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Jean-François Lemoine
Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, PRISM-Sorbonne
Olivier Badot
ESCP-EAP, IAE de Caen-Basse Normandie (NIMEC)
Telfer School of Management, University of Ottawa
CR-10-06
PRISM-Sorbonne
Pôle de Recherche Interdisciplinaire en Sciences du Management
UFR de Gestion et Economie d’Entreprise – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
17, rue de la Sorbonne - 75231 Paris Cedex 05 http://prism.univ-paris1.fr/
Cahiers de Recherche PRISM-Sorbonne 10-06
Jean-François Lemoine
Olivier Badot
Abstract : Through an interpretive approach, this paper aims to explore and understand the
tribal marketing process used by the very efficient US store chain, Abercrombie & Fitch. The
authors suggest that if the A&F tribal marketing creates a high “subcultural capital”, even in
a wide marketplace, it is due to the combination of three levers: ritualization of shoppers’
itineraries, reinvention of salespeople functions and extreme sensory stimulations.
Key Words : Tribal Marketing, brand communities, sensory stimulations, Abercrombie &
Fitch, interpretive approach
Professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, PRISM-Sorbonne
ESCP-EAP, IAE de Caen-Basse Normandie (NIMEC), Telfer School of Management, University of Ottawa
J.-F. Lemoine, O. Badot / Cahiers de Recherche PRISM-Sorbonne / CR-10-06
INTRODUCTION
En environnement de plus en plus concurrentiel, les chaînes de distribution spécialisées,
notamment dans le secteur du vêtement, sont à la recherche de leviers de différenciation et de
création de valeur, orientée vers la profitabilité. Parmi les axes stratégiques possibles, celui du
marketing tribal, reposant entre autre sur la gestion d’une « tribu de marque » — définie
comme un groupe d’individus qui partagent un même intérêt pour une marque et créent un
univers social parallèle possédant ses propres valeurs (rituel, vocabulaire et hiérarchie), —
apparaît comme un facteur clé de succès. Il permet en effet d’intensifier la relation-clients et
d’améliorer la fidélisation (3, 4).
La chaîne américaine de distribution Abercrombie & Fitch/A&F (cf. Encadré 1), spécialisée
dans les vêtements casual et spotswear ciblant les adolescents et jeunes adultes, hommes et
femmes, semble y parvenir avec succès (7). L’objectif de la présente recherche vise, par un
protocole interprétatif (cf. Encadré 2), à étudier et à comprendre les leviers d’action du
marketing tribal, et plus particulièrement de la gestion de la tribu de la marque mise en œuvre
par les dirigeants de l’enseigne A&F.
Ainsi, dans un premier temps, cet article montre l’intérêt du marketing tribal pour les chaînes
de distribution spécialisées. Dans un deuxième temps, trois principaux leviers d’action mis en
œuvre par l’enseigne A&F dans la gestion tribale de sa marque sont identifiés et analysés.
Enfin, les implications managériales liées à une telle stratégie sont dégagées.
Chercher à transformer des chalands en membres d’une tribu de marque participe d’une
stratégie marketing de différenciation des chaînes de magasins et, plus particulièrement, d’une
démarche de marketing tribal qui vise à :
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- recréer de la valeur pour l’offreur en stimulant des achats moins rationnels, plus impulsifs,
de la vente additionnelle et donc, accroître la profitabilité, en recourant notamment à une
ritualisation du processus de magasinage (5) ;
- favoriser une veille permanente et intense, notamment en captant les signaux faibles et
spontanés émis par la frange la plus proactive des membres de la tribu. En effet, le dialogue
empathique et dynamique avec la tribu permet l’activation instantanée de feed-back de la part
du marketing de la chaîne de distribution (réactions et réponses) (4) ;
Que l’on se situe dans le cadre des chaînes de distribution ou dans celui des produits de
consommation, les tribus de marque permettent d’apporter à leurs membres, à l’instar des
religions, un plus grand sens à leur vie reposant sur des processus d’initiation, des rites de
passage et une dévotion pour un idéal (une marque) particulier(e). Dans un tel contexte, la
marque devient un support pour rencontrer d’autres personnes (pouvant aller jusqu’à une
« obligation morale d’entraide ») et apparaît comme un partenaire dans la vie des membres de
la tribu (4).
D’une manière générale, les principales caractéristiques de ces tribus de marque sont (3) : la
conscience de ses membres de former un groupe à part (« désir de communauté »),
l’importance des rituels et de la tradition, la place prépondérante accordée aux différentes
formes de liens et notamment émotionnels (« éprouver ensemble », 12). Pour les
consommateurs, la participation à une tribu de marque semble permettre de construire et de
consolider leur identité en existant dans et par le regard d’autres individus partageant les
mêmes intérêts. Ainsi la participation à ces tribus de marque semble moins rationnelle
qu’émotionnelle et les membres y entretiennent de forts liens émotionnels, des expériences
similaires et une sous-culture commune entretenue par des mythes, des rites et une
symbolique spécifique (2).
Cependant, les tribus de marque ne se composent pas que de membres ayant le même rapport
à la tribu. En effet, certains vont vivre leur appartenance tribale plus fortement que d’autres,
en s’investissant réellement dans les « institutions » de la tribu (création de blogs,
d’associations de défense de la marque, activité formelle d’évangéliste, etc.). On parlera de
« cœur de tribu » qui se différencie des « sympathisants » dont la relation à la marque est
moins fusionnelle. Ces derniers se contentent de se projeter de façon plus occasionnelle dans
les expériences offertes par la marque (3).
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- la ritualisation du parcours-client ;
- l’exacerbation des stimulations sensorielles ;
- la redéfinition des fonctions du personnel en contact.
La ritualisation du parcours-client
La deuxième étape relève de l’initiation aux codes symboliques les plus emblématiques de
l’enseigne (sensualité et érotisme) en passant à l’intérieur d’un sas d’entrée en forme de
double entonnoir :
- imprégnation par la forte fragrance de la marque (« l’odeur des produits est entêtante,
excessive », « une odeur très sucrée » déclarent les informants) ;
- contact (y compris tactile) avec un mannequin homme maquillé, torse nu, dont la peau a été
travaillée artificiellement et se laissant caresser par les visiteurs (« accueil par des mannequins
à moitié nus, aguicheurs, provocants, excitation sexuelle »). Dans certains magasins, une
photographie polaroïd est immédiatement prise par un autre éphèbe de l’enseigne et remise
gratuitement aux chalands.
Ces gestes échangés qui représentent les rites de passage dans l’univers tribal d’A&F peuvent
amener certains à quitter l’enseigne faute d’une adhésion à cette phénoménologie si
particulière (« l’odeur est trop chargée », « je suis scandalisée par ce type de magasin, c’est
une honte, la décadence »). Ces rites systématisés dans le réseau signalent combien la
nouvelle stratégie d’A&F repose sur une forte différenciation contrairement à la stratégie
pratiquée avant les années 1990.
La suite du rituel consiste à réussir à passer l’épreuve de la cabine d’essayage. En effets, alors
que celles-ci sont particulièrement confortables (moquette épaisse, cabines spacieuses,
ambiance cosy, espace pour les accompagnateurs, etc.), leur accès est limité car dépendant de
la file d’attente, souvent importante compte-tenu de l’influence. Accéder aux cabines
d’essayage apparaît comme la suite du rituel d’initiation, une activité qui se mérite.
Le parcours du client constitue une succession d’épreuves souvent difficiles à supporter tant
l’exacerbation des stimulations sensorielles, à laquelle le paragraphe suivant fait référence, est
forte. En effet, se repérer dans l’espace du magasin est rendu quasiment impossible du fait de
l’obscurité dominante (cf. photographie 2), comme d’ailleurs consulter les prix, consulter les
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étiquettes ou comparer les offres. Le tout sous une musique « techno » assourdissante et une
fragrance entêtante déjà évoquée.
Finalement, ce rituel se poursuit, pour les clients, au-delà du point de vente : par la possible
appropriation d’une partie de l’expérience par la vaporisation du parfum A&F sur leurs
vêtements dans leur maison, par le fait d’exhiber comme un trophée d’appartenance à la tribu
A&F les produits marqués achetés et par la mutation du statut de clients à celui
d’« évangélistes », rôles propres aux membres des tribus (5).
Deuxième levier du marketing tribal chez A&F, l’exacerbation des stimulations sensorielles
(fragrance entêtante, musique techno extrêmement forte, quasi-obscurité et micro-éclairage
concentré sur certains produits, sollicitations tactiles via les matières des vêtements, du
mobilier et des corps) vise à placer les chalands dans un état commun de sur-stimulation
émotionnelle … caractéristique classique des tribus (12). Permettre aux clients d’éprouver,
hic et nunc, le même ressenti vise à renforcer la dimension fusionnelle, d’un point de vue
émotionnel, inhérente à la constitution d’une tribu (5). Il s’agit donc de structurer la tribu de
façon non verbale, processus que Maffesoli nomme l’« éthique non verbale » (13).
En sur-stimulant les émotions des chalands, les managers d’A&F cherchent à désinhiber les
clients de manière à favoriser des comportements d’achat de type impulsif, mais également
des réactions comportementales économiquement positives (augmentation du temps de
présence dans le point de vente, du montant des dépenses, du volume de produits achetés,
etc.) (11) (« possibilité de faire ce que je voulais, de me laisser aller », « impression de liberté,
d’être sur une autre planète où on choisit les produits sans réfléchir, sans même en avoir
besoin », « un magasin qui vous autorise à vous lâcher »).
La désinhibition semble accentuée chez A&F par une sorte de déculpabilisation partagée : le
partage de réactions communes et tribales (clients dansant et chantant dans les allées,
comportements atypiques pouvant aller jusqu’au déshabillement dans les rayons, etc.) rend le
comportement de chacun plus acceptable car adopté par les autres et devenu alors une norme
tribale (« chez A&F, vous ne vous comportez pas comme ailleurs, vous y avez des
comportements bizarres »). Une fois de plus, le parfum joue un rôle pivot dans la construction
d’un ethos (y compris sensoriel) commun ; d’autant qu’A&F réactive une pratique
culturellement associée au commerce qui consistait à parfumer les magasins d’eau de Cologne
afin de cacher les odeurs des chevaux et du fumier (10).
Cette exacerbation des sens est une véritable volonté stratégique de la part des dirigeants
d’A&F comme en témoignent les investissements croissants en matière de réaménagement de
leurs points de vente (A&F a ainsi investi 40 millions de dollars en la matière en 2006 (7).
Troisième levier du marketing tribal chez A&F, et pas le moins étonnant, la redéfinition des
fonctions du personnel en contact qui, malgré les questions éthiques qu’elle soulève et qui
vont être ici analysées, semble au coeur du processus de tribalisation. Celui-ci repose sur de
nombreux salariés du point de vente recrutés pour beaucoup dans les universités, et
sélectionnés selon deux critères :
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- leur capacité à accepter de mimer des postures érotiques (mannequin torse nu aguicheur à
l’entrée du magasin, employé/es dansant lascivement avec les clients) confortant le
positionnement de l’enseigne et son slogan (« all about sex »). Le caractère érotique des
postures demandées au personnel en contact a également fait l’objet de vives critiques
éthiques, d’autant que les employés sont encore jeunes et considérés comme vulnérables (19).
Plus généralement, chez A&F, le personnel en contact n’est pas là prioritairement pour
assurer une fonction de vente mais plutôt pour contribuer à l’atmosphère festive et
désinhibante du lieu. C’est ainsi que dès l’accueil, il est proposé au chaland (homme ou
femme) d’être pris gratuitement en photos quasiment dans les bras d’un éphèbe sculptural
torse nu, aux effluves du parfum Fierce d’A&F. Une fois dans le magasin, le client sera
surpris de voir les employés jouer entre eux avec les produits, allant, par moment, et sans
doute par légère provocation, jusqu’à se caresser les uns les autres. En cela, le processus de
tribalisation chez A&F semble se déployer, entre autre, à travers deux principes fondateurs du
marketing tribal : la valorisation du lien sur le bien (3) et l’euphémisation des narrations
commerciales au profit d’une phénoménologie émotionnelle et situationnelle (5). Ceci n’est
également pas sans rappeler un des principes fondateurs du marketing des services selon
lequel, la « stratégie de séduction » repose, à la fois, sur la maîtrise du procédé (les nouvelles
fonctions assignées aux employés) et sur la tolérance des clients et des employés face aux
risques associés aux pratiques mises en œuvre ; tolérance sans doute due à l’émotion partagée
et au culte de la marque.
Le premier et le troisième levier semblent bien participer des processus classiques de gestion
des tribus de marque.
En effet, le parcours-client chez A&F confronte les futurs initiés aux traditionnelles
composantes de la ritualisation dans la consommation (5) :
- des objets-culte qui se métamorphosent en « partenaires choyés » (au premier rang desquels,
le parfum A&F) ;
- des costumes rituels (ici, le jean taille basse porté avec des chemises A&F déboutonnées, ou
absentes, par le personnel en contact) ;
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- des lieux d’exercice du rituel et de l’expérience (le sas de l’entrée, le magasin, les cabines
d’essayage, etc.) où se nouent les liens émotionnels entre membres de la tribu ;
- des paroles magiques (le « Wouahhh » des nouveaux visiteurs découvrant les magasins ou le
« Abercrombie … j’adore » des fidèles vouant un véritable culte à la marque) ;
- des gestes magiques (la photo avec le mannequin de l’entrée, les caresses plus ou moins
symboliques des vendeurs et vendeuses entre eux, les mouvements de danse qu’esquissent les
clients avec le personnel) ;
- des idoles (la marque régénérée semble plus idolâtrée que les icônes historiques d’A&F
qu’étaient les Hemingway, Bing Crosby et autres Theodore Roosevelt).
Toutes ces composantes activées dans le point de vente au cours du processus de tribalisation
concourent à la constitution d’une sous-culture et permettent d’assimiler le magasin à un
véhicule symbolique et matériel des valeurs communes à la tribu (en l’espèce, la participation
à une expérience décalée, desinhibante, sensuelle et à la limite de la provocation).
De même, la redéfinition des fonctions du personnel en contact participe des principes de base
du marketing tribal (3) :
- en privilégiant le lien sur le bien : chez A&F, même si elles sont symboliques, les formes de
relation avec le personnel en contact sont si originales (toucher, prise dans les bras, danse, jeu,
etc.), qu’elles priment sur les produits dans la perception des clients ;
Le deuxième levier du succès de la gestion tribale de la marque A&F est l’exacerbation des
stimulations sensorielles. Deux pistes d’explication apparaissent quant à la pertinence de ce
levier :
- premièrement, le processus de tribalisation passe, surtout chez les adolescents (cœur de cible
d’A&F), par trois étapes : 1/l’exposition-imprégnation répétée et intense aux codes et signes
de la tribu, 2/l’incubation (moment de retrait individuel qui précède l’incorporation dans la
tribu) et 3/l’intensification qui consiste à vénérer la tribu et à multiplier les pratiques tribales
(8). Dans le cas d’A&F, l’exposition-imprégnation intense — véritable enracinement
sensoriel dans la tribu — a lieu dans les magasins où les stimulations sensorielles sont
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exacerbées permettant ainsi aux clients de base de ressentir des émotions comparables aux
plus fidèles membres de la tribu A&F. L’incubation se passe dans le rapport plus intimiste
que le client entretient avec ses produits A&F (le parfum notamment), chez lui (par exemple,
dans sa chambre) et l’intensification se déploie à travers l’évangélisation opérée par les
« fidèles » et par leur obsession de fréquenter les magasins A&F et d’en découvrir de
nouveaux ;
- deuxièmement, la tribalisation (au sens de processus d’engrammage d’un capital tribal) est
d’autant plus forte que la tribu est connotée par les valeurs du « cool » qui sont
principalement (16) : le refus du conformisme, une dimension artistique, un sens du
détachement (notamment marchand) et du non-effort, une propension à l’illicite et une grande
confiance en soi. Bien que construit par un marketing sophistiqué, le processus de
tribalisation mis en œuvre par A&F est assez imprégné des valeurs du cool (forte originalité
pour un magasin de vêtement, grande esthétisation du lieu par les nombreux stimuli sensoriels
et visuels, organisation de la transgression et confiance apparente des chalands d’être
reconnus comme porteurs de ces valeurs).
En résumé, le succès du marketing tribal mis en œuvre par A&F s’explique par le fait qu’il
présente des caractéristiques à la fois intensives (supporter la tribu) et extensives (capitaliser
sur la tribu).
En ce sens, à la différence du marketing tribal traditionnel (17) dans lequel les chaînes de
magasins sont un lieu d’extension de marque et de dilution des valeurs conçues dans des lieux
tribaux singuliers, chez A&F, c’est la chaîne de points de vente qui devient le système de
conception de la tribu de la marque, agissant alors comme une « matrice tribale multi-
entrées ».
CONCLUSION
Au-delà de la contradiction habituellement relevée en marketing tribal (quasi-impossibilité, à
la fois, de supporter de façon intensive la tribu et d’étendre véritablement l’expérience tribale
au plus grand nombre), l’étude du cas Abercrombie & Fitch conduit à faire la proposition
sensiblement différente, suivante :
si l’enseigne A&F réussit à créer un « capital tribal » fort, y compris auprès d’un large public,
c’est, non seulement par l’activation des principes de base du marketing tribal (recours à la
ritualisation et à la redéfinition des fonctions du personnel en contact autour du lien et du non-
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marchand) mais surtout, par l’exacerbation des stimulations sensorielles qui permet une
massification de la tribalisation par « imprégnation ».
L’enseigne américaine de vêtements casual et spotswear Abercrombie & Fitch créée en 1892
a réussi, non seulement à survivre malgré des crises graves, mais à devenir un fleuron de la
distribution américaine, en recourant, depuis 1996, à une stratégie fondée sur le marketing
tribal. Avec en 2007, un chiffre d’affaires, un résultat opérationnel et un résultat net en hausse
(vs 2006) respectivement de 8%, 21,3% et 26,4%, l’enseigne qui appartient au Groupe
Limited Brands se lance dorénavant par autofinancement dans un important développement à
l’international (Europe, Japon) (7).
Fondée en juin 1892 à New York par David T. Abercrombie, l’enseigne Abercrombie Co.
devient en 1904, Abercrombie & Fitch Co. suite à l’entrée dans le capital d’un de ses clients,
un riche avocat, Ezra Fitch. L’enseigne s’impose dès lors comme une référence car vendant
ses vêtements outdoors et ses armes à feu à l’élite sportive newyorkaise et notamment à de
célèbres personnalités (Ernest Emingway, Theodore Roosevelt, Greta Garbo, Clark Gable,
John Steinbeck, Cole Porter, etc.). Le fait que Charles Lindbergh porte de l’A&F lors de sa
traversée de l’Atlantique en 1927 confère à la marque une véritable image de marque d’«
aventures », un rien avant-gardiste. Ce sentiment est renforcé par les innovations mises en
œuvre par Ezra Fitch en matière de conception de point de vente. Celui-ci mettait en scène
une ambiance de plein air en disposant les produits et les objets comme s’ils étaient en
situation d’usage et faisait déjà vivre aux clients des expériences (ex : stand de tir, école de
golf, bassin d’entraînement à la pèche sur le toit). Ces innovations combinées à la diffusion
d’un coûteux catalogue et à l’ouverture du plus grand magasin de produits de plein air au
monde (sur huit étages) ont conduit A&F au bord de la faillite. Malgré tout, l’enseigne a
survécu et entama, à partir de 1962, une politique d’ouverture de magasins à travers les Etats-
Unis (Chicago, San Francisco, New Jersey, Floride, Michigan, Illinois, etc.). Cette expansion
conjuguée à l’apparition, à la fin des années 1960 et au cours des années 1970, de nombreux
concurrents offrant des produits et une expérience de magasinage similaire (Ralph Lauren,
Gap, Bass Pro Shop, p. ex.) a conduit A&F à la faillite en 1977 puis à son rachat par
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En 1988, Limited Brands, groupe de distribution ayant fait fortune grâce au développement de
concepts commerciaux originaux et expérientiels (notamment Victoria’s Secret et Bath &
Body Works), acquiert l’enseigne moribonde Abercrombie & Fitch. Sur la base des
caractéristiques historiques d’ambiance des magasins A&F (bois, style Nouvelle Angleterre,
espaces cosy, etc.), les nouveaux dirigeants élaborent un nouveau positionnement fondé sur la
séduction, la sensualité exacerbées (« all about sex » en devient leur slogan) et ciblent les
adolescents et jeunes adultes, hommes et femmes. A&F a d’ailleurs habillé le groupe de pop
musique LFO qui dans le refrain de sa chanson Summer Girls cite la marque A&F. Dans cette
stratégie, Limited Brands confère également à A&F une dimension provocante comme en
témoigne la fabrication de T-shirts au slogan à la limite de la discrimination raciale « Two
wongs can make it white » et de strings taille enfant pourvus de slogans à orientation sexuelle.
Les magasins sont alors implantés tant en centre-ville qu’en centre commercial sur des
superficies de 700 à 2 000 m2 et deviennent une véritable attraction compte-tenu de leur
grande originalité (accueil par un mannequin homme torse nu, ambiance digne d’une
discothèque du fait de l’obscurité et du volume sonore de la musique « techno » diffusée,
comportements décalés du personnel en contact) (cf. photographies 1 et 2). Devenue
enseigne culte, en 2006, A&F réalisait, sur près de 370 points de vente, un chiffre d’affaires
de 3,3 milliards de dollars US et un résultat opérationnel de 660 millions de dollars US (7).
Démarche de la recherche
Dans le cadre de cette recherche a été mise en œuvre une démarche de type « interprétative »
où les phénomènes sont vécus, perçus et interprétés par des observateurs qui sont des sujets
actifs en interaction avec les acteurs de terrain observés. Cette démarche est usuelle en
matière de recherches sur le marketing tribal (6). Notre recherche a été articulée en trois
phases : la collecte des données, leur analyse et leur interprétation.
L’analyse des données collectées a consisté tant en une introspection individuelle et collective
(certaines sessions d’observation furent individuelles, d’autres furent collectives) faisant
émerger les états intimes et les sentiments profonds durant l’expérience, qu’en une
triangulation de l’analyse documentaire (primaire et secondaire) et visuelle (photos et films),
de l’analyse des observations et des journaux de bord et de l’analyse des entretiens avec des
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13
Liste des cahiers de recherche du PRISM – ANNEE 2010
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