Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
SEPTEMBRE 1988 9 FF
EHMHii
Aída à Louxor
En mai 1987, soit 116 ans après sa création
en 1871, le célèbre opéra du compositeur
italien Giuseppe Verdi a été donné dans les
ruines du temple de Louxor, l'ancienne
Thèbes où se déroule une partie de l'action,
devant un public international. Celui-ci a
pu admirer une distribution brillante et le
déploiement, sur cette scène grandiose, de
1 500 choristes, danseurs et figurants, ainsi
que des chevaux et même un lion non
sans que le Service des Antiquités de
l'Egypte se fût assuré au préalable que le
matériel technique ne risquait pas
d'endommager les monuments. Inspiré
d'une idée de l'égyptologue Auguste
Mariette, le livret repose sur la rivalité
d'Amnéris, fille du pharaon éprise du jeune
général Radamès, et de la captive Aida, fille
du roi d'Ethiopie vaincu par Radamès.
Ayant trahi pour l'amour d'Aïda,
Radamès est enseveli vivant avec elle.
L'Egypte ancienne, qui a de tout temps séduit
Septembre 1988
savants et voyageurs, conserve aujourd'hui encore,
deux cents ans après la naissance de l'archéologie
égyptienne moderne, son pouvoir de fascination.
L'égyptologie est un domaine qui ne fait que
Le fleuve du temps s'étendre à mesure que les spécialistes progressent
L 'Egypte vivait au rythme des crues du Nil
dans leur patient travail de reconstitution à partir
par John Baines
8
de vestiges remarquablement conservés dans l'air
sec et le sable du désert d'une civilisation qui
Savants et aventuriers à la découverte
de l'Egypte oubliée
livre ses richesses tout en gardant bien des secrets.
par Jean Vercoutter Et les foules qui se pressent aux expositions
12 internationales d'art égyptien témoignent de
La science des bâtisseurs de pyramides l'attrait croissant qu'exerce la culture de l'Egypte
par Rainer Stadelmann ancienne sur le grand public. Mais l'imagination
17 garde aussi ses droits et la grandeur des pyramides,
La conception égyptienne du monde la splendeur des tombeaux et des temples de la
par Jean Yoyotte vallée du Nil, le mystère des hiéroglyphes gravés
26 dans la pierre ou peints sur le papyrus entretiennent
La vie au pays des pharaons une vision de l'Egypte ancienne qui, si elle s'écarte
par Christiane Desroches-Noblecourt parfois de la réalité historique, n'en a pas moins fait
30 rêver, au fil des siècles, les artistes, les architectes,
L'Egypte et le monde méditerranéen les écrivains et les musiciens.
par Gaballa Ali Gaballa La redécouverte de l'Egypte ancienne à l'époque
33 moderne et les réalisations monumentales de
Rêve et réalité l'architecture pharaonique sont quelques-uns des
La persistance d'une certaine image de
sujets abordés dans le présent numéro du Courrier
l'Egypte
par Richard Fazzini de l'Unesco, dont le propos essentiel est toutefois de
36 faire ressortir certains aspects plus intimes (mis en
L'Unesco et le sauvetage des trésors de lumière par l'égyptologie actuelle) de la vie des
l'Egypte anciens Egyptiens, leur perception d'eux-mêmes et
Des temples de Nubie à la bibliothèque de leur univers, leur existence et leurs occupations
d'Alexandrie
Merenptah (v. 1224-1214 avant J.-C), treizième précision du détail, le rendu des nuances les plus
fils et successeur de Ramsès II.
subtiles dans l'expression et le mouvement, le
Photo B. Brake© Rapho, Paris
portrait saisissant qu'il donne d'un peuple, d'un
pays et d'une époque où tous les éléments de la vie
terrestre le travail de la terre, la famille, les
AVEC un taux de pluviosité presque apparue progressivement au cours de la pré¬ cueillette. On peut en déduire que la pression
nul, l'Egypte serait un désert à peu histoire. De toute façon, le rôle du Nil et plus sur les ressources naturelles allait en
près inhabitable sans la présence du généralement de la géographie de l'Egypte augmentant.
Nil, qui la traverse du sud au nord depuis les n'a pas seulement été économique, mais aussi A partir de là s'amorce un lent processus
hauts plateaux éthiopiens et l'Afrique cen¬ politique et même idéologique. de désertification du Sahara, qui présentait
trale jusqu'à la Méditerranée. En fait, c'est Voici quelque 12 000 ans, à la fin du déjà, vers 2000 avant J.-C, la même physio¬
grâce à ce fleuve qu'elle fut pendant Pleistocene, l'Egypte faisait encore partie du nomie qu'aujourd'hui. De 10 000 à 5000
trois millénaires, de 3000 avant J.-C. jusqu'à Sahara occidental, sillonné par des bandes de avant J.-C, les derniers représentants de
la conquête romaine en 30 avant J.-C, l'Etat chasseurs-cueilleurs nomades. Le climat l'âge de pierre se concentrent sur les points
le plus vaste et le plus prospère de la était plus hospitalier qu'aujourd'hui et cer¬ d'eau, exploitant encore plus intensivement
Méditerranée orientale. Elle a retrouvé cette taines régions actuellement arides et déserti¬ les ressources disponibles, dans le désert
position eminente au Moyen Age, et c'est ques étaient alors habitées. La vallée et le comme au bord du Nil. Le mode d'exploita¬
encore aujourd'hui le pays le plus important delta du Nil n'étaient qu'un immense maré¬ tion n'était pas encore diversifié comme il le
et le plus peuplé du Proche-Orient. Cette cage dont les réserves d'eau attiraient chas¬ deviendra avec l'apparition des premières
continuité millénaire est d'autant plus re¬ seurs et gibier, et dont on exploitait les res¬ communautés villageoises individualisées.
marquable que les frontières de l'Egypte sources végétales et halieutiques. Vers cette Le passage à l'agriculture est intervenu quel¬
n'ont guère varié au cours des siècles. même époque, les habitants de la région que part dans le désert ou au bord du Nil, en
Pendant toute l'Antiquité, la prospérité de commencent également à cueillir des plantes tout cas à proximité de l'eau, à des dates que
l'Egypte dépendit de la richesse de son agri¬ sauvages qui pourraient être des céréales et l'on situe vers 7000 à 5000 avant J.-C, soit
culture et donc du Nil : pourtant cette agri¬ dont la consommation exige davantage de beaucoup plus tard qu'en Asie mineure.
culture n'est pas née spontanément, mais est préparation que les autres produits de la Mais l'absence de vestiges ne permet pas
La crue du Nil, qui tous les ans transformait la
vallée du fleuve en un long ruban verdoyant dans
le désert.
tique de l'irrigation par bassin, traitant n'offrait qu'un avantage relatif : des crues
comme une seule grande unité d'importantes insuffisantes ou excessives, de mauvaises ré¬
sections de la plaine inondable, était déjà coltes, des épidémies et d'autres dangers de
bien établie sous le Moyen Empire même nature pouvaient à tout moment frei¬
(vers 2040 - 1640 avant J.-C), mais rien ne ner la croissance de l'Egypte ancienne, où
prouve qu'elle ait été connue dans l'Ancien contrairement à ce qui se passe de nos
Empire (3e millénaire avant J.-C), à l'épo¬ jours on ne pratiquait qu'une récolte
Photo{¡0 Almasy, Pans que des grandes pyramides. Les rares men¬ par an.
tions de problèmes d'eau et d'irrigation dans Les deux cultures principales étaient des
d'exclure l'hypothèse d'une date plus les textes égyptiens fournissent peu d'infor¬ céréales : le blé pour le pain et l'avoine pour
reculée. mations quant à l'évolution des techniques la bière. Ces produits faciles à conserver
La vallée du Nil a commencé à se peupler employées. Seule exception, les inscriptions constituaient la base de l'alimentation. On
avec le développement de l'agriculture. à la gloire des potentats locaux de la période cultivait aussi le lin, dont on tirait aussi bien
Vers 4000 avant J.-C, on ne comptait plus troublée marquant la transition entre des cordages que les plus fins tissus pour
en Egypte que deux grandes civilisations, la l'Ancien et le Moyen Empire (2134 - 2040 l'exportation, ainsi que le papyrus (plante
vieille culture Merimdeh dans la région du avant J.-C), qui leur attribuent la construc¬ marécageuse, qui poussait peut-être d'ail¬
Delta, et la culture badarienne autour tion de canaux et la fourniture d'eau à leurs leurs à l'état sauvage). La racine du papyrus
d'Assiout en Haute-Egypte. De leur union sujets alors que d'autres en étaient privés. En servait d'aliment, et ses tiges étaient affectées
naquit, avant 3100 avant J.-C, l'Etat égyp¬ période de prospérité, de tels détails étaient à de multiples usages, allant de la fabrication
tien le premier grand Etat-nation de sans doute jugés trop anodins pour figurer de barques et de tapis, à celle de feuilles pour
l'histoire. dans des proclamations publiques. La seule écrire, que l'on exportait aussi. On cultivait
Depuis cette date, l'Egypte n'a cessé de entreprise d'irrigation de grande envergure par ailleurs divers fruits et légumes. Les an¬
prospérer et sa population de croître jusqu'à attestée avant la période gréco-romaine ciens Egyptiens consommaient relativement
la conquête romaine. L'unité politique et la concerne la dépression marécageuse du peu de viande d'élevage, mais ils chassaient
stabilité des institutions, mais aussi la possi¬ Fayoum, vaste oasis située au sud-ouest du les oiseaux des marécages et péchaient les
bilité d'exploiter de nouvelles terres fertiles, Delta. Les souverains du Moyen Empire poissons du Nil, qui constituaient la princi¬
y contribuèrent considérablement. Les se¬ avaient entrepris d'en assécher les terres en pale source de protéines animales pour la
mailles s'effectuaient après la crue annuelle construisant un canal latéral pour irriguer le plupart d'entre eux.
qui recouvrait la vallée et le delta du Nil de la bassin en contrebas, mais leur oeuvre ne leur Nourricier de l'Egypte, le Nil était aussi
fin juillet à septembre : irriguer était à peine survécut pas. son principal axe de communication, à telle
enseigne que l'image d'un bateau figure dans de main-d'luvre disciplinée, celle-là même Fragment de la tête en calcaire d'une massue ^
la plupart des hiéroglyphes se rapportant au qui construisit les tombes royales et les mo¬ cérémonielle de la période prédynastique tardive
voyage. Tout ce qui était lourd pouvait être numents funéraires des hauts dignitaires du (v. 3000 avant J.-C), figurant le roi appelé
transporté par voie d'eau, avec une facilité Moyen Empire, ses fortifications et ses pyra¬ « Scorpion » du nom de l'animal représenté
qui a contribué à forger l'unité du pays, en près de son visage creusant les fondations d'un
mides; celle aussi qui érigea les temples et les
même temps que le labyrinthe des chenaux temple.
nécropoles du Nouvel Empire (vers 1550 -
du Delta protégeait l'arrière-pays des inva¬ 1070 avant J.-C), dont elle alimentait égale¬
sions. En fait, les communications avec ment les armées conquérantes, et que l'on
l'Afrique saharienne ou l'Asie étaient incom¬ retrouvera enfin sur les chantiers de la pé¬
parablement plus difficiles qu'entre la Haute riode gréco-romaine.
et la Basse Egypte. Mais le fleuve pouvait Tout cela a été rendu possible par le per
aussi séparer les hommes. Le pauvre était fectionnement de l'agriculture irriguée, qui
« celui qui n'a même pas de bateau » et que libérait une importante main-d' pen¬
les plus fortunés se devaient de prendre à dant la période creuse de l'été et permettait à
leur bord. De là aussi vient la symbolique certains de se consacrer entièrement à des
de la mort, cette « autre rive », le passage tâches plus spécialisées et plus nobles. Dans
dans l'au-delà étant considéré comme une
les périodes de transition marquées par
« traversée ».
l'effondrement du pouvoir central (entre
Le fait qu'elle soit ramassée autour du Nil 2134 et 2040, 1640 et 1532, 1070 et 712
a favorisé l'unification de l'Egypte, et permis avant J.-C approximativement) on ne
à la fois l'exploitation intensive de ses res¬ construit guère de monuments et l'expan¬
sources et la concentration du pouvoir. Pro¬ sion politique est faible, mais les bases agri¬
priétaires du sol, les pharaons avaient la coles du pouvoir et de la prospérité demeu¬
haute main sur l'agriculture, dont ils taxaient rent, assurant la continuité de la vie culturelle
la production et réglementaient les cours par et permettant la reprise des grands projets
des mesures administratives et le recours au après la fin des troubles. Cela dit, il ne faut
travail forcé. En contrepartie, ils s'occu¬ pas oublier que la main-d' ainsi libérée
paient de constituer des réserves en prévision par l'efficacité et la productivité de l'agricul¬
des mauvaises récoltes, assumant" ainsi ture ne travaillait pas pour elle-même, mais
nombre des fonctions d'un système coopéra¬ pour les rois et les puissants. Hormis l'incer¬
tif dans des sociétés plus restreintes. L'orga¬ titude politique, les périodes intermédiaires
nisation centralisée qui se développa à partir n'étaient donc pas forcément plus pénibles
du 3e millénaire avant J.-C. créa une masse pour le commun des gens; il est vrai que nous
ciel après 70 jours d'éclipsé de l'étoile Sothis
(Sirius). L'année était divisée en trois saisons
de quatre mois correspondant aux grandes
phases du Nil : la crue, akhet (été - autom¬
ne); Péclosion et la croissance, perer (de
novembre à mars) lorsque la terre réapparaît
et peut être cultivée; et la moisson, chemou,
période des récoltes où le fleuve est à son
étiage.
Le grand dieu égyptien le plus étroitement
associé au Nil est Osiris, pharaon mythique
assassiné sur le bord du fleuve par son frère
Seth, qui avait ensuite dépecé son cadavre. Sa
s et épouse Isis parvint toutefois à re¬
constituer son corps et à le ranimer pour
concevoir son fils posthume, Horus. Osiris
ne revient pas à la vie mais devient roi des
enfers. Le cycle de sa mort et de sa résurrec¬
tion symbolise la fertilité de la terre .
d'Egypte. Pendant la période de crue, on .
plantait en grande cérémonie dans des sta¬
tuettes d'Osiris en argile humide des graines
d'avoine dont la germination symbolisait le
réveil de la terre fécondée par l'eau du Nil : il
y avait donc toute une symbolique complexe
associant Osiris, la terre, et les crues du Nil
autour des idées-forces de fertilité et de
renaissance.
L'autre divinité associée au fleuve était
Khnoum, le dieu à tête de bélier que l'on
vénérait à Elephantine dans l'extrême sud du
pays. Dieu créateur et bienfaisant, il régnait
sur la cataracte par laquelle le Nil pénètre en
Egypte. Mais ce culte ne faisait que se substi¬
tuer à celui, plus ancien, de la déesse Satis,
dans le temple de laquelle on célébrait la
conjonction de l'astre Sothis et de la montée
des eaux. Bien qu'elle fût plus précoce que
pour les régions plus peuplées du nord, la
date des cérémonies était celle de la montée
des eaux à Elephantine.
Nous sommes peut-être plus sensibles à
l'importance et au rôle bénéfique du Nil que
les anciens Egyptiens, qui parlaient de la
pluie, si rare chez eux, comme d'une « inon¬
dation du ciel ». Pour comprendre cette ap¬
parente indifférence, il faut tenir compte des
distinctions opérées par les anciens entre le
sacré et le profane, l'humain et le divin. Les
Egyptiens acceptaient l'existence du Nil
comme un phénomène naturel, dont les
ignorons quels pouvaient être leurs senti¬ dieux, comme c'était pourtant la coutume.
crues pouvaient être dévastatrices, mais qui
ments envers leur pays et la personne de leur En fait Hapy est moins représenté comme un
exerçait une influence bénéfique sur leur vie;
souverain. dieu que comme un personnage adipeux qui
la plupart de leurs dieux étaient des êtres
On peut s'étonner que le Nil, qui joue un apporte aux dieux les fruits de l'abondance.
beaucoup plus complexes et qui se situaient
tel rôle dans l'économie de l'ancienne Il n'avait d'ailleurs pas de temple, mais on
en dehors du monde de tous les jours. Para¬
Egypte, ait occupé si peu de place dans sa célébrait son culte chaque année au début des
doxalement, c'est aux Grecs et aux Romains
religion. Pour les Egyptiens, leur ordre était crues par des sacrifices et des hymnes à
qu'il appartiendra de diviniser le Nil, comme
l'ordre du monde et le Nil était simplement Gabal-al-Silsila, site sans doute révéré depuis
ils le faisaient d'ailleurs pour n'importe quel
« le fleuve ». Il n'est même pas certain que le les temps préhistoriques, où la vallée du fleuve. *
mot Nil soit d'origine égyptienne. D'ail¬ fleuve se resserre au nord d'Assouan.
leurs, ce n'était pas le fleuve placide qui L'importance du Nil se retrouve dans
apportait richesse et prospérité, mais bien d'autres aspects de la vie de l'ancienne JOHN BAINES, du Royaume-Uni, est professeur
son mouvement de crue, incarné par le dieu Egypte. Par exemple, contrairement à la plu¬ d'égyptologie à l'Université d'Oxford depuis 1976.
Il est l'auteur d'un Atlas de l'Egypte ancienne
Hapy. Et s'il personnifiait l'abondance, Ha- part des peuples, les Egyptiens s'orientaient
vers le sud, c'est-à-dire vers les sources du (1980) réalisé en collaboration avecjaromir Málek
py n'était même pas une figure marquante du et traduit en de nombreuses langues, ainsi que d'un
panthéon égyptien, plutôt un dieu familier Nil, si bien que pour eux, la direction bénéfi¬
ouvrage, Fecundity Figures (1985, Symboles de
auquel les rois et les potentats aimaient à que (celle de la main droite) se trouvait à fécondité), qui contient une étude consacrée au
s'identifier pour signaler leur prospérité et l'ouest, où ils situaient le passage vers l'autre dieu Hapy, personnification des crues du Nil, ainsi
monde. Le calendrier suivait les mouve¬
celle qu'ils étaient censés apporter à leurs que divers articles portant, entre autres, sur la
sujets. Nous avons conservé un hymne à ments du fleuve et des étoiles, l'année religion et la royauté dans l'Antiquité égyptienne,
Hapy qui chante le caractère bienfaisant de commençait à la mi-juillet, début des crues, lia donné de nombreuses conférences sur ces sujets
son action mais sans le rattacher aux autres qui coïncidaient avec la réapparition dans le en Afrique, en Europe et aux Etats-Unis.
Savants et aventuriers
à la découverte de l'Egypte oubliée
vrages de Benoit de Maillet et Claude Sicard, La publication de l' de Vivant les Anglais saisissent la « pierre de Rosette »
Denon précède de peu celle des travaux des comme butin de guerre. Elle est aujourd'hui
le Voyage en Egypte et en Syrie (1787) de
Constantin François de Volney apportent quelque 150 savants que Bonaparte avait em¬ exposée au British Museum, à Londres.
menés avec lui en Egypte. Ceux-ci ont mesu¬ La découverte de la pierre de Rosette fut
des précisions sur la géographie et les grands
ré, dessiné tous les monuments, composant très vite connue en Europe. Aussitôt, se dé¬
temples du pays. Enfin, un personnage très
attachant, à la vie mouvementée, Vivant l'impressionnante Description de l'Egypte en clencha une vive compétition : qui saurait le
Denon, va par ses dessins faire connaître neuf volumes de textes et onze grands atlas premier déchiffrer la mystérieuse écriture ?
de planches qui paraissent de 1809 à 1822. A Le plus ardent, le plus jeune aussi, des
l'Egypte aux Européens.
cette date encore, faute de pouvoir lire les concurrents est Jean-François Champollion,
Après avoir été gentilhomme de la
chambre de Louis XV, secrétaire d'ambas¬ hiéroglyphes qui couvraient les murs des âgé alors d'une douzaine d'années. Né à
sade à Saint-Pétersbourg et à Naples sous monuments égyptiens, il était impossible Figeac en 1790, il grandit dans un milieu
Louis XVI, Vivant Denon obtient de d'avoir une connaissance réelle de l'Egypte passionné d'Egypte. Son frère, Jacques-
Bonaparte d'accompagner l'Expédition des pharaons. Joseph, qui n'a pas pu participer à l'Expédi¬
En août 1799, au cours de travaux de tion, est le secrétaire de Fourier, préfet de
d'Egypte malgré son âge : il a 50 ans ! Au
terrassement près de Rosette, à l'est l'Isère; celui-ci, au retour d'Egypte, colla¬
retour d'Egypte, Napoléon le nomme Direc¬
teur des Musées, et c'est lui qui créera le d'Alexandrie, un officier de l'armée de bore à la Description de l'Egypte dont il
Musée Napoléon, le Louvre actuel. Bonaparte remarqua une pierre noire cou¬ rédige la longue préface historique. Elevé
verte d'inscriptions. Son chef, le général entre ces deux hommes, Jean-François se
L'ouvrage de Vivant Denon, Voyage dans
la Basse et la Haute Egypte marque le début Menou, la fit transporter à Alexandrie et la prend, lui aussi, de passion pour l'Egypte. A
de la renaissance de l'Egypte ancienne. Pu¬ montra aux savants de l'Expédition. La la vue d'une copie de la pierre de Rosette, il
blié en 1 802, il connaît un succès foudroyant pierre comportait trois textes : l'un, en haut, se jure d'être le premier à lire les hiérogly¬
dans l'Europe entière : quarante éditions en caractères hiéroglyphiques, le second, au phes. Dans ce but, il apprend (à 13 ans !) non
milieu, dans des caractères rappelant un peu seulement le grec et le latin, mais aussi l'hé¬
successives, ainsi que des traductions en an¬
l'arabe et le troisième, en bas, en caractères breu, l'arabe, le syriaque, l'araméen.
glais et en allemand. Denon avait suivi le
détachement du général Desaix en Haute grecs. Les savants, dont plusieurs connais¬ A 17 ans, il y ajoute le persan et surtout le
saient le grec, déchiffrent immédiatement le copte, car dès ce moment, il est convaincu
Egypte où, souvent au péril de sa vie, parfois
même faisant le coup de feu, il avait dessiné dernier texte, un décret de l'époque de que le copte n'est rien d'autre que l'égyptien
Ptolémée V(196 av. J.-C.) et supposent à ancien transcrit en caractères grecs.
tous les monuments pharaoniques qu'il dé¬
couvrait. Le charme de ses dessins évoca- juste titre qu'il est une traduction des Après avoir connu diverses mésaventures
teurs contribue à 1'« égyptomanie » qui deux premiers; il est donc susceptible de pour s'être mêlé de politique, Jean-François
touche le monde savant, mais aussi le grand fournir la clé de l'écriture hiéroglyphique. Ils Champollion s'installe en 1821 à Paris, près
en prennent des estampages et de nom¬ de son frère, maintenant secrétaire de Bon
public : meubles et bibelots à l'image de l'art
égyptien se multiplient et, conséquence inat¬ breuses copies. Heureuse initiative ! Car, Joseph Dacier, un helléniste qui est le Secré¬
tendue, le vol des antiquités se développe. lors de la capitulation des troupes françaises, taire perpétuel de l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres. Il se consacre alors
le rêve de sa vie. Il part en 1828. Pendant Le nom de FEgyptologue français Auguste
entièrement à ses recherches, tout en suivant quinze mois, accompagné de bons dessina¬ Mariette(1821-1881)est resté associé à la
avec angoisse les progrès de ses rivaux : l'An¬ teurs comme Nestor L'Hôte, et d'une équipe découverte, à Saqqarah, du Sérapeum de
glais Thomas Young, le Suédois Johan David Memphis, la nécropole souterraine des taureaux
italienne dirigée par son élève et ami
Akerblad et le Français Sylvestre de Sacy, Apis, incarnations du dieu memphite Ptah.
Rossellini, il parcourt la vallée du Nil
En 1851, Mariette exhuma des chambres
qui de leur côté travaillent au déchiffrement d'Alexandrie à Assouan, séjourne à Abou
souterraines 64 momies de taureaux Apis. Sur
de l'écriture égyptienne. Simbel, se rend jusqu'à la deuxième catarac¬ cette gravure de 1858, on voit l'une des portes
Tous, comme Champollion lui-même, se te. Il peut alors écrire avec fierté à Dacier, son d'entrée nouvellement découvertes du Sérapeum.
heurtent à la même difficulté : l'écriture protecteur : « J'ai le droit de vous annoncer
égyptienne est-elle idéographique ou phoné¬ qu'il n'y a rien à modifier dans notre
tique ? Autrement dit, chaque signe corres¬ Lettre sur l'alphabet des hiéroglyphes, notre
pond-il à une idée ou à un son ? C'est le alphabet est bon, il s'applique avec un égal
14 septembre 1822 que Champollion a l'in¬ succès (...) aux inscriptions de tous les
tuition que l'égyptien est à lafois idéographi¬ temples, palais et tombeaux des époques
que et phonétique. A l'aide de la pierre de pharaoniques. »
région thébaine. Il propose une première
Rosette et de copies d'inscriptions provenant Alors que Champollion, tout comme ses
collection à Louis XVIII, qui en trouve le
d'autres monuments envoyées d'Egypte par rivaux, travaillait avec acharnement au dé¬
des amis, il déchiffre les noms de souverains
prix trop élevé : elle est acquise par le roi du'
chiffrement des hiéroglyphes, 1'« égyptoma-
Piémont. Le musée de Turin devient ainsi
grecs et romains : Alexandre, Cléopâtre, nie » mise à la mode par Vivant Denon et la
possesseur de la première collection égyp¬
Arsinoé, Auguste, Néron... A partir de ces Description de l'Egypte avait eu pour pre¬
mier effet d'exciter les convoitises des collec¬ tienne de grande qualité.
noms, il trouve les signes alphabétiques de
Encouragé par ce résultat, Drovetti réunit
base. Des noms des Ptolémées et des Césars, tionneurs, et en particulier des grands mu¬
une deuxième collection. Sur les conseils de
il passe à ceux des pharaons égyptiens, les sées européens. Tous voulaient leur collec¬
Champollion, Charles X l'achète pour le
Thoutmosis, les Ramsès. Augmentant cha¬ tion d'antiquités égyptiennes. Par ailleurs,
musée du Louvre. Puis il constitue une troi¬
que fois le nombre de signes hiéroglyphiques nombreux étaient les aventuriers attirés en
sième collection, que le roi de Prusse
qu'il comprend, il arrive à les lire tous. Il Egypte par l'espoir d'une fortune rapide.
acquiert en 1836. Moins importante que les
s'attaque à des textes de plus en plus longs : il L'Egypte était en principe sous la tutelle
premières, celle-ci est cependant très belle.
maîtrise l'égyptien ! du sultan de Constantinople, mais en fait le
Le peintre Henry Sait, nommé consul
Malgré la jalousie qu'elle suscite, sa décou¬ vice-roi, Mehemet Ali, régnait en souverain
d'Angleterre en 181 6, suit l'exemple de
verte est peu à peu reconnue. Soutenu par absolu. Il voulait moderniser le pays, les Drovetti. Lui aussi réunit trois collections
quelques grands seigneurs de la Cour, il est antiquités ne l'intéressaient guère. Aussi,
successives. La première est achetée par le
nommé Conservateur des collections égyp¬ profitant des facilités que leur donnent leurs
British Museum, sauf la plus belle pièce le
tiennes du musée du Louvre. En 1827, on lui qualités de diplomates, les consuls étrangers
sarcophage en albâtre de Séthi Ier qui est
confie une mission d'exploration en Egypte : obtiennent de Mehemet Ali les autorisations
vendue à un particulier pour le même prix
nécessaires pour faire des fouilles et trans¬
que le reste de la collection. La seconde,
porter les monuments anciens. Ils recrutent
beaucoup plus importante, est acquise par
des agents parmi les aventuriers, qu'ils char¬ Charles X en 1824. Grâce à ses collections
gent d'effectuer les fouilles pour eux et de
Sait et Drovetti, le Louvre devient l'égal du
rapporter des antiquités découvertes ou musée du Turin. La troisième collection sera
Le buste en granit de Ramsès II (v. 1290-1224 achetées en leur nom. Ainsi se constituent
avant J.-C.) était tout ce qui restait d'une statue vendue après la mort de Sait et achetée en
d'importantes collections.
colossale du pharaon qui se dressait dans son vaste grande partie par le British Museum.
Le célèbre diplomate et collectionneur ita¬
temple funéraire, le Ramesséum, sur la rive ouest Ces collections exceptionnelles n'auraient
lien, Bernardino Drovetti, nommé consul de
du Nil à Thèbes. Cette aquarelle représentant le pu être réunies sans l'activité inlassable des
halage à bras d'homme du buste vers le fleuve a été
France en 1810 (poste qu'il gardera jus¬
agents des consuls, en particulier du Français
réalisée en 1816 par Giambattista Belzoni, qu'en 1829), en profite pour faire de fruc¬
Jean-Jacques Rifaud pour Drovetti et, pour
chasseur d'antiquités italien qui avait été chargé tueuses opérations de trafic d'antiquités.
Sait, du Grec Giovanni d'Athanasi et surtout
d'en organiser l'expédition au British Museum à Parfois, il dirige lui-même les recherches et de l'extraordinaire Giambattista Belzoni. Ce
Londres. ses agents pillent sans vergogne, surtout la
dernier, né à Padoue, pense à l'âgé de vingt
ans se faire moine, puis part pour
l'Angleterre où, devenu saltimbanque, il
étonne les foules par son extraordinaire force
physique. On le retrouve ensuite au
Portugal, en Espagne, à Malte, en Egypte
enfin, où il met au point une machine hy¬
draulique pour faciliter l'irrigation. Son in-,
vention n'a guère de succès : Mehemet Ali
refuse de l'acquérir. Sans ressources, il est
recommandé à Sait, qui le prend à son servi¬
ce. Son habileté et sa force prodigieuse appa¬
raissent tout au long du récit qu'il a laissé de
ses Voyages en Egypte et en Nubie, durant
lesquels il amassa des antiquités pour Sait.
La découverte de Champollion et les publi¬
cations dont elle fut suivie servirent à former
militaire pour s'installer en Egypte, où il fait de Boulogne-sur-Mer, est saisi d'un attrait Mariette, qui veut assurer la protection de
des fouilles pendant plus de dix ans. Il peut irrésistible pour l'Egypte. Avec la Gram¬ tous les objets et monuments de l'Egypte
être considéré comme le père de l'égyptolo¬ maire de Champollion, il s'initie seul à la ancienne, aura les plus grandes difficultés à
gie anglaise. Il est le premier à décrire dans lecture des hiéroglyphes, puis après avoir fajre appliquer les mesures nécessaires. Ce¬
Manners and Customs of Ancient Egyptians obtenu un modeste emploi au musée du pendant, grâce à lui, les fondements de ce qui
(MAurs et coutumes des anciens Egyptiens) Louvre, il est envoyé en mission en 1850 va devenir le Service des antiquités de
la vie quotidienne des artisans et paysans de pour acheter des manuscrits coptes en l'Egypte et le Musée du Caire sont posés. A
l'époque pharaonique représentée dans les Egypte. En attendant les autorisations néces¬ sa mort, en 1881, Gaston Maspero, qui le
peintures des tombes. saires pour cet achat, il visite Saqqarah. La remplace, pourra continuer son ouvre. Dé¬
Le Français Emile Prisse d'Avennes, après vue de quelques sphinx, à demi enfouis dans sormais, la voie est tracée. Elle mène vers les
des études d'ingénieur et d'architecte, a une le sable, lui rappelle un texte de Strabon qui grandes découvertes qui feront mieux
jeunesse aventureuse : il combat en Morée fait allusion à une allée bordée de sphinx qui connaître l'Egypte pharaonique : la cachette
(Grèce) contre les Turcs, devient le secrétaire conduisait aux tombes des taureaux Apis. des momies royales à Deir-el-Bahari, le tom¬
du Gouverneur général des Indes, et finit par Renonçant aux manuscrits coptes, il suit l'al¬ beau de Toutankhamon, les tombes royales
s'installer en Egypte et par se consacrer à lée qu'il a découverte et arrive bien au deTanis.
enlevée du temple de Karnak juste avant les entourait. des inscriptions et belles lettres de l'Institut de
France, a dirigé le Service des Antiquités du
l'arrivée de Lepsius qui venait pour en Cette découverte fait grand bruit et vaut à
Soudan et l'Institut français d'archéologie orien¬
prendre possession ! Il fit don à la France du Mariette une réputation internationale. Mais
tale au Caire. Il a également enseigné l'égyptologie
« Papyrus Prisse », long et précieux docu¬ surtout, pendant ces mois de recherches fié¬ à l'Université de Lille en France. Il est l'auteur de
ment datant de 2000 av. J.-C, que l'on a pu vreuses, il a connu les joies du travail sur le nombreux ouvrages sur l'ancienne Egypte, dont
qualifier de plus vieux livre du monde. terrain, l'ivresse de la découverte : il ne peut Textes biographiques du Sérapeum de Memphis
Enfin, Auguste Mariette assure l'avenir de plus s'en passer. Grâce à l'intervention de (1962) et A la recherche de l'Egypte oubliée 11
l'archéologie égyptienne naissante en met Ferdinand de Lesseps, le vice-roi d'Egypte, (1986).
La science des bâtisseurs
Empire.
Le fleuve était aussi l'artère principale du
pays. On remontait et on descendait le Nil en
. bateau et en barque. Dans le Delta lui-même,
les ramifications du Nil servaient de voies de
communication. Des canaux les reliaient les
unes aux autres, et c'est également un réseau
de canaux qui assurait la liaison entre les
installations bordant la vallée du Nil. Même
d'un temple à l'autre, les transports de mar¬
chandises s'effectuaient par voie d'eau. Le
transport de charges plus légères, par
exemple de sacs de grains à l'intérieur d'un
champ, et d'un champ à un canal ou au villes du littoral phénicien est attestée depuis L'une des barques retrouvées dans l'ensemble
la Ire dynastie (v. 3000 avant J.-C). Des ba¬ funéraire de Chéops (v. 2551-2528 avant J.C.);
fleuve, se faisait à dos d'âne. En revanche, les
elles devaient, pense-t-on, servir à la traversée
véhicules à roues, dont l'usage ne s'est répan¬ teaux à un mât apportant les produits des
du pharaon dans l'au-delà. Mise au jour en 1954
du que sous le Nouvel Empire (v. 1550-1070 contrées syriennes furent représentés sous la
près de la face sud de la pyramide, celle-ci mesure
avant J.-C), étaient exclusivement des chars Ve dynastie. Les charges très lourdes étaient plus de 40 m de long. Ses éléments en bois de
de guerre ou des voitures de chasse. S'ils transportées sur des chalands spéciaux. Le cèdre étaient marqués et purent être assemblés
pouvaient servir aux promenades des transport par chalands de colonnes palmi- comme un jeu de construction.
membres des classes élevées, ils ne consti¬ formes arrimées sur des traîneaux est repré¬
tuaient jamais des moyens de transport à senté sur le mur sud de la voie d'accès du
proprement parler. Sous l'Ancien Empire, temple funéraire d'Ounas (v. 2356-2323
les hauts dignitaires employaient des chaises avantJ.-C). Celui des obélisques
à porteurs sur de courts trajets, mais em¬ d'Hatchepsout (v. 1473-1458 avant J.-C.) fi¬
pruntaient le Nil pour les longs parcours. gure sur le portique sud de la terrasse infé¬ baptisa « bateau de huit », ce qui semble
On a exhumé au sud de la pyramide de rieure du temple de la reine, à Deir signifier que ses dimensions étaient huit fois
Chéops une barque royale de 44 m environ. el-Bahari : les deux obélisques alignés, plus grandes que celles d'un chaland normal.
pointés l'un vers la poupe l'autre vers la Un problème technique épineux a dû cepen¬
Equipée de cinq paires d'avirons et de deux
énormes rames tenant lieu de gouvernail, elle proue, sont maintenus par des cordages. Une dant se poser au moment du chargement du
flotte entière, composée de 27 bateaux, haie mégalithe et ensuite, une fois à Thèbes, pour
porte des traces d'usure prouvant à l'évi¬
le chaland qu'accompagne un bateau pilote. son délestage. Le transport des obélisques
dence qu'elle a navigué. Elle n'a probable¬
Pour le transport du colosse nord du nécessitait la construction de plans inclinés
ment servi qu'à relier la résidence royale aux
villes voisines du Delta, car les bâtiments temple de Memnon, qui pèse 800 tonnes, sur lesquels on halait les mégalithes jusqu'à
Amenophis fils de Hapou, architecte de un canal spécialement creusé entre la carrière
parcourant le Nil étaient habituellement mu¬
nis de mâts escamotables. Vers l'amont, ils génie qui fut le maître d' du temple et le Nil. On a donc dû imaginer un procédé
allaient au vent du nord, et vers l'aval, la de Louxor et du temple funéraire analogue pour le transport du colosse de
mâture était rabattue- et la force des rames d'Amenophis III à Thèbes, fit construire Memnon : chargé de masses de pierres ou de 13
suffisait. La navigation en haute mer vers les vers 1350 avant J.-C. un bateau spécial qu'il briques, le chaland attend au fond du canal;
>«5- :.»5M*HfcÄ
La « résidence d'éternité » du roi Djéser ménagées dans les parois du puits. Néan¬ horizontales et liés à l'aide d'un gros mortier
(v. 2630-261 1 avant J.-C.) à Saqqarah. Cette moins, lorsqu'on redressait sur sa base l'obé¬ d'argile. En revanche, la deuxième phase, qui
pyramide à six degrés de calcaire blanc est lisque jusque là couché sur un de ses flancs, est celle de la transformation du mastaba à
considérée comme le premier monument en
maniuvre compliquée, on courait le risque degrés en pyramide à degrés, montre une
pierre de l'histoire.
d'endommager ses arêtes, et surtout de voir technique différente : la masse du matériau
sa masse énorme rebondir sur le socle et s'y employé est de loin plus importante : les
décentrer, les arêtes de sa base n'étant plus de blocs de pierre de taille pèsent à présent une
ce fait parallèles aux arêtes du socle. On peut demi-tonne chacun. La maçonnerie est dis¬
observer un incident de cet ordre, bien que posée en tranches inclinées, dont les lits se
minime et à peine visible, sur le socle de déversent vers le c de l'édifice avec un
on y hisse l'obélisque ou le colosse amarré l'obélisque de Thoutmosis III à Karnak. angle d'inclinaison de 1 8 degrés, de sorte que
horizontalement sur un traîneau; on déleste Cependant, c'est dans la technique de la leur face extérieure présente déjà le fruit de
le chaland des pierres ou des briques; celui-ci construction monumentale que réside la 72 degrés qu'offrira, en sa dernière phase, la
fait alors surface et peut être halé par des prouesse la plus extraordinaire. Dès la pyramide agrandie.
remorqueurs. IIe dynastie (v. 2770-2649 avant J.-C), les L'emploi de blocs de grandes dimensions
Sur des parcours réduits, on pouvait tirer architectes égyptiens connaissent la voûte et et la disposition des assises à lit déversé
une charge d'environ 60 tonnes sur une piste en font usage dans les superstructures des constituent indubitablement une innovation
aplanie, comme le montre la fameuse repré¬ tombes, comme sans doute dans les habita¬ géniale permettant une économie importante
sentation du transport par traîneau tions, qui n'ont pas été conservées. De plus, de travail d'équarissage et un gain de temps,
d'une statue colossale du nomarque1 pendant cette même dynastie, on voit l'em¬ puisqu'on évitait ainsi de tailler en biseau la
Djehoutihotep dans sa tombe à El-Bercheh. ploi progressif de la pierre de taille dans les face extérieure des blocs de parement et,
Le colosse d'albâtre qui mesurait 13 coudées monuments funéraires en brique, et aussi parallèlement, on obtenait plus facilement ;
d'après les inscriptions, aurait pesé près l'introduction des pierres dures. La grande l'angle d'inclinaison voulu. Cette technique
d'une soixantaine de tonnes : calé sur un innovation a lieu sous le roi Djéser ne sera abandonnée, à la dynastie suivante,
énorme traîneau de bois par des cordages, il (v. 2630-261 1 avant J.-C.) vers le début de la que lorsqu'on aura atteint la forme de la
est halé par 172 hommes répartis sur 4 files. IIIe dynastie à Saqqarah, avec la première pyramide définitive dont l'angle d'inclinai¬
Une cruche à la main, un ouvrier juché sur les construction monumentale en pierre de tail¬ son plus aigu (45 à 54 degrés) favorisera le lit
pieds du colosse verse de l'eau devant le le, la pyramide à degrés, qui fut élevée en une horizontal et exigera la taille de la face exté¬
traîneau pour faciliter son glissement sur la trentaine d'années. En analysant les diffé¬ rieure des blocs de parement en biseau.
piste argileuse. rentes phases de sa construction, nous La construction d'une pyramide mettait
Quant aux obélisques, on les faisait proba¬ constatons que les architectes égyptiens ont l'Etat devant des problèmes d'organisation
blement glisser, après les avoir arrimés à appris, en l'espace d'une génération, à maî¬ et des difficultés techniques. L'organisation
l'aide de cordes solides, sur une rampe triser le nouveau matériau. des masses de travailleurs, la prospection des
construite avec des briques crues et du sable Pendant la première phase de la construc¬ carrières et leur exploitation, le transport
vers un puits quadrangulaire rempli de sable. tion du mastaba2 initial à degrés, on semble
Pendant que l'obélisque, à demi incliné, était avoir manié la pierre exactement comme s'il
1. Nomarque : gouverneur d'une province ou nome.
encore maintenu par les cordages, on s'agissait de la brique habituelle : les blocs de
(N.D.L.R.)
14 commençait à vider le puits de son sable, ou pierre, conçus comme des briques de dimen¬ 2. Mastaba : tombeau en forme de pyramide tronquée.
bien on laissait le sable couler par des fentes sions plus larges, sont disposés par assises (N.D.L.R.)
^ « L'hypothèse selon laquelle une seule rampe
perpendiculaire à l'une des faces de la pyramide
aurait servi au transport et à la pose des blocs
jusqu'au sommet est aujourd'hui dépassée... Il
est plus probable qu'on a eu recours au début à
une série de petites rampes rayonnant autour de
la pyramide (fig. 1) sur lesquelles on pouvait
haler les blocs sur une hauteur de 25 à 30 m...
A
Dessins © Rainer Sladclmann
régulier des blocs de pierre jusqu'au chantier
et leur stockage, la formation des tailleurs de
pierre, des ouvriers-maçons, des transpor¬
teurs, des architectes et des maîtres-d''uvre,
sont autant de réalisations qui témoignent de
l'admirable organisation de l'administration
égyptienne.
Entre la pyramide à degrés de Djéser et
cette merveille du monde qu'est la grande
pyramide de Gizeh (v. 2550 avant J.-C),
nous assistons à une amélioration considé¬
rable du savoir-faire technique, ainsi qu'au
perfectionnement des connaissances géomé¬
triques, qui deviennent de plus en plus préci¬
ses. Les monuments funéraires ont toujours
une orientation extraordinairement précise.
Dans la pyramide à degrés, cette orientation
présente encore un écart moyen de 3 degrés. Pour ériger un obélisque, il est probable qu'on le
Dans la pyramide de Chéops, il n'est déjà faisait glisser sur une rampe de briques crues et
de sable vers un puits quadrangulaire rempli de
plus que de 3 minutes 6 secondes. Une
sable. Pendant que l'obélisque, à demi incliné,
orientation parfaite s'obtenait, sur un terrain
était encore maintenu par des cordages, on
préalablement nivelé, par l'observation des commençait à vider le puits de son sable et à
étoiles polaires à partir d'un point situé à redresser l'obélisque sur sa base, jusqu'à ce qu'il
l'angle nord de la future pyramide. Les ins¬ repose sur son socle.
truments utilisés sont le merkhet, barre hori¬
zontale munie d'un fil à plomb, et le bay,
baguette de bois à cran de mire dans l'extré¬
mité supérieure. On note sur un arc de cercle
la position du lever et du coucher d'une
étoile du nord. Pour déterminer le « vrai »
nord, les Egyptiens divisaient en deux l'angle
formé par la position d'une étoile polaire au
lever, celle de l'observateur et celle de la
même étoile au coucher. Une fois déterminé
ce nord, une cordelette reliant différents
points fixes dans la direction nord-sud per¬ Cet obélisque inachevé dans une ^
mettait d'obtenir l'un des côtés de la pyrami¬ carrière aux environs d'Assouan
de. A l'aide de règles, on déterminait la aurait mesuré 42 m. Son poids est 15
longueur voulue. L'angle droit était obtenu estimé à près de 1 200 tonnes.
par un jeu d'arcs de cercle. Si le théorème de Dahchoûr, on discerne encore aujourd'hui
Pythagore sur la relation des côtés d'un les restes de rampes ayant servi à transporter
triangle n'était pas encore formulé, il devait le matériau de pierre. L'hypothèse selon la¬
néanmoins être appliqué dans la pratique. quelle une seule rampe perpendiculaire à
La précision des angles droits à la pyra¬ l'une des faces de la pyramide aurait servi au
mide de Chéop^.qui accuse' un écart moyen transport et à la pose des blocs jusqu'au
de 2 minutes 48 secondes seulement, force, sommet de la pyramide est aujourd'hui dé¬
aujourd'hui encore, l'admiration, de même passée. Pour la pyramide de Chéops, une
que le nivellement des quatre coins, qui telle rampe aurait mesuré 3,3 km et repré¬
montrent un écart minime de 2,1 cm. Le senté un volume 3,5 fois plus important que
nivellement n'a pu être réalisé qu'au moyen celui du monument lui-même. De même,
d'un niveau présentant la forme d'une une ramp -iveloppante est du point de vue
grande équerre de bois munie d'un fil à technique impossible à imaginer, puisqu'elle
plomb, composé de branches égales se cou¬ aurait masqué et les quatre faces de la pyra¬
pant à angle droit; entre ces deux, une bar¬ mide et les quatre arêtes, rendant impossible
rette transversale placée horizontalement le contrôle des angles et de l'inclinaison des
porte un cran de repère médian sur lequel faces. Il est plus probable qu'on a eu recours
passe le fil du peson lorsque le plan sur lequel au début à une série de petites rampes rayon¬
repose le peson est parfaitement horizontal. nant autour de la pyramide, sur lesquelles on
Toute autre théorie, comme par exemple pouvait haler les blocs sur une hauteur de 25
celle qui consiste à remplir d'eau un lac à 30 m; à ce stade, 50 % de la masse est déjà
artificiel ménagé autour de la pyramide, est à en place. Ensuite, une rampe latérale plus
écarter. importante dont le côté s'appuierait sur l'une
Aucune description antique ne nous ren¬ des faces de la pyramide permettant une
seigne sur la méthode de construction pro¬ économie de la moitié du volume d'une
prement dite. Ce que Hérodote rapporte à ce rampe libre et lui donnant en même temps
sujet repose sur des informations recueillies plus de stabilité servait au transport des
auprès de ses contemporains; or, 2000 ans pierres jusqu'à une hauteur légèrement infé¬
après la construction des pyramides, ceux-ci rieure au sommet de la pyramide. A 100 m
n'en savaient pas plus que nous à leur sujet. de hauteur, on aurait déposé, en prenant
Près des pyramides de Meidoun et de l'exemple de la pyramide de Chéops avec des
146,60 m de hauteur, les 96 % de la masse,
les derniers 20 à 30 m ont probablement né¬
cessité une construction en gradins. Quant
Imhotep, le ministre-architecte du roi Djéser,
au pyramidion, pierre de sommet, il n'a pu
dont il conçut le tombeau comme un être posé qu'au moyen d'un échafaudage
monumental escalier vers le ciel, qu'il approprié, ce qui laisse supposer que les
construisit entièrement en pierre pour le rendre Egyptiens auraient connu la poulie, même si
éternel. Penseur et moraliste, il rédigea aussi le aucune représentation ne nous en est parve¬
premier recueil sapiential, inaugurant un des nue. L'existence de leviers plus simples, ainsi
genres les plus riches de la littérature que de traîneaux est attestée. Dans l'illustra¬
égyptienne. Divinisé quelque deux mille ans plus
tion de travaux d'irrigation, on a représenté
tard, il fut honoré à la Basse Epoque (713 - 332
le Chadouf, qui permet un levage par sus¬
avant J.-C.) par des statuettes (ci-contre en
bronze) comme divinité protectrice,
pension. Ce procédé a très bien pu être appli¬
notamment des scribes. Les Grecs l'identifièrent qué aux matériaux de construction.
à Asklépios en raison de ses talents médicaux. Ce qui est remarquable, c'est que les plus
grandes conquêtes scientifiques, techniques
et artistiques, non seulement de la civilisa¬
tion égyptienne mais aussi de l'histoire de
Un scribe et ses assistants mesurent un champ l'humanité, de la découverte de l'écriture aux
de blé pour la perception de l'impôt. Tombe de progrès de la médecine, ont eu lieu manifes¬
Menna, fonctionnaire du cadastre sous la
tement dans la première moitié du troisième
XVIIIe dynastie (v. 1550-1307 avant J.-C). millénaire avant notre ère. Dans les siècles
Relief d'un temple figurant, à droite, Ly EGYPTE antique a laissé d'im¬ analyse linéaire. Les mêmes processus ou
Thoutmosis III (v. 1479-1425 avant J.-C.) coiffé menses temples et de vastes monu¬ phénomènes peuvent être approchés par plu¬
de la couronne rouge de Basse-Egypte. ments funéraires. Ces construc¬ sieurs images, par plusieurs récits sacrés. Le
A gauche, le dieu Amon, créateur du monde et
tions et la profusion d'hiéroglyphes qu'on y ciel impénétrable est un océan, un toit, une
protecteur des vivants, tenant YAnkh, le
voit étonnent, leur utilité et leur signification vache, un corps féminin. Toute image ancrée
symbole de vie, et portant le mortier surmonté
de deux plumes qui est l'un de ses principaux ne sont pas évidentes pour un esprit d'au¬ dans la tradition reste pertinente, en dépit de
attributs. jourd'hui : les Grecs, déjà, considéraient les ce qui nous semble contradictoire, et permet
pyramides de Gizeh comme une absurde et de traiter, de gérer le divin. Cette « diversité
oppressive manifestation d'orgueil royal. dans les approches » s'exprime souvent à
Pareils monuments gardent leur majesté et travers un mode de penser dualiste, une tota¬
perdent de leur gigantisme inquiétant, si l'on lité se réduisant à l'opposition et l'union de
y reconnaît le fruit des conceptions que les deux modalités : la monarchie est double¬
Egyptiens avaient formées de leur univers et ment double, terre noire et désert, haute et
des réponses que ces conceptions appor¬ basse Egypte. En outre, le langage, l'écriture
taient aux problèmes de leur propre société, et l'image sont autre chose que des symboles
selon des façons de penser et d'agir qui nous conventionnels. Entre ce qu'on nomme et
sont aujourd'hui proches et lointaines. dessine et l'objet, il y a sympathie. Ainsi les
Le surhumain n'est pas réductible par une mots créent les choses d'où la place du
PAGES EN COULEUR
Page de droite
La tombe de Sennefer, maire de Thèbes et
intendant des jardins d'Amon sous
Amenophis II (v. 1427-1401 avant J.-C), est
l'une des plus richement décorées de la nécropole
des notables thébains dans la région de l'actuel
Cheikh Abd-el-Gourna. Elle est aussi appelée
« Tombe des vignes » à cause des pampres qui
ornent son plafond. Sennefer y est représenté
sur les piliers, parfois en compagnie de l'une de
ses trois épouses.
Photo B. Brake © Rapho. Paris
Pages centrales
A gauche en haut : pectoral à l'effigie d'Osiris,
l'un des nombreux trésors livrés par la tombe du
jeune roi Toutankhamon (v. 1333-1323
avant J.-C), découverte en 1922 par
l'égyptologue britannique Howard Carter et
dont le contenu est conservé au Musée Egyptien
du Caire.
Reliefen granit rose à l'effigie de Nout, déesse du Peuplé de mystérieux êtres somnolents, Photo © G. Dagli Orti, Paris
ciel et protectrice des morts, qui ornait cet océan et les ténèbres emplissaient tout
l'intérieur du couvercle du sarcophage de «Je ne te quitterai pas,
l'espace jusqu'au jour où le soleil, Rê-
Ma main restera en ta main.
Psousennès Ier (1040-992 avant J.-C) à San el- Atoum, se leva, rejetant les ténèbres
Hagar (la Tanis grecque) dans le delta du Nil. Toi et moi nous nous promènerons
compactes à la périphérie. Une butte émer¬ En toutes sortes de lieux plaisants. »
Conservé au Musée du Caire, le mobilier
funéraire de Psousennès rivalise de richesse avec
gea d'où le dieu organisa le monde actuel, y (Poème extrait du Papyrus Harris datant de
celui de la tombe de Toutankhamon.
insufflant l'air, la lumière, la vie, non sans l'époque de Ramsès II).
avoir à combattre les forces du néant. Puis il A gauche en bas : détail d'une peinture de la
créa les dieux et les hommes, les animaux et tombe de Néfertari, première épouse de
les plantes. Ce ne fut que « La Première Ramsès II (v. 1290-1224 avant J.-C). (Voir
calembour dans les récits de la création et aussi photo page 22).
Fois ». Chaque soir, le soleil vieillit, chaque
Photo B Brake© Rapho, Paris
la parole contraint les choses. Ce sont là deux matin, rajeuni et purifié dans les eaux, il
principes de la pensée dite « magique ». Por¬ recrée l'univers et livre combat; chaque jour A droite en haut : tête démesurément allongée
tant les « paroles divines », le système hiéro¬ le dragon Apopi menace son périple. Une d'une princesse, réalisée dans le très particulier
glyphique, fait d'images empruntées à la na¬ révolte des hommes a fait fuir Rê vers les style amarnien. Les artistes de la cour du roi
ture et né en même temps que les arts graphi¬ cieux, mais il veille toujours au maintien de la Akhenaton (v. 1353-1335 avant J.-C.)
ques, explicite la réalité. La représentation juste règle, Maât, qu'il a instaurée et qui fait attribuaient les défauts anatomiques du
souverain, notamment son crâne ovoïde, à tout
d'un être vivant, dûment accompagnée de sa vie. Les êtres vivants sont voués à vieillir et
son entourage.
son nom, est dédoublement de cette person¬ rajeunir ici-bas, au rythme d'un perpétuel
Photo ©J Vertut, Paris
ne. Une passion quasiment maniaque du dire temps cyclique (neheh) à l'instar du soleil,
et du figurer durablement la réalité pour la jusqu'au jour où, touchés par la mort, ils A droite en bas : le bateau, dont on trouve de
« réassurer » par une haute magie caractérise entreront dans l'éternité statique (djet) nombreuses représentations en bois dans les
la culture pharaonique et explique ses mer¬ comme Osiris. Quand Atoum retournera à tombes, était le moyen de transport privilégié en
veilleuses performances monumentales et Egypte. Celui-ci date du Moyen Empire
son inertie première il n'y aura plus ni espace
(v. 2040-1640 avant J.-C.) : il est équipé à
épigraphiques. ni temps.
l'arrière de deux grandes rames faisant office de
L'horizon des Egyptiens embrasse Diversité des approches et prétentions lo¬ gouvernail. Les vents dominants dans la vallée
l'étroite « terre noire » (kernet, ce qui donne¬ cales obligent, plusieurs mythes, plusieurs du Nil étant des vents du nord, on remontait le
ra Kêmi, nom copte de l'Egypte), autrement doctrines racontent à leur manière l' fleuve à la voile mais on le descendait à la rame.
dit la plate vallée alluviale du Nil, et la « terre du démiurge unique. Selon la doctrine pré¬ Photo©G Dagli Orti, Pans
tour, sec et montueux. Le Noir est l'espace Rê-Atoum qui a mis les choses en place,
cultivé, humanisé, familier. Le Rouge est mais, selon les prêtres de Memphis, c'est Lectures
terrible, étrange, et cela de deux manières. Ptah, la terre, qui est apparue la première,
De rares populations arriérées et agressives puis a élevé le ciel et suscité le soleil. Les Textes sacrés et textes profanes de l'ancienne
Egypte, traduction et commentaires par Claire
le hantent et les invasions, venues de plus ou savants disent que Dieu a conçu l'univers en Lalouette, préface de Pierre Grimai. Collection
moins loin, déboucheront de ses pistes (l'hié¬ son c (c'est-à-dire dans son esprit) et l'a Unesco d'oeuvres représentatives, série Egypte an-'
roglyphe figurant le gehel note l'idée réalisé par sa bouche (c'est-à-dire son verbe cienne, Ed. Gallimard 1984.
d'« étranger »). Mais le désert confine aussi, créateur). L'Egypte ancienne, par Arne Eggebrecht. Ed.
là-bas, avec les horizons où le soleil naît et La pensée pharaonique pose la dualité Bordas, Paris 1986.
meurt; ses roches immuables, ses sables purs sexuelle comme inhérente à l' de vie, Les bâtisseurs de Karnak, par J.-C. Golvin et J.-C.
sont accueillants aux morts et cachent des Goyon. Ed. Presses du CNRS 1987.
bien avant que les hymnes du Nouvel
renaissances. Une masse liquide infinie en¬ Empire ne chantent en Dieu « le père et la La femme au temps des pharaons, par Christiane
Desroches-Noblecourt. Ed. Stock/Laurence
globe l'univers solide. Les mers en sont les mère ». Deux mythes, celui du Kamoutef'et
Pernoud, Paris 1987.
proches affleurements. Cette eau constitue la celui de 1'« de Rê » situent la dimension
voûte céleste où croisent les astres. Elle ali¬
A la recherche de l'Egypte oubliée, par Jean
féminine. Tout dieu majeur est flanqué d'une Vercoutter. Ed. Découvertes Gallimard, Paris 1986.
mente le fleuve souterrain où le soleil navi¬ compagne qui est à la fois sa fille, son épouse
La découverte des trésors de Tanis, par Georges
gue d'ouest en est durant la nuit et il en et sa mère. Il est mis au monde par cette Goyon. Ed. Persea, Paris 1986.
monte chaque année un flux nouveau : la déesse et il la féconde, étant son propre fils et L'art égyptien, Ecole du Louvre. Ed. Desclée de
mm crue du Nil. le « Taureau de Sa Mère » (Kamoutef). Brouwer 1973.
KHOamH
m>m
*"V »
SfffçrÎMri^r»'« **£ 1- 1 «
ÎMP^MWW^W^
<J
ii' I
\',ti ;
D'autre part, cette compagne est aussi son roi d'Egypte. Ce roi représente le divin et, té. Sa tombe, les cérémonies de son enterre¬
source des flammes et de la lumière, qui dogmatiquement, il est le seul acteur dans les ment, traduisent cette différence d'avec les
s'est éloigné de lui en colère et qu'il a dû processus économiques, sociaux et politi¬ hommes : pyramides de l'Ancien et du Nou¬
pacifier : image de l'ambivalence du sacré, ques. Incarnation d'Horus depuis les temps vel Empires avec leurs vastes temples
elle est la bonne Hathor, désir et joie, et la archaïques, fils de Rê depuis l'époque des royaux, syringes de la Vallée des Rois et
dangereuse Sekhmet, agent léonin des cala¬ grandes pyramides, le « dieu parfait » rem¬ « Châteaux de Millions d'Années » du
mités et cobra qui est la force de frappe plit le rôle des dieux dont il est l'image, Nouvel Empire. Une des rares conquêtes
contre les ennemis et les pécheurs. l'héritier et le serviteur. Il unit en lui Horus sociales des sujets au long de l'histoire égyp¬
Deux couples divins issus du démiurge et Seth. Son avènement est celui d'Horus et tienne sera la « démocratisation des privi¬
représentent la mise en place de l'univers en même temps une nouvelle apparition du lèges funéraires » qui s'instaure au profit des
physique : air, lumière-feu, terre et ciel. La soleil, le début d'une ère nouvelle. Il main¬ mortels ordinaires à chacune des Périodes
génération suivante, proche de la condition tient Maât parmi les hommes et assure la intermédiaires, quand le pouvoir central
humaine, affronte ses drames : la question sécurité en repoussant les barbares et en faiblit. Mais chaque Empire qui restaure
du pouvoir et de la mort. Osiris tué par Seth imposant l'ordre égyptien hors de la vallée l'unité monarchique invente de nouvelles
trouve une nouvelle vie par les soins d'Isis et du Nil. Lui seul est dépositaire de la force différenciations.
de Nephthys, et gagne la souveraineté sur la surnaturelle qui assure la victoire et de la Assurément, l'Egypte ancienne n'a conçu
mort et les morts. Son fils posthume Horus sagesse politique. Il décrète seul et nomme à ni pratiqué la démocratie. Elle a poussé à
reconquiert la royauté terrestre sur son oncle tous les emplois. Initié et lettré, il entretient l'extrême, intégrée dans sa cosmologie, la
Seth. Celui-ci, le perturbateur qui ne devien¬ la vie des divinités par les arts et par les rites. délégation du pouvoir transcendé à un chef.
dra un Satan absolu que dans la religion des Les bases doctrinales de la légitimité des Peu porté à l'abstraction, l'Egyptien « pré¬
époques récentes, est une figure ambiguë. Sa rois se trouvent, non dans l'hérédité, mais philosophique » n'eut pas de mot pour
violence divine est incontournable et fait dans une immédiate prédestination, un choix « Etat », ni pour « Nation », mais il investit
déboucher la vie sur l'éternité et elle aide Rê de Dieu, ce qu'illustre la fiction de sa pro¬ la personne du roi solaire de tous les attributs
et le pharaon contre l'étranger et le dragon création par le dieu lui-même (mythe de la de l'Etat. Les vocables divers qui désignent le
du néant. D'où des légendes contradictoi¬ théogamie). Du moment où il a pris les roi ne s'appliquent pas aux souverains étran¬
res : le pouvoir partagé entre Horus maître couronnes et fixé le cobra sur son front, le gers, et, eh parlant de Pharaon, l'homme
du Noir et Seth maître du Rouge; ou Seth roi nouvel Horus est entré parmi les dieux. C'est antique intériorise son sentiment national,
du Sud et Horus roi du Nord, indissoluble¬ en être surhumain qu'il passera dans l'éterni même si les conteurs savent bien que ce dieu
ment confédérés; ou encore, le plus souvent,
Horus expulsant Seth et régnant seul sur le
monde organisé.
Ces enchevêtrements d'images et d'idées
servent de support à une théologie politique
qui a marqué si fortement l'histoire et la
culture égyptiennes que les historiens quali-
, fient légitimement celles-ci de « pharaoni¬
ques », le mot pharaon, à nous transmis par
la Bible, étant une désignation spécifique du
Page de gauche
Sur cette peinture murale de la tombe de
Néfertari, l'une des plus belles de la Vallée des
Reines, on voit à gauche le dieu Khépri,
incarnation du soleil levant; son emblème, un
scarabée, lui tient lieu de tête. A droite, la déesse
de l'Occident, Hathor, et Rê-Horakhti ou
« Horus de l'horizon », la forme diurne du dieu
du soleil, représenté par un homme à la tête de
faucon surmontée d'un disque solaire.
Photo ©E.Thiem, Lotus I ilm, Kauibcurcn
Sur cette peinture de la tombe de Sennedjem, nit par le nom de ses géniteurs immédiats et
haut fonctionnaire sous Séthi rr(v. 1306-1290 par son titre dans l'appareil administratif. La
avant J.-C), le défunt et son épouse Iyneferti capacité juridique de la femme est égale à
sont représentés en adoration devant un groupe celle de l'homme, encore que le foyer soit
de divinités (voir aussi photo de gauche, page 6). patrilocal et l'activité des épouses tournée
vers leur rôle, honoré, de « maîtresse de
maison ». L'aspiration à un bonheur casanier
s'exprime joliment dans les images des tom¬
beaux et dans la littérature. Les enfants sont
village.
Maât prescrit d'assister les démunis, et,
dès le IIIe millénaire, les Sagesses disent la
charité et l'aumône en des formules qui pré¬
figurent nos religions abrahamiques. Ces
Sagesses de fonctionnaires, paternalistes et
formalistes au demeurant, prêchent la bonne
tenue, la réserve, l'absence de gesticulation,
toute une discipline qu'on retrouve, typique,
dans le dessin et la statuaire pharaoniques.
La médiation royale omniprésente est loin
d'exclure les relations directes de l'individu
détenteurs d'un Empire universel : les protection. du dieu et fait bénéficier indirectement- de
Perses Cambyse et Darius, Alexandre le Avec le temps, une certaine logique orga¬ 1'« offrande que lui donne le Roi », laquelle
Grand, Auguste le Romain. nise cet innombrable panthéon par des hié¬ permet au dieu de vous dispenser la prospéri¬
Cette société unanimiste et dont les rarchisations et des identifications. Ainsi té, la longévité et la promesse d'une bonne
poèmes sacrés chantèrent l'unité de la créa¬ tout dieu principal d'une province est une sépulture.
tion et le mystère du créateur fut en même manifestation du soleil : on dit Amon-Rê, Car il est un champ où la conception
temps radicalement polythéiste et obstiné¬ Montou-Rê, Sobek-Rê. Finalement, toutes pharaonique accorde à l'homme la possibi¬
ment idolâtre. La nation égyptienne prend les divinités deviennent, théoriquement, des lité d'affirmer son ego, en usant de toutes les
en compte toutes les divinités que révèlent formes ou des enfants d'un lointain Dieu magies de l'art, de l'écriture et du rite pour
les immémoriales traditions des divers ter¬ unique, tandis que leurs personnalités of¬ assurer la pérennité de sa dépouille momi¬
roirs. Les noms, les légendes, les attributs frent aux rituels d'Etat et aux dévotions lo¬ fiée, de son nom, de son âme mobile (bai) et
majeurs, les représentations consacrées de cales un médium pour approcher la Divinité de son énergie individuelle (ka). Une vie
chacune la rendent « unique en son genre ». là où elle est et comme elle se manifeste. Le éternelle leur est offerte, vie vraiment royale
24
Chaque « dieu de ville » est cher aux habi coup d'Etat éclairé du célèbre Akhenaton, puisque chacun se transforme en Osiris, vie
^WaöBBSS^SSsB
o
w** JEAN YOYOTTE, de France, est un spécialiste de
l'histoire de l'Egypte à la Basse Epoque pharaoni¬
que, et a étudié la géographie historique et reli¬
A ! 1
gieuse de l'Egypte ancienne à partir des sources
écrites et des données archéologiques. Chargé
d'études à l'Ecole pratique des hautes études à
Q
d
h. f k.ô< Paris, il a dirigé la mission française des fouilles de
Tanis jusqu'en 1985. Il a publié, entre autres, Le
e trésor des pharaons (1968) et, en collaboration
avec P. Vernus, un Dictionnaire des pharaons 25
(1988).
La vie au pays A parcourir les rives du Nil, jalonnées
des prestigieux vestiges de l'antique
pays d'Egypte, le visiteur le moins
averti est très vite pénétré par les traits essen¬
ë ^f
% "A ^
- .
Sur cette peinture murale de la tombe du vizir réelles) et les fécondait régulièrement pour semblent pas avoir suivi l'enseignement
Rekhmiré (XVIIIe dynastie v. 1550-1307 un nouveau cycle de vie. d'une école filles encore moins générale¬
avant J.-C) à Thèbes, le défunt navigue dans un
Cette régularité du flot providentiel créa, ment que< garçons : certaines recevaient
esquif en papyrus tiré par des haleurs sur une
depuis l'aube des temps, un calendrier de pourtant une instruction assez poussée, car
pièce d'eau entourée de rangées de sycomores et
de palmiers-dattiers, au centre d'un jardin clos.
trois saisons de quatre mois : elle règne aussi, elles pouvaient exercer divers métiers dans
naturellement, sur le début de chacune de ces l'administration, le commerce et même les
La nature est abondamment représentée dans
l'art égyptien sous le Nouvel Empire, où les périodes qui, chacune, symbolisait un « re¬ professions relevant des disciplines scientifi¬
artistes jouissaient de plus de liberté dans le commencement ». Ces perpétuels renouvel¬ ques; par exemple la première femme méde¬
choix des sujets, notamment pour décorer les lements ont pénétré l'Egyptien infiniment cin connue de l'humanité « pratiquait », dès
tombeaux des particuliers. sensible à son environnement d'une certi¬ le temps des pyramides : c'était la Dame
tude en un éternel retour dont rien ne doit Péséchèt qui vivait à Memphis au troisième
troubler l'accomplissement. millénaire avant notre ère.
Hommes et femmes vivaient à l'image des L'Egyptien, très patriote, n'était nulle¬
couples divins des « temps primordiaux », ment xénophobe. On retrouve, dans ce do¬
pain et le vin de l'offrande osirienne; appari¬ connaissant dans leur diversité propre une maine encore, un des traits fondamentaux de
tion du petit veau évoquant la renaissance parfaite égalité. La capacité juridique de son caractère. Très tôt des prisonniers ont été
solaire. l'Egyptienne, à l'encontre du statut de bien faits au cours des conflits engendrés par la
Ainsi peut-on à travers ce panorama des femmes de l'Antiquité classique, était nécessité de préserver les frontières, car
animé et coloré, utilisé à d'autres fins re¬ totale. Elle pouvait, même mariée, gérer sa l'homme de la Terre Noire (Kemi qui est à
trouver néanmoins dans ses grandes lignes le propre fortune, partager une partie de celle l'origine du mot Chimie) est foncièrement
cadre journalier dans lequel se mouvait « le de son époux, tester librement ou deshériter pacifique et, pour lui, « la guerre est un jour
Bétail de Dieu »,pour emprunter les termes qui elle voulait parmi ses enfants si son de malheur ». Les détenus, traités avec hu¬
employés par les vieux Egyptiens. comportement avait été taxé d'ingratitude. manité, souvent confiés aux soldats ou offi¬
Ce cadre est un paysage presque totale¬ Après son union, elle devenait la Maîtresse ciers qui les avaient capturés, pouvaient être
ment agraire régi, comme on le sait, par « le de Maison, conseillait son conjoint et gou¬ affranchis et parfois mariés dans la famille de
plus grand et le plus intelligent calendrier du vernait le foyer à la prospérité duquel elle leurs anciens conquérants. Ils gardaient,
monde » disait Jules César, qui l'adopta et contribuait grandement. Choyée par son quoi qu'il en soit, la liberté de vénérer les
l'imposa dans le monde romain. Il s'agit, on mari, respectée par ses enfants qu'elle sou¬ dieux de leur contrée d'origine.
l'a compris, du Nil et de son inondation, haitait nombreux, sa joie était de se sentir le Le mariage, comme c'était encore le cas
laquelle, au bout de trois cent soixante cinq pivot de la maison et du cercle familial. Fils à quelques variantes près sur les bords
jours un quart, revenait ainsi, chaque année, comme filles partageaient équitablement du Nil au début de notre siècle, n'était ni
recouvrir les terres assoiffées d'Egypte (ne l'attention de leurs parents. validé par une cérémonie religieuse, ni enre¬ 27
connaissant ni autre cours d'eau, ni pluies A vrai dire tous les petits Egyptiens ne gistré devant une instance administrative.
seul, 1 agrément contracte devant témoins
par l'homme et la femme qui désiraient créer
une famille, élevait cet événement à la hau¬
teur d'un exceptionel engagement moral.
L'union pouvait cependant être assortie de
l'établissement d'un contrat reconnaissant
terrain, de trois groupes de pièces corres¬ demeure principale, par les cuisines, la bou¬ rurale.
pondant aux besoins de la vie journalière. Un langerie, les silos à grains, la boucherie, di¬ Au sous-sol étaient aménagés l'atelier de
grand vestibule d'accueil donnait accès à la vers ateliers, dont la brasserie et aussi les tissage et sans doute aussi la cave pour tenir
salle centrale au plafond surélevé et soutenu ateliers de tissage, constituant la grande spé¬
par une ou quatre colonnes. Les fenêtres, à la cialité des femmes de la maison pour toutes
partie supérieure, étaient petites et munies de les classes de la société. En revanche, la Le sarcophage de l'épouse royale Kaouit, dans
barreaux. Les réceptions et les festivités domesticité, en général masculine, était prin¬ l'enceinte funéraire de Mentouhotep (v. 2061-
chères aux Egyptiens s'y tenaient, et des cipalement affectée aux cuisines, fabrication 201 0 avant J.-C.) à Deir-el-Bahari, est orné de
pièces latérales permettaient aux maîtres de de la pâte à pain et celle de la bière mises à bas-reliefs évoquant la vie quotidienne de la
les affecter à des réserves ou à des bureaux princesse défunte et la perpétuant dans l'au-
part. Les écuries abritaient les ânes puis,
delà. A droite, la princesse est assise sur un
afin d'y loger des secrétaires ou même des dès le Nouvel Empire, des chevaux fauteuil à haut dossier, un miroir à la main,
intendantes. On y trouvait, aussi, l'escalier récemment introduits en Egypte qui pendant que sa suivante arrange les boucles de
conduisant à une longue loggia aménagée sur n'étaient guère utilisés que pour tirer des sa perruque; elle porte à ses lèvres la coupe de lait
toute l'étendue du vestibule d'accueil. chars légers, également importés du Proche- que lui tend un intendant. A gauche, la vache
La troisième partie de la maison était Orient. dont on a tiré le lait, son veau attaché à sa patte.
28
^feríí
1 1
b
©
A gauche, portrait d'entants sur une paroi de la au frais les aliments et boissons en réserve (le de Vie » également sise dans l'aire d'un tem¬
tombe de Ramosé, vizir et gouverneur de vin, en particulier). Sur la terrasse on trouvait ple, qui dispensait l'enseignement des grands
Thèbes sous Aménophis III et IV (v. 1391-1335 les cuisines et les silos à grains. maîtres d'architecture, de sciences (médeci¬
avant J.-C). D'un modelé délicat et d'une
Les enfants se rendaient à l'école du ne, pharmacie, chimie, astronomie, géomé¬
grande finesse dans le détail, ces reliefs de
Temple, qu'ils soient fils de nobles ou trie), de Lettres et aussi d'une certaine philo¬
calcaire sont caractéristiques du style de la
XVIIIe dynastie, avant l'époque amarnienne. d'humbles origines, puisque les inscriptions sophie ou pratique de la Sagesse. Ces ensei¬
Ci-dessus, procession apportant le mobilier nous apprennent qu'un modeste garçon avait gnements étaient doublés par des exercices et
funéraire de la tombe. pu * arriver jusqu'aux pieds de Pharaon des travaux pratiques en laboratoire.
grâce à son écritoire » . La mère venait chaque Les congés libéraient la population entière
jour apporter en aliments le salaire du pour le déroulement des grandes fêtes sai¬
Maître; ceux des écoliers qui présentaient des sonnières qui scandaient l'année, et au cours
dispositions pour l'étude séjournaient ainsi desquelles les défilés, les représentations
plusieurs années dans l'enceinte du Temple. théâtrales, les réjouissances entouraient l'ap¬
Connaissance des nombreux signes hiéro¬ parition, en public et hors des sanctuaires, du
glyphiques, apprentissage de la langue écrite symbole divin véhiculé dans des nefs sacrées.
et des Belles Lettres, arithmétique, géomé¬ Les plus importantes de ces cérémonies
trie, géographie figuraient au programme étaient naturellement célébrées au jour de
du cycle secondaire qui débouchait sur l'An et dans les semaines suivant l'inonda¬
l'obtention du titre de « Scribe qui a reçu tion, qui recouvrait toute l'Egypte agricole
V Ecritoire ». et libérait les habitants des travaux des
Dans le tombeau du fonctionnaire du cadastre Alors le postulant était pris en charge par champs; cela leur permettait, parallèlement
thébain Menna (XVIIIe dynastie), toutes les les diverses administrations. Ou encore, par¬ aux corvées de travaux publics, de circuler
phases du travail des champs sont illustrées : ici, ticulièrement doué, il allait continuer des d'une agglomération à l'autre, de retrouver
le dépiquage du blé. études dites supérieures dans une * Maison parents et amis et, tout en communiant avec
eux de fêter et de rendre grâce, aux ancêtres
vénérés et au Créateur, de ce divin et provi¬
dentiel phénomène qui leur était échu pour la
continuité de la vie.
CHRISTIANE DESROCHES-NOBLE¬
COURT, est Inspecteur général et Conservateur
en chefhonoraire des Musées de France, professeur
honoraire d'archéologie égyptienne à l'Ecole du
Louvre et Médaille d'or du Centre national de la
Recherche scientifique (CNRS). Ancien conseiller
de l'Unesco près du Centre de documentation et
d'étude sur l'ancienne Egypte au Caire, qu'elle a
contribué à créer, elle a participé dès le début à la
Campagne internationale pour la sauvegarde des-
sites et monuments de Nubie. Membre fondateur
du Centre franco-égyptien de Karnak, elle dirige
actuellement la rénovation de la Vallée des Reines,
à Louxor. Elle a publié de nombreux articles et
ouvrages, dont Toutankhamon, vie et mort d'un
pharaon (1963), Le petit temple d'Abou Simbel
(1968), et, plus récemment, La femme au temps des 29
pharaons (1987).
L'Egypte et le monde
méditerranéen PAR GABALLA ALI GABALLA
La découverte de la Mensa Isiaca joua à cet d'une veine différente, vont dans le même Ci-dessus, La grandepyramide, gravure du
égard un rôle décisif. Cet objet égyptisant de sens. Puisant essentiellement dans l'art égyp¬ peintre et dessinateur français Louis-François
la période romaine, ressemblant au plateau tien tardif et l'art romain égyptisant, ces Cassas (1756-1827). Cette composition
imaginaire associe une pyramide de l'Ancien
d'une table (mensa en italien) et dont le décor dessins traduisent la volonté de créer un style
Empire et un temple d'un style bien plus tardif,
évoque le culte d'Isis, d'où son nom, est fait propre, au lieu de reproduire de simples
desservi par une allée bordée de sphinx qui ne
de bronze et d'argent; il est orné de figures de motifs égyptiens. Piranèse fut en fait l'un des
sont guère plus égyptiens que le paysage
divinités et de symboles égyptiens, ainsi que premiers à savoir apprécier l'art égyptien montagneux qui leur sert de toile de fond.
d'hiéroglyphes en partie indéchiffrables. A pour sa beauté décorative et non pour sa A droite, la pyramide de verre, conçue par
l'instar de la sculpture égypto-classique du majesté ou son mystère. L'Europe s'intéres¬ l'architecte américain I.M. Pei, qui marque
2e siècle de notre ère représentant le favori de sait donc déjà à l'Egypte ancienne quand la l'entrée principale du musée du Louvre, à Paris.
l'empereur Hadrien, Antinous, que l'on dé¬ campagne de Bonaparte en Egypte (1798-
couvrit à Tivoli en 1740, la Mensa Isiaca 1801) suscita la première et la plus ample des
devint une source d'inspiration égyptisante renaissances égyptiennes, éveillant une cu¬
dans l'art de la Renaissance. Citées comme riosité qui ne s'est jamais démentie depuis.
références artistiques exemplaires, ces di¬ Avec cette campagne commence égale¬
verses suvres égyptiennes et égyptisantes de ment la redécouverte archéologique de
l'époque romaine continuèrent à jouer un l'Egypte : dorénavant, les savants seront en
rôle dans les études égyptiennes comme dans mesure de reconstituer avec de plus en plus
l'art égyptisant, et ce malgré l'intérêt accru d'exactitude l'histoire et la civilisation égyp¬
pour l'Egypte et la connaissance directe du tiennes et de mieux comprendre le chemine¬
pays au 17e et surtout au 18e siècle. Toute¬ ment de l'art égyptien à ses différentes épo¬
fois, d'autres facteurs non scientifiques ex¬ ques. Du coup, le style d'inspiration égyp¬
pliquent également l'intérêt particulier tienne dans la littérature, l'art, l'architecture
qu'on a porté à l'Egypte ancienne et son ou le décor de théâtre se fit plus précis.
influence accrue sur l'art occidental : la Certes, ces changements ne survinrent pas
franc-maçonnerie, alors en plein essor, le tout de suite, comme l'atteste la figure de la
goût du Sublime (le pouvoir de l'art et de fontaine à l'égyptienne (1808) qu'on peut
l'architecture d'ébranler la sensibilité, en voir rue de Sèvres à Paris et qui a pour
provoquant, par exemple, la stupéfaction ou modèle la statue d'Antinous découverte
tamment les cigarettes et les produits de vue plus justes de l'Egypte et de son art, mais
beauté, ont eu aussi une grande influence. le pays des pharaons à propos duquel
Effet et cause de l'intérêt pour l'Egypte Hérodote, l'historien grec ancien, disait
ancienne, Hollywood et consorts ont, dès le « On trouvera ici, plus que nulle part au
début, exploité les thèmes égyptiens avec une monde, des monuments qui défient toute
exactitude historique ou artistique très varia¬ description » continuera d'être une
ble, pour toucher un plus vaste public. source d'émerveillement et de rêves n'ayant
Autres influences déterminantes sur la per¬ qu'un rapport lointain avec la réalité.
ception populaire de l'Egypte ancienne, cor¬
recte ou erronée : la télévision, les bandes
dessinées américaines (qui n'intéressent pas
que les enfants) et les « BD » françaises, d'un
style plus recherché. Dans beaucoup de RICHARD FAZZINI, des Etats-Unis, est conser¬
celles-ci, les dessins très précis du pays mo¬ vateur du Musée de Brooklyn pour les arts égyp¬
derne et de ses monuments anciens alternent tien, classique et de l'Antiquité moyen-orientale.
avec des images de l'Egypte ancienne d'une Egyptologue spécialisé dans l'art de l'ancienne
Egypte, il est aussi archéologue et dirige les fouilles
invention non moins saisissante.
du Musée dans l'enceinte du temple de la déesse 35
Les grands moyens d'information, héri Moût, à Karnak.
Des temples de Nubie à la bibliothèque d'Alexandrie
L'Unesco et le sauvetage
des trésors de l'Egypte
PAR GAMAL MOKHTAR
LA Campagne internationale pour la retenue du futur barrage, qui s'étendrait sur nouveau barrage, étaient presque entière¬
sauvegarde des sites et monuments 500 km dans la partie nubienne de la vallée ment submergés par les eaux une bonne par¬
de Nubie reste la manifestation la du Nil, à cheval sur la frontière égypto- tie de l'année. La construction du nouveau
plus spectaculaire de l'intérêt que porte soudanaise. barrage (en aval de ces temples, qu'il n'affec¬
l'Unesco aux vestiges de l'Egypte ancienne Ainsi, les deux temples d'Abou Simbel, à terait donc pas directement) aurait néan¬
et son succès est un exemple particulière¬ 270 km au sud d'Assouan, se trouvaient me¬ moins pour effet de faire baisser le niveau des
ment éloquent de solidarité et de coopéra¬ nacés. En effet, leur base se situait respective¬ eaux de l'ancien réservoir, qui fluctueraient
tion internationales dans le domaine culturel ment à 124 et 122 m au-dessus du niveau de quotidiennement entre 102 et 110 m en
la mer, c'est-à-dire juste au niveau des eaux fonction des besoins en électricité. Les
pour la préservation du patrimoine
commun. du réservoir de l'ancien barrage d'Assouan temples ne seraient plus inondés que partiel¬
La décision prise par le gouvernement (construit au début du siècle) qui ne dépas¬ lement, mais le mouvement des eaux risquait
égyptien en 1954, après mûre réflexion, de saient jamais 121 m. Mais avec la construc¬ d'avoir sur la structure des temples des effets
construire au sud de la ville d'Assouan un tion du nouveau barrage, le niveau des eaux bien plus dommageables que leur immersion
gigantesque barrage destiné à transformer et s'élèverait jusqu'à 182 m, soit 62 m de plus totale et permanente.
moderniser l'économie du pays posait à que le niveau maximum antérieur; les Les gouvernements de l'Egypte et du
l'Egypte comme au Soudan un problème temples risquaient donc d'être engloutis. Soudan se trouvaient donc confrontés à de
culturel majeur : des dizaines d'édifices et de Pour prendre un second exemple, les graves responsabilités envers la vieille terre
sites archéologiques risquaient d'être en¬ temples de Philae, situés à 104 m au-dessus nubienne, si étroitement associée à l'histoire
gloutis par les eaux' de l'immense lac de du niveau de la mer entre l'ancien et le de l'Egypte depuis les temps pharaoniques et
monde entier les appuis financiers, ainsi que 70 missions archéologiques venuesde les deux temples et de les remonter in situ sur
les techniciens et les spécialistes nécessaires à 25 pays ont ainsi exploré toutes les régions des socles artificiels exhaussés de 64 m. Les
cette entreprise. Quelques mois plus tard, le de la Nubie vouées à l'inondation, en Egypte temples ainsi restaurés furent inaugurés
gouvernement soudanais intervenait à son comme au Soudan. en 1967.
tour dans le même sens auprès de l'Unesco. 3. la sauvegarde des temples nubiens Les temples de Philae. Après soumission
L'Unesco réagit à ces démarches en lan¬ d'Egypte et du Soudan, y compris : de plusieurs projets, l'exécution de celui qui
çant un double appel. Le premier, d'ordre Les deux temples taillés dans le roc à fut finalement retenu fut confiée à un
général, fut adressé le 8 mars 1960. Le se¬ Abou Simbel. Après examen de nombreuses consortium italo-égyptien. Il fallut démon¬
cond, lancé le 5 novembre 1968, concernait propositions et des études de terrain appro¬ ter entièrement les temples et les remonter
plus spécifiquement le sauvetage des temples fondies, on décida finalement de démonter sur un site préalablement nivelé et aménagé
dans l'île voisine d'Agilkia. L'achèvement de
ce projet et le succès de la Campagne furent
célébrés avec solennité en 1980.
des millénaires dans un environnement hos¬ Amélioration des musées, notamment du ce grand carrefour des influences continen¬
Musée des antiquités pharaoniques du Caire. tales et méditerranéennes.
tile et désertique, ces monuments sont deve¬
nus aujourd'hui l'exemple même de ce que Aménagement de plusieurs sites archéolo¬ Aide au projet de reconstitution de la cé¬
peuvent la science et la technologie mo¬ giques célèbres comme les pyramides de lèbre Bibliothèque d'Alexandrie*, cette
dernes pour préserver les richesses de notre Gizeh, Louxor et divers monuments islami¬ somme de la pensée philosophique et scienti¬
passé. ques du Caire. fique du monde hellénique à l'époque où
Inscription de plusieurs sites égyptiens sur Alexandrie était un centre culturel et scienti¬
La Campagne pour la sauvegarde des sites
et monuments de Nubie marque une date la Liste du patrimoine mondial. fique au rayonnement mondial. L'Unesco a
importante dans l'histoire de l'Unesco, car Aide à la publication des manuscrits coptes lancé un appel de contributions pour la
de Nag'Hammad, dits « Codex gnostiques ». construction des bâtiments et la fourniture
elle a amené l'Organisation à se lancer dans la
plus ambitieuse opération scientifique et Le lancement en 1982 d'une Campagne de l'équipement de base, et a offert de parti¬
culturelle jamais entreprise. L'incontestable internationale pour la création du Musée de ciper à l'exécution de ce projet, dont l'achè¬
succès de cette campagne est le fruit d'une la Nubie à Assouan et du Musée national de vement est prévu pour la fin du siècle.
collaboration intense de toutes les parties la civilisation égyptienne au Caire, avec l'oc¬
* La renaissance de la Bibliothèque d'Alexandrie fera
concernées pendant plus de vingt ans. La troi de toute l'aide financière, technique et
l'objet d'un article dans le numéro de novembre du
réussite finale témoigne de la volonté du documentaire nécessaire pour la mener à Courrier de ¡'Unesco. (N.D.L.R.)
Soudan et de l'Egypte de préserver leur pa¬ bien. Le Musée national a pour mission de
trimoine, de la générosité des Etats membres présenter les civilisations qui se sont succédé
et de l'enthousiasme et de la compétence de en Egypte de la préhistoire à nos jours.
GAMAL MOKHTAR, archéologue égyptien, est
tous ceux qui ont participé aux opérations de Quant au Musée de la Nubie, il permettra de
l'ancien directeur du Service des Antiquités de son
sauvegarde, en particulier les architectes, ar¬ découvrir tous les aspects géologique,
pays. Il a écrit divers ouvrages sur l'histoire de
chéologues, ingénieurs et spécialistes ras¬ géographique, ethnologique et historique
l'Egypte et a dirigé la publication ¿'Afrique an¬
semblés sous l'égide de l'Unesco. de la région, ainsi que ses richesses artisti¬ cienne (1981), le Volume II de /'Histoire générale
Mais l'Unesco a également contribué à la ques et archéologiques. Il abritera également de l'Afrique publiée par l'Unesco. Il a apporté une
38 mise en valeur du patrimoine de l'ancienne un Centre de recherche qui étudiera l'his¬ aide précieuse à la préparation du présent numéro
Egypte par d'autres initiatives : toire de la Nubie et les liens avec l'Afrique de du Courrier de l'Unesco.
le Courrier
Unejenètre ouverte sur le monde
Bureau de la Rédaction :
Unesco, 7, place de Fontenoy, 75700, Paris, France.
Rédaction au Siège :
Secrétaire de rédaction : Gillian Whitcomb
Vente et distribution :
Unesco, 7, place de Fontenoy, 75700 Paris.
Belgique :Jcan de Lannoy, 202, avenue du Roi,
Bruxelles 1060.
Abonnement :
1 an : 90 francs français.
2 ans (uniquement en France) : 160 francs.
Reliure pour une année : 62 francs.
Microfiches ( 1 an) : 85 francs.
Paiement par chèque bancaire, mandat ou CCP 3
volets à l'ordre de l'Unesco.
ISSN 0304-3118
c^a»-