Un Nouveau Regard Sur L'espace Public Et La Crise Démocratique

UN NOUVEAU REGARD SUR L'ESPACE PUBLIC ET LA CRISE
DÉMOCRATIQUE
Éric Dacheux
C.N.R.S. Editions | « Hermès, La Revue »
2003/2 n° 36 | pages 195 à 204

ISSN 0767-9513
ISBN 2271061407
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.inforevue-hermes-la-revue-2003-2-page-195.htm
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour C.N.R.S. Editions.

© C.N.R.S. Editions. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Eric Dacheux
JUT de Roanne
Laboratoire Communication et Politique, CNRS, Paris
UN NOUVEAU REGARD
SUR L'ESPACE PUBLIC
ET LA CRISE DEMOCRATIQUE

L'economie solidaire est un objet politique qui merite attention. Cette qualite ne doit certes
pas, Julien Weisbein le rappelle avec justesse, conduire 11 developper une vision « enchantee » de
I'economie solidaire. D'ailleurs, les auteurs de ce nurnero ne tombent pas dans ce travers et sou-
lignent volontiers les faiblesses les plus criantes de ces initiatives: risques d'instrumentalisation
locale (Bernard Erne), capacite limitee 11 produire des rnonrees en generalites (julien Weisbein),
faible structuration internationale (Laurent Fraisse), poids economique insuffisant, alliance pro-
blematique avec l'economie sociale (Iean-Louis Laville), etc. Cependant, ces critiques et bien
d'autres (Larouche, 2001 ; Dacheux, Goujon, 2000) portent sur la dimension performative de
I'economie solidaire. Or notre objet est ailleurs. L'economie solidaire nous interesse moins comme
mouvement social que comme precipite des contradictions de 1'espace public. L'economie soli-
daire est un mouvement multiforme qui, dans la lignee des idees associationnistes du XIX· siecle,
cherche 11 associer concretement participation civique et dernocratie economique. Cette volonte de
lier, dans l' action, discours politique et pratiques economiques fait de l' economie solidaire un for-
midable lieu de lecture des mutations contemporaines de I'espace public. Les observations empi-
riques de la seconde partie et les commentaires critiques de la rroisierne partie apportent de
nouveaux elements 11 la comprehension theorique de I'espace public. L'objet de ce texte est de syn-
thetiser ces differents elements afin d' esquisser une nouvelle conceptualisation de I'espace public.
Ce qui, bien sfir, conduit 11 poser un nouveau regard sur la crise democratique que traversent les
pays de 1'Union europeenne.
HERMES 36, 2003 195

Eric Dacheux
Resultats theoriques
L'ensemblede ce nurneromontre que 1'analyse de l'espace public doit prendre en compte sa
dimension economique. Ainsi, sur Ie terrain empirique, Laurent Fraisse, en s'appuyant sur les
experiences relatees dans ce numero, montre que les initiatives d'economie solidaireparticipent
plus ou moins modestement a la configuration des espaces publics locaux. Dans le merne ordre
d'idee, mais cette foissur le terrain theorique, lescontributeurs remettent encausela coupureana-
lytique entre Ie politique et l'economique. Cependant, cette importance de la dimension econo-
mique dans I'espace public, aujourd'hui mise en lurniere par les revendications des mouvements
luttant pour « une autre mondialisation », ne doit pas occulter d'autres propositions theoriques.
Cesdernieres,nousinvitent, ellesaussi,a regarderl'espace public sousun jour nouveau. NOllS les
avons rassemblees en quatre points.

L'espace pubUc ne conceme pas uniquement les relations entre Btat et societe civile
Ladimension economiquede l'espace public ne se limite pas a l'econcmiesolidaire. Dans ce
numero, Bernard Floris souligne l'importance de la communication d'entreprise dans l' espace
public. A l'inverse,nombre d'actionsassociatives, en particulier le boycottet la redactionde codes
erhiques 1, sont explicitement dirigeescontre des multinationales. L'espace public n'est donc pas
seulement un espace symboliqueentre la societecivileet 1'Etat. Plus largement, comme le laisse
d'ailleurs entrevoir une lecture attentive de « Droit et democrarie » (Habermas, 1997), 1'espace
public est un espace de mediation entre les trois spheresdu monde commun : la societecivile,Ie
systemeeconomique,Iesystemeetarique. Espace de mediation, c'est-a-direespace qui autorise la
rencontre tout en maintenant une certaine distance. Des lors, 1'espace public joue un rolecentral
puisqu'il permet de Iutter contre 1'autonomisation et l'autoregulation dessysternes sociaux decri-
tes par Luhmann tout en empechant qu'une sphere n'en colonise une autre.
L'espace pubUc ne Mperu pas

Laplupart des analystes de 1'espace public s'accordentsur le fait suivant : I'elargissementde
l' espace public s'accompagne de son deperissemenr. Ce paradigme du deperissementest alirnente
par deux traditions de recherches. D'une part, dans la ligneede 1'Ecole de Francfort, de nombreux
auteurs denoncent la marchandisation de 1'espace public qui s'opere via la marchandisation de
1'espace mediatique (Bourdieu, 1998; Miege, 1995), d'autre part, de nombreux politologues
observantlesdispositifsinstitutionnels mis en placepar lespouvoirspublics danslesprocedures de
consultation, concluent :
- soit a l'impossibiliteempirique d'une democrarie deliberative(Blondiaux, Leveque, 1999) ;
196 HERMES 36, 2003

Un nouveau regard sur l'espace public et la crise dimocratique
- soit a. la mise en placede manipulations symboliquesvisant a. relegitimer un systernerepre-

sentatif en crise (Romi, 1999) ;
- soit, auxsurgissementsde micro-espaces publics dynamiques mais qui nesont pas reliesles
uns aux autres (Francois, Neveu, 1999).
Ce paradigme du deperissement donne une clefde lecture et une solution evidenre a. la crise
de la democratic : la democratic est en crise parce que l'espace public deperir.11 convient donc de
le redynamiseren nouant un dialoguedirect aveclescitoyens.Maisceparadigme est par trop sim-
pliste et univoque.Tout d'abord, il ne prend pas en compte le developpement de lavie associative
(Bathelemy, 2000; Mire, 1997). Surtout, il s'appuie sur des terrains d'observation Iimites
s'appuyant sur une defini tion tout a lafoistrop restrictiveet trop largede l'espace public. Trop res-
trictive, car l'espace public national ne se reduit pas a. l'espace mediatique ; de rnerne, l'espace
public local ne se reduit pas aux dispositifs de participation politique mis en place par les insti-

tutions. Trop large, car les chercheursanalysent a. l'aune du paradigme kantien, des espaces non
domestiques qui, pourtant, dans leur structuration rneme, ne sont pas desespaces publics mais des
espaces de mediation sociale et institutionnelle (cf. infra). L'analyse despratiques d'economiesoli-
daire offre l'avantage de prendre en compte, simultanemenr, la creation d'« espaces intermediai-
res» (Rouleau-Berger) favorisant l'acces a. l'espace public des personnes rnarginalisees et le
renouveau despratiqueset desdiscours militants au seinrnemede l'espace public. Des lors,l'analyse
despratiques de l'economiesolidaireremet en causele paradigme du deperissemenrde cedernier.
Elle suggere, au contraire, une certaine dynamique de l'espace public. Certe derniere naissant,
d'une part, de la tension entre le retrait de l'espace public des classes exclues de la croissance eco-
nomique et la participation accrue des classes moyennes et, d'autre part, de la tension entre un
espace central (soumisaux logiques antagonistes du rnarcheet du pouvoir) et un espace periphe-
rique plus critique que jamais a. l'egard des institutions (reseau d'echanges reciproquesde savoir,
SEL egalitaire).
Tous res lieux d'interlocutions et d'interactions ne sont pas des espaces publics
Tous lesespaces non domestiques d'interlocutions et d'interactions nesont pasforcemeat des
espaces publics. L'ouverture polysemiquede ceconceptqui a permisde fertiliserlessciences socia-
les (Francois, Neveu, 1999) est aujourd'hui un obstacle qui risque de steriliser lareflexion, Pour
que l'espacepublic reste un concept heuristique, c'est-a-dire un outil intellectuel permettant un
aller-retour constant entre la raison et le reel, il faut qu'il en possede les deux caracteristiques
essentielles : une extension (tous les objets que cette representation peut donner) et une compre-
hension (1' ensembledescaracreres constituant ladefinition de cette representation)(Russo, 1987).
Or, aujourd'hui, l'espacepublic est devenu une notion tellement extensivequ'on n'arrive plus a.
comprendre ce qu'il revet. 11 convient done de proposer des elements perrnertant de tracer une
HERMES 36, 2003 197

Eric Dacheux
limite claireentrecequi estet cequi n'est pas un espace public.Correlativement, ilapparaitneces-

sairede forgerun vocabulaire perrnettant de qualifierces entires que l' on range trop facilement
sousI'etiquerte parapluie « d'espace public », Nous ne sommes d'ailleurspas lespremiers asou-
ligner cette necessite episremologique. Par exemple, des auteurs comme Dominique Wolton
(991) et PierreLivet (1992) ont soulignela necessite d'utiliser des nomsdifferents pour distin-
guer des phenomenes dernocratiques proches mais de naturesdifferences.
L'espace pubUc n'est pas Ie seul lieu du poUtique

La reflexion precedenre conduit ane pas reduire Iepolitique a l' espace public. Reflexion qui
rejointcelledeJacquesIon qui, dressantle bilandes recherches empiriquesconduitesdepuisplu-
sieurs annees par le CRESAL sur 1'engagement associatif, s'interroge tout haut « ne faut-il pas

penserIepolitique horsde la politique ? » (Ion, 2001, p. 16). SiI'on suit ClaudeLefort, la reponse
est clairementaffirmative. Pour cepenseur,la politique, c'est-a-direla miseen reuvredu pouvoir,
objet disciplinaire construit par la science politique et la sociologie politique, n'est qu'une faible
partie du politique defini comme la « mise en forme », c'est-a-direprecise Lefort, « la mise en
scene et la mise en sens », qui institue le social (Lefort, 1986, p. 256-258).
Vers nne nouvelle conceptualisation de l' espace public?

Les resultars empiriques et theoriquesauxquels nous conduisent cet ouvrage sont bien sflr
partiels et reposent sur un terrain d'observation limite. Certes, ils recoupent nombre d'observa-
tions faites dans d'autres domaines, par deschercheurs d'autres disciplines. Maisce faisceau con-
cordant d'analyses ne fait pas preuve. Il ne permet pas a lui seul de fonder une nouvelle
conceptualisation. Toutefois, i1 est suffisant, noussemble-t-il,pour lancerun debartheoriquesur
lecontenuconcepruel et empiriquede l' espace public contemporain. Pourlancercedebar,certains
diraient pour Ie provoquer, nous proposons trois points d'entree : une delimitation des limites
hauteset basses de 1'espace public, un essai de clarification terminologiquevisanta definirceque
recouvre conceptuellement et empiriquement l' appellation « espace public», un eclairage sur les
tensions inegales qui structurent et destructurent l' espace public.
Les Umltes hautes et basses de l'espace pubUc

De maniereparadoxale, la definitionextensive du politique que donneLefort (cequi institue
le social), permet de restreindre le domainede 1'espace public. D'une part, comme1'indiquenet-
tement Lefort et comme le precisentaussides chercheurs en communication (Dalgreen, 2000 ;
198 HERMES 36, 2003

Un nouveau regard sur l'espace public et la crise demoeratique
Gharnam, 1992)et commed'ailleurs1'indiquaitHabermasdans L'Espace public, l'opinion que cha-

cun peut se forger des problernes de la societe, se forge aussi, dans 1'espace domestique via,
aujourd'hui, les mass medias (Habermas,1978). Vu souscet angle,1'espace domestiqueconstitue Ie
soubassement de 1'espace public. Syrnetriquement, 1'espace du pouvoir legitime -1'espace poli-
tique (Wolton, 1991 ;Livet, 1992)- celuiou seprend, dans Iesecretdescabinets,ladecisiondefi-
nitive, constitue l'enrablement de 1'espace public. Dans nos societes modernes, ces trois espaces
(domestique,public et politique) sont reliesentre eux. Par 1'espace mediatique, bien sfir,qui relie
lestrois, mais egalemenrpar deschampspolitiques qui lesconnectent deux adeux: lesespaces de
mediation institutionnelle et les espaces civils.
• Les espaces de mediation institutionnelle. Ces espaces connectent I'espace politique a
1'espace public. Ils constituent la zone frontiere haute de 1'espace public. Ce sont des espaces de
mediation suscires par lespouvoirs(economiques et/ou etariques)afin d'erablir une relation entre

cesinstitutions et leurs publics dans Ie double but d'ameliorer Ie fonctionnement de ces institu-
tions et de les Iegitimer, Nous appellerons « dispositifs participatifs », les formes concretes que
prennent ces espaces de mediation institutionnelle.
• Les espaces civils2. Ils constituent la zonefrontierebasse de l' espace public, la zonede con-
tact entre ce dernier et 1'espace domestique. L'analyse permet de distinguer deux types d'espaces
civils qui, dans la realite empirique, sont erroitemenr imbriques :
-les espaces d'inter-connaissances. Dans ces espaces civils, la confrontation d'idees (qui ne
sont pas forcementpolitiques, mais qui peuvent l'erre) est privee, mais elle est egalement publi-
que, puisqu'elle se deroule dans un espace socialnon domestique et donc potentiellement acces-
sible ad'autrespersonnes. En realite,cette porenrialiteest Iimiteeparceque, danscesespaces (bars,
marches, etc.), l'inter-connaissance est tres souvent l'une desconditions necessaires de l'echange ;
-les espaces de mediation sociale. Contrairement aux espaces d'inter-connaissance ou Ielien
socialest souvent la condition premiere de l'echange,cesespaces obeissentaune volonte (souvent
celled'un tiers: associations, travailleurssociaux, etc.)de creerlesconditionsde I'echange.IIs'agit
de relier,de constituer un collectif, maisegalemenrde maintenir la distancecritique individuelle.
Ces espaces intermediaires sont done des espaces de mediation creespar une volonte politique.
Mais,contrairement aux espaces de mediation institutionnelle, ils visent exclusivement amettre
en relationlesacteursdelasocietecivile.La mediation n'est donc pasinstitutionnelle, maissociale.
Nous proposons l'appellation « arenes » pour renvoyer ala forme empirique de ces espaces.
Bssai de clarification terminologique

Ainsideuxzonesfrontieres auxcontoursimprecisencadrentI'espace public. La zonefrontiere
basse rattache I'espace public aux espaces de discussions propres alasocietecivile,la zonefrontiere
haute arrime l'espace public al'espace de decisiondu pouvoir legitime. La mouvance de cesdeux
HERMES 36, 2003 199

Eric Dacheux
fronrieres fait que l' espace public integre les fonctions (deliberation et production de normes) des
deux autres espaces.Mais la caracteristique qui differencie l' espace public, tout a. la fois, de l' espace
politique et de l' espace domestique, c'est la participation. Comme le rappelle, en effet, Hannah
Arendt (1983), la politique est action. L'espace public est le lieu ou 1'individu prend part phy-
siquement a. un acte politique, ou il s'engage (Ion, 2001). Cet engagement peut etre communi-
cationnel (prendre la parole dans une reunion politique), mais il peut aussi revetir des formes
tangibles comme 1'accomplissement d'actes civiques (vote, reponse a. des enquetes d'utilite publi-
ques, par exemple) ou la participation a. des actions militantes (manifestations, petitions, etc.). Les
trois caracteristiques theoriques de l' espace public (mediation, communication, participation)
permettent de definir les traits empiriques d'un espace public:
- un espace de mediation qui reunit des acteurs appartenant a. des spheres differentes : societe
civile, systeme etatique er systerne economique ;

- un espace ouvert au public (sans restriction d'appartenance communautaire ou organisa-
tionnelle) ;
- un espace oii la critique peut librement s'exercer ;
- un espace d'echanges symboliques (de communication rationnelle, de persuasion, d'emo-
tion, etc.) oii les acteurs partageant un minimum de codes communs se saisissent des questions
d'interet general ;
- un lieu physique oii ces acteurs agissent, c'est-a-dire manifestent publiquement leur sou-
tien ou leur contestation des sysrernes (politiques et/ou economiques).
Par construction, seuls les espacespossedant simultanernenr cescinq caracteristiques sont des
espaces publics empiriques. Nous proposons de nommer ces derniers « Forum» pour laisser
1'appellation « espace public» au seul concept theorique (cf. tableau 1). Or, 1'espace public est,
comme le suggere Bernard Erne, « un espace en tension »,
L'espace pubUc : un espace en tension

Les auteurs de la troisierne partie nous invitent a. revenir sur les diagnostics tranches donnes
quelquefois par les analystes, comme le deperissement ou la fragmentation de 1'espace public.
D'un certain point de vue, ces diagnostics ne sont pas faux, ils sont seulement partiels. Par exern-
ple, il est vrai que ce que nous appellerons desormais les dispositifs et les arenes participatifs sont
de plus en plus nombreux, secrorises (centres sur un domaine d'interet general) er peu relies entre
eux (Miege, 1995 ; Francois, Neveu, 1999). Cette fragmentation des espacesde mediation est con-
comirante avec le developpement des medias thematiques et le developpement d'un militantisme
« affranchi » (Ion, 2001). Autant de faits qui resonnenr dans 1'espace public et contribuent a. sa
pluralisation. En rnerne temps, il existe effectivement une tendance a. l'homogeneisation de
l' espace public (que certains nomment « marchandisation ») liee a. la generalisation d'un modele
200 HERMES 36, 2003

Un nouveau regard sur l'espace public et la crise democratique
de communication, Ie marketing (Floris, 1998), et ala domination symboliquede l'ideologieIibe-

rale. On peut penser que Ie secondphenomene (I'homogeneisation) engendre en retour, en resis-
tance, Iesecond(Miege,1995). On peut aussipenser,comme nous invite ale faireEtienne Tassin
(1989), une tension dialectiquestructurante de l' espace public qui evite tout ala fois le repli com-
rnunautaireet la desaffiliarion sociale. Pour notre part, nousnoussituons arni-cheminde cesdeux
analyses. Selonnouscette tension est effectivement dialectiqueet inherente aI'espace public, mais
elleest fortement inegalitaire : lesmodelesd'action (management) et de communication (marketing)
issusdu systemeeconornique sont irnportesdans la spherepolitique et au sein rnernede la societe
civile. Ussont done largement dominants dans l' espace public, rnerne si ces modes de commu-
nicationet d'action se trouvent en concurrence avec des modesd'action et de communicationpro-
pres au systemepolitique et ala societecivile (Achache, 1989; Dacheux, 2000).

ThBLEAUl
Les Prontieres de l'espace public
Denomination Lieux empiriquesd'observation

Espace domestique Foyer
Zone Espace d'inter-connaissance Bar, marche
frontiere Arenes
basse Espace de mediation sociale Economiesolidaire : SEL
Autre: assernblee generale d'une association
Forum
Economiesolidaire : les rencontrespour la
Espace public
globalisation de la solidarite
Autre: forum socialmondial de Porto Alegre
Zone Dispositifs participatifs
Espacede mediation institution-
frontiere Economiesolidaire: pOle d'econcmiesolidaire
neUe
haute Autre: Conseil de quartier
Espace politique Systerne institutionnel
L'economie solidaire cree des espaces de mediation sociale (des arenes) perrnertant l'acces de certains exclus Ii
l'espace public et participe Ii des espaces de mediation institutionnelle (dispositifs participatifs) qui arriment
l'espace politique Ii l'espace public. Cependant, ces dispositifs participatifs ne permettent pas forcernenr au sys-
terne politique d'entrer en liaison avec les personnes qui se sont retirees de 1'espacepublic.
HERMES 36,2003 201

Eric Dacheux
Un autre regard sur la crise democratique

Comment comprendrecette crisedernocratiquesi le cceurde la democratic,l'espace public,
n'est pas en voie de deperissement ? Nos propositions rheoriquesprecedences suggerent que, si
l'originede lacrisedemocratiquen'est pas achercherdans l'espace public, ellesetrouvesansdoute
dans sessoubassements (espaces d'inter-connaissances et de mediation sociale) et/ou dans la partie
qui le coiffe : l'espace politique. Ce qui suggere trois pistes de reflexion. Prernierement, dans la
lignee tracee par Habermas (1978) et par Richard Sennett (979), etudier la sphere domestique
comme lieu de formation ou de pre-formation d'une opinion publique. Deuxiemement, erudier
lesfonctionnementsempiriques desespaces d'inter-connaissances. Certes,cesderniersne sont pas
des objets de recherche « nobles », Pourtant le Cafedu commerceest bel et bien un lieu de debar
et de formation d'une opinion politique. Troisiemement, il semble necessaire de s'interroger sur

leseffets du ralliement deselitespolitiques al'economiede marche, C'est cedernierpoint que nous
aimerions rapidement aborder pour conclure. En effet, si l'action publique devient chaque jour
structurellernent plus difficile, la creationde laCouverturemuruelle universelle(CMU)en France
ou la decisioneratique d'abandonner la monnaie nationaleau profit de I'Euro montrent que I'Etat
resteen capacited'agir sur le monde economique. Cequi manque, c'est lavolontepolitique d'agir,
ou plutot, si l'on suit Ricceur,une utopie. En effetdans un ouvragetrop rneconnu, Paul Ricoeur
(997) fait de l'equilibre du couple utopie/ideologie le garant de la bonne sante democratique.
L'utopie n'est pas en soi une vertu, puisqu'elle conduit bien souvent afuir hors du reel. De merne,
l'ideologie n'est pas en soi condamnable. Au contraire, si elle deforrneparfois la realite sociale,
l'ideologie est un instrument de legitimation pacifique du pouvoir, et un facteur d'homogenei-
sation evitant l'eclatement social. Le problerne n'est donc pas la domination plus ou moins forte
d'une ideologie,mais bien l'absenced'un projet politique coherent rnobilisateurouvrant l'espace
de possibles, une utopie. Autrement dit, si dans l'espacepublic l'ideologie liberale est discutee,
critiquee par descitoyensorganises collectivement,il n'y a pasd'elitespolitiques non xenophobes,
proposant un autre projet politique a des personnes qui, elles, se trouvent exclues de l'espace
public. Exclues, justement par un systemeeconomiquepromu par cesmemes elites, d'ou le rejet
de cesderniereset le succes des thesespopulistes et xenophobes qui proposent de contrebalancer
l'inevitable mondialisation des reseaux, par une politique volontaristede retour ades nations for-
tes, mono-culturelles,capablede compenserl'insecurite economiquepar une securite identitaire.
En l'absence d'une utopie relayee par le systemepolitique, la nostalgieet le replisur soideviennent
ainsi,pour beaucoup,lesseulesalternativescrediblesal'ideologie.Pourtant, abien y reflechirloin
des'opposer,lanostalgiexenophobeet l'ideologieliberalesecompletent :ellessenourrissentl'une
de l'autre en se servant mutuellernent de repoussoir. Si l'on suit Riceeur, l'utopie est l'un des
moyens de briser ce couple qui ronge nos democracies, L'histoire a rnontre qu'une trop forte
emprisedu politique sur l'economiquenuit ala creation de richesses collectives, le present revele
que la soumissiondu pouvoir politique aux imperatifs economiques met en perilla democratie,
202 HERMES 36, 2003

Un nouveau regard sur I'espace public et la crise dbnocratique
NOTES
1. Le collectif, anirne par Agir ici,

« de I'ethique sur l'eriquerte » a, par exemple, dernande aux consommateurs
d'envoyer aux responsables des enseignes de la grande distribution des cartes postales petitions reclamant la
mise en place de codesethiques entre Ie disrributeur et ses fournisseurs de f~on agarantir les droirs sociauxet
les droits des enfanrs.
2. Cf. Bernard Floris dans ce numero.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ACHACHE, G., « Le marketing politique », Hermes, n? 4,1989.
ARENDT, H., La Condition de l'homme modeme, Paris, Caiman-Levy, 1983.
BARTH~LEMY, M., Associations: un nouvel age de la participation?, Paris, Presses de la FNSP, 2000.
BLONDIAUX, 1., LEv~QuE, S., « La politique locale aI'epreuve de la democratie », in NEVEU, C. (dir.), Espace
public et engagement politique, Paris, L'Harmattan, 1999.
BOURDIEU, P., Sur la television, Paris, Liber, 1998.
CHARTIER, R., Les Origines culturelles de la revolution franfaise, Paris, Seuil, 1990.
DACHEUX, E., Vaincre !'indifference, Paris, CNRS Editions, coIl. « CNRS Communication », 2000.
DACHEUX, E., GoUJON, D., « Leconomie solidaire a l'aube du rroisierne millenaire », Organisations et terri-
toires, vol. 9, nO 2, 2000.
DAHLGREN, P., « Media, Citizens and Civic Culture », in GUREVITCH, M., CURRAN, J. (OOs.), Mass Media
and Society, 3rd ed., Londres, Edward Arnold, 2000.
ELEY, G., « Nations, Publics and Political Cultures », in CALHOUN, G. (ed.), Habermas and thePublic Sphere,
Cambridge Mass, MIT Press, 1992.
FLORIS, B., « L'entreprise sous l'angle de l'espace public », in PAILLART, 1. (dir.), I.:Espace public et l'emprise de
la communication, Grenoble, Ellug, 1995.
FRAN<;ors, B., NEVEU, E., Espaces publics mosai'ques, Rennes, PUR, 1999.
GARNHAM, N., « Media and the Public Sphere », in CALHOUN, G. (ed.), Habermas and the Public Sphere,
Cambridge Mass, MIT Press, 1992.
HABERMAS, J., Droitetdemocratie, Paris, Gallimard, 1997.
HABERMAS,]., L'Espace public, Paris, Payor, 1978.
ION,J., L'Engagement au pluriel, Saint Etienne, PUSE, 2001.
HERMES 36, 2003 203

Eric Dacheux
LATOUCHE, S., «Malaise dans l'association ou pourquoi l'econornie plurielle me laisse perplexe », in
LAVILLE, J.-L. etal., Association, dlmocratie etsociete civile, Paris, La Decouverte, 2001.
LEFORT, c., Essai surlepolitique, Paris, Seuil, 1986.
LNET, P., « Les lieux du pouvoir », in COTTEREAU, A., LADRIERE, P., Pouvoir et legitimite. Figures de l'espace
public, Paris, Editions de l'Ecole des hautes etudes en sciences sociales, 1992.
MABILEAu, A., « A la recherche de la dernocratie locale », in CURAPP, La Democratie locale, Paris, PDF,
1999.
MIEGE, B., «L'espace public: perpetue, elargi et fragmente », in PAILLART, 1. (dir.), L'Espace public et
l'emprise de la communication, Grenoble, Ellug, 1995.
MIRE, Produire les solidarites, la part des associations, Paris, Mire, 1997.
RrCCEUR, P., L'Ideologie et l'utopie, Paris, Seuil, 1997.

ROMI, R., « Les pratiques de concertation en matiere d'environnemenr », in CURAPP, La Democratie locale,
Paris, PUF, 1999.
ROSANVALLON, P., « Le nouveau travail de la representation », Esprit, fevrier, 1998.
Russo,]., Dictionnaire de pbilosopbie, Paris, Bordas, 1997.
SENNETT, R., Les Tyrannies de l'intimite, Paris, Seuil, 1979.
TASSIN, E., « Espace commun ou espace public? », Hermes, n? 10, 1991.
WOLTON, D., « Les contradictions de I'espace public mediatise », Hermes, n? 10, 1991.
204 HERMES 36, 2003

Un Nouveau Regard Sur L'espace Public Et La Crise Démocratique

Transféré par

Informations du document

Titre original

Copyright

Formats disponibles

Partager ce document

Partager ou intégrer le document

Options de partage

Avez-vous trouvé ce document utile ?

Ce contenu est-il inapproprié ?

Droits d'auteur :

Formats disponibles

Un Nouveau Regard Sur L'espace Public Et La Crise Démocratique

Transféré par

Droits d'auteur :

Formats disponibles

UN NOUVEAU REGARD SUR L'ESPACE PUBLIC ET LA CRISE

C.N.R.S. Editions | « Hermès, La Revue »

2003/2 n° 36 | pages 195 à 204

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

Distribution électronique Cairn.info pour C.N.R.S. Editions.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

HERMES 36, 2003 195

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

L'espace pubUc ne Mperu pas

196 HERMES 36, 2003

- soit a. la mise en placede manipulations symboliquesvisant a. relegitimer un systernerepre-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

HERMES 36, 2003 197

limite claireentrecequi estet cequi n'est pas un espace public.Correlativement, ilapparaitneces-

L'espace pubUc n'est pas Ie seul lieu du poUtique

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

Vers nne nouvelle conceptualisation de l' espace public?

Les Umltes hautes et basses de l'espace pubUc

198 HERMES 36, 2003

Gharnam, 1992)et commed'ailleurs1'indiquaitHabermasdans L'Espace public, l'opinion que cha-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

Bssai de clarification terminologique

HERMES 36, 2003 199

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

L'espace pubUc : un espace en tension

200 HERMES 36, 2003

de communication, Ie marketing (Floris, 1998), et ala domination symboliquede l'ideologieIibe-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

Les Prontieres de l'espace public

Denomination Lieux empiriquesd'observation

HERMES 36,2003 201

Un autre regard sur la crise democratique

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

202 HERMES 36, 2003

1. Le collectif, anirne par Agir ici,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

HERMES 36, 2003 203

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.66.130.108 - 18/10/2019 19:44 - © C.N.R.S. Editions

204 HERMES 36, 2003

Vous aimerez peut-être aussi