névroses, les dépressions, les rêves, les émotions,
les objets techniques qui nous entourent, seraient des objets
d’étude pour psychosociologues, psychologues, psychanalystes,
médecins, ingénieurs, ergonomes… Or on sait que, dans leur

* Professeur de sociologie et membre de l’Institut universitaire de France (université


Lumière-Lyon 2).
1. Ce texte est une version modifiée de l’article intitulé « Esquisse du programme scientifique
d’une sociologie psychologique » initialement publié dans les Cahiers internationaux de sociologie
[Lahire, 1999].

121
pratique scientifique effective, les chercheurs sont en passe de
faire voler en éclat ces frontières réalistes. En fait, comme
l’énonçait Saussure avec force, c’est le point de vue qui crée
l’objet et non l’objet qui attendrait sagement dans le réel le
point de vue scientifique qui viendrait le révéler.

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C’est en n’excluant a priori aucun sujet de leur champ
d’étude que les sciences sociales peuvent accomplir un progrès
vers plus d’autonomie scientifique. Comme pour la littérature
la plus « pure » qui, pour manifester la rupture avec les
demandes externes, affirme le primat du mode de représenta-
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tion sur l’objet représenté, les sciences sociales doivent mon-


trer qu’il n’y a aucune limite empirique à ce qu’elles sont
susceptibles d’étudier, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’objets plus
socio-logiques, plus anthropo-logiques ou plus historiques que
d’autres, mais que l’essentiel réside dans le mode scientifique
(sociologique, anthropologique, historique…) de traitement du
sujet 2.
Mais ces extensions cognitives de ce qu’une discipline scien-
tifique est susceptible de constituer en objets d’étude ne sont
jamais simples à opérer. Il est, en effet, impossible, dans la
plupart des cas, d’appliquer mécaniquement à de nouveaux
thèmes ou sujets, les concepts ou les méthodes anciennement
éprouvés. C’est en cela que les sujets d’étude résistent bien plus
que ce que l’idée d’une épistémologie nominaliste pourrait nous
laisser penser. Le plaquage d’anciens schèmes interprétatifs sur
de nouvelles réalités peut simplement contribuer à renforcer la
croyance en l’incapacité intrinsèque de la discipline à étudier
ces réalités. Un autre risque réside dans l’utilisation par la
sociologie, sous la forme d’une importation frauduleuse et, par
conséquent, non contrôlée, de schèmes interprétatifs issus de
traditions disciplinaires étrangères à son propre développement
scientifique.

2. Par exemple, la sociologie progresserait d’autant plus qu’elle ne se contenterait pas de camper
à la périphérie des lieux classiques de la psychologie. Car il ne s’agirait pas seulement d’étudier la
perception sociale et historique de la maladie mentale ou la trajectoire socio-institutionnelle d’un
malade mental, mais bien la production sociale de la maladie elle-même. De même pour le rêve, le
stress, la dépression…

122
Du social individualisé

La difficulté de la saisie du social sous sa forme individua-


lisée est ainsi due à deux risques permanents qui sont, premiè-
rement, le fait de croire pouvoir étudier le nouveau (thème

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d’étude) en recyclant simplement de l’ancien (concepts et
méthodes) et, deuxièmement, le fait de penser être parvenu à
ses fins scientifiques en bricolant une sociologie de bric (d’ori-
gine sociologique) et de broc (d’origine psychologique).
Si l’on met de côté le second type de risque (ayant donné
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lieu, par exemple, à des tentatives malheureuses de rapproche-


ment du marxisme et de la psychanalyse dans les années
soixante-dix), qui nécessiterait un trop long développement sur
les impasses de l’inter ou la pluridisciplinarité [Lahire, 1998a],
le premier type est resté largement invisible aux yeux des cher-
cheurs. En effet, le changement d’échelle – de l’analyse des
groupes, des mouvements, des structures ou des institutions, à
celle d’individus singuliers qui, tout à la fois, « vivent dans » et
« sont constitutifs de » ces macro-objets – n’a pas été brutal
au point de forcer la vue des chercheurs, de leur provoquer
quelques maux de tête et, du même coup, de leur en faire
prendre conscience. Le glissement a été insensible, impercep-
tible et a, de ce fait, rendu difficile l’exercice de la lucidité théo-
rique. C’est sans même s’en rendre compte, et sans en mesurer
les conséquences, que la sociologie s’est intéressée autant aux
individus socialisés en tant que tels (dans des études de cas
ou des travaux présentant, parmi d’autres types de « données »,
des portraits individuels, soutenus méthodologiquement par la
pratique du récit de vie ou de l’entretien approfondi) qu’aux
groupes, catégories, structures, institutions ou situations (quels
que soient leur taille et leur type). Le mouvement aurait été plus
visible si les chercheurs n’avaient pas l’habitude de revendiquer
la pertinence de leur propos quelle que soit l’échelle de contex-
tualisation (du groupe social le plus large à l’individu le plus
singulier) 3.
Parmi l’ensemble des travaux existants, ceux de Pierre Bour-
dieu ont, plus que tous les autres, désigné et caractérisé théori-
quement ces « petites machines productrices » de pratiques (au

3. L’épistémologie très peu webérienne de Pierre Bourdieu fait qu’il n’est pas très sensible aux
questions de variations d’échelle dans la production des connaissances sociologiques. [Cf. Lahire,
1996].

123
sens large du terme), ces « matrices » retenant dans le corps
de chaque individu le produit des expériences passées. Lorsque,
par exemple, les notions (et les réalités auxquelles elles ren-
voient) de structures cognitives, psychiques ou mentales, de
schèmes, de dispositions, d’habitus, d’incorporation et d’inté-

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riorisation n’étaient pas au cœur de l’étude, mais qu’elles ser-
vaient seulement, dans les comptes rendus d’enquêtes, de
commutateurs nécessaires pour rendre raison des pratiques en
évoquant grossièrement la socialisation passée incorporée, ces
modèles théoriques pouvaient sembler satisfaisants. Les termes
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empruntés à la psychologie (piagétienne, notamment) permet-


taient de désigner un vide ou une absence entre les structures
objectives du monde social et les pratiques des individus.
L’habitus pouvait alors aussi bien être de groupe qu’individuel.
Cela ne posait aucun problème particulier, car on n’y prêtait pas
une attention particulière et la théorie ne se proposait pas vérita-
blement d’étudier empiriquement ces réalités-là. Cela suffisait
amplement au métier de sociologue et sans doute cela suffit-il
encore aujourd’hui à une grande partie des chercheurs. En effet,
de nombreux sociologues continuent à pratiquer la sociologie
sans même avoir besoin de donner un nom à ces matrices cor-
porelles (cognitives, sensitives, évaluatives, idéologiques, cultu-
relles, mentales, psychiques…) des comportements, des actions
et réactions. Certains pensent même qu’on a typiquement
affaire ici à des « boîtes noires » (il en est ainsi des notions
de « socialisation » ou d’« habitus ») dont toute sociologie
scientifique et explicative devrait absolument se défaire
[Boudon, 1996].
Mais on ne pouvait parler de structures cognitives, psy-
chiques ou mentales, de schèmes, de dispositions, d’habitus,
d’incorporation ou d’intériorisation, sans risquer d’attirer
l’attention et l’interrogation critique des chercheurs. Tout ce qui
a été pris jusque-là pour argent comptant par une certaine tra-
dition sociologique, et qui allait sans dire, peut donc être recon-
sidéré : explication dispositionnelle ? Schème ? Disposition ?
Système de dispositions ? Formule génératrice ou principe uni-
ficateur des pratiques ? Habitus ? Transposabilité ou transféra-
bilité des schèmes ? Héritage culturel ? Transmission du capital
culturel ? Intériorisation des structures objectives ? Incorpora-
tion des structures sociales ? En universalisant les acquis d’un
état (pas entièrement révolu, cela va de soi) de la psychologie
de son temps, Pierre Bourdieu a importé en son sein, sous une

124
forme pétrifiée et quasiment inchangée depuis plus de trente ans
maintenant, des concepts psychologiques qui n’étaient – comme
tout concept scientifique – que des sortes d’abrégés de l’état
des travaux psychologiques parmi les plus avancés sur la ques-
tion du développement de l’enfant. Plutôt que de supposer

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l’existence de tels processus socio-cognitifs, en devançant
imprudemment la longue et laborieuse série d’actes de
recherche qu’il serait indispensable de mettre en œuvre, il faut
repartir sur les chemins de l’interrogation scientifique empiri-
quement fondée. S’ouvre alors le champ d’une sociologie psy-
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chologique dont une partie du monde scientifique a, peu à peu,


contribué à créer les conditions d’émergence, et dont je vais
préciser le programme scientifique [Lahire, 1998b, p. 223-239].
Étudier le social individualisé, c’est-à-dire le social réfracté
dans un corps individuel qui a pour particularité de traverser des
institutions, des groupes, des scènes, des champs de forces et de
luttes différents, c’est étudier la réalité sociale sous sa forme
incorporée, intériorisée. Comment la réalité extérieure, plus ou
moins hétérogène, est-elle faite corps ? Comment des expé-
riences socialisatrices peuvent-elles (co)habiter (dans) le même
corps ? Comment de telles expériences s’installent-elles plus ou
moins durablement en chaque corps et comment interviennent-
elles aux différents moments de la vie sociale ou de la biogra-
phie d’un individu ? Lorsque la sociologie s’en tient à éclairer
des groupes d’individus à partir d’une pratique ou d’un domaine
particulier de pratiques (les salariés d’une entreprise, des
conjoints, des lecteurs, des usagers de telle institution cultu-
relle, des votants, etc.), elle peut faire l’économie de l’étude
de ces logiques sociales individualisées. Cependant, dès lors
qu’elle s’intéresse à l’individu (non comme atome et base de
toute analyse sociologique, mais comme produit complexe de
multiples processus de socialisation), il n’est plus possible de se
satisfaire des modèles d’acteur, d’action et de cognition, impli-
cites ou explicites, utilisés jusque-là. C’est l’historien Gio-
vanni Lévi qui soulignait avec pertinence le fait que « nous ne
pouvons […] pas appliquer les mêmes procédures cognitives
aux groupes et aux individus » [Lévi, 1989, p. 1335].

125
La vie des dispositions

Le développement d’une sociologie psychologique implique


que la notion même de « disposition », centrale pour penser le
passé incorporé à l’échelle individuelle, soit examinée. Or, à

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bien regarder l’utilisation qui en est faite dans les travaux socio-
logiques, on se rend rapidement compte du fait que celle-ci n’a
pas été jusque-là d’une importance considérable pour l’analyse
du monde social 4. Le sociologue augmente ainsi rarement sa
connaissance du monde social dans les usages routiniers de ce
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concept. Par exemple, lorsque Pierre Bourdieu explique qu’il


n’existe pas de pratique plus classante que la fréquentation d’un
concert ou la pratique d’un instrument de musique « noble »
par le fait de la « rareté des conditions d’acquisition des dispo-
sitions correspondantes » [Bourdieu, 1979, p. 17] il a affirmé
quelque chose sur la fonction de distinction de certaines pra-
tiques culturelles, sur leur rareté, mais n’a rien dit sur ce que
sont les « dispositions correspondantes » à ces pratiques. De
même, lorsqu’il déclare que les œuvres littéraires de Mal-
larmé ou de Zola portent la marque des « dispositions sociale-
ment constituées de leurs auteurs » [Bourdieu, 1979, note 6,
p. 19], le lecteur intéressé est tout « disposé » à le croire, mais
aucune analyse des dispositions de ces auteurs, de ce que l’on
entend précisément par « dispositions » et de la manière dont
on pourrait reconstruire de telles dispositions, ne nous est pro-
posée. Les dispositions sociales des écrivains, pertinentes pour
comprendre leurs œuvres, sont-elles des dispositions sociales
générales acquises familialement ou sont-elles le produit spéci-
fique de la socialisation littéraire, ce qui signifierait que
« tout », de l’expérience socialisatrice des auteurs, n’est pas per-
tinent à reconstruire pour saisir leurs « comportements »
littéraires ?
À passer systématiquement en revue l’ensemble des
contextes d’usage de la notion de disposition dans La Distinc-
tion, on est amené à se poser à chaque fois de telles ques-
tions. L’usage du terme peut être spécifique, l’auteur désignant
des types de dispositions à l’aide de substantifs et d’adjectifs
qualificatifs, sans plus de précision : la « disposition cultivée » ;
les « dispositions ordinaires et la disposition proprement

4. Par ailleurs, lorsqu’on la dissocie des conditions dans lesquelles elle est déclenchée-mobilisée,
on finit par l’essentialiser et la réifier. [Cf. Lahire, 1998b, p. 63-69].

126
esthétique » ; le « moralisme petit-bourgeois » ; les « disposi-
tions régressives et répressives » des fractions en déclin de la
petite-bourgeoisie ; la « disposition pure » ; les « dispositions
constitutives de l’habitus cultivé » ; les « vertus ascétiques et
la bonne volonté culturelle » de la petite bourgeoisie salariée ;

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la « disposition qu’appellent les œuvres d’art légitimes » ; les
« dispositions ascétiques des individus en ascension » ; l’« aris-
tocratisme ascétique des fractions dominées de la classe domi-
nante » ; l’« hédonisme hygiéniste des médecins et des cadres
modernes » ; une « disposition austère et quasi scolaire » ; la
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« morale hédoniste de la consommation » ; la « morale ascé-


tique de la production » ; le « progressisme optimiste » ; le
« conservatisme pessimiste » ; une « disposition savante, voire
érudite » ; la « disposition distante, détachée ou désinvolte à
l’égard du monde ou des autres » ; des « dispositions et des
manières tenues pour caractéristiques des bourgeois » ;
l’« hédonisme réaliste » des classes populaires ; la « disposi-
tion politique conservatrice » ; le « conservatisme libéral des
fractions de la classe dominante » ; les « dispositions réaction-
naires » ; le « snobisme éthique » ; les « dispositions
d’exécutant ».
La notion peut entrer, par ailleurs, dans l’économie générale
du raisonnement théorique : le « mode de perception qui met
en œuvre une certaine disposition et une certaine compé-
tence » ; les « expériences différentielles qu’en font les consom-
mateurs en fonction des dispositions qu’ils doivent à leur
position dans l’espace économique » ; l’« habitus de classe
comme forme incorporée de la condition de classe et des condi-
tionnements qu’elle impose » ; leurs « propriétés qui peuvent
exister à l’état incorporé, sous forme de dispositions » ;
l’« homogénéité des dispositions associées à une position » ;
« dialectique qui s’établit tout au long d’une existence entre les
dispositions et les positions » ; « toutes les propriétés incor-
porées (dispositions) ou objectivées (biens économiques ou
culturels) » ; les « dispositions sociales comptent plus que les
« compétences » scolairement garanties » ; les « dispositions de
l’habitus se spécifient, pour chacun des grands domaines de la
pratique, en réalisant tel ou tel des possibles stylistiques offerts
par chaque champ » ; l’« affinité entre les potentialités objecti-
vement inscrites dans les pratiques et les dispositions » ;
l’« ajustement aux positions des dispositions liées à des trajec-
toires » ; « du point de vue de leur origine sociale et de toutes

127
les dispositions corrélatives » ; les « dispositions socialement
inculquées » ; les « dispositions héritées » ; les « dispositions
qui sont au principe de la production des opinions ».
Mais dans tous les cas, on ne dispose d’aucun exemple de
construction sociale, d’inculcation, d’incorporation ou de

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« transmission » de ces dispositions. On n’a aucune indication
sur la manière dont on peut les reconstruire ni de la façon dont
elles agissent (c’est-à-dire dont elles sont activées ou mises en
veille selon les domaines de pratiques ou les contextes plus
restreints de la vie sociale). Elles sont simplement déduites des
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pratiques sociales (alimentaires, sportives, culturelles…) les


plus fréquemment observées – statistiquement – chez les
enquêtés.
La seule étude de cas un peu précise dont nous disposons,
celle consacrée à Martin Heidegger, s’avère, du point de vue
de la reconstruction des conditions et modalités de la constitu-
tion de l’habitus philosophique de ce dernier, plutôt déce-
vante. « L’habitus de Heidegger, écrit Pierre Bourdieu,
professeur de philosophie ordinaire d’origine campagnarde,
vivant dans l’Allemagne de Weimar intègre dans l’unité d’un
système de dispositions génératrices d’une part les propriétés
attachées d’abord à une position dans la structure des rapports
de classe, celle du Mittelstand, classe qui se vit et se veut
comme hors classes, et de la fraction universitaire de cette
classe, fraction hors pair d’une classe subjectivement hors
classes, ensuite à une position dans la structure du champ uni-
versitaire, celle du philosophe, membre d’une discipline encore
dominante – bien que menacée – et enfin à une position dans le
champ philosophique, et d’autre part les propriétés corréla-
tives de la trajectoire sociale conduisant à cette position, celle
de l’universitaire de première génération, mal inséré dans le
champ intellectuel » [Bourdieu, 1975, p. 150]. Voilà donc
comment est défini, du contexte le plus global au contexte le
plus spécifique, l’habitus de Heidegger : son appartenance de
classe, puis la fraction de classe à laquelle il appartient, son
métier de philosophe, sa place particulière dans le monde de
la philosophie et son rapport de miraculé social au monde intel-
lectuel. Cela serait-il suffisant pour saisir la « formule généra-
trice de ses pratiques » ? Quid de la socialisation familiale de
Martin Heidegger ? de sa socialisation scolaire ? religieuse ?
sentimentale ? amicale ? politique ?, et ainsi de suite.

128
De ce point de vue-là, l’analyse (pourtant inachevée) par
Norbert Elias de l’économie psychique des liens qui se nouent
entre Léopold Mozart et son fils, Wolfgang Amadeus Mozart,
est bien plus riche, même si elle ne fait pas usage d’un fort
appareillage conceptuel. Elias nous décrit un jeune Wolfgang

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Amadeus soumis, à partir de sa troisième année, à un régime de
travail rigoureux, une « implacable discipline » à base d’exer-
cices réguliers composés par le père, chef d’orchestre adjoint
à Salzbourg. Il montre comment très tôt sa vie va se réduire
essentiellement à la musique, comment le père va tisser des
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liens affectifs très forts avec son fils passant par la musique :
Wolfgang recevait « une prime d’amour supplémentaire pour
chacune de ses performances musicales » [Elias, 1991a, p. 93].
Convaincu que le plus singulier des traits d’une personne ne
peut se comprendre que si l’on reconstitue le « tissu d’imbrica-
tions sociales » dans lequel elle est insérée et que saisir les
comportements d’un individu suppose la reconstruction des
désirs qu’il essaie de satisfaire et qui « ne sont pas inscrits en
lui avant toute expérience » [Elias, 1991a, p. 14], Elias donne
l’exemple, bien qu’encore trop rapide, de ce que pourrait être
une sociologie psychologique de la constitution des premières
dispositions.
À partir du constat d’inutilité actuelle de la notion, deux
conclusions opposées peuvent être tirées : l’une qui consiste à
penser qu’on peut donc faire de la sociologie sans ce type de
concept et que l’économie (au sens double du terme) concep-
tuelle des modèles explicatifs doit tendre vers une épuration
du modèle (exit donc les notions de disposition, de schème ou
d’habitus jugées superflues) ; l’autre, celle que je formule ici
et qui nous conduit au programme d’une sociologie psycholo-
gique, amène à penser qu’il faut désormais mettre à l’épreuve
des recherches empiriques un tel concept rhétorique pour le
faire passer au statut de concept scientifiquement utile. Si la
sociologie entend rester une sociologie dispositionnelle, plutôt
que de se ranger du côté des approches anhistoriques et désocia-
lisantes du monde social (réduit à une grammaire ou une
logique de l’action présente, à des systèmes d’action, à l’ordre
présent de l’interaction…), elle doit dépasser la seule invocation
rituelle du passé incorporé en prenant pour objet la constitution
sociale et le mode de vie de ce passé.
On se demandera alors, par exemple, comment se forment
les dispositions (ou les schèmes) ? Est-ce que ces dispositions

129
peuvent s’éteindre progressivement, et même complètement
disparaître, par manque d’actualisation (Peirce disait que les
dispositions peuvent « se fatiguer ») ? Est-ce que, éventuelle-
ment, elles peuvent être détruites par un travail systématique
de contre-socialisation (pensons à toutes les volontés mission-

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naires, sectaires, totalitaires ou scolaires de destruction des
habitudes existantes, considérées comme de mauvaises habi-
tudes à éradiquer) ? La possibilité d’évaluer des degrés de
constitution et de renforcement des dispositions selon, notam-
ment, la fréquence et l’intensité de l’entraînement suivi, en
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distinguant ainsi des dispositions faibles (croyances passa-


gères et friables, habitudes éphémères ou malhabiles) et fortes
est-elle envisageable ? Comment les multiples dispositions
incorporées, qui ne forment pas nécessairement un « sys-
tème » cohérent et harmonieux, s’organisent-elles ou
s’articulent-elles ?
On voit à travers cette première série de questions qu’on ne
sort pas vraiment des questions les plus classiques de la socio-
logie de l’éducation, même si celles-ci sont précisées et
affinées. En effet, il est difficile de comprendre totalement
une disposition si l’on ne reconstitue pas sa genèse (c’est-à-
dire les conditions et les modalités de sa formation). Saisir les
matrices et les modes de socialisation qui ont formé tel ou
tel type de dispositions sociales devrait être partie intégrante
d’une sociologie de l’éducation conçue comme une sociologie
des modes de socialisation (scolaires comme extra-scolaires)
et articulée à une sociologie de la connaissance (au sens
large du terme « connaissance »). C’est d’ailleurs un point
de sociologie générale inscrit dans la réflexion webérienne :
« Dans la mesure où l’action sociale est “portée” par des
hommes (“derrière l’‘action’, il y a l’homme”), Weber a tou-
jours considéré que l’analyse sociale devait intégrer précisé-
ment la question de l’“homme”, ce qu’il appelle le “point de
vue anthropocentrique”, en posant la question du “type
d’homme” que les relations sociales sont capables, dans la
durée, de façonner 5. »

5. J.-P. Grossein [1996, p. 61] précise que « le degré d’unité et d’homogénéité internes d’une
conduite de vie n’est pas présupposé par Weber ; il ne peut être établi que par l’analyse empirique ».

130
Formes de l’intériorisation et de l’extériorisation

Le programme scientifique d’une sociologie psychologique


viendrait remplir le vide laissé par toutes les théories de la
socialisation ou de l’inculcation, dont la théorie de l’habitus, qui

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évoquent rhétoriquement l’« intériorisation de l’extériorité » ou
l’« incorporation des structures objectives » sans jamais vrai-
ment lui donner corps par la description ethnographique (ou
historiographique) et l’analyse théorique [Bernstein, 1992].
Longtemps préoccupés principalement par la question de la
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reproduction sociale par la famille, l’école et les différentes ins-


titutions culturelles et sociales, les sociologues se sont satisfaits
de faire le constat d’une inégalité face aux institutions légi-
times (école et autres institutions culturelles) et/ou d’un héritage
culturel et social intergénérationnel (famille). Pour résumer, on
pourrait dire qu’à force d’insister sur le « ça se reproduit », on
a fini par négliger le « ce qui se reproduit » et le « comment,
selon quelles modalités, ça se reproduit ». Résultat : une théorie
de la reproduction « pleine », mais une théorie de la connais-
sance et des modes de socialisation « vide ». Qu’est-ce préci-
sément que l’« école » ? Que sont les liens d’interdépendance
spécifiquement « scolaires » ? Qu’est-ce qui se « transmet »
scolairement ? Comment cette « transmission 6 » s’opère-t-elle ?
Les questions se posent pareillement du côté de la famille et de
toute institution culturelle 7.
Une partie des enquêtes de sociologie de l’éducation et de la
culture pousse progressivement à faire des différences entre des
modalités de l’« intériorisation du social » ou, plus exacte-
ment, de l’intériorisation ou de l’incorporation des habitudes,
des manières de faire, de voir, de sentir. On se rend bien
compte, notamment dans leurs manières de parler de leurs pra-
tiques culturelles, que les enquêtés n’ont pas incorporé
l’ensemble de leurs habitudes de la même façon. Les recherches
empiriques devraient, par conséquent, permettre de préciser les
différentes manières dont les habitudes incorporées et leur
actualisation sont vécues.
En effet, tout ne se vit pas sur le mode de la « nécessité faite
vertu 8 », c’est-à-dire sur le mode de l’amour du nécessaire, du

6. La notion même de « transmission » doit être révisée, si l’on veut progresser dans le sens d’une
sociologie psychologique des phénomènes de connaissance. [Cf. Lahire, 1998b, p. 206-210].
7. Pour une analyse des modalités de la socialisation scolaire à l’école primaire, voir Lahire, 1993.
8. Pierre Bourdieu parle de « l’habitus comme nécessité faite vertu » [Bourdieu, 1979, p. 433].

131
plaisir éprouvé à pratiquer, à consommer…, ce à quoi on n’a
pas pu échapper. Ce rapport enchanté au monde empêche
d’envisager que les choses pourraient aller autrement, qu’un
autre choix pourrait se faire. La contrainte culturelle de départ
étant tellement bien intériorisée, le choix s’impose de lui-même

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et apparaît comme naturel et évident. Le modèle de la « néces-
sité faite vertu », c’est celui de la contrainte objective exté-
rieure transformée en moteur intérieur, en goût (ou en passion)
personnel, en besoin vital. Par exemple, certains enfants de
milieux populaires semblent avoir précocement intériorisé la
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« réussite scolaire » comme une nécessité interne, personnelle


[Lahire, 1995a, « Les “belles” réussites », p. 239-269]. Il faut
pour cela une complexion psychique particulière (liée à une
économie socio-affective singulière que l’analyse sociologique
des relations d’interdépendance permet de reconstruire), qui ne
constitue sans doute pas le cas le plus fréquent. De ce point de
vue, il semble que plus la socialisation (c’est-à-dire l’installa-
tion corporelle des habitudes) a été précoce, régulière et intense,
et plus on a de chances de voir apparaître cette logique de la
« seconde nature », du « c’est plus fort que moi ».
Le même modèle suppose aussi que la disposition soit forte
(et non faible ou moyennement forte) et interdit presque toute
distance au rôle. L’adhésion à la pratique est telle que tout
doute est effacé. On ne résiste pas, on n’est pas attiré par
d’autres envies, travaillé par d’autres pulsions, fatigué par
l’investissement dans la pratique… Le modèle de la « néces-
sité faite vertu » désigne en fait une modalité particulière
d’existence du social incorporé et de son actualisation. Mais la
manière enchantée de vivre ses habitudes n’est pas la seule, loin
de là.
Ainsi, les individus socialisés peuvent-ils avoir intériorisé
durablement un certain nombre d’habitudes (culturelles, intel-
lectuelles…), et n’avoir cependant aucune envie particulière de
les mettre en œuvre. Ou bien ils les mettront en œuvre par rou-
tine, par automatisme, par habitude, ou pire, par obligation (« je
le fais, mais on me pousse » ou « je me force »), sans passion
ni enchantement. Cela signifie qu’il faut clairement distinguer,
plus fréquemment qu’on ne le fait, compétences et appé-
tences, « capacités à faire » telle ou telle chose et goût ou envie
de le faire. Contrairement à l’idée commune en sociologie, qui
consiste à penser que nous n’aimons bien que ce que nous maî-
trisons bien, les enquêtes sur les pratiques culturelles permettent

132
de détacher deux dimensions bien distinctes. Par exemple, la
découverte de forts lecteurs ou d’amoureux de la lecture parmi
les élèves qui ont de faibles compétences en français et, inver-
sement, de faibles lecteurs, très peu intéressés par la culture
livresque parmi les élèves les plus compétents, au collège

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comme au lycée, permet de dissocier compétences et appé-
tences. Si les compétences culturelles sont souvent une condi-
tion favorable à l’apparition d’une pratique assidue et
passionnée de la lecture, elles ne suffisent pas systématique-
ment à créer le fort lecteur ou le lecteur enflammé [Singly,
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1993]. De même, à niveau équivalent de compétences, les


femmes sont nettement plus pratiquantes que les hommes dans
le domaine des pratiques ordinaires de l’écrit. Elles développent
leurs compétences davantage par position (dans l’univers fami-
lial) que par formation (scolaire) [Lahire, 1995b].
Par ailleurs, certaines habitudes peuvent avoir été durable-
ment installées dans le corps d’un individu qui, dans un nou-
veau contexte de vie (par exemple, tout événement
biographique : mariage, naissance, divorce, décès d’un proche,
nouveau travail), souhaiterait se débarrasser de ce qu’il consi-
dère désormais comme de « mauvaises habitudes ». Tout se
passe comme si la situation nouvelle l’amenait à ressentir une
partie de ses dispositions ou de ses habitudes comme étrangère
à lui.
Les habitudes peuvent donc être intériorisées et n’être actua-
lisées que sur le mode de la contrainte ou de l’obligation ; elles
peuvent l’être sur le mode de la passion, du désir ou de l’envie,
ou encore, sur le mode de la routine non consciente, sans véri-
table passion ni sentiment de contrainte particulier. Tout cela
dépendra à la fois de la manière dont ont été acquises ces dispo-
sitions ou ces habitudes 9, du moment dans la biographie indi-
viduelle où elles ont été acquises et, enfin, du « contexte »
actuel de son (éventuelle) actualisation. Ainsi, les habitudes qui
ont été intériorisées précocement, dans des conditions favo-
rables à leur bonne intériorisation (sans phénomène d’injonction
contradictoire, sans brouillage de la « transmission culturelle »
par des dissonances culturelles entre les parents ou entre ce que

9. Certaines intériorisations ont pour levier des mécanismes sociaux-mentaux puissants tels que la
culpabilisation personnelle (e.g. le cas des mères qui intériorisent certaines normes pédiatriques pour
ne pas s’attirer le reproche de « mauvaises mères ») ou le chantage mental-identitaire reposant sur
les croyances les plus fortes (e.g. l’ensemble des Suédois savaient lire en 1750 sous la pression de
l’église luthérienne qui refusait communion et mariage à ceux qui n’en étaient pas capables).

133
disent les adultes et ce qu’ils font, entre ce qu’ils disent et la
manière dont ils le disent…) et qui trouvent des conditions posi-
tives (gratifiantes socialement) de mise en œuvre, peuvent
donner lieu à ce qu’on appelle la passion, l’envie ou le désir.
On pourrait très bien passer à côté de certaines nuances

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importantes du point de vue du degré d’intériorisation et d’ins-
tallation des habitudes, des conditions dans lesquelles elles l’ont
été, des modalités de leur acquisition et des conditions dans
lesquelles elles sont amenées à « fonctionner », en considé-
rant, de manière trop rigidement durkheimienne, que, émis dans
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l’illusoire langage de l’amour, de la routine ou de la contrainte,


les comportements individuels ne sont, dans tous les cas, que
l’extériorisation du produit de l’intériorisation des contraintes
sociales. On placera alors du côté du sens commun et de l’idéo-
logie tout le discours sur le choix, sur le désir, la passion, la
spontanéité, sans se rendre compte qu’on néglige ici des dimen-
sions fines des conditions, modalités et effets de la socialisation.
Pourquoi, sauf exception, l’intériorisation des modèles de
comportements sexués est-elle vécue autrement que sur le mode
de l’intériorisation d’une obligation, de la contrainte ? Pourtant,
il n’y a rien de plus contraignant et arbitraire (culturellement,
historiquement…) que les modèles sexués, le monde social
constituant une sorte d’institution totale socialisant de manière
permanente les individus à de telles différences. Le monde
social est continûment sursaturé de différences sexuées. Mais
c’est justement parce que ces différences sont à la fois pré-
coces et omniprésentes que les contraintes sont rarement res-
senties comme telles, ou en tout cas beaucoup moins fortement
que d’autres types de contraintes sociales. Si les habitudes et les
modèles scolaires de comportements et de pensée, par exemple,
sont davantage vécus par les enfants et les adolescents sur le
mode de la contrainte, c’est que l’école, quel que soit son degré
d’intégration familiale, reste très souvent un univers relative-
ment « étranger » et contraignant, surtout lorsqu’elle exige que
le degré d’ascèse soit à son maximum, comme dans les temps
de préparation des examens ou des concours. Si les enfants
étaient soumis au dur régime de l’ascèse scolaire intensive dès
l’école primaire, peut-être l’ascèse du lycée, puis d’une partie
de l’enseignement supérieur, serait-elle vécue comme normale,
ce qui n’est bien évidemment qu’exceptionnellement le cas.

134
Transfert et mise en veille

Les travaux sociologiques de Pierre Bourdieu prennent aussi


pour argent comptant l’idée de transférabilité ou de transposa-
bilité et du caractère « généralisable » des schèmes ou des dis-

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positions socialement constitués. La notion de transférabilité
a-t-elle cependant augmenté l’imagination sociologique ou,
autrement dit, a-t-elle rendu possibles des enquêtes en sciences
sociales qui, sans elle, auraient été impensables ? Rien n’est
moins sûr. Pour vérifier qu’il y a bien eu transfert, il faudrait
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étudier précisément un mode de socialisation et voir les effets


précis de sa diffusion. Par exemple, la socialisation scolaire pro-
duit des effets de socialisation que l’on juge généralement, dans
le milieu des sociologues de l’éducation, durables et transfé-
rables. Mais qu’est-ce qui se transfère de la situation scolaire à
d’autres situations extra-scolaires ? Est-ce un sens de la légiti-
mité des produits culturels (e.g. un sens de la « petite » et de
la « grande » littérature) ? Est-ce une conception générale de la
connaissance, un rapport au savoir ? Est-ce davantage un certain
nombre de gestes d’étude ou d’habitudes intellectuelles ? Est-ce
un sentiment personnel d’importance (de haute estime de soi)
que peut conférer cette institution légitime à tous ceux qui s’y
conforment ? Difficile de dire que de tels processus de trans-
fert ont été réellement mis à l’épreuve dans les recherches
empiriques.
En revanche, les sociologues se sont souvent appuyés sur une
telle notion, comme sur celle de « généralisabilité » des dispo-
sitions et des schèmes pour renforcer une certaine paresse empi-
rique. Si chaque enquête, sur telle ou telle pratique, permettait
véritablement de saisir des dispositions générales, que l’on pré-
suppose transférables à d’autres situations, alors on s’éviterait,
en effet, un long et fastidieux parcours de recherche 10 : celui-là
même qu’une sociologie psychologique se propose de contri-
buer à accomplir.
Empruntée à la psychologie piagétienne, la notion de transfé-
rabilité suscite aujourd’hui la méfiance grandissante d’une

10. Lorsque, souhaitant délier disposition et régularité d’apparition d’une pratique, Emmanuel
Bourdieu écrit qu’une seule et unique occurrence d’un comportement « est un critère nécessaire et
suffisant » du fait que l’individu « possède une disposition à avoir ce comportement » [Bourdieu,
1998, p. 45], il ne se rend pas compte, d’une part de la nécessité, pour le travail interprétatif en
sciences sociales, de s’appuyer sur des séries de données et non sur des observations isolées, et
d’autre part de la fantastique paresse empirique qu’encouragerait l’adoption d’une telle proposition.

135
partie des psychologues contemporains [Loarer et al., 1995].
Mais c’est surtout le processus de généralisation abusive ou pré-
maturée qui constitue le problème essentiel sous-tendu par
l’usage d’une telle notion. C’est, en effet, l’idée selon laquelle
les schèmes ou les dispositions seraient tous et en toute occa-

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sion transférables et généralisables, qui fait problème 11. Le
chercheur court-circuite la démarche normale d’enquête et
s’évite la difficile comparaison des pratiques d’un domaine de
pratiques à l’autre ou même d’une situation à l’autre à l’inté-
rieur d’une même sphère d’activité, qui seule permettrait de dire
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1) si le transfert a bien eu lieu et 2) de quelle nature il est.


Déduire hâtivement de l’analyse des pratiques d’un individu ou
d’un groupe social dans un contexte social déterminé (quelle
que soit l’échelle du contexte) des schèmes ou des dispositions
généraux, des habitus qui fonctionneraient pareillement partout
ailleurs, en d’autres lieux et en d’autres circonstances constitue-
rait donc une erreur d’interprétation.
Les différences de comportement observables d’un contexte
à l’autre ne seraient-elles que le produit de la réfraction d’un
même habitus (d’un même système de dispositions) dans des
contextes différents ? En fait, le régime, non discuté et empiri-
quement peu mis à l’épreuve, de transfert généralisé empêche
de concevoir (et donc d’observer) l’existence de schèmes ou de
dispositions d’application très locale (propres à des situations
sociales ou à des domaines de pratiques particuliers), de modes
de catégorisation, de perception, d’appréciation ou d’action
sensori-motrice partiels attachés à des objets ou à des domaines
spécifiques. Il réduit un processus d’« extériorisation de l’inté-
riorité » complexe à un fonctionnement unique et simple, à
savoir celui de l’assimilation/accommodation : assimilation des
situations aux schèmes incorporés et accommodation (correc-
tion) des schèmes antérieurement acquis aux variations et aux
changements de situation.
Et si, au lieu de se généraliser, les dispositions étaient parfois
tout simplement inhibées ou désactivées pour laisser la place à
la formation ou à l’activation d’autres dispositions ? Et si elles
pouvaient se limiter à n’être que des dispositions sociales spé-
cifiques, au domaine de pertinence bien circonscrit, le même

11. Utilisateur du concept d’habitus, Max Weber, ne le concevait pas forcément comme un sys-
tème de dispositions générales. Il pouvait écrire ainsi : « Cet état pouvait correspondre à un habitus
extraquotidien de caractère seulement passager » [Weber, 1996, p. 347].

136
individu apprenant à développer des dispositions différentes
dans des contextes sociaux différents ? Et si, au lieu du simple
mécanisme de transfert d’un système de dispositions, on avait
affaire à un mécanisme plus complexe de mise en veille/mise
en action ou d’inhibition/activation de dispositions qui suppose,

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évidemment, que chaque individu singulier soit porteur d’une
pluralité de dispositions et traverse une pluralité de contextes
sociaux ?
Les schèmes interprétatifs des comportements humains que
Jon Elster formule à partir de sa lecture du texte d’Alexis de
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Tocqueville, De la démocratie en Amérique, me paraissent


caractéristiques d’une interprétation du monde social qui, sans
le savoir, affronte le problème de la pluralité des sphères d’acti-
vité traversées par chaque individu, lui-même porteur d’une
pluralité de dispositions. Elster écrit : « Les habitudes et les
désirs peuvent se renforcer, se compenser et se limiter les uns
les autres, par trois mécanismes que j’appellerai l’effet de
débordement, l’effet de compensation et l’effet de somme
nulle » [Elster, 1990, p. 181]. L’effet de débordement est un
effet de transfert : « les habitudes acquises dans une sphère sont
transférées dans une autre ». L’effet de compensation suppose
de la part de l’individu que « ce qu’il ne trouve pas dans une
sphère, il le cherche dans une autre ». Enfin, l’effet de somme
nulle est lié à l’impossibilité d’avoir une infinité d’investisse-
ments sociaux, l’investissement dans une sphère d’activité
expliquant qu’il est absent ou qu’il s’amenuise d’autant dans les
autres.
On pourrait juger assez durement cet apparent bric-à-brac
théorique qui peut tout aussi bien « faire appel à la présence
du phénomène mental A dans la sphère X pour expliquer pour-
quoi A est aussi présent dans la sphère Y : c’est l’effet de
débordement » que « faire appel à l’absence de A en X pour
expliquer sa présence en Y : c’est l’effet de compensation » ou
encore « faire appel à sa présence en X pour expliquer pourquoi
il est absent en Y : c’est l’effet de somme nulle » [Elster, 1990,
p. 185]. Mais on passerait alors à côté de certaines caractéris-
tiques du fonctionnement du monde social dans une société dif-
férenciée. En effet, l’effet de transfert s’explique par l’analogie
des situations passées et présentes : lorsqu’ils ont construit une
partie de leurs dispositions dans certaines situations, les indi-
vidus les mettent en œuvre dans des situations analogues.
L’effet de compensation ne peut se comprendre que dès lors

137
qu’on admet que l’individu est porteur de dispositions hétéro-
gènes (et même contradictoires) : forcé de mettre en veille,
d’inhiber une partie de ses dispositions sociales dans une sphère
d’activité (e.g. la vie publique), il les laisse s’exprimer dans une
autre sphère (e.g. la vie privée). Enfin, l’effet de somme nulle

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ne peut se comprendre sur le même plan. Il repose notam-
ment sur le constat anthropologique que le volume de temps
dont nous disposons est une quantité finie. Le temps que nous
dépensons dans un domaine est un temps qui ne sera pas investi
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dans d’autres domaines : ainsi, si nos dispositions sociales nous


poussent à investir avec ardeur l’univers professionnel,
l’univers domestique en sera d’autant plus délaissé. La pluralité
des mondes ou des cadres sociaux est donc aussi un problème
pour chaque individu qui doit partager son temps entre ces dif-
férents univers.
Comment l’individu vit-il la pluralité du monde social ainsi
que sa propre pluralité interne ? Que produit cette pluralité
(extérieure et intérieure) sur l’économie psychique, mentale des
individus qui la vivent ? Quelles dispositions l’individu
investit-il dans les différents univers (au sens le plus large du
terme) qu’il est amené à traverser ? Comment distribue-t-il son
énergie et son temps entre ces mêmes univers ? Voilà une série
de questions qu’une sociologie psychologique, à l’échelle de
l’individu, nécessairement se pose.

Le singulier pluriel

« Qui croira qu’un individu soit chose si simple ou si


docile qu’il puisse ainsi actualiser tout au long de sa tra-
jectoire un habitus à lui inhérent, comme un point actua-
lise tout au long de la courbe la fonction mathématique
qui définit la courbe ? » (Jean-Claude Passeron, Le Rai-
sonnement sociologique).

Par un simple effet d’échelle, la saisie du singulier en tant


que tel, c’est-à-dire de l’individu comme produit complexe de
divers processus de socialisation, force à voir la pluralité interne
de l’individu : le singulier est nécessairement pluriel. À la
cohérence et l’homogénéité des dispositions individuelles
pensées par les sociologies à l’échelle des groupes ou des insti-
tutions, se substitue une vision plus complexe de l’individu

138
moins unifié et porteur d’habitudes (de schèmes ou de dispo-
sitions) hétérogènes et, en certains cas, contradictoires 12.
Les sciences sociales (et notamment la sociologie, l’histoire
et l’anthropologie) ont trop longtemps vécu sur une vision
homogénéisatrice de l’individu en société. Rechercher sa vision

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du monde, son rapport au monde ou « la formule génératrice de
ses pratiques » (l’habitus) a été considéré, et le reste encore
largement aujourd’hui, comme une démarche allant de soi. Par
exemple, dans un ouvrage qui défend philosophiquement l’idée
de système de dispositions cohérent et homogène, Emmanuel
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Bourdieu prend l’exemple du célèbre travail d’Erwin Panofsky


sur Galilée [Panofsky, 1992] qui met en évidence le fait que
les « multiples investissements intellectuels » du grand physi-
cien « ne se réduisent pas à une juxtaposition d’activités
séparées et forment au contraire un système de pratiques homo-
logues » [Bourdieu, 1998, p. 7]. La formule génératrice des pra-
tiques savantes du physicien est ainsi désignée par Panofsky :
il s’agit du « purisme critique ». E. Bourdieu en conclut donc
qu’« au travers de l’idée de “purisme critique”, Panofsky saisit
la propriété fondamentale en fonction de laquelle s’organise
tout le comportement du grand physicien, lui conférant sa cohé-
rence et son “style” propre » [Bourdieu, 1998, p. 8]. Pourtant
Panofsky ne dit pas exactement que le « style » propre de
« Galilée » se condense dans cette formule dispositionnelle (le
« purisme critique »). Il ne parle pas de « tout le comporte-
ment » de Galilée, mais du comportement savant de Galilée-
physicien. La différence est énorme. Ce « purisme critique »
constitue-t-il la disposition sociale générale qui pourrait rendre
raison des comportements domestiques, amicaux, amoureux,
alimentaires, vestimentaires de Galilée ? On peut en douter. De
même, lorsqu’on évoque l’habitus littéraire d’un romancier tel
que Gustave Flaubert [Bourdieu, 1992] ou l’habitus philoso-
phique d’un auteur tel que Martin Heidegger [Bourdieu, 1975],
on peut se demander dans quelle mesure ces derniers impor-
tent le même système de dispositions dans toute une série de
situations sociales extra-littéraires ou extra-philosophiques.

12. L’étude des cas de « transfuges de classe » est essentielle afin 1) de comprendre comment un
individu peut incorporer des dispositions contradictoires, comment il vit avec cette contradiction (en
étouffant ou mettant en veille ses anciennes dispositions ? en scindant-séparant très nettement des
univers où il mettra telles ou telles dispositions en œuvre ? en souffrant à chaque instant de la contra-
diction entravante des dispositions ?) et 2) d’évaluer dans quelle mesure la pluralité relative des
dispositions dont sont porteurs les individus débouche ou non sur des conflits psychiques ou des
tiraillements identitaires.

139
L’ensemble de leurs comportements sociaux – quel que soit le
domaine considéré – serait-il réductible à ce système ? L’obser-
vation des comportements réels montre qu’une telle présuppo-
sition est loin d’aller de soi et de se confirmer.
Tordant le bâton dans l’autre sens, certaines sociologies post-

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modernes semblent cependant, à l’opposé, se délecter de l’idée
d’éparpillement, d’éclatement, de fragmentation ou de dissémi-
nation infinis de l’acteur. Or, il ne s’agit pas de trancher une
fois pour toutes, a priori, la question (du degré) de l’unicité
ou de la pluralité de l’acteur individuel, mais de se demander
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quelles sont les conditions socio-historiques qui rendent pos-


sible la production d’un acteur pluriel ou d’un acteur caractérisé
par une profonde unicité. Le choix de l’unicité ou de la frag-
mentation constitue, la plupart du temps, un postulat non dis-
cuté et se fonde, en certains cas, davantage sur des présupposés
éthiques que sur des constats empiriques. En fait, la cohérence
(relative) des habitudes (des schèmes ou des dispositions) que
peut avoir intériorisées chaque individu dépendra de la cohé-
rence des principes de socialisation auxquels il a été soumis.
Plus un individu a été placé, simultanément ou successivement,
au sein d’une pluralité de contextes sociaux non homogènes, et
parfois même contradictoires, plus cette expérience a été vécue
de manière précoce, et plus on a affaire à un individu au patri-
moine de dispositions, d’habitudes ou de capacités non homo-
gène, non unifié, variant selon le contexte social dans lequel il
sera amené à évoluer.

Les multiples inscriptions contextuelles

À l’exception d’une partie des recherches de nature socio-


linguistique particulièrement sensibles aux variations contex-
tuelles (David Efron, William Labov, John Gumperz…), rares
sont les travaux sociologiques qui se sont en fait donné pour
objectif de comparer les pratiques d’un même individu (et non
globalement d’un groupe d’individus) dans des sphères d’acti-
vité différentes, des univers sociaux différents, des types
d’interaction différents. Étudiant des individus sur des scènes
particulières, dans le cadre d’un seul domaine de pratiques (sui-
vant un découpage sous-disciplinaire particulièrement contes-
table scientifiquement : sociologie de la famille, de l’éducation,
de la culture, de l’art, du travail, de la santé, de la jeunesse,

140
sociologie religieuse, politique, juridique…), on s’empresse
souvent, à tort, de déduire de l’analyse des comportements
observés sur ces scènes des dispositions générales, des habitus,
des visions du monde ou des rapports au monde généraux.
Une partie du programme sociologique que je propose

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implique des exigences méthodologiques nouvelles. Pour saisir
la pluralité interne des individus et la manière dont elle agit
et se « distribue » selon les contextes sociaux, il faut se doter
des dispositifs méthodologiques permettant d’observer directe-
ment ou de reconstruire indirectement (par diverses sources) la
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variation « contextuelle » (au sens large du terme) des compor-


tements individuels. Seuls de tels dispositifs méthodologiques
permettraient de juger dans quelle mesure certaines disposi-
tions sont transférables d’une situation à l’autre et d’autres non,
de voir comment joue le mécanisme d’inhibition-mise en veille/
activation-mise en œuvre des dispositions et d’évaluer le degré
d’hétérogénéité ou d’homogénéité du patrimoine d’habitudes
incorporées par les individus au cours de leurs socialisations
antérieures. Si l’observation directe des comportements reste
encore la méthode la plus pertinente, elle est rarement possible
dans la mesure où « suivre » un individu dans des situations dif-
férentes de sa vie est une tâche à la fois lourde et déontologi-
quement problématique. Mais même l’entretien et le travail sur
archives peuvent être révélateurs – lorsqu’on est autant sen-
sible aux différences qu’aux constantes – de multiples petites
contradictions, d’hétérogénéités comportementales inaperçues
par les enquêtés qui tentent bien souvent, au contraire, de main-
tenir l’illusion de la cohérence et de l’unité de leur soi.
Il s’agit non seulement de comparer les pratiques des mêmes
individus dans des univers sociaux (des mondes sociaux, qui
peuvent en certains cas, mais pas systématiquement, s’organiser
sous la forme de champs de luttes) tels que le monde du tra-
vail, la famille, l’école, le voisinage, l’église, le parti politique,
le monde des loisirs, les institutions culturelles, mais aussi de
différencier les situations à l’intérieur de ces différents grands
domaines – pas toujours aussi nettement séparés dans la réalité
sociale – en prenant en compte les différences intra-familiales,
intra-professionnelles, etc.

141
La production de l’individu

Un programme qui s’intéresse au monde social à l’échelle de


l’individu, au social individualisé, ne peut faire l’économie de
l’étude des conditions sociales (et discursives) de production de

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l’individu moral et idéologique comme un être isolé, cohérent,
autonome, singulier, fondamentalement clos sur lui-même avant
tout contact avec autrui, disposant d’une intériorité ou d’un moi
authentique. Si la sociologie psychologique s’intéresse au sujet
empirique (au sens de Louis Dumont) et aux logiques sociales
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saisies à l’échelle de ce sujet empirique (qui n’a aucune espèce


de ressemblance avec l’individu désocialisé de l’individualisme
méthodologique), elle ne peut manquer de s’intéresser à la pro-
duction de l’image (morale, idéologique…) du soi individuel.
Cette production de l’individu comme individu singulier,
autonome est souvent saisie dans le contenu des discours (idéo-
logiques, philosophiques…) [Dumont, 1983 ; Taylor, 1998],
mais on ne doit pas négliger l’étude des institutions, des dispo-
sitifs sociaux ou des configurations de relations d’interdépen-
dance qui contribuent à produire ce sentiment de singularité,
d’autonomie, d’intériorité, d’identité de soi à soi [Elias, 1991b,
p. 64-67] 13.
Un chantier de recherche pourrait aussi utilement être
constitué dans le sens d’une histoire et/ou d’une sociologie des
formes d’unification discursive (narrative notamment) du
« soi ». L’illusion d’un soi unifié, homogène, cohérent n’est pas
sans fondement social. On pourrait même dire que la célébra-
tion de l’unité du soi est une entreprise permanente dans nos
sociétés. À commencer par le « nom propre » associé au
« prénom », symbolisé dans la signature manuscrite, qui consa-
crent l’entière singularité de la « personne » et qui nous suit
toute notre vie durant, et en terminant par toutes les formes
discursives de présentation du soi, de son histoire, de sa vie
(curriculum vitæ, éloges funèbres, notices nécrologiques, pané-
gyriques, biographies et autobiographies, récits de soi,
bildungsroman, récit de vie de l’accusé dans le cadre d’un tri-
bunal…). Dans nombre de ces genres discursifs, le postulat de
l’unité du sujet est forte. Le « je » qui s’exprime ou le « il » qui

13. Je travaille actuellement sur la manière dont l’école élémentaire contribue à former l’élève
autonome, en saisissant l’autonomie comme une forme de dépendance historique spécifique et
l’école comme le lieu où s’opère l’apprentissage progressif de ce nouveau rapport au pouvoir et au
savoir.

142
est narré garantissent une sorte de pérennité et de permanence
d’une identité personnelle cohérente et uniforme.
Enfin, un dialogue renouvelé est alors possible avec l’his-
toire à propos de la pratique de la biographie historique 14.
Comment modifier le genre biographique qui privilégie, en tant

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que genre discursif, la cohérence d’un parcours, d’une vie,
d’une démarche, aux dépens de toutes les incertitudes, les inco-
hérences, les contradictions mêmes dont sont pétris les person-
nages historiques réels ? Il ne s’agit aucunement de céder à
l’illusion positiviste de pouvoir saisir la totalité d’une « person-
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nalité », dans toutes les facettes de son existence ou, comme


l’on dit encore parfois, « dans toute sa complexité ». Mais éviter
le gommage ou l’élimination systématique des données hétéro-
gènes et contradictoires, en croisant les données d’archives sur
le même individu, en le saisissant par des aspects très différents
de son activité sociale au lieu de simplement dresser le portrait
cohérent de lui en artiste, en écrivain, en roi, en guerrier, en
homme d’État ou d’Église – sous prétexte que la science est for-
cément simplificatrice et que la reconstruction scientifique est
inévitablement plus cohérente que la réalité ou que la science
met nécessairement de l’ordre dans le désordre relatif du monde
empirique – est une manière de renouveler le genre biogra-
phique en histoire en en faisant un lieu expérimental (au sens de
lieu d’expériences, d’essais) de réflexion méthodologique très
important.

La généralité du singulier

Contrairement à ce que l’on pourrait craindre au premier


abord, la sociologie psychologique ne s’oppose nullement aux
approches statistiques. Non seulement elle se nourrit des
constats et des analyses de la sociologie statistiquement fondée,
mais les bonnes enquêtes statistiques nous permettent toujours
de rechercher les variables les plus discriminantes en fonction
du domaine de pratique étudié, et donc de saisir les dispositions
sociales qui sont plus particulièrement mobilisées dans tel ou tel
contexte spécifique de pratique par des catégories d’individus.

14. On rejoindrait ainsi la volonté exprimée par Giovanni Lévi lorsqu’il appelle à reconsidérer la
« tradition biographique établie », ainsi que la « rhétorique même » de l’histoire, qui reposent sur
des « modèles qui associent une chronologie ordonnée, une personnalité cohérente et stable, des
actions sans inertie et des décisions sans incertitudes » [Lévi, 1989, p. 1326].

143
La sociologie psychologique n’a donc pas pour spécialité de
s’occuper des cas tératologiques, exceptionnels, statistiquement
atypiques et improbables, mêmes si de tels cas lui sont utiles
parfois pour faire apparaître certains des problèmes dont elle
entend traiter spécifiquement (e.g. le cas des « transfuges »).

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Comme le montre l’étude historique d’un cas atypique par
Carlo Ginzburg, à savoir celle d’un meunier dénommé Menoc-
chio [Ginzburg, 1980], la saisie du singulier passe nécessaire-
ment par une compréhension du général et l’on pourrait dire
qu’il n’y a rien de plus général que le singulier. Peu à peu, on
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parvient à comprendre comment – selon quelles pliures, selon


quels froissements spécifiques de propriétés générales, d’expé-
riences dans des formes de vie sociales – Menocchio est devenu
ce qu’il est. Pour comprendre le social à l’état plié, individua-
lisé, il faut avoir une connaissance du social à l’état déplié ; ou,
dit autrement, pour rendre raison de la singularité d’un cas, il
faut comprendre les processus généraux dont ce cas n’est que le
produit complexe.
Puisque Ginzburg lui-même se réfère à Conan Doyle et à
son héros, Sherlock Holmes, pour expliciter le « paradigme
indiciaire » dans lequel s’inscrivent ses travaux, on pourrait
s’appuyer sur le travail d’investigation de ce dernier pour mon-
trer que parvenir à convertir des détails insignifiants en détails
révélateurs, c’est-à-dire en indices de tels ou tels propriété, pra-
tique, disposition ou trait de caractère, suppose une connais-
sance générale (historique, géographique, anthropologique,
économique) du monde social et de ses tendances historiques,
qu’elles aient été statistiquement établies ou reconstruites sur
des bases documentaires, des observations directes ou des
témoignages. Ainsi Sherlock Holmes ne parvient-il à opérer ses
déductions que sur la base d’une connaissance érudite
incroyable : il appuie son raisonnement sur la connaissance
qu’il a de certaines habitudes professionnelles, culturelles,
nationales. Loin de reposer sur des connaissances singulières,
elles supposent la mise en œuvre de connaissances générales
mobilisées en vue d’une compréhension d’un cas singulier.
L’idée qui vient spontanément à l’esprit face à tout ce qui
peut ressembler aux case-studies, c’est celle de la faible repré-
sentativité statistique des cas étudiés. À l’étude du cas singulier,
s’opposerait la connaissance des tendances générales, des récur-
rences du monde social statistiquement appréhendées. Mais
« singulier » ne signifie pas « non répétable » ou « unique ». En

144
constituant le singulier comme l’inverse du général, on actualise
une vieille opposition entre sciences nomothétiques et sciences
idiographiques, méthode généralisante et méthode individuali-
sante [Freund, 1983, p. 32-36] qui n’a guère de pertinence.
Paradoxalement, l’étude de cas, dans leur singularité et non à

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titre de cas illustratifs par rapport à des figures idéaltypiques ou
à des tendances ou propriétés générales statistiquement asso-
ciées le plus fréquemment à un groupe, peut mettre au jour des
situations bien plus fréquentes statistiquement qu’on ne le croit.
En effet, les chercheurs en sciences sociales travaillent souvent
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à l’aide de dichotomies qui leur permettent de voir comment se


distribuent les différents groupes ou catégories d’individus entre
les deux pôles opposés. Par exemple, la sociologie de l’éduca-
tion peut opposer les étudiants selon qu’ils tendent plutôt vers
le pôle ascétique ou plutôt vers le pôle hédoniste. On pourra
ainsi avoir deux figures idéaltypiques de l’étudiant à l’esprit, à
savoir d’une part l’étudiant ascète, tout entier tourné vers le tra-
vail scolaire, sacrifiant tout (sociabilité amicale, sentimentale
et familiale, loisirs et vacances…) pour se consacrer à l’étude et
d’autre part l’étudiant bohème, aimant la fête, les loisirs, les
amis, les amours et travaillant de manière forcément discon-
tinue, occasionnelle [Bourdieu et Passeron, 1964 ; Lahire,
1997]. Néanmoins, si l’on cherche dans la réalité les étudiants
qui correspondent le mieux à ces deux pôles, on risque bien
de n’avoir statistiquement que très peu de candidats. La grande
majorité d’entre eux seront entre les deux, dans des situations
« moyennes » qui sont en fait des situations mixtes, ambiva-
lentes : ils ne sont ni des monstres de travail, ni des fêtards
accomplis, mais alternent, selon les contextes et, notamment,
leur entourage (et ses pressions) du moment, temps de la mise
au travail et temps de la détente, souffrant alternativement de
la lourdeur de leur ascétisme contraint et de la mauvaise
conscience de l’étudiant hédoniste [Lahire, 1998b, p. 76-79].
Porteurs de dispositions (plus ou moins fortement constituées)
relativement contradictoires, ils sont plus nombreux statistique-
ment que leurs camarades « exemplaires » (du point de vue de
l’opposition théorique retenue). Et même les étudiants les plus
typiques des pôles opposés pourront être travaillés par des
désirs contradictoires, au moins symboliquement.
De même, lorsque le sociologue de l’éducation tente de
comprendre les processus d’« échec » et de « réussite » sco-
laires à partir de l’opposition conceptuelle entre deux types de

145
codes sociolinguistiques (restreint et élaboré [Bernstein, 1975]),
deux arbitraires culturels (arbitraire culturel dominant et arbi-
traire culturel dominé [Bourdieu et Passeron, 1970]), deux types
de rapport au langage (rapport scriptural-scolaire au langage et
rapport oral-pratique au langage [Lahire, 1993], il concentre

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généralement son analyse sur les pôles de l’opposition en
oubliant les situations mixtes et ambivalentes des élèves
« moyens » dont les dispositions scolaires ne sont pas inexis-
tantes, mais faibles ou, en tout cas, pas suffisamment fortes
pour s’imposer systématiquement face aux dispositions non
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scolaires. Ce n’est pas un hasard épistémologique si les socio-


logues de l’éducation se sont essentiellement attachés à rendre
raison des cas de « réussites » et des cas d’« échecs » sco-
laires en négligeant totalement le cas de ces élèves « moyens ».
Mais même dans le cas des enfants en grande difficulté scolaire,
ceux-ci ne sortent jamais inchangés de l’école et développent
eux aussi des comportements scolaires ambivalents [Lahire,
1993].
On ne peut donc reprocher au programme d’une sociologie
psychologique de se réduire à l’étude, intéressante mais secon-
daire et même marginale, des exceptions statistiques, bien au
contraire. Paradoxalement, de nombreux chercheurs commen-
tant leurs tableaux statistiques interprètent leurs données dans la
logique des rapprochements relatifs des catégories ou groupes
d’individus vers les pôles de l’opposition pertinente retenue et
manquent, du même coup, la saisie des cas intermédiaires qui
sont souvent les plus nombreux, les plus ordinaires. L’exemple
(trop) « parfait », qui parfois condense ou cumule l’ensemble
des propriétés statistiquement les plus attachées à un groupe
ou à une catégorie, est sans doute nécessaire lorsqu’on veut
illustrer une analyse fondée sur des données statistiques. Il est
souvent utilisé pour dresser le portrait d’une époque, d’un
groupe, d’une classe ou d’une catégorie. Cependant, il peut
devenir trompeur et caricatural dès lors qu’on ne lui confère
plus le statut d’illustration (représentant d’une institution, d’une
époque, d’un groupe), mais qu’il est pris pour un cas particu-
lier du réel, c’est-à-dire comme le produit complexe et singu-
lier d’expériences socialisatrices multiples. Car la réalité sociale
incarnée en chaque individu singulier est toujours moins lisse,
moins simple que cela. D’ailleurs, si les tris croisés des grandes
enquêtes nous indiquent les propriétés (ressources, attitudes,
pratiques), statistiquement les plus attachées à tel groupe ou à

146
telle catégorie, il est impossible d’en déduire que chaque indi-
vidu composant le groupe ou la catégorie (ni même la majorité
d’entre eux), rassemble la totalité (ni même la majorité) de ces
propriétés.
Du même coup, parce qu’elle essaie de saisir des combi-

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naisons relativement singulières de propriétés générales, la
sociologie psychologique rencontre quelques difficultés avec un
certain usage de la méthode idéaltypique. Si le sociologue se
contente de fournir des tableaux cohérents sans donner à lire
des cas moins homogènes, moins clairs, plus ambivalents, alors
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il présente un social (et notamment des cas individuels) étran-


gement cohérent et presque inexistant. La méthode idéal-
typique va alors clairement dans le sens d’une saisie du social
« déplié » et dés-hétérogénéisé. La difficulté vient moins de
Weber, conscient du fait que les « éléments hétérogènes par
eux-mêmes sont compatibles » [1996, p. 206] et que les
hommes n’ont jamais été « des livres peaufinés dans tous les
détails », pas plus qu’ils n’ont été « des constructions logiques
ou exemptes de contradictions psychologiques » [1996, p. 364],
mais de ses utilisateurs confondant, comme dit Marx, la logique
des choses et les choses de la logique.

Les raisons d’une sociologie psychologique

« Bien qu’elle doive refuser, pour se constituer, toutes


les formes du biologisme qui tend toujours à naturaliser
les différences sociales en les réduisant à des invariants
anthropologiques, la sociologie ne peut comprendre le
jeu social dans ce qu’il a de plus essentiel qu’à condi-
tion de prendre en compte certaines des caractéris-
tiques universelles de l’existence corporelle, comme le
fait d’exister à l’état d’individu biologique séparé, ou
d’être cantonné dans un lieu et un moment, ou encore
le fait d’être et de se savoir destiné à la mort, autant
de propriétés plus que scientifiquement attestées qui
n’entrent jamais dans l’axiomatique de l’anthropologie
positiviste. » (Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon).

En s’attachant à l’analyse des plis les plus singuliers du


social, la sociologie à l’échelle de l’individu ou sociologie psy-
chologique, s’inscrit dans la longue tradition sociologique qui,
d’Émile Durkheim à Norbert Elias en passant par Maurice
Halbwachs, vise à lier de plus en plus finement l’économie

147
psychique aux cadres de la vie sociale. Une telle étude suppose
de se doter des outils conceptuels et méthodologiques adéquats.
Mais on pourrait légitimement se demander quelle(s)
raison(s) pousse(nt) le sociologue à étudier le social à l’échelle
individuelle. En choisissant un tel point de vue de connaissance

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de la réalité, n’est-il pas en train d’épouser et d’accompagner
activement le mouvement d’individualisation que connaissent
nos formations sociales ? En dehors de la dynamique propre au
champ sociologique, qui explique qu’un tel intérêt va dans le
sens d’un progrès de l’autonomie scientifique de la discipline,
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il est évident que cette sociologie répond à une nécessité histo-


rique de penser le social dans une société fortement individua-
lisante. Au moment où l’homme peut être de plus en plus conçu
comme un être isolé, autonome, doué de raison, « sans attache
ni racine », opposé à la « société », contre laquelle il défen-
drait son « authenticité » radicale, la sociologie a le devoir (et
le défi) de mettre au jour la production sociale de l’individu (et
des conceptions que l’on s’en fait) et de montrer que le social
ne se réduit pas au collectif ou au général, mais qu’il gît dans
les plis les plus singuliers de chaque individu.
De ce point de vue, la sociologie devrait s’attacher à produire
une vision de l’homme en société plus juste scientifiquement
que les (nécessaires) caricatures que l’on s’en fait lorsqu’on
s’imagine l’individu à partir des figures idéaltypiques tirées des
travaux sur des groupes sociaux, des époques historiques ou des
institutions. Elle devrait notamment être capable de répondre
à des interrogations ordinaires, profanes mais essentielles, quant
à la vie des individus en société. Par exemple, comment
comprendre qu’un individu puisse étonner son entourage proche
(entourage qui a pourtant une bonne connaissance intuitive-pra-
tique de cet individu) et même s’étonner lui-même du fait
d’avoir été capable de faire ceci ou cela, en telle circonstance
ou à tel moment de sa biographie ? Quelle conception du déter-
minisme social doit-on avoir pour rendre raison de cette indéter-
mination relative du comportement individuel qui fait le charme
de la vie sociale ?
Il est, en effet, impossible de prévoir l’apparition d’un
comportement social comme on prédit la chute des corps à
partir de la loi universelle de la gravité. Cette situation est le
produit de la combinaison de deux éléments : d’une part
l’impossibilité de réduire un contexte social à une série limitée
de paramètres pertinents, comme dans le cas des expériences

148
physiques ou chimiques, et d’autre part la pluralité interne des
individus dont le patrimoine d’habitudes (de schèmes ou de dis-
positions) est plus ou moins hétérogène, composé d’éléments
plus ou moins contradictoires. Difficile donc de prédire avec
certitude ce qui, dans un contexte spécifique, va « jouer »,

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« peser » sur chaque individu et ce qui, des multiples habitudes
incorporées par lui, va être déclenché dans/par un tel contexte.
Le constat sociologique que nous sommes obligés de tirer de
notre connaissance actuelle du monde social est que l’individu
est trop multi-socialisé et trop multi-déterminé pour qu’il puisse
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être conscient de ses déterminismes. Il est de ce point de vue


(socio) logique de voir les individus résister très largement à
l’idée d’un déterminisme social. C’est parce qu’il a de grandes
chances d’être pluriel et que s’exercent sur lui des « forces »
différentes selon les situations sociales dans lesquelles il se
trouve, que l’individu peut avoir le sentiment d’une liberté de
comportement.
Cette idée complexe et subtile du déterminisme social sur
les comportements individuels a été, d’une certaine manière,
déjà approchée par une partie de la littérature, et notamment par
Marcel Proust. Déjà quasi-théoricien de la pluralité des « moi »
en chaque individu [Lahire, 1998b, « Le modèle proustien de
l’acteur pluriel », p. 43-46] dans son Contre Sainte-Beuve, le
romancier a développé une écriture littéraire qui, non seulement
met en scène cette pluralité des héritages et des identités indi-
viduels, mais donne l’exemple d’une « sociologie individuelle »
subtilement déterministe [Dubois, 1997, p. 130].
Enfin, c’est 1) parce que chacun de nous peut être porteur
d’une multiplicité de dispositions qui ne trouvent pas toujours
les contextes de leur actualisation (pluralité interne inas-
souvie), 2) parce que nous pouvons être dépourvus des bonnes
dispositions permettant de faire face à certaines situations plus
ou moins inévitables dans notre monde social multidifférencié
(pluralité externe problématique) et 3) parce que la multipli-
cité des investissements sociaux (familiaux, professionnels,
amicaux…) objectivement possibles peuvent devenir au bout
du compte incompatibles (pluralité d’investissements ou
d’engagements problématique), que nous pouvons vivre des
malaises, des crises ou des décalages personnels avec le monde
social. Tout d’abord, sentiments de solitude, d’incompréhen-
sion, de frustration, de malaise, peuvent être les fruits de cet
(inévitable) écart entre ce que le monde social nous permet

149
objectivement à un moment donné du temps d’« exprimer » et
ce qu’il a mis en nous au cours de notre socialisation passée.
Parce que nous sommes porteurs de dispositions, de capacités,
de savoirs et savoir-faire qui doivent parfois durablement vivre
à l’état de veille pour des raisons sociales objectives, nous

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pouvons alors ressentir un malaise qui se traduit généralement
par l’illusion que notre « moi authentique » (« personnel » et
donc pensé comme a-social) ne trouverait pas sa place dans le
cadre contraignant de la société (assimilée à un ensemble de
normes sociales étrangères à sa propre personne). Cette situa-
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tion est favorable au renforcement de l’illusion de l’existence


d’un « for intérieur » ou d’un « moi intime » (authentique) indé-
pendant de tout cadre social, alors même que c’est le décalage
ou la disjonction entre ce que le social a déposé en nous et ce
qu’il nous offre comme possibilité de mise en œuvre de nos dis-
positions et capacités diverses à tel ou tel moment du temps qui
est à l’origine d’un tel sentiment. Mais inversement, des situa-
tions de crise peuvent être produites par les multiples occasions
de désajustement, de découplage entre ce que nous avons incor-
poré et ce que les situations exigent de nous. Il s’agit alors de
crises du lien de complicité ou de connivence ontologique entre
le passé fait corps et la situation nouvelle 15. Enfin, n’ayant pas
le don d’ubiquité, l’individu peut souffrir de la multiplicité des
investissements sociaux qui se présentent à lui et qui peuvent
finir par entrer en concurrence, voire en contradiction.
C’est donc bien parce que notre monde contemporain est dif-
férencié et que nous sommes porteurs de dispositions et capa-
cités (plus ou moins) plurielles que nous pouvons vivre ces
petits ou ces grands soucis, qui finissent parfois par accabler
nos existences. Ces maux et malaises socialement produits sont
encore des objets d’étude privilégiés pour la sociologie
psychologique.

15. Ce type de situation amène à penser que, plutôt que de postuler a priori et une fois pour toutes
l’existence d’une théorie de la pratique (et de l’action) singulière, il est préférable de reconstituer,
selon les univers sociaux et les milieux sociaux, selon les types d’acteurs et les types d’action, les
différents temps de l’action et les différentes logiques d’action : temps de la concertation, de la
délibération, de la préparation, de la planification, temps de la mise en œuvre de schèmes d’action
incorporés dans l’urgence relative – selon la nature de l’action – accompagnés parfois de temps de
pause, de réflexion et de correction, temps du retour sur l’action, sur soi, etc. Bref, il s’agit de
développer une sociologie de la pluralité des logiques effectives d’action et de la pluralité des formes
de rapport à l’action, qui ne peut s’appréhender qu’à l’échelle de l’individu.

150
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Pierre Bourdieu – Jean Piaget : habitus,


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schèmes et construction du psychologique


par Jean-Paul Bronckart* et Marie-Noëlle Schurmans**

Dès la fin des années soixante, Pierre Bourdieu a redéfini


la notion d’habitus, l’érigeant en concept central de son projet
théorique, celui de fonder une théorie de la pratique articulant
structuralisme et constructivisme. Adaptée de l’hexis d’Aris-
tote par le thomisme, cette notion s’est longtemps inscrite dans
l’approche scolastique de la philosophia naturalis de l’esprit
humain ; elle y désignait alors une disposition morale acquise
et génératrice d’actes, orientée par la raison et la volonté, dispo-
sition témoignant d’un dynamisme à mi-chemin entre l’inertie
des états et la plasticité des affectations. C’est cette double pro-
priété – fondement moral et relative stabilité – qui conduira
Hegel à réexploiter la notion d’hexis dans sa critique de l’abs-
traction kantienne. Se donnant pour tâche « de recueillir la
conscience – celle de l’individu et celle de la collectivité – là où
elle se trouve » [Châtelet, 1979, p. 71], Hegel propose une
généalogie des constructions culturelles humaines en tant
qu’elles sont à la fois le produit et le révélateur de trois stades
de conscience : la conscience subjective (caractérisée par
l’indifférenciation entre connaissance de soi et des autres) ; la
conscience objective ou différenciée (produit de la négation que
constitue la rencontre avec les objets « autres ») et la conscience
absolue (synthèse issue du retour réflexif et potentiellement
infini de la conscience sur elle-même). Il développe, dans ce

* Docteur en psychologie, professeur ordinaire en sciences de l’éducation à l’université de


Genève.
** Docteur en sociologie, professeur adjoint en sciences de l’éducation à l’université de Genève.

153
cadre, une approche de « l’homme moyen » comme étant inséré
dans un modèle culturel qui, tout à la fois, lui impose des cadres
et le potentialise.
La perspective hegélienne s’inscrit cependant dans le cadre
d’une philo-psychologie qui reste marquée par la conception

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cartésienne d’un sujet omnipotent dont la conscience active
constitue l’origine ultime de tout processus humain, y compris
des processus sociaux. Il faut attendre le début du siècle pour
voir cette notion réactivée dans une perspective qui substitue
à la dialectique interne de la conscience, une dialectique entre
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déterminants sociohistoriques et déterminants psychologiques,


en définitive plus proche des positions de l’antique scolastique.
Chez Durkheim, l’acquisition de l’habitus chrétien – disposition
de l’esprit et de la morale façonnée sur une culture païenne
par l’Université médiévale ou les Collèges des jésuites [Bour-
dieu, 1980b] – est inscrite dans un dispositif institutionnel. La
genèse de l’habitus s’ancre donc dans le processus de sociali-
sation individuelle et réfère à une problématique éminemment
collective : celle de la sociabilité dont Durkheim fait une cause
déterminante du sentiment religieux. En introduisant la notion
d’ethos, Weber témoigne d’un souci de même ordre : rendre
compte des liens entre éthique, doctrine morale et maximes
d’un groupe social donné, ainsi que de leurs effets sur la psy-
chologie des individus [Mary, 1992]. L’utilisation webérienne
du modèle économique pour découvrir « les intérêts spécifiques
des grands protagonistes du jeu religieux » inspirera notamment
l’articulation introduite par Pierre Bourdieu entre l’habitus et
l’intérêt [1992, p. 91].
La réexploitation par Pierre Bourdieu de la notion d’habitus
s’inspirera encore d’autres sources. Les travaux de Mauss sur la
logique du don [Mauss, 1925] lui permettront de différencier
l’usage de la notion d’intérêt de celui, transhistorique et uni-
versel, qui préside à la théorie utilitariste. L’étude célèbre du
même auteur sur les techniques du corps [Mauss, 1935] attirera
son attention sur la valeur symbolique des attitudes corporelles
et sur la nécessité de dépasser les oppositions entre sociologie
et anthropologie. D’autres références à l’appui d’une genèse
sociale et historique de l’habitus apparaissent encore dans
l’œuvre de Pierre Bourdieu. Référence à Panofsky, qui aborde
la question de la reproduction des traits culturels sous le même
angle que Durkheim et envisage l’institution scolaire comme
une force formatrice d’habitudes [Panofsky, 1967]. Référence à

154
Schütz, pour lequel toute interprétation du monde est fondée
sur une réserve d’expériences qui sont à la fois transmises par la
socialisation et constituées au cours de l’histoire de vie : ordon-
nant le monde familier, elles constituent le sens commun et
« fonctionnent comme schème de référence » [Schütz, 1987,

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p. 12]. Référence encore à Dewey pour lequel les habitudes
(habits) sont formées « dans le commerce avec le monde » et
nous permettent de « l’habiter » [Dewey, 1958, p. 104]. Pierre
Bourdieu relèvera cependant que la notion d’habitude met
l’accent sur une fonction reproductive plutôt que productrice
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et choisira le terme d’habitus pour en souligner l’aspect


générateur 1.
Ces éléments de filiation seraient incomplets s’ils ne rappe-
laient encore l’important débat que nourrit Pierre Bourdieu avec
le structuralisme dont il adopte le « mode de pensée rela-
tionnel » [Cassirer, 1910] et dont il attribue à Saussure
« l’inconscient épistémologique » [Bourdieu, 1980a, p. 51]. En
situant encore l’habitus par rapport au « schème classifica-
toire », proposé par Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu fait mention à
la fois d’un héritage et d’une distanciation : il faut « échapper
au réalisme de la structure auquel l’objectivisme, moment
nécessaire de la rupture avec l’expérience première et la
construction des relations objectives, conduit nécessairement
lorsqu’il hypostasie ces relations en les traitant comme des réa-
lités déjà constituées en dehors de l’histoire de l’individu et du
groupe, sans retomber pour autant dans le subjectivisme, tota-
lement incapable de rendre compte de la nécessité du monde
social » [1980a, p. 87-88]. Et Pierre Bourdieu d’ajouter qu’il
s’agit, pour cela, de revenir à la pratique, lieu de la dialectique
des produits objectivés et des produits incorporés de la pra-
tique historique. On soulignera enfin l’héritage marxien de la
théorie de l’habitus. C’est en effet aux Thèses sur Feuerbach
que se réfère Pierre Bourdieu pour indiquer qu’il engage « une
théorie matérialiste de la connaissance qui n’abandonne pas à
l’idéalisme l’idée que toute connaissance, naïve ou savante,

1. Wacquant [1992, p. 238] relève néanmoins que, chez Dewey, la définition de l’esprit, comme
« principe actif, toujours disponible, qui se tient à l’affût et fond sur tout ce qui se présente à lui »
est très proche de celle de l’habitus bourdieusien. Il souligne aussi que la notion d’habits est actuel-
lement l’objet d’un regain d’intérêt au sein d’une sociologie de l’action réagissant aux modèles
rationalistes de la connaissance ou de la prise de décision et qu’elle réfère également à Mead. Dans
son approche fondatrice de l’interactionnisme symbolique, ce dernier développait en effet le projet
de penser sans césure l’extériorité (les activités observables en tant qu’actions constitutives de la
dynamique du processus social) et l’intériorité (l’expérience interne de l’individu).

155
présuppose un travail de construction » ; mais l’habitus ajoute-
t-il, indique aussi que « ce travail n’a rien en commun avec
un travail purement intellectuel et qu’il s’agit d’une activité de
construction, voire de réflexion pratique, que les notions ordi-
naires de pensée, de conscience, de connaissance nous empê-

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chent de penser adéquatement » [Bourdieu, 1992, p. 97].

La reconstruction du concept d’habitus


chez Pierre Bourdieu
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La mise en place de la théorie bourdieusienne de l’habitus


s’est effectuée en deux temps : élaborée dans le cadre de l’étude
des rituels de la société kabyle, elle avait trait d’abord aux pra-
tiques symboliques des sociétés précapitalistes ; elle s’est déve-
loppée ensuite en s’appliquant à la logique des pratiques
symboliques et idéologiques des sociétés capitalistes. Cette
temporalité ne peut cependant être comprise que comme conti-
nuité : « La théorie des pratiques proprement économiques, est
un cas particulier d’une théorie générale de l’économie des pra-
tiques » [Bourdieu, 1980a, p. 209].
Les travaux en Kabylie ont permis de rapporter la cohérence
des pratiques et des représentations rituelles au fonctionne-
ment combinatoire d’un petit nombre de schèmes générateurs
de perception, d’appréciation et d’action. Ces schèmes sont pro-
duits par la pratique des générations successives, dans un type
déterminé de conditions d’existence, et ils sont également mis
en œuvre à l’état pratique, c’est-à-dire dans « des conditions
qui excluent la distance, le recul, le survol, le délai, le détache-
ment » [Bourdieu, 1980a, p. 137]. La logique de la pratique
n’est donc pas celle de la logique analytique et théorique ; elle
n’accède pas à la représentation explicite ; les schèmes fonc-
tionnent « comme des opérateurs pratiques à travers lesquels
les structures objectives dont ils sont le produit tendent à se
reproduire dans les pratiques » [ibid., p. 159]. Autrement dit, les
structures sociales organisant les relations entre groupes sont à
l’origine de principes générateurs qui tendent à les reproduire
« sous une forme transformée et méconnaissable en les insé-
rant dans la structure d’un système de relations symboliques »
[ibid., p. 160], et constituent l’habitus, défini comme système
acquis de schèmes générateurs. En tant que « produit d’une
classe déterminée de régularités objectives », l’habitus tend

156
donc à « engendrer toutes les conduites “raisonnables”, de “sens
commun”, qui sont possibles dans les limites de ces régularités,
et celles-là seulement » [ibid., p. 93].
Ces premières formulations contiennent déjà l’essentiel de la
théorie. Encore faudrait-il évoquer, pour être complet, les prin-

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cipes d’équivalence pratique, de substituabilité, de transposabi-
lité, de réversibilité, de contextualisation et de hiérarchisation
des schèmes, qui font de l’habitus un opérateur analogique 2.
Il conviendrait aussi de relever l’inscription profonde du
schème de la pratique rituelle dans la temporalité et la « logique
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du flou » qui en découle [ibid., p. 144-146]. Nous souli-


gnerons encore que si ces développements théoriques ont été
forgés dans l’approche d’un contexte moins différencié que
celui des sociétés modernes, ils sont loin de référer, comme por-
terait à le croire une lecture simplificatrice, aux philosophies du
consensus. Comme le relève Mary [1988, p. 51], ces der-
nières réfèrent à un fond commun de représentations « consi-
dérées dans leur contenu et non dans les formes a priori qui
les rendent possibles et pensables » ; l’habitus, en revanche,
système de schèmes définissant le champ du possible et du pen-
sable – le sens des limites – à l’intérieur d’une formation
sociale, est au principe de l’intelligibilité de l’unité et de la
diversité des pratiques symboliques et des idéologies.
C’est bien néanmoins l’extension de la problématique aux
sociétés capitalistes qui a conduit Pierre Bourdieu à une refor-
mulation du concept qui tient compte de leurs caractéristiques
propres (l’autonomisation croissante des champs et l’existence
d’une forme de division sociale fondée sur les classes sociales
plutôt que sur un ordre statutaire). Le renouvellement théo-
rique porte dès lors essentiellement sur le maintien d’un sys-
tème de schèmes communs, principe unitaire et intégrateur
d’une culture, et sur les effets d’une mobilité sociale relative
[Mary, ibid.]. Un premier développement amène à distinguer
les habitus primaire et secondaire. Le système de schèmes
incorporé durant la prime enfance est à la source de la maî-
trise pratique de l’espace des possibles et tend à reproduire les
conditions objectives qui l’ont produit. En ce sens, la logique
pratique qui le produit et qu’il produit demeure à l’abri des
représentations explicites et la dimension reproductrice

2. Voir : Bourdieu, 1980a, chap. 5 ; Mary [1992] fournit une présentation claire et synthétique de
ces principes.

157
s’assortit d’une dimension innovatrice relative, fondée sur sa
propriété d’opérateur analogique. La trajectoire de vie d’un
individu donné l’entraîne cependant à traverser différents
champs au sein desquels les logiques pratiques peuvent être
variables (milieux scolaire, artistique, sportif, professionnel,

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etc.). L’habitus primaire sera donc l’objet de confrontations à la
logique de champs diversifiés et donc à de multiples retraduc-
tions. L’effet d’inculcation exercé par les conditions d’existence
initiales se combinera par conséquent à l’effet de trajectoire
sociale, ou « effet qu’exerce sur les dispositions et sur les opi-
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nions l’expérience de l’ascension sociale ou du déclin, la posi-


tion d’origine n’étant autre chose dans cette logique que le point
d’origine d’une trajectoire, le repère par rapport auquel se
définit la pente de la carrière sociale » [1979, p. 124]. Dans
cette logique, les agents ne sont nullement définis, de façon
substantialiste, par des propriétés qu’ils posséderaient à un
moment donné. L’habitus, écrit Pierre Bourdieu, est « une
espèce de machine transformatrice qui fait que nous “repro-
duisons” les conditions sociales de notre propre production,
mais d’une façon relativement imprévisible, d’une façon telle
qu’on ne peut pas passer simplement et mécaniquement de la
connaissance des conditions de production à la connaissance
des produits » [1980b, p. 134]. Les exemples sont nombreux,
dans les travaux de Pierre Bourdieu, de prise en compte des
divergences qui s’expriment entre des agents qui ont été
soumis, du fait d’une position semblable dans la structure
sociale (et issus parfois d’une même fratrie), à des inculcations
semblables et qui manifestent pourtant des inclinations et des
prises de position contrastées. Ces différences, d’après Pierre
Bourdieu, sont produites par les rapports différents au monde
social qu’occasionnent des trajectoires individuelles diver-
gentes, selon, par exemple, que les agents ont réussi ou non les
stratégies de reconversion nécessaires pour échapper au destin
collectif de leur classe. Les systèmes d’écarts différentiels qui
traduisent les différences objectivement inscrites dans les condi-
tions d’existence sont en effet perçus, à partir de leur habitus,
par les agents susceptibles d’en repérer les traits et les valori-
sations qui ont cours à partir de points de vue différents. Et qui
leur permettent donc de définir, à partir de leur point de vue, ce
qui est désirable, en termes de changement ou de permanence.
Pierre Bourdieu soutient ainsi clairement que la relation entre
la position de départ dans l’espace social – caractérisée par

158
l’état originel du capital économique, culturel, social et symbo-
lique – et la position actuelle – caractérisée par l’état d’arrivée
des capitaux – est bien une relation statistique d’intensité très
variable. Il souligne cependant que l’effet de la trajectoire indi-
viduelle, en tant que déviation par rapport à la trajectoire col-

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lective, est clairement visible, alors que l’effet de la trajectoire
collective peut ne pas être perçu : c’est le cas, en particulier,
lorsque cet effet s’exerce sur l’ensemble d’une classe ou d’une
fraction de classe et que celle-ci se trouve, dès lors, globale-
ment en ascension ou en déclin. Il n’est donc aucun détermi-
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nisme mécaniciste dans la mise en œuvre du concept d’habitus


comme l’ont laissé entendre certains détracteurs. Il semble des
plus réducteurs de considérer par exemple, comme le fait
Boudon, que le terme d’habitus n’exprime rien d’autre que ce
qu’expriment les relations statistiques ou qu’il traduise une
logique exclusive de reproduction. Celle-ci ne valant, aux dires
de Pierre Bourdieu, que « pour les cas où les conditions de pro-
duction de l’habitus et les conditions de fonctionnement sont
identiques ou homothétiques » [1974, p. 31]. Concept critique
s’il en est, l’habitus est « à la fois principe générateur de pra-
tiques objectivement classables et système de classement (prin-
cipium divisionis) de ces pratiques » [1979, p. 190]. C’est dans
la relation entre la capacité de produire des pratiques et des
œuvres classables et la capacité de différencier et d’apprécier
ces pratiques et ces produits, ajoute Pierre Bourdieu, que se
constitue le monde social représenté. Plutôt que d’être le
complice d’une perspective déterministe, écrit très justement
Lemert [1990, p. 299], « l’habitus est la notion fondamentale
à partir de laquelle Pierre Bourdieu construit une théorie des
structures seule à pouvoir prendre en compte la question sur
laquelle achoppent le plus souvent les autres théories de la
structure : comment l’action peut-elle survivre au pouvoir
contraignant de la structure ? ».

Apports majeurs et questions en suspens

D’Émile Durkheim à Pierre Bourdieu, la pensée sociologique


la plus puissante n’a eu de cesse de tenter un dépassement des
dualismes qui opposent subjectivisme et objectivisme, structure
et pratique, pensée et action. Mais elle l’a fait, au cours de son
histoire, avec des succès divers.

159
Un tel effort est clairement perceptible dans l’évolution de
la pensée de Durkheim. Pour ce dernier, ce sont les états de
la conscience collective – irréductibles et opaques aux
consciences individuelles – qui déterminent les différents
degrés de la cristallisation de la vie sociale : les transforma-

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tions de la surface géographico-démographique, les symboles
et les contraintes directement observables mais également les
valeurs et les idéaux auxquels tend la conscience collective dans
ses effervescences présentes et ses aspirations. Deux problèmes
subsistent néanmoins dans cette approche. S’il reconnaît la pro-
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blématique du changement, Durkheim met l’accent sur la façon


dont les produits de l’Histoire déterminent le présent et orien-
tent l’avenir. Et s’il affirme que les systèmes cognitifs sont des
produits des systèmes sociaux, sa posture méthodologique ne
l’autorise pas à développer réellement un point de vue géné-
tique et le modèle interactionniste qu’il suggère reste à l’état
d’ébauche.

Un positionnement interactionniste
Un tel modèle est bien sûr central dans l’interactionnisme
symbolique qui s’est développé à partir de l’influence de Mead,
de Blumer à Goffman. L’objet de la sociologie s’y trouve défini
par le fonctionnement des interactions quotidiennes, censées
contenir tous les éléments du social. Ce courant tourne alors
résolument le dos à l’idée durkheimienne d’extériorité et d’opa-
cité des faits sociaux ; le déterminisme n’y est pas de mise dans
la mesure où la normativité qui structure l’activité et produit
l’ordre social est considérée comme intrinsèque au sens des
interactions que les acteurs maîtrisent. Mais ce projet ne résout
par contre nullement le problème posé par Durkheim concer-
nant les rapports entre institué et instituant ; en un déséquilibre
inverse, c’est cette fois le rôle du structurel et de l’Histoire qui
se trouve minimisé.
Pierre Bourdieu quant à lui aborde de front la dialectique
du structurel et de l’action. Son approche est tout entière fondée
sur l’élaboration d’une science du monde social qui ne se
réduise ni à une physique ni à une phénoménologie sociales,
cette alternative ne pouvant être dépassée que si l’on se situe
au principe de la relation dialectique qui s’établit entre les régu-
larités de l’univers matériel et les schèmes classificatoires de
l’habitus, ce produit des régularités du monde social pour lequel

160
et par lequel il y a un monde social [1980a, p. 242]. Il tente,
ce faisant, de développer une architecture conceptuelle qui per-
mette à la sociologie de « découvrir l’extériorité au cœur de
l’intériorité, la banalité dans l’illusion de la rareté, le commun
dans la recherche de l’unique [et] d’offrir un moyen, peut-être

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le seul, de contribuer, ne fût-ce que par la conscience des déter-
minations, à la construction, autrement abandonnée aux forces
du monde, de quelque chose comme un sujet » [ibid., p. 40-41].
Dans ce cadre, l’habitus joue donc un rôle de médiateur entre
le système des régularités objectives et le système des conduites
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directement observables.
Une première caractéristique de cette posture épistémolo-
gique est qu’elle récuse à la fois l’objectivisme et le subjec-
tivisme ; Pierre Bourdieu vise à soumettre « à une objectivation
critique les conditions épistémologiques et sociales qui rendent
possibles aussi bien le retour réflexif sur l’expérience subjective
du monde social que l’objectivation des conditions objectives
de cette expérience » [ibid., p. 43]. Pour lui en outre, l’analyse
du sens pratique ne concerne pas que les sociétés sans écriture ;
elle s’étend non seulement au sens opérant dans les sociétés
capitalistes mais conduit également à repenser les opérations
mises en œuvre par la démarche scientifique ; si les principes
de jugement, d’analyse, de perception, de compréhension sont
presque toujours implicites (l’habitus, nous l’avons relevé,
obéissant à la logique du flou qui définit le rapport ordinaire au
monde), les schèmes classificatoires cependant peuvent passer
à l’état objectivé, et penser cette objectivation revient alors à
penser la démarche de l’ethnologue ou du sociologue. Le travail
de codification, qui introduit un effet de formalisation allant à
l’encontre du flou et de l’à-peu-près, doit s’accompagner d’une
théorie de l’effet de codification. Il s’agit donc de « poser dans
toute sa généralité le problème des conditions sociales de possi-
bilité de l’activité même de codification et de théorisation, et
des effets sociaux de cette activité théorique, dont le travail du
chercheur en sciences sociales représente lui-même une forme
particulière » [ibid., p. 44].
Une deuxième caractéristique de ce positionnement est de
dépasser l’opposition classique des problématiques de la repro-
duction et de la production du social. La sociologie de Pierre
Bourdieu fait de l’habitus le moteur d’une dialectique entre une
théorie des effets et une théorie des stratégies. Il s’agit
d’échapper « à la fois à la philosophie du sujet, mais sans

161
sacrifier l’agent, et à la philosophie de la structure, mais sans
renoncer à prendre en compte les effets qu’elle exerce sur
l’agent et à travers lui » [1992, p. 97]. Le sens des limites entre
ce qui est pensable et non pensable, essentiellement développé
dans le cadre des premières recherches en Kabylie, s’articule,

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dans le cadre des travaux ultérieurs, avec le sens du jeu, en tant
que sens du placement et de l’investissement. L’autonomisa-
tion relative des champs est en effet liée à la mise en œuvre
de logiques de différenciation et à l’adoption de stratégies
d’innovation, inséparables de la prise en compte des rapports de
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domination et des démarches de contestation. Mary [1992] fait,


à juste titre, appel à Bachelard [1973] pour désigner le type
de généralisation dialectique qu’opère Pierre Bourdieu au cours
du développement du concept d’habitus : la synthèse entre le
paradigme du schématisme et celui de la stratégie est issue
d’une dialectique externe plutôt que d’une complexification de
la construction première ; le paradigme initial est intégré à un
autre paradigme, et cette démarche implique une réorganisa-
tion du champ de la compréhension. La définition de l’habitus
comme système de schèmes générateurs, en permettant de sortir
d’une centration sur la règle ou la norme, intègre la logique du
jeu à celle du schématisme. Et elle y procède à l’intérieur d’une
sociologie conflictualiste : le sens du jeu fait inégalement partie
des habitus dans la mesure où il suppose le pouvoir de mettre
à distance la nécessité.
Une troisième caractéristique de la théorie de l’habitus a trait
aux enjeux politiques de la correspondance entre structures
sociales et structures mentales [Bourdieu, 1993 ; 1998]. Les
systèmes symboliques sont, indissociablement, instruments de
connaissance et instruments de domination : en tant qu’opéra-
teurs d’intégration cognitive, ils promeuvent par leur logique
même l’intégration sociale d’un ordre arbitraire [cf. Wacquant,
1992, p. 21]. Le rôle central que joue la division sexuelle du
travail dans la genèse des habitus collectifs porte Pierre Bour-
dieu à saisir, en particulier à travers la différence sexuelle, la
logique de la domination exercée au nom d’un principe symbo-
lique connu et reconnu par le dominant comme par le dominé :
« Les apparences biologiques et les effets de ce long travail col-
lectif de socialisation du biologique et de biologisation du social
se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les
effets et faire apparaître une construction sociale naturalisée (les
“genres” en tant qu’habitus sexués) comme le fondement en

162
nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité
et de la représentation de la réalité et qui s’impose parfois à la
recherche elle-même. » [1998, p. 9]. L’ethnologie ou la socio-
logie peuvent, nous dit Pierre Bourdieu, constituer une forme
puissante de socioanalyse susceptible de transformer l’habitus :

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la prise de conscience permet d’avoir prise sur les dispositions.
Et c’est à la tradition kabyle que revient Pierre Bourdieu pour
pousser « aussi loin que possible l’objectivation de la subjec-
tivité et la subjectivation de l’objectivité » [1980a, p. 246] et
« traiter l’analyse objective d’une société de part en part orga-
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nisée selon le principe androcentrique […] comme une archéo-


logie objective de notre inconscient » [1998, p. 9].
La dernière caractéristique du projet de Pierre Bourdieu est
qu’elle engage une articulation essentielle entre les probléma-
tiques sociologique et psychologique. Divisions sociales et
schèmes mentaux sont structuralement homologues dans la
mesure où les seconds résultent, génétiquement, de l’incorpo-
ration des premières : « Si les structures de l’objectivité du
second ordre (l’habitus) sont la version incorporée des struc-
tures de l’objectivité du premier ordre, alors l’analyse des
structures objectives trouve son prolongement logique dans
l’analyse des dispositions subjectives, faisant ainsi disparaître
la fausse antinomie ordinairement établie entre la sociologie et
la psychologie sociale. » [Bourdieu, Wacquant, 1992, p. 21].
Expression d’une subjectivité socialisée, le concept d’habitus
constitue la clef d’un dépassement de l’alternative individu/
société dans la mesure où « parler d’habitus, c’est poser que
l’individuel, et même le personnel, le subjectif, est social, col-
lectif » [ibid., p. 101].

Problèmes en suspens
L’un des problèmes importants que pose cette théorie est
celui de la multidimensionnalité de l’habitus. Dans ses pre-
miers développements, Pierre Bourdieu distinguait trois dimen-
sions majeures du concept : les dispositions corporelles
(posturales et gestuelles), qualifiées d’hexis ; les dimensions
morales (ou le système de valeurs), qualifiées d’ethos, les
dimensions cognitives (ou le système de représentations), qua-
lifiées d’eidos ; et l’on trouve encore mentionnées la compé-
tence linguistique ainsi que l’aisthesis (dispositions esthétiques
ou goût) que Pierre Bourdieu intègre cependant rapidement à

163
l’ethos. Ce dimensionnement tend néanmoins à disparaître au fil
de l’œuvre, au bénéfice sans doute d’une mise en évidence de
l’imbrication d’aspects antérieurement distingués, mais aussi au
détriment d’une certaine clarté. Mary [1992] relève à ce propos
que l’indifférenciation des différentes dimensions de l’habitus

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revient à postuler une unité conceptuelle défiant les divisions
constitutives d’une topique philosophique et anthropologique
intellectualiste, notamment celle qui sépare catégories logiques
et valeurs éthiques, ou corps et intellect. Si cette option pro-
cède du rejet de l’ensemble des oppositions classiques et vise à
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une intégration du schématisme dans une théorie de l’action. On


peut néanmoins douter de sa pertinence.
Un second problème a trait à la genèse socio-historique de
l’habitus. Nous l’avons rappelé plus haut, la formation de
l’habitus est tributaire d’une part de la socialisation primaire
– elle-même tributaire des effets de position des parents dans la
structure sociale – et de la trajectoire de vie : un tel dévelop-
pement focalise à l’évidence l’attention à la fois sur la diver-
sité des habitus individuels et sur la similitude des habitus de
groupes. Les recherches de Kabylie accentuent en revanche
l’attention sur certains aspects de la vision du monde qui tra-
versent les champs. La domination masculine en est un bon
exemple et a donné à Pierre Bourdieu [1998] l’occasion d’une
étude récente qui souligne son ancrage dans les actes collectifs
de catégorisation en œuvre dans notre propre tradition. Il n’en
demeure pas moins que sa perspective théorique reste en aval
tant de la généalogie socio-historique des principes de division
que des processus ontogénétiques de l’incorporation.

Du sociologique au psychologique

La posture épistémologique générale de Pierre Bourdieu


récuse les approches du développement humain postulant soit
une simple accumulation d’apprentissages (behaviorisme), soit
un déterminisme mécanique de structures préformées (structu-
ralisme strict) et leur substitue une approche impliquant une
médiation dialectique permanente entre déterminismes externes
et processus représentatifs internes ou individuels. Dans ce
cadre, le concept d’habitus désigne une sorte de « format »
structurel dans lequel se déploient des interactions à la fois
reproductives et productives de nouveautés, qui sont

164
constitutives du social en même temps que de la personne
humaine. Sous ces deux aspects, la parenté avec certaines des
propositions de Piaget (orientation constructiviste et rôle
attribué aux schèmes) semble évidente, et elle a été soulignée
par Pierre Bourdieu [1980a] comme par certains de ses

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commentateurs [Lahire, 1996 ; Mary, 1992]. On peut toutefois
s’interroger sur le degré de profondeur de cette ressemblance et,
dès lors que la théorie de l’habitus constitue, de fait, une théorie
de la construction du psychologique, on peut aussi s’inter-
roger sur les conditions requises pour asseoir et développer
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cette nécessaire articulation entre problématiques et concepts de


la sociologie d’une part, de la psychologie d’autre part.
C’est à ces questions que nous tenterons de répondre en mon-
trant d’abord qu’en raison de son arrière-fond épistémolo-
gique, la théorie développementale de Piaget est radicalement
incompatible avec les principes généraux de la sociologie bour-
dieusienne ; en montrant ensuite que c’est dans le cadre de
l’interactionnisme social issu de Vygotsky que l’articulation
souhaitée pourrait se préciser.

Statut du constructivisme et des schèmes chez Piaget


La thèse constructiviste est une constante de l’œuvre de
Piaget ; elle sous-tend ses travaux de botanique aussi bien que
d’épistémologie des sciences, et sa validation expérimentale
dans le champ de la psychologie développementale s’est opérée
en deux phases distinctes. Au cours de la première (1923 à
1932), Piaget a analysé les raisonnements verbaux d’enfants à
propos de questions cognitives, affectives et morales-sociales,
et posé que la structuration de ces divers domaines de connais-
sance reposait sur un mécanisme global de différenciation-
décentration, lui-même rendu possible par le développement de
la coopération interindividuelle. Sa lecture hegélienne du déve-
loppement, plutôt banale pour la psychologie de l’enfant de
l’époque, peinait à identifier le mécanisme même de la décen-
tration. Visant à combler cette lacune, la seconde phase (dès
1936) s’est caractérisée au plan méthodologique par l’examen
des comportements d’enfants confrontés à des problèmes
d’ordre exclusivement physique ou logique et par l’absence
délibérée de prise en compte des paramètres sociaux et sémio-
tiques impliqués dans ces situations-problèmes. Elle a débouché
sur la formulation de la célèbre « théorie génétique » qui, dans

165
le rapport qu’elle pose entre propriétés de la raison humaine
et propriétés du milieu, se présente comme une reformulation
constructiviste du projet de La Critique de la raison pure, et qui
reprend et exploite dès lors, entre autres, le concept kantien de
schème.

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Ce concept a été introduit d’abord dans le cadre de l’analyse
des étapes du développement sensori-moteur (de la naissance à
dix-huit mois environ). Selon Piaget [1936], l’organisation ini-
tiale des comportements du bébé repose sur des réflexes innés
(succion, préhension, etc.) ; sur ces derniers viennent ensuite se
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greffer, par conditionnement, des habitudes ou réactions circu-


laires, qui consistent à prolonger une activité au-delà et indé-
pendamment des conditions qui antérieurement la déclenchaient
de manière réflexe (la succion du pouce en dehors des activités
de nutrition). Dès 4 mois, s’établit la coordination entre vision
et préhension, qui permet à l’enfant de tenter d’atteindre des
objets intéressants et, ce faisant, de provoquer parfois acciden-
tellement des événements externes (tirer un cordon qui met en
mouvement des poupées colorées). L’expérience de cette action
déclenchée provoque une différenciation entre moyens et
résultats, qui se traduit par la mise en œuvre délibérée des
mêmes moyens en vue d’obtenir les mêmes résultats (tirer sur
tout cordon « dans l’espoir de » déclencher un mouvement
coloré). Selon Piaget, l’enfant dispose alors d’un premier
schème d’action, ou modèle de comportement, dont le statut
reste cependant à mi-chemin entre habitude et intelligence pro-
prement dite. Cette dernière émerge plus tard sous l’effet de la
généralisation et de la coordination des schèmes : en présence
d’un objet nouveau, l’enfant lui applique ses schèmes dispo-
nibles (tirer, frapper, frotter, etc.) pour voir comment cet objet
réagit ; ces tâtonnements entraînent alors la différenciation des
schèmes, c’est-à-dire leur modification en fonction des caracté-
ristiques des réactions observées (tirer à deux mains un objet
qui s’est avéré lourd) et l’intelligence devient ainsi adaptative.
L’étape ultime de ce développement se caractérise par un début
d’intériorisation des schèmes, dont témoignent les arrêts d’une
action et les « tâtonnements internes » ; en présence d’un pro-
blème complexe, l’enfant teste d’abord divers schèmes, puis
s’arrête de manipuler, semblant « réfléchir », pour appliquer
ensuite un schème qui s’avère d’emblée efficace. Cette clô-
ture de l’évolution sensori-motrice étant solidaire de l’émer-
gence des premières productions verbales ainsi que de la

166
manifestation pratique de la croyance en la permanence des
objets.
Dans cette approche, le schème se définit comme « la struc-
ture ou l’organisation des actions, telle qu’elle se transfère ou se
généralise lors de la répétition de cette action en des circons-

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tances semblables ou analogues » [Piaget, Inhelder, 1966,
p. 11] ; il « n’est ni perceptible (on perçoit une action particu-
lière mais non pas son schème) ni directement introspectible
et l’on ne prend conscience de ses implications qu’en répétant
l’action et en comparant ses résultats successifs » [Beth, Piaget,
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1961, p. 251]. Et l’émergence comme la structuration progres-


sive des schèmes sont rendues possibles par la mise en œuvre
de mécanismes fonctionnels (assimilation, accommodation)
biologiquement fondés et tendant « naturellement » à
l’équilibre.
Au cours de ses travaux ultérieurs [1946 ; 1947], Piaget a
alors montré qu’avec l’émergence de la fonction symbolique,
l’enfant se trouve doté de capacités d’abstraction et d’intériori-
sation qui lui permettent de construire une véritable « pensée ».
Par abstraction empirique, il se construit des entités concep-
tuelles (signifiants intériorisés subsumant des signifiés pra-
tiques et externes), et par abstraction réfléchissante, il reproduit
et réorganise au niveau mental les schématismes d’action qui
étaient attestables au stade sensori-moteur, et il les transforme
ainsi en systèmes d’opérations logiques de plus en plus perfor-
mantes : les opérations du stade préopératoire demeurent unidi-
rectionnelles et ne permettent que l’établissement de relations
de dépendance fonctionnelle (si a, alors b) ; dotées de la pro-
priété supplémentaire de réversibilité, les opérations du stade
concret permettent la stabilisation des catégories de classe et
de série, puis la « conservation » des catégories de quantité, de
volume et de poids, mais leur mise en œuvre reste encore
dépendante du degré de complexité des situations-problèmes
auxquelles elles s’adressent ; les opérations du stade formel
s’organisent enfin en un système de raisonnement pur, qui peut
être mis en œuvre consciemment et indépendamment de la
confrontation à un problème physique concret (pensée propre-
ment logico-mathématique). Dans ces travaux, Piaget soutient
donc que le schématisme sensori-moteur originel constitue le
substrat même de la pensée consciente (les opérations ne sont
qu’une transposition, au plan mental, des propriétés générales
de l’intelligence pratique), mais il introduit également une autre

167
acception du concept de schème ; pour lui, si les formes d’orga-
nisation les plus abstraites et générales de la pensée humaine
peuvent être définies en termes de structures opératoires, les
modes de fonctionnement qui en découlent pour un sujet sin-
gulier peuvent être qualifiés de schèmes, c’est-à-dire de routines

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de pensée, telles qu’elles s’appliquent à des objets ou problé-
matiques spécifiques (schèmes perceptifs, intuitifs, symbo-
liques, etc.). Aux schèmes pratiques et inconscients du niveau
sensori-moteur se surajoutent donc, aux niveaux préopératoire
et opératoire, des schèmes mentaux ou représentatifs qui sont
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dès lors accessibles à la conscience.


Cette brève évocation des propositions piagétiennes permet
de confirmer les similitudes apparentes entre la notion d’habitus
et celle de schème. Dans les deux cas, il s’agit d’abord de struc-
tures pratiques de fonctionnement, qui sont issues de l’expé-
rience et qui constituent en retour un cadre orientant les
activités d’un sujet. Et il s’agit en second lieu de structures
représentatives (ou à tout le moins accessibles à la représen-
tation) qui sous-tendent certains aspects de la pensée ; sans tou-
tefois que les rapports et les modalités d’interaction entre ces
deux formes d’habitus/schème ne soient clairement précisés, ni
chez Piaget ni chez Pierre Bourdieu.
Cette évocation cependant permet aussi d’identifier les diffé-
rences fondamentales entre les cadres épistémologiques dans
lesquels ces deux notions prennent sens. Chez Piaget, ce sont
des mécanismes biologiques innés qui produisent les schèmes
initiaux, et qui assurent ensuite leur transposition au plan de la
pensée consciente ; chez Pierre Bourdieu, ce sont les moda-
lités d’un fonctionnement social déjà là qui donnent forme à
l’habitus, ce dernier ayant par ailleurs aussi la capacité
d’étendre son pouvoir structurant à des entités représentatives et
conscientes. Le concept piagétien de schème s’inscrit donc dans
une généalogie qui trouve son origine dans le biologique, puis
se déploie en la construction d’une rationalité psycho-logique
ou cognitive, applicable à tout domaine de l’existence humaine
(pour Piaget, les régularités du fonctionnement collectif procè-
dent des règles cognitives, et le social n’est, comme chez
Boudon, que le produit de l’accumulation des interactions inter-
indivuelles). Le concept d’habitus, en revanche, s’inscrit dans
une généalogie qui s’ancre dans des formes de rationalité
sociale déjà là et se déploie en la construction simultanée et

168
dialectique de règles de fonctionnement sociologique en même
temps que de règles d’organisation de la personne individuelle.

L’interactionnisme social en psychologie

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L’œuvre psychologique de Piaget vise à démontrer que les
structures du fonctionnement psychique dérivent de et reflè-
tent un fonctionnement bio-comportemental premier. Mais si
cette démonstration a été « réussie » dans la seconde partie de
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l’œuvre, c’est au prix de la négation du rôle que jouent le


contexte social, les interventions formatives des adultes et les
significations langagières véhiculées par un groupe [cf. Bronc-
kart, 1997a] : pour Piaget, l’organisme humain aurait, à lui seul,
la capacité de se construire des structures d’interaction tendant
à un équilibre idéal, et ce faisant, de construire notamment un
monde social lui-même de plus en plus équilibré. Dans cette
perspective, on ne peut guère comprendre comment il se fait
que l’humanité, outre son évolution, ait aussi une histoire, pétrie
de diversités socio-sémiotico-culturelles et faite de conflits dont
il n’est pas a priori certain qu’ils se résolvent dans l’harmonie.
L’interactionnisme social promu par Vygotsky (1927/1999 ;
1934/1985) propose au contraire une lecture du développe-
ment qui prend au sérieux cette dimension historico-sociale de
l’humain et qui se propose d’en analyser l’impact sur le déve-
loppement du psychologique. Adossé au monisme matérialiste
et dialectique issu des positions cumulées de Spinoza, Hegel
et Marx-Engels, il soutient la thèse générale selon laquelle les
propriétés spécifiques des conduites humaines sont le résultat
d’un processus de socialisation, rendu possible par l’émer-
gence historique de formes d’activité et de médiation-sémioti-
sation collectives.
Dans ses travaux expérimentaux, Vygotsky a tenté de valider
une théorie de l’ontogenèse des fonctions psychologiques
conforme à cette thèse. Selon lui, la première étape du dévelop-
pement s’organise, chez les humains comme chez les mammi-
fères supérieurs, en deux formes disjointes : une intelligence
pré-verbale ou sensori-motrice et des formes de communication
sociale non intellectualisées. La deuxième étape se caractérise
par une fusion de ces deux types d’organisation primaire, qui
est cette fois propre à l’espèce humaine. Sous l’effet des inter-
ventions des adultes, qui proposent des formes d’activité et les

169
commentent verbalement, l’enfant s’approprie les relations de
signification existant entre unités sonores et fragments du
monde, et sa connaissance pratique du monde se trouve dès lors
ré-investie et réorganisée par ces médiateurs sociaux. La troi-
sième étape consiste alors essentiellement en une intériorisation

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du langage ; l’enfant parle d’abord, de manière audible, pour
réguler son comportement dans des situations et des problèmes
complexes ; puis ce langage égocentrique s’intériorise tout en se
transformant : il perd l’essentiel de ses propriétés syntaxiques
en même temps qu’il cesse d’être oralisé, et se transforme en
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un système de régulation interne, ou en langage intérieur. Et


pour Vygotsky, c’est ce langage intériorisé qui constitue l’orga-
nisateur fondamental de tout le fonctionnement psychologique
ultérieur : l’ensemble des structures intellectuelles construites
au stade sensori-moteur sont désormais prises en charge et
contrôlées par des unités langagières, dont l’enfant sait qu’elles
sont signifiantes, et sur lesquelles il va donc pouvoir opérer.
Le fonctionnement psychologique devient dès lors une pensée
consciente, qui, par son origine, est fondamentalement sémio-
tique et sociale.

Le rôle de l’habitus
dans une perpective interactionniste sociale

Selon Vygotsky, le fonctionnement humain est donc d’abord


toujours interpsychologique avant de devenir intrapsycholo-
gique : la connaissance des autres, qui émane de l’interaction
communicative, est à la fois le préalable et le cadre organisateur
de la connaissance de soi ; dès lors, la pensée individuelle doit
être considérée comme un produit de la pensée collective, ou
encore comme le résultat de la réorganisation, en un orga-
nisme singulier, des déterminismes socio-sémiotiques géné-
raux. L’épistémologie sous-tendant cette conception du
psychologique étant, à l’évidence, analogue à celle qui oriente
le constructivisme social, et notamment la position de Pierre
Bourdieu, il devient possible alors d’élaborer une approche
interactionniste sociale globale qui soit susceptible de réorga-
niser le questionnement de l’ensemble des sciences sociales/
humaines, et qui permette ce faisant un approfondissement de
l’analyse des mécanismes par lesquels le social reconfigure le
psychologique.

170
C’est à la construction d’une telle approche globale que nous
nous sommes attelés, en associant notamment aux propositions
vygotskyennes les apports de Durkheim [1898], d’Habermas
[1978] et de Saussure [1916] ; ce qui a abouti à un schéma
généalogique articulé en cinq thèmes majeurs [pour des déve-

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loppements, cf. Bronckart, Clémence, Schneuwly et Schurmans,
1996, ainsi que Schurmans, 1999].
1. Les comportements des organismes vivants s’organisent
en activités collectives pratiques, articulées aux finalités de
survie de l’espèce. Chez l’homme, l’activité se réalise sous des
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formes diverses et complexes, dans le cadre de formations


sociales. Le développement de ces formations et la diversi-
fication des pratiques qu’il entraîne sont intimement liés à
l’émergence de l’activité langagière, comme processus de
négociation et d’entente sur ce que sont les contextes de l’acti-
vité collective.
2. L’activité collective constitue le cadre dans lequel tout
organisme a accès au milieu et en conserve des traces psy-
chiques ou représentations. Chez les humains, cette activité
étant médiatisée par les signes, le contexte n’est plus constitué
par le milieu en tant que tel, mais par des ensembles de formes
de sémiotisation de ce milieu, c’est-à-dire par des mondes
représentés ou encore des configurations de représentations
sociales. Et c’est alors l’appropriation singulière de ces mondes
représentés, au travers de transactions sociales [Schurmans,
1994] qui façonne les représentations individuelles.
3. Les représentations individuelles ne procèdent cependant
pas d’une intériorisation directe des déterminismes sociolo-
giques ; leur émergence présuppose la construction des actions,
comme unités de fonctionnement mental-comportemental par
lesquelles se constituent les personnes. L’activité langagière se
présente, on l’a vu, comme un processus de transaction perma-
nente concernant les propriétés du contexte de l’activité pra-
tique ; mais de ce fait, elle constitue également un processus
au travers duquel cette activité se trouve située ou évaluée. Les
productions langagières d’un groupe engagé dans une activité
jugent de la pertinence de l’agir eu égard au contexte des
mondes représentés, et ce jugement porte notamment sur les
modalités de participation des individus à cette activité sociale.
Et c’est par ce processus d’évaluation que se trouvent déli-
mitées des actions, dans leur statut premier ou externe, c’est-à-
dire en tant que portions de l’activité sociale imputées à un

171
humain singulier. Mais dans le mouvement même où elles
« découpent » des actions, les évaluations sociales attribuent
aussi aux autres des capacités, des intentions et des motifs, et
elles les dotent ainsi de cette responsabilité singulière dans
l’intervention active, en laquelle se résume le statut d’agent.

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En outre, dès lors qu’ils contribuent à ces évaluations et qu’ils
en connaissent les critères codifiés par le langage, les humains
singuliers finissent par savoir qu’ils sont eux-mêmes évalués à
l’aune de ces critères, et deviennent capables de se les appli-
quer à eux-mêmes. Sous cet angle, les individus s’approprient
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donc des capacités d’action, des positions sociales et une image


de soi. C’est cette auto-représentation du statut d’agent qui déli-
mite l’action, dans son acception seconde ou interne : celui
d’une connaissance, disponible en l’organisme actif, des
diverses facettes de sa propre responsabilité dans le déroule-
ment de portions d’activité sociale.
4. C’est alors l’intériorisation des propriétés des évalua-
tions socio-langagières de l’activité qui dote l’agent humain de
capacités de pensée et de conscience. Techniquement parlant
[cf. Bronckart, 1997b], c’est la dimension active du langage,
ainsi que le caractère discret et radicalement arbitraire des
signes qu’il véhicule, qui transforment le psychisme élémen-
taire commun aux organismes vivants (ensemble inorganisé de
représentations inaccessibles à elles-mêmes) en un fonctionne-
ment psychique reposant sur des unités délimitées et struc-
turées, et présentant les propriétés actives et auto-réflexives de
la pensée conscience. Les signes d’une langue ne subsumant
jamais la totalité des représentations pratiques d’un humain, on
peut considérer en outre que l’inconscient est constitué de ce
résidu représentatif, non discrétisé et non organisé, qui frappe
en permanence aux portes du langage.
5. Les structures organisant les premières formes de pensée
sont dès lors d’ordre actionnel et discursif ; elles relèvent d’une
logique d’implication de significations, téléologique et proba-
biliste, dont témoigne notamment la pensée magique du jeune
enfant. Et la pensée logico-mathématique à laquelle aboutit
in fine le développement cognitif se présente comme le résultat
de processus d’abstraction-généralisation (de décontextualisa-
tion) appliqués à cette pensée actionnelle primaire. En d’autres
termes, les règles de la raison pure ne constituent qu’un produit
second d’une raison pratique génétiquement première.

172
Ce schéma généalogique pose donc que l’activité collective
dans le cadre des mondes représentés constitue le déterminant
majeur de l’émergence du psychologique ; il pose que ce sont
les productions langagières commentant l’activité qui organi-
sent l’insertion des organismes humains dans le monde social ;

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il pose enfin que le résultat de cette insertion est la construc-
tion de personnes ou d’agents susceptibles de se représenter les
modalités de leurs actions, c’est-à-dire de leur contribution à
l’activité collective. Mais ce schéma demeure très général, et
la théorie de l’habitus pourrait l’enrichir substantiellement, en
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ce qu’elle propose un concept fédérateur, qui peut être exploité


pour affiner l’analyse des processus en jeu aux trois niveaux
qui viennent d’être évoqués. Pierre Bourdieu montre en effet
que les déterminismes macro-sociologiques (structures et acti-
vités collectives) opèrent dans le cadre d’une historicité sociale
spécifique, qui génère l’aspect constituant de l’habitus ; il
montre ensuite que les diverses formes de médiation socio-psy-
chologiques sont sous-tendues par la logique de l’habitus ; il
postule enfin que c’est cette même logique, cette fois insti-
tuée, qui sous-tend la raison pratique organisant les actions et
la pensée humaine. En ce sens, la multidimensionnalité de
l’habitus est un avantage, ce qui n’empêche pas que la pour-
suite de son exploitation soit assortie, à chaque niveau de sa
manifestation, d’une construction conceptuelle sous-ordonnée
et différenciée.

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La légitimité culturelle en questions


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par Emmanuel Pedler* et Emmanuel Ethis**

« Lisez Kant attentivement et de plus en plus attenti-


vement et, tout à coup, vous aurez le fou rire, a-t-il dit.
D’ailleurs tout original est, à vrai dire, une falsification
en soi, a-t-il dit, vous comprenez tout de même ce que
je veux dire. Naturellement il y a des phénomènes dans
le monde, dans la nature, comme vous voulez, que nous
ne pouvons pas ridiculiser, mais en art, tout peut être
ridiculisé, tout homme peut être ridiculisé et transformé
en caricature, si nous voulons, si vous en avez besoin,
a-t-il dit. Si nous sommes en mesure de ridiculiser, nous
ne sommes pas toujours en mesure de le faire, alors le
désespoir nous emporte, et ensuite le diable, a-t-il dit.
[…] Mais la plupart des gens sont tout de même ridi-
cules, et la plupart des œuvres d’art sont tout de même
ridicules, et vous n’avez pas besoin de ridiculiser et de
caricaturer. » (Thomas Bernhard).

Sur le marché des idées, les théories explicatives globales


rendant compte de l’histoire humaine, d’événements, de situa-
tions, de comportements ou d’attitudes en leur part sociale et
culturelle affleurent régulièrement, s’imposent durant une
période plus ou moins longue, puis subissent les assauts d’une
critique argumentée qui en relativise la portée. Pour être
convaincantes, elles supposent chez leurs auteurs l’alliance de
qualités rares. Il faut des qualités plus rares encore lorsque les
gains d’intelligibilité ainsi obtenus s’appuient sur une descrip-
tion respectueuse de la complexité et de la diversité du

* Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, SHADYC-CNRS.


** Maître de conférences à l’université d’Avignon et des pays de Vaucluse, SHADYC-CNRS.

179
monde social. Cet état de grâce de la pensée advient parfois,
mais est suffisamment peu fréquent pour susciter la fascina-
tion qu’appelle toute haute virtuosité ; il s’inscrit dans un
genre que nous dirons « héroïque » et qui s’éloigne du droit
commun régissant l’activité de recherche en sciences sociales

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pour lequel la complexité énonciative épouse l’univers bariolé
des choses.
Nous ne débattrons pas ici – car nous n’en avons pas les
moyens – du fait de savoir s’il peut exister un optimum pour
lequel une intelligibilité maximale et une descriptivité fine peu-
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vent cohabiter. Constatons simplement que pour le domaine qui


nous occupe, la sociologie de la culture, les théories globali-
santes ont été le plus souvent prises en défaut et se sont heurtées
à diverses objections. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la
théorie de la légitimité subisse aujourd’hui, y compris de la part
de ceux qui s’en sont nourris, le sort commun et soit soumise à
la critique.
Ce faisant, les cheminements de l’objection ont emprunté des
voies diverses : celle de la théorie pure – nous pensons ici à
la théorie de l’action, aux travaux engagés dans le sillage des
Économies de la grandeur par exemple [Boltanski, Thévenot,
1989] ; celle de l’empirie qui, confrontée aux objets culturels
les plus divers, éprouve la plasticité et l’efficacité explicative
d’un cadre théorique apparemment très adaptable. C’est dans
cette dernière voie que nous engagerons notre discussion. Ce
faisant et sans qu’il soit besoin de présenter ici une synthèse
reprenant le fil, bien connu, qui conduit des Héritiers, de
La Reproduction, de L’Amour de l’art aux Règles de l’art,
en passant par La Distinction, nous souhaitons mettre l’accent
sur deux ordres de faits : 1) le lien problématique qui existe
entre les variables qui cherchent à rendre compte des compor-
tements culturels – comme la formation scolaire, l’apparte-
nance à un « milieu » – et ces comportements ; 2) la nature
des indicateurs à partir desquels la théorie de la légitimité
appréhende ces derniers – déclarer une pratique culturelle, for-
muler un jugement ou « le révéler » par ses actes et ses atti-
tudes. Nous renverrons ici à des travaux que nous résumons
brièvement dans le but de pointer la nature des objections qui
nous semblent faire sens, un texte bref comme celui-ci ne per-
mettant pas de rentrer plus avant dans le détail des arguments
avancés.

180
Ajoutons pour finir que nous ne chercherons pas ici à ins-
crire les paradoxes et les limites d’une théorie dans un cadre
théorique englobant. Aux constructions de tailles plus modestes
vont nos préférences.

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La légitimité culturelle en questions (1/2)

La liaison problématique entre formations scolaires


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et pratiques culturelles : de l’appartenance géographique


à « l’effet paradoxal du niveau de diplôme »
On ne peut dissocier la question de la démocratisation cultu-
relle du culte qui valorise et qualifie les productions artistiques
en leur donnant un statut patrimonial.
Il faut préciser d’entrée de jeu ce que nous entendons par
« culte » afin d’explorer ensuite les fondements argumentatifs
et empiriques des thèses qui, à partir de l’analyseur qu’est la
notion de démocratisation culturelle, tentent de rendre compte
des inégalités sociales face aux objets culturels. La vision
enchantée de l’art appelle des analyses sur lesquelles il n’est pas
possible de s’étendre trop longuement : on retiendra seule-
ment une définition, fatalement provisoire, de ce supplément
d’âme, de cette plus-value décisoire qui est constitutive d’un
rapport enchanté aux œuvres de l’esprit. On dira que cette
vision est attestée lorsqu’une production de l’esprit cesse d’être
perçue comme constituée d’éléments hétérogènes et lorsqu’on
la reçoit comme formant un Tout indécomposable. À l’inverse,
lorsque cet enchantement se dissout, un rapport que l’on dira
critique – c’est-à-dire relativiste – confère aux productions
humaines un aspect provisoire et fatalement inachevé. On
apprend ainsi, dans les formations à la recherche, à désassem-
bler les arguments et les « preuves » empiriques pour consi-
dérer, par exemple, que La Distinction ou tout autre ouvrage
sociologique, constitue une thèse dont on peut discuter les
attendus, les arguments et les bases empiriques, pour faire appa-
raître leur relativité, pour reconstituer les trajectoires histo-
riques des idées, arguments et modes de preuve à l’œuvre dans
ce texte. Remarquons que, pour les objets artistiques, il n’en va
pas exactement de même, puisqu’un des espoirs de l’artiste et
de ceux qui le secondent consiste justement à donner l’illusion
que les éléments disparates dont il se sert ont fusionné dans un

181
ensemble organique 1. Pour ces raisons, les objets artistiques et
les œuvres de l’esprit constituent des catégories pouvant sus-
citer des rapports très variables : biens rares ou banalisés,
luxueux ou cultuels selon les cas, ils constituent des cas limites
pour les théories politiques de la culture.

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On voit ici la restriction que doit subir l’analyse de ces objets
pour justifier les théories selon lesquelles les œuvres de l’esprit
et de l’art, les savoirs, les artisanats d’art apparaîtraient comme
autant de biens rares et luxueux qu’il importerait de mettre à
la disposition de tous. Pour une telle vision, les efforts consentis
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pour acquérir, restaurer et susciter ce qui se nomme aujourd’hui


la « création » – surtout lorsque ces efforts sont réalisés à partir
de fonds publics – devraient démocratiquement recevoir pour
contrepartie une pénétration sociale équitable, c’est-à-dire
répartie en fonction du poids relatif des ensembles sociaux qui
composent la nation.
Essayons, fictivement et temporairement, de nous placer dans
cet espace argumentatif en levant les restrictions que nous
venons d’énoncer. Supposons donc que les objets artistiques
sont des biens rares et luxueux, produits, créés et reproduits par
la collectivité et que cette dernière demande des comptes des
dépenses consenties.
Le premier constat serait dès lors le suivant : la redistribution
s’effectue mal, très mal. La façon la plus efficace de la mesurer,
à un niveau national ou européen [Skok, 1993] est d’évaluer
les effets tendanciels des formations scolaires sur les pra-
tiques culturelles. Cette variable est apparue en effet, depuis
longtemps, comme étant particulièrement sensible et réactive
en sociologie de la culture. Elle est plus efficace que d’autres
indicateurs d’identité sociale, de confessions, de générations,
de sexe, de milieu social puisque ces dernières variables ne pos-
sèdent jamais en comparaison qu’une puissance marginale.
Pourtant l’efficacité tendancielle des niveaux de formation sco-
laire est d’un maniement difficile, car, dès qu’on en neutralise
la dimension comparative – les plus diplômés ont tendance,
plus que les autres, à s’intéresser aux offres culturelles
savantes – pour décrire les milieux sociaux qui entretiennent un
rapport régulier avec ces offres, l’effet se dissipe. On peut ainsi

1. À ce stade de l’analyse, on peut remarquer que les thèses de la légitimation par une institution,
une instance ou un personnage charismatique ne sont qu’une exploration spécifiquement sociolo-
gique d’un phénomène plus général qui relève de l’anthropologie culturelle.

182
montrer que les cultures savantes ne constituent pas la culture
dominante des groupes dits « supérieurs » [Pedler, 1999], même
si ces derniers sont, proportionnellement, plus nombreux à
entretenir un rapport – souvent très distant – avec ces offres.
Si nous continuons à nous maintenir dans la fiction d’un

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modèle redistributif, nous pouvons encore faire le constat qu’il
existe des offres et des dispositifs qui, plus que d’autres, favo-
risent ou défavorisent une « démocratisation » culturelle. Or ces
offres et dispositifs révèlent l’existence de filtres très effi-
caces qui ne recoupent pas les variables classiques le plus sou-
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vent testées et comparées à la variable miraculeuse du niveau


de diplôme. Le huis clos de l’arbitrage comparatif entre
variables explicatives s’effectue donc sous une cloche de verre
qui en limite la valeur de la comparaison. C’est là un point sur
lequel nous nous arrêterons dans un second temps.
En dernier lieu, si la plupart des enquêtes réalisées en
Europe, mais également aux États-Unis [ibid.] font apparaître
une corrélation selon laquelle plus le niveau de formation sco-
laire est élevé, plus les pratiques culturelles s’intensifient, il
suffit de changer la nature des indicateurs mesurant le rapport
aux offres et aux « œuvres » pour constater divers dérègle-
ments paradoxaux. C’est ce qu’a permis de révéler une enquête
consacrée au face-à-face entre un public de musée et les toiles
exposées [Passeron, Pedler, 1991 ; Passeron, Pedler, 1999]. Ce
sont ainsi les sujets dotés d’une formation universitaire courte
qui consacrent le plus de temps au musée et sont porteurs,
comparativement aux autres groupes plus ou moins formés au
plan scolaire, de la plus grande « appétence » culturelle.

« Classes sociales » et cultures savantes au XXe siècle


La lecture de nos statistiques nationales – sur une profondeur
d’une vingtaine d’années au moins – de résultats comparables
collectés dans différents pays européens ou aux États-Unis,
donne régulièrement une formule gagnante : les « classes domi-
nantes » contrôlent et bénéficient le mieux des patrimoines
savants pieusement conservés dans les théâtres lyriques, les
musées, les salles de concerts ou les bibliothèques publiques,
etc. Ainsi ces lieux seraient tenus et fréquentés par la mince
couche sociale la plus favorisée et bénéficieraient pour conti-
nuer à exister du soutien massif des fonds publics. Ce constat se
prête, à tout le moins, à deux objections. La stratification encore

183
nette de notre société contemporaine permet-elle de continuer à
parler de classes dominantes ? Les pratiques savantes sont-elles
dominantes au sein des groupes supérieurs ? La première objec-
tion n’appelle pas longs commentaires sinon pour constater
l’important et constant élargissement des groupes « moyens »

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et l’éclatement partiel des appartenances culturelles [Vallet,
1999]. On peut donc douter sérieusement que la tripartition
sociale de nos sociétés contemporaines en classes populaire,
moyenne et supérieure soit encore pertinente. Mais ce n’est pas
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sur ce plan qu’il est le plus urgent d’engager un nouvel examen


de nos statistiques nationales. Les tendances qui dessinent des
corrélations nettes entre pratiques de sortie – à l’opéra, au
concert, au musée, etc. – et les fractions supérieures de la popu-
lation française sont à analyser à la lumière des chiffres absolus
de ces pratiques. Or ces derniers sont dérisoires. Seule une frac-
tion minoritaire de ces groupes supérieurs est concernée par les
pratiques culturelles.
Un fait supplémentaire accentue encore cet état : les frac-
tions sociales supérieures qui s’adonnent aux pratiques cultu-
relles ne constituent pas une sous-population représentative de
l’ensemble auquel elles appartiennent. Pour l’apercevoir, il faut
accepter d’embrasser d’un seul regard la totalité des popula-
tions qui constituent – par position relative – les groupes supé-
rieurs de la société française contemporaine. Si l’on prend les
catégories de l’INSEE, il apparaît que les « professions intel-
lectuelles supérieures » possèdent en leur sein des segments
dont les représentants n’émargent que faiblement aux pra-
tiques cultivées. Ce sont ainsi les professions du secteur public
qui témoignent le plus d’allant et d’appétence face à l’offre
théâtrale du festival d’Avignon [Ethis, Fabiani, Pedler, 1999].
Dans le cadre du pôle régional qui constitue l’écrin démogra-
phique naturel des pratiques culturelles de sortie – car l’offre
est polarisée par quelques villes phares – les habitués des
musées, les notables proches des théâtres lyriques et des salles
de concerts ou les abonnés de théâtre ne constituent pas un
échantillonnage non biaisé des groupes dits « supérieurs ». Sur
ce plan, il faudra, en sociologie de la culture, renouveler les
cadres d’analyse et tester les propositions les plus diverses.
Ainsi lorsque Jean-Claude Milner dans Le Salaire de l’idéal

184
[1997] oppose bourgeoisies du surtemps et du sursalaire 2, il
nous fait entrevoir la frontière qui sépare les fractions domi-
nantes riches de leurs temps de leurs homologues qui disposent
de revenus importants. Comme ces dernières – qui compren-
nent une partie des professions libérales – ne manifestent pas

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plus d’allant en matière culturelle que le reste de la popula-
tion française 3, il pourrait être judicieux de renouveler les
découpes classiques opposant les niveaux de formation sco-
laire ou les appartenances à des milieux, pour tester de nou-
velles catégories.
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Il reste que, pour ces ensembles sociaux minoritaires, les


consommations de l’art sont le plus souvent indolentes et
inchoatives car elles portent sur des objets qui ne possèdent
aucune unité culturelle. Les répertoires des principaux théâtres
lyriques, des salles de concert ou de grandes expositions sont
artificiels ; collection d’objets hétéroclites coupés de leur his-
toire, les « grandes Œuvres » du répertoire – dont les diction-
naires de la musique fortifient d’édition en édition
l’inébranlable stabilité – ne constituent pas un objet homogène
de pratique. Lorsque l’on réintègre une œuvre issue de ce sérail
dans la parentèle dont elle est issue, pour un auditeur aguerri ou
pour un praticien, elle côtoie tout un demi-monde bariolé. C’est
ainsi que, pour le concertiste, une partita de Bach pour violon
seul cohabite avec les pièces brillantes de Sarasate, Vieux-
temps ou Wieniawski ou avec la virtuosité subtile d’un Ysaye.
L’ethnographie des milieux musicaux contemporains fait appa-
raître un étonnant mélange des genres et des goûts qui ne peut
se comparer qu’à la brocante esthétique des amateurs ordi-
naires, lorsqu’ils font autre chose que de saluer respectueuse-
ment une offre qu’ils ne fréquentent pas intimement. Si l’on
adopte un point de vue génétique pour s’interroger sur les
Œuvres d’accompagnement qui ont escorté une pièce
aujourd’hui classée et sortie de son contexte, le même constat

2. Il faut s’empresser d’ajouter que cela n’est pas le cas de l’ensemble des propositions que ren-
ferme ce livre. On aurait en effet bien du mal à concilier la théorie de la culture de Jean-Claude
Milner avec les faits que révèle l’enquête.
3. Il faut ajouter que ni les radiographies précises de l’INSEE, ni les monographies très ciblées
des auteurs les plus écoutés sur le sujet, n’offrent de prises réelles pour discuter de ce problème
puisque la fracture qui traverse l’univers bourgeois – acceptons l’expression, le temps de notre dis-
cussion – ne peut ni s’apercevoir à partir des découpages professionnels, ni se circonscrire par une
approche monographique qui cible une sous-population singulière.

185
saute aux yeux. Hors de quelques cas d’espèce 4, les pièces
rangées aujourd’hui dans nos panthéons sont devenues des vais-
seaux fantômes. Elles s’offrent ainsi, non sans ambiguïté, à un
vaste public, forcément démuni et dérouté.
Il faut enfin prendre en compte une donnée que l’histoire

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culturelle met rarement en évidence. La « bourgeoisie intellec-
tuelle » qui cultive avec le plus de conséquence – au moins ten-
danciellement – les valeurs culturelles savantes ne saurait être
tenue pour l’héritière des aristocraties et grandes bourgeoisies
du siècle passé. Les grandes cathédrales mondaines du début
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du siècle – la salle Garnier en est un exemple – enregistrent


dans les années vingt la montée en puissance des bourgeois
salariés et, concurremment, la chute inexorable des groupes
jusque-là dominants. Dans le monde de l’opéra, le foyer, lieu
de rassemblement du « Tout-Paris » voit ainsi peu à peu ses
frontières s’affaisser sous la pression de figures étrangères au
Monde [Patureau, 1991]. À ce même moment, les répertoires
changent en s’éloignant des valeurs académiques prisées
jusque-là. Les artistes et leurs cercles acquièrent à ce moment
une autonomie accrue, s’appuient sur des forces plus diversi-
fiées et imposent des critères plus complexes. L’objet d’art
n’est plus seulement un objet de luxe. Ainsi la hiérarchie sociale
et la hiérarchie des œuvres cessent de s’articuler simplement.
C’est sans doute là que réside la justification de la margina-
lisation, de l’éclatement et du fractionnement des pratiques
cultivées. C’est la raison pour laquelle les appartenances géo-
graphiques – qui sédimentent des histoires culturelles singu-
lières, tant au niveau de l’offre qu’au plan de la demande –
peuvent apparaître, en certains cas, d’une plus grande perti-
nence pour expliquer la forme que prend la fréquentation des
œuvres savantes.

Éloignement et proximité, les filtrages sociodémographiques


de la fréquentation : le cas du festival d’Avignon
Depuis les années quatre-vingt-dix, les enquêtes nationales
tendent à ne plus être le modèle unique d’exploration pour éva-
luer les pratiques culturelles en France. Des enquêtes réalisées

4. Il est bien sûr possible de chercher des contre-exemples ; dans le domaine lyrique, le Pélléas
de Debussy est ainsi une sorte de météorite sans ascendance, mais dont la carrière sociale – c’est-
à-dire la domestication hors du cercle étroit de quelques fractions du clergé culturel – a été singu-
lièrement courte, pour ne pas dire inexistante.

186
ou soutenues par le Département des Études et de la Prospec-
tive du ministère de la Culture, ont ainsi peu à peu aban-
donné le cadre national qui servait de référence. On peut citer à
titre d’exemple, l’étude portant sur Les Publics de la Comédie
française, réalisée sous la direction de Jean-Michel Guy [1991].

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Nous nous appuierons quant à nous sur l’enquête que nous
avons engagée, grâce à l’aide du DEP, afin de décrire les
publics du festival d’Avignon et les rapports qu’ils entretien-
nent avec l’offre.
En 1996, 0,7 % de l’échantillon prélevé en Avignon, lors
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du cinquantenaire du Festival, appartenait au monde ouvrier.


Le constat est banal et il est presque inutile de relever que ce
chiffre n’a que peu de rapport avec les pourcentages de cette
catégorie professionnelle dans la population active, nationale
ou avignonnaise. Le festival d’Avignon, comme la plupart des
festivals, n’est pas un festival populaire. Pourtant l’analyse
sociodémographique du festival montre que son public s’est
diversifié.
C’est en faisant varier les origines géographiques des festi-
valiers qu’apparaissent des signes clairs d’ouverture. Tout se
passe comme si le festival effectuait une filtration sociale
d’autant plus marquée que ses publics sont éloignés du cercle
local (Vaucluse et Bouches-du-Rhône qui apportent environ
20 % de la population festivalière). Ce qui revient à remar-
quer que le festival sursélectionne (par le haut) d’autant plus ses
spectateurs que ceux-ci viennent de loin 5. Il faut ajouter que
cette situation ne peut se réduire à une mécanique kilométrique,
la zone la plus « éloignée » du cercle local étant ici la Région
parisienne. Jusque-là, on ne peut rien constater de franchement
inattendu : comme différents dispositifs, scolaires notamment,
une offre prestigieuse ne réussit à mobiliser au sein des préten-
dants les plus éloignés que la part la plus impliquée, la plus
mobilisée 6.
Les attentes, les rythmes festivaliers, les œuvres fré-
quentées changent ainsi progressivement lorsque l’on s’éloigne
du cercle local. Tout laisse à penser que le festival n’est plus le
même lorsqu’on est placé aux deux extrémités de ce continuum

5. Encore est-ce là une façon de s’exprimer, puisque aucun dispositif volontaire n’est à l’origine
de ce phénomène.
6. On peut penser, notamment, à l’enquête « Rapport pédagogique et communication », qui révé-
lait une économie assez comparable à celle que nous observons ici [Bourdieu, Passeron, Saint-
Martin, 1965].

187
géographique. Manifestation de prestige goûtée lors d’un séjour
d’une durée moyenne (entre trois et huit jours) et onéreux, pour
les fractions parisiennes à hauts revenus et hauts diplômes, le
festival devient pour les fractions locales un lieu de pèlerinage
(présence à de nombreuses éditions antérieures de la manifes-

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tation). Mais il est paradoxal, parce qu’inattendu si l’on se place
du point de vue de la théorie de la légitimité, que le public
local soit celui qui explore le plus studieusement l’offre pré-
sentée : les spectacles « in » rassemblent avant tout les frac-
tions possédant une formation universitaire brève qui
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manifestent des intérêts plus diversifiés, une plus grande fami-


liarité avec le théâtre ainsi qu’une réelle curiosité en direction
de l’offre moins instituée du « off ».
Il faut ajouter que les filtres qui conduisent ainsi à sculpter
les publics en fonction de leur proximité ou de leur éloigne-
ment du centre parisien sont divers et complexes. Les fortifi-
cations qui ne laissent passer que peu de monde à mesure que
l’on s’éloigne du cercle local sont constituées pour une part – et
le fait est banal – par des freins économiques et culturels. Il
faut en effet aux fractions sociales des publics potentiels de la
Région parisienne une forte mobilisation pour franchir les dif-
férentes barrières – éloignement, problèmes d’intendance sur
les lieux du festival, etc. – mais l’effet progressif des « filtres »
– qui jouent plus fortement pour la Région parisienne que pour
les autres départements hors PACA, plus pour ces derniers que
pour la Région PACA, etc. – ne se laisse pas expliquer si sim-
plement. Il faut en effet se souvenir que la carte des publics
potentiels ne se confond pas avec celle des densités de popula-
tion. Ce ne sont pas les départements les plus peuplés qui
envoient le plus de spectateurs et en conséquence la géographie
culturelle ne peut tenir compte des seules données démogra-
phiques, physiques – comme l’éloignement – ou économiques.
Le rapport aux Œuvres, la fidélité au festival, la permanence
de l’intérêt pour les pièces présentées sur une période plus ou
moins longue sont autant de modalités qui varient puissamment
selon qu’on est Avignonnais ou Parisien ; la sociodémographie
n’épuise donc pas la question.
Pour l’essentiel, on peut retenir les trois constats suivants :
1) les publics du cercle local et régional cumulent des caracté-
ristiques propres très notables : ouverture des origines sociopro-
fessionnelles et des conditions économiques, singularité des
comportements festivaliers et du rapport aux pièces du « in » ;

188
2) ces fractions ne sont pas marginales (elles constituent
environ 40 % de l’échantillon) ou composées de publics estu-
diantins (y sont sur-représentés les spectateurs ayant entre 35 et
50 ans, ceux exerçant des professions intermédiaires et des
employés ; 3) les attitudes culturelles du cercle local – et partant

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leurs attentes, leurs intérêts et leurs jugements – ne peuvent être
prédites et fondées exclusivement sur les formations scolaires
ou universitaires des personnes qui la composent.
Bref, on le voit, en choisissant de déconstruire l’artefact que
constitue la grille des appétences tendancielles pour la culture,
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on se donne les moyens de révéler des situations singulières


susceptibles d’invalider les explications globalisantes et par trop
mécaniques des comportements culturels.

L’effet paradoxal du diplôme

Nous l’avons dit, depuis L’Amour de l’art [Bourdieu, Darbel,


1969], la sociologie de la fréquentation du Musée s’est habi-
tuée à retenir le niveau d’instruction comme variable princi-
pale, parfois unique, de toute variation d’un comportement
culturel, en tout cas comme une variable dont l’action serait
« linéaire ». Or, si l’on s’intéresse à la mesure la plus globale
du coût consenti par les visiteurs pour regarder de la peinture
– pour l’enquête à laquelle nous nous référons ici, Le Temps
donné aux tableaux, le temps qu’ils consacrent au musée, entre
l’entrée et la sortie – les variations du temps donné au musée
en fonction des différents niveaux de diplôme révèlent, et cela
est classique, une corrélation statistique. Mais elle est en ce
cas d’une forme bien particulière, que les auteurs ont qualifiée
d’effet paradoxal du niveau de diplôme sur le comportement de
visite d’un Musée, dès lors que l’on s’attache à distinguer au-
delà du baccalauréat deux longueurs d’études (études supé-
rieures courtes et longues).
« Comme on peut le voir dans le tableau qui suit, notent les
auteurs, les sujets les moins diplômés se retrouvent dans la zone
moyenne de l’indice mesurant le temps donné au musée, tandis
que les diplômés moyens de l’enseignement supérieur sont
représentés plus que proportionnellement dans la zone haute de
l’indice du temps donné au musée.

189
Le temps donné au musée (indice) selon le diplôme
Indice Entre 30’ Au-dessus
Inf. à 30’ Total
Diplôme et 47’ de 48’
Inférieur
au Bac. 23 % 51 % 26 % 100 %

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Bac. à Bac.
+3 28 % 39 % 33 % 100 %
Bac. + 4 et + 40 % 36 % 24 % 100 %
Ensemble 31 % 41 % 28 % 100 %
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Ce sont donc, paradoxalement, les sujets les plus hautement


diplômés qui sont proportionnellement les plus représentés au
niveau faible de l’indice (ce que souligne ici en gras la plus
forte tendance par colonne). Autrement dit, en allant des temps
les plus brefs passés dans le musée aux temps les plus longs,
on rencontre d’abord (parmi les plus représentés) les sujets les
plus diplômés, puis les moins diplômés avant de rencontrer les
sujets moyennement diplômés qui sont ceux qui passent le plus
de temps dans le musée » [Passeron, Pedler, 1991, p. 37].
On retrouve le même ordre inattendu « en caractérisant les
visiteurs par le temps moyen donné au musée par leur catégorie
de diplômes, l’ordre croissant des temps moyens ordonne les
diplômes dans l’ordre 3, 1, 2.

Le temps moyen passé dans le musée selon le diplôme


Bac. à Bac. + 4
Diplôme Inf. au Bac. Ensemble
Bac. + 3 et +
Temps moyen 4l’16’’ 43’28’’ 38’08’’ 40’54’’

Cette structure récurrente est bien celle qui caractérise en


fonction du diplôme le temps global que les visiteurs donnent
au musée. On voit directement sous une forme graphique cette
relation paradoxale sur un histogramme : il faut désordonner
l’ordre scolaire pour que l’histogramme présente une pente
régulière correspondant à l’augmentation du temps donné au
musée » [ibid. p. 38].
Les habitudes scolaires engendrent, un temps au moins, une
docilité envers les hiérarchies culturelles. Mais les disciplines
mentales enseignées par l’École procèdent à l’inverse d’un

190
mouvement qui peut être au fondement d’attitudes critiques et
non conformistes. L’efficacité du marquage scolaire ne se
résume pas à une action mécanique et régulière. La relation
entre la hiérarchie des diplômes ou des longueurs d’étude et ses
effets se trouve, selon les effets qu’on analyse, prendre tantôt

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la forme « classique », tantôt la forme « paradoxale », faisant
ainsi apparaître la complexité d’une situation qui ne se laisse
pas facilement synthétiser sous la forme mécanique proposée
dans la « théorie de la légitimité », telle qu’elle est exposée dans
La Distinction, par exemple.
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Le bilan relativiste que nous venons de dresser nous permet


de conclure en insistant sur l’urgence qu’il y a à refuser toute
simplification dans la description des pratiques culturelles. Le
mérite de la première grande enquête qui fit passer durablement
le critère scolaire au premier plan tenait à l’existence, pour cette
recherche, d’un réel effort descriptif [Bourdieu, Passeron, Saint-
Martin, 1965]. Le rapport des étudiants à la langue d’idée ensei-
gnée par l’école, mesuré grâce à des indicateurs couvrant tous
les registres de cette langue – des malaproprismes qui objecti-
vent un rapport verbeux 7 à la langue, aux exercices de poly-
sémie ou de définition, en passant par les lexiques humanistes et
techniques – était de nature à révéler l’emprise d’un des instru-
ments cardinaux de l’inculcation scolaire, la langue d’enseigne-
ment. D’extrapolations en extrapolations, le schème d’analyse
qui était au fondement de la « théorie de la légitimité » a beau-
coup gagné en intelligibilité ; c’est la raison pour laquelle il a
connu un succès fracassant, toute observation du monde culturel
pouvant donner prise à ce type d’explication. Mais les sciences
sociales sont avant tout des sciences de l’observation : lorsque
les données contredisent les théories, il faut abandonner ces der-
nières, même à regret.

La légitimité culturelle en questions (2)

« La religion de l’art a aussi ses intégristes et ses moder-


nistes, mais qui s’accordent pour poser la question du salut
culturel dans le langage de la grâce » [Bourdieu, Darbel, 1969,
p. 13]. De fait, tout rapport à l’art ne serait qu’une caricature,

7. Dont William Labov explorera plus tard divers aspects au travers d’enquêtes socio-linguis-
tiques.

191
une mise en scène illusoire où l’on tenterait, les uns et les
autres, de se jouer la comédie tragique de l’amour de l’art.
L’amour de l’art n’existe pas, pas vraiment, du moins pas aussi
naturellement qu’ont pu l’imaginer les sociologues jusque dans
les années soixante-dix, tout imprégnés d’idéologie post-kan-

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tienne qu’ils étaient. Depuis lors, sociologues, professionnels de
la culture, journalistes ou lecteurs sensibles à divulguer les lieux
et les situations où s’exercent subrepticement les pouvoirs sym-
boliques qui perpétuent dans la sublunaire sociale les inégalités
d’accès à la chose artistique ou culturelle, tous ont été ama-
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doués au moins une fois dans leur vie avec plus ou moins de
force par la sociologie de la légitimité culturelle théorique-
ment raffinée et déclinée dans l’œuvre de Pierre Bourdieu. De
L’Amour aux Règles de l’art, l’ambition de l’auteur vise à pro-
poser un point de vue englobant, où se rejoignent une sociologie
des œuvres et une sociologie des publics rompues, par le biais
d’une analyse scientifique, à dévoiler ce qui rend socialement
l’œuvre d’art nécessaire, prenant en charge du même coup les
fonctions qu’elle remplit et les conditions de maintien des iné-
galités sociales d’accès qu’elle ménage 8. L’expérience du beau
n’est pas une expérience susceptible d’être universellement par-
tagée par l’humanité sous le seul prétexte qu’il s’agit d’une
expérience humaine : en renversant catégoriquement le système
kantien, Pierre Bourdieu instruit le procès d’un rapport à l’art et
d’une valeur de l’art axiomatisés par les cultures les plus auto-
nomisées dans leurs jugements de goût et dans leurs pratiques,
c’est-à-dire les cultures savantes.
Les logiques d’appréciation des acteurs sociaux évoluent là
dans une sorte de pré carré clôturé par la conditionnalité des
jugements et des pratiques qui porte en creux et systématique-
ment l’empreinte des classes dominantes. En conséquence, le
« sens pratique » des individus les conduit à se comporter selon
des schèmes opératoires intégrés – les habitus – dont ils sem-
blent ne pas avoir directement conscience, condition sine qua
non de leur opérationnalité sociale et relative garantie de leur
efficacité symbolique durable. En partant de ce qui vient tantôt
comme un postulat théorique, tantôt comme une conclusion pra-
tique, le sociologue Pierre Bourdieu aboutit à l’élaboration d’un

8. C’est en partant principalement du concept de champ que Pierre Bourdieu explique les régle-
mentations de la nécessité sociale de la culture. On pourra topographier avec profit les apports de
l’approche de Pierre Bourdieu au regard des autres sociologies de l’art en lisant l’article de Jean-
Louis Fabiani, « Sur quelques progrès récents de la sociologie des œuvres » [Fabiani, 1993].

192
panorama d’où émergent les lignes de force qui « magnétisent »
et délimitent les marges de liberté dans lesquelles se joue et se
métamorphose la pratique du social ou, si l’on veut, le social
de la pratique des individus. Comme le remarque Bernard
Lahire, « Pierre Bourdieu a construit en grande partie sa théorie

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de la pratique […] contre l’idée d’une pratique orientée ration-
nellement, intentionnellement, volontairement vers des fins
explicites, contre l’idée d’une réflexivité, d’une conscience
consciente, systématique et calculatrice. Le rapport pratique à la
pratique est ainsi défini comme une compréhension immédiate,
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aveugle à elle-même (une docte ignorance, une conscience non


consciente, sans concept, partielle, floue, non intentionnelle et
engagée dans l’urgence de l’action) » [Lahire, 1998, p. 171].
De fait, c’est en partie dans l’espace plus ou moins large
demeurant entre l’immédiateté de la pratique et le retour réflexif
que l’on est capable de formuler sur celle-ci que le socio-
logue peut échafauder un repérage des ajustements possibles
entre les conduites des acteurs sociaux et les représentations
qu’ils s’en font. Cette sorte d’économie feuilletée des justifi-
cations sociales du social mise au jour scientifiquement ren-
drait sans doute assez justement compte des échanges et des
processus d’incorporation culturelle, des intériorisations de
l’extériorité et, inversement, de l’extériorisation de l’intériorité.
Le pari interprétatif qui se trame dans la légitimité culturelle
exprime – on le pressent – un ordonnancement théorique des
rapports socialisés à la culture, qu’elle soit entendue au sens des
pratiques culturelles comme au sens des phénomènes socié-
taux caractéristiques d’une civilisation donnée. Nous n’en dis-
cuterons ici ni les bien-fondés, ni même les effets de réalité
qu’elle serait susceptible de provoquer. Son ingéniosité reste
incontestable pour comprendre les instances systémiques du
champ de la culture qui – remarquons-le – se confondent géné-
ralement de manière fascinante avec les lieux de la communi-
cation culturelle. Notre propos s’intéresse plutôt aux revers de
la thèse dont l’harmonie positive tend à éclipser l’énigme socio-
logique que certaines données empiriques continuent encore de
receler sur les territoires de l’enquête.
Ainsi en va-t-il de la liaison parfois problématique et rare-
ment interrogée que la sociologie de la légitimité culturelle
établie convoque systématiquement entre les variables de
diplôme et les pratiques culturelles qui trouveraient dans ces
dites variables une partie de leur moteur social. Apparemment,

193
à en croire Pierre Bourdieu, les agents sociaux ne peuvent
« faire » leur culture que dans la mesure où ils sont dotés
d’habitus ajustés au champ de leurs pratiques : leur marge
de « manœuvre » ne dépendrait que de leurs facultés à appré-
hender dans la structure du jeu social les potentialités « objec-

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tives qui s’imposent à eux comme des choses à faire »
[Bourdieu, 1998, p. 254]. Au reste, on comprend que la variable
sociologique du diplôme avait presque naturellement toutes les
chances de s’instituer comme l’un des révélateurs de l’habitus
doté des plus fortes potentialités : certains effets de la pratique
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permettent pourtant, nous le verrons, d’isoler et de sanctionner


quelques paradoxes qu’il produit. Dans le même ordre d’idées,
lorsqu’il porte sur une auto-évaluation des acteurs sociaux sur
eux-mêmes, le vécu des pratiques repéré dans les enquêtes par
questionnaires est souvent sujet à soupçons dans la sociologie
de Pierre Bourdieu, une surévaluation ou une sous-évaluation
étant considérées comme une volonté de redorer le blason de ce
qu’est dans les faits la pratique réelle.

Temps perçu – temps vécu, une improbable équation

L’une des illustrations les plus saillantes de cette suspicion


est sans doute celle portant sur la comparaison entre le temps
« objectif » et le temps « subjectif » d’une visite de musée qui
figure dans L’Amour de l’art. Ce que les auteurs appellent ici
le temps objectif, c’est le temps que les visiteurs ont effecti-
vement passé dans un musée ; ce temps est mesuré grâce à un
chronométrage de l’heure d’entrée et de sortie réalisé à leur
insu par une équipe d’enquêteurs. Le temps subjectif corres-
pond pour sa part au temps que les visiteurs déclarent avoir
passé dans le musée. Le tableau qui suit croise la différence
entre temps déclaré et temps passé avec les classes sociales
populaires, moyennes, hautes.

Du temps déclaré au temps passé

L’Amour de l’art ne comporte aucun commentaire explicite


consacré à ce tableau. Indexé en tant qu’« enquête annexe de
confirmation », il paraît donc raisonnable de le rattacher à la
thèse sociologique générale de l’ouvrage qui – on le suppose –
contextualise la structuration de l’ensemble des données qui lui

194
sont dévolues. Aussi s’agit-il de s’employer à déceler la
manière dont s’incorpore cette pièce de la mesure du temps au
sein du puzzle construit par Pierre Bourdieu et Alain Darbel si
l’on veut identifier le rôle qu’ils attribuent à cet indicateur et
sur la relation que celui-ci entretient avec les populations qu’il

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concerne. Le raisonnement sociologique a toujours – et surtout
dans le cadre d’une analyse secondaire de données – pour fonc-
tion de s’interroger « sur les conditions sociales de constitution
des populations apparemment les plus naturelles, afin de resti-
tuer à l’énonciation un fait qui interfère en toute généralisation,
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même et surtout silencieuse, à savoir qu’on n’observe jamais


qu’avec une lorgnette, fût-elle la plus sophistiquée et la mieux
réglée, que ce qui passe dans son champ » [Passeron, 1989a,
p. 125].

Sans supérieur supérieur supérieur de plus supérieur


inférieur égal total
réponse de 5’ de 10’ de 15’ de 15’ Ensemble
classes
populaires — — — 40 20 40 — 100 100
classes
moyennes 9 3 17 3 14 17 37 71 100
hautes classes 4 20,5 7,5 6 11 19 32 68 100

Ainsi, comme n’importe quel tableau croisé d’analyse statis-


tique, le tableau de Pierre Bourdieu et Alain Darbel résume
sous des modalités qualitatives ordonnées hiérarchiquement – la
classe, la différence entre temps passé et temps déclaré – les
résultats d’une question réglée sur une problématique
d’ensemble. En conséquence, il importe de déduire tant de la
découpe des modalités ordinales – le temps – que de celle des
modalités nominales – la classe sociale – quel est l’état de la
relation que les auteurs ont désiré éprouver entre les éléments
d’une population et les chances qu’ont ces éléments d’adopter
un comportement donné. En l’occurrence, la mesure de la dif-
férence entre le temps de visite passé et le temps de visite perçu
tient lieu de vérification et prétend illustrer une différence
sociologiquement plus large, celle de l’impression subjective
laissée par le musée, que l’on suppose elle-même liée à l’appar-
tenance sociale d’origine des individus interrogés.
Compte tenu de sa neutralité certaine, on pouvait à bon droit
penser que Pierre Bourdieu et Alain Darbel tenaient avec

195
l’indicateur temps un splendide révélateur pour prendre à partie
et recontextualiser l’idée selon laquelle « le rendement social
de la culture artistique dépend au moins autant de l’aptitude
d’exprimer les expériences artistiques que de la qualité intrin-
sèque et invérifiables de ces expériences » [ibid., p. 103]. Mal-

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heureusement et si l’on s’en réfère au titre général de l’enquête
Mesure expérimentale des temps de visite et des connaissances
picturales, c’est une idée plus large – les effets de la légiti-
mité culturelle – qui va ici remorquer derrière elle la lecture
du tableau et non, comme on aurait pu l’espérer, le tableau mai-
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griot 9 qui érafle la thèse centrale. Attachés à démonter cette


prétention du sens commun d’après laquelle « comme tout
amour, l’amour de l’art répugne à connaître ses origines et, aux
conditions et aux conditionnements communs, il préfère, à tout
prendre, les hasards singuliers qui se laissent toujours inter-
préter comme prédestination » [Bourdieu, Darbel, 1969,
p. 161], Pierre Bourdieu et Alain Darbel alloueront d’emblée au
temps une présomption de culpabilité.
Car que signifie exactement cette différence entre temps
passé et temps déclaré ? Que vaut une échelle de comparaison
qui mélange allègrement une objectivité et une subjectivité où,
par la force des choses, c’est la lecture de la subjectivité qui
éclate et triomphe ? Qu’est-ce exactement que le temps d’une
visite au musée ? Est-ce, comme le considèrent les auteurs, un
temps qui délimite une activité avec les bornes que sont les
temps d’entrée et temps de sortie, ou bien est-ce l’addition de
la série des durées cumulées devant chaque œuvre ? Difficile de
conclure.

Temps subjectif et légitimation comportementale


Les caractères du tableau imprimés en gras, et donc soulignés
par les auteurs, censés orienter notre déchiffrage du propos indi-
quent que 100 % des classes populaires déclarent passer plus
de temps que ce que dure effectivement leur visite. 17 % des
classes moyennes évaluent justement leur temps passé au musée
et 20,5 % des hautes classes pensent qu’ils y sont restés moins
longtemps. À première vue, Pierre Bourdieu et Alain Darbel
font abonder leur chiffre vers une interprétation toute proche du

9. Nous n’apprendrons rien ici du temps de visite effectif des uns et des autres. Nous ne saurons
pas quel groupe social passe modalement plus de temps dans un musée.

196
psychologisme de Fraisse. Grossièrement si l’on tend à déclarer
plus de temps que ce qu’on a réellement passé, c’est parce que
l’activité à laquelle on était occupé ne nous passionnait guère et
que, par conséquent, le temps nous a semblé plus long ; on s’est
ennuyé durant la visite, donc ennuyé devant les œuvres, et si on

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s’y est ennuyé, c’est parce que nous ne détenions pas toutes
les clefs requises à leur décodage. Inversement si l’on possède
les clefs, on ne s’ennuie pas, et le temps de loisir si difficile
à habiter à ceux qui n’en ont pas l’habitude nous apparaît plus
bref ; le temps permettrait ainsi d’objectiver à notre insu un
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habitus de classe, une manière d’être trahie non pas par une
mauvaise auto-évaluation du temps mais par ce qu’elle révèle
plus directement : l’ennui qui foule au pied l’amour de l’art.
L’ennui qui prend sur le fait la lutte symbolique que se livrent
les classes sociales sur le terrain de la culture et où se consoli-
dent leur reproduction.
Le travail du sociologue, selon Pierre Bourdieu, doit
s’entendre comme une analyse des positions relatives occupées
par les individus dans l’espace social et des relations objec-
tives entre ces positions : cette démarche qu’il qualifie lui-
même de « constructivisme structuraliste » espère, de cette
manière, dévoiler d’une part les structures objectives de la
société qu’il imagine indépendantes de la conscience et de la
volonté des agents, et, d’autre part, la genèse sociale des
schèmes de perception, de pensée et d’action par lesquels les
individus, tour à tour, intérioriseraient (l’habitus) et extériori-
seraient ces structures sociales (les champs du social).
Appliqué à l’amour de l’art, ce raisonnement nous confronte à
une sorte de transposition et de généralisation d’un propos plus
ancien : celui de La Théorie de la classe de loisir de Thors-
tein Veblen (1857-1929). Dans cet ouvrage [1970], l’auteur
s’applique à jeter les bases d’une psychologie économique réa-
liste depuis une étude renouvelée du comportement humain.
Tout en rejetant vigoureusement les thèses de Marx, Veblen en
utilise les notions, et notamment la distinction entre infrastruc-
ture économique et superstructure culturelle. De leur articula-
tion, il propose une lecture évolutionniste de cette relation où
les anciennes valeurs attachées au travail – dignité, productivité,
dévouement au groupe social – s’inversent dans un nouvel état
social où s’exhibe une déconsidération du travail qui entraîne
avec elle l’exaltation de la puissance, la vanité de la richesse
et la consommation ostentatoire.

197
À maintes reprises, Thorstein Veblen soulignera la centralité
du gaspillage de l’effort ostensiblement affiché et justiciable
de son appartenance à la classe qu’il qualifie de « loisirs ». Ne
serait-ce pas une survivance de cette ostentation que Pierre
Bourdieu nous donne à voir dans l’expression du rapport

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« naturel » à l’art que compose les classes qu’il désigne comme
dominantes ? Et c’est en ce sens que chez Thorstein Veblen
comme chez Pierre Bourdieu, l’usage du temps participe plei-
nement à la preuve de cette légitimation du bon goût qui n’est
autre qu’une légitimation de classe. Car gaspiller son temps, ou
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déclarer qu’une visite au musée semble plus courte qu’elle ne


l’est réellement, renvoie à une signification qui est du même
ordre : elle exprime le désintéressement qui gouverne une pra-
tique, et collabore à une stratégie plus générale de distinction
exercée à travers cette violence douce qu’est la violence sym-
bolique imposée par les groupes détenteurs du capital culturel
le plus lourd et qui, non contents de fréquenter les œuvres légi-
times du patrimoine, redoublent leur exhibition en circonscri-
vant une manière légitime de les fréquenter, exempte de tout
ennui.

La co-variation problématique du temps


et de la légitimité culturelle
Néanmoins, on le sait, les sciences humaines qui « se résol-
vent au parti héroïque de l’expérimentation franche », ne sont
pas toujours en mesure de récolter « comme dans les sciences
physiques, la récompense “nomologique” des sacrifices qu’elles
consentent sur la richesse du cours du monde » [Passeron,
1989a, p. 132]. Et « le rapport d’une variation sociale à la
variable qui permet d’attester rigoureusement ses co-variations
mesurables n’est jamais un rapport de pure synonymie » [ibid.,
p. 117]. De fait, si l’on prolonge la logique de l’interprétation
du temps de Pierre Bourdieu et Alain Darbel en laissant jouer
au temps son rôle de trieur social, on achoppe sur quelques
décalages dans sa co-incidence avec la théorie de la légitimité
culturelle. Emballés par une confirmation généralisée des effets
de la légitimation scolaire et culturelle susceptible de s’exercer
avec de forts contrastes sur les lieux de culture, les auteurs en
arrivent parfois à reconduire bon nombre de leurs interpréta-
tions de variables vers la frontière indigène où cohabitent sans
heurts la bonne volonté culturelle des classes moyennes et

198
populaires et leur quête d’un niveau culturel normé par la
culture savante, soutenu et flatté par une fréquentation des
œuvres d’art. Cela dit, la lecture du tableau du temps de visite
proposée n’est pas la seule vraisemblable et les variations tem-
porelles enregistrées appellent au moins trois remarques :

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1. Les données retenues dans ce tableau font l’objet – on l’a
vu – d’un choix partial qui aspire à résumer une attitude depuis
la création d’une variable artificielle et soupçonneuse qui amal-
game une mesure objective et une mesure subjective. Ne pou-
vions-nous nous contenter de croiser classes sociales et temps
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passé au musée afin d’obtenir un indicateur propre à neutra-


liser en partie les effets de commentaires qu’entraîne l’auto-éva-
luation ainsi que le montreront certaines enquêtes
ultérieures 10 ? Que charrie exactement avec elle la variable
« classe sociale » ? Pourquoi les visiteurs sont-ils si peu à
déclarer le véritable temps qu’ils passent au musée ? En quoi les
marges retenues pour différencier les temps déclarés sont-elles
significatives ?
2. D’un point de vue strictement méthodologique, et puisque
les visiteurs de musées sont amenés en définitive à émettre via
le temps déclaré une sorte de jugement sur leur propre pra-
tique, il peut être intéressant de confronter les sous-entendus
interprétatifs distillés dans l’orientation donnée aux résultats
avec les trois principes de questionnement inhérents aux son-
dages et dénoncés par Pierre Bourdieu dans le célèbre texte de
sa conférence de Noroît : « L’opinion publique n’existe pas »
[1984, p. 222-235]. L’auteur y présente une critique mordante
des postulats implicites sur lesquels fonctionnent les enquêtes
d’opinion. Indirectement, il y définit un anti-programme métho-
dologique duquel on peut, en négatif, déduire un programme
adaptable au problème du temps déclaré dans L’Amour de l’art.
Ce programme idéal – compte tenu des dimensions mul-
tiples impliquées dans la question du temps – n’est pas simple
à concrétiser et le chemin qu’empruntent Pierre Bourdieu et
Alain Darbel pour aller de l’indicateur au concept est plus
proche des zones sombres du tableau ci-dessus que des objectifs
définis dans la colonne de droite. Et, pour que se réalisent par-
faitement les énoncés embrassés par la légitimité culturelle, il
est nécessaire que le temps puisse s’adosser sur le second

10. Voir par exemple le compte rendu d’une enquête au musée Granet d’Aix-en-Provence dirigée
par Jean-Claude Passeron et Emmanuel Pedler [1991].

199
anti-programme anti-programme adapté programme adapté au
sous-tendu par les au temps déclaré par temps déclaré par les
sondages d’opinion les visiteurs de musée visiteurs de musée
tout le monde peut
l’auto-évaluation sur le
tout le monde peut avoir s’auto-évaluer sur le
temps n’est pas à la
une opinion temps qu’il passe dans
portée de tous

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un musée
les temps déclarés ne
toutes les opinions toutes les déclarations
signifient pas tous la
se valent sur le temps se valent
même chose
la question sur le temps la question sur le temps
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il y a un consensus sur de visite prend en passé peut ne pas


la question posée compte la même chose s’entendre comme telle
pour tous pour tout le monde

principe « les temps déclarés ne signifient pas tous la même


chose ». Or, ce dernier peut, dès l’origine du processus
d’enquête, prendre une signification différente, c’est-à-dire
l’instant même où le visiteur interrogé répond car sa bonne foi
est susceptible d’entrer en jeu. Deux possibilités : soit il est de
bonne foi. Son auto-évaluation traduit honnêtement le sentiment
du temps passé au musée et le décalage entre le temps passé et
temps déclaré est probant pour confirmer la thèse de l’ennui
ou du non-ennui sincères. Soit l’enquêté est de mauvaise foi.
Il attache une importance au déclaratif en tentant de maîtriser
devant l’enquêteur le temps de sa pratique muséale et se suré-
value pour la réifier en pratique de distinction puisque de toute
façon il ne sait pas qu’il a été chronométré à son insu… Là
encore, il est difficile de trancher, d’autant que l’interprétation
qui fermente dans l’idée de la légitimité culturelle spécule
simultanément sur les deux registres. De plus, trier sur ce décla-
ratif le bon grain de l’ivraie n’est pas simple car il ne faut pas
négliger le fait que notre échantillon peut être composé d’indi-
vidus ayant des inclinations pour l’une ou l’autre tendance. Les
indicateurs statistiques sont ainsi faits. Si la théorie qu’ils sont
censé éclairer est trop généralisante, ils pourront toujours être
retournés à son profit. La théorie de la légitimité culturelle
est de cet ordre. Elle est boulimique et se nourrit de tout, se
transpose à n’importe quel objet et l’intelligibilité qu’elle
livre à notre compréhension donne parfois l’impression, si
l’on n’y prend garde, de se suffire à elle-même : en dramati-
sant le complot culturel où les classes sociales réclament sym-
boliquement leur reconnaissance symbolique, elle travaille

200
sempiternellement sur un ressort ambigu qui administre cette
sensation intrigante que jamais ne pourra se résorber l’impasse
qui sépare énigmatiquement l’homme des cultures savantes et
l’homme des cultures populaires.
3. Si l’on se reporte au tableau initial, sans miser, cette fois,

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sur la légitimité, que l’on se contente d’un dénombrement, le
constat s’écarte quelque peu de celui de Pierre Bourdieu et
Alain Darbel ; il montre que, tendanciellement, la plupart des
visiteurs surévaluent leur temps de visite et entre autres 71 %
des classes moyennes et 68 % des classes supérieures. De sur-
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croît, il n’y a que dans ces classes sociales que l’on rencontre
des écarts supérieurs d’au moins quinze minutes ! Faut-il en
conclure que ce sont ces fractions de population qui s’ennuient
le plus au musée ou qui font preuve d’une plus grande mauvaise
foi en opérant cette majoration tactique enregistrée à leur insu
à la douane sociologique ? Ou bien faut-il prendre comme telle
cette lecture plurielle des temps en admettant que les découpes
ne sont pas aussi nettes qu’on les imaginait, qu’elles ne vont
pas sans ces contradictions qui demeureront invisibles tant que
n’est pas remise en question la variable omni-explicative du
niveau de diplôme derrière laquelle toutes les autres – variable
de classe en tête – semblent emboîter le pas. Si d’aventure on
redistribue les effectifs de base du tableau de Pierre Bourdieu et
Alain Darbel pour ne s’intéresser qu’à la répartition statistique
comparée de ceux qui se surévaluent, on est en mesure de for-
muler des énoncés modifiés.
supérieur supérieur supérieur de plus
total
de 5’ de 10’ de 15’ de 15’
classes
populaires 40 20 40 — 100
classes
moyennes 3 19 26 52 100
hautes
classes 8 16 29 47 100
Ce sont les classes populaires qui s’auto-évaluent le mieux. Elles n’excèdent jamais
les 15 minutes de différence. Il ne se dégage aucune régularité dans leur manière de le
faire. Les classes moyennes sont celles qui se surévaluent le plus. Cette surévaluation
est aussi régulière dans sa progression que celle que l’on enregistre pour les classes
supérieures où près de 50 % des individus majorent leur temps de visite de plus de
15 minutes.

201
Que déduire de ces remarques si on les rapproche de celles
des auteurs de L’Amour de l’art ? Avant toute chose, que si
l’indicateur temps contextualise très sensiblement des compor-
tements, il ouvre sur une polysémie interprétative d’où filtre
une complexité du social qui devrait logiquement nous obliger

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à nous rapprocher des pratiques effectives et de ce qui constitue
l’objet de ces pratiques. Établir par exemple que les classes
supérieures concourent à la fois vers une surévaluation et une
sous-évaluation de leur temps de visite fournit en soi un énoncé
sémiologique et sociologique où culture et usage du temps des
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publics méritent un approfondissement particulier. Car, quoi


qu’il en soit, il ne faut pas négliger ce fait tautologique que
semblent ignorer les auteurs de L’Amour de l’art : les publics
du musée sont d’abord et avant tout des publics ! C’est-à-dire
qu’ils sont toujours réunis par un intérêt commun qu’on ne peut
leur dénier, même si cet intérêt est diversement vécu : les filtres
sociaux économiques et culturels qui ont conduit ces publics
– toutes classes confondues – à la porte du musée sont extrê-
mement nombreux et ne doivent pas être trop écrasés. Et,
comme l’écrit Jean-Claude Passeron : « La sociologie de la
culture a commencé […] à faire un sort à ce qui se donne à
voir comme “important”, comme “significatif” dans le champ
de l’histoire des formes, des mécanismes de leur démarcation
ou dans leurs manifestations de leur pouvoir social. C’est là-
dessus qu’elle a réglé sa doctrine des structures et des fonc-
tions symboliques. Les choix conceptuels qui commandent la
description des conduites symboliques ainsi que les choix
méthodologiques qui déterminent la technique d’observation
(sélection des terrains de pratiques, catégorisation des diffé-
rences, repérage des cooccurrences) portent toujours la marque
des “objets”, c’est-à-dire des “traits pertinents”, auxquels s’est
insidieusement accoutumée une sociologie de la culture centrée
– par dilection ou animadversion peu importe – sur les pra-
tiques les plus valorisées des groupes dominants ou des groupes
intermédiaires qui réfèrent exclusivement leurs symbolismes à
la reconnaissance sinon à la connaissance de la légitimité cultu-
relle » [Passeron, 1989b, p. 22]. En ébranlant quelque peu les
catégorisations rituelles de la sociologie des œuvres, les tempo-
ralités multiples – du spectateur à l’œuvre qu’il contemple –
parce qu’elles traversent les modes de constitution des pra-
tiques, ouvrent aussi – dès l’instant où le temps y est symboli-
quement appréhendé – une des voies possibles pour repenser

202
avec prudence les conclusions courantes des études de consom-
mation culturelle.

Bibliographie

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Une critique sans raison ?
L’approche bourdieusienne des médias
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et ses limites
par Cyril Lemieux*

Les textes que Pierre Bourdieu a spécifiquement consacrés


aux médias ne correspondent sans doute pas à la partie la plus
scientifique de son œuvre. D’aucuns en tirent argument pour
les déconsidérer. Or, ces textes sont doublement intéressants.
D’une part, bien que ne reposant ni sur des enquêtes empiriques
de première main, ni sur une méthodologie rigoureuse, ils disent
malgré tout un certain nombre de choses sur le fonctionne-
ment des médias et ouvrent des pistes. D’autre part, ils appren-
nent beaucoup sur les limites de la posture critique qu’autorise
la sociologie bourdieusienne et sur les difficultés que rencontre
cette posture lorsqu’elle se retourne vers le monde social avec
l’espoir de le transformer. Sous ces deux aspects, les textes dont
nous parlons sont donc d’un vif intérêt : ils méritent d’être lus.

Francfort-Paris, aller-retour

On peut distinguer dans les écrits de Pierre Bourdieu sur


l’activité journalistique et les médias trois périodes différentes.
Durant la première, les années soixante, ces questions n’appa-
raissent quasiment pas. Dans la seconde période, les années
soixante-dix et quatre-vingt, l’intérêt pour les médias et les
journalistes se développe essentiellement à l’arrière-plan

* Chercheur au laboratoire de sociologie de l’INSEP (Institut national du sport et de l’éducation


physique), membre du GSPM (Groupe de sociologie politique et morale) de l’EHESS, enseignant à
l’IEP de Paris.

205
d’études sur le champ intellectuel d’une part, sur la reproduc-
tion des hiérarchies culturelles d’autre part. Ce n’est qu’au
début des années quatre-vingt-dix que les médias et les journa-
listes sont devenus pour Pierre Bourdieu un véritable sujet de
préoccupation intellectuelle et pratique.

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Acte I : feu sur le quartier général des « massmédiologues »
Durant les années soixante, peu de choses dans le travail de
Pierre Bourdieu concerne directement les médias. Une excep-
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tion cependant : cet article publié dans Les Temps Modernes


en décembre 1963, et aujourd’hui un peu oublié, où Pierre
Bourdieu et Jean-Claude Passeron partent en guerre contre ceux
qu’ils surnomment les « massmédiologues » (Edgar Morin, Gil-
bert Cohen-Séat et Pierre Fougeyrollas, un peu aussi Roland
Barthes). Objectif déclaré : « bannir de l’univers scientifique où
certains tentent de l’introduire une vulgate pathétique » qui, en
ce début de décennie, s’est constituée en France au sujet des
médias et dont le propre est de balancer « entre l’indémon-
trable et le même-pas-faux » [Bourdieu, Passeron, 1963,
p. 998]. Opération de police scientifique, donc. Les auteurs « à
bannir » sont accusés d’appuyer leurs raisonnements sur des
concepts aussi vagues et homogénéisants que « mass media »,
« massification » ou « culture de masse », qu’ils se gardent bien
de confronter à un examen des conditions réelles dans les-
quelles les messages sont reçus en tel ou tel point de la struc-
ture sociale. Cette hauteur de vue leur permet de se doter de
la « machine à fabriquer les masses » dont ils ont besoin pour
« rendre plausible la vision apocalyptique » qu’ils entendent
colporter, celle d’un inexorable « déferlement des masses » lié à
l’« invasion des mass media » et au triomphe de l’« Anthropos
massifié » [ibid., p. 1004 et 999]. En défenseurs de la méthode
empirique, la seule qui puisse être dite réellement sociologique,
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron entendent rappeler que
« les mass media peuvent véhiculer les messages les plus divers
et rencontrer les audiences les plus inégalement réceptives »
[ibid., p. 1002]. Parce qu’« il y a mille manières de lire, de
voir et d’écouter » et parce que les individus, même les plus
démunis culturellement, ne sont jamais « sans défenses » face
aux « messages massmédiatiques » qui les assaillent [ibid.,
p. 1009], l’image d’une « masse » vulnérable et conditionnée
– que les massmédiologues français empruntent à certains

206
auteurs de l’école de Francfort – apparaît ni plus ni moins
comme un fantasme élitiste qui ne dit pas son nom [ibid.,
p. 1017]. Cette « sociologie fantastique » [ibid., p. 1019], qui
trouve sa puissance de conviction dans le prophétisme et la
« magie », ne fait en somme que « transposer en formules

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savantes les idées reçues du bavardage quotidien », prenant
notamment au pied de la lettre l’adage chargé d’expliquer tous
les malheurs : « c’est la faute à la télévision » [ibid., p. 1013].
En quoi ce vieux texte où Pierre Bourdieu et Jean-Claude Pas-
seron revendiquaient avec fermeté la supériorité scientifique de
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la sociologie empirique face aux dérives de la « massmédio-


logie abstraite » – jouant Lazarsfeld et Katz contre Marcuse et
Adorno – conserve-t-il aujourd’hui toute son actualité ? Il nous
semble qu’il peut permettre de mesurer pleinement en quoi cer-
taines des prudences épistémologiques qu’il conseillait ont été
« relativisées », chemin faisant, non pas sans doute par Jean-
Claude Passeron, mais par Pierre Bourdieu.

Acte II : fausse science et illusion démocratique


Début des années soixante-dix. S’efforçant, dans le prolon-
gement du Métier de sociologue, de marquer et de faire remar-
quer la frontière qui sépare démarche authentiquement
scientifique et sens commun savant, Pierre Bourdieu en vient
à s’intéresser une première fois, empiriquement, à certaines
dimensions du fonctionnement des médias. Il trouve en effet
dans les sondages que publient les journaux un terrain privilégié
pour décrire ce que peut être l’usage non scientifique d’une
technique qui, sous certaines conditions, est utilisable par le
sociologue mais qui, en l’occurrence, se trouve régulièrement
détournée au service d’une « fonction » politique bien particu-
lière : produire l’illusion qu’il existe une opinion publique
comme sommation purement additive d’opinions individuelles.
C’est l’occasion de dévoiler les « parades d’objectivité » dont
usent les « doxosophes », sondeurs et journalistes, pour imposer
par des coups de force symboliques leurs discours pseudo-
scientifiques [Bourdieu, 1972, 1973]. Quinze ans plus tard, ces
réflexions séminales nourriront les travaux de Patrick Cham-
pagne, lorsque celui-ci s’efforcera de démontrer par quels
mécanismes le « jeu politique » tend à être monopolisé par un
cercle de spécialistes qui, grâce notamment à la sophistication
de « technologies sociales » comme les sondages, prétendent

207
« faire parler le peuple », mais « le font en réalité à la manière
du ventriloque qui prête sa voix à ses marionnettes » [Cham-
pagne, 1988, 1990]. De la continuité de ces analyses [voir aussi
Bourdieu, 1985], plusieurs points se dégagent : les médias appa-
raissent d’emblée comme le lieu d’une dénaturation des outils

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et de la pensée scientifiques (le doxosophe se révélant, parfois
dans sa trajectoire même, un rejeton illégitime du socio-
logue) ; ils sont ensuite le lieu d’une illusion démocratique (la
ventriloquie manipulatrice permise par les sondages) ; ils sont
enfin le lieu d’une fermeture sociale (la caste des doxosophes,
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le « cercle politique » de plus en plus clos sur lui-même). Ce


sont là, déjà, les grandes lignes du modèle autour duquel
l’essentiel de l’analyse bourdieusienne des médias va par la
suite s’échafauder.
Vers la fin des années soixante-dix, Pierre Bourdieu, dans ses
travaux sur le champ intellectuel, est amené à tirer une seconde
fois les fils de cette analyse. Ce ne sont plus les sondeurs et les
journalistes politiques qui sont visés, mais un cercle tout aussi
restreint d’agents sociaux : celui des intellectuels parisiens peu
dotés en capital scientifique et cependant capables, grâce à leur
accès aux médias et à leur capital social, de se bâtir une répu-
tation intellectuelle : « universitaires de haut rang qui autori-
sent et consacrent, journalistes qui s’autorisent et célèbrent »
et qui « jour après jour, ou semaine après semaine » imposent
en tout arbitraire les verdicts de leur « petit club d’admiration
mutuelle » [Bourdieu, 1980, p. 67]. Un premier dévoilement
de ces circuits extérieurs de la légitimation intellectuelle est
tenté par Louis Pinto dans son analyse du « groupe ouvert » qui
gravite autour du Nouvel Observateur [Pinto, 1981, 1984]. La
perspective sera poursuivie, et d’une certaine façon achevée,
par Pierre Bourdieu au détour de certaines pages d’Homo Aca-
demicus où seront mises à nu les stratégies de multiposition-
nement et de double jeu de « ceux qui campent à la frontière
entre la connaissance savante et la connaissance commune,
essayistes, journalistes, universitaires-journalistes et journa-
listes-universitaires » [Bourdieu, 1984a, p. 13-14]. L’auteur
s’attarde en particulier sur une petite machine à amalgamer
sciences sociales et journalisme : un « hit-parade des intellec-
tuels français » établi par le magazine Lire qui, sous ses allures
de faux sondage scientifique et de référendum démocratique
tronqué, rend surtout manifeste l’intérêt des « juges » (en
grande proportion des journalistes et des journalistes-écrivains)

208
à consacrer une définition hétéronome et médiatique de l’acti-
vité intellectuelle [voir aussi Bourdieu, 1984b]. Apparition ici
d’un thème appelé à devenir central dans les analyses ulté-
rieures : celui de l’atteinte que les médias, avec l’aide de
complices introduits dans la place, font subir à l’autonomie du

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champ universitaire et scientifique [également Bourdieu, 1989,
p. 548-559].
Dans ces mêmes années soixante-dix et quatre-vingt, un troi-
sième ensemble de travaux mène Pierre Bourdieu à évoquer les
médias : ce sont ceux qu’il consacre à la reproduction des hié-
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rarchies culturelles. Dans ces études, le rapport à la presse, à la


télévision ou à la radio est appréhendé, à l’instar de nombreuses
autres composantes des styles de vie, comme une dimension
expressive de l’habitus de classe. C’est le cas en particulier
de « la relation que les différentes classes entretiennent avec
leurs journaux » qui rend manifeste, selon Pierre Bourdieu, leur
rapport objectif et subjectif à « la politique » : « l’opposition
demi-savante » entre news et views renverrait en fait à une dif-
férence structurale, socialement instituée, entre d’un côté ceux
qui « subissent » la politique et, de l’autre, ceux qui la « font »
en actes, en paroles ou en pensée [Bourdieu, 1979, p. 518-521].
Dès le début des années soixante-dix, une perspective de ce
type avait inspiré à P. Champagne une réflexion sur les condi-
tions sociales de réception des messages télévisuels [Cham-
pagne, 1971] 1. Ces différents travaux esquissent un dernier
thème appelé à prendre de l’ampleur dans les analyses ulté-
rieures : celui des effets d’apathie politique imputables aux
visions aseptisées du monde et à la culture « omnibus » que
véhiculent auprès du public populaire les médias les plus
soumis aux impératifs commerciaux.
Comme on le voit, en ces années soixante-dix et quatre-
vingt, Pierre Bourdieu et son équipe n’abordent la question des
médias et des journalistes que de façon relativement secondaire
et oblique. Les intérêts pratiques et théoriques de ces auteurs
restent davantage centrés, à cette époque, sur la mise au jour des
mécanismes de production de la valeur des biens culturels que

1. Ce texte de P. Champagne s’inscrivait dans la lignée du programme de sociologie empirique


et anti « massmédiologique » esquissé en 1963 par Pierre Bourdieu et J.-C. Passeron. On pourrait
citer également certains textes émanant d’autres membres de l’équipe de Pierre Bourdieu [par
exemple, Maldidier, 1973] qui, vers la même époque, mettaient eux aussi en rapport logiques de
production des médias et conditions sociales de leur réception – y compris en tant que ces conditions
sont anticipées et calculées par les producteurs [Boltanski, 1965].

209
sur les médias proprement dits, lesquels n’apparaissent à bien
des égards que comme des instruments de reproduction de la
domination sociale – jamais, il faut le noter, comme des moyens
d’émancipation. Que peuvent nous apprendre du fonctionne-
ment des médias les travaux « bourdieusiens » de cette

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période ? Leur principal intérêt, nous semble-t-il, est la rup-
ture qu’ils introduisent avec les versions les plus naïves du libé-
ralisme politique selon lesquelles les moyens modernes de
communication doivent nécessairement conduire à plus de
démocratie et à un accès plus facile, pour les citoyens, à la
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connaissance scientifique du monde social. Ces travaux poin-


tent au contraire le fait que cette démocratisation n’est pas jouée
d’avance, en raison de la persistance de mécanismes de domi-
nation qui entretiennent tout à la fois la reproduction d’écarts
sociaux dans l’accès aux informations et la distorsion de la
communication scientifique en direction du public.

Acte III : la révolution partielle du « champ journalistique »


« L’emprise du journalisme » et Sur la télévision, parus res-
pectivement en 1994 et 1996, sont les premiers textes que Pierre
Bourdieu a consacrés spécifiquement aux médias en général et à
l’activité journalistique en particulier 2. Un de leurs intérêts
majeurs est que, fidèle à sa démarche, l’auteur s’efforce de
moins y parler d’individus concrets (« les journalistes ») que
d’individus épistémiques (le « champ journalistique »). C’est
l’occasion d’évaluer ce que peut avoir d’heuristique le fait de
considérer la presse comme l’un de ces univers relativement
autonomes (la mode, la science, la littérature, la politique, etc.)
à l’intérieur desquels attitudes et stratégies des individus sont
rapportables aux relations objectives liant les différentes posi-
tions qu’ils occupent. Ce que cette redescription fait d’abord
apparaître, c’est que le champ journalistique ne déroge pas aux
« lois générales » des champs. Il se définit lui aussi autour
d’enjeux et d’intérêts spécifiques, difficiles à percevoir et à par-
tager pour les profanes (par exemple, l’enjeu de « mettre un
ratage » aux concurrents, d’accéder à la une, de sortir un scoop,
etc.). Sa structure, comme celle de tout champ, se présente
comme un état, à un moment donné, du rapport de force entre

2. Le second de ces textes est la retranscription de deux cours au Collège de France diffusés sur
la chaîne Paris Première en mai 1996.

210
les institutions ou les agents engagés dans la lutte pour la mono-
polisation des enjeux spécifiques. D’où l’intérêt d’examiner la
position qu’occupe au sein de son organe de presse chaque jour-
naliste que l’on considère, ainsi que la position qu’occupe son
organe de presse par rapport aux autres [Bourdieu, 1996, p. 55].

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De même, il existe dans le champ journalistique, comme dans
tout champ, une solidarité foncière entre les concurrents qui ont
tous en commun, au-delà de ce qui les oppose, un même intérêt
à la sauvegarde du monopole qu’ensemble ils détiennent et qui
leur confère une autorité sociale spécifique – en l’occurrence, le
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monopole « sur les instruments de production et de diffusion


à grande échelle de l’information » [ibid., p. 52]. Enfin, comme
tout champ, le champ journalistique se présente comme le lieu
d’une opposition entre deux principes de légitimation antago-
nistes : la consécration par les pairs, « accordée à ceux qui
reconnaissent le plus complètement les “valeurs” ou les prin-
cipes internes », et la reconnaissance par le plus grand nombre,
matérialisée ici par « les verdicts du marché » [Bourdieu,
1994a, p. 4] 3.
Sous ce dernier aspect, il existe cependant selon Pierre Bour-
dieu une spécificité remarquable du champ journalistique, une
spécificité qui, en définitive, fait toute la différence : sa très
faible autonomie. Fort mal doté historiquement en moyens de
sanction interne, le champ journalistique serait celui qui, de tous
les champs de production culturelle observables, oppose le
moins de résistance aux forces externes et au « pôle commer-
cial ». Si, depuis une vingtaine d’années, cette vulnérabilité aux
verdicts du marché n’a fait que s’accentuer, c’est, nous explique
l’auteur, qu’une nouvelle institution particulièrement soumise
aux logiques marchandes, la télévision, s’est imposée symboli-
quement et économiquement sur les médias plus anciens, et tout
particulièrement sur la presse écrite. Cette révolution partielle
ne remet certes pas en question l’axiomatique fondamentale du
jeu journalistique (le « commercial » n’est pas en effet quelque
chose de radicalement nouveau dans le journalisme), mais elle
mène à un déplacement significatif des forces, dans la mesure
où les producteurs les plus attachés à défendre les valeurs auto-
nomes et les principes du « métier » perdent toujours plus de
pouvoir effectif face à la « mentalité audimat » et aux exigences

3. Cette opposition reprend le clivage « presse de réflexion »/« presse à sensation » mis en relief
dans La Distinction.

211
du spectacle. Comme toute révolution partielle, celle-ci entraîne
en outre, du côté du système de formation, des effets d’hyste-
resis : le désajustement grandissant entre d’une part, « ce qui est
demandé par la profession », à savoir « les nécessités terribles »
d’une activité de plus en plus liée au souci d’audience et de

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rentabilité, et d’autre part, « les aspirations que les gens acquiè-
rent dans les écoles de journalisme et dans les facs » fondées
sur la défense de la morale professionnelle, est à l’origine du
malaise grandissant que vivent certains nouveaux entrants et,
de façon générale, les journalistes les plus précaires [Bourdieu,
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1996, p. 41 ; voir aussi Accardo, 1998].

La scène finale : une civilisation en péril ?


(ou le retour à Francfort)
Dans la démonstration entreprise par Pierre Bourdieu, le
point fondamental cependant est que la révolution partielle
qu’entraîne l’avènement de la télévision dans le champ journa-
listique n’a pas seulement des effets sur les pratiques et les hié-
rarchies dans ce champ : elle a également des effets politiques
et sociaux très profonds sur l’ensemble des autres champs de
production culturelle et, plus généralement, sur la vie politique
et culturelle, nationale et internationale. Le premier de ces effets
serait l’imposition, dans l’accès à l’espace public, d’une « cen-
sure structurale », censure « invisible » s’exerçant à l’insu des
journalistes eux-mêmes dans la mise en forme et l’interprétation
qu’ils donnent aux informations, et qui aurait pour principaux
résultats la dépolitisation du discours et son uniformisation. La
dépolitisation, surtout observable à la télévision nous dit Pierre
Bourdieu [1998, p. 89], s’expliquerait par le renforcement des
logiques commerciales qui mène à privilégier « le fait divers
qui fait diversion », les nouvelles sportives et le moralisme lar-
moyant des soirées téléthon [1996, p. 52 et 58-59]. Concernant
l’uniformisation du discours qu’il diagnostique, Pierre Bourdieu
oscille entre deux types d’explications, d’ailleurs compatibles.
La « circulation circulaire de l’information » peut être ren-
voyée d’abord à la fermeture sociale du « petit » monde des
élites journalistiques – et l’on retrouve ici, presque inchangées,
les analyses des décades précédentes sur la caste des intellec-
tuels médiatiques et des « doxosophes » adeptes du « fast-food
culturel », s’opposant à travers des « débats vraiment faux ou
faussement vrais », à grand renfort de renvois d’ascenseur et de

212
gestes de connivence [Bourdieu, 1996, p. 32 et sq.] 4. Mais une
seconde explication, plus novatrice, est avancée, concernant
cette fois l’ensemble de la profession : l’effet de clôture et
d’uniformisation vient aussi, et peut-être d’abord, de l’exacer-
bation de la concurrence interne au champ, à travers notam-

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ment l’exigence pratique du monitoring des concurrents
auxquels les journalistes se soumettent jusqu’à, assure Pierre
Bourdieu, « l’enfermement mental » le plus complet [ibid.,
p. 25]. Dans un cas comme dans l’autre, les effets politiques
de la censure structurale, réputés d’autant plus redoutables que
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cette censure est dite invisible, sont considérables : d’une part,


sous couvert de « pluralisme », il y aurait « en fait » rétrécis-
sement et captation du débat démocratique ; d’autre part, sous
couvert d’« objectivité », il y aurait « en fait » production et
diffusion de « fantasmes » sociaux et d’artefacts qui ne reflè-
tent que le point de vue ethnocentrique et professionnellement
orienté des gens de presse 5.
Théâtre d’une censure antidémocratique, d’une dépolitisa-
tion et d’un rétrécissement du débat public, les médias contem-
porains, selon Pierre Bourdieu, sont aussi, c’est leur second
effet politique majeur, l’aiguillon d’une perte d’autonomie et
d’authenticité au cœur de très nombreuses pratiques sociales.
Dans la mesure en effet où les journalistes « opèrent une sélec-
tion et une construction » du réel à partir de « lunettes » bien
particulières qui les amènent à privilégier le sensationnel et le
spectaculaire au détriment du reste [ibid., p. 18], ils tendent à
encourager et à gratifier les comportements qui correspondent
le mieux aux critères qu’ils recherchent. Loin d’être un simple
instrument d’enregistrement, les médias deviennent « instru-
ment de création de réalité » [ibid., p. 21]. L’argument a été
amené par P. Champagne dès le milieu des années quatre-
vingt à travers ses travaux sur les manifestations paysannes
[Champagne, 1984, 1990] : pour réussir leur mobilisation, les
groupes protestataires apprennent à créer des événements
« médiatiques », c’est-à-dire non pas tant comme jadis à
« occuper la rue » qu’à satisfaire, par des stratégies de commu-
nication appropriées, le cahier des charges que les journalistes
cherchent à remplir. Ce type de logiques adaptatives est la clef

4. Dans une veine plus ouvertement pamphlétaire, Halimi, 1997. Pour une étude plus ancienne
mais appuyée sur une méthodologie sociologique, Rieffel, 1984.
5. Pierre Bourdieu nous renvoie ici aux travaux de P. Champagne [notamment 1991, 1993].

213
d’interprétation de la subversion profonde que fait subir le
champ journalistique aux mécanismes de consécration et aux
principes internes des champs les plus autonomes (comme la
science ou le droit), en faisant pression sur leur côté le plus
soumis aux effets de nombre et de marché, c’est-à-dire en

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attirant à lui les entreprises et les agents les plus « enclins à
céder à la séduction des profits “externes” parce qu’ils sont
moins riches en capital spécifique (scientifique, littéraire, etc.) »
[Bourdieu, 1996, p. 89] 6. C’est avec l’aide de ce type de
« complicités » intéressées que les médias saperaient peu à peu,
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souvent avec une totale bonne conscience, les acquis précieux


de toute une civilisation, à savoir la possibilité de produire des
discours à prétention universelle et des œuvres « authentiques ».
Pierre Bourdieu est ici soudain étonnamment proche des théo-
riciens de l’école de Francfort et de leur vision pessimiste de
ce que les médias peuvent faire à la Démocratie et à la Culture
(« totalitarisme », « abêtissement », « inauthenticité »). Une
vision par rapport à laquelle, trente-cinq ans plus tôt, mettant
à mal les prophéties apocalyptiques d’E. Morin, il montrait
davantage de réserves 7.
Depuis La Misère du monde et son succès retentissant auprès
de larges fractions de lecteurs, l’accès aux médias tend à être
abordé par Pierre Bourdieu et certains membres de son équipe
comme un enjeu central (sinon peut-être comme le premier de
tous les enjeux), à la fois du point de vue analytique et du point
de vue pratique. Les résistances et les déformations auxquelles
l’activité journalistique soumet sa pensée deviennent ce que le
sociologue de l’école bourdieusienne doit non seulement ana-
lyser mais encore dénoncer : ces résistances et ces distorsions
sont censées révéler en effet une menace gravissime pesant sur
le débat public en général (que les médias restreignent) et sur
les activités de réflexion et de création en général (que les
médias dénaturent). C’est ainsi qu’à travers l’universalisation
de ses intérêts de sociologue (et d’homme attaché à la haute

6. Voir aussi Pinto, 1994 ; Lenoir, 1994.


7. On trouvera sous la plume de M. Walzer [1995, p. 185-205] de nombreux éléments pour une
critique de la posture élitiste de gauche propre à certains auteurs de l’école de Francfort, et que
H. Marcuse en particulier a poussée à l’extrême. Pierre Bourdieu est sans doute moins radical que
ces auteurs et ne saurait être confondu avec eux : initiateur d’une collection comme « Liber-Raisons
d’agir » qui se veut une « encyclopédie populaire internationale », il ne reprocherait certainement
pas à l’industrie culturelle, comme le fait H. Marcuse [1968, p. 26], d’avoir fait choir « Platon et
Hegel, Shelley et Baudelaire, Marx et Freud » dans les mêmes rayons du drugstore que les romans
policiers ou les romans gothiques.

214
culture), Pierre Bourdieu s’impose désormais un « devoir de
sortie » [Bourdieu, 1996, p. 75 et sq.]. Comme nous allons
tenter de le montrer, cette propension à universaliser ses intérêts
propres – le fait de les décrire comme coïncidant précisément
avec l’intérêt général – est de loin l’élément le plus probléma-

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tique, et cependant peut-être le moins problématisé, dans la pos-
ture nouvellement adoptée et défendue par Pierre Bourdieu.
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Le caractère non arbitraire de la valeur,


ou l’impensé bourdieusien

Il y a sans doute, au plan scientifique, beaucoup à redire sur


les analyses de Pierre Bourdieu à propos de la télévision et
de l’activité journalistique. Du point de vue méthodologique
d’abord : contrairement aux travaux de la période précédente où
il était déjà question de la presse et des journalistes (La Dis-
tinction, Homo Academicus, La Noblesse d’État), les nouvelles
analyses ne reposent sur aucune enquête empirique de pre-
mière main. De surcroît, les enquêtes empiriques auxquelles il
est fait appel ne remplissent pas les critères d’excellence de
la méthodologie bourdieusienne « canonique ». Ainsi par
exemple, les travaux très sollicités de P. Champagne ne repo-
sent-ils sur aucun instrument d’objectivation un tant soit peu
scientifique du champ journalistique. Le champ y est « recons-
truit » à partir de connaissances d’arrière-fond et d’un « ce que
tout le monde sait », c’est-à-dire en somme en puisant dans le
stock de représentations doxiques de bons informateurs [par
exemple Champagne, 1994]. Ceci n’offre aucune garantie de
rupture épistémologique. En second lieu, beaucoup de rac-
courcis, dans un texte comme Sur la télévision – dont l’auteur
suggère il est vrai qu’il n’a pas une forme absolument rigou-
reuse et qu’il comporte des descriptions « à la hussarde »
[Bourdieu, 1996, p. 5 ; p. 48] – pourraient donner lieu à des
arguments de rétorsion, notamment s’agissant de la véhémente
critique qu’entreprend l’auteur vis-à-vis des fast-thinkers et de
leurs formules à l’emporte-pièce. Un exemple : « La télévision
a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux
d’une partie très importante de la population » [ibid., p. 17].
Peut-être politiquement séduisante, cette assertion n’a rien

215
d’évident scientifiquement parlant 8. Elle pourrait bien, en défi-
nitive, témoigner surtout d’un préjugé misérabiliste pour
reprendre les catégories de C. Grignon et Jean-Claude Passeron
[1989]. Plus globalement, le sentiment, partagé par beaucoup,
que de nos jours les mœurs journalistiques se dégradent et que

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les conditions du débat démocratique se restreignent, ne signifie
pas nécessairement que tel soit effectivement le cas. Ce senti-
ment pourrait tout aussi bien provenir par exemple du fait que
les médias occupant une place toujours plus importante dans la
vie sociale, davantage d’individus sont concernés par les pra-
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tiques des journalistes et montrent par conséquent plus d’intérêt


et moins de tolérance pour leurs manquements. Dans ce cas,
il faudrait en conclure que la démocratie est plutôt en progrès
qu’en régression. Quoi qu’il en soit, force est de constater qu’en
l’absence d’un travail rigoureux de comparaison historique, la
rhétorique du déclin que privilégie Pierre Bourdieu s’appuie sur
des considérations en grande partie infalsifiables 9.
Nous ne nous attarderons pas outre mesure sur ce genre de
critiques. Elles ont le tort en effet de taper largement à côté,
étant des reproches issus de l’espace scientifique, alors que le
texte de Pierre Bourdieu sur la télévision ne s’adresse pas prio-
ritairement au public des scientifiques mais plutôt à celui des
profanes qu’il s’agit de convaincre et de haranguer, non par
des preuves scientifiques mais, ce qui est tout différent, par des
arguments d’autorité scientifique. Avec un temps de retard, les
lecteurs du Métier de sociologue reprochent à Pierre Bourdieu
de ne plus faire (tout à fait) ce qu’il disait qu’il fallait faire,
lors même que, comme il l’a lui-même théorisé dans les der-
nières pages de Sur la télévision (qui sont comme une sorte
de manifeste), les règles du jeu auquel il se soumet ont changé.
C’est sur le terrain du retour vers l’action politique que les

8. On renvoie sur ce point à plus de cinquante ans d’études sur la réception, domaine de
recherches empiriques non mentionnées par l’auteur. Pour un aperçu sur l’état récent de ces travaux,
voir par exemple Dayan, 1992. On pourrait tout aussi bien d’ailleurs renvoyer au texte co-signé en
1963 par Pierre Bourdieu. À ce passage par exemple : « Pourquoi ignorer les protections dont
s’arment les masses contre le déferlement massmédiatique ? […] Pourquoi le message massmédia-
tique détiendrait-il, par essence, le privilège exorbitant de tromper immanquablement les défenses
de la personnalité qu’il assaille ? […] Les intellectuels ont toujours peine à croire aux défenses,
c’est-à-dire à la liberté des autres, puisqu’ils s’attribuent volontiers le monopole professionnel de la
liberté d’esprit. » [Bourdieu, Passeron, 1963, p. 1009-1010].
9. Qu’on pense par exemple aux transactions collusives entre élites journalistique et politique ou
économique, ou encore aux inégalités d’accès et de représentation des citoyens à la télévision : ces
phénomènes ne sont évidemment pas nouveaux [pour s’en convaincre, cf. par exemple, respecti-
vement, Zeldin, 1979, p. 167-256, et Bourdon, 1994, p. 53-107], ni obligatoirement en progression.

216
textes récents de Pierre Bourdieu sur les médias entendent
s’avancer. C’est au regard de leur capacité à changer le monde
et à révolutionner les pratiques qu’ils « demandent » à être
évalués.

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« Critiquer » les journalistes : oui, mais pour quelles raisons ?
Les livres de la collection Liber sont souvent décrits comme
des ouvrages « critiques ». Il faut se mettre d’accord sur ce que
cela peut signifier. Depuis notamment Homo Academicus,
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Pierre Bourdieu ne cesse pour sa part d’avertir le lecteur que


son but n’est pas de se livrer à la logique du commérage mon-
dain, du règlement de compte ou du pamphlet littéraire, mais
bien d’accéder à une compréhension lucide du monde social
et de ses mécanismes de reproduction [Bourdieu, 1984a,
p. 11-52]. Ainsi, à propos de ses analyses sur le champ journa-
listique : « Dévoiler les contraintes cachées qui pèsent sur les
journalistes et qu’ils font peser à leur tour sur tous les produc-
teurs culturels, ce n’est pas – est-il besoin de le dire ? –
dénoncer des responsables, mettre à l’index des coupables »
[Bourdieu, 1994a, p. 9]. Bien sûr, l’auteur admet qu’il cède
parfois au vilain (mais apparemment irrépressible) penchant de
l’attaque ad hominem : « Chacun a ses têtes de Turcs. J’y
sacrifie parfois moi aussi : Bernard-Henri Lévy est devenu une
sorte de symbole de l’écrivain-journaliste ou du philosophe-
journaliste. Mais ce n’est pas digne d’un sociologue de parler de
Bernard-Henri Lévy… » [Bourdieu, 1996, p. 63] 10. Sans doute
est-il difficile de se contenter de décrire et d’analyser froide-
ment des mécanismes sociaux lorsqu’on y est soi-même
impliqué (or, nous y sommes tous impliqués) : la langue et la
plume dérapent régulièrement, et l’on parle (ce qui est un juge-
ment de valeur impossible à justifier par la posture analytique)
des « mauvais journalistes » [ibid., p. 72].
N’empêche. Le lecteur charitable doit prendre au sérieux
l’aspiration tendancielle du sociologue bourdieusien à sublimer,
par un travail d’objectivation approprié, les pulsions et les
affects spontanés qu’il doit à sa propre position et à sa propre
trajectoire et qui motivent, au moins au départ, son intérêt

10. Cf., dans le même ouvrage, d’autres saillies visant A. Comte-Sponville et A. Finkielkraut
(p. 59), J. Daniel (p. 62) ou encore A. Peyrefitte (p. 71). À propos de P. Sollers, Bourdieu, 1998,
p. 18-20.

217
personnel pour la « chose » qu’il se met en quête d’étudier. Si le
lecteur joue le jeu, il risque cependant de reconnaître ce qui
constitue sans doute la limite majeure de l’approche bourdieu-
sienne confrontée au projet (qui est aujourd’hui le projet de
Pierre Bourdieu) de sortir de la « citadelle assiégée » de la

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science : c’est qu’à ce niveau de sublimation qu’elle vise et
qu’elle exige, il n’y a, à l’intérieur de l’approche bourdieu-
sienne, plus aucune raison de critiquer quoi que ce soit (ni
même de ricaner ou de se gausser). Et voilà bien sans doute
le plus embêtant : la mise au jour dépassionnée des méca-
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nismes de domination à l’œuvre dans nos sociétés – on met


ici de côté le problème de la falsifiabilité scientifique de cette
mise au jour – ne nous dit absolument rien sur ce qu’il est bon
de faire face à ces mécanismes. Après tout, pourquoi ne pas
vouloir maintenir ou accroître certains rapports de domination
(si par exemple, ils nous assurent personnellement un intérêt ou
une sécurité) ? Pourquoi ne pas s’en servir cyniquement à son
profit ? La théorie bourdieusienne, en tant que telle, s’avère sur
ces questions parfaitement indifférente. Elle ne saurait dire (par
exemple) s’il est juste que les inégalités sociales face à l’école
soient réduites ou accrues, ou s’il est bon que plus de femmes
accèdent à des postes de responsabilité. Ainsi donc, quand
Pierre Bourdieu affirme (par exemple) qu’il « faut » que l’auto-
nomie des champs de production culturelle soit à tout prix pré-
servée de l’emprise du journalisme ou qu’on « doit » défendre
pied à pied « les conditions nécessaires à la production et à la
diffusion des créations les plus hautes de l’humanité » [Bour-
dieu, 1996, p. 76], force est de constater qu’il est, à ce moment
précis, en train de faire appel à quelque chose qui n’est en rien
déductible de sa théorie sociologique. Cette chose à l’extérieur
de la théorie, ce point d’extériorité qui, une fois qu’on a gravi
le mont de la froide analyse, peut seul donner une « raison »
à la critique d’inspiration démocratique (plutôt, par exemple,
qu’au conformisme ou au cynisme réactionnaire) constitue à la
fois l’impensé de la théorie bourdieusienne et son fondement
ultime.
Cet impensé, ce point d’extériorité n’est-il pas cependant
récupérable dans le giron de la théorie bourdieusienne ? En
d’autres termes, cette théorie peut-elle rendre compte des
raisons pour lesquelles il est quand même préférable de réduire
les inégalités sociales et sexuelles plutôt que de les accroître
(ou que d’en profiter à titre personnel), et préférable aussi de

218
maintenir l’autonomie des champs de production culturelle
plutôt que de les plier davantage à la loi du marché ? La réponse
est clairement non. Cela se déduit du statut purement expressif
qui est accordé aux croyances et aux valeurs dans la théorie
bourdieusienne : au même titre que l’hexis corporel par

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exemple, croyances et valeurs sont des phénomènes « identi-
taires », c’est-à-dire que leur manifestation ne fait jamais
qu’exprimer les positions objectives et les trajectoires de ceux
qui les défendent. Dans cette perspective, la différence entre
ceux qui font de la réduction des inégalités une priorité et ceux
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qui n’en font pas une priorité, ou entre ceux qui voient dans
l’emprise de la télévision un danger pour le travail intellectuel
authentique et ceux qui ne croient pas un instant à ce danger,
doit être comprise comme l’expression d’une différence de
position et de trajectoire. Il ressort de cette approche que l’appel
public aux valeurs est un acte purement expressif, permettant
aux individus de se reconnaître des affinités ou des dégoûts sur
la base de prédispositions socialement constituées, et/ou un acte
stratégique, permettant à un orateur habile de capter et de mani-
puler des auditoires en flattant leurs goûts et en renchérissant
sur leurs dégoûts spontanés.
Ceci pose un sérieux problème pour qui voudrait interpréter
avec les seules ressources de la sociologie bourdieusienne ce
que fait Pierre Bourdieu lui-même quand, dans Sur la télévi-
sion par exemple, il invoque de façon insistante la défense de
la démocratie [cf. p. 5, 8, 36, 77]. Faut-il comprendre son geste
comme la réassurance publique d’une identité ? Le geste revien-
drait alors à dire : « À cause des déterminismes qui pèsent sur
ma trajectoire, je me retrouve, moi, attaché à un certain idéal
démocratique et cela m’amène à user de façon critique de ma
théorie. Mais on serait tout autant fondé, avec une autre trajec-
toire et une autre position, à avoir d’autres attachements (l’idéal
oligarchique par exemple) et à user de ce fait tout autrement de
ma théorie (cyniquement par exemple). Tout cela n’est qu’une
question de perspective et de point de vue, c’est-à-dire en défi-
nitive de position et de trajectoire. » Il nous semble que ce pers-
pectivisme qui n’a d’autre issue conséquente que le relativisme
éthique, ne correspond que très imparfaitement à l’idée qu’on
peut se faire de quelqu’un comme Pierre Bourdieu et peut-
être aussi à l’idée qu’il peut se faire lui-même de ses propres
combats. Est-il plus judicieux dans ce cas d’interpréter son
geste dans l’ordre de « l’agir stratégique » ? Le geste reviendrait

219
alors à dire : « À cause de ce que vous êtes (vous, lecteurs-con-
sommateurs), je me réfère à un certain idéal démocratique et
cela m’amène à user de façon critique de ma théorie. Car je sais
(ou je sens) bien que cette référence-là (la démocratie), et cette
façon-là de parler des médias (en les décrivant comme des lieux

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de censure plutôt que comme des moyens d’émancipation) sont
les meilleurs moyens d’intéresser parmi vous un vaste public et
de trouver un écho et un intérêt dans les médias eux-mêmes ».
Qu’on nous accorde ici encore que ce cynisme calculateur qui
place la Realpolitik revendiquée par Pierre Bourdieu [1994b,
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p. 243] au service d’une ambition qui serait à elle-même sa


propre fin, ne correspond que très imparfaitement à l’idée qu’on
peut se faire de lui et de son action. Le problème est que, tant
qu’on reste dans le strict périmètre de sa théorie sociologique,
on ne peut pas interpréter autrement que de ces deux façons
(expressive-perspectiviste et/ou cynique-stratégique) l’appel
public à des valeurs qu’opère Pierre Bourdieu. Et cela est dû
au fait que cette théorie ne nous donnant par elle-même aucune
raison de critiquer, les raisons qu’on peut trouver pour le faire
sont nécessairement des raisons externes et « rapportées », et
donc, d’un certain point de vue, parfaitement « arbitraires » 11.

Redonner raison à la critique


Le déplacement à opérer consiste donc à « internaliser » dans
la théorie la critique et ses raisons. Il s’agit de redonner raison
à la critique sur le plan même de la théorie sociologique.
À notre connaissance, le premier « bourdieusien » à avoir vu la
nécessité d’un tel déplacement et à l’avoir tenté fut Luc Bol-
tanski dans ses travaux pionniers sur « la dénonciation » [Bol-
tanski, 1984]. En reconstituant, à partir de l’analyse stylistique
et statistique d’un corpus de lettres de dénonciations reçues par
Le Monde, les conditions de félicité de certains actes de critique

11. Suffit-il, pour s’exonérer de ce problème d’arbitraire de la valeur, de se mettre en quête des
« fondements historiques de la raison », en établissant « comment, et sous quelles conditions histo-
riques, peuvent s’arracher à l’histoire des vérités irréductibles à l’histoire » [Bourdieu, 1997,
p. 130] ? À vrai dire, que se soient constitués historiquement des microcosmes séparés où s’élabo-
rent des énoncés à prétention universelle ne nous dit rien de plus sur les raisons pour lesquelles il
« faudrait » aujourd’hui continuer à perpétuer et à défendre de tels espaces. Sous ce rapport, la socio-
logie bourdieusienne peut nous permettre de comprendre que certains ont un goût acquis et des
intérêts propres qui les attachent à cette perpétuation. Elle nous permet aussi de comprendre que
d’autres individus n’ont ni ces mêmes goûts, ni ces mêmes intérêts. Elle ne nous permet à aucun
moment de savoir lequel de ces deux groupes a raison (seulement de constater lequel est le plus fort).

220
publique, Luc Boltanski les référa à un ensemble de règles
« communes » (comme par exemple la règle du détachement
de soi), valant a priori par-delà la multiplicité des expé-
riences vécues et des identités socialement constituées. Le
modèle théorique n’était plus tant celui de l’habitus que celui

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de la compétence grammaticale : à l’instar des règles gramma-
ticales qui composent la langue, règles dont la transgression
permet à tout usager compétent de cette langue de dénoncer
avec raison (c’est-à-dire de façon non arbitraire) une faute
– quels que soient les intérêts, les stratégies, la trajectoire, etc.,
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qui le motivent ce faisant –, il existe dans la vie sociale des


règles pragmatiques dont la transgression rend possible une
dénonciation justifiée, c’est-à-dire non arbitraire, quels que
soient par ailleurs les intérêts, les arrière-pensées, les expé-
riences vécues, les stratégies, les trajectoires des individus.
Cette perspective grammaticale sur les croyances et les valeurs
signifie donc d’abord qu’en public, tous les arguments ne sont
pas également recevables, certains étant moins que d’autres jus-
tifiables, c’est-à-dire moins que d’autres partageables en toute
généralité. De là, par exemple, la supériorité, en public, des
arguments conformes au principe de commune dignité entre
membres de la cité par rapport aux arguments fondés sur le
caractère irréversible d’une inégalité d’accès à certains états
[Boltanski, Thévenot, 1991] 12.
Dans la mesure où le modèle grammatical permet de rendre
explicable et prévisible le caractère « fondé » ou « infondé »
des critiques publiques, il est assez étonnant que l’ouvrage de
Luc Boltanski et Laurent Thévenot auquel ont abouti ces
réflexions, De la justification, ait pu paraître à certains « rela-
tiviste ». Si on l’a bien compris, il s’agissait tout au contraire
de décrire, avec un systématisme il est vrai peut-être exagéré,
les règles de cohérence et d’argumentation qu’une critique ou
qu’une justification, pour avoir des chances d’être reçue publi-
quement, doit honorer. Cette approche nous éloigne donc très
nettement d’une interprétation perspectiviste des croyances et
des valeurs en tant qu’expression propre d’une position et d’une
trajectoire sociale. Elle nous éloigne tout autant d’ailleurs d’une
interprétation stratégiste qui ne concevrait le rapport aux
valeurs et aux croyances que sur un mode instrumental et mani-
pulatoire. Non que ces deux interprétations soient disqualifiées

12. La perspective est à rapprocher, bien sûr, de celle de Habermas [1986, 1987].

221
(elles demeurent au contraire en arrière-plan), mais la dimen-
sion première de la critique publique, à savoir le lien interne
qu’elle permet d’éprouver entre normativité et rationalité, est
mise en avant et rappelée énergiquement avec le modèle gram-
matical. À la différence de la chute des solides ou des méca-

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nismes d’attraction magnétique, critique et justification
publiques n’ont pas seulement des causes, elles ont aussi des
raisons, c’est-à-dire qu’elles se « fondent » sur un ensemble de
règles communes (ou grammaires), règles qui, du moins tant
qu’elles sont partagées, permettent aux membres d’une commu-
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nauté de vivre ensemble par-delà et en dépit de la multiplicité


de leurs expériences vécues, de leurs trajectoires, de leurs stra-
tégies et de leurs intérêts divergents 13. Ceci rend possible, par
rapport au modèle bourdieusien et à la sociologie dite « cri-
tique » (mais cependant contrainte de quêter à l’extérieur d’elle-
même des raisons de critiquer), l’instauration d’un type de
réflexivité totalement renouvelé [Boltanski, 1990a, 1990b].
Ainsi, par exemple, lorsque l’on s’intéresse à l’activité des jour-
nalistes, il ne s’agira plus tant d’objectiver sa propre position ou
trajectoire par rapport à celle des gens de presse (ce qui, en
soi, n’est sans doute jamais inutile) que de ramener ses propres
réactions d’indignation spontanées (face au copinage, à la
superficialité, au voyeurisme, etc.) à un sens commun du juste
et de l’injuste qui est en définitive ce qui rend partageables et
mutuellement compréhensibles de telles réactions indignées.
Sens commun que les journalistes eux-mêmes tendent à pos-
séder (comme en témoignent parfois leurs autocritiques) et qui
fait qu’en définitive un dialogue avec eux reste toujours pos-
sible, par-delà même la divergence de nos intérêts et de nos
stratégies. Ceci permet du même coup de reconnaître dans les
formes savantes de la critique des journalistes des figures et
des procédures propres à la critique la plus ordinaire : le succès
d’un ouvrage comme Sur la télévision tient beaucoup moins, de
ce point de vue, à la rupture épistémologique qu’il introdui-
rait avec le sens commun qu’au fait que, bien au contraire, à
peu près tout ce qu’il dit rejoint ce que disent, mais sous une
forme moins réflexive et moins instrumentée, les personnes
(plus) ordinaires – par exemple, celles qui écrivent aux jour-
naux pour se plaindre de la télévision.

13. Le caractère socio-historique de ces règles indique, faut-il le préciser, qu’elles n’ont pas un
caractère « éternel » ou « universel », bien que leur prétention à la validité suggère un tel statut.

222
Comment « révolutionner » les pratiques ?

En intégrant dans la théorie sociologique elle-même la ques-


tion des raisons de la critique, il ne s’agit pas seulement de
se doter des moyens de sortir du relativisme éthique auquel

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conduisent les explications stratégiques ou expressives-perspec-
tivistes de l’appel public aux valeurs. Il s’agit aussi de rendre
la critique d’inspiration démocratique plus difficile à relati-
viser, en trouvant dans les pratiques critiquées elles-mêmes les
points d’où faire ressurgir de façon immanente (c’est-à-dire du
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point de vue des acteurs eux-mêmes) des préoccupations et des


jugements moraux universalisables. Cette insertion de la cri-
tique dans l’immanence de la praxis est une opération délicate
et même quasi impossible pour l’approche bourdieusienne, dans
la mesure où celle-ci se fonde sur la transcendance du regard
sociologique et la rupture avec le sens commun. Le dualisme
platonicien qui sert dans ce cas de modèle explicite [Bourdieu,
1996, p. 42] conduit en effet à dépeindre les agents sociaux
(du moins ceux qui ne sont pas encore devenus des socio-
logues bourdieusiens) comme les habitants d’une caverne obs-
cure animés par des chaînes de causalité qui leur échappent.
Exemple : « La télévision est un univers où on a l’impression
que les agents sociaux, tout en ayant les apparences de l’impor-
tance, de la liberté, de l’autonomie, et même parfois une aura
extraordinaire, sont des marionnettes d’une nécessité qu’il faut
décrire, d’une structure qu’il faut dégager et porter au jour »
[ibid., p. 42]. D’un autre côté, ce même dualisme platonicien
permet d’offrir aux habitants de la caverne la perspective d’une
conversion émancipatrice au moyen de la « prise de
conscience » [Bourdieu, 1994a, p. 9] qu’autorise la lumière
sociologique. Mais précisément, il peut paraître un peu « uto-
pique », comme Pierre Bourdieu l’admet lui-même [1996,
p. 64], de lier si directement accès à un discours sociologique et
surgissement d’une bonne volonté réformatrice. La lecture d’un
ouvrage de sociologie bourdieusienne suffira-t-elle à donner à
un individu, surtout si on nous assure qu’il n’est qu’« une sorte
d’épiphénomène d’une structure » ou « à la façon d’un électron,
l’expression d’un champ » [Bourdieu, 1996, p. 63], la volonté
et le pouvoir de changer ? Dans un milieu professionnel dont on
soutient que les choix qui s’y opèrent « sont en quelque sorte
des choix sans sujet » [ibid., p. 26], où trouver un seul individu

223
en mesure de se hisser, par la révélation du Livre, à la qualité
de « sujet » rationnel et réflexif 14 ?
De fait, le modèle de la « prise de conscience » révolution-
naire se heurte en pratique à quantité d’obstacles (imprévus ?).
Soit, par exemple, le directeur de l’information de TF1, Robert

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Namias. Ce journaliste a pris la peine et le temps de lire
l’ouvrage de Pierre Bourdieu sur la télévision dont il a trouvé
certaines analyses (mais pas toutes) « très pertinentes ». Cela ne
signifie pas pour autant qu’il a maintenant la volonté et le pou-
voir de modifier sa pratique : « Si on avait le courage, nous à
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TF1, on dirait à 20 h 02 : “Il y a eu un accident d’avion, on


ne sait rien d’autre, donc on arrête et on passe à autre chose.”
Et pendant ce temps-là, les autres chaînes vont en faire dix
minutes. Le lendemain, la presse écrite en fera deux pages !…
Alors qu’est-ce que je fais, moi, dans un système de concur-
rence et de parts de marché 15 ? »
Robert Namias est un peu comme la Médée d’Ovide : voyant
le meilleur et, cependant, commettant le pire. Comme le sug-
gère son attitude – neutralisation du courage civique par le
« bon sens » professionnel –, il se pourrait, après tout, que le
« réalisme » ne soit pas la qualité première de l’« utopisme »
défendu par Pierre Bourdieu 16 : non seulement la caverne où
sont censés évoluer les hommes et les femmes à délivrer se
révèle souvent moins obscure que prévu, mais encore il ne suffit
pas d’y introduire le flambeau de l’analyse « scientifique » (ou
réputée telle) pour que ces hommes et ces femmes soient subi-
tement éblouis et qu’ils trouvent collectivement la force de ren-
verser leurs habitudes et leurs modes de raisonnement – ce que
la théorie sociologique de Pierre Bourdieu permet d’ailleurs
parfaitement de prévoir. C’est en considérant ces deux limites
qu’il est possible d’envisager une tout autre approche de la
question des conduites « pathologiques » (pour parler comme
Durkheim) propres à la gent journalistique, et d’esquisser une

14. Dans leur article de 1963, Pierre Bourdieu et J.-C. Passeron avaient cerné les limites pratiques
de la posture démystificatrice d’inspiration platonicienne (utilisée selon eux par les massmédio-
logues). Les intellectuels, écrivaient-ils, ont « toujours besoin de mystifiés pour s’apparaître comme
démystificateurs » [1963, p. 1011]. La posture démystificatrice leur procure en effet « l’occasion
facile » de s’apparaître comme « celui qui, par fonction, détient sur les autres une vérité qu’ils se
contentent d’être ou de faire » ou encore « comme celui qui vole aux “masses” leur essence et qui
est le seul capable de la leur restituer par l’explicitation ou l’explication » [ibid., p. 1000]. Pareille
posture limite cependant la possibilité que leur discours soit jamais entendu par « ceux qui en font
l’objet » [ibid.].
15. Cité par Libération du 23 janvier 1997.
16. Contrairement à ce qu’avance L. Pinto [1998, p. 175-221].

224
façon sans doute moins « supérieure », mais peut-être plus effi-
cace, de les aider à réaliser le meilleur lorsqu’ils voient le
pire 17.

Vers une critique immanente

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Tout d’abord, prendre acte que les individus que le socio-
logue bourdieusien s’est donné pour tâche d’arracher au fond de
leur caverne ne vivent pas dans l’obscurité totale qu’il se plaît
à imaginer et n’ignorent pas, loin s’en faut, que des contraintes
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pèsent sur leur activité. Ces contraintes, ils les éprouvent, ils les
connaissent, les décrivent et savent même les analyser, même si
ce n’est pas en termes de « champ ». C’est ce que montre à
tout sociologue de terrain la moindre observation in situ ou le
moindre entretien qu’il fait avec un journaliste. C’est pour-
quoi, malgré ses prétentions libératrices, la description bour-
dieusienne ne vient pas « révéler » un insu comme elle
l’imagine, mais simplement dire en d’autres termes, plus
savants sans doute, ce que disent régulièrement les journalistes
entre eux ou quand on les interroge sur le type de limites qu’ils
rencontrent dans l’exercice de leur activité. Dans la perspec-
tive de « révolutionner » les pratiques, le problème est donc
beaucoup moins celui de la « rupture épistémologique » – que
la description bourdieusienne, à travers notamment la notion
de « champ », est censée provoquer par rapport aux auto-
descriptions des acteurs – que celui du rapport possible entre
ces deux types de descriptions. Rien n’indique en effet qu’une
approche en termes de « champ » (ou toute autre approche sys-
témique) ait, du point de vue de l’objectif réformateur ou révo-
lutionnaire, un intérêt ou une practicalité supérieurs aux
descriptions pratiques des acteurs en situation. Avec Michaël
Walzer [1990, 1995], on peut avancer tout au contraire que les
descriptions qui entretiennent un trop fort rapport d’extériorité
avec les pratiques, et les critiques globales qu’elles permettent
d’articuler, sont les moins capables d’être utilisées par les
acteurs concernés à des fins réformatrices ou révolutionnaires.

17. Les développements qui suivent décrivent la démarche que nous avons suivie dans notre
propre travail sur l’activité journalistique et les critiques dont elle est l’objet aujourd’hui en France
[Lemieux, 1999]. Cette étude porte sur une douzaine d’affaires contemporaines dans lesquelles l’atti-
tude des journalistes a été mise en cause (par des informateurs, des membres du public, des
confrères, etc.). Elle est fondée sur des observations in situ dans trois entreprises de presse diffé-
rentes (Le Monde, Sud-Ouest, France 2) et sur un ensemble de plus de cent vingt entretiens appro-
fondis.

225
Trop générales, trop étrangères à leur monde vécu, elles res-
tent déconnectées de leurs comportements en situation, ne res-
ponsabilisent personne, ne font honte à personne et si tout le
monde peut être aisément d’accord avec ce qu’elles permettent
de dire, c’est surtout parce qu’elles n’engagent pratiquement à

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rien (cf. Robert Namias) et permettent même aux intéressés de
se retrancher derrière une certaine forme d’irresponsabilité (« la
faute au système », le « système qui veut ça »), quand elles ne
les conduisent pas tout simplement à sombrer dans un senti-
ment d’impuissance et de fatalité (« on n’y peut rien », « ça
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nous dépasse »).


L’approche internaliste, conçue comme alternative à cette
approche globalisante et déresponsabilisante, consiste à prendre
appui sur le sens de la justice des « acteurs eux-mêmes » (dans
le cas présent, les troubles et les dilemmes moraux des journa-
listes, leurs autocritiques, leurs « cas de conscience », etc.). Elle
s’attache aux corps, aux gestes et aux énoncés qui leur ser-
vent d’appuis pour juger et agir en situation, afin de pointer
dans l’immédiateté même de leurs pratiques les points d’entame
d’une critique de leur activité qui soit recevable de leur propre
point de vue. On développe par là même les conditions d’une
critique immanente du travail journalistique, non plus fondée
sur la revendication d’une « supériorité » de point de vue, mais
au contraire sur la clarification, l’approfondissement et l’ana-
lyse d’un sens commun du juste et de l’injuste qui se trouve
déjà à l’œuvre chez les individus. L’efficacité de cette critique
immanente découle du fait qu’elle est partageable par définition
par ceux qu’elle vise et tire le fil de leurs intuitions morales, de
leur sens de la dignité et de leur ethos professionnel. Sa justesse
tient au fait qu’elle ne se contente pas de dévoiler des « rap-
ports de domination » ou des « censures », mais qu’elle permet
de penser d’une part, les conditions sous lesquelles une atti-
tude est ou devient injustifiable aux yeux des autres parte-
naires impliqués dans l’action collective, d’autre part, de quelle
façon l’aménagement des dispositifs de production et d’échange
permet d’encourager ou au contraire de limiter pour les diffé-
rents partenaires les chances d’adopter vis-à-vis d’autrui des
conduites injustifiables.

226
Vers une autre théorie de la praxis
D’un point de vue théorique, pareille approche nous conduit
à envisager une théorie de la praxis quelque peu différente de
celle sur laquelle repose l’approche bourdieusienne : une
théorie qui situe moins exclusivement les raisons du jugement

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et de l’action dans les automatismes corporels acquis par les
individus pour se focaliser davantage sur les contraintes situa-
tionnelles que leur action collective fait émerger. Ce déplace-
ment permet de rééquilibrer sensiblement le rapport entre les
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compétences intériorisées par les individus et les « réalités mul-


tiples » (comme disait Schutz) qu’ils sont amenés à traverser.
L’action, en effet, n’est pas rendue explicable et prévisible seu-
lement par les attentes et les élans communiqués à chacun lors
d’épreuves passées. Elle l’est aussi par la présence ou l’absence
dans son environnement actuel de certains corps, gestes et
énoncés dont il peut se saisir comme d’autant de raisons d’agir
ou de s’abstenir – d’où par exemple, dans le cas des journa-
listes, de grandes variations comportementales entre situations
publiques et non publiques. Révolutionner les pratiques, ce peut
être dans cette perspective modifier d’abord l’agencement des
corps, gestes et énoncés dans les situations que les individus
sont amenés à rencontrer, pour leur permettre de rompre plus
facilement avec certains de leurs élans ou de leurs attentes, et
d’en cultiver d’autres.
Il se pourrait que ce double déplacement – vers la critique
immanente d’une part, vers une théorie de la praxis rendant
davantage justice aux contraintes situationnelles et aux dispo-
sitifs pratiques d’autre part – permette en définitive de mener
beaucoup plus loin le programme critique que Pierre Bourdieu
lui-même esquisse, lorsqu’il se fixe pour objectif de « changer
les choses » avec « une certaine espérance d’efficacité » [Bour-
dieu, 1996, p. 63] que lui interdisent pourtant, nous semble-
t-il, et son absence de réflexion sur les raisons de la critique, et
le modèle de la marionnette « manipulée » et inconsciente qu’il
entend privilégier.

227
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9

Une politique du symbolique ?


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par Jean-Claude Monod*

Pierre Bourdieu dit parfois qu’en parlant de lui-même


(comme il l’a fait dans plusieurs ouvrages et entretiens), il par-
lait aussi des autres, et d’abord des autres intellectuels [Bour-
dieu et Wacquant, 1992, p. 175] 1. Mais si la possibilité d’une
telle généralisation s’explique alors par l’appartenance à un
même champ social, il arrive aussi à Pierre Bourdieu, d’une
manière, semble-t-il, moins intentionnelle et moins consciente,
de parler de lui-même en croyant parler des autres, et de parler
de son rapport aux autres intellectuels en parlant apparem-
ment d’un tout autre objet. Ainsi, comme nous voudrions ici le
montrer, les textes écrits par Pierre Bourdieu dans La Misère du
monde, dont le propos est apparemment bien éloigné de toute
(auto-) analyse de l’intellectuel, traduisent une véritable projec-
tion de la position ambiguë du sociologue dans le champ aca-
démique mais aussi de son rapport problématique à la politique
et à l’État, qui évoluera d’ailleurs rapidement dans les années
quatre-vingt-dix.
La Misère du monde se prête apparemment d’autant moins
à une lecture « projective » que cet ouvrage collectif (mais
jalonné de textes de Pierre Bourdieu), après des livres consacrés
aux grandes écoles ou au champ académique et intellectuel,
constituait une ouverture, de la part de Pierre Bourdieu, hors
des chemins de l’École, de l’État et du monde universitaire,

* Agrégé de philosophie, enseigne à l’université de Strasbourg-II.


1. Une première version de ce texte est parue dans Esprit (août-septembre 1995) sous le titre « Les
deux mains de l’État ».

231
ainsi qu’en direction d’un public plus vaste. Cet ouvrage se pro-
pose en effet de donner à des gens très divers la possibilité de
voir leur situation, leur « difficulté d’exister » en perspective,
ou « de rapprocher dans le temps de la lecture des personnes
dont les points de vue, tout à fait différents, ont des chances

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de se trouver confrontés, voire affrontés dans l’existence »
[Bourdieu et al., 1993, p. 8]. L’important travail d’enquête de
l’équipe de Pierre Bourdieu montre d’ailleurs la diversité
concrète des expériences sociales de souffrance, de déclasse-
ment, de déconsidération, le sentiment de dégradation sous
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toutes ses formes. Vertu libératrice de la parole, vertu spinoziste


de la compréhension de ses propres déterminations et de celles
du voisin, l’intérêt de la démarche est de montrer comment une
situation prise (par le locuteur lui-même) pour un destin, une
fatalité singulière, est en fait le fruit de contraintes sociales qui
s’ancrent dans les structures mêmes du marché, du système sco-
laire, etc. On retrouve là une ambition quasi « thérapeutique »
de la sociologie de Pierre Bourdieu en tant qu’elle « désindivi-
dualise » des failles que l’on croit « personnelles ». C’est aussi
tout un mécanisme de fausse imputation qui est démonté dans
La Misère du monde, où l’on voit comment l’occultation des
origines structurelles de malheurs « singuliers » contribue à la
production de phénomènes de « bouc émissaire », personnali-
sation et focalisation sur des « responsables » immédiats et pré-
sumés du mal-être individuel (le supérieur hiérarchique, le
voisin, l’immigré souvent…).
Le concept de « misère de position » permet d’ouvrir l’ana-
lyse à une pluralité de situations rarement évoquées : « Consti-
tuer la grande misère en mesure exclusive de toutes les misères,
écrit Pierre Bourdieu, c’est s’interdire d’apercevoir et de
comprendre toute une part des souffrances caractéristiques d’un
ordre social qui a sans doute fait reculer la grande misère “mais
qui a vu également” un développement sans précédent de toutes
les formes de la petite misère » [ibid., p. 11]. Misère relative
à un « point de vue » mais qu’on aurait tort de tenir pour nulle
sous prétexte qu’elle n’est pas quantifiable. Pierre Bourdieu
veut ainsi faire entrer dans le discours politique toute une série
de problèmes qu’« une vision étriquée du “politique” [ibid.,
p. 942] a fait méconnaître : toute cette part de “petite misère”
qui travaille les représentations de soi, de sa dignité, de sa fonc-
tion (ou de sa “mission”) sociale, tout ce qu’une séparation trop
stricte du “privé” et du “public” laisserait hors-champ ». La

232
« misère de position » est en droit extensible à tous les champs :
Pierre Bourdieu semble en exclure la « main droite » de l’État,
énarques, hauts fonctionnaires et hommes politiques, mais on
voit mal pourquoi dans ce « champ » même, des crises de
croyance, des malaises de position ne pourraient pas voir le

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jour. Mais si la misère de position se noue au sein de chaque
champ dans le rapport du haut au bas, du centre à la marge, ou
aux frontières de champs voisins, la visée politique affirmée
de ce livre est alors assez incertaine : quelle politique serait
capable de répondre à une misère qui touche aussi bien (pour
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reprendre quelques « cas » racontés et analysés dans La Misère


du monde) l’actrice au chômage, le fils d’un ingénieur du
16e arrondissement s’engageant aux jeunesses du Front national,
la concierge d’un HLM de banlieue, le « policier des pauvres »,
le normalien qui regrette un peu Polytechnique, etc. ?
Ici commence précisément l’ambiguïté de ce livre et, plus
généralement, du rapport qu’entretient la pensée de Pierre Bour-
dieu tant avec la politique qu’avec les discours « concurrents »
sur la société. En effet, on assiste à l’étonnante construction
d’un ouvrage qui, tout en se développant, pose sa propre
démarche comme norme implicite à l’aune de laquelle il mesure
tout, non seulement les discours médiatiques, intellectuels et
politiques, mais toutes les pratiques sociales et étatiques : une
ligne de partage normative et latente le traverse pour opposer
ceux qui savent « entendre » la misère et ceux qui ne l’enten-
dent pas, c’est-à-dire ceux qui n’en font pas profession et n’en
sont apparemment pas « touchés ». Cette fracture normative
paraît plutôt procéder d’une vision du monde social que d’une
analyse sociologique : de fait, elle traverse tous les livres de
Pierre Bourdieu, et transparaît dans son écriture même.

L’intérêt spécifique du sociologue


et la « main gauche » de l’État

La proximité des « gens », l’activité d’écoute et de compré-


hension des « vrais problèmes », commandent la sympathie
immédiate, la fusion des intérêts expressifs du sociologue et de
ces agents sociaux de l’État qui en forment ce que Pierre Bour-
dieu nomme la « main gauche », par opposition à une « main
droite » où il amalgame les hauts fonctionnaires et l’establish-
ment médiatico-intellectuel, vassalisés aux intérêts dominants,

233
conspués pour leur complaisance, leur corruption, et… leur
ignorance de la misère. On avait rarement vu aussi nettement
qu’ici Pierre Bourdieu projeter ses intérêts spécifiques et les
mêler aussi indissolublement à un discours dont le sujet offi-
ciel est tout autre. Ainsi la (con) fusion des intérêts spécifiques

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du sociologue et de ceux des agents sociaux de l’État conduit
Pierre Bourdieu à enchâsser dans sa critique de la « démission
de l’État » dans les années quatre-vingt une critique des cri-
tiques de son œuvre : « Ce changement, dit Pierre Bourdieu
[la “conversion collective à la vision néo-libérale… achevée
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avec le ralliement des socialistes”] ne s’est pas limité à ces


transformations de l’humeur idéologique que les philosophes
médiatiques annoncent comme “retour du sujet” ou “mort de la
pensée 68”. Il s’est accompagné d’une démolition de l’idée de
service public, à laquelle les nouveaux maîtres à penser ont col-
laboré par une série de faux en écriture » [ibid., p. 221]. On voit
ici le « service public » fonctionner comme l’analogon poli-
tique de… l’œuvre de Pierre Bourdieu, et la défense de l’un ne
faire plus qu’un avec la défense de l’autre.
« Main gauche et main droite » de l’État, ce sont donc d’un
côté l’État authentiquement dévoué au bien public, c’est-à-dire
ses agents sociaux, et de l’autre les énarques corrompus, mais
c’est aussi et peut-être d’abord, par toute une série de connota-
tions, de « contaminations », d’amalgames, Pierre Bourdieu lui-
même face à ces jeunes philosophes qui ont commis le crime
de lèse-majesté de l’attaquer et qui, selon lui, « expriment très
directement la vision et les intérêts de la grande noblesse d’État,
issue de l’ENA et formée à l’enseignement de Sciences Po. »
[ibid.] : l’identification est telle qu’on ne sait plus très bien de
qui il s’agit lorsque Pierre Bourdieu s’en prend à « ces nou-
veaux mandarins, friands de primes et toujours prêts au pantou-
flage » [ibid.].
L’opposition institutionnelle dominants/dominés qui sépare
« main droite » et « main gauche » de l’État en recoupe donc
une autre, qui hante toute l’œuvre de Pierre Bourdieu et en
apparaît comme le substrat académique ou la traduction dans le
champ du « symbolique » : d’une part, la philosophie, arrogante
et surplombante, dominant le champ intellectuel en s’arro-
geant le droit de parler de tout sans rien connaître des condi-
tions réelles d’existence, et, d’autre part, la sociologie,
confrontée au réel, à la souffrance, à la misère, en prise avec les
vrais problèmes (et non avec les abstractions), enfin tout aussi

234
méprisée par la philosophie que les agents sociaux de l’État le
sont par les dirigeants qui les ignorent à l’abri des lambris des
ministères.
Ces deux réseaux se confondent ici : la « main droite » de
l’État, c’est pêle-mêle les « “penseurs” en mal de pouvoir et les

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puissants en mal de pensée » [ibid.], les « jeunes énarques des
ministères » et les adversaires intellectuels de Pierre Bourdieu,
Roi-Soleil offusqué estimant tout naturellement que l’attaquer,
c’est attaquer l’État, l’État-providence, l’État dans sa bonne foi,
dans sa mission de dévouement au bien public.
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Une « contradiction structurale »

Presque tous les textes écrits de la main de Pierre Bourdieu


dans La Misère du monde le montrent retrouvant chez les per-
sonnes dont il parle – par reconnaissance projective – ses
propres contradictions : un juge d’application des peines est
ainsi « placé à l’intersection de deux systèmes d’exigences et
de représentations contradictoires », « regardé de très haut par
les magistrats pour qui il représente le “social” » [ibid.]
– comme Pierre Bourdieu lui-même, qui se plaint de ne pas être
entendu par les « sommets » politiques et intellectuels, c’est-
à-dire d’une part par les gouvernants qui ne « l’entendent pas »
(préférant « prêter l’oreille […] à ceux qui parlent à tort et à
travers » [ibid., « Post-scriptum », p. 941]) et, d’autre part, par
les philosophes qui traitent « le social » (et le sociologue) avec
hauteur et dédain.
Cette identification de Pierre Bourdieu aux petits agents
sociaux de l’État s’explique donc par l’idée qu’ils ont en par-
tage la même « contradiction structurale ». Comme ce fils
d’intellectuel communiste que présente Pierre Bourdieu (avec
Gabrielle Balazs), qui « avait pris très tôt le parti des dominés »
[Bourdieu et Balazs, ibid., « Porte-à-faux et double contrainte »,
p. 249] et qui, travaillant dans une mairie contre la toxicomanie,
est décrit comme une « sorte d’avant-garde d’une institution à
qui il offre des services irremplaçables mais qui est toujours
prête à le désavouer » parce qu’il « rappelle sans cesse aux puis-
sants le pouvoir de la rue » [ibid., p. 250], Pierre Bourdieu
éprouve sans doute – et le dit sans le dire en parlant ici d’un
autre – le « sentiment d’être à la fois la bonne et la mauvaise
conscience de l’institution » [ibid.], percevant de plus en plus

235
clairement « la position en porte-à-faux… et l’ambiguïté de la
mission » [ibid.] qu’il s’était forgée comme justification de la
« violence symbolique » à laquelle il participe aussi immanqua-
blement en tant que (haut) fonctionnaire de l’État, membre
d’une « haute institution ». Tiraillé entre ses exigences poli-

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tiques et normatives originaires anti-« dominants » (ce qu’il
nommait, dans Ce que parler veut dire, « l’intérêt expressif »
ou la « pulsion politique » de l’auteur [Bourdieu, 1982b,
p. 167-168] et ses exigences scientifiques (qui exercent un effet
de censure sur l’intérêt expressif, soit la nécessité d’une « mise
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en forme » académiquement recevable [ibid., p. 167-171]), tout


le discours de Pierre Bourdieu dans La Misère du monde peut
apparaître comme la mise en scène et la « mise en forme », la
projection « scientifique » de sa contradiction structurale, de
cette « double contrainte » qui le place en « porte-à-faux ».
Dominé chez les dominants, dominant chez les dominés, coupé
de son milieu d’origine et hérissé par son milieu d’arrivée,
détruisant les fausses croyances en l’État et s’accrochant à la
croyance en ses valeurs : la « main gauche » et la « main
droite » de l’État figurent peut-être ces pulsions contradictoires,
l’une acceptée et revendiquée, l’autre refoulée et combattue, qui
font que Pierre Bourdieu ne peut prétendre démystifier la domi-
nation symbolique qu’en conquérant une position de domina-
tion symbolique supérieure, c’est-à-dire en se laissant prendre
au jeu, en entrant dans la ronde de la démystification auto-mys-
tificatrice. C’est ce qu’on pourrait appeler la ruse de la domi-
nation symbolique : luttant contre elle, dévoilant ses
mécanismes, on conquiert une position de pouvoir dans son
champ, et le démystificateur finit au Collège de France. Dès
lors, selon une sorte de mouvement dialectique qu’avait perçu
Adorno, celui qui se voulait fléau de la domination symbolique
et de la culture dominante « s’expose à perdre sa légitimité dans
la mesure où, en tant que fléau rétribué et honoré, il collabore
à la culture en question » [Adorno, cité par Bouveresse, 1984].
La science de la domination symbolique est encore domina-
tion, en tant qu’elle reconduit nécessairement l’écart entre le
« peuple » qui, faute de disposer de la science de la domina-
tion, est dominé, et le « savant » qui détient la science de la
domination, ou entre ceux qui, selon une formule chère à Pierre
Bourdieu, « sont parlés “et ceux qui savent” ce que parler veut
dire ».

236
Un intérêt expressif idéalisé : la « mission »

Coupure insupportable entre le savant et les non-savants,


mais inévitable, parce qu’elle fonde la scientificité de la socio-
logie dans sa différence avec l’opinion ou les « prénotions »

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entretenues sur le monde social. Comment couper la coupure,
rester « du côté des dominés » lorsque l’on est si parfaitement
intégré au champ de la domination symbolique ? Dans son
œuvre, l’auto-analyse de Pierre Bourdieu fonctionne comme
coupure par idéalisation de sa propre « différence » : tandis
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qu’il s’autorise à réduire les discours intellectuels concurrents à


la position de leur locuteur dans le champ intellectuel, donc à
leur intérêt spécifique et dénié, Pierre Bourdieu fait valoir son
expérience de la domination symbolique et sa conscience de
ses mécanismes spécifiques comme ce qui le libère de son
intérêt spécifique, et lui permet d’œuvrer pour l’universel, pour
la vérité cachée. « Si le sociologue parvient à produire tant soit
peu de vérité, ce n’est pas bien qu’il ait intérêt à produire cette
vérité, mais parce qu’il y a intérêt – ce qui est exactement
l’inverse du discours un peu bêtifiant sur la “neutralité“ » –,
expliquait Pierre Bourdieu dans Questions de sociologie [Bour-
dieu, 1980, p. 50]. Aussi peut-il dire : « ma vision de la culture
et du système d’enseignement doit beaucoup à la position que
j’occupe dans le champ universitaire et surtout à la trajectoire
qui m’y a conduit », mais en ajoutant aussitôt entre paren-
thèses : « ce qui ne veut pas dire qu’elle s’en trouve relati-
visée pour autant » [Bourdieu, 1987, p. 33.]. En effet tout est
là : la plupart des autres intellectuels, et surtout ceux qui criti-
quent Pierre Bourdieu, ont nécessairement intérêt à la mécon-
naissance ; Pierre Bourdieu, lui, a intérêt à la vérité. Comment
rendre compte de cette exception ? Comme d’une sorte de
hasard miraculeux : « Dans un champ à un certain moment,
la logique du jeu est ainsi faite que certains agents ont intérêt
à l’universel. Et, je dois le dire, je pense que c’est mon cas »
[ibid., p. 45]. L’auto-analyse tourne ainsi à l’auto-consécration :
Pierre Bourdieu s’excepte de ce qu’il impute aux intellectuels,
à savoir d’avoir intérêt à la méconnaissance quant à leur propre
domination symbolique, tandis que son itinéraire social garantit
à ses yeux son intérêt désintéressé au dévoilement de la vérité.
Ainsi croit-il résoudre les tensions internes entre son intérêt
expressif (normativement informé par la pensée de Marx et
l’expérience de la domination sociale) et ses intérêts au sein du

237
champ intellectuel et académique ; ces tensions se concentrent
le plus souvent sur l’État et sur l’intellectuel (de gauche), dont
Sartre est la figure emblématique, car c’est là pour Pierre Bour-
dieu que la domination s’exerce sous sa forme la plus légi-
time et la plus illégitime à la fois, parce qu’elle s’exerce tout en

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déniant s’exercer au profit de celui qui l’exerce, en se récla-
mant d’une « mission » guidée par un intérêt universel, l’intérêt
public ou la vérité – ce qu’elle ne fait qu’en partie, l’intérêt per-
sonnel prenant immanquablement le pas sur l’intérêt général ou
« universel ». On peut donc penser que Pierre Bourdieu réserve
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une violence particulière à la « grande noblesse » d’État ou du


champ intellectuel, parce que c’est là que se déchargent (dans
ce livre comme dans tous ses livres) les tensions insurmontables
que produit chez lui le conflit entre l’intérêt du savant qu’il veut
être, « objectif » et coupé de ses préjugés sociaux, et « l’intérêt
expressif » originaire qui s’enracine dans son itinéraire indivi-
duel de dominé parvenu – par l’École, donc l’État, la culture, la
philosophie, la science – à dominer sa domination et voulant
donner aux dominés les moyens de dominer leur domination
en montrant que l’École, l’État, la culture, la philosophie, et la
science même sont des instruments de domination, même s’ils
ne sont pas que cela.
En doublant la sociologie des intellectuels d’une sociologie
des sociologues, Pierre Bourdieu espère neutraliser les ten-
dances à l’irresponsabilité des uns et au côté « maîtres à penser
le social » [Bourdieu, 1982a, p. 11 (à propos de Durkheim)] des
autres. Mais ainsi il s’enferme dans le jeu des luttes internes,
surdéterminées et « intéressées », non pas par la vérité seule,
mais aussi par la domination du champ. Pierre Bourdieu ne peut
sortir de ce cercle vicieux : sa démystification de la domination
symbolique des intellectuels lui sert à dominer symboliquement
le champ intellectuel ; il ne peut prétendre sans mauvaise foi
que « comprendre » l’œuvre ou le discours d’un concurrent sur
un mode aussi peu « charitable » que celui qu’il pratique sert les
seuls intérêts de la vérité, et aucunement les siens. Mais comme
sa manière de réduire les positions philosophiques et poli-
tiques adverses à la position de leur locuteur dans le champ est
aisément réversible, il dresse entre son discours et celui de ses
adversaires l’écart séparant la « science » de « l’idéologie ». Il
échappe ainsi au relativisme complet et autodestructeur ; mais
n’y échappe-t-il pas par un artifice ?

238
Réduction = vérité (sauf quand j’en suis victime)

Pour tracer autour de son discours la limite sacrée qui sépare


sa « science » des opinions naïves et/ou idéologiques dont elle
détiendrait la clé, Pierre Bourdieu reprend les procédés par les-

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quels le freudisme et le marxisme ont cru affirmer leur scienti-
ficité quand ils se figeaient en pseudo-sciences. Ainsi Pierre
Bourdieu met-il par avance toute critique des excès dogma-
tiques et réductionnistes de sa pensée au compte de la « réac-
tion » (au sens marxiste de défense des intérêts menacés) ou
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de la « résistance » (au sens freudien du refus de se débar-


rasser d’une vision idéalisée des ressorts de la personnalité).
C’est pourtant l’idée selon laquelle la réduction est le garant
de la scientificité d’un énoncé que Wittgenstein combattait chez
Freud, dans la formule citée à contre-emploi par Pierre Bour-
dieu dans Les Règles de l’art [Bourdieu, 1992, p. 15] sur la
« séduction irrésistible » qu’exercent les « explications du type
“ceci n’est que cela” ». Wittgenstein voulait précisément mon-
trer que la séduction de ce type d’explication n’est aucune-
ment la preuve de leur vérité, bien au contraire : « Si je fais
bouillir Redpath (un interlocuteur de Wittgenstein) à 200º, écri-
vait Wittgenstein dans le paragraphe qui suit les lignes citées
par Pierre Bourdieu, tout ce qui reste une fois la vapeur d’eau
dissipée, ce sont quelques cendres, etc. C’est là tout ce que Red-
path est en réalité. Parler ainsi pourrait avoir un certain charme,
ajoute Wittgenstein, mais ce serait fallacieux, pour ne pas dire
plus » [Wittgenstein, 1992, p. 57, souligné par nous].
En empruntant la « coupure épistémologique » à l’épistémo-
logie bachelardienne, en la recoupant avec la thématique durk-
heimienne de « rupture avec les prénotions » et en la conjuguant
avec le concept freudien de « résistance », Pierre Bourdieu
creuse entre son discours et les discours « concurrents » le fossé
qui sépare la doxa de la vérité scientifique, l’idéologique (sous
toutes ses formes) du « vrai ». Mais ainsi il soustrait sa pensée
à la discussion critique, renvoyant les discours intellectuels
qu’il analyse ou qu’il combat à la position de leur auteur dans
le champ intellectuel et social, à leur intérêt à la méconnais-
sance. Or, il se masque alors qu’il pratique une forme de vio-
lence symbolique spécifique qui lui paraît insupportable
lorsqu’elle est retournée contre lui : c’est ainsi que, tandis qu’il
ramène la philosophie de Heidegger à une simple « mise en
forme » philosophique de « l’esprit du temps », du Zeitgeist

239
révolutionnaire-conservateur de l’Allemagne des années vingt-
trente, tel qu’il s’exprimait avec moins de « formes » dans les
journaux ou chez les écrivains (en particulier Ernst Jünger) de
cette tendance politique, Pierre Bourdieu accuse Ferry-Renaut
de « sociologisme » [Bourdieu, 1992, p. 252 (note)] quand

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ceux-ci rapprochent sa propre œuvre de l’« esprit du temps »
des années soixante et de mai soixante-huit, en particulier de
la fameuse question de savoir « d’où » celui qui parle parle
(c’est-à-dire quelle est sa position de classe). Il est vrai, d’ail-
leurs, que Ferry-Renaut vont un peu vite en besogne, si l’on
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adopte le point de vue de Pierre Bourdieu : pour ne pas prati-


quer de « réduction » expéditive, il faudrait retracer la socio-
genèse de la pensée de Pierre Bourdieu, recréer le contexte
intellectuel et politique où elle a pris ses plis fondamentaux,
tenir compte de sa compétence spécifique et des effets de
« mise en forme » qu’elle impose à « l’esprit du temps » et à
sa pulsion politique propre. On pourrait alors montrer ce que
cette pensée doit à une époque où, comme dit Jacques Bouve-
resse, « il était à peu près entendu chez les philosophes français
capables d’accéder à un minimum de conscience politique, que
l’institution philosophique avait essentiellement fonction
d’inculquer aux jeunes générations les principes et les normes
de “l’idéologie dominante”. Mais, poursuit Bouveresse, l’idéo-
logie dominante n’était pas censée dominer au point que les
armes utilisées par le pouvoir […] ne puissent être retournées
contre lui dans le cadre le plus légal et le plus institutionnel
qui soit. Il ne s’agissait évidemment pas d’une tentative de sub-
version ou de guérilla idéologique proprement dite, qui aurait
impliqué nécessairement un minimum de conspiration et de
secret, mais plutôt d’une sorte de conspiration ouvertement
déclarée, dont les membres ont parfois poussé le ridicule
jusqu’à exiger de l’ordre établi un véritable statut de fonction-
naire de la contestation (ou même de la révolution), c’est-à-dire
une chose que sa “logique”, telle qu’ils la décrivaient eux-
mêmes, lui interdisait absolument de leur octroyer » [Bouve-
resse, 1984, p. 31].
La pensée de Pierre Bourdieu est, en un sens, la mise au
jour de ces contradictions typiques d’une posture de radicalité
philosophique-politique propre à l’époque, mais elle en est aussi
la reprise « mise en forme » sociologiquement : la maîtrise de
ces formes distingue par exemple Les Héritiers de la vision
marxiste de l’École républicaine comme pur instrument de

240
reproduction de la bourgeoisie et de la « culture de classe »,
qui s’exprima avec moins de formes par exemple dans L’École
capitaliste en France de Baudelot et Establet, qui serait à La
Reproduction de Pierre Bourdieu et Passeron ce que les livres
de Jünger ou de Spengler sont à ceux de Heidegger. Typique

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de la maîtrise de Pierre Bourdieu des moyens de reprendre les
thèses de « l’esprit du temps » tout en s’en démarquant, est la
conclusion des Héritiers, où est affirmée la différence entre la
position politique « marquée » qui inspire le propos et la posi-
tion « scientifique » des auteurs, cumulant la critique et la cri-
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tique de la critique : « … ce n’est pas assez de constater que la


culture classique est une culture de classe, c’est tout faire pour
qu’elle reste telle que d’agir comme si elle n’était que cela »
[Bourdieu et Passeron, 1964, p. 110].
Cette neutralisation permet de concilier Marx et Durkheim,
la critique subversive et radicale, « philosophique », du « sys-
tème », et l’esprit de « responsabilité », de sérieux, de
« mesure » scientifique et politique du fondateur de la socio-
logie ; Pierre Bourdieu entend conjurer ainsi les illusions de
toute-puissance de la pensée et les facilités de la « radicalité »
philosophique par une pratique scientifique réelle – qui faisait
défaut aux marxismes purement philosophiques de Sartre ou
d’Althusser – tout en reprenant la visée démystificatrice du
marxisme.

La rhétorique de la fausse coupure


et la « mise en forme » sociologique

Il y a chez Pierre Bourdieu un « sens sociologique » pour-


rait-on dire, au sens où Pierre Bourdieu parlait du « sens
philosophique » de Heidegger : « Le “sens philosophique”
s’identifie à la maîtrise pratique ou consciente des signes
conventionnels qui balisent l’espace philosophique, permettant
au professionnel de se démarquer par rapport aux positions déjà
marquées, de se défendre de tout ce qui lui sera vraisemblable-
ment imputé, […] bref, d’affirmer sa différence dans et par une
mise en forme parée de tous les signes propres à la faire recon-
naître » [Bourdieu, 1988, p. 45]. La « coupure » entre, d’une
part, le discours spontané de la doxa et le discours mal réfléchi
des « doxosophes » attaqués par Pierre Bourdieu à maintes
reprises, et, d’autre part, son propre discours, est ainsi affirmée

241
dans La Misère du monde sur un mode étrangement voisin de
celui qu’a analysé Pierre Bourdieu comme « rhétorique de la
fausse coupure » [1982b, p. 171 et sq.].
La situation « scientifique » de La Misère du monde est en
effet assez embarrassante : loin d’avoir un objet d’étude bien

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délimité, un « phénomène trié, filtré, épuré » (comme dit
Bachelard [1934/1987, p. 16]), ce livre parle de ce dont « on »
parle (le « mal des banlieues », le « malaise étudiant », la
« crise de la démocratie », etc.), mais il ne doit surtout pas
donner l’impression qu’il en parle comme « on » en parle.
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Comme fait défaut ici l’appareil scientifique caractéristique de


la forme sociologique académiquement reconnue et fondée
– dans sa forme française – par Durkheim, à commencer par la
quantification, l’étude de tableaux de données statistiques sans
lesquels le sociologue aurait du mal à se mettre lui-même à
distance de ses pré-notions sur son objet, Pierre Bourdieu est
contraint de multiplier les « mises en garde » et les signes dis-
tinctifs visant à produire en l’affirmant la coupure entre son dis-
cours et les discours « naïfs » sur le social, c’est-à-dire tous les
discours à l’exception du sien : celui des « gens » qui, dans
leur discours immédiat, « sont parlés » plus qu’ils ne parlent,
répétant le discours que l’« on » tient sur eux, c’est-à-dire que
les « faiseurs d’opinion » tiennent sur eux, journalistes, hommes
politiques et « doxosophes », comme nomme Pierre Bourdieu
ses « concurrents déloyaux » qui ne sont que des « savants
apparents de l’apparence » [Bourdieu et al., 1993, p. 943].
Or, précisément, l’indétermination de la notion de « misère
de position », susceptible – comme le montre la diversité des
« cas » étudiés dans le livre – de hanter tous les champs sociaux
ou presque, installe cette étude de « cas » – qui n’ont en
commun que d’avoir été considérés comme représentatifs des
« misères » sociales les plus diverses – dans la dangereuse
proximité des « tranches de vie » chères au journalisme
« social ». On voit alors la philosophie (décriée pour sa cou-
pure illusoire avec le sens commun, pour sa séparation hau-
taine entre « l’authentique » et « l’inauthentique », le « on » et
le « je ») convoquée par Pierre Bourdieu pour installer, entre
son livre et le discours « vulgaire » sur le social (ce « qu’on
dit » sur le « mal des banlieues », le « malaise étudiant », etc.)
toute la distance nécessaire à la garantie de sa distinction
(scientifique) : citation d’Aristote sur « la disposition à aimer
la vérité » qui serait au fond du métier de sociologue [p. 920],

242
citation de Wittgenstein comme caution philosophique contre
les journalistes et les « philosophes-journalistes », enfin invoca-
tion de Platon lui-même contre les « doxosophes », savants
apparents de l’apparence [p. 941], etc.
Ainsi, d’une part, contre la philosophie et son illusoire radi-

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calité, Pierre Bourdieu fait-il valoir que la « coupure » entre
philosophie et « sens commun » n’est qu’une illusion sociolo-
giquement déterminée et politiquement douteuse (voyez Hei-
degger !) d’aristocratisme de la pensée (dont le plus éminent
représentant est le fondateur même de la tradition consacrée :
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Platon) ; mais, d’autre part, contre les essayistes, sociologues,


journalistes et intellectuels concurrents, il fait valoir l’infran-
chissable distance qui sépare le discours « naïf », enfoncé dans
les préjugés sociaux et les pré-notions, de la science sociale qui
le place lui-même au-dessus des préjugés.
On voit donc resurgir la coupure (méprisante ou nécessaire ?)
entre doxa et vérité, qui ne saurait être annulée (ce qui revien-
drait à dire que tous les discours sont également vrais) mais
seulement déplacée par Pierre Bourdieu, faute de quoi il ne
pourrait se distinguer, lui, le vrai savant de la vérité, des savants
apparents de l’apparence. Or les emblèmes de la tradition philo-
sophique, s’ils distinguent formellement et stylistiquement le
discours de Pierre Bourdieu du journalisme, ne suffisent pas à
en assurer la légitimité scientifique : d’où les trente-six pages de
méthodologie par lesquelles « la rupture […] avec les évi-
dences du sens commun (que) la connaissance rigoureuse sup-
pose presque toujours » doit éviter d’apparaître comme « l’effet
d’une pétition de principe » [ibid., p. 918]. D’où la nécessité
de produire une série de signes formels permettant d’instaurer
un écart entre l’entretien sociologique et l’entretien journalis-
tique (mais aussi entre l’entretien sociologique « ordinaire » et
l’entretien sociologique « à la Pierre Bourdieu ») : entretiens
plus longs, familiarité avec les « enquêtés », « travail d’écri-
ture » [p. 8, souligné par Bourdieu], « préambule analytique »
[ibid.], refus d’imposer une problématique à l’interviewé mais
conscience de la « labilité » des opinions, enfin « compétence
spécifique » [p. 916] qui sépare le sociologue des auteurs
d’« enquêtes réalisées à la va-vite » [p. 911]. Autrement dit,
c’est plus scientifique que le journalisme parce que les auteurs
sont plus savants que les journalistes. CQFD ? Craignant sans
doute que les différences énumérées ne suffisent pas vraiment à
garantir la « coupure », Pierre Bourdieu ajoute in fine une note

243
rappelant qu’hélas « la réception du discours sociologique doit
évidemment beaucoup au fait qu’il porte sur le présent immé-
diat ou l’actualité – comme le journalisme, à quoi tout l’oppose
au demeurant », et que si l’on s’avisait encore de ne pas être
convaincu qu’un abîme sépare sa science des « quotidiens et

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hebdomadaires […] remplis de témoignages à sensation sur la
détresse des professeurs ou la colère des infirmières », la faute
en reviendrait décidément à notre « inconscient académique »
[ibid., p. 918].
Nous voilà donc renvoyés à notre inconscient académique,
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arme fatale de Pierre Bourdieu quand son argumentation ne le


convainc peut-être pas lui-même, quand la scientificité de sa
démarche n’est pas vraiment établie et que les « savants », les
« concurrents » ou les malheureux journalistes pourraient le lui
reprocher. Ces mises en garde prendront une place croissante
dans le discours de Pierre Bourdieu quand il fera des médias un
objet privilégié de sa critique, tout en faisant preuve d’une sorte
de mimétisme antagonique à l’égard de « l’emprise du journa-
lisme » : la collection « Liber-Raisons d’Agir », créée par Pierre
Bourdieu dans cette optique achèvera le mélange des genres,
en présentant comme résultat de « l’état le plus avancé de la
recherche sur des problèmes politiques et sociaux d’actualité »
l’ouvrage d’un journaliste (Serge Halimi). Le label de scienti-
ficité est ainsi accordé par Pierre Bourdieu dès lors que les vues
politiques de l’auteur concordent avec les siennes.

La subversion symbolique de la culture dominante

Si la science est, selon Pierre Bourdieu, « le moins illégitime


des pouvoirs symboliques » [1982a, p. 56], elle n’en reste pas
moins à ses yeux – comme la formulation l’indique – un pou-
voir symbolique, comme tel illégitime. Pour rendre sa propre
position de pouvoir moins illégitime, il s’agira donc de prati-
quer une « révolution symbolique ». Le renversement subversif
de Pierre Bourdieu ne s’attaque pas aux hiérarchies sociales
directement, mais aux hiérarchies « formelles » et culturelles
qui en seraient l’émanation dans le champ symbolique, à
commencer par la distinction entre « vulgaire » et « distingué ».
Dans le champ philosophique que Pierre Bourdieu a traversé, la
forme noble et universitairement consacrée de ces distinctions
se retrouvait particulièrement chez Heidegger et ses fameux

244
textes sur le « on ». C’est bien ce langage que Pierre Bourdieu,
qui n’a pas caché la fascination qu’il avait éprouvée dans sa
jeunesse pour la pensée de Heidegger [voir Bourdieu, 1987,
« Fieldwork in philosophy »], retrouve pour le subvertir et pré-
senter l’audace de sa démarche ; ainsi écrit-il dans La Misère

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du monde : « Ce que le “on”, philosophiquement stigmatisé et
littérairement déconsidéré, que nous sommes tous tente de dire,
avec ses moyens, désespérément “inauthentiques”, est sans
doute, pour les “je” que nous croyons être, par la plus commune
des revendications de singularité, ce qu’il y a de plus difficile
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à écouter » [Bourdieu et al., 1993, p. 923]. Tâchant d’accorder


aux « récits d’aventures ordinaires… le regard prolongé et
accueillant… que l’on réserve d’ordinaire aux grands textes lit-
téraires ou philosophiques », Pierre Bourdieu décrit sa
démarche comme « une sorte de démocratisation de la posture
herméneutique » [ibid.]. Par ce geste, Pierre Bourdieu entend
renverser les catégories de la doxa intellectuelle qui sacralise
la Culture, le « grand texte », et méprise le « vulgaire » et ses
« récits » : il définit le projet de La Misère du monde comme
celui d’« offrir aux propos d’un ouvrier métallurgiste l’accueil
recueilli que certaine tradition de la lecture réserve aux formes
les plus hautes de la poésie ou de la philosophie » [ibid.,
p. 924]. « L’ouvrier métallurgiste » fonctionne ici moins
comme catégorie sociale (pourquoi lui et pas l’actrice au chô-
mage, le gardien d’immeuble ou le juge ?) que comme emblème
du dominé, inscrit ici dans un réseau où il s’oppose à « poésie »
et à « philosophie », formes « pures » dont la reconnaissance et
le culte (« l’accueil recueilli ») est présenté comme le revers du
mépris et de la méconnaissance de cette « parole ouvrière » qui
n’a pas place dans le temple de la Culture. « Tout sacré a son
complémentaire profane, toute distinction produit sa vulgarité »,
disait Pierre Bourdieu dans sa leçon inaugurale au Collège de
France. On voit que les symétries que dessine ici Pierre Bour-
dieu ne sont pas celles de Marx : ce qui prive l’ouvrier de la
reconnaissance de son humanité et le voue à la « bassesse », ce
n’est plus tant son exploitation par le Capital que le fait de ne
pas être entendu, d’être méprisé par les officiants du culte de la
Culture ; mais associer la souffrance de l’ouvrier métallurgiste
à la « hauteur » de la poésie et de la philosophie pose pro-
blème, car la démystification de la Culture est et n’est pas
censée libérer l’ouvrier de la domination : elle le libère peut-
être de la domination symbolique, mais laisse intacte la

245
domination matérielle. D’où un soupçon : n’est-ce pas d’abord
pour se libérer lui-même de la contradiction et du remords de
cette libération-qui-n’en-est-pas-une, de cette libération « for-
melle », que Pierre Bourdieu focalise ses attaques sur le « sym-
bolique » et sur les intellectuels ? Pierre Bourdieu s’en prend

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d’autant plus violemment aux « formes » qu’il n’offre qu’une
« libération » formelle, et qu’il se tient ainsi en deçà de Marx,
en deçà de l’illusion de radicalité politique qui est l’illusion de
la philosophie mais aussi la blessure que celle-ci a laissée dans
la pensée de Pierre Bourdieu, par l’excès même de ses espoirs
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émancipateurs : Marx a placé la barre trop haut.


Tandis que Marx entendait travailler au dépassement des
conditions (politiques et sociales) empêchant « idéologie » et
vérité, science et non-science, de coïncider, cette « réalisation »
qui devait avoir lieu dans le réel pour Marx, par la révolution,
ne peut avoir lieu que dans le symbolique pour Pierre Bour-
dieu, c’est-à-dire dans et par « la science », mais dans et par la
science seulement – la grande transparence n’adviendra jamais
que dans l’espace transparent de la pensée, où son idée a pris
naissance. Le rejet d’une « philosophie eschatologique de l’his-
toire » [Bourdieu, 1982a, p. 52] et le déplacement de la lutte des
classes dans le champ symbolique conduisent Pierre Bourdieu à
rejeter le messianisme révolutionnaire pour lui substituer – à
la fin de La Misère du monde – une forme de socialisme scien-
tifique (ment) guidé par la science sociologique, plus proche
en fait du socialisme durkheimien que de celui de Marx, mais
sous-tendu par la radicalité normative anti-« dominants », anti-
bourgeois, anti-« philosophes abstraits » et anti-élitaire de
Marx. Mais dès lors, si la grande réconciliation – rêve messia-
nique – entre « science » et « opinion », si l’effacement de toute
domination symbolique ne peut plus advenir dans la société (où
la domination est inscrite dans la division même du travail selon
Durkheim), mais seulement dans et par la science, par la
connaissance « libératrice » des conditions sociales de la domi-
nation, la coupure réelle entre le savant et le « peuple » est indé-
finiment reconduite dans le réel par cette pérennité de « la
science » dans sa différence avec « l’opinion ».
On comprend alors en quoi ce livre sur la misère était bien
aussi l’expression du malaise social de Pierre Bourdieu,
l’expression de sa propre « misère de position ». Non que la
position objective de Pierre Bourdieu dans le champ intellec-
tuel et social soit particulièrement défavorisée : précisément, le

246
malaise naît de cette trop parfaite intégration au champ de la
domination symbolique, pour celui qui se conçoit comme le
dominé (par naissance) parvenu à dominer sa domination et
soucieux, au lieu de jouir des privilèges de la domination sym-
bolique comme son itinéraire social lui en donnait la possibilité,

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de donner à tous les dominés les moyens de dominer leur domi-
nation. Mais le discours du professeur au Collège de France
enseignant à tous les moyens d’accéder à la « liberté à l’égard
de l’institution » par la science le coupait par trop de ce « on »
qui, n’ayant accès ni à « la science », ni à « l’institution », pour-
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rait bien se moquer de la « liberté » qu’il veut lui offrir


– d’autant que la difficulté de lecture des œuvres de Pierre
Bourdieu pour qui n’a pas suivi un cursus assez proche du sien
est patente (ce que Pierre Perret exprima avec une cruauté invo-
lontaire lors d’une émission de « Apostrophe » où Pierre Bour-
dieu était venu présenter Ce que parler veut dire, en disant
que, pour comprendre ce que ce livre « voulait dire », il fallait
pouvoir « suivre les flèches »). Comment combler cet abîme ?
En passant à l’acte : lorsque La Misère du monde sortit, Pierre
Bourdieu présenta le livre, dans Libération, comme « un acte
politique », une manière de donner la parole à la rue contre le
pouvoir. Et en fait l’essentiel est là, dans l’acte lui-même plutôt
que dans les effets politiques du livre, à propos desquels Pierre
Bourdieu ne cachait pas son scepticisme (voir le « Post-
scriptum » du livre). Cet « acte » consiste à s’instituer porte-
parole « savant » du « peuple », à s’effacer ainsi derrière le
« peuple » (« la France parle », lit-on en quatrième de couver-
ture), et ainsi à dépasser symboliquement la coupure séparant,
en Pierre Bourdieu, le dominant du dominé, le « savant » et le
« peuple ».

Le « responsable » et le « radical »

Le discours critique déployé par Pierre Bourdieu à l’encontre


des socialistes illustrait aussi les tensions auxquelles le vouaient
son double statut d’intellectuel critique et d’intellectuel « res-
ponsable », critique de l’irresponsabilité critique des autres
intellectuels (dimension qu’il abandonnera par la suite) : dans
son « Post-scriptum », Pierre Bourdieu en appelle finalement
et solennellement à « tirer pleinement parti des possibilités, si
réduites soient-elles, qui sont offertes à l’action » [ibid., p. 944],

247
tout en admettant l’étroitesse des marges de manœuvre et la dif-
ficulté de changer les « mécanismes économiques et sociaux »
[ibid.]. L’intériorisation des contraintes du « réel » qui distingue
en principe l’intellectuel « responsable » de l’intellectuel irres-
ponsable, conduit ici Pierre Bourdieu dans les parages du dis-

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cours de la « main droite » de l’État : est-ce alors la tendance
« droite » de Pierre Bourdieu, celle du savant et du (haut) fonc-
tionnaire intellectuel qui parle ? ou serait-ce que, quant à leur
fond, le discours de la main gauche de l’État et celui de la main
droite sont symétriques quoi que non superposables ? En fait,
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non : la différence tient dans le rapport au « symbolique ».


Ayant admis que « les temps sont durs » et ajouté que « la
marge de manœuvre est beaucoup plus réduite que les partis
politiques ne veulent le faire croire 2 », Pierre Bourdieu doit en
effet se démarquer de la « main droite » politique et intellec-
tuelle. Dans l’interview au Monde sur « main droite et main
gauche de l’État », il n’accablait pas tant les socialistes pour
leurs échecs économiques, sources d’un développement de la
misère économique, que pour la « démolition de la croyance
en l’État » qu’il leur imputait. De même, la rupture que Pierre
Bourdieu appelle de ses vœux dans La Misère du monde
consiste d’abord en une rupture symbolique (« là au moins,
disait-il dans le même entretien, les dirigeants ont toute lati-
tude », en un changement du discours dominant : celui-ci
devrait exprimer non plus les intérêts de la « grande noblesse »
d’État, mais ceux de la « petite noblesse », c’est-à-dire (dans le
réseau d’équivalence qui est la trame intellectuelle cachée de ce
discours) que les fondements idéologiques des gouvernants ne
se trouveraient plus alors dans le discours des « journalistes-
philosophes » (c’est-à-dire des adversaires de Pierre Bour-
dieu) mais dans celui de la « science sociologique » (de Pierre
Bourdieu).

2. Pierre Bourdieu, 14 janvier 1992, « La main gauche et la main droite de l’État ». Chose stu-
péfiante, Pierre Bourdieu pratique l’auto-falsification pour camoufler ses propres évolutions :
lorsqu’il reprend dans Contre-feux [Bourdieu, 1998, p. 11] l’entretien du Monde où était énoncée
cette proposition, il transforme celle-ci en son contraire : à la question « croyez-vous que la marge
de manœuvre des dirigeants politiques soit si restreinte ? », qui faisait allusion à une phrase précé-
dente de Pierre Bourdieu (« les temps sont durs et la marge de manœuvre n’est pas grande »), Bour-
dieu [1998] se fait répondre, dans Contre-feux : « elle est sans doute beaucoup moins réduite qu’on
ne veut le faire croire », là où il disait, dans la version parue dans Le Monde (et reprise dans les
« Grands entretiens » du Monde, Dossiers et Documents du Monde, 1993, p. 88) : « Il n’y a plus
personne aujourd’hui qui n’ait compris que cette marge est beaucoup plus réduite que les partis ne
veulent le faire croire. » !

248
La charge des « savants apparents de l’apparence » et la cri-
tique en règle des fausses médiations politiques, médiatiques et
intellectuelles, manifestent la certitude de Pierre Bourdieu qu’il
est, lui, le savant vrai de l’être social, et l’invocation finale de
Platon contre ses adversaires « doxosophes » est alors, en un

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sens, parfaitement juste : c’est bien la prétention philoso-
phique à contourner la « doxa » pour décider « en vérité » quels
sont les intérêts profonds des citoyens qui est transférée de la
philosophie-reine à la sociologie dans le discours politique de
Pierre Bourdieu. En effet, si la science sociale peut dire la vérité
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méconnue des problèmes des acteurs sociaux mieux que ceux-ci


ne le peuvent eux-mêmes, un collaborateur de Pierre Bourdieu,
Patrick Champagne, n’a pas de mal à montrer, dans La Misère
du monde, que la démocratie actuelle repose sur un « cercle
vicieux » : la « vision médiatique » impose aux gens une vision
fausse de leurs problèmes, si bien que lorsque les gens croient
exprimer leurs opinions, ils répètent l’opinion que les faiseurs
d’opinion leur donnent sur eux-mêmes : « Ils sont parlés plus
qu’ils ne parlent, et lorsqu’ils parlent aux dominants, ils tendent
à avoir un discours d’emprunt, celui que les dominants tien-
nent à leur propos » [Champagne, « La vision médiatique », in
Bourdieu et al., 1993, p. 68]. La « vision d’État » répète ce
« cercle vicieux », les hommes politiques s’en tenant aux pro-
blèmes apparents que présentent les médias et les sondages, et
y répondant par « des remèdes “médiatico-politiques” » [ibid.,
p. 74]. Ainsi la création d’un ministère de la Ville après les
« événements » de Vaulx-en-Velin est-elle interprétée par cet
auteur comme la création d’un « interlocuteur… chargé de faire
des actions pour les médias » [ibid., p. 76]. On comprend alors
que pour sortir du « cercle vicieux » où nous plonge ce que
Pierre Bourdieu appelle « une vision étriquée du “politique”…
héritée du passé », c’est-à-dire une conception formelle de la
démocratie, basée sur la représentation de sujets conscients de
leurs intérêts, il faut que le pouvoir cesse de s’en tenir à l’appa-
rence, à « l’opinion publique » (qui n’existe pas selon Pierre
Bourdieu [voir Bourdieu, 1980, p. 222-236]), pour accéder à
l’être, par la « science » vraie des vrais problèmes. On retrouve
ici la « ruse de la domination » qui fait que Pierre Bourdieu, tra-
vaillant contre la domination symbolique et la dépossession des
gens qui « sont parlés plus qu’ils ne parlent », finit par achever
cette dépossession et par prétendre au monopole de la domina-
tion symbolique légitime : la « démocratisation de la posture

249
herméneutique » se retourne en prétention à une herméneu-
tique de la démocratie. Ainsi, la démocratie « réelle » que Pierre
Bourdieu appelle de ses vœux ne met en prise, dans le « Post-
scriptum » du livre, que la « science » d’un côté, interprétant
les « vrais » problèmes des gens derrière leurs problèmes appa-

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rents, et le pouvoir politique, de l’autre. Entre eux, l’épaisseur
d’un voile d’illusion, vaines apparences, pauvres symptômes :
l’« espace public » est dépeint comme un espace truqué où les
opinions des dominés reflètent celles que les dominants leur
donnent d’eux-mêmes : partis, médias, sondages, rien de tout
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cela ne permet plus aux gens d’exprimer leurs « vrais » pro-


blèmes, c’est-à-dire leurs problèmes cachés, méconnus d’eux-
mêmes. Mieux : l’espace public est un obstacle, un parasitage
qui empêche au discours scientifique sur le monde social de
se faire entendre, brouillé par la « concurrence déloyale » des
« fabricants d’hypothèses » [Bourdieu et al., 1993, p. 943],
journalistes, intellectuels et sociologues charlatans qui parlent à
tort et à travers sans « savoir ». L’herméneutisation de la vie
démocratique va de pair avec la prétention de la sociologie de
Pierre Bourdieu au monopole de la « violence interprétative-
herméneutique » légitime.
Le discours politique final de Pierre Bourdieu apparaît ainsi
comme un appel à substituer à l’actuelle technocratie « main
droite » des énarques et des élites arrogantes, une technocratie
« main gauche », exprimant l’universalisation des intérêts
confondus du sociologue et des fonctionnaires sociaux de l’État.
Au socialisme prolétarien de Marx, réponse à la domination
économique, la traduction et l’euphémisation « symbolique »
qu’en donne Pierre Bourdieu (tout en rejetant le messianisme
révolutionnaire de Marx), réponse à la domination culturelle,
finit ainsi par substituer un socialisme de fonctionnaire social à
la fois dévoué à l’État républicain et exaspéré par ses « élites »,
se réclamant d’une expérience du terrain contre les abstractions
des grands commis de l’État ou de « l’économie pure ».
L’effort de donation de sens, d’écoute des gens et d’assis-
tance sociale attendu de l’État, c’est ce qui sépare l’idéologie
« main droite » de l’idéologie « main gauche ». Le combat de
Pierre Bourdieu sur ce point, pour la sociologie et pour l’État-
providence, est – à notre sens – aussi légitime que nécessaire,
contre les « équations truquées » qui voudraient enterrer le
socialisme démocratique en l’identifiant avec le soviétisme et
abandonner la société à la « main invisible » en assimilant toute

250
intervention de l’État à un « totalitarisme » ; mais il n’en est
pas moins clair pour nous que la prétention d’appliquer une
démarche « scientifique-herméneutique » à tous les discours
produit un effet pervers quand elle est présentée comme un
remède à l’actuelle crise de la représentation démocratique :

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celui de rendre la démocratie formelle subsidiaire et de lui subs-
tituer une forme « socialisée » de technocratisme ou une forme
inavouée de populisme. La « science » des intérêts « vrais » du
« peuple » conduit à nier toute validité à un espace public de
discussion décrit comme foncièrement truqué, la pluralité des
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opinions est ramenée à un brouillage pour la science sociale.


Ainsi cette pensée des perspectives oublie-t-elle qu’elle
n’exprime qu’un point de vue parmi d’autres : Weber, dont
Pierre Bourdieu ne cessa de se réclamer contre l’objectivisme,
est alors aux oubliettes.
Toute l’ambiguïté de cette pensée tient à ce qu’elle épouse
ainsi une tendance profonde à la « scientificisation » et à la
« technicisation » de la politique, tout en tenant un discours
explicite contre les élites intellectuelles, les technocrates et les
experts, son aspiration scientiste étant contrée et combattue en
son propre sein par sa volonté « démocratique » de rendre la
parole au peuple. C’est cette sensibilité à la parole étouffée ou
confisquée qui donne force à sa critique des cécités complices
des médias et de la main droite de l’État, de l’arrogance des
dominants qui prit le visage, un certain mois de décembre,
d’Alain Juppé. On peut d’ailleurs voir dans le mouvement de
décembre 1995 une confirmation de la justesse du diagnostic de
La Misère du monde quant à la fracture entre les deux mains de
l’État. Mais que Pierre Bourdieu soit apparu comme le prin-
cipal porte-parole intellectuel de ce mouvement social confirme
aussi, nous semble-t-il, notre hypothèse d’une fusion des
intérêts du sociologue et de ceux des « petits » agents de l’État,
constitués par Pierre Bourdieu en nouvelle « classe univer-
selle » : en défendant leurs intérêts spécifiques, Pierre Bourdieu
estime que les agents sociaux de l’État défendent les intérêts
de l’universel, du service public, et donc de tous les dominés.
Cette vision des choses est peut-être juste, mais elle devrait
pouvoir être soumise à la discussion : le discours politique de
Pierre Bourdieu est valable au même titre que tout discours
politique argumenté exprimant des intérêts méprisés, intérêts
qui coïncident ici avec ceux de la « main gauche » de
l’État, mais il ne peut passer pour une réponse générale et

251
« scientifique » à la « crise de la démocratie », sauf à accepter
que la démocratie ne doive plus passer par l’opinion publique,
par le débat sur les fins, par la « concurrence » (même
« déloyale » aux yeux de la science sociale) des discours, mais
doive se « scientificiser », c’est-à-dire en fait se conformer aux

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vues de certains « savants » de la société.
Le dernier inconvénient de l’« herméneutisation de la démo-
cratie » qui s’exprimait dans La Misère du monde était à nos
yeux qu’elle risquait de participer à une certaine dilution, per-
ceptible à gauche, du politique dans une forme de moralisme
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« social », soit le décentrement du discours de gauche, de la


misère matérielle – désormais considérée comme inéluctable,
« étroitesse des marges de manœuvre » oblige) – vers « la »
misère en général, la « crise du sens », etc. La Misère du monde
appelait essentiellement au dépassement du discours de la
gauche « néolibérale » mais aussi de la gauche « tradition-
nelle », focalisé sur la misère économique, au profit d’une
reconnaissance de « la » misère qui touche ou peut toucher tout
un chacun, comme le montre le livre (aussi bien le professeur
de collège que le policier, l’aspirant-journaliste ou le jeune mili-
tant FN), en rattachant le développement de cette « misère de
position » protéiforme au retrait de l’État et au déclin des corps
collectifs (syndicats, partis, Églises) qui donnaient jadis sens
aux existences individuelles. Or l’obsession politique de la
misère matérielle n’est-elle pas justement ce qu’il faudrait
maintenir ou réactiver des exigences du matérialisme de Marx
dans sa dimension politique ? La prise en compte de la diversité
des misères ne doit pas conduire à refuser de les « hiérarchiser »
(hiérarchie du pire) et de construire un ordre de priorité pour
leur traitement politique. Sans doute, Pierre Bourdieu a-t-il par
la suite également pointé les effets sociaux du néolibéralisme
en termes de misère matérielle, mais son discours a conservé
son orientation essentiellement « symbolique » : il est signifi-
catif qu’un des premiers volumes de sa collection « Liber-
Raisons d’agir » ait été consacré non pas au mouvement de
décembre lui-même, mais à ce que les auteurs n’ont pas hésité
à nommer « le décembre des intellectuels », comme si l’événe-
ment comptait moins que ses reflets – et ses « profits » symbo-
liques – dans le champ intellectuel. Dénoncer les intellectuels
libéraux et les journalistes – « chiens de garde », les revues
« sociales-libérales », les partis pris des médias, Pierre Bourdieu
et ses amis l’ont fait toujours plus, mais en renvoyant en touche

252
tout débat économique un peu précis, au motif que la croyance
en l’économie serait au fondement de la croyance néolibérale
– argument pour le moins faible, qui ne s’explique que par les
limites de cette sociologie de la domination, plus à l’aise dans
la dénonciation des dominants symboliques que dans l’analyse

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économique de la domination.

Échaudé par un passage sur les plateaux d’une émission de


télévision, Pierre Bourdieu se demandait : « Peut-on critiquer
la télévision à la télévision ? ». On s’est ici demandé (implici-
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tement) : peut-on critiquer Pierre Bourdieu en puisant dans la


boîte à outils de ses concepts, en retournant contre lui quel-
ques-unes des « armes scientifiques » qu’il a élaborées ? En
mettant en œuvre un principe de lecture qui cherche essentiel-
lement à mettre au jour le caractère « projectif » de ce discours,
nous lui avons appliqué le traitement « violent » (moins vio-
lent pourtant que sa propre rhétorique) que Pierre Bourdieu tient
pour légitime dans ses interprétations des parcours et des
œuvres des autres intellectuels. Cette violence consiste, dans les
faits, à rapporter les propos d’un auteur, quel que soit leur objet,
à sa « position », à préférer l’exhibition des intérêts et des stra-
tégies à l’étude des arguments et des raisons : ce procédé nous
paraît avoir une force de dévoilement certaine, mais aussi un
caractère incontrôlable, souvent injuste et réducteur (assez rui-
neux, à terme, pour le débat intellectuel) ; l’on pourra donc
trouver la lecture que nous avons proposée de l’attitude de
Pierre Bourdieu injuste et réductrice. Si elle ne l’est pas tant
que cela dans son cas, c’est peut-être parce que Pierre Bourdieu
a essentiellement énoncé la théorie de sa propre pratique de
la science, si bien que cette théorie trouve en lui sa meilleure
application.

Bibliographie

BACHELARD G. (1934, rééd. 1987), Le Nouvel Esprit scientifique, PUF, Paris.


BOURDIEU P. (1980), Questions de sociologie, Minuit, Paris.
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BOURDIEU P. (1982b), Ce que parler veut dire, Fayard, Paris.
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BOURDIEU P. et al. (1993), La Misère du monde, Seuil, Paris.
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réflexive, Seuil, Paris.
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WITTGENSTEIN L. (1992), Leçons et conversations, trad. franç. Fauve J., pré-
sentation de Chauviré C., Gallimard, coll. « Folio/Essais », Paris.
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Complément

L’économie du sociologue ou penser


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(l’orthodoxie) à partir de Pierre Bourdieu


par Olivier Favereau*

Depuis le milieu des années soixante-dix, lorsqu’on est un


économiste hétérodoxe, il est impossible, dans le mouvement
même par lequel on essaie d’échapper au paradigme dominant
en économie, de ne pas rencontrer l’œuvre immense de Pierre
Bourdieu 1. Mais il est également impossible de ne pas sortir
déçu de cette rencontre.
C’est à l’examen de ce paradoxe qu’est consacré ce cha-
pitre. Mon hypothèse est que si la sociologie de Pierre Bour-
dieu se révèle, tour à tour, aussi attirante et aussi décevante
pour l’économiste en rupture avec « l’orthodoxie écono-
mique 2 », cela tient, précisément, à la place de l’économie
– d’une certaine économie – dans cette sociologie : une éco-
nomie envahissante, fondée sur une puissante généralisation du
concept de concurrence imparfaite, à l’intérieur d’un holisme
méthodologique ambitieux et audacieux, empruntant même, sur
des points essentiels, à l’individualisme méthodologique ; mais
une économie stérilisante, venant moins en appui de l’économie
hétérodoxe qu’en complément de l’économie orthodoxe, dont

* Université Paris-X et FORUM UMR CNRS 7028.


1. Ce texte a bénéficié des critiques détaillées de Jean-Daniel Reynaud ainsi que de Michel
Arliaud, Luc Boltanski, Pascal Combemale, Bernard Convert, Philippe Corcuff, Michel De Vruey,
Jean-Pierre Dupuy, Jean Gadrey, Bernard Gazier, Antoine Jeammaud, Jean-Marc Le Gall, Alain
Leroux, Patrick Pharo, Aymeric Pontvianne, Jean-Philippe Robé, François Vatin. Bien que je leur
doive de multiples corrections et améliorations, pour lesquelles je leur exprime toute ma reconnais-
sance, ils doivent être exonérés de toute responsabilité dans les prises de position et les erreurs
éventuelles de ce texte.
2. L’expression « orthodoxie économique » revient (à juste titre) continuellement sous la plume
de Pierre Bourdieu, dans le texte qu’il a consacré récemment à l’analyse du « champ économique »
[1997] et qui est devenu la partie II des Structures sociales de l’économie [2000].

255
elle offre une figure inversée, avec une telle symétrie que toutes
deux constituent ensemble une sorte d’orthodoxie généralisée
pour les sciences sociales dans le monde capitaliste – une ortho-
doxie à double face, l’une apologétique, l’autre critique.
L’argumentation de mon hypothèse passera évidemment par

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une réflexion systématique sur ce qu’implique le qualificatif
« orthodoxe » dans la discipline économique, depuis la « révo-
lution keynésienne ». Il s’agit là de questions hautement
conflictuelles et, de surcroît, rarement abordées de front – aussi
devrai-je expliciter le plus complètement possible la conception
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de l’orthodoxie, sur la base de laquelle je serai amené à soutenir


que la logique de la reproduction, poussée à la limite extrême
de ses possibilités par Pierre Bourdieu, « reflète » la logique
de la coordination, menée dans une impasse par l’actuelle éco-
nomie orthodoxe. Cette discussion formera la deuxième partie
de ce chapitre – la deuxième, car avant de s’étonner de trouver,
du côté du sociologue, une telle économie, il convient de
s’étonner, dans une première partie, d’y trouver autant
d’économie.
La troisième partie renoncera au confort des positions épisté-
mologiques et des dénonciations tous azimuts, pour dégager
certains énoncés positifs d’une véritable économie hétérodoxe,
en étudiant les effets possibles de la levée des restrictions iden-
tifiées dans la deuxième partie. Sur un mode conjectural et par
un raisonnement a contrario, cette partie reviendra donc sur la
question que pose à un économiste l’œuvre de Pierre Bourdieu
et qui est à l’origine de ce chapitre : d’où vient que la critique
de l’orthodoxie ne produit ici qu’une orthodoxie de la critique ?

Une économie générale

La sociologie de Pierre Bourdieu a réussi ce tour de force de


développer, à l’intérieur de la tradition de la reproduction, un
langage théorique dont la cohérence et la sophistication en font
un adversaire direct pour le langage théorique que les écono-
mistes ont élaboré depuis plus d’un siècle, à l’intérieur de la
tradition de la coordination – tout en paraissant emprunter à
l’économie son vocabulaire de base, ses questions clés et sa
logique d’ensemble ! Le premier mérite dont il faut créditer le
modèle de Pierre Bourdieu est d’avoir rendu possible, à un

256
degré exceptionnel, la confrontation entre l’économiste et le
sociologue.

L’économie du sociologue : le vocabulaire du modèle

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La raison la plus évidente de l’attrait, pour un économiste,
de l’œuvre de Pierre Bourdieu est son recours massif au voca-
bulaire économique, non pas seulement (ce qui serait banal)
pour traiter de questions de socio-économie 3, mais bien pour
aborder des thèmes proprement sociologiques. Au surplus
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il s’agit du vocabulaire conceptuel fondamental de l’écono-


miste : « capital », « marché », « profit », « (formation des)
prix », au-delà des termes à tonalité plus descriptive ou d’usage
plus transversal, tels que : investissement, concurrence, mono-
pole, contrat, probabilité, stratégie… La citation suivante
constitue un extrait caractéristique (souligné par moi) : « [la
reconnaissance de la légitimité de la langue officielle] est ins-
crite à l’état pratique dans les dispositions qui sont insensible-
ment inculquées, au travers d’un long et lent processus
d’acquisition, par les sanctions du marché linguistique et qui
se trouvent donc ajustées, en dehors de tout calcul cynique et
de toute contrainte consciemment ressentie, aux chances de
profit matériel et symbolique que les lois de formation des prix
caractéristiques d’un certain marché promettent objectivement
aux détenteurs d’un certain capital linguistique » [1982b,
p. 36].
Cet exemple, si partiel soit-il, suffit à illustrer une double
propriété remarquable de cet emprunt à l’économie : d’abord, il
ne fonctionne nullement de façon métaphorique, pour illustrer
un raisonnement dont l’essence aurait pu trouver à s’exprimer
dans un autre vocabulaire ; sans les mots de l’économiste, je ne
vois pas comment le sociologue aurait pu dire ce qu’il voulait
dire. En même temps, l’économiste que je suis est le premier à
reconnaître avec le sociologue que « dans cette analyse il n’y a
pas d’économisme. Il ne s’agit pas de dire que tout marché
est un marché économique » [1980b, p. 107]. En effet, le
marché est « linguistique », le profit « symbolique », le capital
« social », « culturel » ou « symbolique », tout cela se combi-
nant dans une loi de formation des prix particulière : « Les

3. Comme dans le volume consacré à l’« économie de la maison » [1990], repris, avec des modifi-
cations, dans la partie I des Structures sociales de l’économie.

257
discours ne reçoivent leur valeur (et leur sens) que dans la rela-
tion à un marché, caractérisé par une loi de formation des prix
particulière : la valeur du discours dépend du rapport de forces
qui s’établit concrètement entre les compétences linguistiques
des locuteurs entendues à la fois comme capacité de produc-

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tion et capacité d’appropriation et d’appréciation ou, en d’autres
termes, de la capacité qu’ont les différents agents engagés dans
l’échange d’imposer les critères d’appréciation les plus favo-
rables à leurs produits » [1982b, p. 60].
Cette double propriété n’est, on s’en doute, ni neutre, ni ano-
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dine. Elle implique que ce vocabulaire là, indiscutablement uti-


lisé à bon escient du point de vue de l’économiste 4, a connu,
entre les mains du sociologue, une extension de son pouvoir
explicatif, qui déborde désormais le domaine des phénomènes
économiques stricto sensu.

L’économie du sociologue : le cœur du modèle


Il faut immédiatement dissiper un possible malentendu. Je
ne prétends pas un instant que la sociologie de Pierre Bour-
dieu repose exclusivement, ni même principalement, sur le qua-
tuor de concepts d’origine économique, dont je viens de faire
le recensement. Les concepts fondamentaux sont, bien sûr, ceux
de « champ » et d’« habitus » 5. Il est superflu d’en préciser la
signification, rappelée dans chaque ouvrage majeur de Pierre
Bourdieu. En revanche, c’est une source d’étonnement renou-
velé pour l’économiste que de découvrir la puissance analytique
de cette paire de concepts, face à des problèmes qui vont se for-
muler dans des termes similaires, en économie et en sociologie.
La difficulté séculaire à laquelle se heurte la théorie écono-
mique, orthodoxe ou pas, est la question de l’articulation entre
les niveaux, micro et macroéconomique. La théorie orthodoxe
standard 6, celle de l’équilibre général, comme sa révision

4. Les définitions n’appellent aucune remarque critique et les références techniques à la littérature
économique orthodoxe, sans être nombreuses, sont toujours judicieuses. L’économiste doit même
s’avouer impressionné par les allusions bien informées aux problèmes d’information asymétrique
[1990, note 12, p. 247], aux modèles à générations imbriquées [1994, p. 197] ou aux tests expéri-
mentaux de la théorie de la décision [1997b, note 25].
5. Pierre Bourdieu dit lui-même que la philosophie de l’action, sur laquelle repose « l’essentiel de
[son] travail », se trouve « condensée dans un petit nombre de concepts fondamentaux, habitus,
champ, capital » [1994, p. 9]. Voir aussi les premières pages de l’introduction des Structures
sociales de l’économie.
6. Voir Favereau [1989] pour une partition de la théorie économique contemporaine en trois
composantes issues de la tradition individualiste : Standard, Standard Étendue, non Standard ;

258
contemporaine en termes de contrats, ne parviennent pas à res-
pecter les exigences de l’individualisme méthodologique,
qu’elles mettent pourtant en avant pour repousser les cri-
tiques. Il faut soit mobiliser la fiction du « secrétaire de
marché » walrasien, si l’on s’interroge sur l’origine des prix

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d’équilibre, soit renoncer à tout espoir de passer à la macroé-
conomie, si l’on entend endogénéiser les relations marchandes
de base, au moyen de modèles de contrats qui sont intrinsèque-
ment des modèles d’équilibre partiel. Les diverses compo-
santes de l’hétérodoxie se heurtent à un obstacle symétrique,
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dans l’ordre de la reproduction. Il ne s’agit plus, cette fois, de la


solution de continuité dans le passage de la micro à la macroé-
conomie, mais de l’inverse. La macroéconomie est là, expli-
cite, rigoureuse, prête à rendre compte des lois du mode de
production capitaliste – où est la microéconomie de cette
macroéconomie ? La difficulté du problème vient de l’inquié-
tante facilité de la solution : n’importe quelle microéconomie
compatible pourrait faire l’affaire.
En pratique, ce n’est le drame dans aucun cas de figure. Avec
une hypothèse appropriée d’agent représentatif 7, les différents
avatars de la théorie économique, orthodoxes ou hétérodoxes,
contournent l’obstacle et poursuivent leur chemin, dans la direc-
tion qu’ils ont choisie depuis le début.
Le tandem conceptuel champ/habitus offre une alternative
autrement puissante et séduisante, certes à l’usage exclusif
(entre les mains de Pierre Bourdieu) d’une logique de la repro-
duction, mais on verra qu’on peut en tirer quelques enseigne-
ments fructueux pour une approche méthodologiquement
individualiste de la coordination marchande.
Les « champs » se caractérisent par trois propriétés (large-
ment interdépendantes), dont je n’introduis ici que les deux
premières.
1. L’autonomie relative : ce sont des « mondes sociaux relati-
vement autonomes » [1994, p. 171]. « L’évolution des
sociétés tend à faire apparaître des univers (ce que j’appelle
des champs) qui ont des lois propres, qui sont autonomes »
[1994, p. 159].

l’orthodoxie rassemble les deux premières, l’hétérodoxie ajoute à la troisième les courants critiques
issus de la tradition holiste.
7. Hypothèse justement dénoncée par Pierre Bourdieu [1997, p. 66].

259
2. Le contenu relationnel (plutôt que substantiel) : « les champs
se présentent à l’appréhension synchronique comme des
espaces structurés de positions (ou de postes) dont les pro-
priétés dépendent de leur position dans ces espaces et qui
peuvent être analysées indépendamment des caractéris-

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tiques de leurs occupants (en partie déterminées par elles) »
[1980b, p. 113].
Dans ce type d’espace, l’habitus fournit le modèle d’un
« moi » raisonnable 8, inculqué, ou plutôt incorporé, par l’effet
de la pratique. « Les conditionnements associés à une classe
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particulière de conditions d’existence produisent des habitus,


systèmes de dispositions durables et transposables, structures
structurées prédisposées à fonctionner comme structures struc-
turantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organi-
sateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être
objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée
consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations néces-
saires pour les atteindre, objectivement “réglées” et “régulières”
sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et,
étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit
de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » [1980a,
p. 88-89]. Pour mon propos, une conséquence capitale est
l’ajustement des « espérances subjectives » sur les « chances
objectives » [1980a, p. 90], par autolimitation aux projets de vie
les plus modestes – donc les mieux assurés 9. L’expérience hau-
tement vraisemblable de réussite dans ces limites tend dès lors
à reproduire le champ où elle s’est produite.
Qu’on l’utilise ou qu’on la critique, la relation à double face
entre habitus et champ, conditionnement dans un sens, connais-
sance et construction cognitive dans l’autre [1992, p. 102], a
le mérite de proposer un mécanisme complet de passage entre
niveaux micro et macro. Ce mécanisme présente un trait remar-
quable, d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’une logique de
reproduction : la dissymétrie – au bénéfice (si l’on peut dire) de
l’agent individuel. En effet, c’est celui-ci qui se voit chargé

8. Pour la référence au « moi », voir [1994, p. 84], et pour la référence au « raisonnable », voir
[1997b, p. 65] et [2000, p. 13 et 20-21].
9. Je note, en passant, que cette conséquence, déterminante pour le programme de recherche de
Pierre Bourdieu, ne figure pas dans la première introduction de la notion d’habitus, à l’occasion d’un
commentaire de l’ouvrage de Panofsky, lequel rapprochait les « habitudes mentales » à l’œuvre dans
la « Somme théologique » et dans l’architecture des cathédrales gothiques.

260
d’un travail supplémentaire, dans le holisme sophistiqué de
Pierre Bourdieu, par rapport au holisme simplificateur des
structuralistes. L’agent individuel, faisant de nécessité vertu
[1990a, p. 90], contribue, sans le savoir et sans le vouloir, à
renforcer l’ordre qui l’amoindrit. Précisons que cette contribu-

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tion ne se situe pas sur le seul plan des représentations : Pierre
Bourdieu ne cesse de rappeler que « les structures cognitives
ne sont pas des formes de la conscience mais des dispositions
du corps » [1994, p. 126]. Cette incorporation, fondamentale,
selon Charles Taylor [1995], pour comprendre la théorie
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des règles de Pierre Bourdieu, fait reposer sur l’habitus l’essen-


tiel du processus de légitimation de l’ordre établi 10 . « La
reconnaissance de la légitimité n’est pas comme le croit Max
Weber, un acte libre de la conscience claire. Elle s’enracine
dans l’accord immédiat entre les structures incorporées, deve-
nues inconscientes, […] et les structures objectives » [1994,
p. 127].
Le holisme sophistiqué 11 de Pierre Bourdieu est le premier
qui ose « décentraliser » à ce point la logique de reproduction
– c’est à dessein que j’utilise le vocabulaire de l’économiste
en parlant (avec une certaine incongruité) de « décentralisa-
tion », car cela permet d’ouvrir instantanément le dialogue avec
deux des tendances les plus novatrices de l’économie théorique
contemporaine, au sujet de la coordination. Du côté ortho-
doxe, cette décentralisation rejoint la démarche des anticipa-
tions rationnelles, qui confie à l’individu la tâche du secrétaire
de marché walrasien, à savoir de calculer le prix d’équilibre ;
du côté hétérodoxe (et de façon sans doute moins provocante),
elle annonce un des messages de l’économie des conven-
tions : la coordination commence très bas, bien avant le niveau
du marché global. Les agents économiques de base ne peuvent
se désintéresser de la coordination, comme le suppose à tort
une axiomatique de la décision fondée sur des jeux contre la
nature 12.
Ces rapprochements ont-ils un vice caché, celui de prêter à
Pierre Bourdieu une hypothèse d’agent représentatif, dont j’ai
déjà dit qu’il se démarquait énergiquement ? Je ne le crois pas.

10. Relisant Hume, Pierre Bourdieu a cette excellente formule : « ce qui fait problème, c’est que,
pour l’essentiel, l’ordre établi ne fait pas problème » [1994, p. 128].
11. On pourrait le condenser dans cette formule : « […] l’habitus contribue à déterminer ce qui
le détermine » [1982a, p. 48].
12. Voir Favereau [1997a] pour une explicitation de cet argument.

261
Pour m’en tenir à Pierre Bourdieu, il convient plutôt de s’inter-
roger sur la cohérence logique entre la responsabilité de
l’habitus dans la reproduction de l’ordre établi et l’accent sur
la « distinction » (souvenons-nous de la propriété nº 2 des
champs) dans la constitution de l’ordre établi. Pierre Bourdieu

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a opté pour un rejet de l’idée d’agent représentatif, en adoptant
l’idée de comportements de différenciation, notamment dans les
styles de consommation. Il s’agit de prendre ses distances avec
ses proches inférieurs, et de copier ses proches supérieurs, sur
l’échelle de perroquet des positions sociales. Ce programme de
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recherches est indiscutablement plus général, puisqu’au lieu de


se contenter d’expliquer des valeurs moyennes, il vise à rendre
compte de la totalité de la distribution – d’où émergera une
autre explication, relationnelle et non plus substantielle, des
dites valeurs moyennes. Néanmoins, ce programme comporte
désormais, du fait même de la renonciation à l’hypothèse d’un
agent représentatif, une faiblesse, dès lors qu’il attend de
l’habitus qu’il contribue à la reproduction de l’ordre établi.
L’autocensure des habitus ne suffit plus à la tâche. Les compor-
tements de différenciation, aux points de voisinage entre classes
immédiatement inférieures et supérieures vont entraîner des
entrées/sorties de ces classes. L’impact sur l’ordre établi est
indéterminé, sauf à introduire des hypothèses supplémentaires,
diminuant d’autant le pouvoir explicatif des habitus.

L’économie du sociologue : la logique du modèle

De ce panorama rapide de l’espace conceptuel dans lequel


opère Pierre Bourdieu, se dégage donc une impression éton-
nante de proximité, voire de familiarité, pour l’économiste, tant
orthodoxe qu’hétérodoxe. Toutefois des tensions sont percep-
tibles, dues à la complexité et à la richesse des ambitions ana-
lytiques de Pierre Bourdieu. J’en ai évoqué quelques-unes, en
passant. Je voudrais maintenant effectuer un travail plus systé-
matique, en mettant ces tensions sur le devant de la scène, au
lieu de les tenir pour des scories inévitables dans un programme
de recherches d’une telle ampleur.
L’indice le plus manifeste de difficultés souterraines est
fourni par un trait récurrent de l’argumentation de Pierre Bour-
dieu, qui amuse d’abord le lecteur, puis l’irrite franchement,
et qui est (soit dit positivement) la dénonciation rituelle des

262
clivages méthodologiques traditionnels 13, ou (dit négativement)
la nature habilement extensible des principaux concepts. Il est à
la fois excitant et banal de s’entendre rappeler « combien est
artificielle l’alternative de la statique et de la dynamique »
[1980b, p. 60]. Toutefois, l’impact sur la notion d’habitus laisse

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le lecteur perplexe. Après avoir tant insisté sur l’autolimita-
tion – tôt acquise – des ambitions aux objectifs raisonnablement
atteignables, on va peu à peu inverser les registres et faire de
l’habitus un vecteur du changement social 14 : on commence
par préciser que « l’habitus est aussi adaptation », réalisant sans
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cesse « un ajustement au monde » [1980b, p. 136] ; et puis on


finit par dire « que l’habitus contribue à déterminer ce qui le
transforme : si l’on admet que le principe de la transformation
de l’habitus réside dans l’écart, vécu comme surprise positive
ou négative, entre les attentes et l’expérience, on doit supposer
que l’ampleur de cet écart et la signification qui lui est assignée
dépendent de l’habitus […] » [1997, p. 177-178]. Le lecteur
se sent gagné par le trouble : soit l’habitus se structure fonda-
mentalement et initialement autour de la satisfaction de cer-
taines anticipations (qui, fort logiquement, « confèrent un poids
démesuré aux premières expériences » [1980a, p. 90]), soit il
se restructure continuellement autour des erreurs d’anticipa-
tions, inévitablement enregistrées tout au long de l’existence
– il faut choisir 15, les deux voies ne pouvant être empruntées
simultanément 16.
Le trouble s’aggrave, lorsque le lecteur comprend, à la suite
d’impérieux rappels à l’ordre, que choisir procèderait d’un
péché contre l’esprit : avec l’habitus, nous dit Pierre Bourdieu,
on échappe enfin à l’opposition du réalisme et du nomina-
lisme, de l’individuel et du collectif [1997a, p. 185-186], de la
structure et de la stratégie [1997b, p. 54], du mécanisme et du

13. Ce refus semble relever d’une sorte de croisade contre « ces couples d’oppositions qu’adore
la pensée scolaire » [1997a, p. 274] ; pour un point de vue exactement opposé, voir la préface de
Mary McCarthy à Arendt [1971], spéc. p. 13.
14. Mes remarques pourraient être utilement complétées par celles de Héran [1987, p. 387, 412],
de Menger [1997, p. 591-592] et d’Alexander [2000, chap. 2, 3, 4].
15. La distinction d’un « habitus primaire » et d’un « habitus secondaire » est une façon de
nommer la difficulté, pas de la résoudre. Au surplus que l’environnement, en changeant de façon
exogène, induise un changement de l’habitus, conduirait à une théorie particulièrement faible des
transformations sociales (cf. note 60). Dans la 3e partie, il sera suggéré que l’esprit de résistance est
plus répandu qu’on ne croit, s’il est vrai qu’il n’est pas toujours activé.
16. Cette alternative pourrait permettre de distinguer, dans les écrits de Pierre Bourdieu, entre un
programme fermé et un programme ouvert, le programme ouvert me paraissant très proche du
modèle de « satisfaction » d’Herbert Simon, avec révision des niveaux d’aspiration en fonction de
la difficulté à les atteindre [voir 1997b, note 52].

263
finalisme, du holisme et de l’individualisme [1997b, p. 62-63],
etc. Le lecteur est saisi par le doute : la capacité du concept
d’habitus à traverser tous les murs, si elle est bien une vertu,
n’est-ce pas celle des fantômes ?
De ce point de vue, la notion de champ n’est pas plus rassu-

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rante. Un champ est présenté, de façon équivalente, comme un
« réseau » [par exemple : 1992, p. 72], un « jeu » [par exemple :
1980a, p. 111], un « espace » [par exemple : 1980b, p. 113], un
« champ de forces et de luttes » [par exemple, 1994, p. 55], un
« marché » [par exemple, 1979, p. 97], une « institution » [par
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exemple, 1994, p. 203], sans négliger la forme pathologique des


« appareils » [par exemple, 1980b, p. 136-137] ni oublier les
termes déjà mentionnés de « mondes sociaux » et d’« univers ».
Le plus déconcertant, pour l’économiste, est que cette notion,
appliquée à l’économie, vaut aussi bien pour l’économie natio-
nale, constituée d’un ensemble de secteurs ou de branches
[1997b, note 15], ou pour un marché [ibid., note 23] 17, que
pour un agent collectif : « groupe, famille ou entreprise » [ibid.,
p. 49]. La difficulté réside dans le fait que le second usage
correspond à un lieu de décision, mais non le premier. Cette
différence de nature, qui cache aussi une différence de niveau,
n’est pas élaborée analytiquement : en effet, on ne peut guère se
contenter d’évoquer le « champ englobant » et le « champ
englobé » [ibid., p. 60], si cela n’ajoute rien à la distinction
micro/macro. Or la théorie économique bute depuis toujours sur
l’obstacle des décisions prises au sein et au nom d’un collectif,
aussi embarrassantes pour l’individualisme que pour le holisme.
On ne voit pas en quoi Pierre Bourdieu fait avancer le pro-
blème, au-delà des pétitions de principe. D’un côté, on nous
dit que l’entreprise (ou la famille) « fonctionne comme un
champ » ; de l’autre, on nous parle de « stratégie de reproduc-
tion » (pour la famille, voire pour l’entreprise « dominante »)
ou, plus généralement, de « stratégies des entreprises ».
Comment concilier les allusions aux luttes de clans ou de ser-
vices à l’intérieur des entreprises, avec l’idée que, dans le
champ économique, les stratégies ont « une transparence
qu’elles n’atteignent jamais dans des univers comme les
champs littéraire, artistique ou scientifique » [ibid., p. 57] – et
le tout avec l’implication centrale de la théorie de l’habitus :

17. Au point de parler de « part du champ » pour désigner une « part de marché » [1997b, p. 52,
ou 2000, p. 235].

264
« les agents sociaux ont des « stratégies » qui n’ont que très
rarement pour principe une véritable intention stratégique »
[1994, p. 156] ?
Pour analyser plus avant cette excessive plasticité des notions
de base du programme de Pierre Bourdieu, il est utile d’intro-

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duire maintenant la propriété nº 3 des champs.
3. L’homologie : « il y a des lois générales des champs : des
champs aussi différents que le champ de la politique, le
champ de la philosophie, le champ de la religion ont des
lois de fonctionnement invariantes » [1980b, p. 113]. Cette
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homologie (seconde) entre les champs résulte de l’homo-


logie (première) entre « [chacun de ces champs] et la struc-
ture de l’espace social : chacun d’eux a ses dominants et ses
dominés, ses luttes pour la conservation ou la subversion, ses
mécanismes de reproduction, etc. » [1992, p. 81-82].
Cette propriété nº 3 entre apparemment en conflit avec la
propriété nº 1, surtout si on l’interprète à la lumière de la pro-
priété nº 2. Si les champs se présentent sous la forme
d’ensemble de relations (propriété nº 2) et si la grammaire de
ces relations est donnée par la structure de l’espace social
(propriété nº 3), quel peut être le contenu de leur autonomie
(propriété nº 1) ? La seule réponse possible, sans contradic-
tion, est : un contenu substantiel, à défaut de relationnel. Cette
réponse est d’une désespérante trivialité, sauf si la grammaire
unique des relations donne à voir des phénomènes nouveaux
dans chaque champ. Encore faut-il expliciter ce qui constitue
cette grammaire, en sus de l’affirmation d’une structure sociale
fondée sur et par une lutte dominants/dominés. Deux longues
citations vont permettre d’accéder au cœur du programme de
recherches de Pierre Bourdieu, du moins à l’économie de sa
sociologie.
La 1re citation établit que l’économie de sa sociologie est…
économique. « Pour expliquer que tous les champs soient le lieu
de concurrences et de conflits, il n’est pas besoin d’évoquer
une « nature humaine » égoïste ou agressive, ou je ne sais
quelle « volonté de puissance » : outre l’investissement dans les
enjeux qui définit l’appartenance au jeu et qui, commun à tous
les joueurs, les oppose et les engage dans la concurrence, c’est
la structure même du champ, c’est-à-dire la structure de la dis-
tribution (inégale) des différentes espèces de capital, qui, en
engendrant la rareté de certaines positions et les profits corres-
pondants, favorise les stratégies visant à détruire ou à réduire

265
cette rareté, par l’appropriation des positions rares, ou à la
conserver par la défense de ces positions » [1997a, p. 219] 18.
La 2e citation établit que l’économie de cette sociologie ne
procède pas pour autant… de l’économisme 19 : « De même
qu’on peut utiliser l’économie des échanges symboliques

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comme un analyseur de l’économie de l’échange économique,
de même on peut, à l’inverse, demander à l’économie de
l’échange économique de servir d’analyseur de l’économie des
échanges symboliques. Ainsi le prix, qui caractérise en propre
l’économie des échanges économiques par opposition à l’éco-
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nomie des biens symboliques, fonctionne comme une expres-


sion symbolique du consensus sur le taux d’échange qui est
impliqué dans tout échange économique. Ce consensus sur le
taux d’échange est aussi présent dans une économie des
échanges symboliques, mais les termes et les conditions en sont
laissés à l’état implicite 20 » [1994, p. 182].
Une économie envahissante mais sans économisme – le lec-
teur se souvient que ce fut notre point de départ. En quoi
avons-nous progressé ? En ceci que nous pouvons désormais
reconstituer la méthode de travail de Pierre Bourdieu. Le rai-
sonnement de base, qui va traverser tous les champs, et qui
paraît si familier à un économiste, est fondamentalement un rai-
sonnement de concurrence imparfaite 21 (laquelle, tout impar-
faite qu’elle soit, correspond infiniment plus à la concurrence
du sens commun que la concurrence dite parfaite). L’air de
famille est en partie trompeur, parce que cette logique si appa-
remment économique va se trouver mobilisée aussi – et même
surtout – sur des objets non économiques : ce sont les « diffé-
rentes espèces de capital » que Pierre Bourdieu ajoute au capital
économique – capital scolaire, capital culturel, capital social,
capital politique et capital symbolique. La nature particulière
de ce dernier permet de comprendre que cette « addition »
d’espèces nouvelles de capital n’a pas le sens vulgaire d’une
juxtaposition. Pierre Bourdieu nous dit en effet que le capital
symbolique est moins une espèce supplémentaire de capital

18. C’est moi qui ai souligné tous les termes relevant ou pouvant relever du vocabulaire de l’éco-
nomiste, comme je l’avais déjà fait ci-dessus pour mon premier renvoi explicite au texte de Pierre
Bourdieu.
19. L’économisme est « le fait de considérer que les lois de fonctionnement d’un des champs
sociaux parmi d’autres, à savoir le champ économique, valent pour tous les champs » [1994, p. 158].
20. Italiques dans le texte.
21. C’est-à-dire que certains acteurs disposent d’un pouvoir de marché qui leur permet de fixer
leurs prix ou d’influencer les prix de marché.

266
qu’une qualité supplémentaire, pouvant concerner toute espèce
de capital [1994, p. 116, 160, 189] : une forme d’autorité qui
provient de la seule croyance en son existence [1980, chap. 7,
spéc. p. 203]. Le capital symbolique le plus pur est alors « ce
capital dénié, reconnu comme légitime, c’est-à-dire méconnu

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comme capital » [1980, p. 200]. Plus concrètement, « dans cer-
tains univers, comme le champ artistique, scientifique, etc., il
vaut mieux apparaître comme désintéressé que comme inté-
ressé » [1994, p. 166]. Le « refoulement collectif de l’intérêt »,
la « passion du désintéressement » vont caractériser l’économie
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des biens symboliques, à l’extrême opposé du champ écono-


mique, qui a conquis historiquement son autonomie en s’auto-
risant à afficher un intérêt strictement matériel.
Cette fois toutes les pièces de la dynamique sont devant nous.
Chaque champ a son capital spécifique 22, dont l’accumulation
relève d’une logique générale de concurrence imparfaite.
L’ensemble des champs est ordonné selon le degré de légiti-
mation de l’intérêt économique, maximum pour le champ éco-
nomique, minimum pour les champs culturels ou religieux. Cet
ordre est hiérarchique : « la théorie des pratiques proprement
économiques est un cas particulier d’une théorie générale de
l’économie des pratiques. Lors même qu’elles donnent toutes
les apparences du désintéressement parce qu’elles échappent à
la logique de l’intérêt « économique » (au sens restreint) et
qu’elles s’orientent vers des enjeux non matériels et difficile-
ment quantifiables […], les pratiques ne cessent pas d’obéir à
une logique économique » [1980, p. 209].
Même là où les sociétés humaines ont des intérêts autres
qu’économiques (stricto sensu), elles n’ont pas d’autre logique
qu’économique (largo sensu).
La conclusion de cette première partie vaut introduction de la
seconde : une économie aussi classique peut-elle servir de véhi-
cule pour une sociologie aussi ambitieuse ? La réponse la plus
plausible est paradoxalement affirmative : une sociologie portée
par une telle ambition, une telle volonté de pouvoir (explicatif),
a surtout besoin d’une économie docile, point trop subtile – et
dans cette perspective, cette économie-là est un serviteur obéis-
sant, à défaut d’être un partenaire convaincant.

22. Philippe Corcuff a cette formule : « On n’est donc pas face à un capitalisme […] mais à des
capitalisations […] » [1995, p. 35].

267
D’où la déception de l’économiste – hétérodoxe évidem-
ment et, qui sait, orthodoxe également… Double phénomène,
de faible importance, sans doute, mais non dénué d’intérêt ana-
lytique, ou à tout le moins, ethnologique. Plus sérieusement,
en travaillant sur le caractère finalement assez classique de

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l’économie de cette sociologie, on va faire apparaître une
complémentarité paradoxale entre la logique de la reproduc-
tion, perfectionnée par Pierre Bourdieu, et la logique de la coor-
dination, privilégiée par l’économie standard, complémentarité
interprétable en termes d’orthodoxie… Cette fois, on ne peut
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différer plus longtemps une discussion sur le fond, à propos


d’une notion introduite, sans autre précision, dès les premières
lignes de cet article.

Une alternative à l’orthodoxie


ou une orthodoxie alternative ?

Le débat critique avec Pierre Bourdieu s’ordonnera en trois


étapes : le doute, puis la conjecture, enfin la thèse.

L’hésitation sur l’hétérodoxie du sociologue


L’économiste hétérodoxe ne se reconnaît pas dans le tableau
que peint Pierre Bourdieu de sa communauté professionnelle.
Ce serait, au fond, le premier débat critique avec les thèses
de Pierre Bourdieu : l’économie des champs s’applique mal aux
champs de l’économie (comme discipline). Pourtant celle-ci est
structurellement traversée par une des rares oppositions binaires
qui trouve grâce aux yeux de Pierre Bourdieu 23 : orthodoxie/
hérésie. Ces termes sont très exactement ceux que Keynes a
introduits dès 1934, pour rendre compte des divergences d’opi-
nion entre économistes britanniques, concernant la dépression
des années trente, et qui n’ont cessé d’être réutilisés depuis cette
époque 24. De fait, s’il y a une discipline des sciences sociales
où le poids d’une orthodoxie se fait lourdement sentir, c’est
bien l’économie. Toutes les analyses de Pierre Bourdieu sur
le rôle de la « doxa » dans la stabilisation d’un champ [1979,

23. Voir ci-dessus note 13.


24. Le label « orthodoxe » est généralement récusé par ceux auxquels les hétérodoxes veulent
l’appliquer ; tout au plus accepte-t-on éventuellement d’afficher son appartenance au « courant
dominant » (mainstream economics).

268
p. 257 ; 1980, p. 115 ; 1997, p. 123] sonnent particulièrement
juste, dans le cas de la discipline économique. Mais c’est jus-
tement cette prégnance exceptionnelle de l’orthodoxie écono-
mique, depuis la « victoire » de Ricardo sur Malthus, soit
depuis cent soixante-dix ans, (si l’on accepte le point de vue

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keynésien 25), qui pose problème pour la position de Pierre
Bourdieu : celui-ci devrait, en bonne logique, s’appuyer massi-
vement (ce qui ne veut pas dire sans droit d’inventaire) sur
les courants hétérodoxes et prendre vigoureusement ses dis-
tances avec le courant dominant. On est alors surpris de
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constater que Pierre Bourdieu ne reprend aucune de ces deux


démarches, comme s’il négligeait, ou déjugeait, le constat que
je viens de rappeler. Me refusant à envisager cette hypothèse, il
me faut examiner de plus près les deux aspects de l’attitude de
Pierre Bourdieu, dont je prétends remarquer l’absence.
Les références aux théories hétérodoxes sont plutôt rares. J’ai
relevé quelques renvois réguliers à la théorie de la rationalité
limitée proposée par Herbert Simon, renvois d’ailleurs de moins
en moins favorables au cours du temps 26. On trouvera aussi des
mentions isolées de Cournot, de Duesenberry, de Hirschman, de
Thévenot, de Granovetter, de Kregel, de Coase, de Schelling,
de Veblen, de Williamson 27, etc. Ces mentions témoignent
certes de l’exceptionnelle érudition de Pierre Bourdieu, mais
elles n’interviennent jamais à l’intérieur d’une argumentation
qui suggérerait la permanence et l’originalité d’une tradition de
résistance à la tradition néoclassique. L’impression du lecteur
est qu’en vérité, entre l’orthodoxie économique et la critique
marxiste, il n’y a pas grand-chose de significatif aux yeux de
Pierre Bourdieu… à l’exception de Pierre Bourdieu.
Par comparaison, les références aux théories orthodoxes ne
peuvent que paraître nombreuses, et surtout systématiques. J’en
isolerai deux. Il y a naturellement la théorie du capital humain
de Gary Becker (au sens large, incluant le statut des préfé-
rences et l’allocation du temps) ; il y a également la théorie des
anticipations rationnelles (là encore au sens large, incluant les
probabilités subjectives et l’hypothèse de common knowledge
en théorie des jeux). Aucun doute n’est permis sur la posture
critique affichée par Pierre Bourdieu. Cela ne l’empêche pas

25. Réitéré avec force dans le chapitre III § 3 de la Théorie générale.


26. Comparer [1980, p. 177n] avec [1997, p. 52n] et [1997, p. 260].
27. La moitié de ces références proviennent de l’article de 1997, consacré au « champ écono-
mique ».

269
d’être déconcertante. L’économiste hétérodoxe, qui a suivi
jusqu’au bout le cheminement argumentatif de Pierre Bourdieu,
est en droit de se demander s’il ne retrouve pas à l’arrivée, ce
qu’il a cru abjurer au départ.
S’agissant de la théorie du capital humain, on voit bien que

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Pierre Bourdieu ne croit pas un instant au modèle qu’utilise
Gary Becker, combinant rationalité calculatrice et mécanismes
de marché sous les formes idéalisées de l’orthodoxie écono-
mique (optimisation, efficience concurrentielle). Au surplus, il
étend spectaculairement la notion primitive, en intégrant un
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capital social, culturel, symbolique, etc., toutes formes de


capital qui découlent de l’inscription dans un espace structuré,
plutôt que d’une ressource intrinsèquement individuelle. Tou-
tefois, si l’extension est indéniable, non seulement elle n’est pas
inconciliable avec la théorie (à défaut du modèle) initiale, mais
elle en augmente le pouvoir explicatif, à partir du moment où
le profit associé à une certaine position structurelle est indivi-
duellement appropriable. Il est d’ailleurs significatif que Pierre
Bourdieu n’ait jamais recouru aux modèles de « réseaux » (net-
works) pour appliquer et exploiter sa notion de capital social,
à la différence des sociologues partisans conséquents d’une
approche structurale 28. Dès sa première présentation du capital
social, en 1980, Pierre Bourdieu, poussé, par sa logique d’arti-
culation entre champ et habitus, à rejeter l’opposition entre
structures et stratégies, procède, en sens inverse, par projection
sur l’acteur individuel des caractéristiques de son environne-
ment. Ma critique ne consiste pas à dire que c’est absurde, mais
à souligner la parenté en profondeur avec l’orthodoxie écono-
mique, dans une version certes plus sophistiquée, au sens où le
calcul économique ne se réduirait plus à un calcul marchand.
Voulant dénoncer (à juste titre) l’économisme, Pierre Bour-
dieu recourt à une argumentation, qui, pour l’économiste hété-
rodoxe, risque de déboucher sur un raffinement de
l’économisme : « […] il faut rappeler l’existence d’un capital
culturel et que ce capital procure des profits directs, d’abord
sur le marché scolaire bien sûr, mais aussi ailleurs, et aussi des
profits de distinction – étrangement oubliés par les écono-
mistes marginalistes – qui résultent automatiquement de sa

28. Notamment Harrison White et Ronald Burt, aux États-Unis : voir Degenne et Forsé [1994] et
Lazega [1998].

270
rareté, c’est-à-dire du fait qu’il est inégalement distribué »
[1980b, p. 10] 29.
J’en viens au second exemple : la théorie des anticipations
rationnelles, dont Pierre Bourdieu rappelle « qu’elle pose la cor-
respondance entre les anticipations et les probabilités » [1997a,

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p. 260]. Cette fois encore, il commence par lui reprocher son
irréalisme et son abstraction, et l’économiste hétérodoxe ne peut
que donner raison au sociologue. L’ennui est que le sociologue
n’entend pas en rester là : « Ainsi la théorie de l’habitus permet
d’expliquer la vérité apparente de la théorie qu’elle dément. Si
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une hypothèse aussi irréaliste que celle qui fonde la théorie de


l’action ou de l’anticipation rationnelle peut paraître validée par
les faits, c’est que, en raison de la correspondance entre les
dispositions et les positions, les agents forment, dans la grande
majorité des cas […], des espérances raisonnables, c’est-
à-dire ajustées aux chances objectives […] » [1997b, p. 66] 30.
Après avoir salué, comme il convient, ce morceau de virtuosité
dialectique, l’économiste hétérodoxe est repris par l’inquié-
tude. C’est que l’orthodoxie économique, depuis un texte
influent de Friedman [1953], a choisi de se protéger contre
l’accusation d’irréalisme, par le recours à l’instrumentalisme
(au demeurant dissimulé sous une rhétorique faussement pop-
périenne) : l’adéquation à la réalité empirique d’une théorie ne
s’apprécie pas au niveau de ses hypothèses, forcément simpli-
ficatrices, elle se juge au niveau de ses prédictions.
Le sociologue s’avance ici sur un terrain miné. Peut-il se
défendre en arguant de la différence des hypothèses 31 ? Comme
pour le capital humain, le modèle adopté pour les anticipa-
tions n’est pas le même, c’est le moins qu’on puisse dire ; en
revanche la théorie sous-jacente présente un air de famille. En
effet, dans les deux cas, les agents sont supposés disposer d’une
représentation correcte du monde et de ses lois de fonctionne-
ment, celle-là même qu’utilise le théoricien 32. Il va de soi que

29. Italiques dans le texte.


30. Italiques dans le texte.
31. Notons tout de même que Pierre Bourdieu n’hésite pas à recourir aux raisonnements de type
« comme si », qui sont à la base de l’instrumentalisme friedmanien [1982, p. 182-184] ; de fait si
l’on se souvient de son apologue du joueur de billard, Friedman pourrait faire sienne la dénonciation
par Pierre Bourdieu de « l’illusion scolastique » [2000, p. 19].
32. Avec, il est vrai, une différence importante, dans le modèle de la reproduction : les agents
(dominés) n’ont accès qu’aux implications pratiques du modèle du théoricien de la reproduction (ils
méconnaissent sa logique d’ensemble), mais Pierre Bourdieu a, par avance, restreint la portée de
cette objection en insistant sur la vérification des anticipations.

271
ces représentations diffèrent du tout au tout, dans l’orthodoxie
économique et chez Pierre Bourdieu, mais elles manifestent une
déconcertante similitude formelle : elles tendent à s’autoréa-
liser, pour des raisons qui ne doivent rien au hasard. Laissons
de côté provisoirement le problème que pose l’absence de liens

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forts entre la sociologie de Pierre Bourdieu et l’économie hété-
rodoxe 33 et abordons maintenant de front la question plus trou-
blante de cette parenté paradoxale que nous avons cru déceler
avec l’orthodoxie économique.
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L’intuition de l’orthodoxie du sociologue


L’économiste hétérodoxe est donc conduit à se demander si
l’économie de la sociologie de Pierre Bourdieu ne « reflète »
pas (au sens littéral du terme) une version ou une autre de
l’orthodoxie économique, laquelle se retrouverait chez le socio-
logue sous une forme inversée, comme dans un miroir, expli-
quant ainsi à la fois ressemblances formelles et divergences
apparentes. Telle sera la deuxième étape du débat critique avec
les thèses de Pierre Bourdieu.
L’acquis de la première étape est qu’en dépit d’un rejet caté-
gorique des hypothèses fondamentales sur lesquelles reposent
les théories développées au sein de l’orthodoxie économique,
Le sociologue manifeste une relative indifférence à l’égard de
l’existence même d’une orthodoxie économique, comme si l’on
pouvait critiquer son contenu indépendamment du fait que nous
nous trouvons en présence d’une orthodoxie. On a vu que Pierre
Bourdieu non seulement ne tire aucune conséquence particu-
lière de ce fait, mais qu’il semble inscrire à son crédit la proxi-
mité de certaines de ses conclusions avec les prédictions
correspondantes des modèles orthodoxes. Il y a là un indice
(seulement un indice) d’une grave erreur d’appréciation :
l’orthodoxie, si ce mot a un sens fort, et si le fait se confirme,
a sans doute cette singularité (partagée avec… le diable, selon
André Gide) que sa suprême réussite est de nous faire croire en
sa non-existence.
Je viens de suggérer un sens fort et un sens faible pour le
mot « orthodoxie ». Je vais devoir, en effet, m’appuyer sur mon

33. D’autant que Pierre Bourdieu est parfaitement en droit d’estimer que l’hétérodoxie écono-
mique n’a pas produit de résultats significatifs – telle est, semble-t-il, son opinion sur l’économie
des conventions [1997a, p. 235].

272
expérience d’économiste pour corriger les notions d’orthodoxie/
hétérodoxie, telles que Pierre Bourdieu les utilise : je
m’empresse de dire que celles-ci correspondent assez bien à
leur acception commune, que l’on peut, en première approxi-
mation, rapprocher de l’opposition conservateurs/novateurs 34 :

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« […] tous les champs spécialisés […] tendent à s’organiser
selon la même logique, c’est-à-dire selon le volume du capital
spécifique possédé […] et les oppositions qui tendent à s’établir
en chaque cas entre les plus riches et les moins riches en capital
spécifique, entre les dominants et les dominés, les tenants et les
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prétendants, les anciens et les nouveaux entrants, la distinc-


tion et la prétention, l’orthodoxie et l’hérésie, l’arrière-garde
et l’avant-garde, l’ordre et le mouvement, etc., sont homo-
logues entre elles (d’où toutes sortes d’invariants) et homo-
logues des oppositions qui organisent le champ des classes
sociales (entre dominants et dominés) ou le champ de la classe
dominante (entre fraction dominante et fraction dominée) »
[1979, p. 257] [italiques dans le texte]. Dans cette citation, il
est naturel que Pierre Bourdieu s’intéresse plus à la fonction
qu’au contenu de l’orthodoxie, puisque son propos se veut
général. Me consacrant au champ de la discipline économique,
je me soucierai davantage de son contenu, spécialement de son
contenu cognitif. Ces précisions indiquent assez nettement, je
l’espère, que je n’attache a priori aucune connotation négative
au qualificatif orthodoxe. A posteriori, nous verrons bien.
Qu’entendre par « orthodoxie » économique ? Ma réponse est
totalement liée à mon interprétation du cas keynésien, en
regroupant sous cette expression la genèse, le statut et l’impact
de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la mon-
naie, parue en 1936 35. J’introduirai plus loin les détails histo-
riques et analytiques nécessaires. Dans l’immédiat, mon souci
est pédagogique : donner au lecteur la vue d’ensemble la plus
rapide et la plus synthétique possible de l’approche keyné-
sienne de l’orthodoxie (économique). Pour cela, je vais recourir
à une image, en comparant l’existence d’une orthodoxie avec
le fait de parler un certain langage. Avec cette image en tête,
réexaminons le fonctionnement d’une communauté scienti-
fique et ses incessantes controverses. Le débat scientifique peut
d’abord être considéré comme un affrontement entre des

34. Voir [1980b, p. 115].


35. Voir Favereau [1985, 1988a].

273
théories distinctes mais relevant d’un même langage théo-
rique : c’est ainsi qu’on opposera (par exemple), en économie,
la théorie du salaire d’efficience et la théorie « insider/out-
sider » sur l’explication du chômage involontaire. À ce niveau,
on critique une théorie au moyen d’une autre théorie. Mais le

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débat scientifique peut également, quoique exceptionnellement,
se situer à un autre niveau, celui du langage théorique lui-
même. Telle est justement, en ce qui concerne l’économie 36, la
singularité du cas keynésien. C’est en parfaite connaissance de
cause que Keynes a placé sa critique de l’approche néoclas-
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sique du chômage au niveau du langage théorique lui-même 37.


Or l’intuition la plus profonde de Keynes est qu’on ne critique
pas un langage théorique comme on critique une théorie – en
proposant « simplement » une alternative : un autre langage. La
raison se trouve peut-être chez Wittgenstein, collègue et ami de
Keynes à Cambridge 38. On ne fabrique pas un nouveau lan-
gage tout seul 39 (alors qu’on peut parfaitement fabriquer tout
seul une nouvelle théorie) ; au surplus, il faut déjà mobiliser
le fait (encore à justifier) que, pour Keynes, le langage (je veux
dire : l’orthodoxie) conditionne les structures mentales plus
lourdement encore que le « paradigme », pour Kuhn. La diffé-
rence, pour aller vite et toujours sans argumenter sur le fond,
est que le paradigme se définit positivement par les thèmes qu’il
convient de traiter et les méthodes qu’il convient d’utiliser,
tandis que l’orthodoxie se définit négativement par les thèmes
qui ne peuvent être traités selon les méthodes qu’il convient
d’utiliser.
Je vais m’en tenir là, pour le moment, dans ma présentation
d’ensemble du cas keynésien, et m’attacher maintenant à carac-
tériser le contenu cognitif de l’orthodoxie économique. Je vais
le faire platement, en reléguant à la troisième étape de notre
débat critique avec Pierre Bourdieu, les justifications à la fois
historiques et analytiques des affirmations qui précèdent. Cette
platitude dans l’identification de l’orthodoxie économique peut

36. Au XXe siècle, tout au moins, car au XIXe siècle, la critique de Marx se situe aussi certainement
au niveau du langage ; de même probablement l’apport de Walras.
37. Keynes a utilisé bizarrement le label « classique », pour englober dans la même tradition
Ricardo, Mill, Marshall et Pigou, soit « la pensée économique […] au cours des cent dernières
années » [1936, chap. 1].
38. Wittgenstein a jeté les bases de sa seconde philosophie et introduit la notion clé de « jeu de
langage » au moment où Keynes travaillait sur la Théorie générale, entre 1930 et 1936.
39. Cela deviendra, dans « les investigations philosophiques » le célébrissime argument de
l’impossibilité d’un langage privé [voir aussi Kripke, 1982, cité plus bas].

274
se comprendre facilement, parce que nous réfléchissons
soixante-cinq ans après la publication de la Théorie générale
et que, dans cet intervalle, des événements internes à la tradition
néoclassique ont rendu désormais évident ce qui était encore
caché, du temps de Keynes.

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Moins de vingt ans après la parution de la Théorie générale,
une double opération d’axiomatisation était en marche au sein
de la tradition néoclassique : axiomatisation du critère de déci-
sion rationnelle, grâce à Von Neumann-Morgenstern et sur-
tout Savage ; axiomatisation des conditions d’existence d’un
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équilibre général dans un système de marchés interdépen-


dants, grâce à Arrow et Debreu. Qui ne voit que ce seul fait
suffit à marquer de façon indélébile ce que l’on devrait appeler
littéralement la solitude de la discipline économique au sein
de l’ensemble des sciences humaines et sociales ? Et qui ne
voit que cela confère la plus grande crédibilité à l’affirmation,
depuis Keynes, que la discipline économique est le siège d’une
formidable orthodoxie ?
Cette orthodoxie a donc une forme canonique, à travers la
combinaison de la théorie de la décision et de la théorie de
l’équilibre général. Donnons-lui le titre de « Théorie Stan-
dard 40 » et essayons d’expliciter le contenu cognitif de cette
orthodoxie. Si cette combinaison s’est révélée porteuse d’une
tradition aussi féconde et tenace, sur un siècle, en dépit de
l’irréalisme de ses hypothèses, cela tient à la qualité exception-
nelle de l’imbrication entre deux outils conceptuels (en l’occur-
rence, deux outils mathématiques) : les théorèmes
d’optimisation, qui traduisent l’idée de rationalité individuelle ;
les théorèmes de point fixe, qui traduisent l’idée de coordina-
tion interindividuelle. Dit plus concrètement, il y a bien davan-
tage qu’une heureuse affinité, il y a une rigoureuse circularité,
entre une certaine conception de l’individu (rationnel) et une
certaine conception du marché (walrasien), au point qu’il est
artificiel et presque incohérent de séparer l’une de l’autre, par
exemple dans le but de reconstruire, à partir de l’une, une for-
mulation plus réaliste pour l’autre 41.

40. Voir Favereau [1989] ; la théorie de l’équilibre général, appuyée sur la théorie de la décision,
en est l’expression la plus générale et la plus abstraite, mais on peut voir dans la théorie du capital
humain de G. Becker (ou dans les diverses contributions de M. Friedman) une traduction opératoire
de cette vision du monde.
41. J’ai longuement développé cette analyse, dans Favereau [1995].

275
Le constat de cette circularité dans l’orthodoxie économique
va nous fournir l’argument central de notre deuxième débat cri-
tique avec l’œuvre de Pierre Bourdieu : celle-ci n’est-elle pas
finalement construite sur une circularité de même nature, entre
les niveaux individuel et macrosocial, à travers « le rapport de

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complicité ontologique entre l’habitus et le champ » 42, compli-
cité « infraconsciente, infralinguistique » [1994, p. 154 ; voir
aussi p. 172] ? C’est un fait qu’il est strictement impossible
d’exagérer l’importance de cette (inter)relation, quand son
auteur s’exprime ainsi : « En réalité, l’analyse de la relation
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entre l’agent et le monde, entre les structures mentales et les


structures sociales, avec, d’un côté, l’incorporation des struc-
tures du monde social à travers la socialisation et, de l’autre, la
construction du monde social par la mise en œuvre de ces struc-
tures, me paraît être dotée d’une validité universelle » [1994,
p. 170].
Risquons alors une première formulation de l’argument,
encore conjecturale : à condition d’interpréter l’une et l’autre en
termes d’orthodoxie économique, la logique de la coordination
et la logique de la reproduction auraient la même « grammaire
de profondeur » (selon la terminologie de Wittgenstein). Dans
les deux cas :
1. d’une part, il existe un ordre macrosocial normatif (évalué
positivement, s’agissant de la coordination, ou négative-
ment, s’agissant de la reproduction) doté d’une très forte
cohérence interne ;
2. d’autre part, les individus contribuent à la réalisation de
cet ordre par des microcomportements dotés d’une très forte
cohérence externe – compte tenu de la nature de l’ordre
considéré.
Maintenant, nous devons dépasser le stade de la conjecture et
solidifier l’argument, ne serait-ce qu’à cause de cette objec-
tion évidente 43 : l’orthodoxie économique, si orthodoxie écono-
mique il y a, n’a-t-elle pas considérablement évolué depuis la
période d’axiomatisation (close au début des années
soixante-dix) ?

42. Cette expression est présente dès la leçon de 1982 (p. 47).
43. Je laisse entre des mains plus compétentes que les miennes une possible radicalisation pro-
prement philosophique de ma conjecture. Elle s’appuierait sur l’analyse de la fondation, par Leibniz,
de l’individualisme rationaliste [voir Renaut, 1989] pour faire apparaître, comme une de ses caracté-
ristiques essentielles, le privilège accordé à la reproduction de la Totalité, de sorte que « cette socio-
logie est un individualisme qui s’ignore » [Dupuy 1992, p. 211 ; voir aussi chap. 1]. Le holisme de
Pierre Bourdieu serait discrédité par ce dont je préfère, quant à moi, le créditer.

276
Un défaut rédhibitoire de cette version canonique de l’ortho-
doxie économique était son incapacité à respecter les exigences
de l’individualisme méthodologique qu’elle proclamait pourtant
haut et fort. J’ai déjà eu l’occasion de le signaler plus haut :
le calcul des prix ou rationnements à l’équilibre n’est pas le

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fait d’individus rationnels, à l’intérieur du modèle, mais de
l’économiste modélisateur 44. D’où une évolution de l’ortho-
doxie économique, perceptible depuis le milieu des années
soixante-dix, pour tenter d’endogénéiser la coordination, à
travers des modèles de relations contractuelles bilatérales, dans
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un cadre d’équilibre partiel. À l’heure actuelle, la mutation de


l’orthodoxie économique est suffisamment marquée pour que
l’on puisse parler de « Théorie Standard Étendue ». La transpo-
sition directe de la rationalité individuelle du domaine des choix
contre la nature à celui des relations interpersonnelles va
conférer une importance démesurée aux contextes de dissimu-
lation ou de fraude, étudiés de longue date par les assureurs,
sous les labels « antisélection » et « aléa de moralité ».
Cette caractérisation nouvelle du contenu de l’orthodoxie
économique va nous fournir la matière d’un éclairage supplé-
mentaire sur le fonctionnement analytique de l’articulation
habitus/champ, qui renforcera, en la précisant, la formulation
provisoire de mon argument critique.
L’univers naturel de Pierre Bourdieu est, on l’a dit, la concur-
rence imparfaite. De ce point de vue, il échapperait à la critique
d’incohérence formulée à l’encontre de la « Théorie Standard »,
si l’économie du sociologue devait être jugée à l’aune de l’indi-
vidualisme méthodologique. Un tel critère n’aurait, au demeu-
rant, rien de déloyal, compte tenu de l’insistance du sociologue
sur la nécessité de dépasser le clivage « scolastique » entre les
méthodologies individualiste et holiste 45. Mieux encore, l’intui-
tion de Pierre Bourdieu l’a conduit à mêler individualisme et
holisme exactement à l’endroit où le holisme se révèle défail-
lant par nature : la place de l’individu dans la (re)production de
la structure qui va lui assigner sa place. Si l’on ajoute à cela le
fait que sans une tromperie généralisée 46, les mécanismes de la

44. Ceci renvoie à l’utilisation de théorèmes de point fixe pour étudier les situations d’équilibre
et à la métaphore walrasienne du « secrétaire de marché ».
45. Les pages 42 à 45 de la Leçon de 1982 offrent une critique exemplaire des méthodologies,
holistes ou individualistes, qui traitent les collectifs comme des sujets individuels.
46. Y compris la tromperie de soi par soi, dans l’autorestriction de l’habitus. Il ne faudrait cepen-
dant pas exagérer cette différence, car c’est l’intérêt individuel (dans un sens étroit) qui commande
d’être raisonnable, quoique le résultat collectif soit défavorable : l’habitus des dominés naît de la

277
reproduction se gripperaient les uns après les autres, l’écono-
miste sera amené à conclure que la sociologie de Pierre Bour-
dieu est au holisme méthodologique ce que la Théorie Standard
(Étendue) est à l’individualisme méthodologique : l’aboutisse-
ment d’une longue tradition de recherche, poursuivie aussi loin

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qu’il est possible, ici dans l’ordre de la reproduction, là dans
l’ordre de la coordination, et dont la sophistication empêche de
voir l’impasse dans laquelle elle est désormais enfermée.
Toutes ces affirmations demandent naturellement à être
justifiées.
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D’abord il peut sembler contradictoire d’utiliser le même


couple de notions champ/habitus pour rapprocher la méthode
de Pierre Bourdieu, d’abord de la Théorie Standard, ensuite de
la Théorie Standard Étendue. La réponse est que la notion de
champ, au même titre que la notion de marché, peut fonc-
tionner comme mécanisme général (en insistant sur la pro-
priété 3), et/ou comme illustration particulière (en insistant sur
la propriété 1) : autrement dit soit « le » marché, soit « un »
marché. Avec une telle matrice, on peut aussi bien fabriquer
de l’interdépendance généralisée que de l’équilibre partiel, non
sans problèmes théoriques, on l’a vu, mais là n’est pas la ques-
tion. La question ici porte sur la souplesse du couple champ/
habitus, qu’il convient, une nouvelle fois, de souligner.
Ensuite, le couple individu/marché, en passant de la Théorie
Standard à la Théorie Standard Étendue, s’est rapproché, plutôt
qu’éloigné, du couple habitus/champ, chez Pierre Bourdieu. On
pourrait en effet objecter que la logique de la reproduction
implique, au plus haut niveau d’abstraction, une relation entre
deux individus, l’un dominant, l’autre dominé, tandis que la
logique de la coordination nécessiterait seulement un individu
représentatif (un offreur et un demandeur, il est vrai). Dès lors
que la catégorie fondamentale de la Théorie Standard Étendue
est le contrat (et non plus la marchandise), c’est à nouveau une
relation entre deux individus (souvent repérés comme le Prin-
cipal et l’Agent) qui fournit la catégorie de base. Par ailleurs
la cohérence du raisonnement d’équilibre partiel avec la logique
d’ensemble est assurée de la même façon : par la « contrainte de
participation » en économie, par la propriété d’homologie des
champs chez Pierre Bourdieu.

répétition d’une situation de dilemme du prisonnier (que l’habitus des dominants s’entend si bien à
pérenniser).

278
Enfin, en déplaçant le raisonnement vers un terrain plus
empirique (ou sociologique !), il faut remarquer que le rappro-
chement conceptuel des deux logiques a des implications pra-
tiques qui ne sont pas dénuées de vraisemblance, à défaut
d’originalité : le choix entre les deux logiques (s’il faut réduire

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le choix à ces deux logiques) ne saurait être scientifique en
aucun sens du terme, n’en déplaise aux protagonistes des deux
camps. C’est un choix entre deux systèmes de valeurs, deux
appareils normatifs, l’un d’apologie de l’ordre global, l’autre
de dénonciation 47. Ce n’est pas la cohérence interne des deux
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logiques qui peut servir à les départager, puisqu’elles ont même


structure. Est-ce leur performance empirique ? On ne peut
qu’être dubitatif devant les prétentions concurrentes au réalisme
d’une logique de la coordination qui exclut les phénomènes de
pouvoir, et d’une logique de la reproduction qui exclut les
contraintes d’efficacité. En tout état de cause, la symétrie des
lacunes va de pair avec la symétrie des ambitions : si l’articu-
lation habitus/champ peut contester aussi radicalement l’articu-
lation individu (rationnel)/marché (concurrentiel), c’est qu’elle
en constitue un double parfait, avec retournement de la logique
de la coordination en logique de la reproduction – et la perfec-
tion de l’imbrication ouvre sur la tentation de l’impérialisme, ici
comme là. La prétention à l’universel du sociologue de la repro-
duction 48 n’a d’égal que celle de l’économiste de la coordina-
tion – particulièrement s’il s’agit de son acolyte, spécialiste du
capital humain.
Nous pouvons conclure cette deuxième étape de notre débat
critique avec la sociologie de Pierre Bourdieu. Elle débouche
sur ce résultat paradoxal et même provocant que le modèle de
la reproduction selon Pierre Bourdieu et le modèle de la coordi-
nation selon l’actuelle orthodoxie économique ont une structure
logique identique, caractérisée par une parfaite adéquation des
schémas de comportement individuels à la fabrication de l’ordre
collectif.
Le statut critique du modèle de la reproduction est-il dévalo-
risé pour autant ? Ce n’est pas sûr. L’introduction récente aux

47. Il n’est pas difficile d’identifier le mythe fondateur de chaque camp : mythe du marché uni-
versel, ici, mythe du système inégalitaire, là. Voir Favereau [1988b] pour une application aux repré-
sentations du « marché » du travail.
48. « L’objet véritable d’une véritable économie des pratiques n’est autre chose, en dernière ana-
lyse, que l’économie des conditions de production et de reproduction des agents et des institutions
de production et de reproduction économique, culturelle et sociale, c’est-à-dire l’objet même de la
sociologie dans sa définition la plus complète et la plus générale » [2000, p. 25-26].

279
Structures sociales de l’économie contient d’excellentes pages
sur le critère « immersion de l’économie dans le social » pour
opposer la « science économique » et l’« économie des pra-
tiques » selon Pierre Bourdieu. Mon argument est compatible
avec la proposition suivante : la logique de la reproduction tend

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vers la logique de la coordination, quand le critère « immer-
sion de l’économie dans le social » tend vers zéro. Or cette
proposition, quoiqu’elle mobilise l’identité structurelle des deux
logiques, consacrerait la prééminence de la logique de la repro-
duction quant à la capacité de produire des énoncés critiques sur
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le monde réel (nécessairement « social ») ; prééminence mais


pas monopole, car des énoncés critiques peuvent être produits
indirectement par présentation d’un monde idéal (nécessaire-
ment distinct du monde réel).
La seule façon d’y voir clair sur ce qu’il advient de ce statut
critique est de faire retour sur la notion d’orthodoxie écono-
mique, finalement assez faiblement sollicitée dans cette
deuxième étape : nous avons identifié la « grammaire de pro-
fondeur » de la logique de la coordination, nous l’avons
retrouvée dans la logique de la reproduction, mais faute d’avoir
isolé précisément ce qui « fait orthodoxie » dans la première,
nous ne pouvons rien dire de précis sur l’effectivité critique de
la seconde.

L’identification de l’orthodoxie du sociologue

Au début de la deuxième étape, on a eu recours à la méta-


phore du langage pour donner une vue rapide de la lecture key-
nésienne de l’orthodoxie économique. Cette métaphore a des
vertus mais souffre d’un défaut essentiel : le fait de parler une
certaine langue n’est pas intrinsèquement difficile à constater. Il
suffit, par exemple, d’aller dans un pays étranger pour se voir
à l’extérieur de sa langue natale… Dans tout ce qui précède,
nous avons entrepris de caractériser le contenu de l’ortho-
doxie économique, comme si son identification ne posait guère
plus de problèmes que de lire les inscriptions sur les banderoles
d’un cortège de manifestants (conservateurs, on l’aura compris).
Le message keynésien le plus profond s’attaque à cette illusion.
L’orthodoxie économique – le langage que parlent les écono-
mistes – n’est pas constituée par ce qu’ils disent, mais par ce
qu’ils ne disent pas – par ce dont ils ne peuvent parler, ce dont

280
ils n’ont même pas conscience de ne pouvoir parler 49. L’étran-
geté de la Théorie générale, repérable à de multiples niveaux,
doit être mise sur le compte de la (« soudaine » 50) prise de
conscience par Keynes de ce que la pensée économique (néo)
classique des XIXe et XXe siècles, jusqu’à lui, avait une cohérence

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cachée, autour de l’exclusion d’une question, que l’on peut for-
muler indifféremment par les termes suivants : l’existence d’un
chômage involontaire massif et persistant, ou le caractère non
auto-équilibrant du système de marchés d’une économie capi-
taliste, ou encore la demande du produit global, ou enfin la non-
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validité de la loi de Say 51.


J’avais dit plus haut que le langage-orthodoxie, selon
Keynes, s’opposait au langage-paradigme, selon Kuhn, en ce
qu’il se définissait négativement par son incapacité à traiter cer-
tains thèmes. Le lecteur avait sans doute senti aussitôt l’insuf-
fisance de cette définition : il y a de multiples thèmes dont
un langage théorique ne peut parler. Nul ne reprochera à la
théorie néoclassique de n’avoir rien à dire sur le goût des
pommes vertes. En revanche, la situation change totalement s’il
s’agit du chômage de masse. Voici donc la caractérisation finale
du langage-orthodoxie selon Keynes : il y a un objet qui devrait
être dedans – et qui est dehors. Il est dehors non au niveau du
vocabulaire de la théorie mais au niveau de sa sémantique :
on peut le nommer dans le langage (Pigou développait dans
les années trente une théorie néoclassique du chômage…) mais
on ne peut le penser qu’en le dénaturant (… la théorie de Pigou
n’est qu’un nouvel avatar d’une théorie du chômage
volontaire) 52.
Ces précisions nous confortent dans le chemin parcouru.
Revenons d’abord sur la première étape. Si Keynes a raison
dans sa dénonciation/énonciation de l’orthodoxie économique,
alors Pierre Bourdieu a tort dans sa sélection/réduction de l’éco-
nomie parmi les sciences sociales : d’un côté, il a privilégié
l’économie pour construire sa sociologie, de l’autre il l’a dé-
singularisée, sous-estimant son exceptionnelle contrainte

49. Je rappelle mon appui sur un travail antérieur [1985, 1988b] ; voir aussi Arrow [1974].
50. Voir la lettre à Harrod du 30 août 1936, reproduite dans Favereau [1988b] ; voir aussi le bref
et incisif chapitre 1 de la Théorie générale et les diverses préfaces aux éditions nationales du même
ouvrage.
51. À savoir : toute offre crée sa demande, ou : toute épargne est investie. Voir Hutchison [1978].
52. De ce fait la caractérisation du langage-orthodoxie selon Keynes doit être ainsi précisée : il y
a un sujet (le théoricien) qui se croit dehors – et qui est dedans. Ce point est développé, en annexe,
à travers le « syndrome de l’homme ordinaire ».

281
cognitive, sans voir le danger de faire fonctionner l’opposition
orthodoxes/hérétiques, dans la discipline économique, de la
même façon que dans les autres champs.
Au fait, ce danger quel est-il ? Si je suis le raisonnement
keynésien, le danger est de ne pas voir… ce qu’on ne voit pas.

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Revenons cette fois sur la deuxième étape. Dans le cas de la
« Théorie Standard », à laquelle on peut, malgré l’anachro-
nisme, assimiler l’économie conventionnelle des années
trente 53, il s’agit donc de l’incapacité à penser les échecs
durables de la coordination, au sein d’une économie de marché ;
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dans le cas de la « Théorie Standard Étendue », à laquelle nous


sommes confrontés, si cette incapacité a changé en quoi que ce
soit, c’est dans le sens d’une aggravation, à la fois davantage
masquée professionnellement, et pourtant plus transparente ana-
lytiquement. D’abord la prédominance écrasante des analyses
d’équilibre partiel fait que le problème d’un défaut général et
durable de coordination n’est pratiquement jamais posé 54 ; on
observe parallèlement une grande défaveur des modélisations
macroéconomiques détaillées et une préférence marquée pour le
recours à des modèles, au niveau agrégé, les plus simples pos-
sibles. Ensuite le problème s’est transformé avec la montée en
puissance de la théorie des jeux et la mutation corrélative des
concepts d’équilibre. Au fond, tout se passe comme si le cou-
rant dominant avait dû se résoudre à sacrifier, dans les années
soixante-dix, le premier des deux piliers 55 de l’univers néoclas-
sique, l’unicité/universalité du mode de coordination par le
marché walrasien, c’est-à-dire par un dispositif d’agrégation des
offres et des demandes soumis à la loi de l’offre et de la
demande. Ne reste plus que l’autre pilier, celui de la rationa-
lité individuelle, considérablement renforcée et complexifiée.
En réalité, ce à quoi nous contraint la « Théorie Standard
Étendue » n’est rien d’autre que l’absorption de la coordina-
tion interindividuelle dans la rationalité individuelle : cela trans-
paraît dès la définition de l’équilibre de Nash 56, qui fait office,
comme l’a bien vu Johansen [1982], de caractérisation de la
rationalité en situation d’interaction stratégique avec autrui.

53. Le lecteur aura deviné que l’adversaire préféré de Keynes, dans la Théorie générale, est
A.C. Pigou, grande figure, s’il en est, de la théorie qualifiée aujourd’hui de « néoclassique ».
54. Les remarques lucides de Hart et Holmström [1987, p. 104] n’en sont que plus précieuses.
55. J’emprunte cette idée à Arrow [1974].
56. « Un équilibre de Nash est un ensemble de stratégies, une pour chaque joueur, telle qu’aucun
joueur n’ait d’incitation à modifier sa stratégie personnelle dans cet ensemble » [Kreps, 1990, p. 28].

282
L’actuelle orthodoxie économique n’a donc plus de position de
repli, elle tient ou tombe avec le postulat de rationalité optimi-
satrice non coopérative. Or c’est ce postulat qui sous-tend les
modèles de défauts de coordination 57, modèles au demeurant
peu nombreux et de peu d’effet sur l’ensemble de la profession

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– on comprend pourquoi : la théorie parvient tout juste à poser
un problème qu’elle ne pourrait résoudre sans se renier.
Que notre entrée soit la « Théorie Standard » ou la « Théorie
Standard Étendue », nous sommes poussés vers cette formula-
tion du noyau constitutif de l’orthodoxie économique : le couple
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individu (rationnel)/marché (concurrentiel) a été ainsi construit


que la coordination se pense à partir d’une configuration de
complète coordination, avec des agents individuels dont la
rationalité s’accorde parfaitement (donc exclusivement) avec
cette configuration de complète coordination.
Avec cette formulation, le blocage cognitif collectif, dont
Keynes porta le premier diagnostic dans la Théorie générale, se
confirme et se précise pour notre génération autant que pour
la sienne, sinon même davantage : les défauts de coordination
peuvent être nommés mais ils ne peuvent être traités sans être
dénaturés ; ils sont le résidu, le solde d’un modèle de pleine
coordination. Nous sommes incapables de penser la coordina-
tion à partir des défauts de coordination (nous faisons l’inverse
– au mieux 58) parce que procéder ainsi impliquerait de partir
d’hypothèses de rationalité individuelle non standard, avec des
agents habitués à rencontrer des problèmes de coordination,
bref d’hypothèses de rationalité limitée, procédurale, adaptative,
située, etc. Or cela modifierait par contrecoup la nature des pro-
blèmes de coordination, et ainsi de suite.
La troisième étape du débat critique avec l’œuvre de Pierre
Bourdieu se dessine devant nous. La logique de la reproduction

57. Qu’il s’agisse des modèles de défauts de coordination stricto sensu (multiplicité d’équilibres
de Nash, Pareto — classables ou non), ou de défauts de coopération stricto sensu (unicité de l’équi-
libre de Nash, Pareto — dominé par une solution coopérative : exemple du dilemme du prisonnier) :
voir Kreps [1990] et Laurent et Zajdela [1999].
58. Ce point mériterait un long développement technique, en théorie économique. Voici quelques
éléments : 1) il existe depuis peu une petite littérature instructive sur les « défauts de coordination »
[Cooper et John, 1988] : elle n’est en rien raccordée ni intégrée aux modèles standard ; 2) le courant
des équilibres à prix fixes où l’on peut envisager du chômage keynésien est en voie d’extinction
pour cause d’illogisme intrinsèque : comment peut-on avoir simultanément pleine coordination
(point fixe) et défaut de coordination (rationnement involontaire) ? 3) c’est pourquoi la tentation est
irrésistible de réinterpréter le chômage en termes de comportements volontaires, soit individuel-
lement (substitution intertemporelle), soit collectivement (effet macro d’une rigidité optimale micro
des salaires) – et encore ce dernier mécanisme n’est-il jamais inséré dans un modèle d’interdépen-
dance généralisée. Là encore voir Laurent et Zajdela [1999].

283
repose sur une circularité habitus/champ, symétrique de la cir-
cularité rationalité-individuelle/concurrence-marchande sur
laquelle repose la logique de la coordination. Par symétrie,
nous sommes conduit à prendre en considération la proposi-
tion suivante : le couple habitus/champ est ainsi fait que la

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reproduction est pensée à partir d’une configuration de
complète reproduction, avec des agents individuels dont la
rationalité s’accorde parfaitement (donc exclusivement) avec
cette configuration de complète reproduction. De cette propo-
sition découle ce corollaire : la sociologie de Pierre Bourdieu
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exclut les échecs de la reproduction comme la « Théorie Stan-


dard (Étendue) » exclut les échecs de la coordination. Ces deux
propositions, si elles étaient établies, nous donneraient crédit
pour voir dans la sociologie de Pierre Bourdieu une orthodoxie
– au même titre que dans l’économie dominante : la critique de
l’orthodoxie économique, n’ayant pas bien identifié sa cible, la
manquerait, au sens où elle ne parviendrait qu’à constituer une
orthodoxie parallèle, certes critique (alors que l’autre est apolo-
gétique), mais sans conséquence mortelle pour la première. Si
le problème était de s’emparer de la « citadelle de l’ortho-
doxie » [Keynes, 1934], la solution ne saurait être d’en édifier
une autre, à la fois à bonne distance et comme une réplique de
la première. Dit autrement, si le problème était de changer le
langage théorique, la solution passerait plutôt par un travail sur
le langage théorique en cours pour le faire évoluer, en partant
de ses points faibles, sinon de ses points aveugles : les échecs
de la coordination et… les échecs de la reproduction.
Or il est aisé de constater que les échecs de la reproduction
sont aussi inaccessibles à la sociologie de Pierre Bourdieu que
les échecs 59 de la coordination à l’économie orthodoxe – et
pour exactement la même raison : le type de rationalité prêté
aux individus. Tout comme la rationalité optimisatrice n’a de
sens que dans un univers de complète coordination, l’habitus
des dominés et des dominants est ajusté à un univers de
complète reproduction 60 : si d’aventure Pierre Bourdieu avait

59. En anglais : (coordination) failure ; ce que je traduirai indifféremment par « défaut »,


« échec », « lacune »…
60. Cela explique à la fois qu’il puisse y avoir, du fait de l’évolution exogène des « structures
objectives », des habitus « clivés, déchirés » ou accumulation de « décalages, discordances et ratés »
[1997a, p. 79, 189], et que ces phénomènes, où la reproduction s’enraye effectivement, ne procèdent
pas pour autant de la logique même des comportements : ils ne sont la règle ni à titre premier ni à
titre alternatif, ils sont l’exception qui confirme la règle. Pour que les échecs de la reproduction

284
doté les agents économiques de base de la même capacité de
critique et de dénonciation que celle qu’il se reconnaît visible-
ment en tant que théoricien, la logique entière de la reproduc-
tion serait à revoir, non pas d’ailleurs dans le sens d’une
inversion totale des conclusions, mais plutôt dans celui d’une

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conversion radicale du regard. L’enjeu cesse d’être un change-
ment révolutionnaire de logique, pour devenir, plus modeste-
ment et peut-être plus efficacement, une inflexion de cette
logique à travers des réformes positives, toujours locales mais
toujours possibles.
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La troisième partie de cet article est consacrée à l’exploration


de cet univers plus complexe et coloré que les univers égale-
ment monochromes de nos deux orthodoxies, apologétique et
critique.

L’avenir de la critique

Il faudrait idéalement un appareil d’analyse en sciences


sociales, traitant de la coordination à partir des échecs de la
coordination et traitant de la reproduction à partir des échecs
de la reproduction 61. Sans plus de prétention qu’un premier pas
dans cette perspective, nous nous bornerons à reprendre quel-
ques-unes des innovations les plus importantes de Pierre Bour-
dieu par rapport à l’orthodoxie économique pour montrer à quel
point elles seraient démultipliées dans leur effectivité critique
à l’encontre de cette orthodoxie quand elles sont reformulées
à partir de la notion (deux fois hétérodoxe !) d’échecs de la
reproduction. Nous ne mobiliserons qu’accessoirement la
notion d’échec de coordination, bien qu’elle soit implicitement
présente dans l’arrière-plan du propos 62.

soient intégrés comme devraient l’être les échecs de la coordination, il faudrait que les deux appa-
reils d’analyse soient remodelés autour des concepts de coordination et de reproduction partielles.
61. Cet appareil d’analyse me semble être la traduction en programme de recherches de la thèse
iconoclaste de J.-D. Reynaud [1997] : le social ne forme pas un système global. Voir aussi Favereau
[1994].
62. Indiquons brièvement que l’unité du programme de recherches, évoqué à la note précédente,
qui partirait des échecs de la reproduction et de la coordination au lieu d’y aboutir (dans le meilleur
des cas, le pire étant de s’en abstraire), réside dans la mise au premier plan des phénomènes
d’apprentissage, individuels et collectifs : les humains apprennent et les sociétés d’humains appren-
nent aussi.

285
Les innovations sélectionnées ont un point commun : elles
portent toutes sur le rôle des règles 63. La première raison est
simplement que le rôle des règles est aujourd’hui une question
centrale, dans les débats entre économistes, entre sociologues,
ainsi qu’entre économistes et sociologues, sans doute parce que

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l’évolution de ces disciplines a révélé que la variable « règles »
était fondamentale, à la fois pour la logique de la coordination
et pour celle de la reproduction. La seconde raison est l’impor-
tance de la contribution de Pierre Bourdieu à cette question.
Je me propose donc, dans ce qui suit, de reconsidérer quatre
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éléments de l’économie ou de la sociologie des règles selon


Pierre Bourdieu : le statut des valeurs et des règles morales,
le corps et l’incorporation des règles, la fonction des règles de
droit, la définition des institutions en démocratie. Je voudrais
montrer que, sur ces quatre thèmes, l’apport théorique de Pierre
Bourdieu (parfois de tout premier ordre) d’une part manifeste
bien les blocages qui relèvent de l’orthodoxie économique
contemporaine, telle qu’elle vient d’être définie, d’autre part
suggère, en creux, les voies de recherche à emprunter afin de
surmonter ces blocages, d’un point de vue hétérodoxe.
Ces quatre thèmes vont être regroupés deux à deux. Puisque
je fais désormais l’hypothèse que les échecs de la reproduction
sont le véritable point de départ de l’analyse, il me faut mon-
trer d’abord que la rationalité individuelle est d’entrée de jeu
imparfaitement accordée à la logique de la reproduction – c’est
l’objet des deux premiers thèmes, le statut des valeurs et règles
morales (pour gripper les rouages de la reproduction du côté des
dominants et pas seulement des dominés), le corps et l’incorpo-
ration des règles (pour faire de même cette fois principalement
du côté des dominés) ; j’examinerai ensuite, avec les deux der-
niers thèmes, les conséquences au niveau collectif.

Le statut des valeurs et des règles morales


Le thème des valeurs aurait pu marquer une distance forte
avec la théorie économique néoclassique, dans la mesure où
celle-ci, depuis les années trente, sépare rigoureusement fins
(exogènes) et moyens (à allouer rationnellement), tandis que

63. Par là je désigne un domaine, plus que je n’isole une variable [voir les critiques pertinentes
de Pierre Bourdieu, 1980a, p. 174-176].

286
Pierre Bourdieu choisit d’intégrer les valeurs à l’habitus 64,
pièce maîtresse de son dispositif. Toutefois, le traitement offert
des « fondements de la morale » ou de la « possibilité d’un acte
désintéressé » (contenu de deux chapitres de 1994) va confirmer
la symétrie de l’économie du sociologue et de la « Théorie

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Standard Étendue » : on peut avoir « intérêt au désintéresse-
ment » [1994, p. 238]. La recommandation pratique du socio-
logue rejoint formellement 65 celle des économistes des
incitations : « instituer des univers sociaux où […] les agents
aient intérêt à la vertu, au désintéressement, au dévouement au
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service public et au bien commun » [1994, p. 239 ; voir aussi


p. 164].
Cependant l’argumentation du sociologue, à la différence de
celle de l’économiste, est autodestructrice, si on la pousse
jusqu’au bout. Pierre Bourdieu fait grand cas, à juste titre, de
la maxime 218 de La Rochefoucauld : « L’hypocrisie est un
hommage que le vice rend à la vertu » 66. Or cette maxime
implique qu’une part au moins des vertus constatées soit
authentique, sinon leur simulation par l’hypocrisie perdrait
toute effectivité. Là où l’économiste se contente de dire que
chacun triche (si c’est dans son intérêt) quand il peut dissimuler
qu’il triche, le sociologue affirme bien davantage en soutenant
que certains contextes rendent avantageux de simuler le désinté-
ressement. Simuler une attitude vertueuse est plus contraignant
(en hypothèses sur le monde) que dissimuler un acte frauduleux
– seule la première configuration exige qu’existent, en nombre
suffisant, des gens vraiment sincères 67. La primauté du calcul,
jusque dans l’apparence du non-calcul, ne saurait donc logique-
ment prétendre à une généralité absolue comme modèle

64. « Les principes pratiques de classement qui sont constitutifs des habitus sont indissociable-
ment logiques et axiologiques […]. La logique pratique […] engage inévitablement des valeurs »
[1980b, p. 133].
65. L’intérêt sera généralement d’ordre symbolique, chez Pierre Bourdieu, tandis qu’il est
strictement d’ordre lucratif, chez les économistes orthododoxes. J. Gadrey me dit qu’il ne faut pas
assimiler comportement coopératif-par-intérêt-seul et comportement coopératif-par-conviction-mais-
soutenu-par-la-logique-du-champ ? Dont acte. Il demeure qu’un comportement coopératif-par-con-
viction n’a pas de statut dans le modèle habitus/champ.
66. La maxime 39 eût exprimé plus directement le message de Pierre Bourdieu : « L’intérêt parle
toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, même celui de désintéressé. »
67. Contrairement, je l’avoue, à cette autre maxime (171) du même La Rochefoucauld : « Les
vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer » (toutes maximes
empruntées à l’édition de 1678).

287
de comportement : le sociologue, en transportant le modèle éco-
nomique loin de ses bases initiales, confirme son caractère défi-
nitivement partiel.
S’il y a plusieurs modèles de comportement, les individus
sont donc confrontés à un choix, d’une nature plus profonde

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que les choix économiques usuels. En l’occurrence, il s’agit
d’un choix que l’on peut déjà qualifier d’identitaire, entre
recherche de l’intérêt et désintéressement (terminologie du
sociologue), entre coopération et non-coopération (termino-
logie de l’économiste). Peut-être faut-il immédiatement réfuter
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l’objection selon laquelle ce qui touche à l’identité ne se conce-


vrait guère comme objet de choix. Pour ce faire, on peut s’aider
de la réinterprétation par Pierre Bourdieu, lui-même, du schéma
don/contre-don, qui met en évidence « le rôle déterminant de
l’intervalle temporel entre don et contre-don » [1994, p. 179].
Rendre sur-le-champ revient à refuser le don 68. Il y a là une
remarquable intuition, qui devrait enrichir les ana-
lyses d’inspiration keynésienne sur le choix de l’horizon de
prévision, c’est-à-dire de la période au terme de laquelle il
faudra « arrêter les comptes ». On pourrait montrer que la
question du choix entre un comportement coopératif et un
comportement non coopératif se ramène, à toutes fins utiles,
au choix de cet horizon de prévision, dans les situations d’incer-
titude non probabilisable 69. La question de l’identité n’a rien
d’ineffable.
Encore faut-il se la poser. Je ne dis pas que Pierre Bourdieu
ne se la pose jamais (notamment à travers la dimension corpo-
relle de l’habitus, on le verra dans un instant), mais je note qu’il
ne se la pose pas lorsqu’il aborde la question du désintéresse-
ment et des fondements de la morale, et que, de ce fait (me
semble-t-il), la spécificité du comportement moral se dissout
en redevenant un cas particulier de l’espèce générale « compor-
tement intéressé ». Cette position suggère… la position
contraire, où attitude morale et interrogation identitaire se codé-
finissent. Sans pouvoir développer, je rappelle que telle est
justement la position de H. Arendt [1971], pour qui existe
une « liaison interne » entre conscience morale et aptitude

68. En plus du chapitre 6 de 1994, voir le chapitre 6 de 1980.


69. Voir Favereau [1997b].

288
à penser 70, cette dernière entendue comme « dialogue silen-
cieux entre moi et moi-même » [p. 66] 71.
Les mêmes contradictions vont s’observer à propos de la sou-
mission aux règles, par incorporation dans l’habitus.

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Le corps et l’incorporation des règles
Le thème du corps est une des grandes originalités de Pierre
Bourdieu, dans l’approche de la reproduction. L’un de ceux qui
ont le mieux mis en valeur l’importance de l’apport de Pierre
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Bourdieu est Charles Taylor, dans un article consacré au


problème de Wittgenstein, revu et corrigé par Kripke :
« comprendre une règle ». Il est désormais acquis que l’obéis-
sance à une règle est une pratique, dont on ne peut rendre
compte en ne faisant de l’agent humain qu’un sujet de représen-
tations, c’est-à-dire un espace « intérieur » dont le contact avec
le monde « extérieur » passe par des représentations. L’explica-
tion de l’application correcte d’une règle ne s’épuise pas dans
les explications que l’on peut donner de la façon de l’appli-
quer. « La compréhension s’opère toujours par rapport à un
arrière-fond fait de ce que l’on tient pour acquis […] » [1995,
p. 556]. Cet arrière-fond est informulé, mais il n’en représente
pas moins une compréhension, qui, en dépit de son caractère
implicite, n’est nullement informulable. La thèse de Charles
Taylor est que si nous voulons saisir cette compréhension de
l’arrière-fond, il nous faut « rapatrier le corps et autrui », exclus
par cette conception intellectualiste de l’individu 72, comme un
centre de conscience monologique, comme un mécanisme de
traitement de représentations sur le monde extérieur, incluant
« son propre corps et celui d’autrui ». Cette thèse générale
s’accompagne d’un corollaire : « restaurer le premier (le corps)
permet de récupérer le second (autrui) ». La fécondité de la

70. Le point de départ de la réflexion de H. Arendt était le constat, chez Eichmann, d’une
« curieuse et authentique inaptitude à penser ». « Il n’avait pas la moindre difficulté à accepter un
système de règles absolument différent » [p. 26]. Sur la pensée d’Arendt autour du « deux en un »
socratique, voir Tassin [1999, spéc. p. 64-77].
71. Les mots ne doivent pas prêter à confusion : identité ne signifie pas unité, mais au contraire
multiplicité des moi possibles et réflexivité. Sur tous ces points, voir Turner [1987], White [1992]
et surtout Lahire [1998].
72. Taylor ajoute : « ce sujet mis à nu a largement envahi les sciences sociales, faisant prospérer
diverses formes d’individualisme méthodologique, y compris la variante la plus récente et la plus
virulente, la vogue actuelle de la théorie du choix rationnel » [1995, p. 559].

289
notion d’habitus proviendrait de ce qu’elle fournirait un modèle
opératoire de ces deux thèses.
Mon argument est que s’il est souhaitable d’associer ces deux
thèses à la notion d’habitus, cela confirme la fragilité, non la
puissance, de cette notion, car le corollaire ne résiste pas à la

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critique : d’une part « l’habitus » ne suffit pas pour intégrer
« le corps » ; d’autre part « le corps » ne suffit pas pour intégrer
« autrui ».
L’individu, dans le schéma Taylor-Bourdieu, diffère de
l’individu de la théorie économique, qui n’est qu’un support de
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représentations, en ce qu’il a un corps. Il n’est pas question de


nier que l’équation « individu = corps + représentations », entre
les mains du sociologue, conduit à des résultats autrement plus
riches et réalistes que l’équation « individu = représentations »,
entre les mains de l’économiste orthodoxe 73. Néanmoins, même
l’équation élargie demeure une caractérisation trop étroite de
l’individu, du moins de l’individu humain. Je reprendrai ici
l’article classique de Frankfurt [1971], qui, partant du constat
que cette équation vaudrait également pour la plupart des ani-
maux, pose la question de ce qui lui manque encore avant de
parvenir à une caractérisation philosophiquement satisfaisante
de l’individu « humain », c’est-à-dire de ce que l’on convient
d’appeler une personne. Voici sa réponse, au terme d’une
longue argumentation : « Un individu possède un désir du
second niveau, soit quand il désire avoir un certain désir, soit
lorsqu’il désire qu’un certain désir constitue sa volonté. Dans le
dernier cas, je parlerai de “volitions de second niveau”. J’estime
que c’est la possession de volitions de second niveau et non
pas la possession de désirs de second niveau en général, qui est
essentielle à la nature de la personne » [1991, p. 258].
Ce qu’il fallait donc ajouter à l’équation, c’est une forme par-
ticulière de réflexivité, la capacité de se regarder, pour ainsi
dire du dehors, avec un œil critique (puisque naturellement les
désirs du second niveau peuvent s’opposer aux désirs du pre-
mier niveau) 74. Au passage, notons que nous avons retrouvé la

73. Le terme « représentation » désigne, pour l’économiste, non seulement les anticipations et les
croyances, mais aussi les désirs ou préférences : Frankfurt, dans son article cité ci-dessous, parle
plus sobrement d’états mentaux ou d’états de conscience.
74. « Lorsque je soutiens que l’essence de la personne réside, non pas dans la raison, mais dans
la volonté, je ne veux pas dire par là qu’une créature privée de raison puisse être une personne ; en
effet, ce n’est que grâce à ses pouvoirs rationnels qu’une personne est en mesure d’acquérir une
conscience critique de sa propre volonté et de former des volitions de second niveau » [1991,
p. 259].

290
question identitaire, à travers l’aptitude à choisir entre plusieurs
« moi » possibles. Mais cette question s’est considérablement
déplacée et enrichie, en apparaissant liée à l’aptitude déve-
loppée par les humains de considérer de l’extérieur ce à l’inté-
rieur de quoi ils se trouvent 75. En somme, Pierre Bourdieu se

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serait arrêté en chemin dans sa théorie de l’incorporation. Il
est vrai que le corps, en formatant certaines attitudes, peut inté-
rioriser la soumission aux règles et stocker de l’obéissance, que
l’habitus pourra ensuite écouler sans effort, sinon sans mur-
mure : le corps est aussi vécu comme ce qui n’est pas soi,
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puisqu’il peut nous commander autant que nous pouvons le


commander (« Je est un autre »). Le corps sécrète donc naturel-
lement une interrogation de soi sur soi, de sorte qu’il ne serait
pas déraisonnable de rattacher la capacité critique des humains
à l’équation ci-dessus, à condition de l’interpréter à la manière
de Frankfurt 76. Malheureusement, ce n’est pas ce que fait Pierre
Bourdieu, qui voit dans le corps, via l’habitus des dominés, un
réservoir de conformisme, lequel, certes, peut craquer – mais de
loin en loin, de façon exceptionnelle et par conséquent inexpli-
cable. Si Pierre Bourdieu doit être loué pour avoir, en pion-
nier, voulu refonder les sciences sociales sur une théorie de
l’incorporation, la théorie de l’incorporation qu’il propose
n’atteint que très partiellement son objectif, surtout dans une
visée critique.
Ces réserves en tête, tournons-nous vers les contextes d’inter-
action avec autrui, que Charles Taylor appelle des « actions dia-
logiques », par contraste avec les « actions monologiques ». Il
en construit la figure paradigmatique à travers les « actions à
rythme commun » (telles scier une bûche à deux, ou danser en
couple), où l’aspect physique de la coordination est essentiel.
Il admet toutefois que la forme la plus répandue implique une
« compréhension commune », éventuellement indépendante de
tout face-à-face. En reprenant le raisonnement de Frankfurt, on
ne voit aucune raison qui empêcherait des agents rompus à
l’exercice qui consiste à juger le « moi » qu’ils forment – de
passer à l’exercice qui consisterait à juger le « nous » qu’ils

75. L’orthodoxie apparaît alors comme une neutralisation pathologique de cette disposition natu-
relle, puisque tout s’y présente à l’envers : l’objet qui devrait être dedans est dehors, le sujet qui se
croit dehors est dedans.
76. Si la rationalité de l’Homo economicus néoclassique n’a rien à voir avec l’esprit critique,
contrairement au sens commun du mot « rationalité », ce serait donc que le malheureux, tout en
représentations (incluant ses préférences), manque d’un corps…

291
forment ; à dire vrai, on voit plutôt des raisons qui rendraient le
passage naturel 77 ! En résumé, déduire l’intégration d’autrui de
l’intégration du corps semble singulièrement artificiel 78, à côté
de l’explication immédiate de la « compréhension commune »
au moyen de… représentations 79. Probablement s’agira-t-il de

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représentations spécifiques, à l’instar des « volitions du second
niveau » de Frankfurt : en l’espèce de représentations collec-
tives, ou plus sobrement de représentations individuelles por-
tant sur le collectif qui implique l’individu. Un rapprochement
de ces représentations hypothétiques, introduites à la fin de ce
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thème 2, avec les valeurs morales et règles éthiques analysées


sous le thème 1, serait fort intéressant 80, suggérant que les cri-
tiques rassemblées sous ces deux thèmes se renforcent l’une
l’autre. Faute de temps et de place, on se contentera plutôt de
mentionner l’expérience des sociologues du travail et des socio-
logues du quotidien, qui n’ont cessé de rendre justice à l’achar-
nement et l’ingéniosité avec lesquels les hommes ordinaires
résistent à tous les pouvoirs établis, cédant sur des points
mineurs, mimant la conformité mais déformant des rouages
essentiels 81.
À nouveau, s’il faut louer Pierre Bourdieu pour avoir voulu
endogénéiser le rôle des individus, surtout des dominés, dans la
reproduction globale, en montrant comment s’autolimitaient les
préférences et les attentes, pour fonder des comportements rai-
sonnables, la réalisation de ce programme conduit à des posi-
tions qui manquent à la fois de vraisemblance et d’élégance.
Jamais sans doute on n’est allé aussi loin dans la fabrication
de la domination par les dominés eux-mêmes. Les hommes

77. Ainsi le « nous » se compare volontiers à une personne collective. Taylor parle d’ailleurs
d’« agent intégré » ou d’« agent collectif ».
78. Cette problématique a, en réalité, pour origine, l’analyse de l’intersubjectivité par Husserl
[voir Marion, 1994, pour une introduction critique].
79. On pourrait revenir au cas des « actions à rythme commun » et soutenir qu’elles aussi pro-
cèdent en vérité plus d’un accord sur le « nous » que d’une régulation corporelle, comme le soutient,
au demeurant, David Hume, à propos de l’exemple des rameurs, au § III.2.2 du Traité de la nature
humaine : Hume introduit à cette occasion la notion de « convention ».
80. C’est ici qu’il conviendrait d’amener la notion de convention : voir Favereau [1999] ; voir
aussi la référence à Hume, dans la note précédente.
81. Citons Bernoux [1981] sur « l’appropriation », de Certeau [1980] sur « la perruque », Reynaud
[1988] sur la « régulation autonome ». Le lecteur devrait contraster cet esprit de résistance systé-
matique (mais local) avec les propos de Pierre Bourdieu [1980b, p. 75-76] qui semblent à la fois
dévaloriser ce qui n’est pas de portée globale et localiser l’esprit de résistance parmi ceux des
dominés qui sont « en porte-à-faux », « mal dans leur peau »… Ce biais provient peut-être de ce que
Pierre Bourdieu s’intéresse plus aux comportements de consommation et à la culture des dominés
qu’aux actions et interactions sur les lieux de travail.

292
ordinaires sont dépouillés de leur esprit critique 82, et c’est le
sociologue auteur du discours savant qui va en acquérir le
monopole. Bien sûr on pourra évoquer, comme je l’ai fait ci-
dessus (« l’économie du sociologue : la logique du modèle » ;
voir aussi les notes 14 à 16), des textes de Pierre Bourdieu où

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l’habitus devient vecteur de changement mais, au risque de me
répéter, on ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. Ce
qui est ajouté à l’habitus en termes de potentiel de change-
ment lui est immédiatement soustrait en termes de potentiel de
reproduction. Il serait plus clair et plus net de partir directement
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des échecs de la reproduction, mais le prix à payer est le rem-


placement de la théorie de l’habitus par une théorie de l’iden-
tité sociale, fondant la capacité critique sur la confrontation des
« moi » possibles 83.
Deux enseignements peuvent être tirés de ce premier volet de
notre exploration.
En premier lieu, un enseignement positif : l’arrière-fond
mobilisé dans la compréhension des règles implique au moins
potentiellement une posture critique 84, dans la mesure où une
telle posture est au moins potentiellement inhérente à la per-
sonne. On doit même s’attendre à une interaction entre le degré
de réflexivité critique permis par la société et le degré selon
lequel les membres de cette société peuvent être des personnes
accomplies, ce qui, entre parenthèses, fournirait la matière
d’une analyse renouvelée et des sociétés totalitaires, et du
devenir des sociétés démocratiques.
En second lieu, un enseignement négatif : la notion d’habitus,
après nous avoir mis sur la voie de la question identitaire, nous
mène ensuite sur de fausses routes, d’abord en ne conservant du
travail de l’individu sur ses préférences qu’un effet d’autocen-
sure ; ensuite en dévalorisant le potentiel critique du rapport de
l’individu aux règles. Sans doute ce potentiel critique n’est-il
pas activé en permanence, mais le réserver à certains outsiders,
ou ne l’admettre que comme un accident génétique de la repro-
duction, ne préparait pas bien Pierre Bourdieu au traitement des

82. La référence fondamentale ici est Boltanski [1990, 1re partie, § 4 et 5]. Par « esprit critique »,
il faut entendre à la fois la quête poppérienne de falsification et la capacité de distinction entre des
arguments ou des agencements « légitimes » et « illégitimes » [ibid., p. 77]. « légitime » doit être
compris comme « justifié » [voir Boltanski et Thévenot, 1991]. On verra au thème 3 (note 86) que
Pierre Bourdieu emploie ce qualificatif dans un sens presque opposé.
83. Voir les références données dans la note 71, auxquelles il faudrait ajouter Ricœur [1990].
84. Cet enseignement me paraît confirmé par les analyses d’Argyris et Schön sur « l’apprentissage
organisationnel », ses mécanismes et ses blocages : voir Argyris [1988].

293
phénomènes d’apprentissage 85 – qu’il s’agisse d’apprentissage
individuel, comme on vient de le voir avec les deux premiers
thèmes ; ou qu’il s’agisse d’apprentissage collectif, comme on
va le voir maintenant, avec les deux thèmes suivants, au pre-
mier rang desquels figure le droit.

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La fonction des règles de droit
Il serait évidemment absurde d’offrir une vue d’ensemble,
même schématique, du rôle des règles, aussi bien dans la
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logique de la reproduction que dans celle de la coordination,


sans prendre en considération les règles de droit. Rien de tel
ne peut être reproché à Pierre Bourdieu, dont le modèle accorde
une place éminente au « champ juridique » dans la dynamique
de la reproduction. De surcroît, aucune variation n’est percep-
tible, sur les thèses professées au cours des vingt dernières
années, en dépit des événements accumulés au cours de cette
période, dont tous ne furent pas négligeables. Nous avons donc
affaire à une sorte de fil directeur dans la pensée de Pierre
Bourdieu.
Il y a vingt ans, Pierre Bourdieu écrivait déjà : « Le droit
ne fait que consacrer symboliquement, par un enregistrement
qui éternise et universalise, l’état du rapport de forces entre
les groupes et les classes que produit et garantit pratiquement
le fonctionnement de ces mécanismes. […] Ainsi, il apporte la
contribution de sa force propre, c’est-à-dire proprement symbo-
lique, à l’action de l’ensemble des mécanismes qui permettent
de faire l’économie de la réaffirmation continue des rapports de
force par l’usage déclaré de la force » [1980a, p. 229] [ita-
liques dans le texte]. Il y a peu, Pierre Bourdieu écrivait
encore : « La forme par excellence du pouvoir symbolique de
construction socialement institué et officiellement reconnu est
l’autorité juridique, le droit étant l’objectivation de la vision
dominante reconnue comme légitime 86 ou, si l’on préfère, de la
vision du monde légitime, de l’ortho-doxie, garantie par l’État »
[1997, p. 222].

85. Pierre Bourdieu semble réduire l’apprentissage, quand il en parle, soit à un processus inten-
tionnel d’inculcation, soit à un processus inintentionnel d’intériorisation.
86. Sans plus attendre, insistons sur l’opposition entre la signification de ce terme chez Boltanski
et/ou Thévenot [voir note 81] et chez Pierre Bourdieu : « Est légitime une institution, ou une action,
ou un usage qui est dominant et méconnu comme tel, c’est-à-dire tacitement reconnu » [1980b,
p. 110].

294
Entre ces deux dates, Pierre Bourdieu a coordonné un
numéro spécial de sa revue, consacré au droit, avec, entre
autres, un texte sur la sociologie du champ juridique, où la
même thèse est minutieusement argumentée : « Le droit
consacre l’ordre établi, en consacrant une vision de cet ordre

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qui est une vision d’État, garantie par l’État. […]. La pratique
des agents chargés de produire le droit ou de l’appliquer doit
beaucoup aux affinités qui unissent les détenteurs de la forme
par excellence du pouvoir symbolique aux détenteurs du pou-
voir temporel, politique ou économique. […] La fonction de
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maintien de l’ordre symbolique, que le champ juridique


contribue à assurer est […] le produit d’innombrables actions
qui n’ont pas pour fin l’accomplissement de cette fonction et
qui peuvent même s’inspirer d’intentions opposées, comme les
intentions subversives des avant-gardes qui contribuent, en défi-
nitive, à déterminer l’adaptation du droit et du champ juridique
au nouvel état des rapports sociaux et à assurer ainsi la légiti-
mation de la forme établie de ces rapports » [1986, p. 13, p. 14,
p. 19].
La formule ironique « maintien de l’ordre symbolique »
condense assez bien le propos de Pierre Bourdieu sur le rôle
stratégique du droit dans la reproduction et l’on se dit que le
droit n’a décidément pas de chance, face aux deux grands lan-
gages théoriques dans les sciences sociales contemporaines :
du point de vue de la reproduction, le droit n’est donc qu’une
fiction au service des dominants ; du point de vue de la coordi-
nation, dans la « Théorie Standard Étendue », les contrats
conçus par des agents rationnels doivent être « auto-exécu-
toires », c’est-à-dire que les clauses en sont telles que, quel que
soit l’état de la nature qui se réalise, aucun des partenaires n’a
intérêt à les violer. Autrement dit, le droit est soit trompeur si
l’on se place dans une logique de pure reproduction, soit inutile
si l’on se place dans une logique de pure coordination. Il n’est
pas nécessaire d’être un juriste professionnel pour se montrer
interloqué devant ce double mépris – qui suggère une double
méprise : le droit ne révélera ses dimensions intéressantes qu’à
la condition de partir des lacunes de la reproduction et/ou des
lacunes de la coordination.
C’est la démarche que nous allons adopter mais à nouveau,
cette exploration doit prolonger la mise en évidence des ten-
sions et impasses de la démarche orthodoxe. Or la position de
Pierre Bourdieu sur le droit semble intenable en toute rigueur.

295
Nous pourrions arriver à cette conclusion en nous demandant
pourquoi Pierre Bourdieu ne fait jamais entrer dans son raison-
nement les sociétés totalitaires, où le droit, dans le meilleur
des cas, joue… vraiment le rôle de fiction. Mais, si je puis
neutraliser son aspect quelque peu désobligeant, cet argument

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sera plus approprié à l’examen du quatrième thème. En atten-
dant, nous allons viser la même conclusion par une voie moins
escarpée. L’efficacité du droit est, pour Pierre Bourdieu, « sym-
bolique » : elle repeint aux couleurs de la « légitimité » des
décisions de justice conformes aux intérêts des dominants 87.
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« Forme par excellence du discours légitime, le droit ne peut


exercer son efficacité spécifique que dans la mesure où il
obtient la reconnaissance, c’est-à-dire dans la mesure où reste
méconnue la part plus ou moins grande d’arbitraire qui est au
principe de son fonctionnement » [1986, p.15]. L’efficacité
symbolique suppose donc impérativement la méconnaissance.
Si j’osais, je dirais qu’il faut faire passer pour de la coordination
ce qui est de la reproduction.
La difficulté de cette approche est que le droit est une acti-
vité langagière qui produit des énoncés de justification. Nous
sommes désormais dans un espace totalement verbalisé, et il
s’agit, pour les juges ou juristes, de tromper systématiquement
les dominés non point par des comportements ambigus, mais
par des arguments explicites, couchés sur le papier, débattus
publiquement, conservés officiellement, et en même temps
mensongers, procès après procès, année après année, génération
après génération. Il faut bien avouer que la répétition structu-
relle d’un tel trait implique une dose extravagante de duplicité
chez les uns, et de stupidité chez les autres 88. En réalité, dans la
perspective même qui est celle de Pierre Bourdieu (et qui n’est
pas la nôtre), pour que le droit puisse tromper son monde effica-
cement, il faut qu’il constitue une contrainte délicate à manier
et aux résultats incertains, y compris pour les dominants. Si, à

87. Le droit, selon Pierre Bourdieu, consacre un rapport de forces établi en dehors de lui. Certains
critiques soutiendront que le droit, en réalité, participe de la constitution même de l’ordre, qu’au
surplus il légitime. Ici, je vais me contenter d’interroger la position de Pierre Bourdieu, au niveau
de ses conséquences, non à celui de ses fondements.
88. Pierre Bourdieu aggrave son cas en rappelant, à juste titre, que « le sens [des textes] ne
s’impose jamais de façon impérative », que « la “règle” tirée d’un cas précédent ne peut jamais être
purement et simplement appliquée à un nouveau cas » et que « l’opération herméneutique de decla-
ratio dispose d’une immense liberté », avant de conclure, sans sourciller, que la « signification
réelle » de la règle finit, en bout de chaîne, par correspondre au « rapport de force entre les justi-
ciables » [1986, p. 4, p. 8].

296
ce jeu, les dominés perdaient à tous les coups, ils n’y joueraient
plus, et la légitimité, si essentielle à la reproduction selon Pierre
Bourdieu, serait aussi vide qu’un théâtre sans spectateurs.
Donc le droit, qui n’est certainement pas exempt d’arbitraire,
n’en constitue pas moins une protection contre l’arbitraire, au

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moins partiellement 89. Cette qualification (qui confirme que la
position de Pierre Bourdieu sur le droit est bien intenable en
toute rigueur) ne doit pas être lue comme une simple atténua-
tion, au nom du bon sens, d’une proposition trop dure (mais
qu’on ne pourrait s’empêcher de juger tellement plus forte…).
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Elle porte en elle une conjecture d’une tout autre profondeur :


ce caractère partiel dans la partialité ou dans l’impartialité est
consubstantiel au droit parce que le droit a partie liée avec un
monde structuré par les lacunes cumulées de la coordination et
de la reproduction.
Pour une fois partons des lacunes de la coordination. Si elles
sont le fait premier, les agents économiques, dominants ou
dominés, ont un besoin criant de techniques et de procédures de
résolution et d’arbitrage pour trancher leurs inévitables dis-
putes et conflits. L’absence de telles « règles » serait pire que
des règles insatisfaisantes – au moins ces dernières cantonnent-
elles l’injustice dans certaines limites et évitent-elles l’arbi-
traire absolu. Nous retrouvons alors les lacunes de la
reproduction, avec l’amorce d’une dynamique qui est peut-être
celle des sociétés démocratiques : plus fortes sont les lacunes
de la reproduction, à travers la contrainte de justification que
fait peser le droit sur les dominants, plus efficaces (car mieux
acceptées) sont les règles de droit dans leur traitement des
lacunes de la coordination 90. En tout état de cause, le droit est,
en dépit ou à cause de son imperfection, un vecteur fonda-
mental de l’apprentissage collectif dans les sociétés modernes.
À défaut de pouvoir l’examiner sérieusement, indiquons seule-
ment que cette hypothèse de recherche offre une garantie mini-
male de plausibilité : elle s’accorde avec deux thèses célèbres
en philosophie du droit qui ont en commun d’essayer de carac-
tériser la spécificité des règles juridiques non point par l’idée

89. Un des grands mérites de la théorie de la régulation de J.-D. Reynaud [1988] est de mettre en
évidence (à l’intérieur des organisations) cette dualité intrinsèque des règles : c’est parce qu’il y a
une régulation de contrôle qu’il y a une régulation autonome, et réciproquement.
90. L’apport de l’économie des conventions est que la coordination ne porte pas uniquement sur
les comportements mais vise aussi les jugements qualifiant les comportements, comme l’a très bien
vu Corcuff [1995, p. 111].

297
reçue d’un degré supérieur de contrainte mais par une propriété
dynamique : pour Hart [1976], la « juridicité » d’une règle tient
à l’existence de « règles (secondaires) de changement » de cette
règle (primaire). On sait d’où elle vient et comment la réviser.
Pour Dworkin [1977, 1986], l’étude de la façon dont les juges

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tranchent les « hard cases », quand il n’y a pas de règle qui
s’impose directement, révèle que le droit ne se réduit pas à
un système de règles. Les juges vont mobiliser des principes
généraux d’ordre éthique pour que la solution proposée ait le
meilleur fit, la meilleure cohérence narrative, avec l’histoire de
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la jurisprudence, à l’image d’un nouveau chapitre ajouté à un


roman sans fin, dont l’écriture serait collective 91.
Toutes ces considérations convergent vers la conclusion que
la contrainte de justification 92 dont le droit est porteur est trop
complexe pour être aisément manipulable dans une direction
déterminée. Au lieu de jeter l’anathème sur l’ensemble du
champ juridique, il serait plus fructueux d’en exploiter davan-
tage les ressources critiques, précisément parce qu’il ne faut en
escompter ni une dynamique idéale de complète coordination ni
une dynamique désespérante de complète reproduction. Le droit
n’est pas uniquement cette « force justifiée » dont parle Pierre
Bourdieu [1997, p. 126], c’est-à-dire une justification au service
de la force 93, il est plutôt la force au service d’une justification.
On dira que la différence est de peu, mais c’est ce peu qui trace
la ligne de partage entre les sociétés travaillées par l’exigence
démocratique… et les autres.
Le thème du droit vient de nous faire pénétrer subrepticement
à l’intérieur du dernier thème de notre exploration, consacré à
la démocratie et aux institutions.

La définition des institutions en démocratie


À coup sûr, proposer à quiconque, citoyen ou chercheur, de
travailler la question du rôle du droit (et/ou des institutions)
dans nos sociétés en dehors de toute référence à la question de
la démocratie politique, paraîtrait absurde. C’est pourtant ce que

91. Ce thème invite à des rapprochements avec les précédents : les principes de Dworkin font
penser aux valeurs morales (thème 1) et les règles secondaires de Hart aux volitions de second
niveau de Frankfurt (thème 2).
92. (En reprenant la note 81) justification par une légitimité organisationnelle, avec Hart, et argu-
mentationnelle, avec Dworkin.
93. Au surplus, ce qui fait et ce que fait la « contrainte » dans le droit est tout sauf trivial : voir
Jeammaud (à paraître) mais aussi Hart [1976, chap. II, III, IV].

298
nous avons fait, apparemment, au thème précédent, parce que
c’est ce que fait, effectivement, Pierre Bourdieu tout au long
de son œuvre. Deux illustrations suffiront : dans les index des
ouvrages que j’ai pu consulter, ne figure jamais l’entrée
« démocratie » (même quand figure massivement l’entrée « ins-

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titution » ou « droit ») ; mon information est sûrement parcel-
laire sur les publications de Pierre Bourdieu – il n’en reste pas
moins que dans ses ouvrages fondamentaux pour les sciences
sociales, je n’ai trouvé aucune mention significative des
régimes totalitaires ni même des sociétés à économie planifiée.
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Que l’on ne se trompe pas sur la portée de ces observations,


elles concernent exclusivement une méthode de travail. C’est
justement parce que le lecteur de Pierre Bourdieu n’a pas de
doute sur l’intérêt ni même la passion du sociologue pour la
démocratie 94, qu’il prend conscience de ce silence théorique et
s’interroge sur ses raisons, sans nul doute sérieuses.
Une explication naturelle de ce silence découle immédiate-
ment de la grille de lecture mise au point dans cet article. Pierre
Bourdieu a interprété les sociétés occidentales au fil des années
comme d’impressionnantes machines à produire de la reproduc-
tion, avec un modèle sophistiqué et implacable, sans défail-
lances ni lacunes – or les lacunes de la reproduction, si l’on
construit cet objet théorique et qu’on le traduit en termes nor-
matifs positifs 95, cela porte un beau nom, cela s’appelle la
démocratie.
Ici, le lecteur peut avoir l’intuition directe de ce que signifie
une orthodoxie critique, structurée par l’exclusion des lacunes
de la reproduction, à l’instar de l’orthodoxie apologétique,
structurée par l’exclusion des lacunes de la coordination. Dans
les rares développements qu’il consacre à la démocratie, Pierre
Bourdieu va privilégier les aspects négatifs sur les aspects
positifs – et pour cause : renverser cet ordre serait contredire
la logique de son modèle. D’un autre côté, Pierre Bourdieu,
dans le contexte néolibéral actuel, prend évidemment parti
contre les contempteurs de l’État et les thuriféraires du marché.
Son modèle ne lui offre alors comme appui que la notion peu
exaltante d’« ambiguïté », témoin cette longue et remarquable
citation : « […] Plus généralement, dès que des principes

94. J’intègre, sans réserve, les remarques chaleureuses et généreuses de P. Corcuff [1998, p. 36]
sur ce sujet.
95. Nous avons défini plus haut p. 276 le langage de la reproduction, comme s’appuyant sur un
jugement de valeur négatif : le social fait système et ce système secrète une injustice globale.

299
prétendant à la validité universelle (ceux de la démocratie, par
exemple) sont énoncés et officiellement professés, il n’est plus
de situation sociale où ils ne puissent servir au moins comme
des armes symboliques dans les luttes d’intérêt ou comme des
instruments de critique pour ceux qui ont intérêt à la vérité ou

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à la vertu (comme aujourd’hui, tous ceux qui, notamment dans
la petite noblesse d’État, ont partie liée avec les acquis uni-
versels associés à l’État et au droit).
Tout ce qui est dit là s’applique en priorité à l’État qui […]
est marqué d’une profonde ambiguïté : il peut être décrit et
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traité simultanément comme un relais, sans doute relativement


autonome, de pouvoirs économiques et politiques qui ne
s’inquiètent guère d’intérêts universels, et comme une instance
neutre qui, du fait qu’elle conserve, dans sa structure même, les
traces des luttes antérieures, dont elle enregistre et garantit les
acquis, est capable d’exercer une sorte d’arbitrage, sans doute
toujours un peu biaisé, mais moins défavorable, en définitive,
aux intérêts des dominés, et à ce qu’on peut appeler la justice,
que ce qu’exaltent, sous les fausses couleurs de la liberté et
du libéralisme, les partisans du « laisser-faire », c’est-à-dire
l’exercice brutal et tyrannique de la force économique » [1997,
p. 151].
Peut-on aller, avec les « lacunes de la reproduction », au-delà
des « ambiguïtés » de la reproduction, et tenir un discours plus
constructif sur la démocratie et ses institutions ?
1. Partir des lacunes de la reproduction offrirait une première
vision de la société démocratique et de ses institutions comme
ne poursuivant pas un projet de contrôle parfait de ses membres,
avec ce double corollaire : d’une part, la résistance à l’opinion
majoritaire ou aux pouvoirs établis ne nécessite pas l’héroïsme,
à la différence de ce qui se passe dans les sociétés totalitaires 96 ;
d’autre part, cette propriété de décomposabilité 97 partielle du
social favorise l’émergence de multiples niveaux intermé-
diaires de régulation – à la différence de l’univers de la repro-
duction parfaite où il n’y a rien entre l’habitus et le champ, ou
de l’univers de la coordination parfaite où il n’y a rien entre

96. D’où l’impression de médiocrité qui se dégage souvent de la vie démocratique, d’autant plus
forte dans la phase d’installation de la démocratie qui suit la chute d’une dictature.
97. Pour une caractérisation technique, voir Simon [1997].

300
l’individu et le marché 98, avec ce résultat qu’on n’a ni de vrais
individus ni une vraie société. De fait, il est troublant de
constater que les deux orthodoxies n’ont pas développé une
théorie particulièrement forte, c’est le moins qu’on puisse dire,
des organisations. Ce niveau-là ne semble pas vraiment inté-

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resser Pierre Bourdieu ; quant à la théorie économique domi-
nante, elle traite l’entreprise, soit comme un agent individuel,
soit comme un ensemble de contrats – mais en les abordant
séparément et en privilégiant le point de vue des actionnaires
lorsqu’elle est mise en demeure de choisir [Tirole, 2001 ; Robé,
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1999].
2. On peut renforcer le propos précédent, et réhabiliter le
Politique, en considérant simultanément les lacunes de la coor-
dination et les lacunes de la reproduction. En effet, une caracté-
ristique commune aux deux orthodoxies est de dévaloriser le
Politique, car si l’on peut s’étonner des caricatures de l’ortho-
doxie critique 99, la situation n’est pas plus brillante du côté de
l’autre orthodoxie. On retrouve une même propension à dénier
toute légitimité propre au politique, dans le langage du
marché 100. Le rapprochement des deux orthodoxies autorise la
conjecture suivante pour rendre compte de cette communion
dans la dépréciation : le Politique, avec son cortège de discus-
sions sans fin et de procédures sans éclat, ne s’éclaire qu’à la
lumière d’un monde essentiellement imparfait – mais essentiel-
lement perfectible. Or, fait remarquable, les deux orthodoxies
reposent sur une fiction similaire, celle d’un monde parfait, soit
l’univers walrasien de l’information symétrique, soit l’univers
que Marx aurait appelé « socialiste » où le capital, sous toutes
ses formes, serait distribué de façon symétrique – dans les deux
cas, le monde réel se voit juger à l’aune de l’écart avec ces
mondes idéaux 101. Au tournant de ce siècle, on peut affirmer, en

98. La récurrence des problèmes de coordination pousse paradoxalement les agents économiques
à s’en préoccuper beaucoup plus que leurs homologues de la Théorie Standard – c’est là un des
messages de l’économie des conventions.
99. La première page du post-scriptum de Pierre Bourdieu à La Misère du monde dépeint un
tableau du monde politique français d’une telle noirceur que le lecteur devient soupçonneux : n’y
a-t-il donc rien d’autre à dire du politique en France ?
100. Voir les théories du Public choice, de la bureaucratie, de la corruption, etc., et les modèles
politico-économiques. En revanche, les trop rares modèles de défauts de coordination justifient natu-
rellement l’intervention de l’État, dans une perspective que l’on pourrait qualifier de keynésienne.
101. S’agissant de l’orthodoxie économique, cette posture d’analyse des institutions comme
contrats optimaux minimisant la distance entre le monde réel (marqué par les asymétries d’infor-
mation) et le monde idéal (où l’information est symétrique) a été tôt dénoncée par Demsetz [1969],
sous le label du « mythe du nirvana » : la méthodologie raisonnable est celle des « comparaisons
institutionnelles », entre des solutions alternatives.

301
dépit des intentions hautement respectables de ceux qui les ont
portées, que ces deux fictions sont inacceptables, même à titre
d’expérience mentale normative – elles sont dénuées de sens,
dans une conception un tant soit peu complexe de la nature
humaine. Preuve en est qu’elles ont contribué à nous désarmer

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intellectuellement face aux expériences totalitaires du
XXe siècle, en nous donnant à croire que la meilleure façon de
réformer le monde était de le transformer radicalement – alors
que c’est l’inverse qui est vrai : la meilleure façon de le trans-
former est de le réformer inlassablement…
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3. Ces considérations générales peuvent se préciser en pas-


sant du plan de la démocratie à celui des institutions.
Nous devons nous attendre, en premier lieu, à ce qu’une
logique de complète reproduction – à l’image d’une logique de
complète coordination – écrase celles-ci comme nous avons vu
qu’elle écrasait celle-là. De fait, les institutions n’apparaissent
dans le discours théorique de ces deux logiques qu’en fili-
grane de ce que le théoricien se donne d’autorité : la concur-
rence, dans l’orthodoxie économique 102 ; le clivage binaire 103
entre dominants et dominés chez Pierre Bourdieu : le chapitre 3
du Sens pratique consacre de longs et passionnants développe-
ments [cf. p. 348, 357, 395] aux rites d’institution, toujours vus
comme fondant une césure organisatrice du monde : « la vision
du monde est une division du monde, qui repose sur un prin-
cipe de division fondamental, distribuant toutes les choses du
monde en deux classes complémentaires » [1980, p. 348]. Que
« l’institution » revête la forme de la séparation dominants/
dominés n’est pas spécialement pensé, comme s’il suffisait de
penser l’articulation habitus/champ, pour que tout soit dit à ce
sujet : « l’habitus et le champ […] sont deux modes d’existence
de l’histoire, ou de la société, l’histoire faite chose, institution
objectivée, et l’histoire faite corps, institution incorporée »
[1994, p. 172 ; pour une formulation similaire, voir 1980,
p. 96-97]. Finalement, tout est institution parce que l’interaction

102. Le « secrétaire » de marché, dans la Théorie Standard, pour assurer instantanément et gratui-
tement le jeu de la loi de l’offre et de la demande ; la contrainte dite de participation, dans la Théorie
Standard Étendue, qui assure une concurrence efficace sur l’ensemble des relations contractuelles.
103. D’autant plus significatif qu’à la différence de Marx, Pierre Bourdieu ne se situe pas, au
départ de son analyse, dans l’espace des relations de travail (avec le dualisme naturel entre ceux qui
n’ont que leur force de travail à proposer et les autres). L’inégalité chez Pierre Bourdieu prend plutôt
la forme d’un continuum, selon la quantité des différentes formes de capital dont on dispose : le
dualisme fort dominants/dominés repose, en réalité, chez Pierre Bourdieu, sur un dualisme dégénéré
de type plus/moins (merci à J.-D. Reynaud pour d’utiles discussions sur ce point).

302
entre habitus et champ est – métaphoriquement – l’ensemble
des rites qui instituent la séparation dominants/dominés.
Conclusion : l’institution – notion en vérité très abstraite chez
Pierre Bourdieu – d’abord ne sert qu’à la reproduction, ensuite
est ce qui institue, plutôt que ce qui est institué 104. On remar-

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quera que si le premier point est évidemment spécifique au lan-
gage de la reproduction, le second s’observerait aussi dans le
langage de la coordination : on l’a dit plus haut, la logique
concurrentielle est postulée.
Nous devons nous attendre, en second lieu, à ce que notre
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compréhension théorique des institutions aille de pair avec la


place que nous accordons dans notre théorie aux défauts de
coordination et de reproduction. Je ne pourrai donner ici que de
brèves indications, inspirées par deux références classiques.
Privilégions pour commencer les défauts de coordination.
Leur ubiquité suggère l’existence de dispositifs cognitifs col-
lectifs pour résoudre des problèmes auxquels les humains
s’attendent à être systématiquement confrontés. Mary Douglas
[1986] a proposé une théorie générale des institutions axée sur
l’aide qu’elles apportent à la solution des problèmes de déci-
sion collective. Elles constituent une source de sens, dans la
mesure où elles évitent de devoir imaginer une issue satisfai-
sante, entièrement neuve, à chaque occurrence de ces pro-
blèmes : les groupes humains peuvent y puiser, sinon une
solution toute faite, du moins une heuristique éprouvée pour
parvenir, sans coup férir, à une solution acceptable. Son argu-
ment, qui, au départ, ne contredit pas celui de Pierre Bour-
dieu 105, se déploie alors dans une direction inattendue, en
établissant que les types de problèmes ainsi prérésolus sont soit
(ce qui était bien connu) les problèmes collectifs les plus terre-
à-terre ou les plus routiniers, soit (ce qui est plus audacieux)
les problèmes collectifs les plus graves et les plus difficiles.
Mary Douglas ne formule pas elle-même mais rend possible
cette puissante hypothèse : les problèmes intermédiaires, pour le

104. Ne serait-ce pas la matrice du point de vue régulationniste sur les formes institutionnelles,
dont « la notion […] a précisément pour but d’éclairer l’origine des régularités qui canalisent la
reproduction économique au cours d’une période historique donnée. […] On définira ainsi comme
forme institutionnelle (ou encore structurelle) toute codification d’un ou plusieurs rapports sociaux
fondamentaux » [Boyer, 1986, p. 48] ?
105. La légitimité des institutions s’appuie sur des métaphores naturelles, où l’on retrouve certains
des clivages fondateurs étudiés par Pierre Bourdieu : le travail d’explicitation de Mary Douglas
commence où finit celui de Pierre Bourdieu.

303
meilleur ou pour le pire, échapperaient à l’emprise totale des
institutions.
C’est alors que peuvent entrer en scène les organisations
– ces entités collectives mi-régulationnelles, mi-décisionnelles –
dont on a constaté l’étrange absence, dans les deux orthodoxies,

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au niveau intermédiaire qui serait le leur, entre le niveau macro
du champ ou du marché, et le niveau micro de l’habitus ou
de l’homo economicus. Privilégions maintenant les défauts de
reproduction. Jean-Daniel Reynaud [1988] a proposé une
théorie générale des organisations axée sur leur aptitude à
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« contenir », dans les deux sens du terme, la reproduction d’un


rapport de pouvoir entre des dirigeants et des exécutants, en
somme… des dominants et des dominés. Les « règles de
contrôle », émises par les premiers, provoquent l’émergence des
« règles autonomes », émises par les seconds dans un esprit de
résistance, doublé d’un souci d’efficacité moins paradoxal qu’il
n’y paraît, car la hiérarchie ne peut pas connaître le concret
de l’activité des subordonnés 106. Le phénomène de la négocia-
tion – une autre absence singulière dans la construction de
Pierre Bourdieu – peut enfin recevoir l’importance analytique
que mérite son omniprésence empirique.
Ainsi, même en admettant une emprise collective implacable
des institutions sur les individus, un élément par nature impar-
faitement contrôlable s’introduit, tel un coin, entre les institu-
tions et les individus. Cet élément va inévitablement fabriquer
de la nouveauté 107, laquelle va solliciter, par de multiples voies
et selon de multiples modalités, la capacité de réponse des insti-
tutions, tantôt la consolidant, tantôt l’érodant. La prise en
compte du droit rajoute encore du jeu, d’abord en introduisant
une contrainte de justification au sein des institutions (alors
qu’elles étaient jusque-là ce qui justifiait – donc ce qui n’avait
pas à être justifié), ensuite en admettant que s’ajoute une pro-
duction de règles privées par certaines organisations, à la pro-
duction de règles publiques par les institutions organisées à
cette fin.

106. Les entreprises étant aussi, par nature, un mode de coordination (pour elles-mêmes) entre
marchés (travail, produit, capital, matières premières), on voit que coordination et reproduction, avec
leurs limites, sont fondamentalement imbriquées à ce niveau intermédiaire – édulcoré ou absent dans
les deux orthodoxies.
107. C’est l’intérêt d’appréhender les organisations, notamment les entreprises, en termes
d’apprentissage collectif.

304
Au total, comment penser le système social que forment ins-
titutions, organisations et individus, dans un État de droit ? La
seule réponse fondée, en forme d’ultime adieu aux deux ortho-
doxies, est le déni de toute réponse qui serait univoque. Insti-
tutions, organisations et individus sont marqués du sceau de

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l’ambivalence 108. Le système global n’est pas un système 109.
La coordination est limitée, la reproduction est limitée, et cette
double limite ne provient pas d’une insuffisance d’une hypo-
thétique instance centrale mais de son inexistence. Il n’existe
pas de lieu d’où l’on pourrait surplomber la société. Que ce
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lieu fasse défaut n’exclut pas que les acteurs sociaux s’imposent
cette discipline de formuler, à titre heuristique, une pensée du
système global 110 – à condition qu’elle ne dégénère point en
pensée d’un système, puis en système de pensée 111.
Ce serait une grave erreur que de voir dans ce scepticisme de
la Totalité une démission de l’intelligence ou une abdication de
la critique – au contraire : il y a de bien meilleures façons de
faire sens que celle qui consiste à faire système 112.

Cette relecture de l’œuvre de Pierre Bourdieu à la lumière de


son rapport à l’économie peut se récapituler à travers l’élabo-
ration successive de quatre thèses, dont chacune a débouché sur
l’approfondissement de la suivante. Toutes peuvent se résumer
dans une formule simple.
1. Langage de la reproduction I Langage de la coordination
Pierre Bourdieu conduit à son point d’achèvement la tradi-
tion de recherches holiste en résolvant, grâce à son modèle

108. La citation de Pierre Bourdieu qui ouvrait ce dernier thème mettait en exergue « l’ambi-
guïté » de l’État démocratique. Notre accent sur « l’ambivalence » ne s’inscrit pas en faux – mais
en renversement de perspective : l’exception devient la règle, la nuance devient le principe.
109. Voir note 61.
110. Il nous faut en effet apprendre à être « étranger dedans mais sans dehors » (cf. en annexe la
référence à M. de Certeau : note 117).
111. Sur tous ces points, De Munck [1999] est une référence particulièrement précieuse.
112. C’est dans La Misère du monde que Pierre Bourdieu me semble le moins éloigné de la
reconstruction qu’a proposée cette 3e partie. Un seul exemple [cf. p. 245-247] : Pierre Bourdieu
relève objectivement le courage tranquille dont peuvent faire preuve certains individus pour rappeler
leurs institutions à leur vocation officielle – à peu près tous les éléments d’un tel constat sont en
contradiction avec sa théorie ! De fait Pierre Bourdieu n’a jamais été aussi proche d’une révision de
ses hypothèses fondamentales qu’en parlant alors « d’une institution profondément divisée contre
elle-même ». Notre 3e partie, après tout, ne dit rien d’autre que cela : toute institution, toute organi-
sation est divisée contre elle-même, tout individu est divisé contre lui-même – et ceci fonde les
échecs de la coordination et de la reproduction. Mais Pierre Bourdieu préfère conclure sur « la mau-
vaise foi de l’institution », ce qui sauvegarde l’intégrité du langage de la reproduction… Il faudrait
évoquer ici l’expérience du mouvement ATD-Quart Monde : le secret de la réforme est de redonner
leur « fierté » aux institutions [voir Rosenfeld et Tardieu, 1998, par ex. p. 260].

305
champ/habitus, l’épineux problème de la participation des
individus à la structure et en donnant une formulation de
cette tradition, recentrée sur la reproduction, aussi complexe
et rigoureuse, mutatis mutandis, que la formulation de la tra-
dition individualiste centrée sur la coordination, dans la

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théorie économique standard.
2. Langage de la reproduction I Langage de la coordination
Cette mise à parité des deux grands langages théoriques en
sciences sociales laisse enfin apparaître ce qui, avant Pierre
Bourdieu, était masqué par les obscurités et les faiblesses
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de la tradition holiste, à savoir l’identité des grammaires de


profondeur des deux langages : le couple de notions champ/
habitus fonctionne comme le couple de notions marché/indi-
vidu rationnel, en ce sens que chaque langage s’est donné un
modèle d’individu parfaitement ajusté, donc exclusivement
dédié, à son modèle d’ordre collectif.
3. Orthodoxie critique B Orthodoxie apologétique
Cette identité de grammaire entre les deux langages
n’exprime pas seulement leur cohérence interne ; elle est
révélatrice d’une structure cognitive collective particulière-
ment prégnante, que l’on peut analyser, à la suite de Keynes,
comme un phénomène d’orthodoxie, définie par l’exclusion
d’une question pourtant centrale dans les deux traditions : les
échecs de coordination (en l’occurrence, le chômage invo-
lontaire massif), dans un cas ; les échecs de la reproduction
(ce qui fait la différence entre une société démocratique et
une société totalitaire), dans l’autre.
4. Défauts de reproduction/coordination v Critique des
orthodoxies
Le programme de recherches en sciences sociales qui pour-
rait s’arracher à la pesanteur de ces orthodoxies jumelles
devrait se centrer sur les phénomènes de coordination par-
tielle, qui ramèneraient la théorie économique sur la voie
du réalisme cognitif/collectif, et les phénomènes de repro-
duction partielle, qui permettraient de discriminer entre des
dynamiques d’apprentissage collectif plus ou moins démo-
cratiques. Une nouvelle conception de l’individu, inter-
prète et non plus seulement calculateur, capable de positions
éthiques et de jugements critiques, accompagnerait une pro-
fonde reconsidération du rôle complexe joué par le droit et
les institutions, à la fois pour combler les lacunes de la coor-
dination (loin d’entraver le libre jeu du marché) et pour

306
élargir les lacunes de la reproduction (loin de légitimer les
rapports de force capitalistes).
À supposer que ces thèses aient quelque validité, la portée
théorique de l’œuvre de Pierre Bourdieu est plus grande encore
que ce que redoutent ses critiques, quoique d’un autre ordre

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que ce que professent ses adeptes. Elle a créé la possibilité
d’échapper enfin aux orthodoxies en sciences sociales des cent
cinquante dernières années : d’abord, celle de la tradition éco-
nomique dominante mais également celle de sa propre tradition
sociologique dénonciatrice. Que ce second résultat, à la diffé-
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rence du premier, n’ait pas été voulu par son auteur – doit plutôt
en confirmer l’importance : s’il faut penser à partir de Pierre
Bourdieu, c’est aussi parce qu’il faut penser à en partir.

Annexe :
Le « Syndrome de l’Homme Ordinaire »

Ci-dessus, l’orthodoxie-langage selon Keynes a été caracté-


risée par l’exclusion inconsciente d’une question centrale, à
savoir les défauts de coordination sous l’aspect d’un chômage
massif involontaire. Bien sûr, le langage théorique parle du chô-
mage mais selon des modalités qui le dénaturent. D’où la for-
mule : un objet que l’on croit dedans est en fait dehors.
Toutefois cela ne saurait suffire car, si l’exclusion n’est pas
consciente, il manque, pour le moins, l’explication de ce qui
rend possible la prise de conscience de cette exclusion. En effet,
la formule précédente s’accompagne nécessairement de la for-
mule suivante : un sujet (le théoricien) qui se croit dehors est
en fait dedans 113.
Il me faut donc revenir au cas personnel de Keynes, pour
comprendre ce qui l’a mis sur la voie de la découverte de
l’orthodoxie en économie et l’a conduit à réorienter la rédaction
de la Théorie générale. Mon hypothèse sur la rédaction de la
Théorie générale est, en effet, que Keynes a changé de projet
théorique, à la mi-1933, après trois années consacrées à vou-
loir reconstruire la théorie économique autour de l’incertitude
radicale affectant les anticipations de ventes des producteurs,
desquelles devaient découler leurs décisions d’emploi. La crise,

113. Formule introduite par anticipation, ci-dessus note 75.

307
avec son cortège de chômage massif, provient du blocage des
représentations sur l’avenir des entrepreneurs, trouvant dans
leurs mauvais résultats la confirmation de leur pessimisme et
la justesse de leurs suppressions d’emplois. Or à partir du
second semestre de l’année 1933, Keynes choisit de déve-

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lopper ses vues, non plus en exaltant leur capacité d’innovation
et de rupture, mais au contraire en réduisant au minimum les
adaptations de la théorie « classique » indispensables pour inté-
grer le chômage involontaire – comme s’il était devenu vital de
continuer à parler un langage théorique, aussi proche que pos-
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sible de celui, dominant, des tenants de la théorie « classique ».


Que s’est-il passé au cours du premier semestre 1933 ? Deux
événements, en eux-mêmes anodins mais dont la conjonction a
bouleversé la posture théorique de Keynes : d’une part, la paru-
tion de l’ouvrage de Pigou, sur le chômage, réaffirmant, dans
un langage mathématique renouvelé, la vieille thèse libérale
imputant la responsabilité du chômage au niveau excessif des
salaires réels ; d’autre part, la réédition par Keynes de son essai
sur Malthus, qui l’a amené à se replonger dans la controverse
de celui-ci avec Ricardo, au sujet de la possibilité d’une crise
générale de surproduction (où le bon sens de Malthus, qui affir-
mait cette possibilité, n’avait pas pesé lourd, face à la capa-
cité d’abstraction de Ricardo, qui niait cette possibilité). Keynes
s’est vu rejouer la même scène qu’un siècle auparavant, cette
fois contre Pigou mais avec la même issue prévisible qu’entre
Malthus et Ricardo.
Mon hypothèse peut maintenant se préciser davantage.
Keynes s’est alors convaincu que la théorie économique, dont
il avait jusque-là une conception naïvement réaliste, à l’instar
de la majorité des économistes de son temps (et du nôtre, aussi,
sans doute !), devait plutôt se comprendre comme un de ces
jeux de langage, dont son ami Wittgenstein commençait à faire
la théorie depuis son retour à Cambridge – et que ce jeu était
bloqué sur des positions excluant la prise en considération d’un
chômage involontaire massif.
Cette conviction l’a déterminé à transformer son projet
« radical » de reconstruction complète de la théorie écono-
mique autour de l’incertitude – en un projet « pragmatique »
d’adaptation a minima de la théorie économique reçue, afin que
la communauté professionnelle des économistes accepte de
faire place à la possibilité de chômage et de proposer d’autres
remèdes que la… flexibilité salariale. Au-delà de l’habileté

308
tactique qui consiste à reprendre le langage parlé par ceux que
l’on souhaite influencer, il y a l’intuition profonde qu’en s’en
tenant au projet « radical », il aurait conforté – et non désta-
bilisé – l’orthodoxie dont il venait de prendre conscience. La
raison en est qu’attaquer ainsi l’orthodoxie de l’extérieur

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l’aurait mis, en tant que théoricien, dans la même position que
les « hommes ordinaires » dont il entendait révolutionner la
théorie. C’est ici que mon hypothèse peut revêtir sa forme défi-
nitive, sous le label encore énigmatique du « Syndrome de
l’Homme Ordinaire » 114. Je voudrais viser par là le moment où
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un discours savant sur l’homme ordinaire se trouve subverti de


l’intérieur quand l’auteur du discours savant se surprend lui-
même dans le rôle de l’homme ordinaire 115.
Revenons donc à Keynes : les premières versions de la
Théorie générale jusqu’à 1933, expliquaient le chômage
macroéconomique par un blocage des représentations des entre-
preneurs sur des anticipations de ventes pessimistes – pro-
phéties naturellement autoréalisatrices. C’est dans ce contexte
qu’est survenu l’épisode Malthus/Ricardo/Pigou, avec cette
« illumination » 116 : l’incapacité à prendre du recul par rap-
port au système de représentations dans lequel opère une
communauté professionnelle caractérise aussi et surtout les éco-
nomistes. Les uns et les autres pâtissent d’une vision du monde
trop étriquée. Tel est donc le « Syndrome de l’Homme Ordi-
naire », révélateur cruel de l’existence d’une orthodoxie (au
sens de Keynes) : le théoricien, sujet de l’observation, se
découvre, à ses dépens, l’égal des sujets observés, lorsqu’il
essaie d’intégrer en profondeur l’objet d’observation, jusque-là
ignoré ou dénaturé.
Que faire ? Keynes choisit de repenser sa méthode de tra-
vail, considérant qu’il y deux façons de pérenniser une ortho-
doxie pernicieuse : s’en tenir trop éloigné, s’en tenir trop près.
En adoptant un projet d’intégration pragmatique des défauts de
coordination, il prend le parti de « donner du front, comme le

114. Je renvoie ici à l’analyse pénétrante de M. de Certeau [1980, chap. 1], appliquée à Freud
rédigeant Malaise dans la civilisation et appuyée sur la philosophie du second Wittgenstein, notam-
ment sur son postulat qu’il n’existe pas de lieu d’où l’on puisse surplomber le langage : « nous ne
dominons pas du regard l’usage de nos mots » [1953, § 122]. L’extension à Keynes est de mon fait.
Faut-il encore rappeler que Keynes et Wittgenstein furent des amis proches, à Cambridge ?
115. Cette forme de réflexivité ne saurait être reniée par celui qui affirme concevoir la sociologie,
de telle sorte que « toutes les propositions que cette science énonce peuvent et doivent s’appliquer
au sujet qui fait la science » [1982a, p. 8].
116. Ce sont les termes mêmes de Keynes, dans la lettre à Harrod déjà citée (cf. note 50).

309
dit Wittgenstein [1971, p. 155], contre les bornes du langage »,
parce qu’il est illusoire de croire qu’on puisse le regarder de
l’extérieur. L’unique méthode susceptible d’avoir prise sur le
monde est d’apprendre à devenir « étranger dedans mais sans
dehors » 117. Ce serait, selon mon hypothèse, la véritable ambi-

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tion du projet « pragmatique ».
Peut-on, pour finir, tirer quelques enseignements d’une trans-
position, a priori évidemment hasardeuse, du « Syndrome de
l’Homme Ordinaire » du langage de la coordination au langage
de la reproduction ? Notons d’abord que l’opposition radical/
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pragmatique revêt une signification encore plus forte et natu-


relle, s’agissant de lutter contre la reproduction d’un système
inégalitaire. Notons ensuite que le sociologue a opté claire-
ment pour le projet radical, tout comme l’économiste – avant
que celui-ci découvre la prégnance de l’orthodoxie écono-
mique : le sociologue se trouve donc en amont du « Syndrome
de l’Homme Ordinaire », si l’économiste s’est finalement
retrouvé en aval 118. De fait le sociologue théoricien a choisi
de surplomber les hommes ordinaires de toute sa hauteur, en
s’attribuant le monopole de l’esprit critique, après en avoir soi-
gneusement dépouillé l’habitus non seulement des dominants
mais aussi des dominés.
Or, ce faisant, le théoricien se comporte avec les hommes
ordinaires… en se comportant comme eux. Par cet accapare-
ment de l’esprit critique, le théoricien s’autolimite dans ce qu’il
peut imaginer en provenance du système, comme s’autocensu-
rent les dominés dans ce qu’ils peuvent attendre et espérer du
système 119. Ne pouvant mobiliser, au sein de sa théorie, les
capacités critiques ordinaires des hommes ordinaires, il
s’interdit en effet de donner un statut analytique aux « défauts
de la reproduction », autres que totalement exogènes. Il ne sau-
rait par conséquent penser des améliorations substantielles
(quoique partielles) du sort des dominés, en dehors d’un

117. J’emprunte cette image à de Certeau [1980, p. 153].


118. Il faudrait citer entièrement le célèbre paragraphe final de la Théorie générale [1936,
chap. 24, § 5] autour de l’affirmation provocante selon laquelle « on exagère grandement la force
des intérêts constitués, par rapport à l’empire qu’acquièrent progressivement les idées », et le
contraster avec la longue citation de Pierre Bourdieu sur l’orthodoxie, ci-dessus p. 273 (note 34).
119. Il est logique de privilégier les dominés, dans la théorie de l’habitus. On pourrait intégrer les
dominants, en reformulant la comparaison d’une façon qui soulignerait la cohérence des identités,
l’univocité des rôles, par rapport à la reproduction, ce qui étendrait aux dominants le constat fait à
propos des dominés : l’habitus n’a pas de dimension critique. Ni les uns ni les autres n’ont la capa-
cité de se regarder de l’extérieur.

310
changement global du système – dont nul ne voit d’ailleurs d’où
il pourrait procéder, à l’intérieur de la théorie. Même l’effet
de connaissance créé par la théorie suppose des habitus (pour
les dominés et les dominants) plus réceptifs et plus ouverts à
la dimension critique que ce que… suppose la théorie 120. Ainsi

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l’articulation champ/habitus implique-t-elle, d’un côté, une
position dominatrice du théoricien par rapport à l’homme ordi-
naire, au regard des capacités critiques – et, de l’autre, une posi-
tion commune au théoricien et à l’homme ordinaire, faite
d’autorestriction et de sous-estimation des possibles 121.
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120. Voir les analyses de Caillé [1994, p. 62-69] sur le pessimisme de Pierre Bourdieu.
121. Trois éléments caractérisent donc le contenu de l’orthodoxie : (a) il se définit par ce dont on
ne peut parler ; (b) il se découvre quand le théoricien, qui s’était placé en surplomb, se voit lui-même
au milieu des agents dont il voulait faire la théorie… (c) alors qu’il applique justement la partie la
plus novatrice de sa théorie, celle qui justifiait, croyait-il, sa position de surplomb.

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Liste des auteurs
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Jean-Paul BRONCKART est docteur en psychologie, professeur


ordinaire en sciences de l’éducation à l’université de Genève.
Philippe CORCUFF est maître de conférences à l’Institut d’études
politiques de Lyon et membre du GSPM (EHESS-CNRS).
Emmanuel ETHIS est maître de conférences à l’université d’Avi-
gnon et des pays de Vaucluse et membre du SHADYC
(EHESS-CNRS).
Jean-Louis FABIANI est directeur d’études à l’École des hautes
études en sciences sociales et directeur du SHADYC
(EHESS-CNRS).
Olivier FAVEREAU, directeur de l’UMR 7028 FORUM, est pro-
fesseur de sciences économiques à l’université Paris-X.
Bernard LAHIRE est membre de l’Institut universitaire de France
et professeur de sociologie à l’université Lumière-Lyon II.
Cyril LEMIEUX est chercheur au laboratoire de sociologie de
l’Institut national du sport et de l’éducation physique,
membre du GSPM (EHESS-CNRS) et enseignant à l’Institut
d’études politiques de Paris.
Jean-Claude MONOD, agrégé de philosophie, enseigne à l’uni-
versité de Strasbourg-II.
Emmanuel PEDLER est maître de conférences à l’École des
hautes études en sciences sociales et membre du SHADYC
(EHESS-CNRS).

315
Denis S AINT -J ACQUES est professeur à l’université Laval,
Québec.
Marie-Noëlle SCHURMANS est docteur en sociologie, professeur
adjoint en sciences de l’éducation à l’université de Genève.

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Alain VIALA est professeur à l’université de Paris-III et à l’uni-
versité d’Oxford.
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Table des matières
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Présentation : Pour une sociologie à l’état vif,


par Bernard Lahire ..................................................... 5

I. CHAMPS

1. Champ, hors-champ, contrechamp,


par Bernard Lahire .................................................... 23

2. À propos du champ littéraire : histoire, géographie,


histoire littéraire, par Denis Saint-Jacques
et Alain Viala ............................................................. 59

3. Les règles du champ, par Jean-Louis Fabiani ......... 75

II. HABITUS

4. Le collectif au défi du singulier : en partant de


l’habitus, par Philippe Corcuff ................................. 95

5. De la théorie de l’habitus à une sociologie


psychologique, par Bernard Lahire .......................... 121

6. Pierre Bourdieu – Jean Piaget : habitus, schèmes


et construction du psychologique, par Jean-Paul
Bronckart et Marie-Noëlle Schurmans ..................... 153

317
III. CULTURE ET POUVOIR SYMBOLIQUE

7. La légitimité culturelle en questions,


par Emmanuel Pedler et Emmanuel Ethis ................ 179

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8. Une critique sans raison ? L’approche bourdieu-
sienne des médias et ses limites, par Cyril Lemieux 205

9. Une politique du symbolique ?


par Jean-Claude Monod ............................................ 231
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Complément : L’économie du sociologue ou : penser


(l’orthodoxie) à partir de Pierre Bourdieu,
par Olivier Favereau ................................................. 255

Liste des auteurs ........................................................... 315


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Composition Facompo, Lisieux


Achevé d’imprimer en juillet 2001
par l’imprimerie Bussière
Dépôt légal : août 2001
Numéro d’imprimeur :

Imprimé en France

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