Vous êtes sur la page 1sur 18

POUR UNE HISTOIRE DE LA DIPLOMATIE ÉCONOMIQUE DE LA FRANCE

Laurence Badel

Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2006/2 no 90 | pages 169 à 185


ISSN 0294-1759
ISBN 2724630319
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2006-2-page-169.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.


© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


M EP_Revue90.fm Page 169 V endredi,14.avril2006 7:53 07

Enjeux

Pour une histoire de la diplomatie


économique de la France
Laurence Badel

Les historiens français ont laissé, depuis une publicité donné aux voyages présidentiels avec
quinzaine d’années, le terrain de l’étude de la leur escorte d’hommes d’affaires semble traduire
diplomatie économique aux juristes, aux cette volonté des pouvoirs publics d’affirmer la
politologues et aux économistes. Pourtant, présence de la France dans le monde, tout comme
la longue durée, ici celle du 20e siècle, aide à la vigilance avec laquelle ils suivent les processus
mieux comprendre un aspect central de la de nomination de hauts fonctionnaires nationaux
politique étrangère française. Ce regard his- à la tête des organismes internationaux.
torien est d’autant plus nécessaire qu’il per- Les acteurs de cette mutation (hauts fonc-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


met d’analyser un secteur en mutation, qui tionnaires, ministres, entrepreneurs…) s’expri-
connaît trois évolutions majeures : la diversi- ment, mais ce sont principalement les écono-
fication de ses acteurs, la place grandissante mistes, les juristes et les politologues qui se
du cadre multilatéral et les changements des nourrissent de ces témoignages pour alimenter
rapports entre l’État et les entreprises. leur réflexion sur les phénomènes contempo-
rains de « mondialisation » et de « globalisa-
Associer le diplomate et le marché ne présente tion » 2. Un parcours de la bibliographie fran-
plus aujourd’hui en France le caractère incongru çaise et anglo-saxonne sur ce thème révèle que
qu’une telle liaison pouvait avoir il y a un siècle, la notion de « diplomatie économique » ren-
tant il semble que s’opposaient alors deux mondes voie essentiellement au domaine des négocia-
aux visions, aux pratiques et aux codes fort diffé- tions commerciales internationales, notam-
rents. La diplomatie économique a gagné ses let- ment aux changements engendrés par la
tres de noblesse dans les grandes enceintes inter- création de l’Organisation mondiale du com-
nationales. Il est désormais reconnu que la merce en 1995 et, de manière plus générale, au
puissance de la France et son rayonnement à développement de la diplomatie économique
l’étranger passent aussi par l’exportation de ses multilatérale à partir de 19453. La libéralisation
produits, par la diffusion internationale de ses des échanges et des mouvements de capitaux,
marchandises et de ses services, comme par sa
capacité d’influence au sein de l’Union euro-
péenne lors des négociations commerciales mul- (2) Guy Carron de la Carrière, La Diplomatie économique. Le
diplomate et le marché, Paris, Economica, 1998. Entretien avec
tilatérales. Depuis une quinzaine d’années, le dis- Dominique Perreau, directeur des Affaires économiques et
cours politique valorise la « diplomatie écono- financières au ministère des Affaires étrangères, « Les habits
neufs de la diplomatie française », Label France, 39, avril 2000 ;
mique » de la France, tel l’entretien accordé par Bruno Durieux et Patrick Messerlin, Relations commerciales
Hubert Védrine, alors ministre des Affaires France-États-Unis : l’Amérique telle qu’elle est, Paris, Éd. d’Orga-
nisation, 2003 ; Marie-Christine Kessler, La Politique étrangère
étrangères, en 1998 à La Tribune1. Le regain de
de la France. Acteurs et processus, Paris, Presses de Sciences Po,
1999, chap. 7.
(3) À titre d’exemple, cf. Peter A. G. Van Bergeijk, Economic
(1) Hubert Védrine, « La France pratique la diplomatie éco- Diplomacy. Trade and Commercial Policy : Positive and Negative
nomique sur tous les fronts », La Tribune, 27 avril 1998. Sanctions in a New World Order, Aldershot, Elgar, 1994.

VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 90, AVRIL-JUIN 2006, p. 169-185 169


M EP_Revue90.fm Page 170 V endredi,14.avril2006 7:53 07

LAURENCE BADEL

doublée d’une déréglementation, à partir des Ce faisant, elle ne s’oppose pas aux autres disci-
années 1980, constitue la toile de fond de leurs plines. Elle ne peut, en particulier, que s’accor-
réflexions 1. C’est dans ce cadre qu’ils réfléchis- der avec les politologues autour du constat
sent aux interactions nouvelles entre l’État et le avéré de longue date : celui d’une diversifica-
marché 2. Les historiens français semblent en tion des acteurs de la politique étrangère. En
retrait dans ce débat, alors qu’ils avaient contri- l’occurrence, la diplomatie économique consti-
bué à enrichir notre pensée sur ce thème il y a tue un domaine d’observation privilégié à l’ins-
une quinzaine d’années 3. tar de celui de la diplomatie culturelle 5.
L’analyse historique doit pourtant s’affirmer Si nous nous refusons à poser une définition,
de nouveau pour contribuer à la définition de la a priori, de la notion de diplomatie économique,
notion de « diplomatie économique », offrir nous exposerons une méthodologie pour
une périodisation et, à titre d’exemple, inter- l’appréhender comme le fruit d’une stratifica-
préter les réformes successives qui ont donné à tion progressive de diverses fonctions. En met-
la diplomatie économique de la France sa phy- tant au jour, sur la durée, les moments de leur
sionomie contemporaine. Mieux que d’autres, apparition, on pourra rendre compte de son
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


les historiens sont capables de relativiser certai- ambivalence fondamentale et expliquer son
nes novations prétendues et d’éclairer les oscillation entre l’État et le marché.
enjeux des débats récents. Valeurs, discours, L’identification du principal enjeu contem-
pratiques, l’étude de l’histoire de la diplomatie porain – la présence économique de la France
économique nous engage dans une mobilisa- dans le monde et sa capacité d’influence au sein
tion d’approches très diverses, culturelles, éco- des instances régionales et internationales –
nomiques, politiques pour rendre compte de permet en second lieu de dégager trois thèmes
son essor et des mutations contemporaines. de réflexion, trois enjeux proprement histori-
Forte d’une approche globale, « totale » pour ques. Le premier, qui découle d’une réflexion
reprendre l’expression de René Girault, l’his- sur les acteurs de la diplomatie économique,
toire des relations internationales semble parti- pose le problème de l’unité de l’action écono-
culièrement bien outillée pour mener une mique extérieure de la France depuis près d’un
réflexion intégrant ces multiples paramètres 4 . siècle. Le deuxième, fondé sur l’observation des
nouvelles règles du jeu international, soulève le
problème de l’articulation du mode de négocia-
(1) Marie-Christine Kessler, op. cit., p. 249-267.
(2) Cf. Susan Strange, « States, Firms and Diplomacy »,
tion bilatéral avec le mode de négociation mul-
International Affairs, 68 (1), janvier 1992 ; Brian Hocking (dir.), tilatéral. Le troisième, qui vise à définir un nou-
Foreign Ministries. Change and Adaptation, Basingstoke, Mac- vel étalon de mesure de l’évolution des relations
millan, 1999, p. 5 : « A globalizing economy changes the rela-
tions between government and business, and demands that de l’État et du marché en France, interroge la
Foreign Ministries and their diplomatic networks respond to the capacité d’adaptation et d’autonomisation des
need to enhance their country’s competitive advantage and share
of the global marketplace. » (Une économie mondialisée modi-
fie les relations entre État et entreprises privées, et exige que les
ministères des Affaires étrangères et leurs réseaux diplomatiques
répondent au besoin d’améliorer les avantages compétitifs de une histoire des relations internationales au XXe siècle. Mélanges en
leur pays et d’accroître leur part du marché mondial, traduction l’honneur de Jean-Baptiste Duroselle, Paris, Publications de la Sor-
de la rédaction) bonne, 1986, p. 29-39.
(3) Maurice Lévy-Leboyer et Jean-Claude Casanova (dir.), (5) Voir le numéro spécial, « Diplomaties et transferts cultu-
Entre l’État et le marché : l’économie française des années 1880 à nos rels au 20 e siècle », Relations internationales, 115, automne 2003 ;
jours, Paris, Gallimard, 1991. Denis Rolland (coord.), Histoires culturelles des relations interna-
(4) René Girault, « L’histoire des relations internationales tionales. Carrefour méthodologique. 20 e siècle, Paris, L’Harmattan,
peut-elle être une histoire totale ? », in Enjeux et puissances. Pour 2004.

170
M EP_Revue90.fm Page 171 V endredi,14.avril2006 7:53 07

POUR UNE HISTOIRE DE LA DIPLOMATIE ÉCONOMIQUE

entreprises dans un environnement où l’inter- donnent son identité : le pôle public et le pôle
vention publique reste forte. Nous ne livrerons privé. Pour Marie-Christine Kessler, « elle se
donc pas ici de synthèse exhaustive, mais pose- définit par la mise en œuvre, par une autorité
rons des jalons destinés à encadrer des recher- publique, d’une politique à finalité commer-
ches futures. ciale et financière, destinée à assurer la prospé-
rité économique du pays à travers les intérêts de
Fonctions régaliennes ses entreprises, de ses groupes socioprofession-
et fonctions commerciales nels, de ses citoyens 2 ». À cette analyse centrée
L’observation des mutations contemporaines de sur la mobilisation économique de l’État et de
la vie internationale a conduit les politologues à ses administrations se rattache la réflexion de
prêter une attention nouvelle au thème de la Guy Carron de la Carrière, ancien directeur-
diplomatie économique. Les uns, dans une pers- adjoint des relations économiques extérieures
pective systémique, mettent l’accent sur l’évolu- et ancien directeur du Centre français du com-
tion de l’environnement et sur les thématiques merce extérieur : « Elle est la recherche
récentes induites par la notion de diplomatie d’objectifs économiques par des moyens diplo-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


économique aux dépens de l’ancienne diploma- matiques, qu’ils s’appuient ou non sur des ins-
tie commerciale. Certains parlent même d’une truments économiques pour y parvenir 3. »
new economic diplomacy (nouvelle diplomatie éco- D’autres, tel Guillaume Devin, insistent sur
nomique) pour caractériser la pratique qui se l’émergence d’acteurs économiques privés, sur
déploie dans un environnement né de la fin de la le phénomène des entreprises transnationales
guerre froide, de l’accélération de la globalisa- et leur indépendance accrue vis-à-vis des
tion et de l’augmentation des acteurs non gou- États 4 .
vernementaux – en particulier ceux issus de la Deux approches sont ainsi dégagées, que
société civile. Pour Nicholas Bayne et Stephen Christian Chavagneux a formulées de manière
Woolcock, qui en proposent l’analyse la plus claire. La première « reste dans une logique de
récente à ce jour, la diplomatie économique se subordination de l’économique au politique 5 ».
définit non par ses instruments, mais par les pro- C’était l’approche de Pierre Renouvin. Dans
blèmes économiques qui lui donnent son con- cette perspective, « les marchés ont leur logique,
tenu 1. Ainsi, elle n’est pas « que » diplomatie mais ils ne participent pas à la définition du sys-
commerciale, mais elle inclut aussi la politique tème international qui reste maîtrisé politique-
industrielle, les mouvements ou échanges de ment par les États ». La diplomatie économique
biens, de services, les investissements, la mon- est ainsi définie comme « le moyen de négocia-
naie, etc. Fondamentalement, elle tient compte tion des conditions de l’ordre économique inter-
du marché. national lié au risque de guerre économique
D’autres observateurs réfléchissent à la part entre les États 6 ». Les acteurs étatiques restent
respective des acteurs dans l’élaboration et la
pratique de cette diplomatie. Les définitions
(2) Marie-Christine Kessler, op. cit., p. 247.
proposées jusqu’ici rendent compte de l’oscilla- (3) Guy Carron de la Carrière, op. cit., p. 28.
tion de la notion entre les deux pôles qui lui (4) Guillaume Devin, « Les diplomaties de la politique
étrangère », in Frédéric Charillon, Politique étrangère : nou-
veaux regards, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 223-225.
(5) Christian Chavagneux, « La diplomatie économique :
(1) Nicholas Bayne et Stephen Woolcock, The New Economic plus seulement une affaire d’États », Pouvoirs, 88, janvier 1999,
Diplomacy. Decision-Making and Negociation in International Eco- p. 34.
nomic Relations, Aldershot, Ashgate, 2003, p. 7-8. (6) Ibid., p. 35.

171
M EP_Revue90.fm Page 172 V endredi,14.avril2006 7:53 07

LAURENCE BADEL

au cœur du processus. La seconde approche économique », de « diplomatie économique » ;


repose sur l’autonomisation du champ économi- l’Association nationale d’expansion économi-
que et la montée en puissance des acteurs privés. que est fondée en 19153. L’agressivité commer-
Les États deviennent des acteurs parmi d’autres, ciale du jeune Reich, mais aussi la montée en
tandis que les entreprises multinationales, tout puissance des États-Unis en sont les ressorts
en gardant un ancrage national fort, « entendent premiers. Au sortir du conflit mondial, l’École
maîtriser leurs processus de production, quel libre des sciences politiques organise en 1925
que soit l’endroit où elles s’installent ». La diplo- une journée d’études destinée à expliquer la
matie économique peut être représentée par politique de dynamisation du commerce exté-
« un triangle délimité par les relations entre rieur engagée sous l’impulsion du ministre du
États, […] mais également par les relations entre Commerce et de l’Industrie, Étienne Clémen-
États et firmes et par les relations entre firmes 1 ». tel, depuis une décennie 4 . Dès lors, le thème ne
Le rôle de l’État est redéfini comme celui d’un quittera plus le discours politique français, avec
médiateur entre « les stratégies des entreprises, des pics périodiques, où le commerce extérieur
souvent perçues comme une menace, et la cohé- sera décrété « nécessité vitale » pour la France.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


sion sociale de son territoire », société à laquelle Au début des années 1990, les responsables de la
il doit faire admettre les résultats de ses négocia- diplomatie française s’en sont saisis, procla-
tions internationales, qu’elles soient conduites à mant les ambitions nouvelles d’une France
Bruxelles ou dans le cadre de l’Organisation décomplexée et désireuse de rompre, de
mondiale du commerce. manière radicale, au moment de l’entrée dans le
Si l’on souscrit à la première approche, on Marché unique, avec l’image de frilosité qui lui
admettra que la diplomatie économique relève avait été traditionnellement accolée. Illustrant
de la définition d’une politique économique ce revirement, la Revue politique et parlementaire
extérieure. Si, en revanche, on estime néces- organisait en 1992 un débat intitulé « Com-
saire de tenir compte des acteurs privés, on pri- merce extérieur et diplomatie », destiné à réflé-
vilégiera l’expression d’action économique chir aux répercussions de la mondialisation sur
extérieure, c’est-à-dire une expression moins la diplomatie française et aux nécessaires res-
connotée, qui ne fait pas a priori de cette action tructurations du dispositif d’appui aux exporta-
une politique publique 2. tions 5. En écho, on a célébré à l’envi, durant
Face à ces propositions, le rôle premier de cette décennie, les succès des entreprises fran-
l’historien semble être de proposer une çaises à l’exportation et une balance commer-
« historicisation » de la notion et une mise en ciale redevenue structurellement bénéficiaire
perspective de son émergence dans notre his- depuis 19926 (si l’on considère les résultats de
toire contemporaine. On rappellera briève-
ment ici que c’est autour de la première guerre
mondiale que se multiplient en France les (3) Guillaume Kérouredan, Un aspect de l’organisation patro-
ouvrages intégrant les notions « d’expansion nale au XXe siècle : l’Association nationale d’expansion économique
(décembre 1915-mars 1951), thèse de troisième cycle, université
Paris-I – Panthéon-Sorbonne, 1986.
(4) École libre des sciences politiques, Notre diplomatie écono-
mique, Paris, 1925.
(1) Ibid., p. 37. (5) Revue politique et parlementaire, 961, septembre-octobre
(2) À l’instar de la distinction opérée par les spécialistes d’his- 1992, p. 2-19.
toire culturelle internationale (cf. la réflexion synthétique de (6) Direction des relations économiques extérieures
Robert Frank, « La machine diplomatique culturelle française (DREE), Le Commerce extérieur français. Le retour à l’excédent,
après 1945 », Relations internationales, 2003, 115, p. 326-327). Paris, La Documentation française, 1993.

172
M EP_Revue90.fm Page 173 V endredi,14.avril2006 7:53 07

POUR UNE HISTOIRE DE LA DIPLOMATIE ÉCONOMIQUE

l’an 2000 comme un accident) jusqu’aux résul- cette fonction 4 . Lui succèdera un an plus tard
tats négatifs de l’année 2004. Jean de Sailly, inspecteur des Finances 5.
Dans le cas français, l’ambivalence de la Dans l’exercice de la fonction de négociation,
notion remonte au moment où les pouvoirs l’on voit de la même manière la sous-direction
publics ont décidé de prendre en mains la des relations commerciales du Quai d’Orsay
refondation d’une diplomatie économique réaffirmer en 1920 l’hégémonie du ministère
ambitieuse, dans un subtil mélange de liberté et des Affaires étrangères sur les négociations éco-
d’intervention étatique sous l’égide du minis- nomiques internationales 6. Or, à partir de 1924,
tère du Commerce et de l’Industrie 1. Lorsque elle est obligée de partager, de manière effec-
Clémentel définit en 1919 les missions des atta- tive, avec la direction des accords commerciaux
chés commerciaux, il leur confie à la fois des du ministère du Commerce, la place de négo-
missions régaliennes de représentation, de ciateur lors de la réorganisation européenne des
négociation et d’information, et des missions années 1920 : « En pratique, […] l’usage s’est
commerciales de prospection, de promotion et établi que le ministère du Commerce à qui
d’appui 2. Si l’on ordonne la réflexion autour de incombe, dans la majorité des cas, la part pré-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


cette bipolarité, peuvent se révéler instructifs le pondérante des accords commerciaux, assume
développement ou l’amenuisement de telle en fait, la direction des négociations commer-
fonction selon les variations de l’environne- ciales 7. » Daniel Serruys, titulaire des Accords
ment ou de l’intervention des acteurs. commerciaux et de l’Information économique
Considérer l’ensemble des fonctions réga- au sein du ministère du Commerce, non seule-
liennes, dont « la plus ancienne » (Alain Plan- ment prépare, mais négocie la soixantaine de
tey 3), celle de représentation, permet de saisir traités, accords et arrangements sur lesquels
qu’à l’échelle du siècle, elles ont mobilisé deux repose la nouvelle politique commerciale de la
principaux types d’acteurs publics : le diplo- France. C’est aussi ce haut fonctionnaire du
mate et l’expert, l’un membre du Quai d’Orsay, ministère du Commerce qui exerce la fonction
l’autre issu d’un ministère économique ou tech- de représentant permanent de la France au
nique. Par exemple, si les diplomates parvien- comité économique de la Société des nations 8.
nent encore à s’imposer à la tête des services Il s’agit, d’ores et déjà, de diplomatie économi-
commerciaux d’une grande ambassade comme que multilatérale. Même si la maille des accords
celle de Londres jusqu’à la seconde guerre douaniers de la France est à retricoter sur une
mondiale, cela n’est plus le cas à partir de 1944 base bilatérale, cette politique commerciale
quand un attaché commercial, titulaire du seul doit dorénavant tenir compte de l’environne-
baccalauréat, est affecté auprès de la délégation
du Comité français de libération nationale
(CFLN) en Grande-Bretagne, pour remplir (4) Service des archives économiques et financières, Person-
nel/Commerce extérieur, 1 C 18233, André Leprévost.
(5) Cf. Raphaële Ulrich-Pier, René Massigli (1888-1988). Une
vie de diplomate, thèse de doctorat d’histoire, université Paris-I
– Panthéon-Sorbonne, 2003, p. 1014-1015.
(1) Georges-Henri Soutou, L’Or et le Sang. Les buts de guerre (6) Ministère des Affaires étrangères (MAE), Relations
économiques de la Première Guerre mondiale, Paris, Fayard, 1989. commerciales (1918-1940), sous-série B.26, vol.1, note pour le
(2) Cf. Laurence Badel, « Les acteurs de la diplomatie éco- président du Conseil du 23 août 1920 a/s Unité de direction
nomique de la France au XXe siècle : les mutations du corps des dans les négociations.
attachés commerciaux (1919-1950) », Relations internationales, (7) Ibid., note du 24 septembre 1924 : Note sur la négocia-
114, 2003, p. 189-211. tion des accords commerciaux. Confidentiel.
(3) Alain Plantey, De la politique entre les États, Paris, Pedone, (8) Laurence Badel, Un milieu libéral et européen : le grand
2e éd. 1991, p. 244, § 998. commerce français (1925-1948), Paris, CHEFF, 1999, p. 93.

173
M EP_Revue90.fm Page 174 V endredi,14.avril2006 7:53 07

LAURENCE BADEL

ment économique, juridique, politique de cha- citer la construction d’un dispositif efficace
cun des États signataires comme de l’impératif d’appui, tourné vers les entreprises. Dans cette
d’une concertation économique minimale période, de grandes entreprises ou des banques
encouragée par la Société des nations. parviendront à organiser elles-mêmes les struc-
Enfin, dans le domaine de l’information éco- tures nécessaires à l’exportation de leurs produits,
nomique, l’incurie diplomatique est telle dans la mais les entreprises de taille plus réduite conser-
France de l’entre-deux-guerres que d’autres vent un horizon national, métropolitain ou colo-
acteurs s’affirment : de type parapublic (cham- nial, donnant au tissu économique la physiono-
bres de commerce et d’industrie, Office national mie qu’il conserve aujourd’hui : un noyau
du commerce extérieur – ONCE –, enquêtes du d’entreprises exerce la plus grande part du com-
Conseil national économique 1…) ou privé (asso- merce d’exportation français.
ciations, entreprises, conseillers du commerce À la Libération, le général de Gaulle réaf-
extérieur de la France…). Ces acteurs cherchent firme que la fonction de négociateur relève de la
à défendre le point de vue de l’entrepreneur face seule autorité de la diplomatie française, tandis
à celui du diplomate et, ainsi, renforcent le ver- que les fonctions commerciales sont dévolues
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


sant commercial de ce genre de diplomatie. au ministère de l’Économie et, en son sein, à la
L’influence des milieux privés s’exerce d’ailleurs Direction des relations économiques extérieu-
lors du recrutement de ceux-là mêmes qui sont res (DREE). Si, de manière générale, le Quai
censés exercer les fonctions régaliennes à d’Orsay obtient la haute main sur les négocia-
l’étranger : les attachés commerciaux 2. tions relatives à la construction européenne 3,
La montée en puissance des ministères écono- on peut néanmoins relever une brèche impor-
miques comme la pression des milieux privés ne tante dans le dispositif : la fonction de négocia-
signifient cependant pas que les objectifs de la teur que le directeur de la DREE acquiert au
politique, qu’ils défendent ou promeuvent, sein de la commission des échanges de l’Orga-
soient devenus des objectifs de nature économi- nisation européenne de coopération économi-
que, loin de là. Les missions commerciales des que (OECE) et au sein du comité 111de la Com-
attachés commerciaux demeurent à l’état de munauté économique européenne (CEE) lors
latence dans l’exercice de leur fonction, en dépit des rounds de Genève. Toutefois, les deux
de la dynamique qu’avait voulu insuffler Étienne ministères sont porteurs d’une position doréna-
Clémentel. Jean Périer, le premier attaché com- vant élaborée sur le mode interministériel
mercial à Londres, a eu beau développer des rela- depuis la création du Comité interministériel
tions avec les entrepreneurs français pour encou- pour les questions de coopération économique
rager leurs ventes en Grande-Bretagne, ses européenne 4 . Parallèlement, sous l’impulsion
collègues, dans leur grande majorité, cantonnent
leur mission dans les fonctions d’informateur et
(3) Il a fallu que le Quai d’Orsay réaffirme son autorité face
de négociateur. De fait, l’urgence de la conquête au SGCI (Secrétariat général du Comité interministériel pour
du marché extérieur, si elle est perçue et affirmée les questions de coopération économique européenne), cf. Lau-
rence Badel, « Deux administrations françaises face à la cons-
périodiquement avec force, ne parvient pas à sus- truction européenne : éléments de réflexion pour une histoire
politique des administrations », Matériaux pour l’histoire de
notre temps, 65-66, janvier-juin 2002, p. 13-17.
(4) Cf. Anne de Castelnau, « Le SGCI : une réponse admi-
(1) Cf. Alain Chatriot, La Démocratie sociale à la française, nistrative aux défis européens de l’après-guerre », in Laurence
Paris, La Découverte, 2003. Badel, Stanislas Jeannesson et N. Piers Ludlow, Les Adminis-
(2) Laurence Badel, « Les acteurs de la diplomatie trations nationales et la construction européenne (1919-1975),
économique… », op. cit., p. 194. Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2005, p. 307-335.

174
M EP_Revue90.fm Page 175 V endredi,14.avril2006 7:53 07

POUR UNE HISTOIRE DE LA DIPLOMATIE ÉCONOMIQUE

d’Hubert Rousselier, devenu le directeur du (AHK, Außenhandelskammer) – ou profession-


Service de l’expansion économique au sein de la nelles en faveur des entreprises 2.
DREE, la France (re)construit un important Les modifications de l’environnement inter-
réseau de postes d’expansion économique national ont suscité depuis le milieu des années
(PEE), avec à leur tête des conseillers commer- 1980 un nouveau clivage, interne, au sein du
ciaux, confirmés dans leur indépendance vis-à- ministère de l’Économie et des Finances. Cer-
vis du Quai d’Orsay, même s’ils sont intégrés à tains se sont montrés partisans du renforcement
la hiérarchie de l’ambassade. Un important dis- des fonctions régaliennes et de l’externalisation
positif d’appui aux entreprises est créé, fondé progressive, partielle ou totale, des fonctions
tant sur ce réseau humain composé des mem- commerciales au profit d’un resserrement sur
bres du corps de l’Expansion économique, ali- l’élaboration de l’information économique et la
menté dorénavant en grande partie par les élè- conduite des négociations. D’autres souhaite-
ves recrutés à la sortie de l’École nationale raient maintenir les deux missions conjointes.
d’administration, que sur des techniques finan- Les restructurations engagées depuis l’été 1996
cières avancées, appelées à connaître dans les tendent à opérer une nouvelle dissociation qui,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


années 1960-1970 un développement sans pré- à terme, est susceptible de renforcer le Quai
cédent. La collecte et la diffusion de l’informa- d’Orsay dans l’un de ces retours de balancier
tion économique vers les entrepreneurs sont dont l’histoire est coutumière. Il convient de
dévolues au Centre français du commerce exté- rappeler quelques grandes étapes de ce conflit
rieur, en prise avec les PEE ; tandis que les con- entre le ministère des Affaires étrangères et les
seillers commerciaux se voient confier les ministères économiques.
tâches de soutien concret aux entrepreneurs sur
le terrain avec l’appui des conseillers du com- L’impossible unité de l’action
merce extérieur et des chambres françaises à économique extérieure de la France ?
l’étranger. La diversité des acteurs de la diplomatie écono-
L’originalité de la diplomatie économique mique est un fait avéré, en France comme dans la
pratiquée par la France a résidé ainsi longtemps plupart des pays occidentaux. L’impulsion don-
dans l’exercice conjoint de ces deux fonctions, née par les pouvoirs publics à partir de 1915 incite
régalienne et commerciale, liées dans la figure à privilégier, comme point de départ, une appro-
du conseiller commercial. Le système français che institutionnelle. Mais il ne faut pas perdre de
associait administrations et entreprises et les vue que l'autonomie des acteurs économiques
postes d’expansion économique, devenus tout affirmée depuis la décennie 1980 doit conduire à
récemment missions économiques 1, tra- une étude nuancée de l’histoire de l’ensemble
vaillaient pour le compte des deux. Il s’opposait des acteurs, et ce, dès le début du siècle.
ainsi traditionnellement au système allemand L’« élargissement des responsabilités inter-
dans lequel l’emprise du secteur public est nationales de certaines administrations » a été
limité au profit d’initiatives consulaires – celles constaté de longue date par les historiens 3. Le
des chambres de commerce en Allemagne
(IHK, Industrie und Handelskammer) et des
chambres de commerce germano-étrangères (2) Pour une approche comparée rapide, on se reportera à
Guy Carron de la Carrière, op. cit., p. 188-192.
(3) René Girault, « Avant-propos », Relations internationales,
13, printemps 1978. Cf. Marcel Merle, La Politique étrangère,
(1) Décret n° 2002-772 du 3 mai 2002. Paris, PUF, 1984, p. 64-67.

175
M EP_Revue90.fm Page 176 V endredi,14.avril2006 7:53 07

LAURENCE BADEL

ministère du Commerce et de l’Industrie, le même direction en 1907 et suscite, au lende-


ministère des Finances, puis progressivement main de la première guerre mondiale, le 1er mai
les ministères techniques sont entrés en concur- 1919, la transformation de la direction du blocus
rence avec le Quai d’Orsay pour exercer la en une sous-direction des relations commercia-
direction de la politique économique extérieure. les, confiée à Jacques Seydoux 3. L’institution
S’il est souvent présenté comme consécutif à la garde d’ailleurs la mémoire de ce dernier
seconde guerre mondiale, le mouvement fut en comme ayant été le premier haut fonctionnaire
fait amorcé, dans le domaine économique et des Affaires étrangères à avoir « incarné la
financier, autour de la première guerre mon- vocation économique internationale du Quai
diale. Jean-Baptiste Duroselle écrivit à ce d’Orsay 4 ». Pourtant, le fer de lance de la poli-
propos : « De plus en plus, on voit des non- tique économique extérieure, le futur corps de
diplomates se lancer dans la diplomatie économi- l’Expansion économique, va échapper fin 1918
que. À la différence de l’avant-guerre, il s’agit là au Quai d’Orsay 5.
d’agents de l’État (fonctionnaires, contractuels, En dépit de tentatives réitérées du ministère
chargés de mission, etc.) 1. » L’entrée des minis- des Affaires étrangères, les attachés, puis les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


tères économiques et techniques dans la conseillers commerciaux, maintiendront leur
machine diplomatique de la France n’est donc indépendance, rattachés jusqu’en 1940 au
pas une novation entraînée par la construction ministère du Commerce, ensuite au ministère
européenne, la décolonisation ou encore la de l’Économie et des Finances, jusqu’à leur
« globalisation » de la fin du 20 e siècle, même si, transformation récente en un corps de con-
pour ne parler que d’elle, la construction euro- seillers économiques 6. Depuis 1918, le Quai
péenne a là encore accéléré un processus bien d’Orsay s’est livré à une guerre sans merci pour
engagé 2. asseoir de nouveau l’unité de direction qu’il
La remise en question de l’hégémonie, pré- exerçait sur la politique extérieure. Dans une
tendue ou réelle, du Quai d’Orsay sur la défini- note du 26 janvier 1920, Alexandre Millerand,
tion et le suivi de la politique extérieure s’inscrit président du Conseil et titulaire du portefeuille
donc bien dans la durée. Parallèlement, les des Affaires étrangères, entendait en finir avec
acteurs privés (entreprises, associations, grou- les « errements [du] temps de guerre » et
pements professionnels, fédérations patrona- réaffirmait : « L’unité de doctrine doit être
les) se sont affirmés dans le champ de la politi- rigoureusement maintenue […] : seul mon
que extérieure, voire ont précédé l’intervention Département, qui a la charge et la responsabi-
étatique, dans la problématisation des défis qui lité de la conduite de la politique extérieure de
attendaient la France. En réaction à ces mouve-
ments divers, le ministère français des Affaires
étrangères unit structurellement les affaires (3) Stanislas Jeannesson, « La sous-direction commerciale
du Quai d’Orsay et la reconstruction économique de
politiques et les affaires commerciales dans une l’Europe », in Laurence Badel, Stanislas Jeannesson et N. Piers
Ludlow, op. cit., p. 37-56.
(4) Cf. la biographie de Jacques Seydoux par Jacques Vimont
dans Jean Baillou (dir.), Les Affaires étrangères et le corps diploma-
(1) Jean-Baptiste Duroselle, Tout Empire périra : une vision tique français, t. II : 1870-1980, Paris, CNRS, 1984, p. 393.
théorique des relations internationales, Paris, Publications de la (5) Bruno Ricard, L’État et l’expansion commerciale de la
Sorbonne, 1981, p. 71. Terme souligné par nous. France. L’information économique extérieure, des consuls aux atta-
(2) René Girault et Raymond Poidevin (dir.), Le Rôle des chés commerciaux (1681-1939), thèse en vue de l’obtention du
ministères des Finances et des ministères de l’Économie dans la cons- diplôme d’archiviste-paléographe, Paris, École nationale des
truction européenne (1957-1978), actes du colloque tenu à Bercy, chartes, 1992.
du 26 au 28 mai 1999, Paris, CHEFF, 2002. (6) Décret n° 2004-1260 du 25 novembre 2004.

176
M EP_Revue90.fm Page 177 V endredi,14.avril2006 7:53 07

POUR UNE HISTOIRE DE LA DIPLOMATIE ÉCONOMIQUE

la France, peut et doit en assurer l’interpréta- creusement accéléré du déficit budgétaire de la


tion uniforme 1. » France. L’impératif de rationalisation adminis-
Cette indépendance, qui constitue une fierté trative rencontrait une nouvelle nécessité, tout
pour les membres du corps de l’Expansion éco- aussi impérieuse, de maîtrise des dépenses, en
nomique, apparaît toujours, des décennies plus l’occurrence dans le domaine de l’action exté-
tard, comme une « anomalie » pour de nom- rieure. Un instrument était créé par un décret
breux diplomates 2. Le Quai d’Orsay n’hésite pas du 5 février 1994, rattaché directement au Pre-
à faire savoir, quatre-vingts ans après, que cette mier ministre et confié au Quai d’Orsay : le
singularité est responsable du « retard » fonda- Comité interministériel des moyens de l’État à
mental de la diplomatie économique de la l’étranger (CIMAEE). Parmi les missions qui lui
France : que deux administrations distinctes (la furent imparties : l’élaboration de la politique
direction des affaires économiques et financiè- gouvernementale concernant les moyens de
res du Quai d’Orsay et la DREE) aient la cores- l’État à l’étranger, la surveillance de « l’adéqua-
ponsabilité des affaires économiques internatio- tion de ces moyens aux priorités de l’action exté-
nales est dénoncé comme contre-productif par rieure de la France » et « [leur] évaluation »,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


certains de ses responsables 3. Pourtant il a ainsi que l’établissement d’un rapport annuel
obtenu par le décret du 1er juin 1979 la confirma- sur l’état des moyens de l’action extérieure de la
tion de la mission de coordination et d’anima- France (article 2). Beaucoup de hauts fonction-
tion de « l’action des services civils [partant, de naires du ministère de l’Économie et des Finan-
la mission économique] et militaires » de ces considérèrent ce comité comme l’instru-
l’ambassadeur. Dans cet esprit, la commission ment donné au Quai d’Orsay – qui n’avait pu
Picq, mise en place par Alain Juppé, en charge récupérer le réseau de l’Expansion économique
des Affaires étrangères durant la seconde coha- – de s’approprier les moyens dont celui-ci dispo-
bitation (1993-1995), posa les bases d’une nou- sait. Les travaux du CIMAEE furent toutefois
velle réforme, annoncée le 4 septembre 1993 et mis en sommeil assez rapidement et, surtout,
destinée à renforcer encore l’unité de l’action lors des débats qui ont jalonné jusqu’à
extérieure de l’État, sous l’égide du Quai aujourd’hui la mise en œuvre de la loi organique
d’Orsay. Elle s’accompagnait d’une circulaire du 1er août 2001 relative aux lois de finances
en date du 8 novembre 1993, soulignant que le (Lolf), le ministère de l’Économie et des Finan-
texte de ce décret n’avait « rien perdu de [son] ces est parvenu à maintenir une relative autono-
actualité 4 ». Surtout, cette réforme prenait mie et s’est refusé à soumettre l’action économi-
corps dans un nouveau contexte marqué par le que internationale au seul Quai d’Orsay dans le
cadre de la définition de la nouvelle mission
ministérielle « Action extérieure de l’État 5 ».
(1) MAE, Relations commerciales (1918-1940), sous-série Il n’en demeure pas moins un débat de fond,
B. 26, vol. 1, lettre du 26 janvier 1920 du président du Conseil,
ministre des Affaires étrangères, à MM. les ministres et sous- celui des finalités de l’action économique exté-
secrétaires d’État. rieure. Faut-il maintenir l’unité de l’action de la
(2) François Scheer, « Au temps du monde fini », in Samy
Cohen (dir.), Les Diplomates. Négocier dans un monde chaotique,
politique extérieure tout en admettant que les
Paris, Autrement, 2002, p. 26. questions économiques, au sens large, y tien-
(3) Cf. Jean Picq, « Genèse d’une réforme », Revue française
d’administration publique, 69, janvier-mars 1994, p. 11.
(4) Circulaire du 8 novembre 1993 relative à l’organisation
des services de l’État à l’étranger et au rôle des ambassadeurs, (5) Assemblée nationale : avis présenté au nom de la com-
Journal officiel de la République française, 14 novembre 1993, mission des Affaires étrangères sur le projet de loi de finances
p. 15725. pour 2005 par Richard Cazenave, p. 17.

177
M EP_Revue90.fm Page 178 V endredi,14.avril2006 7:53 07

LAURENCE BADEL

nent une place de plus en plus importante ? Ou construction européenne vont conduire à un
bien fait-on des échanges extérieurs le principal déclin du bilatéralisme à partir de la fin des
moteur de la croissance, reconnaît-on que années 1950. Les restrictions quantitatives
l’équilibre économique global dépend de plus s’atténuent fortement en Europe grâce à
en plus de l’équilibre économique extérieur ? l’action de l’OECE 4 . Les débuts de la politique
L’inscription du débat dans un contexte inter- agricole commune détruisent les derniers bas-
national peut apporter des éléments de réponse. tions du contingentement et la CEE affirme
son identité commerciale face aux États-Unis
Négocier à deux et à plusieurs lors des Dillon et Kennedy rounds 5.
Longtemps, les relations économiques ont Pourtant, le bilatéralisme est loin d’être
relevé d’une pratique bilatérale fondée sur la devenu un mode de négociation périmé : la
conclusion d’accords douaniers 1. La naissance diplomatie française, marquée par l’empreinte
de la diplomatie économique multilatérale du général de Gaulle, privilégie un mode de
remonte aux lendemains de la première guerre négociation fondé sur la relation inter-étatique,
mondiale et à l’organisation de conférences, permettant à la France de se hisser au niveau du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


sous l’égide de la nouvelle Société des nations, dialogue entre les deux superpuissances. Le bila-
pour traiter des problèmes issus des réparations téralisme économique entretient lui aussi, dans
et, plus largement, de la reconstruction du con- une certaine mesure, l’illusion de la puissance…
tinent européen 2. Malgré les efforts effectués L’institutionnalisation de la « coopération
dans les années 1920 pour obtenir le règlement économique » par la création de commissions
des différends financiers et monétaires par la mixtes à partir de 1966 en est le principal levier,
coopération multilatérale, la crise économique constitutif de ce que les hauts fonctionnaires de
et le regain du protectionnisme vont confirmer l’époque revendiquent comme un « néo-
le bilatéralisme comme le mode de négociation bilatéralisme ». Pour prendre l’exemple le mieux
fondamental. Ce bilatéralisme, que l’on a pu connu, les structures qui encadrent le dialogue
définir comme « la forme élémentaire du jeu économique franco-soviétique (Grande et Petite
diplomatique 3 » perdure après 1945 afin de per- Commissions) 6 constituent l’archétype d’une
mettre la reconstruction des économies natio- coopération qui sera étendue à d’autres pays de la
nales, dévastées par la guerre, et de contrôler les partie orientale de l’Europe : la Pologne, parte-
importations. Les échanges s’effectuent alors naire privilégiée, mais aussi la Hongrie ou la
largement dans le cadre d’accords commer- République démocratique d’Allemagne. Elle
ciaux bilatéraux. L’institutionnalisation défini- repose sur un corpus diplomatique : l’accord de
tive de la diplomatie économique multilatérale coopération proprement dit, qui institue un sim-
via une série d’organismes internationaux ple cadre de coopération, le protocole financier
(OECE, GATT, etc.), ainsi que les débuts de la élaboré par le ministère de l’Économie et des

(1) Anita Hirsch, « La politique commerciale », in Alfred (4) Richard T. Griffiths (dir.), À la découverte de l’OECE,
Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris, OCDE, 1997.
Paris, Fayard, 1975, t. IV, chap. 1. (5) Cf. Ange-Simplice Boukinda, L’Europe, la France et
(2) Stanislas Jeannesson, « Jacques Seydoux et la diplomatie l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1960 à 1967,
économique dans la France de l’après-guerre », Relations inter- thèse de doctorat d’histoire, université de Paris-I – Panthéon-
nationales, 121, 2005, p. 9-24. Sorbonne, 2005.
(3) Thomas Gomart, « La relation bilatérale : un genre de (6) Cf. Marie-Pierre Rey, La Tentation du rapprochement.
l’histoire des relations internationales », Matériaux pour l’his- France et URSS à l’heure de la détente 1964-1974, Paris, Publica-
toire de notre temps, 65-66, janvier-juin 2002, p. 65. tions de la Sorbonne, 1991.

178
M EP_Revue90.fm Page 179 V endredi,14.avril2006 7:53 07

POUR UNE HISTOIRE DE LA DIPLOMATIE ÉCONOMIQUE

Finances, et des accords sectoriels. Toutefois, il L’accent mis sur le bilatéralisme n’interdit
peut y avoir des accords de coopération sans pro- évidemment pas à la France d’affirmer ses posi-
tocole financier et vice-versa. tions dans un cadre multilatéral. Le ministère
À la différence du bilatéralisme, le néo-bila- de l’Économie et des Finances a compris depuis
téralisme n’est plus commandé par un souci de 1945 l’importance d’affirmer la présence fran-
protection du marché, il a pour motivation çaise dans les enceintes internationales. Dans
principale le développement des exportations les négociations commerciales multilatérales
françaises 1. Il s’agit de vendre les produits fran- (NCM) du GATT, la DREE est l’administra-
çais afin de rééquilibrer une balance commer- tion « chef de file », c’est-à-dire qu’elle assure
ciale dont le déficit s’accroît. La France a la conduite quotidienne des négociations puis-
d’abord développé ces accords avec les États de que son directeur, ou le représentant de ce der-
l’Est de l’Europe, puis, comme les autres pays nier, préside la délégation française au comité
industrialisés, elle a dû, à partir de 1973, recher- 111, devenu 113 (et aujourd’hui 133). Aussi la cir-
cher des débouchés nouveaux susceptibles de conspection gaulliste manifestée à l’encontre
compenser le déficit énergétique entraîné par la des grand-messes multilatérales ne doit pas voi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


crise. Des accords ont été conclus avec les pays ler l’intérêt évident que leur portèrent les direc-
du Moyen-Orient dès 1974 – accords qui ont teurs successifs de la DREE et le ministre de
pris des formes plus variables que ceux passés l’Économie et des Finances, devenu président
avec l’Est européen –, ainsi qu’avec divers pays de la République, Valéry Giscard d’Estaing. Ce
en voie de développement : Vénézuela, Nigé- dernier affirma dans les années 1970 un engage-
ria, etc. Ce type d’accord semble d’ailleurs avoir ment accru dans les institutions multilatérales
correspondu aux attentes spécifiques des entre- qui tranchait avec la tradition gaulliste 2. Son
preneurs français, soucieux de ne s’engager sur implication dans la construction européenne
de nouveaux marchés que dans un cadre juridi- exprime la volonté française de réaffirmer, sur
que préalablement défini par les pouvoirs un mode multilatéral, une capacité à influencer
publics (cf. infra). Parce qu’elle maîtrisait les les orientations internationales. L’itinéraire de
subtilités techniques du dispositif financier, hauts fonctionnaires illustre une prise de
fondé sur une assurance-crédit d’État, la DREE conscience : la voie de l’influence est celle qui,
s’imposa au sein de l’administration française, dorénavant, articule plusieurs échelles, natio-
et face au Trésor, comme la direction motrice nale, régionale et mondiale. S’impose l’exemple
des échanges économiques de la France dans les de Pascal Lamy, ancien directeur adjoint du
années 1960 et 1970. À côté des choix politiques cabinet du ministre de l’Économie et des
forts, elle put faire prévaloir une logique pro- Finances Jacques Delors. Devenu son directeur
prement commerciale dans un contexte où, de cabinet à la présidence de la Commission
soulignons-le, le pays vivait dans un réel confort européenne de 1984 à 1994, Pascal Lamy est
budgétaire. nommé commissaire au Commerce de 1999 à
2004, avant de prendre la tête de l’Organisation

(1) Exposé de Serge Normand, chef de bureau à la DREE,


lors d’une réunion du 30 janvier 1975 pour les conseillers com- (2) Marie-Claude Smouts, « Valéry Giscard d’Estaing et le
merciaux. Réunions d’information et de travail. DREE, nouvel ordre économique international : une diplomatie plus
« Néo-bilatéralisme et coopération économique », p. 18 qu’une politique ? », in Samy Cohen et Marie-Claude Smouts,
(papiers privés de Bertrand Larrera de Morel, directeur de la La Politique extérieure de Valéry Giscard d’Estaing, Paris, Presses
DREE de 1972 à 1978). de Sciences Po, 1985, p. 263-283.

179
M EP_Revue90.fm Page 180 V endredi,14.avril2006 7:53 07

LAURENCE BADEL

mondiale du commerce en 2005. Selon lui, la une information sur la stratégie de la concur-
France, en intégrant l’un des centres de la rence automobile en Chine, il faut interroger le
diplomatie économique mondiale et en jouant poste d’expansion économique de Canton, mais
le jeu d’une voie européenne, peut encore faire également Hong-Kong, Séoul, Tokyo et
prévaloir un point de vue national : « La politi- Detroit 3. »
que commerciale est aujourd’hui l’expression la Enfin, l’étude de la diplomatie économique
plus forte du poids économique et du degré multilatérale offre aux historiens un nouveau
d’unité de l’Union européenne face au reste du champ d’application pour l’examen du nouvel
monde. […] À travers le commerce, ce sont les art de négocier qu’est la « négociation inces-
préférences collectives des entités nationales et sante 4 ». On en connaissait les fondements dans
régionales qui se trouvent en compétition 1. » le domaine politique notamment grâce aux tra-
Les années 1970 ont été marquées par la prise vaux de Victor-Yves Ghebali, qui avait souligné
de conscience de la nécessité d’une articulation la novation introduite par le processus d’Hel-
plus rigoureuse du bilatéralisme et du multila- sinki, processus sui generis. De la même manière,
téralisme. La Direction des relations économi- les négociations au sein de l’Organisation mon-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


ques extérieures va s’efforcer, dans un travail de diale du commerce ont créé un « forum
longue haleine, d’obtenir la mobilisation des permanent 5 », qui rompt avec la tradition des
postes d’expansion économique, initialement premiers rounds du GATT. Les conférences
expression de la politique bilatérale, pour la ministérielles, qui se tiennent tous les deux ans
préparation des négociations commerciales depuis 1996, ont pour but tant de lancer des thè-
multilatérales (NCM) comme de tous les mes nouveaux de réflexion que d’engager des
grands rendez-vous économiques internatio- cycles de négociation. L’existence de structures
naux. Ainsi, dans le cadre du Tokyo round, cer- permanentes (Secrétariat) ou semi-permanentes
taines analyses de la DREE encouragent à con- (Conseil général) participe de ce processus
sulter les postes non seulement dans les pays récent ininterrompu de négociation économi-
industrialisés, mais aussi dans les pays en voie de que. Le thème est également illustré par le travail
développement 2. De la même manière, les PEE effectué au sein des ambassades de l’Union euro-
alimentent la préparation des sujets à l’ordre du péenne, visant à approfondir la relation bilaté-
jour des conseils européens en fournissant rale entretenue dans le pays de résidence en
l’examen de la position de leur pays de rési- fonction des sujets prioritaires de l’Union. La
dence. Dans cet esprit, les années 1990 sont cel- construction européenne a considérablement
les de la « mise en réseau » des agents des postes modifié le rôle de ces ambassades bilatérales,
qui suivent les dossiers économiques interna- auxquelles elle attribue des tâches de « pré-
tionaux. C’est ce qu’illustrait un haut fonction- négociation permanente » qui passent par un
naire de la DREE en déclarant : « Pour obtenir travail de hiérarchisation et d’anticipation des
dossiers communautaires.

(1) Pascal Lamy, « L’administration extérieure de la cons-


truction européenne et les défis de la mondialisation », Revue
française d’administration publique, 95, juillet-septembre 2000,
p. 345. (3) Jean-François Stoll, « L’action économique, l’État et les
(2) Exposé de Claude Collin, sous-directeur à la DREE lors acteurs privés », Revue française d’administration publique, 77,
d’une réunion du 30 janvier 1975 pour les conseillers commer- janvier-mars 1996, p. 80-81.
ciaux. Réunions d’information et de travail. DREE, (4) Guy Carron de la Carrière, op. cit, p. 169.
« Négociations commerciales multilatérales », p. 46 (papiers (5) Michel Rainelli, L’Organisation mondiale du commerce,
privés de Bertrand Larrera de Morel). Paris, La Découverte, 7e éd. 2004, p. 51.

180
M EP_Revue90.fm Page 181 V endredi,14.avril2006 7:53 07

POUR UNE HISTOIRE DE LA DIPLOMATIE ÉCONOMIQUE

Dans quelle mesure l’émergence de ces velle fonction ministérielle. Celle-ci serait des-
négociations économiques permanentes con- tinée à les conduire avec l’autorité qu’un grand
duit-elle au renforcement du rôle du ministère directeur d’administration centrale ne peut
des Affaires étrangères, seul à même d’opérer la avoir, ne serait-ce que dans le domaine proto-
coordination entre les différentes structures colaire, face aux ministres d’autres pays.
bureaucratiques ? Ancien ministre des Affaires D’autant que le mouvement de la fin du 20 e siè-
étrangères, Hubert Védrine rappelait qu’un cle va dans le sens d’un désengagement de l’État
diplomate est d’abord, simplement, « un spé- vis-à-vis de ses fonctions d’appui et de son ré-
cialiste de la négociation internationale » et, en engagement dans la négociation. Le resserre-
des termes qu’Alexandre Millerand ou Jacques ment sur les missions régaliennes de la DREE
Seydoux en leur temps n’auraient pas répudiés, n’implique nullement que la fonction de négo-
que c’est à ce titre que le Quai d’Orsay avait tou- ciateur soit abandonnée au Quai d’Orsay.
jours revendiqué la haute main finale sur les Inversement, la densification des données de
négociations économiques internationales 1. La la négociation, comme la multiplicité de ses
maîtrise de la technique diplomatique prime la thèmes et acteurs, renforcent les arguments de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


maîtrise de la technique du champ auquel elle ceux qui estiment essentiel que le ministère des
s’applique. Le diplomate, seul, domine « la Affaires étrangères assure un rôle de coordina-
connaissance du passé des négociations et des teur de services extérieurs de l’État. C’est
relations internationales 2 ». l’image de la « tour de contrôle » diffusée par
Pour tout dire, depuis 1945, cette capacité ne Hubert Védrine. Cette dernière perspective est
semble pas avoir été fondamentalement contes- sous-tendue par l’idée que la diplomatie écono-
tée par les hauts fonctionnaires du ministère de mique de la France conserve une finalité fonciè-
l’Économie, spécialistes de ces questions. Ber- rement politique. Ce présupposé est-il encore
trand Larrera de Morel estime ainsi avoir tra- adapté au début du 21e siècle ? Les relations
vaillé dans les années 1970 avec ses homologues entre l’État et le marché ne se sont-elles pas for-
de la Direction des affaires économiques et tement modifiées depuis 1945 ?
financières (DAEF), Jean-Pierre Brunet puis
Henri Froment-Meurice, dans un esprit de Le diplomate et le marché
complémentarité 3. Et, réciproquement, le Quai L’historiographie classique insiste sur la dévalo-
d’Orsay a pu admettre que certaines négocia- risation de la fonction commerciale en France.
tions nécessitent d’autres chefs de file que le C’est le lieu commun qui oppose la France, pays
représentant des Affaires étrangères. Le débat d’ingénieurs et d’industriels, à des pays de négo-
est toutefois loin d’être tranché : le renforce- ciants et de banquiers comme la Royaume-Uni
ment du caractère très technique de certaines ou les Pays-Bas 4 . « Le Français est fonction-
négociations commerciales, financières, moné- naire, artisan ou paysan dans l’âme, mais pas
taires peut conduire à l’émergence d’une nou- commerçant », résume, pour le combattre,
François David, fonctionnaire à la Direction des
relations économiques extérieures au début des
(1) Hubert Védrine, « Le monde va rester dur », in Samy
Cohen (dir.), Les Diplomates…, Paris, Autrement, 2002, p. 68.
(2) Ibid.
(3) Laurence Badel, « La direction des relations économi- (4) En réaction à ce lieu commun, cf. Marc Meuleau, Les
ques extérieures. Origines, culture, logique (1920-1970) », in HEC et l’évolution du management en France (de 1880 aux années
Laurence Badel, Stanislas Jeannesson et N. Piers Ludlow, op. 1980), thèse de doctorat d’histoire, université Paris-X – Nan-
cit., p. 197. terre, 1992.

181
M EP_Revue90.fm Page 182 V endredi,14.avril2006 7:53 07

LAURENCE BADEL

années 1970, aujourd’hui président de la de l’intuition d’Étienne Clémentel : les nou-


Coface 1. Or, l’on retrouve dans la représenta- veaux instruments d’information économique
tion attachée au diplomate spécialisé dans les de l’État (les attachés commerciaux, l’Office
questions économiques la même dévalorisation national du commerce extérieur…) devaient
que celle accolée au commerçant intérieur. Le également être mis à la disposition des entrepri-
gendre du fondateur des galeries Lafayette ses. Cette prise de conscience a été accélérée
n’estimait-il pas avoir été perçu comme un par la demande des entrepreneurs à la fin du 19e
« épicier » au sein du monde patronal 2 ? Les siècle, répercutée par certains parlementaires
chefs des postes d’expansion économique fran- ou les chambres de commerce, instances con-
çais qualifiaient, quant à eux, jusqu’à une date sultatives alors quasi exclusives des pouvoirs
récente, l’activité quotidienne du conseiller publics 3. Plus de protection, plus d’informa-
commercial d’« épicerie ». Incontestablement, tion, plus d’appui, telles furent les demandes
la force des représentations a empêché l’établis- alors formulées et qui persistèrent à travers les
sement d’une relation équilibrée entre la sphère décennies. Ces tâches effectuées depuis la
diplomatique et la sphère entrepreneuriale. Les période moderne par les consuls étaient deve-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


liens ont pourtant été établis de longue date et la nues écrasantes pour ces derniers, pris par
spécificité de la diplomatie économique fran- d’autres fonctions tout aussi importantes 4 .
çaise qui lie administration et entreprises fait Aussi la demande des entreprises avait-elle con-
écho à la tradition colbertiste où l’intervention duit à la spécialisation de certains consuls dans
de l’État a été déterminante pour soutenir le la fonction d’attaché commercial à partir de
développement d’industries nationales en pro- 1904, de même qu’elle avait suscité en 1898 la
tégeant le marché intérieur de la concurrence fondation de l’Office national du commerce
étrangère. On peut dès lors s’interroger sur les extérieur. L’impulsion du monde patronal a
attentes de l’entreprise vis-à-vis de l’État et de sa encore été décisive à la Libération : les pouvoirs
diplomatie en termes d’information et d’appui, publics, accaparés par la Reconstruction, n’ont
et, réciproquement, étudier la perception et la pas omis de rebâtir un dispositif apte à soutenir
prise en compte par la diplomatie de la demande des exportations, indispensables à l’équilibre de
du marché. la balance de paiements français.
De prime abord, la relation établie au 20 e siè- Conscient de ses propres déficiences dans
cle semble très inégalitaire, les entreprises l’entre-deux-guerres comme de l’insuffisante
apparaissant en position d’attente face aux pugnacité des entreprises après 1945, l’État va
diplomates. Elle apparaît aussi difficile, nombre mobiliser sa machine diplomatique afin de
de diplomates n’ayant longtemps affiché satisfaire conjointement ses besoins et ceux des
qu’incompréhension, voire mépris, pour ces entreprises. Toutefois, le Quai d’Orsay n’appa-
attentes. Le rapprochement qui s’est effectué raît pas comme le ministère privilégié. Prime
au fil des décennies a résulté autant de la prise celui auquel les conseillers commerciaux sont
de conscience par l’État de ses propres déficien- rattachés : soit, jusqu’en 1940, le ministère du
ces en matière d’information économique, que Commerce, puis celui de l’Économie et, en son

(1) François David, Le Mythe de l’exportation, Paris, Calmann- (3) Bruno Ricard, op. cit.
Lévy, 1971, p. 168. (4) Anne Mézin, Les Consuls de France au siècle des Lumières
(2) Témoignage de Max Heilbronn, décédé en 1998, recueilli (1715-1792), Paris, ministère des Affaires étrangères, Direction
par l’auteur le 21avril 1994. des archives et de la documentation, 1997.

182
M EP_Revue90.fm Page 183 V endredi,14.avril2006 7:53 07

POUR UNE HISTOIRE DE LA DIPLOMATIE ÉCONOMIQUE

sein, la DREE qui doit assurer l’articulation de premier lieu être motivée par l’« ardente
cette politique avec les besoins de l’économie obligation » d’emmener les entreprises hors
française. des frontières. Les postes d’expansion écono-
C’est donc auprès de cette dernière qu’il mique se développent pour remplir cette fonc-
convient d’étudier prioritairement les modali- tion d’appui aux entreprises réticentes à s’enga-
tés du lobbying exercé par les entreprises en ger seules. L’appui est ciblé, redéfini avec plus
faveur d’un appui accru de l’État. Après 1945, de précision au fur et à mesure que la France
ces pressions émanent du nouveau Conseil s’engage dans une phase de croissance sans pré-
national du patronat français, qui procède à des cédent et d’ouverture de son marché. Les PEE
échanges de vues institutionnalisés avec les prodiguent aux petites et moyennes entreprises
directeurs de la DREE. De manière plus de l’information, des conseils, des contacts
directe, certaines fédérations, davantage con- facilités ; la DREE octroie aux grandes entre-
cernées par les échanges extérieurs (telles celles prises la caution de l’État et un appui financier
des BTP ou de la construction électrique ou important pour prendre position sur de nou-
encore de la Fédération des industries mécani- veaux marchés. Cette politique d’appui est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


ques et transformatrices de métaux), rencon- redoublée par une politique de promotion des
trent les sous-directeurs de la DREE en charge produits français, qui repose sur une série
de l’Expansion économique à l’étranger ou de d’organismes spécialisés sur lesquels la DREE
l’Assurance-crédit. Enfin, les directeurs com- exerce sa tutelle : le Centre national du com-
merciaux ou financiers de certaines grandes merce extérieur (1943), la Sopexa (1961), l’Actim
entreprises (Renault, Aérospatiale, Alsthom, (1969)… Des années 1950 aux années 1970, les
Creusot-Loire, etc.), soucieux de développer fonctions commerciales de la diplomatie éco-
leur stratégie avec l’aval de l’État, établissent nomique semblent l’emporter aux dépens de
des relations suivies avec les hauts fonctionnai- toute logique politique ou financière. Dans une
res. Beaucoup de petites et moyennes entrepri- certaine mesure, les négociations bilatérales
ses (PME) réclament l’intervention de l’État n’échappent pas à cette logique commerciale,
pour appuyer leurs ventes à l’étranger en raison quel que soit le discours des pouvoirs publics.
de leur taille insuffisante, de la faiblesse de leur De même, la signature de contrats avec la Polo-
implantation commerciale – à l’exception des gne encouragée par Georges Pompidou pour
PME rattachées à de grands groupes présents des raisons politiques – ne pas laisser la Répu-
depuis plusieurs décennies à l’étranger –, et de blique fédérale d’Allemagne faire seule des
réticences culturelles à aller chercher à l’exté- affaires – est poursuivie sous Valéry Giscard
rieur ce que le marché métropolitain et colonial d’Estaing, en dépit de l’important risque finan-
leur a longtemps procuré : une clientèle aux cier pris par la France, afin de soutenir la vente
goûts connus, une stabilité des ventes, etc. 1 de biens d’équipement français 2.
À partir de 1944, la reconstruction du réseau La politique de « coopération » de la France
de l’Expansion économique à l’étranger va en a pour but premier de permettre aux entreprises
françaises de se lancer sur de nouveaux mar-
chés. Le général de Gaulle lui-même se met au
(1) Cf. Jean-François Eck, Les Entreprises françaises face à
l’Allemagne de 1945 à la fin des années 1960, Paris, CHEFF, 2003 ;
service de cette politique se faisant, à partir de
Patrick Fridenson, « La multinationalisation des entreprises
françaises de 1945 à 1981», in Maurice Lévy-Leboyer (dir.),
L’Économie française dans la compétition internationale au 20 e siècle, (2) Entretien de Bertrand Larrera de Morel avec l’auteur,
Paris, CHEFF, sous presse. 13 juin 2005.

183
M EP_Revue90.fm Page 184 V endredi,14.avril2006 7:53 07

LAURENCE BADEL

1964, « le commis-voyageur de notre exporta- négociation. Direction pionnière au sein d’une


tion », selon Le Nouvel Observateur 1. La tonalité administration française appelée à se doter
critique de l’hebdomadaire traduit la prise de d’une « culture de résultats », elle a notamment
conscience de l’enjeu que peut représenter, en entrepris de faire payer les prestations rendues
ce milieu des années 1960, une véritable diplo- aux entreprises tel un consultant privé. Les pos-
matie économique : « La question n’est pas de tes d’expansion économique ont commencé, en
savoir si la France entretient ou non de bons 1990, à facturer aux entreprises les études ou les
rapports diplomatiques avec telle ou telle capi- démarches commandées. Par ailleurs, la DREE
tale, mais de savoir si les produits français sont a inversé la relation séculaire de soumission de
vraiment concurrentiels. […] “Grande politi- l’entreprise à l’administration, en allant démar-
que” et bonnes affaires ne sont pas obligatoire- cher les entreprises pour leur proposer de sous-
ment synonymes. » La « grandeur » au détri- crire à un contrat de veille économique stratégi-
ment du commerce ? Il faut avoir présent à que. L’un des tout premiers contrats fut celui
l’esprit la mobilisation inédite qui s’effectue passé avec Gaz de France au moment où celui-
alors au niveau étatique : le Cinquième Plan fait ci s’ouvrait au marché européen à la fin des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


d’une politique de promotion des exportations années 1990. L’information délivrée par les
le levier privilégié d’une politique de crois- postes, devenus missions économiques en mai
sance. Avec Valéry Giscard d’Estaing, les voya- 2002, a perdu son caractère généraliste,
ges présidentiels deviennent un mode de gou- « diplomatique », d’information économique
vernement et de communication économique. courante, réduite à une étude de marché. Elle
Déjà pratiqués lorsqu’il redevient ministre des devient plus spécialisée, plus stratégique, et vise
Finances en 1969, ils se multiplient pendant le à anticiper l’évolution juridique, financière,
septennat. Norbert Ségard, ministre du Com- économique du pays où la mission est implan-
merce extérieur, qui laissa un souvenir mitigé tée. Cette information est élaborée en créant
chez certains hauts fonctionnaires de l’époque, des synergies entre l’ensemble des réseaux
s’impose pourtant sur la scène nationale et d’information dont dispose la diplomatie fran-
internationale comme le « Monsieur Com- çaise. C’est ce que constatait et encourageait
merce » de la France de l’époque 2. Mais au plus publiquement, fin 1995, Jean-François Stoll,
fort de cette politique d’appui, la DREE n’a devenu directeur de la DREE en 1998 : « Si la
jamais renoncé à l’exercice de ses fonctions demande de soutien financier diminue, en
régaliennes et, sous la pression de ses interlocu- revanche des demandes plus qualitatives con-
teurs européens et internationaux, a entrepris cernant l’environnement, l’accompagnement
de redéfinir tant les finalités de la diplomatie stratégique, l’information économique sophis-
économique que les relations entretenues avec tiquée en amont de la décision explosent 3. »
les entreprises. En retour, les entreprises se sont internatio-
Ayant perdu, à la fin des années 1980, les nalisées 4 , autonomisées, ont appris à cibler leur
outils d’intervention financière qui faisaient sa demande auprès des postes diplomatiques, et
force, elle s’est progressivement recentrée sur ont développé des structures commerciales.
ses fonctions régaliennes d’information et de Celles-ci visent à pallier le désengagement de

(1) « Des tournées peu rentables », Le Nouvel Observateur, (3) Jean-François Stoll, op. cit.
20 mai 1965. (4) Cf. Hubert Bonin et al. (dir.), Transnational Companies
(2) The Economist, 4 octobre 1975. 19th-20 th Centuries, Paris, P.L.A.G.E., 2002.

184
M EP_Revue90.fm Page 185 V endredi,14.avril2006 7:53 07

POUR UNE HISTOIRE DE LA DIPLOMATIE ÉCONOMIQUE

l’État de ses fonctions d’appui, qui résulte de la explique comment le Quai d’Orsay pouvait
fusion progressive, depuis 1996, des organismes l’aider 1 ». Au regard des consultations quoti-
de promotion du commerce extérieur sur les- diennes entretenues par le directeur de la
quels il exerçait sa tutelle. La naissance d’Ubi- DREE avec les représentants patronaux et les
france en 2004, par fusion du Centre français chefs d’entreprise, comme des dîners organisés
du commerce extérieur et du premier Ubi- par les titulaires des chefs de postes d’expansion
france (né en 2001 de la fusion de l’Actim et du économique depuis la Libération, on mesure
Comité français des manifestations économi- l’écart apparent qui existait, encore en 1998,
ques), en est l’illustration. L’aide publique va entre les deux administrations.
dorénavant de pair avec le développement de la
pratique du « portage », initiée par la création Il n’en demeure pas moins de nos jours que la
en 1996 de l’association Partenariat France « demande d’État » n’a pas disparu chez les
pour l’export, qui incite les grandes entreprises entrepreneurs français. Leur attente demeure
à soutenir le développement international des forte, notamment en ce qui concerne l’informa-
PME. tion multilatérale que possède le diplomate
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.102.130.232 - 06/11/2019 10:43 - © Presses de Sciences Po


Autre signe, modeste, d’une modification de économique. Aussi l’information secrétée par
la relation : l’ouverture très récente du Quai l’État demeure-t-elle, aujourd’hui comme hier,
d’Orsay au monde de l’entreprise. Cela se tra- une information destinée à lui-même comme
duit à la fois par des échanges de postes entre aux entreprises. Parmi ses multiples fonctions,
hauts fonctionnaires du ministère de l’Écono- la diplomatie économique de la France doit
mie et des Finances et diplomates, et par la créa- aujourd’hui gérer cette frontière entre infor-
tion en 1998 d’une cellule Appui aux entrepri- mation stratégique pour les entreprises et infor-
ses. Selon Hubert Védrine, la prise de mation destinée aux diplomates.
conscience de la nécessité des échanges entre
État et marché daterait de la fin des années
1980. Il raconte l’initiative qu’il prit personnel- Laurence Badel enseigne l’histoire des relations internatio-
lement : l’organisation d’un dîner mensuel avec nales comme maître de conférences à l’université Paris-I –
Panthéon-Sorbonne. Elle prépare actuellement un livre sur la
l’état-major d’un grand groupe français « afin conduite de la diplomatie économique de la France au 20e
qu’il y présente ses problèmes, sa stratégie et siècle. (badel@univ-paris1.fr)

(1) Hubert Védrine, « Le monde va rester dur », op. cit.,


p. 66.

185

Vous aimerez peut-être aussi