1'5SAIS PHILOSOl'HIQL'ES
DIDIER FRANCK
ISBN 2 13 054229 8
1. W'i11k1' (1941), in A11s drr l:"tj{ilmmg des Denkens, Gesamtausgabc (GA), Bd. 13, p. 33.
Se retournant sur le chemin parcouru pour y prendre un nouvel élan et
après avoir expliqué comment l'inachèvement d'Être et temps le conduisit à
repenser d'un seul et même mouvement aussi bien le rapport du Dasein à
l'être depuis la vérité de celui-ci que l'ensemble de l'histoire de la philo-
sophie occidentale d'Anaximandre à Nietzsche, Heidegger poursuivait :
«Et qui pourrait méconnaître que tout ce chemin s'accompagna silencieu-
sement d'une explication avec le christianisme - une explication qui n'est
ni ne fut un "problème" rapporté mais le maintien de la provenance la plus
propre - celle de la maison parentale, du pays natal et de la jeunesse - et
simultanément la séparation douloureuse d'avec tout cela ? Seul qui fut ainsi
enraciné dans un monde catholique effectivement vécu pourra pressentir
quelque chose des nécessités auxquelles le chemin de mon questionne-
ment fut jusqu'à présent soumis comme à des secousses telluriques sou-
terraines. Les années marbourgeoises y ajoutèrent l'expérience plus
directe d'un christianisme protestant - mais déjà comme de tout ce qui
devait être fondamentalement surmonté sans pour autant être mis à bas. Il
ne convient pas de parler de cette explication la plus intime et qui ne porte
pas sur des questions de dogmatique ou sur des articles de foi mais unique-
ment sur la question de savoir si le dieu nous fuit ou non, et si nous-mêmes
pouvons encore véritablement, c'est-à-dire en tant que créateurs, en faire
l'expérience. Et il ne s'agit pas non plus d'un simple arrière-fond "reli-
gieux" de la philosophie mais de l'unique question de la vérité de l'être qui
seule décide du "temps" et du "lieu" qui nous sont historialement impartis
au sein de l'histoire de l'Occident et de ses dieux. »1
1. « Ein Rückblick auf den·Weg», in Btsinmmg, GA, Bd. 66, p. 415-416. Ce texte est daté
par Heidegger lui-même de 1936-1937.
10 HEIDEGGER FT LE CIIRISTIANISME
1. « Spiegel-Gespriich », in R.ede111111d a11dere Ze11g11isse eines Lebensweges, GA, Bd. 16, p. 653.
Le cours du semestre d'été 1932, intitulé Le con1mence111ent de la philosophie occidentale, porte sur
Anaximandre et Parménide.
1
Tel qu'il est traditionnellement reçu depuis la citation qu'en fait Sim-
plicius dans son commentaire de la P~siq11e d'Aristote, le texte de la
parole d'Anaximandre est le suivant: èÇ &v ôè ~ yéve:ali; ÈO'TL Toî'i; ooaL Xtxt
' ..J,O
rtjV ' E:Lt;
'+' . Of)Ol:V > ':"Ol:UTOI:
- 0
YLVE:O'VOl:L
I
XOl:TOI:' TUl )(pe:wv· oLo\'.'6 VOCL yocp
I \'.' ' Ol:UTOC
> ' oLX7)V XOl:L
\'.'I '
TLCHV OCÀÀ~ÀOLÇ 't"iïç ocÔLxloci; XOl:'t'Ot T~V TOU xp6vou TiiÇLv. Après avoir rappelé
ks traductions qu'en donnèrent Nietzsche et Diels, après avoir retracé
l'histoire de sa transmission, Heidegger en propose une première version
liLLérale: «Or, depuis quoi la génération est aux choses, aussi la perdition
vers cela s'engendre selon le nécessaire; car elles se donnent droit et
réparation les unes les autres pour l'injustice, selon l'ordre du temps. »1
Puis, une fois écartées les présuppositions majeures qui en déterminent
généralement l'interprétation, il s'attache à préciser ce dont la parole
parle. « Grammaticalement, la parole consiste en deux phrases. La pre-
mière commence par : èÇ wv ôè -fi yéve:ali; ÈO'TL Toî'i; ooaL••• Il est question
des ovToc ; TOt ovToc signifie, littéralement traduit : l'étant. Le pluriel du
neutre nomme TOt 7t'oÀÀii, la multitude au sens de la multiplicité de l'étant.
Toutefois TOt ovToi: ne désigne pas une multiplicité quelconque ou sans
limite mais 't'Ot 7tiXvToc, le tout de l'étant. C'est pourquoi 't'Ot ov't'oc signifie
1. Ibid., p. 330.
2. Ibid., p. 334.
3. Ibid., p. 340. Cf. J. Burnet, L'011rore de la philosophie grecque, trad. franç., p. 55, n. 2, et
F. Dirlmeier, «Der Satz des Anaximandros », in Rheinisches M11se11111 far Philologie, Neue Folge,
Bd. 87, p. 377. Heidegger renvoie à cette étude en précisant: «Je suis d'accord avec la délimita-
tion du texte mais pas avec ses raisons», in HolZJPCge, GA, Bd. 5, p. 376.
4. C'est en référence à un passage de Simplicius relatif à Héraclite que F. Dirlmeier a éta-
bli le caractère tardif de xoc-;à. -d,v -;r,;; ï.p6vo•J -;ci1;tv. Cf. «Der Satz des Anaximandros », in
op. cil., p. 379 sq., et pour le texte de Simplicius en question, cf. D. K. 22 A 5.
1li':IDEGGER ET LE CHRISTIANISME 15
seraient authentiques les mots suivants : x.oc't'àc 't'O zpe:wv· 8tMvocL yàcp ix1hàc
>llx."f)v x.ixt 't'tmv &t..Àfi/...otc, Tf,ç &8tx.locc, : ... selon la nécessité ; car ils se paient
ks uns aux autres châtiment et réparation pour l'injustice. « Ce sont préci-
sément», dit alors Heidegger pour conclure ces remarques philologiques
l'i après avoir quelque peu modifié sa première traduction, « ce sont les
mots à propos desquels Théophraste note qu'Anaximandre parle de
manière plutôt poétique. Depuis qu'il y a quelques années, j'ai à nouveau
médité toute la question, traitée à plusieurs reprises dans mes cours,
j'incline à ne tenir pour immédiatement authentiques que ces mots, à
rnndition toutefois que le texte qui les précède ne soit pas simplement
éliminé mais, en raison de la rigueur et de la force de diction de sa pensée,
soit retenu à titre de témoignage indirect du penser d'Anaximandre. Cela
1Tt)uiert que nous comprenions les mots yéve:mç et <j>6opei tels qu'ils sont
pensés de manière grecque, et ce, qu'ils soient des mots préconceptuels
ou des mots conceptuels platonico-aristotéliciens »1•
Nous ne saurions toutefois comprendre le sens que les mots yéve:mç
t't <j>Oopei pouvaient avoir pour et non selon Anaximandre sans détermi-
ner au préalable, fût-ce provisoirement, ce que veut dire «penser de
manière grecque » et quelle signification proprement philosophique revêt
ici cet adjectif. « Dans notre façon de parler», précise Heidegger, «grec
ne désigne aucune particularité populaire, nationale, culturelle ou anthro-
pologique ; grec est le matin du destin conformément auquel l'être lui-
même s'éclaire dans l'étant et revendique une essence de l'homme qui, en
tant que destinale, y a le cours de son histoire comme maintenue dans
"l'être" ou délaissée par lui, sans en être pourtant jamais séparée. »2 Mais
si, par «grec», il faut comprendre l'effacement de l'être devant l'étant
comme lueur initiale de l'être même, effacement qui transit notre manière
de penser, mais si le «grec » doit être compris à partir de la question de la
vérité de l'être et non à l'inverse celle-ci depuis celui-là, mais si le« grec»
est, malgré les réserves que peut appeler ici cette expression, une «cons-
1. «Der Spruch des Anaximander», in HolZJPege, GA, Bd. 5, p. 341. Dans la seconde
partie du cours de 1941, G'rtmdbegrijfe, GA, Bd. 51, p. 94 et sq., Heidegger s'en tenait encore à la
leçon de Dicls.
2. lhid., p. 336.
16 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Cette expression est employée par Heidegger au § 72 de Sein 1111d Zeit, au § 42 de Kant
mu/ das Prohle111 der Metapl!J•sik et au § 5 du cours de 1927, Die Gru11dproble111e der Phanofl1enoloJ!.ie,
GA, Bd. 24. Et lorsque, dans Je cours de 1941 partiellement consacrée à la parole
d'Anaximandre, il évoque« l'effroi du philologue devant les constructions philosophiques arbi-
traires», l'ironie porte plus sur l'adjectif que sur Je nom; cf. Gn111dheg1fffe, GA, Bd. 51, p. 100.
2. «Der Spruch des Anaximander », in Holz!11ege, GA, Bd. 5, p. 336.
3. fhid., p. 336-337. Sur le sens de l'occidental, cf. p. 326.
111·.ll>EGGER ET LE CHRISTIANISME 17
1. Ibid., p. 346.
111·:11 >J'.(i(iER ET LE CHRISTIANISME 19
111c·11t les distinguer les uns des autres? Toc è6vw. désigne l'étant présent
(.v,r;11,r111JJi.irtig), Toc Èaa6µe:vat et 7tp6 è6vp<at, l'étant au sens du non-présent
(111~1!,f;l!,enwi.irtig). Que faut-il entendre par là et quelle différence y a-t-il entre
n· c1ui-vient-en-présance (das Anwesende) et le caractère présent ou non-
11ri·sent de ce-qui-vient-en présance ou encore entre das Anwesende, le pré-
Ha11t, et das Gegenwartige, le présent ?1
Revenons un instant à Homère. Au premier chant de l'Ocfyssée, Télé-
11iac1ue accueille un étranger sous l'aspect duquel il reconnaît Athéna.
Après l'avoir fait asseoir, il lui offre de se restaurer. C'est alors que «la
digne intendante s'avança, portant le pain, et généreusement les entretint
Mur ses réserves, e:t30tT0t 7toÀ/( èml:le:î'aat )(otpi~oµÉv'Y) 7tatpe:6nwv »2• Les
1. Ibid., p. 347.
2. Ibid.
3. Ibid.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 21
1. Ibid.
2. Selon le Dittionnai1? étymologique de la /a11g11e gmq11e de P. Chantraine, µ.otlveiµ.otL «répond
formellement au sanscrit n1a1[1ale: penser» et« le verbe grec s'est dissocié de la notion générale
de "penser'' pour s'appliquer à la notion d'ardeur folle et furieuse ».
3. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJPtge, GA, Bd. 5, p. 347.
4. Ibid, p. 348.
22 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. lhid.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 23
1. Ibid., p. 349.
2. Ibid., p. 348.
24 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. lhid., p. 352.
l IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 25
poème d'un poète, le traité d'un penseur résident dans leur parole (Wo~
propre, simple, unique. Ils nous contraignent à toujours refaire l'expé-
rience de cette parole comme si nous l'entendions pour la première fois.
Ces prémices de la parole nous font à chaque fois passer (setzen uns über)
sur une nouvelle rive. Ce qu'on nomme traduction (Übersetzen) et para-
phrase ·n'est jamais que la conséquence du transfert (Übersetzen) de tout
notre être dans le domaine d'une vérité changée. C'est seulement lorsque
nous sommes proprement livrés à ce transfert que nous sommes soucieux
du mot. Et c'est à partir du respect de la langue ainsi fondé que nous pou-
vons entreprendre la tâche plus aisée et plus limitée de traduire un mot
étranger par un mot de notre propre langue. »1
La traduction du grec en allemand présuppose donc la traduction de
l'allemand en allemand. Mais comment faut-il entendre cette dernière?
Après avoir affirmé qu'il est plus difficile de traduire sa propre langue
dans ses mots les plus propres que de traduire une langue étrangère dans
sa propre langue, Heidegger poursuivait : «C'est ainsi, par exemple, que
la traduction des mots ou de la parole d'un penseur allemand dans la
langue allemande est particulièrement difficile parce que règne ici le pré-
jugé tenace selon lequel nous comprendrions immédiatement le mot alle-
mand puisqu'il appartient à la langue propre, alors que, pour traduire une
parole grecque, nous devons en outre apprendre d'abord une langue
étrangère. Nous ne pouvons élucider ici et plus en détail pourquoi et dans
quelle mesure tout dialogue et tout dire est, au sein de la langue propre,
un traduire originaire et ce que, dans ce cas, signifie proprement "tra-
duire". »2 Si la traduction originaire tire sa difficulté de la familiarité que
nous entretenons avec notre propre langue et l'étant qui s'y dit, alors cette
traduction ne saurait avoir lieu sans que notre langue nous soit devenue
étrangère et que, du même coup, la familiarité avec l'étant soit rompue.
Mais que faut-il entendre par cette familiarité sinon l'oubli de l'être et de
1. Pt1m11nides, GA, Bd. 54, p. 17-18. Cf. Eïnfiihnmgi11 die Metopl?Jsik, GA, Bd. 40, p. 29, où,
après avoir dit que «le poète parle toujours comme si l'étant était pour la première fois ex-
primé et interpellé », Heidegger poursuit : « Le dire des poètes et la pensée des penseurs don-
nent lieu à un monde si vaste que chacune des choses qui s'y trouvent, un arbre, une montagne,
une maison, un cri d'oiseau, en perdent tout caractère indifférent et habituel.»
2. Ibid, p. 18.
26 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. ibid.
2. En abordant l'analyse de l'être de l'étant intramondain par l'affirmation scion laquelle il
n'y a pas d'ustensile isolé et que «conformément à son ustensilité, un ustensile n'est toujours
que par son appartenance à un autre ustensile», Heidegger situait déjà l'être des choses dans le
rapport qu'elles entretiennent les unes avec les autres ; cf. Sein 1111d Zeit, § 15.
3. Cf. E. Benveniste, Le 1•ocalmllli1~ des i11slil11lio11.r i11do-europée1111e.r, t. 2, p. 107 et sq.
4. «Der Spruch des Anaximander », in 1-lolZ?nge, GA, Bd. 5, p. 354.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 31
den schiebt sich vor in das Her von Herkueft und schiebt sich vor in das Hin von
Weggang). La venue-en-présance est ajointée (veifugt) à l'absance selon ces
deux directions. La présance vient-en-présance dans un tel ajointement
(Fuge). »1
Mais si le présant est cet ajointement, en quel sens l'cX.8LJ<.Lot peut-elle,
comme le dit Anaximandre, en constituer le trait fondamental ? Ce qui
séjourne-toujours-en-passant, le présant, se déploie depuis et selon le
double ajointement de la présance à l'absance. Mais, en tant que présant,
«ce qui séjourne-toujours-en-passant (dasje-Weilige) peut, précisément lui
et lui seul, en même temps demeurer en son séjour (in seiner Weile sich ver-
weilen) »2 • Qu'est-ce à dire? Le présant n'est pas sans la présance qu'il n'est
pas. Comment pourrait-il toutefois n'être pas cette présance dont il sourd
sans se déprendre de ce qui la constitue, à savoir son double ajointement
à l'absance: son caractère transitoire? Et comment le pourrait-il sans que
son séjour par essence passager et transitoire ne devienne arrêt, station,
constance ? « L'advenu peut même tenir (bestehen) à son séjour unique-
ment pour rester ainsi plus présant au sens de la constance. Ce
qui séjourne-toujours-en-passant persiste dans sa présance. De cette
manière, il se retire de son séjour transitoire. Il se rengorge dans
l'entêtement du persister. Il ne se tourne plus vers les autres présants. Il
s'obstine, comme si c'était là le demeurer-en-son-séjour, sur la constance
du persévérer durablement. » Le présant se tient et retient dans la pré-
sance et, y stationnant avec constance, se trouve disjoint de l'absance à
laquelle est doublement ajointée sa présance même. «Tout séjournant-
en-passant se tient dans la disjonction (Un-Fuge) »\ - se tient, steht, écrit
Heidegger, et non pas ist ou anwest: est ou vient-en-présance. Mais si la
disjonction est la consistance même du présant, faut-il en conclure que le
«se-tenir-dans-la-disjonction» est l'essence de tout présant, de tout
étant? Et est-ce bien simplement là ce que dit la parole d'Anaximandre ?
Dans quel horizon cette dernière nomme-t-elle l'cX.8LJ<.Lot? La disjonc-
tion est ce pour quoi les présants « se paient châtiment », 8L86vcxL 8lK1JV.
1. ibid., p. 356.
2. Gn111dheg1?flè,GA,Bd.51,p.113;cf.p.112, 114, 116, 117, 119.
3. Cf. « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens », in Z11r Sac/Je des Dm·
keJJ.r, p. 78.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 33
~lxri par Fug, Heidegger précisait : «Nous comprenons ici Fug d'abord
comme ajointement et conjonction (Fuge und Gefage) ; ensuite comme
injonction (Fiigung), comme la directive que ce qui règne souverainement
donne à son règne ; enfin comme la conjonction ordonnatrice qui con-
traint à l'insertion et au se-soumettre (das fiigende Gèfage, das Einfiigung und
Sich.ftigen erzwingt). »1 En d'autres termes, l'être se déploie en s'accordant à
lui-même, en s'accordant l'étant et en accordant les étants les uns aux
autres, et aucun de ces trois moments ne saurait être dissocié des autres.
«L'être, en tant que 8lx1j, est la clé de l'étant dans sa conjonction. »2 L'être
est donc 8lx"f), Fùg, ordre, accord ou, cela revient au même, 8lx"I) est un
mot pour l'être de l'étant dans son ordonnance d'ensemble. Et si «la
8lx·lj, pensée à partir de l'être cqmme présance, est l'accord qui ajointe et
ordonne (der fugend-:fagende Fui!)», inversement« l'oc8utloc. est le discord (der
Un-Fug) »3•
Revenons plus directement à la parole d'Anaximandre. Que signifie,
relativement à la venue-en-présance du présant, 8L86voc.L 8lx"f)v, «donner
l'accord» ? Le présant vient-en-présance dans la mesure où il séjourne-
en-passant, dans la mesure où par conséquent il consiste à transiter entre
provenance et départ. Consister (bestehen) ainsi à passer, telle est «la juste
constance (die fagliche Bestiindigkeit) du présant », une constance qui, pour
être ordonnée à la venue-en-présance, ne vire pas en persistance mais en
surmonte la possibilité et avec elle l'oc8Lxloc.. C'est donc en «séjournant
son séjour que ce qui séjourne-en-passant laisse appartenir son essence
- la présance - à l'accord», laisser-appartenir que désigne le verbe
8L86voc.L. Partant, la présance de chaque présant ne consiste pas dans la
seule oc8LXLot, disjonction OU discord, mais dans le 8L86VotL 8LX"f)V ... ·djt:;
oc8Lxtott:;, dans le« laisser-appartenir à l'accord (dans le surmontement) du
discord »4 ou, pour le dire autrement, tout présant vient-en-présance pour
1. Ibid., p. 358.
2. Ibid., p. 359. Selon Heidegger car, selon le Greek-Engli.rh Lexicon de Liddell-Scott-Jones,
':'!mç qui provient du verbe 'l'(vw signifiant, à l'actif, «payer une dette» et, au moyen, «se faire
payer » ou « châtier», 'l'Latç signifie exclusivement « paiement en retour», « rétribution », « ven-
geance ». Il est vraisemblable que Heidegger s'appuie ici sur le Diction11airr i(J•1110/ogiq11e de la la1ig11e
gre,q11e de E. Boisacq auquel il fait d'ailleurs une fois explicitement référence et selon qui le
verbe 'l'lvw est une forme du verbe ':'LW : « honorer», « estimer» ; cf. op. fit., .rub. ':'Lw, et Heideg-
ger, 01110/ogie, GA, Bd. 63, p. 9. Il est alors possible d'accorder au mot ':'Latç le double sens en
question. li faut toutefois remarquer que ce rapport entre 'l'l<ù et ':'!vw était, à la même époque,
exclu par le dictionnaire de Liddell-Scott-Jones comme il l'est depuis par ceux, étymologiques,
de H. Frisk ou de P. Chantraine. Cf. éi,'lllerncnt E. Benveniste, Le IJfKabnlairr des ùutiflltionr indo-
e11ropée1111e.r, t. 2, p. 50-55. Loin de se soumettre à l'étymologie, Heidegger a donc ici comme par-
tout ailleurs soumis l'étymologie à la chose même.
36 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Ibid.
2. Cf. Sei11 1111d Zeit, § 26, p. 123.
3. « Der Spruch des Anaximander », in Ho1ZJP«6, GA, Bd. 5, p. 359-360.
4. Ibid., p. 360.
5. Ibid.
38 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
contrée ouverte du non-retrait »1• Les uns aux autres: àHf,Àotc;. «Plus
nous pensons rigoureusement dans tXÀÀ~Àotc, la multiplicité de ce qui
séjourne-en-passant», dit alors Heidegger qui, tranchant la question de
savoir s'il faut rapporter tXÀÀ-ljÀotc, à 8lx·'lv ou à 't'Lcrtv, récapitule
l'interprétation de la seconde phrase, « plus devient net le rapport néces-
saire de àÀÀ~Àotç à 't'Lcrtç. Et plus ce rapport ressort avec netteté, plus nous
reconnaissons clairement que le 8i86vou ... 't'Lcrtv tXÀÀ"~Àotc,, le déférer les uns
aux autres, est le mode sur lequel les séjournants-en-passant séjournent
en tant que présants, c'est-à-dire 8i86voci 8lx11v, donnent l'accord. Le xocl
entre 8lx11v et >Lcrtv n'est pas un "et" vide, de simple conjonction. Il
signifie une conséquence essentielle. Les présants donnent l'accord
quand, à titre de séjournants-eq-passant, ils ont déférence les uns pour les
autres. Le surmontement du discord a proprement lieu par le laisser-
appartenir de la déférence. Ce qui veut dire: il y a dans l'à8txloc et en tant
que conséquence essentielle du discord, le ne-pas-déférer-à... , l'absence
de déférence »2•
Ainsi parvenu au terme de l'interprétation de la seconde phrase de la
parole d'Anaximandre, il est possible de faire immédiatement les remar-
ques suivantes : 1 / En décrivant la manière dont les séjournants
s'opposent à l'ajointement du séjour, Heidegger décrit la manière dont
l'étant se différencie de l'être, différenciation qui repose sur la modifica-
tion de la présance en constance, sur le retrait de l'être. La différence
ontologique est donc plus l'aventure de la constance ou de la persistance
que celle de la venue-à-la-présance elle-même dont elle n'est qu'une
modification. 2 /En expliquant d'une part que les séjournants s'oppo-
sent à l'ajointement du séjour pour rester« plus présants »et, d'autre part,
que, « persistants en une même fureur, ils se repoussent les uns les autres
hors du présant présent», hors du non-retrait, Heidegger saisit in statu
nascendi la constitution onto-théo-logique de la métaphysique puisque le
dieu de celle-ci est l'étant suprême, c'est-à-dire celui dont la constance
surpasse celle de tous les autres étants et qui, pour cette raison, est le plus
vrai de tous. La constitution onto-théo-logique ne date donc pas de Pla-
1. lhid., p. 360-361.
2. Ibid., p. 361.
l IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 39
ton ou d'Aristote, elle est aussi ancienne que le retrait de l'être. 3 /Pro-
longeant leur séjour, constants, les présants s'en tiennent à eux-mêmes.
Dès lors les séjournants n'attiennent plus les uns aux autres mais canton-
nés en soi - ce cantonnement est leur identité même et sans la mutation
de la présance en constance, l'identité ne serait pas un trait de l'être - ils
sont s~parés les uns des autres et tous de l'être. Isolés, ils peuvent alors et
alors seulement se montrer tels qu'en eux-mêmes ils sont et, du même
coup, devenir phénomène si on entend par là ce qui se montre en soi-
même, das Sich-an-ihm-selbst-zeigende'. La phénoménalité commence donc
avec l'insurrection de la constance contre la venue-en-présance dans son
double ajointement à l'absance et il n'y a rien de plus originairement
métaphysique que la phénoménologie.
1. Cf. .\èi111111d Zeit, § 7, sur le concept de phénomène et§ 16, p. 75-76, pour une explica-
tion du «se-tenir-en-soi» (A11sithhalten) de l'étant à portée de main.
III
1. Ibid., p. 29.
2. lhid., p. 4.
3. lhid., p. 56-58.
4. Sur le se-reposer-en-soi-même (dos !11sichmhe11), cf. id., p. 9, 11, 19; sur la constance
(Siii11digkeit), cf. p. 11, et sur le caractère sauvage (dos Eigemviichsige) des choses, cf. p. 9, 14 et 47,
où il est question de la <'/icnç comme de «l'étant émergeant sauvagement».
5. lhid., p. 17.
6. lhid., p. 14.
44 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
J. lhid.
2. //1id.
3. lhid.
4. lhid., p. 170.
46 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. «Die Fragc nach der Technik», in f.'ortriige 1111dA11fsiitze, GA, Bd. 7, p. 13.
2. Sur le sens grec de Ëpy<1•1, cf. « Wissenschaft und Besinnung », in i '01trii.ge 11nd A11jjiifZ!,
A, Bd. 7, p. 43-44.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 47
1. l/1id. Sur le verbe indo-européen *ghe11, cf. E. Benveniste, Le 110tab11/ain des i11stit11tio11s
indo-e111YJpée1111es, t. 2, p. 216, qui souligne le sens« religieux» du verbe zit1v.
2. Id., p. 175. Le mot q11adrat ou tadrat par lequel nous traduisons Quiert est un terme
d'imprimerie désignant un petit morceau de fonte plus bas que les lettres et servant à remplir
les vides d'une ligne. C'est parce qu'il provient du latin q11adraf11s que nous nous permettons ici
d'en détourner le sens.
50 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
trait selon lequel l'être initialement s'éclaire »1, Heidegger précise la manière
dont s'accomplit ce retrait de l'essence de l'à.Àf,6e:Lot et de la présance qui est
à l'origine del'à.8ndot : « Mais l"A-Àf,6e:Lot, non-retrait du présant comme tel,
se déploie (west) seulement et aussi longtemps qu'elle advient (sich ereignet)
comme Af,611. Car l"AÀf,6e:Lot ne supprime pas la A+,611. Le non-retrait
n'épuh;e pas le retrait mais le non-retrait requiert sans cesse le retrait et, ce
faisant, le corrobore en tant que source essentielle del'' AÀf,6e:Lot. Celle-ci se
tient à la Af,6"1) et se tient en elle. Et de manière si décisive que, très tôt,
l' 'AÀf,6e:Lot elle-même en tant que telle retombe dans le retrait, qui plus est au
profit du présant comme tel. Le présant prend le pas sur ce dans quoi il
vient uniquement à la présance. Car venir-en-présance, c'est-à-dire durer
dans l'éclaircie d'un ouvert à caractère de monde, ne se déploie (west) que
dans la mesure où le non-retrait advient, que celui-ci soit proprement
éprouvé voire représenté ou non. En fait, l' 'AÀf,6e:Lot ne se préserve pas pro-
prement dans son essence propre. Elle choit dans le retrait, Af,611.
L"AÀf,6e:Lot tombe dans l'oubli. Celui-ci ne consiste nullement en quelque
chose dont la représentation humaine ne conserverait pas le souvenir mais
l'oubli, la chute dans le retrait, advient avec l"AÀf,6e:Lot elle-même et ce au
profit de l'essence du présant qui vient-en-présance au sein du non-retrait.
Af,611 est l'oubli de la garde de l'essence de l'être. A telle enseigne que la
Af,O"f) est précisément la source d'essence et la provenance essentielle du
règne de chaque mode d'être. L'expression "oubli de l'être", expression
abrégée et qui, par conséquent prête aisément à malentendus, signifie que
l'essence de l'être, le venir-en-présance, y compris sa provenance essen-
tielle depuis l' 'AÀf,Oe:Lot en tant qu'événement (Breignis) de l'essence de cette
provenance, choit dans le retrait de concert avec l"AÀf,6e:Lot. Avec cette
chute dans le retrait, l'essence de l"AÀ+,6e:Lot et de la venue-en-présance se
retire. Et dans la mesure où celles-ci se retirent, elles demeurent inaccessi-
bles à la perception et à la représentation humaines. »2
teur ÈÀocv6ocve:: "À tous les autres convives, il cacha l'afflux de ses larmes."
Pourtant, èl.ocv6ocve: ne signifie pas, de manière transitive, "il cacha" mais
"il demeura caché (verborgen, en retrait) - en tant que versant des larmes".
Dans la langue grecque, le "demeurer en retrait" est le mot directeur. La
langue allemande dit au contraire: il pleurait sans que les autres le remar-
quent. De même, nous traduisons le précepte épicurien bien connu M6e:
~twaocc:; par : "vis caché". Pensée de manière grecque, la parole dit : "En
tant que celui qui conduit sa vie, demeure (cependant) en retrait." Le
retrait détermine ici le mode sur lequel l'homme doit venir-en-présance
parmi les hommes. Par sa façon de dire, la langue grecque nous apprend
que le retrait, c'est-à-dire en même temps le demeurer-hors-retrait a sou-
verainement le pas sur tous les autres modes dont les présants viennent-
en-présance. Le trait fondamental de la présance elle-même est déterminé
par le demeurer en retrait et hors retrait. »1
Alors que, pour nous, Ulysse pleure sans être remarqué par les autres
convives, à l'inverse il apparaît aux Grecs comme nimbé d'un retrait qui
le soustrait aux regards de l'assistance. Retrait et non-retrait sont donc
propres à l'étant et nullement à la perception qu'on en pourrait avoir.
Mais comment la langue grecque pourrait-elle ainsi attester que retrait et
non-retrait appartiennent à la présance sans avoir elle-même reçu
l'empreinte de l'&l.~6e:toc, sans en provenir? Une fois rappelé que« par-
tout la présance du présant ne vient à la langue que dans le paraître, le se-
manifester, le reposer-devant, le surgir, le se-produire et s'offrir à la vue»,
Heidegger concluait : « Dans son harmonie sans trouble au sein de
l'existence grecque et de sa langue, tout cela serait impensable si demeu-
rer-en-retrait - demeurer-hors-retrait ne régnait pas comme ce qui n'a
tout d'abord pas besoin d'être proprement porté à la langue puisque cette
1. « Aletheia (Heraklit, fragment 16) », in Vo1t1iige 1111d AllfsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 269-270.
Cette analyse, corroborée par celle de« l'oubli» (p. 272-273), reproduit pour l'essentiel deux pas-
sages du cours de 1942-1943 sur Parménide ; cf. Parme11ides, GA, Bd. 54, p. 34 et sq. et p. 40 et sq.
Dans le cours de 1931-1932 sur l'essence de la vérité et pour expliquer le sens du verbe /.avOiiv<»,
Heidegger citait déjà ce même vers d'Homère,« un vers que depuis l'école nous avons toujours
dans l'oreille» ajoutait-il en manière de confidence ; cf. Vom Wesetr der Wahrheil, GA, Bd. 34,
p. 141. Ce qui vaut pour la traduction du grec à l'allemand vaut pour celle du grec au français.
Ph. Jacottet, par exemple, traduit : « Ainsi à tout le monde il put dissimuler ses larmes. »
54 HElDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Id, p. 270. Cf. llVos heijft De11ke11 ?, GA, Bd. 8, p. 262 où il est dit : « La lanh'lle est dans la
mesure où le non-retrait, 1" A-A-f,(JeLcx, advient (skh ereignet). »
2. «Hegel und die Griechen »,in Weg111orkt11, GA, Bd. 9, p. 443. À propos du Myr,ç héra-
clitéen et après avoir rappelé que « venir-en-présence signifie : 1111e fai.r s111,P,i, d11rer dons le 11011-
relmil », Heidegger poursuivait : « Dans la mesure où le /,6yo~ laisse reposer-devant ce qui, en
tant que tel, repose-devant, il décèle le présant dans sa présance. Mais le décèler est l'&J.·f,flELcx.
Celle-ci et le A6yr,ç sont le même. Le Myetv laisse reposer-devant &J.·l;fl:fot, ce qui, en tant que
tel, est hcll'S-retrait (B 112). Tout décèlement soustrait le présant au retrait. Le décèlement a
besoin du retrait. L"A-A'i]fleLcx repose dans la A+,O·r,, y puise, met en avant (legl ll()r) ce c1ui par
celle-ci demeure retiré (hù1terlegt). Le .\6yr1; est m /11i-111ê111e à la fais décèlement et cèlement. Il est
J",\J.·f,flsL<X. »Cf.« Logos (Heraklit, fraE,>ment 50) »,in Vonnïge mrdAefsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 225-
226. C'est ce mouvement d'arrière (hinter) en avant (vor) qui donne son sens le plus profond à la
1J1itophysique.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 55
1. Pam1e11ide.r, GA, Bd. 54, p. 129. A propos des vers 45 et suivants de la VII< Olympique,
cf. p. 109 et sg., ainsi que 120 et sq. Sur le rapport des Grecs à 1'&1.-f,61:toc, cf. le cours de 1937-
1938, (,/1111djh(geJJ der Philosophie, GA, Bd. 45, p. 108 et sq.
IV
1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zeit und Sein"», in ZNr Sache des De11-
ke11s, p. 56. Il s'agit bien sûr du fragment 123.
2. Cf. Hemklit, GA, Bd. 55, p. 28 et sq.
58 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
pour autant qu'il éclaire. Nous nommons son éclaircir l'éclaircie (die Lich-
tung). Ce qui lui appartient, où et comment elle advient, cela reste à
méditer. Le mot "clair" signifie : luminescent, rayonnant, illuminant.
L'éclaircir octroie l'éclat, libère l'éclatant dans un apparaître. La libre vasti-
tude (das rreie) est le domaine du non-retrait que régit le déceler. Qu'est-ce
qui appartient nécessairement à celui-ci, décèlement et éclaircie sont-ils, et
dans quelle mesure, la même chose, ce sont là encore des questions. »1 Et
n'est-ce pas à ces dernières que fait justement écho Héraclite lorsqu'il
demande -:à µ~ 8uv6v r.o-:e 7tW<;; &v 't"LÇ MOot, comment quelqu'un peut-il
demeurer caché devant ce qui ne sombre jamais? N'est-ce pas alors en vue
de l'éclaircie et du décélement qu'il convient d'interroger ce fragment 16 ?
Certes, mais ne risque-t-on pas. ainsi d'ajouter une interprétation aux
autres, interprétation que rien ne distinguera fondamentalement des
autres puisqu'elle en prendra simplement la suite ? Acette objection, Hei-
degger répond en reconduisant la parole d'Héraclite au domaine de ce qui
est à penser, en indiquant le site depuis lequel il se tourne vers elle : «Le
caractère toujours autre de chaque interprétation dialoguée est le signe
d'une plénitude non dite, celle de ce que Héraclite lui-même n'a pu dire
que selon les perspectives qui lui étaient octroyées. Vouloir se lancer à la
poursuite de la doctrine objectivement conforme d'Héraclite est un projet
qui se soustrait au danger salutaire d'être atteint par la vérité d'une
pensée. » Puis, allant à la ligne, il prévient : « Les remarques suivantes ne
conduisent à aucun résultat (Ergehnis). Elles montrent dans l'Ereignis. »2
Quelle est la portée de cet avertissement que souligne la typographie ?
Il signifie d'abord que c'est depuis l'Ereignis, depuis ce qui n'est plus grec,
que Heidegger s'enquiert ici de l'ocl;f;Oetoc, de ce qui caractérise le grec
comme tel. Il signifie ensuite, et le second point dépend du premier, que,
d'une certaine façon, c'est aussi depuis la plénitude réservée de l'Ereignis"
1. « Aletheia (Heraklit, fragment 16) »,in Vo1tnïge1111d Af!/.riitze, GA, Bd. 7, p. 265-266.
2. Ibid., p. 269.
3. En marge de son propre exemplaire et à propos du pronom démonstratif clans la pro-
position « ... celle de ce que Héraclite lui-même n'a pu dire ... », Heidegger a noté : «Qu'est-ce
que cela? l'Ere{~11is? » i\1/11/atis 11111ta11dis, la même chose vaut pour le -;/, 'J.•i-;/, du fra1,,'1Ilent 3 de
Parménide; cf.« Moira (Parmenides VIII, 34-41) »,in Vo1triige 1111d A11fsiitze, G1\, Bd. 7, p. 260
et« Der Satz der ldentitat », in ldmtit(it mu/ Df/lmmz, p. 24-27. ·
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 59
1. Id., p. 271.
60 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Id., p. 275. Dans la prose arriquc, :J:f;... 7tr,-;z, pas une fois, jamais, s'écrie en un seul mor,
'
!Xljï;'r,-;-~.
2. Id., p. 276.
3. Id., p. 277.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 61
1. Id., p. 278-279.
2. Id, p. 279.
3. Id, p. 280.
4. lhid et .Sèi11 1111d Zeil, § 7, p. 38.
62 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Id., p. 281. Sur cette interprétation du vivre qui repose entièrement sur l'usai,>e poétique
de la racine ~Ol- avec laquelle le verbe ~&w, ~if1c.i, n'a pas de rapport étymologique, cf. 1-Jernklit,
GA, Bd. 55, p. 93 et sq.
2. Id., p. 281. Cf. lythiq11es, V, 70 et lsth111it111es, I, 32.
3. Id., p. 282.
4. Cf. K. Reinhardt,« Heraklits Lelue vom Feucr», in vér111iicht11is der Antike, p. 41-71.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 63
1. « Alecheia (Heraklic, frai,'ITlent 16) »,in Vorlrage 1md A11(ratze, GJ\, Bd. 7, p. 283.
2. Ibid.
3. « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens », in Z11r Sache des De11ke11s,
p. 71 et 72; cf. p. 74.
4. Ibid., p. 75.
64 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
vers l':X.Àf,fleLoc qui la noue à l'être? Nous l'avons vu, si la À+,Or., le se-celer,
le se-mettre-à l'abri, est le cœur même de l'&À+,0eLoc ou éclaircie de la pré-
sance, la pensée ne saurait se tourner vers ce qui, par essence, se dérobe
en se retirant. Mais comment dire cela sans avoir fait l'expérience du
retrait lui-même et comment cette dernière pourrait-elle avoir lieu si,
avant d'être celle de la présance, l'éclaircie n'était celle de son retrait? Dès
lors que la présance se retire devant le présant, le retrait appartient à la
présance et l'éclaircie de la présance est celle de son retrait. Et n'est-ce pas
parce que l'éclaircie est celle du retrait de la présance, de la présance
comme retrait, que la pensée est susceptible d'accéder à ce qui lui était ini-
tialement ou presque inaccessible ? Mais une chose est d'expliquer com-
ment la pensée peut faire l'expérience de l'oubli de l'être, une autre de
déterminer ce qui l'y contraint et la question de savoir pourquoi la pensée
a pu finir par atteindre ce qui lui était initialement soustrait demeure
entière. Nous y reviendrons.
Si avant d'être celle de la présance, c'est-à-dire l'&À+,0eLoc, l'éclaircie est
bien celle du retrait et du se-celer propres à la présance du présant, ne
recèle-t-elle pas alors ce qui donne lieu à l'&t..+,f-leLoc comme à la présance et
«dans le se-celer (Sichverhergen) de l'éclaircie de la présance, ne règne-t-il pas
encore un abriter (Bergen) et prendre-en-garde (Verwahren) qui octroie
d'abord le non-retrait pour qu'ainsi le présant puisse apparaitre dans sa
présance »1 ? Sans répondre immédiatement à cette question, précisons-en
la portée. Si le xpu7tn116ocL héraclitéen abrite la possibilité du non-retrait et
de la présance, de l'être et de l'&t..+,6eLoc, il recèle du même coup l'éclaircir de
l'éclaircie elle-même, de cette éclaircie au sein de laquelle nous accédons à
l'étant et, d'une certaine façon, à l'être. Dès lors, remonter de l'éclaircie de
la présance ou &t..+,OeLOt, à l'éclaircie du retrait de la présance qui en est
l'essence même et à l'abriter qui lui est propre, n'est-ce pas remonter à la
source même de l'&t..+,6eL0t et excéder ce qui est grec vers ce qui ne l'est
plus ? Dans le même contexte et à propos de quelques-uns des concepts
les plus fondamentaux de la métaphysique, Heidegger avertit que nous ne
pourrons jamais les déterminer de façon suffisante« sans d'abord faire, de
1. Ibid., p. 78.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 65
1. « Aletheia (Heraklit, fragment 16) », in Vortriige 1md ANjsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 284. La
même formule ou presque réapparaît quelques années plus tard, dans la conférence Hegel 11nd
die G'rircbe11, lorsque la présance est explicitée comme « le demeurer à partir du retrait en avant
dans le non·retrait (tlas a11s der Verborgmheit her i11 die l111verborge11heil vor- IV'iihre11) » ; cf. Weg111ar-
ke11, GA, Bd. 9, p. 441. Cette formule reproduit, au verbe près, 1viihre11 au lieu de bri11f!.ell, celle,
citée plus haut (p. 46), par laquelle Heidegger caractérise la production et la <l>•ja~~ ; cf. égale-
ment «Die Gefahr », in Brenier Nlld FiribNwr v'i11tn1ge, GA, Bd. 79, p. 64.
2. Id, p. 285.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 67
1. Id., p. 284. Sur le sens du verbe 6&&.ù(·"'"• blicken, regarder, l'assimilation des dieux aux
regardants et la détermination de l'homme comme celui dont le regard répond à la vue (Blick)
qu'offre ce qui se montre, comme celui dont le regard répond à celui de l'être, comme le
regardé (An-geblickte), cf. Pant1mides, GA, Bd. 54, p. 152-162 et particulièrement p. 158 et 160.
2. Id, p. 285.
68 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
dès lors qu'ils sont ouverts à la présance en tant que telle. Mais comment
pourraient-ils être ouverts à la présance sans l'être d'abord à son éclaircie
et comment pourraient-ils être ouverts à l'ouvert ou à l'éclaircie dans
l'éclaircie sans être eux-mêmes et par vocation éclaircis en tant
qu'éclairants et ce d'autant plus que l'ouvert est l'éclaircie? Que signifie
alors ce rapport incomparable à tout autre sinon que les hommes et les
dieux sont appropriés à l'éclaircie de telle sorte que cette appropriation
(Er-eignis) est l'éclaircir même et ainsi l'événement s'il en fut jamais ? Et
dans cette appropriation les hommes et les dieux sont nécessairement
toujours décélés puisqu'ils sont l'éclaircie - dans une autre langue on
dirait : toujours dans la vérité de l'être car leur être en est le lieu - ou
encore nécessairement remis dans leur être, c'est-à-dire confiés, à
l'éclaircie qui, nous l'avons vu, ne va pas sans un abriter.
Mais Je fragment 16 porte-t-il bien sur le rapport des hommes et des
dieux à l'éclaircie en tant que domaine des domaines? Si les mots TO µ~
3uv6v n:oTe: et M6ot par lesquels commence et finit ce fragment nomment
le décèlement et le cèlement dont seule l'éclaircie ouvre le rapport, c'est
sans nul doute le domaine des domaines, le domaine de l'&À1j6e:toc qui est
pris en vue. Et si questionner est propre à l'homme et aux dieux, la forme
interrogative de cette parole d'Héraclite indique que ce dernier « pense
l'éclaircir célant-décélant, le feu du monde, dans un rapport à peine
visible à ceux qui, par essence sont éclairés et qui ainsi, en un sens insigne,
sont à l'écoute de l'éclaircie à laquelle ils appartiennent (der Lichtung Zu-
hiirende und Zugehiirige sind) »1• La question d'Héraclite ne signifie-t-elle pas
alors que le rapport du feu du monde aux dieux et aux hommes est tel
que les uns et les autres« appartiennent à l'éclaircie non seulement en tant
qu'ils sont exposés à la lumière et mis en vue mais comme ces inappa-
rents qui, à leur manière, co-apportent l'éclaircir, le prennent-en-garde et
le transmettent dans sa durée »2 ? Mais ainsi comprise, cette question ne
reçoit-elle pas son sens de l'Ereignis et, d'une certaine manière, ne
montre-t-elle pas les hommes, les dieux et le feu du monde depuis l'Erei-
gnis, voire dans l'Ereignis si ce dernier est« le milieu se découvrant et se
1. Id., p. 286.
2. Ibid.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 69
médiatisant lui-même (die sich selbst ermittelnde und vermittelnde Mille) dans
lequel doit être par avance repensé toute essance (Wesung) de la vérité de
l'être »1 ? N'est-ce pas alors de l'~À~6etix à l'Ereignis que nous a acheminé
l'interprétation de la parole d'Héraclite ou, plus précisément, de l'éclaircie
de la présance au seuil de l'appropriation de l'être à l'homme et de
l'homme à l'être, appropriation depuis laquelle il y a et l'homme et l'être
puisqu'elle est l'éclaircir de l'éclaircie? Parcourir ce chemin, n'est-ce pas
alors comprendre la différence entre penser depuis l'éclaircie et penser
l'événement (Ereignis) de l'éclaircir - événement qui advient dans, par et
surtout comme appropriation (Er-eignis) réciproque de l'être et de
l'homme-, n'est-ce pas surtout se porter au lieu du partage ou de la déci-
sion2 entre ce qui est grec et ce qui ne l'est plus ou pas encore ?
1. Beilriige zHr Philosophie, GA, Bd. 65, p. 318. A l'époque de Sei11 Nlld Zeil, Heidegger affir-
mait déjà : « Vérité "il y a" pour autant et aussi longtemps que le Dasei11 est» ; cf. op. cil., § 44 c,
p. 226.
2. Id., p. 297.
3. Id., p. 344.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 73
qui est l'éclaircir même est« le rapport de tous les rapports »1, le rapport
qui précède tous les autres et dans le milieu duquel ils peuvent seulement
avoir lieu. Engagés dans l'appropriation,« nous ne pouvons jamais poser
l'Ereignis devant nous, que ce soit à titre de vis-à-vis ou comme ce qui
englobe tout »2 et seule l'appropriation peut mettre fin à l'empire de la
représentation. Penser l'appropriation, c'est en effet renoncer à séparer
l'être et l'homme, à les isoler l'un de l'autre.« Nous disons de "l'être lui-
même" toujours trop peu lorsque, disant "l'être'', nous laissons de côté la
présance à l'essence de l'homme (das An-wesen zum Menschenwesen), mécon-
naissant ainsi que cette essence elle-même co-constitue l'être. Nous disons
de l'homme aussi toujours trop peu lorsque, disant l' "être" (non pas l'être-
homme), nous posons l'homme à part pour ensuite, une fois ainsi posé, le
mettre en relation à l' "être". Mais nous disons aussi de l'être toujours trop
quand, le tenant pour ce qui englobe tout, nous nous représentons du
même coup l'homme comme un étant particulier parmi d'autres (plantes,
animaux) et que nous mettons en relation ceux-ci avec celui-là; car il y a
déjà, dans l'essence de l'homme, la relation à ce qui, par le rapport, le rap-
porter au sens du requis-pour (d11rch den BeZ!'g, das Bezjehen im Sinne des Brau-
chens), est déterminé comme "être" et qui est ainsi soustrait à son prétendu
"en soi et pour soi". Le terme "être" chasse la représentation d'un embar-
ras à l'autre sans que la source de cette perplexité puisse se montrer. »3 Et
un peu plus loin, pensant toujours depuis l'Ereignis sans le nommer jamais,
Heidegger proposera l'abandon du mot «être» parce qu'il «isole et
sépare »4•
Si l'essence de ce qui est grec est essentiellement autre que grec, il n'y
a plus alors rien de grec dans l'appropriation. Mais que faut-il entendre
par là sinon la fin de l'histoire de l'être et du règne de la différence ontolo-
gique? La fin du retrait de l'être et de son destin, parce que l'accès à
l'appropriation suppose que le retrait se soit montré comme retrait. «La
1. «Der Weg zur Sprache »,in Unterwegs z.Hr Spraçhe, GA, Bd. 12, p. 256; cf.« Das Wesen
der Sprache », id., p. 203 où la langue est également comprise comme le « rapport de tous les
rapports».
2. « Zeit und Sein », in Zur Jaçhe des De11kens, p. 24.
3. « Zur Seinsfrage »,in Wegn1arken, GA, Bd. 9, p. 407-408.
4. Ibid., p. 408.
74 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vorrrag "Zeit und Sein"», in ZNrSache des Den-
keus, p. 44 ; cf. p. 32 où il est dit qu'en se réveillant de (l.::n/lachen) l'oubli de l'être la pensée
s'éveille à (E11t11•achm) l'appropriation. Dans la première des notes portant sur le dépassement
de la métaphysique (1936-1946), Heidegger comprend «l'appropriation au sein de laquelle
l'être lui-même ~st surmonté» comme «ce à partir de quoi l'histoire de l'être manifeste son
essence»; cf. « Uberwindung der Metaphysik »,in Vo1t1wge H11d Aufriitze, GA, Bd. 7, p. 69.
2. «Der Spruch des Anaximander »,in Holz11-ege, GA, Bd. 5, p. 359, déjà cité.
3. Cf. « Moira (Parmenides VIII, 34-41) », in Vortrage H11d A11ftiitze, GA, Bd. 7, p. 256.
4. « Alethcia (Heraklit, fragment 16) », in Vi1rtroge 1111d AH_/iiilZ!, GA, Bd. 7, p. 283.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 75
« demeurer porte les quatre à la clarté de leur propre», telle est la raison
pour laquelle, «confiés les uns aux autres », les quatre sont du même
coup confiés à la clarté de l'éclaircie: hors-retrait mais en un sens suffi-
samment initial pour n'être plus grec.
La cruche est cruche dans et par l'offrande où se rassemblent la conte-
nance et le vide, l'offrande est offrande dans et par le séjourner-ensemble
du ciel et de la terre, des dieux et des mortels. Tout ce que rassemble le ver-
sement oblatif et qui est la cruche même est donc rassemblé dans et par le
séjourner appropriant du quadrat. « Ce rassemblement simple sous forme
multiple est l'essance de la cruche» et si, pour désigner le rassemblement,
le vieil haut-allemand disposait du mot thing, il est alors possible de nom-
mer Ding, chose, la cruche ainsi comprise.« L'essence de la cruche est le
pur rassemblement oblatif du simple quadrat en un séjour (Weile). La
cruche se déploie (west) comme chose. La cruche est la cruche en tant
qu'une chose. Mais comment la chose se déploie+elle ? La chose chose
(das Ding ding!). Le choser (das Dingen) rassemble. Appropriant le quadrat,
le choser en assemble le séjour (Weile) dans quelque chose à chaque fois de
séjour (in ein je Weil~es) : dans cette chose-ci, dans cette chose-là. »1 Quelle
est alors la différence entre la chose et le présant si l'une est à chaque fois
de séjour et l'autre ce qui séjourne-toujours-en-passant (das je-Weil~e)? La
chose reçoit son titre de séjour du séjourner-ensemble des quatre, c'est-à-
dire de l'Ere~nis, le présant tire son caractère séjournant de l'ocÀ~6eLcx en
tant qu'elle provient de la À~6YJ. Le séjourner de la chose est propre à la
chose, le présant, l'étant, est redevable de son séjour à la présance, à l'être.
Ici et là le séjour n'a donc pas le même sens et si tout présant-séjournant
peut s'établir à demeure aux dépens des autres à raison du retrait de l'être
ou de la À~6·1), la chose ne le saurait puisqu'elle est en elle-même offerte au
séjourner-ensemble et à l'appropriation.
Comment l'unité du ciel et de la terre, des divins et des mortels, com-
ment l'unité du quadrat s'accomplit-elle? Elle n'est pas la sommation
encore métaphysique du ciel et de la terre, des dieux et des mortels mais
l'entrecroisement des quatre à la faveur duquel chacun vient à son
1. Ibid., p. 180.
2. Lettre à Cazalis du 28 avril 1866, in Œ11v17!s conplètes, La Pléiade, t. 1, p. 698.
3. « Das Ding», in Vortriige 1111dAefsiilZf, GA, Bd. 7, p. 180-181.
78 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
ouvert dans son se-celer; ainsi l'un s'étend jusqu'à l'autre, l'un s'en remet à
l'autre et chacun demeure ainsi lui-même ; l'un est sur l'autre en tant qu'il
veille sur lui, le garde, l'un est sur l'autre en tant qu'il le voile. »1
Si s'en remettre à un autre en y prenant abri sans cesser d'être soi,
c'est se confier ou être confié, alors l'unité appropriante-éclairante du
q4adrat s'accomplit comme confiance. «Le refléter qui lie dans ce qui est
libre (ins Freie) est le jeu qui confie les uns aux autres chacun des quatre à
partir du tenant pliant-joignant de la propriation. Aucun des quatre ne
s'obstine sur sa particularité séparée. A l'intérieur de leur propriation,
chacun des quatre est, au contraire, exproprié vers un propre (enteignet Z!'
einem blgenen). Ce proprier expropriant est le jeu-miroir du quadrat. C'est
à partir de ce proprier que la simplicité des quatre est mise en confiance. »
Allant à la ligne, Heidegger ajoute alors : « Nous nommons monde le jeu-
miroir (Spiegel-Spie~ appropriant de la simplicité de la terre et du ciel, des
divins et des mortels. »2
L'éclaircir de l'éclaircie est l'appropriation de l'être à l'homme et de
l'homme à l'être, appropriation abritée dans le se-celer. Mais si l'homme
ne va pas sans les dieux, le ciel et la terre, l'appropriation advient comme
leur unité et le quadrat est alors ce à partir de quoi toutes choses s'entre-
appartiennent et reposent dans l'éclaircie: le monde. Élevé au rang de
l'éclaircir, «devançant tout présant »\ le monde ne désigne plus alors le
x6crµoç ou l'ensemble des présants mais, «événement-appropriant de
l'éclaircie» et, à ce titre, gardant et rassemblant les choses en leur
octroyant de séjourner-ensemble selon une confiance que nulle cons-
tance ne saurait rompre puisqu'aucun des quatre ne peut s'obstiner sur sa
particularité, le monde est d'un seul et même trait «la vérité de l'essence
de l'être »4 et le mode sur lequel s'accomplit la déférence. Tant que l'être
n'est pas subordonné au monde en tant qu'événement-appropriant de
l'éclaircie - l'éclaircie de l'être ne relève pas de l'être - la déférence
1. « Das Wesen der Sprache », in Untenvegs z11r Spra,he, GA, Bd. 12, p. 199. En marge des
mots « ouverts dans son se-celer », Heidegger a noté : « les lointains confiés les uns aux autres ».
2. « Das Ding», in Vortriige und A1!JsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 181.
3. Id., p. 175, déjà cité.
4. «Die Gefahr »,in Bre111er n11d Fir:if1nrger Vortriige, GA, Bd. 79, p. 48. Cf. Beitriige z11r Philo-
sophie, GA, Bd. 65, p. 485.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 79
1. Id, p. 48-49. Cf. « Zeit und Sein», in Zur Sache des Denleens, p. 22 où il est dit que« l'être
s'évanouit dans l'appropriation». Le verbe «monder» qui signifie purifier, nettoyer, ne pro-
vient pas du nom mais de l'adjectif n1und11s: propre. Nous lui donnons un autre sens afin de res-
tituer autant que faire se peut une formule où il est essentiel que le nom devienne verbe.
2. « Das Ding», in Vorlriige 11nd A".fsiifZ!, GA, Bd. 7, p. 181.
3. Ibid, p. 182.
4. 1885, 38 (12); cf. 1884, 26 (193), 1888, 14 (188) ad. 5 et 1885, 35 (39) où la troisième
partie de Midi et étemité est intitulée : « De l'anneau des anneaux. Ou : "Le miroir"». De part et
d'autre, il s'agit de déstabiliser la constance.
80 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Cf. Besi11111111g. GA, Bd. 66, p. 317; «Der europiiische Nihilismus »,in NielZfche Il, GA,
Bd. 6. 2, p. 186 ; «Die onto-theo-logische Verfassung der Metaphysik », in ldenliliil und D!ffe·
rmz, p. 57 et sq.
2. Cf. Besi11n11ng, GA, Bd. 66, p. 83-84; 307-311 ; 314-315.
3. «Die Sprache », in Unltrnlff,S ZJIT Sprache, GA, Bd. 12, p. 22. Heidegger ayant rappelé
plus haut (p. 19) que la signification du verbe a11slrage11 recouvre en partie celle de l'ancien alle-
mand biim1: fructifier, mettre au monde, verbe d'où proviennentgebiinm: porter à terme, enfan-
ter et Gebiirde: geste, nous avons traduit ici ce dernier mot par «apport».
VI
1. «Der Spruch des Anaximander »,in Holwege, GA, Bd. 5, p. 355, 356 et 359, déjà citées.
86 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Id., p. 372.
l IEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 87
Autant que l'être, l'homme est mis en demeure, c'est-à-dire sommé (ges-
te/If) de s'assurer (sicherz!1stellen) de l'étant qui le concerne comme du fonds
(Bestand) de ses plans et calculs et d'étendre à perte de vue cette mise à
disposition (Bestellen). Le rassemblement de la sommation qui remet (zus-
tellt) ainsi l'homme et l'être l'un à l'autre en sorte qu'ils se posent (stellen)
réciproquement a pour nom : le dispositif (Gestel~. »1
Ainsi sommés à comparaître par le dispositif, l'homme et l'être ont
partie liée, sont partie prenante l'un de l'autre. Qu'est-ce à dire sinon que,
sous« la constellation de notre temps »,l'homme est, d'une certaine façon,
approprié à l'être et l'être remis en propre à l'homme?« Un étrange appro-
prier et remettre en propre règne dans le dispositif. »2 Laissons-le très briè-
vement ressortir sur l'exemple de la physique moderne. Alors que dans la
science classique, l'étant est objectivé et la vérité comprise comme certi-
tude subjective de la représentation, «dans la physique atomique la plus
récente, l'ol?/et lui-même disparaît, la relation sujet-objet en tant que pure
relation l'emporte sur l'objet et sur le sujet pour atteindre à la certitude à
titre de fonds (Bestand) »3. Autrement dit, si la physique newtonienne tient
la nature pour un domaine clos dont le sujet théorique est exclu, auquel il
fait face, la physique quantique ne sépare pas l'observé de l'observateur et
de ses appareils. « En fin de compte, par la relation d'indétermination de
Heisenberg, l'homme est explicitement inclus dans la technicité des instru-
ments, y devient une pièce du fonds »4 auquel il est donc ainsi approprié.
Comment la technique déploie-t-elle son essence ? En sommant tout
étant, naturel ou humain, d'apparaître comme pièce d'un unique fonds
permanent d'exploitation possible, le dispositif approprie l'homme à
1. «Die Kchre », in Bmner und Freib11rger Vorlrage, GA, Bd. 79, p. 68. Le verbe nachstellen
veut dire poursuivre, tendre des pièges, traquer. Heidegger y fait également appel pour préciser
le sens nietzschéen de la «vengeance»; cf. « Wer ist Nietzsches Zarathoustra?», in Vorlrage
1111d ANjialZ!, GA, Bd. 7, p. 111.
2. «Die Gefahr », in Bm11er 1111d Freib11rger Vortrage, GA, Bd. 79, p. 53.
3. «Die Kehre », in Bremer 1111d Freib11rger Vorl11ïge, GA, Bd. 79, p. 71.
4. «Die Gefahr », in Bm11er 11nd Freib11rger Vorlrage, GA, Bd. 79, p. 52. Le verbe allemand
mlselZ!ll signifie couramment «effrayer» mais litréralement «déposer», «déplacer». Le verbe
français effrq;oer est, quant à lui, issu du latin populaire exfridare, « faire sortir de la paix ».
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 89
menace l'être en provient mais ce n'est pas au même titre qu'il peut être
dangereux et en danger. Si «l'être est, en tant qu'être, le danger de sa
propre essence »1, il est menaçant en tant que dispositif et menacé dans sa
propre vérité d'essence. Dès lors, le dispositif qui consomme l'oubli de
l'être d'une part, et le monde qui en est la vérité d'essence d'autre part,
«sont le même» si on entend par là« le rapport de la différence »2• Mais
comment le rapport différencié du même s'accomplit-il ? «Le même,
l'essence de l'être en elle-même différenciée, est déplacé hors de soi dans
une opposition en sorte que le monde se déplace, de manière plus retirée,
dans le dispositif. »3 Que décrit cette proposition qui serait dialectique si le
retrait pouvait être confondu avec la négativité, que décrit-elle donc sinon
le mouvement par lequel l'essence de la technique étend son règne en
déplaçant tout ce qui est et l'être lui-même hors de sa propre vérité
d'essence, c'est-à-dire hors du monde en tant qu'événement de l'éclaircie ?
Ce déplacement de l'être hors de son essence dans l'opposition du
dispositif au monde ou de }'essentiellement inessentiel au proprement
essentiel, et qui, extirpant l'être de sa vérité, transit dangereusement la
manière dont tout ce qui est vient en présance, ce déplacement est à la
fois retrait du monde et surgissement de la différence ontologique. Il est
retrait du monde comme événement-appropriant de l'éclaircie et vérité
de l'essence de l'être, il est surgissement de la différence ontologique
parce que le retrait du monde anéantit le séjourner-ensemble dont il est le
mode d'accomplissement pour donner libre cours à la « fureur de la per-
sistance», à la métaphysique dont l'essence de la technique marque
l'achèvement4• Mais cette situation n'est-elle pas précisément, au moins
dans son principe, celle que décrit la seconde phrase de la parole
d'Anaximandre? N'est-ce pas alors parce que la situation depuis laquelle
nous l'interrogeons trouve son origine dans la situation qui y est pensée,
n'est-ce pas pour cette raison que la plus ancienne des paroles de
l'Occident peut à nouveau se mettre à nous parler? Et le pourrait-elle si
1. Ibid, p. 53.
2. Ibid, p. 52. Cf. Der Satz llOIN Gn111d, GA, Bd. 10, p. 133.
3. Ibid, P.· 53.
4. Cf.« Uberwindung der Metaphysik »,in Vortnïge11ndA".fsiilZ!, GA, Bd. 7, p. 79, où il est
dit que par technique il ne faut pas entendre autre chose que l'achèvement de la métaphysique.
90 HEIDEGGER ET LE CllRISTlr\NISME
1. «Die onto-theo-logischc Verfassung der Metaphysik »,in ldentitiit 1111d Dijjem1z, p. 59.
2. «Die Kehre »,in BmllFr 1111d J-reib11r;rt,er Vort1i'~e, GA, Bd. 79, p. 69.
3. Id. Schelling emploie l'expression« seigneur de l'être» pour désigner le dieu chrétien.
4. Id.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 91
1. «Die Frage nach der Technik »,in Vo1troge u11d /111fsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 27-28.
2. «Die Kehre », in Bre111er u11d Frei/111rger Vorlri{~. GA, Bd. 79, p. 70 et Meister Eckhardt,
«Die rede der underscheidunge », in Die de11tsche11 Werke, herausgegeben von J. Quint, Bd. V,
p. 198 et p. 508. Heidegger a légèrement modifié ce texte de 1949 lorsqu'il le publia en 1962,
notamment en écrivant Ve1,Hiilt11is au lieu de Verholt11is, insistant ainsi sur ce qui tient et entre-
tient le rapport; cf. «Die Kehre », in Die Technik 11nd die Kehre, p. 39, et sur le sens du mot Vér-
Holt11is, cf. «Der Weg zur Sprache », in Untem-egs Z!"" Spracbe, GA, Bd. 12, p. 256; « Zeit und
Sein », in Xur Sache de.r Denke11s, p. 4 et p. 20.
92 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. «Die Gefahr »,in Bm11er 1111d Freilmrger Vo11riige, GA, Bd. 79, p. 53; cf. également« Die
Kchre », ibid., p. 75.
2. Ibid.
3. Der .\è1tz 1•0111 G11111d, GA, Bd. 10, p. 84.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 95
1. « Die Kehre », in Brmm· Nnd FreibNrger Vorlri(ge, GA, Bd. 79, p. 71.
2. « Das Ding», in J:.'ortrii,_~e J111dANfsiitze, GA, Bd. 7, p. 180. Cf. Sei11J1ndZeit,§49-53 et 61-
62. Dès lors qu'ici er maintenant, nous sommes plus romain que grec, Heidegger esr en droit de
parler de 1'011i1J10/ rotionale plurôr que du ~<Ï>'•V Myw Ëzùv. Cela die, la détermination grecque de
l'homme comme « œ présant surgissant qui peur laisser apparaître le présant » est également
métaphysique qui signifie que nous sommes le mode sur lequel s'accomplir la différence onto-
logique ; cf. Was heijlt De11km ?, GA, Bd. 8, p. 73 et P11111Je11ides, GA, Bd. 54, p. 100.
96 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. «Die Kehre »,in Die Tech11ik 1111d die Kehre, p. 40. Heidegger a modifié la version de 1949
en insérant entre parenthèses le verbe « construire » et en ajoutant les mots « au sein de
l'étant»; cf. «Die Kehrc », in Bremer 1md rreib11rger Vottrage, GA, Bd. 79, p. 71.
VII
1. « Das Ding», in Vortriige Hnd ANjsiitZ!, GA, Bd. 7, p. 172, 173 et 183.
98 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zcit und Sein"», in Zur Sache de.r De11-
ke11s, p. 40.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 99
1. Sein 1111d Zeit, § 21, p. 100. Cette remarque faite, Heidegger demandait aussitôt:« D'où
provient le constant retour de cette omission ? » et se proposajt d'y revenir dans la troisième
section de la première partie, Temps et être, au seuil de laquelle Etre el tmlj>s fut interrompu.
2. « Brief über den "Humanismus" »,in Wegmarken, GA, Bd. 9, p. 326.
100 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
voir avec la science." »1 En conclusion d'un examen dont le détail est ici
sans importance, Heidegger se refuse finalement à abandonner la thèse
selon laquelle l'animal est pauvre en monde au profit de cette autre selon
laquelle l'animal n'aurait pas du tout de monde. «Au contraire», écrit-il
alors, au moment d'interrompre l'analyse de l'organisme pour aborder
celle du monde, « nous devons laisser ouverte la possibilité que la compréhen-
sion propre et explicite de l'essence du monde nous contraigne malgré tout
à comprendre le non-avoir du monde de l'animal comme une privation et à
trouver dans le mode d'être de l'animal en tant que tel une pauvreté. Que
la biologie ne connaisse rien de semblable n'est pas une preuve du con-
traire contre la métaphysique. Qu'à l'occasion, peut-être, seuls les poètes
parlent de ces choses est un argument qui n'autorise pas à se moquer de
la métaphysique. En fin de compte, la foi chrétienne n'est pas bien néces-
saire pour comprendre quelque chose à cette parole que Paul (Romains,
VIII, 19) écrit au sujet de l'&.7toxocpocooxloc ·rijc; x-rlas:wc;, du guet ardent des
créatures et de la création dont, comme le dit encore le quatrième livre
d'Esdras, VII, 12, les voies sont, en cet âge, devenues étroites, désolées,
ardues. Et il n'est même pas besoin d'un pessimisme pour pouvoir
déployer la pauvreté en monde de l'animal comme problème interne de l'animalité.
Car, en vertu de l'ouverture de l'animal à ce qui désinhibe, celui-ci est,
dans son obnubilation, essentiellement expulsé vers quelque chose
d'autre qui certes ne peut jamais lui être manifeste en tant qu'étant ou
non-étant mais qui, au titre de ce qui désinhibe et avec toutes les formes
de désinhibitions qui s'y trouvent impliquées, introduit dans l'essence de
l'animal un ébranlement essentiel. »2
C'est une citation scripturaire qui vient donc pour finir éclairer la
souffrance ou la pauvreté en monde propres à l'animal ou à la vie et c'est
à l'Épître aux Romains plutôt, par exemple, qu'à la huitième des Élégies de
Duino que Heidegger fait appel pour corroborer sa thèse3. Si cette réfé-
rence n'est pas sans précédent puisqu'en parlant de «la tristesse
1. Die Gnmbegriffe der Metapqysik, GA, Bd. 29/30, p. 393. Ce cours fut prononcé durant le
semestre d'hiver 1929-1930.
2. lhid., p. 395-396. Sur cette interprétation de l'animalité, sur la désinhibition et
l'obnubilation, cf. «L'être et le vivant», in Dra!l1atiq11e des phé110111è11es, p. 35-55.
3. Cf. Pan11enides, GA, Bd. 54, p. 225 et sq.
102 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Schelling, Über dos Wese11 des menschlichen Freiheit, herausgegeben von T. Buchheim, Phi-
losophische Bibliothek, p. 71 ou Siimn1tliche Werke, Bd. VII, p. 399 ; cf. Heidegger, Schelling: Vo1n
We.ren des menschliche11 Freiheit, GA, Bd. 42, p. 278.
2. Cf. par exemple Pannenides, GA, Bd. 54, p. 68, «Die Sprache », in UntenJle!,S ZJll" .fprache,
GA, Bd. 12, p. 12 et« Das Wesen der Sprache »,id, p. 191-192.
3. Ro111ai11s, VIII, 18-23.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 103
Saint Paul distingue donc deux âges et annonce celui qui vient
depuis celui où nous sommes dans «la tribulation et l'angoisse »1• Quels
sont-ils? Si le temps présent est celui de la vanité, de l'assujettissement à
la corruption et de la souffrance, le temps à venir sera celui de la gloire
révélée, de la liberté dans l'esprit, de l'adoption, de la rédemption. Ces
deux âges ne concernent pas seulement l'homme mais toute la création
que Dieu lui a soumise en le créant à son image et que, pécheur, il a
entraîné dans sa chute. Ainsi asservies au règne du péché, les créatures,
aussi bien celles qui ont en commun avec l'homme d'être vivantes que la
terre elle-même sur laquelle, depuis Adam et le meurtre de Caïn, pèse
une malédiction 2, les créatures attendent en gémissant, c'est-à-dire en
s'exprimant sans parole, attendent la rédemption du corps que nous
sommes comme leur propre délivrance. Partant, la plainte qu'exhale
l'ensemble des créatures soutient et renforce notre propre espérance du
salut et« l'attente tendue de la créature» tire exclusivement son sens de
la seule révélation. Saint Paul ne voit donc pas l'espérance de la rédemp-
tion à la lumière de la souffrance animale, au contraire, il comprend la
douleur de tout ce qui vit, de tout ce qui est créé - et à l'horizon de la
création, la parenté corporelle avec l'animal demeure peut-être inson-
dable puisqu'elle se fonde en Dieu mais cesse d'être inimaginable -,
depuis l'unique lumière du Christ mort et ressuscité. Et si, « de ses yeux
perçants d'apôtre, saint Paul a vu la sainte croix, la croix bien-aimée,
dans toutes les créatures »3, l'oc7toxotpot8oxloc TT,c;; x't'lae:wc;; est inséparable
1. Id., II, 9.
2. Cf. Ge11èse, III, 17-18 et IV, 10-12.
3. Heidegger connaissait pourtant cette parole de Luther pour l'avoir lue dans L'épitre a11x
R.o1nai11s de Karl Barth qui, à propos des versets 19-22 du chapitre VIII, citait déjà le même pas-
sage du quatrième livre d'Esdras mais sans omettre de préciser que, si les voies sont en cet âge
devenues étroites, c'est à la suite de la transgression d'Adam ; cf. Der /Uimerbrief(!l.rste Fassung),
1919, in Karl Barth, Gesan1ta11.rgabe1 p. 327 pour la citation d'Esdras et p. 326 pour celle de
Luther tirée du second sermon que celui-ci consacra à la même péricope ; cf. Luther, « Predigt
am 4. Sonntag nach Trinitatis, nachmittags » (1535), in Werke, Kritische Gesnmtausgabe,
Bd. 41, p. 311. Barth cite également (p. 327-328) Calvin selon qui les versets 19-22 signifient
«qu'il n'y a aucun élément ni aucune partie du monde qui ne soient comme touchés par la
reconnaissance de la misère présente, qui ne soient tendus vers l'espérance de la résurrection»;
cf. Joannis Calvini, Com1nentari11s i11 epùtola1N Pa111i ad R.o111a11os1 in Opera omnia, 2' série, t. XIII,
Genève 1999, p. 168.
104 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
de la révélation chrétienne, saint Paul n'a qu'un seul regard et, contraire-
ment à ce que dit Heidegger, l'intelligence de celle-là requiert la foi en
celle-ci. Avant de comprendre pour croire, il faut croire pour com-
prendre, crede ut intellegas sed inteUege ut credas 1• Sans doute n'est-il pas
nécessaire d'être présentement chrétien pour entendre quelque chose à
la .parole apostolique mais il est nécessaire, historiquement au moins, de
l'avoir été, d'en conserver la mémoire, de se trouver dans une situation
depuis laquelle la révélation demeure accessible, fût-ce sur le mode d'un
passé désormais inactualisable. Citant saint Paul auquel le Christ a ouvert
les yeux, faisant appel à ce que voit l'apôtre pour corroborer sa propre
description, Heidegger ne recourt donc pas seulement à ce qu'il nomme
ailleurs « la force illuminative dès images, leur présence originaire et
incontournable »2 mais aussi, silencieusement, à cela même dont les ima-
ges de la créature tendue dans l'attente de la révélation des fils de Dieu
et de la création gémissant dans l'espérance de sa délivrance reçoivent
toute leur acuité, présence et force.
Que signifie alors, relativement à l'économie du salut où elle s'inscrit,
l'&.7toxocpoc8oxloc Tijc; x-rlae:wc;? Et d'abord, comment traduire? 'A7toxocpoc-
8oxloc est la forme substantive du verbe &.7toxocpoc8o.xéw qui signifie
«attendre ardemment »3• Et c'est ce sens d'une attente entièrement
tendue vers ce qui seul est susceptible de la délivrer de la tension dou-
loureuse qui l'anime, c'est cette acception que s'attachent à restituer les
diverses traductions allemandes dont Heidegger avait connaissance.
Mais si Luther traduit OC7toxocpoc8oxloc -rijc; x-rlae:wc; par das iingstliche Hamn
der I<reatur, l'attente angoissée de la créature, Barth par das gesj>annte Har-
ren der Schopfung, l'attente tendue de la création, K. Weizsacker par das
sehnsüchtige Hamn der Schopfung, l'ardente attente de la création, Heideg-
ger, quant à lui, ne recourt pas au verbe Hamn puisqu'il traduit par das
sehnsüchtige Aus.rpiihen der Geschopft und der Schopfung, le guet ardent des
1. fraie, XI, 5-7. Nous traduisons la version de Luther. Sur le renouvellement de la créa-
tion, cf. Isaïe, LXV, 17, LXVI, 22; Il Corinthiens, V, 17; Ga/ales, VI, 15 et Matthieu, XXIV, 35 où
il est annoncé que «le ciel et la terre passeront». Le chapitre VII du quatrième livre d'Esdras
que citent Barth et Heidegger y fait également référence; cf. IV Esdras, VII, 75.
VIII
1. « Protokoll zu einem Seminar über den Vortrag "Zeit und Sein" », in Z11r Sache des Den-
ke11s, p. 54.
2. « Phanomenologie und Theologie »,in Weg111arken, GA, Bd. 9, p. 63. Il convient de res-
tituer cette proposition à son contexte. Après avoir déterminè la foi comme une renaissance et
expliqué que celle-ci implique «le dépassement de l'existence pré-croyante, c'est-à-dire non-
croyante du Dasein », Heidegger poursuivait: « Dèpassé (aefgehoben) ne signifie pas ici èliminé
mais surélevé dans la nouvelle création, maintenu et gardé en elle. Dans la foi, en effet,
l'existence pré-chrétienne est surmontée de manière ontico-existenticlle. Mais ce surmonte-
ment existentiel de l'existence prè-chrétienne, surmontement qui appartient à la foi en tant que
renaissance, signifie précisément que, dans l'existence croyante, le Dasein pré-chrétien sur-
monté est ontologico-existentialement co-indus. » Puis, après avoir précisè que « surmonter ne
signifie pas repousser mais disposer à neuf», il concluait que « tous les concepts thèologiques
fondamentaux, dans la plénitude de leur connexion régionale, ont à chaque fois un contenu
pré-chrétien, contenu certes existentiellement impuissant, c'est-à-dire ontiq11e111ent dépassè mais
qui, à cause de cela, les détermine ontologiq11e111enl et peut alors être saisi de manière purement
rationnelle. Tous les concepts théologiques recèlent nécessairement en eux la compréhension
de l'être que le Dasei11 humain comme tel a de lui-même dans la simple mesure où il existe». En
concevant ainsi la relation de l'ontologie fondamentale à la théologie chrétienne, Heidegger ne
cesse toutefois d'assimiler l'existence pré-chrétienne à l'existence en général. Or, et à supposer
que la détermination de l'essence de l'homme comme Dasein soit compatible avec le statut de
créature, l'existence pré-chrétienne est, pour l'existence chrétienne, l'existence juive ou non-
juive, c'est-à-dire «païenne». Bref, la révélation chrétienne n'a pas lieu sur un sol ontologique
thèologiquement vacant ou neutre et c'est aussi pourquoi il est impossible de comprendre
1'&:7tr1xapa8oxlix ·djç ><Tlaeb.lç depuis la pauvreté en monde.
3. Cf. Die Gnmbegriffe der'Metap~sik, GA, Bd. 29-30, p. 303.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 109
~<!>ov Myov ëxov, nous demeurons privé de monde ? Oui et non. Non si
on entend par monde un mode d'être, mais oui s'il s'agit de l'événement-
appropriant de l'éclaircie. ·
La différence ontologique change donc de sens selon qu'elle est
pensée depuis l'être de l'étant ou depuis la vérité de l'essence de l'être.
Dans le premier cas, elle distingue l'homme de l'animal mais dans le
second elle apparente le mortel à l'animal. Ces deux points de vue n'ont
évidemment pas le même rang et celui-ci commande celui-là. Or, si
depuis l'Ereignis la différence ontologique apparaît comme le mode sur
lequel s'accomplissent le refus ou la privation du monde en tant que qua-
drat et la mutation du mortel en animal rationnel, en vivant doué de rai-
son, la langue qui en retrace l'avènement ne peut alors manquer de porter
la trace de cette autre langue dont, nous venons de le voir, la pauvreté en
monde est traduite et à partir de laquelle l'animalité et la vie sont décrites
puisque, une fois encore, c'est sur la base de l'expérience chrétienne de la
vie déchue qu'est comprise et déterminée l'essence de la vie et de
l'animalité en général. Faut-il d'ailleurs s'en étonner s'il est vrai, comme
l'a dit une fois Heidegger avant de substituer définitivement l'existence à
la vie et à la subjectivité - substitution sans laquelle il est aussi impossible
de poser la question de l'être que «d'expulser hors de la problématique
philosophique les restes de théologie chrétienne »1 - , faut-il s'en étonner
s'il est vrai que « le terme ~w~, vita, désigne un phénomène fondamental
sur lequel les interprétations grecque, vétéro-testamentaire, néo-testa-
mentaire chrétienne et gréco-chrétienne du Dasein humain sont cen-
trées», s'il est vrai par conséquent que la vie elle-même renvoie autant à la
révélation judéo-chrétienne qu'à la métaphysique grecque puisque «la
pluralité de sens du terme trouve ses racines dans l'objet signifié lui-
même »2 ?
Mais si, d'une part, l'essence de l'animalité et de la vie en général est
comprise depuis l'expérience chrétienne de la vie déchue et que, de
l'autre, le mortel devient animal rationnel par le retrait et la privation du
1. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJnge, GA, Bd. 5, p. 355, déjà cité.
2. Ibid, p. 359, déjà cité.
3. Ibid, p. 356, déjà cité.
4. Ibid, p. 360, déjà cité.
5. 117as beijlt Dmkm ?, GA, Bd. 8, p. 108. Au même moment, à l'occasion d'un séminaire
tenu à Zurich le 6 novembre 1951 et dont il contresigna Je compte rendu, Heidegger déclarait :
«La bombe atomique a explosé depuis longtemps ; à savoir à l'instant où l'homme est entré en
insurrection contre l'être et a de lui-même posé l'être comme objet de sa représentation.
Depuis Descartes» (in« Zürcher Seminar », Se111inore, GA, Bd. 15, p. 433). L'insurrection contre
l'être est évidemment bien antérieure à Descartes à partir de qui elle ne fait que prendre la
figure de l'objectivité ; cf., à ce sujet,« Das Ding», in Vortriige 11nd Atifsiitzc, GA, Bd. 7, p. 168.
112 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Schelling: Vo111 ll:'esm des 11/eJ/SCh/ichen rreiheit, GA, Bd. 42, p. 247-248. Sur l'identification
du mal au péché, cf. p. 251 sq. et Schelling, Ober das Wesen des mmschlichen Freiheit, herausgege-
ben von T. Buchhcim, Philosophische Bibliothek, p. 38, ou Siimmtliche Wtrke, Bd. Vil, p. 366.
2. Id., p. 262-263.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 113
cord de l'être, parole que nous devons tenir éloignée de toutes représen-
tations morales, juridiques et même chrétiennes de la justice et de
l'injustice. »1 D'autre part et surtout, Heidegger a lui-même établi un lien
particulier entre 1'&:8tx.lcx, qui est discord (Un-Fug)2, et le mal, quand, à la
question de savoir pour quelle raison le traité sur la liberté parle surtout
de ce dernier, il répond:« Parce que le mal met à jour, au sein de l'étant,
la plus intérieure et la plus ample discorde (Zwietracht). Et pourquoi juste-
ment cette discorde ? Le mal est pensé parce que, dans cette discorde
authentique et la plus extrême en tant que discord (Unfug), c'est simulta-
nément l'unité de la conjonction de l'étant dans son ensemble qui doit
apparaître le plus nettement. »1
En traduisant la langue de Schelling qui ne parle évidemment pas du
«règne de ce qui est advers à l'essence de l'être», dans la sienne propre et
qui est déjà celle de La. parole d'Anaximandre, Heidegger, selon qui, rappe-
lons-le, « un traduire originaire règne sur tout dialogue comme sur tout
monologue »4 , modifie donc l'essence du mal. Comment cela? Assimilant
celui-ci au péché, Schelling comprend le mal dans l'horizon du rapport de
la créature au Dieu créateur et non dans celui du rapport de l'étant à
l'essence et à la vérité de l'être. «Le péché», dit Heidegger à propos de
cette assimilation,« le péché est le mal interprété de manière chrétienne et
ce de telle sorte que, dans cette interprétation, l'essence du mal parvient,
selon une direction tout à fait déterminée, plus nettement au jour. Mais le
mal n'est pas seulement péché et il n'est pas exclusivement concevable en
tant que péché. Dans la mesure où notre interprétation vise la question
métaphysique fondamentale proprement dite, celle de l'être, nous
n'interrogeons pas le mal sous la figure <lu péché mais l'élucidons relati-
vement à l'essence et à la vérité de l'être. Cela indique du même coup et
1. Id, p. 86.
2. Cf. «Der Spruch des Anaximander », in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 357, déjà cité.
3. « Ausgewahltc Stücke aus den Manuskripten zur Vorbereitung des Schelling-Seminars
Sommersemester 1941 »,in Schellù{g, p. 216. Ces notes préparatoires ont été publiées en appen-
dice à la première édition en 1971 du cours de 1936 sur Schelling. Elles n'ont pas été reprises
dans le volume des œuvres complètes où ce cours a été réédité.
4. P<1mm1ides, GA, Bd. 54, p. 17 ; déjà cité.
114 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. Schellù(~: I.·0111 lf'esen des 111enscbliche11 rreiheit, GA, Bd. 42, p. 252-253.
2. lhid., p. 251.
3. Cf. lÏher das ll7esen dn J1te11schlicbe11 freiheit, édition citée, p. 60 (SU"; Bd. VII, p. 388) où le
« mal originaire» est assimilé au «péché originaire».
4. Pour prévenir toute confusion entre les langues de Schelling et de Heidegger, signalons
que celui-là n'emploie jamais le verbe sit-b aufspreize11, se rengorger et que, pour dire
l'insurrection, il recourt à é'rbehu11g plutôt qu'à Au(stand ou Aufr11hr. Selon le dictionnaire
Grimm, le verbe sicb alljSpreizen a le même sens que les verbes latins int11111esce1~, enfler, ou .r11pe1c
hù~, s'enorgueillir. Le rengorgement traduit donc la superhia qui, selon /'Ecclésiastique (X, 15), est
i11itiu111 011111is peccati, le commencement de tout péché. Par ailleurs et toujours à propos de la
langue de Heidegger dont en quelque sorte nous interrogeons la composition et l'usage, parlant
du «règne de ce qui est ad vers (ll/'idersachert11111) à l'essence de l'être», Heidegger reprend le mot
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 115
qui dans un verset de la seconde épître aux Thessaloniciens (II, 4) désigne l'Antéchrist, verset
sur lequel il s'était arrêté lors du cours de 1920-1921 sur saint Paul; cf. Phii11omenologie des rrligiO-
se11 Lehe11s, GA, Bd. 60, p. 99 et 107-108. Signalons pour finir que, dans l'addition au§ 258 de
l' E/19•clopidie, Hegel parle du « rengorgement (A11Jiprriz.1111f) du maintenant» et que ce texte est
cité par Heidegger au§ 82 a de Sein 1111d Zeit, p. 431.
1. Sur le caractère « insurrectionnel » du mal, cf. « Abendgespriich in einem Kriegsgefan-
genenlager», in Fe/tfwet;-Cespriifhe, GA, Bd. 77, p. 207-208. Ce dialogue de 1945 est contempo-
rain de 1..11 parole d'A11oxùnondre.
116 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
1. «Der Spruch des Anaximander »,in HolZJvege, GA, Bd. 5, p. 352-353. Cf. Wa.r beijfl Dm-
ke11 ?, GA, Bd. 8, p. 32. En affirmant que« le mal, c'est l'ordre de l'être tout court - et [qu1 au
contraire, aller vers l'autre c'est la percée de l'humain dans l'être, un "autrement qu'être"»,
Levinas étend à la vérité de l'essence de l'être dont, faut-il le rappeler, les mortels sont partie
prenante, ce que Heidegger réservait à son seul destin métaphysique. Cette «extension» est
étroitement solidaire d'une mésinterprétation des pages de La parole d'Anaxi111a11dre décrivant
l'insurrection de la constance contre la présance. À propos de la relation asymétrique du moi à
l'autre en tant qu'elle dérange toute corrélation noético-noématique, Levinas écrit en effet:
« Mise en question en moi de la position naturelle du sujet, de la persévérance du moi - de sa
persévérance de bonne conscience - dans son être, mise en question de son co11atHs c.rse11di, de
son insistance <l'étant. Voilà l'indiscrète - ou l' "injuste" - présence dont il est pcut-ètre déjà
question dans la "Proposition d'Anaximandre'', telle que Heidegger l'interprète dans HolZ}vege:
mise en question de cette "positivité" de l'esse dans sa prise11ce, signifiant, brusquement, empiéte-
ment et usurpation ! Heidegi,>er ne s'est-il pas heurté ici - malgré tout ce qu'il entend enseigner
sur la priorité de la "pensée de l'être" - à la signifiance originelle de l'éthique?» A cette ques-
tion oratoire, il faut néanmoins répondre par la négative car il n'y a rien de proprement origi-
naire, sinon pour la métaphysique, dans l'z8Lx!ot ou dans la fureur de la persistance et afortiori
dans le IMl,v:lf.L ot·~~dt 8lx1iv x0tl ~(mv oc).).·;,).r,tç. À l'inverse, le retrait de la vérité de l'essence de
l'être, c'est-à-dire le mauvais destin de l'être, rend possible ce que Levinas entend par « éthi-
que» ainsi que la mise en question du <'Ollal11s essendi comme être des étants, ou intéressement de
l'être, à laquelle il pmcède dans A11tre1Nenf qu'être 011 au-delà de /'essence. Cette mise en question qui
fait fond sur /.a parole d',- lllaxi111011dre pour ce qui concerne la détermination du co11at11s essmdi,
n'atteint cependant pas I'h'reig11is au sein duquel il n'r a aucun sens à envisa!,rcr «une percée de
l'humain dans l'être» et, relativement à la pensée de Heidegger lui-même, elle demeure une
tâche pour le moins secondaire puisqu'elle consiste à retourner contre ce dernier ce qu'il
s'attache explicitement à surmonter. Cf. Levinas, «Philosophie, Justice et Amour» et «Dia-
chronie et représentation», in Entre 11011s, respectivement p. 132 et p. 187.
IX
Aussi longtemps que nous n'aurons pas examiné la première des deux
phrases qui constituent la parole d'Anaximandre, nous serons évidem-
ment dans l'impossibilité de préciser la portée de ce qui concerne la
seconde. Avant de tirer une quelconque conclusion du rapport que la dif-
férence ontologique entretient avec la création déchue, il est donc néces-
saire de parachever l'interprétation de la plus ancienne des paroles de la
pensée grecque en remontant de la seconde à la première de ses deux
phrases. Mais qu'est-ce qui atteste la possibilité d'un tel mouvement? Le
seul mot de la seconde phrase laissé dans l'ombre : 8~86voc~ yiXp ocù-rOC... car
ils laissent appartenir... «Le yŒp, car, à savoir, introduit une explication.
En tout cas, la seconde phrase explique dans quelle mesure ce qui a été
dit dans la phrase précédente est ainsi qu'il a été dit. »1
Si, nous l'avons vu, cette seconde phrase décrit la manière dont les
présants surmontent le discord par le laisser-appartenir de la déférence,
elle « nomme le présant dans le mode de sa présance, [...] elle explique la
présance du présant ». Par conséquent, «la première phrase doit nommer
la présance elle-même et dans la mesure où elle détermine le présant en
tant que tel ; car c'est seulement alors et dans cette mesure seulement que,
1. Ibid., p. 362.
2. Ibid., p. 363.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 361.
5. Ibid., p. 363.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 119
fois encore et ici plus que nulle part ailleurs, il importe de rappeler sous
quelle constellation de l'être nous posons la question. Si «ce qui mainte-
nant est se tient dans l'ombre préalablement portée du destin de l'oubli de
l'être »1 que consomme l'essence de la technique, c'est bien depuis l'oubli
de l'être comme oubli de la différence de l'être à l'étant que nous interro-
geons le mot 10 xpe:wv. Nous ne saurions toutefois faire maintenant
l'expérience de l'être et de l'étant en tant que différenciés si cette diffé-
rence oubliée ne s'était initialement dévoilée dans la présance du présant,
si cette différence, recouverte par l'assimilation subreptice de la présance
à ce qui est suprêmement présant, n'avait« empreint de sa trace la langue
à laquelle l'être est advenu »2 et qui, pour la pensée, est grecque à la faveur
et de cette advenue et de la trace de son retrait. « Pensant ainsi », dit alors
Heidegger, « nous pouvons présumer que la différence, sans pourtant
jamais avoir été nommée en tant que telle, s'est plutôt éclaircie dans la
parole initiale de l'être que dans les paroles ultérieures. Éclaircie de la dif-
férence ne veut donc pas dire que la différence apparaît en tant que la dif-
férence. Par contre, la relation au présant peut s'annoncer dans la pré-
sance comme telle et ce de sorte que la présance advienne à la. parole en
tant que cette relation. »3 Cette «éclaircie de la différence» n'est donc pas
encore l'éclaircie du retrait de l'être qui abrite l'Ereignis mais seulement
l'éclaircie du rapport de la présance au présant en tant qu'il appartient à la
présance elle-même ou, si l'être est toujours l'être de l'étant, l'éclaircie de
« ce génitif énigmatique, riche de sens, qui nomme une genèse, une pro-
venance du présant à partir de la présance »4 • En d'autres termes,
l'éclaircie de la différence dont il est question intervient entre l'éclaircie de
l'étant et celle de l'être en son retrait. Elle est donc essentiellement ambi-
guë puisqu'elle fait signe - et par signe il faut entendre «un se-refuser
hésitant »5 - d'un côté vers ce qui est le plus initialement grec et, de
1. lhid, p. 365.
2. Ibid.
3. Ibid
4. Ibid, p. 364.
5. &itriige znr Philosophie, GA, Bd. 65, p. 383. Cf.« Aus einem Gespriich von der Sprache »,
in U11tmJ1egs Z!',. Sproçhe, GA, Bd. 12, p. 133, où Heidegger confie à son interlocuteur japonais le
soin de dire que «le signe (lf1nk) est l'annonce du voiler éclairant».
120 HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME
l'autre, vers ce qui ne l'est plus pour en être l'essence. Toute l'entreprise
de Heidegger tire alors sa possibilité de cette éclaircie de la différence où
l'être vient se dire en tant que relation de l'étant à l'être et si« la parole ini-
tiale de l'être, -rà :x,pewv, nomme quelque chose de tel» 1, la pensée de la
vérité de l'être dans son mouvement d'ensemble vient enfin répondre à
celle d'Anaximandre.
On traduit généralement -rà :x,pewv par« la nécessité» et, lors du cours
de 1941 qui, pour partie, traite de la parole d'Anaximandre, Heidegger
traduisait encore par die niitigende Not: l'instante nécessité2. Cinq ans plus
tard, tenant cette signification pour « dérivée », il écrit : « Dans :x,pewv, il y
a XPcXW, xp<Xoµoct. A travers ce verbe, parle ~ xelp, la main ; :;(pcXW veut
dire: je prends quelque chose en main, m'en saisis, lui prête la main et lui
tends la main. Xp<Xw signifie donc en même temps : donner dans la main,
remettre en main propre, partant délivrer et remettre à une appartenance.
Une telle remise en main est toutefois telle qu'elle garde en sa main et la
remise et ce qui est remis. »3 Rapporté à l'être de l'étant, -rà xpewv signifie
donc « la remise en main propre de la présance, laquelle remise en main
propre délivre en main propre la présance au présant et ainsi garde préci-
sément en main le présant en tant que tel, c'est-à-dire le sauvegarde dans
la présance »4 • Mais si -rà xpec:iv désigne l'incomparable relation de la pré-
sance au présant en tant qu'elle appartient à la seule présance, bref la dif-
férence ontologique comme ce trait propre à l'être qui seul peut l'exposer
au danger d'un déplacement hors de la vérité de son essence, hors du
quadrat, comment convient-il de traduire le plus ancien des mots par les-
quels la pensée a été appelée à dire l'être ? «Anaximandre dit: -rà xpewv.
Nous risquons», avertit alors et pour finir Heidegger, «nous risquons
une traduction apparemment étrange et qui demeure tout d'abord pas-
sible de mésinterprétation : TO xpewv, der Brauch »5•
Avant de s'enquérir du sens de cette traduction, il convient d'en
mesurer toute la charge et la portée. Si l'interprétation de la plus ancienne
Que veulent donc dire Brauch et brauchen? Brauch signifie usage, utilité
(usus, utilitas) ou coutume, et brauchen qui provient de .frui, signifie user
(uti), appliquer ou employer (adhibere), user et jouir (uti et.frui), avoir besoin
(indigere) 1• Comment faut-il alors entendre l'usage quand il s'agit de penser
la relation de la présance au présant ou en vertu de quel trait l'usage est-il
propre à décrire la relation de l'être à l'étant? Quelques années après La
parole d'Anaximandre et à propos de l'impersonnel xpf, généralement tra-
duit en français par « il faut », en allemand par es ist niitig ou es hraucht et par
lequel commence le fragment VI de Parménide, impersonnel dont x.pewv
est le participe neutre, Heidegger reviendra plus longuement sur l'essence
de l'usage. Après avoir affirmé que « x_pf, appartient au verbe x.pocw,
x.pT,cr60tL » et que ce dernier implique une référence au mot +, zelp, la main,
il poursuit : « x_pocw, x_pocoµOtL signifie : je manie et ainsi me maintiens dans
la main, j'utilise (gebrauche) et fais usage (brauche). C'est à partir de la
manière dont les hommes font usage que nous tentons d'en indiquer
l'essence. L'usage n'est pas d'abord le fait de l'homme. "User" ne signifie
pas non plus une pure et simple utilisation, usure ou mise à profit.
L'utilisation n'est qu'un mode mineur ou déviant de l'usage. Quand nous
manions une chose, par exemple, la main doit s'ajuster à la chose. L'usage
implique la réponse qui s'ajuste. L'usage proprement dit n'abaisse pas ce
qu'il utilise mais l'usage trouve sa détermination en ce qu'il laisse ce dont
il use dans son être. Ce laisser ne signifie cependant pas l'insouciance de
la négligence ou de l'abandon. Au contraire : l'usage proprement dit met
tout d'abord ce dont il use dans son être et l'y garde. Ainsi pensé, l'usage,
der Brauch, est lui-même ce qui requiert que quelque chose soit mis dans
son essence et l'usage ne le laisse pas s'en démettre. User, c'est: mettre
dans l'essence, garder dans l'essence. »2 L'usage n'est donc pas initiale-
ment l'affaire de l'homme mais celle de l'être et, inversement, celui-là est,
de manière insigne, en l'usage de celui-ci. L'homme ne saurait toutefois
être à l'usage de l'être sans en être requis et y être approprié et, de ce point
de vue, l'usage fait signe vers l'Ereignis. Mais d'un autre côté, si« l'usage
1. Cf. J. u. W. Grimm, DeNls&hes Wô'rter/Jnth, s. v. qui distingue les différents sens en indi-
quant leurs équivalents latins.
2. Wns heij!t Denkm ?, GA, Bd. 8, p. 190.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 123
confie ce dont il use à son être propre »1, il n'est autre que l'accom-
plissement de la différence ontologique. Traduisant To x.pe:wv par der
Brauch, Heidegger accède à ce qui, dans l'être comme être de l'étant, est le
génitif même, à ce qui confère à tout étant le mouvement d'être par lequel
il est et demeure pour y être maintenu, bref à l'essance, mieux à
l'essancifiant de l'être au sens où, mutatis mutandis, Leibniz a pu dire que
« l'Être nécessaire est existentifiant >>2. En outre, déterminant l'essence de
l'usage comme ce qui engage et maintient l'étant dans son être,
détermination qui fait écho à l'analyse de l'ustensilité selon laquelle seul
l'usage du marteau nous en découvre l'être 3, Heidegger laisse également
ressortir ce par quoi der Brauch, l'usage, répond à To xpe:wv. En effet, si le
verbe xpcX.w est présent dans xpe:wv et implique une référence à la main
sans laquelle il n'y a pas d'usage, der Brauch peut traduire, c'est-à-dire être,
-ro xpe:wv 4•
Revenons plus directement à La parole d'Anaximandre où Heidegger
justifie cette traduction de manière différente. Après avoir écarté la com-
préhension ordinaire de l'usage comme utilisation et s'attachant à la pro-
venance du verbe brauchen, il écrit:« Brauchen, c'est br11chen, en latinfru4 en
allemandfruchten [fructifier], Frucht [fruit]. Nous le traduisons librement
par "jouir de... (geniejen)" ; mais jouir (niejen) signifie : se réjouir de
quelque chose et ce de manière à en avoir l'usage. C'est seulement par
dérivation que "jouir" désigne la simple consommation ou le savourer. »5
Où cette signification de brauchen en tant que frui est-elle toutefois exem-
plairement attestée ? « Cette signification fondamentale de brauchen
1. Ibid.
2. //Jid., p. 367-368.
X
pas ne pas être heureux. Ce qui est le meilleur pour nous doit donc être à
notre disposition si nous méditons de vivre heureux. »1 Jouir, c'est donc
tout à la fois aimer et posséder ce qui est, pour nous, le meilleur. Et, après
avoir établi que l'âme est le meilleur de l'homme, saint Augustin conclut
que, pour celle-ci, Dieu est ce qu'il y a de meilleur. Être heureux, c'est
«avoir Dieu, c'est-à-dire jouir de Dieu >>2, conclura-t-il au terme du dia-
logue sur La vie heureuse. Partant, jouir, c'est jouir de Dieu et il est impos-
sible de séparer la jouissance de celui dont, uniquement, elle jouit.
C'est pourtant ce que fait Heidegger en ne retenant du .frui que le
seul avoir-à-disposition. «Dans .frui il y a: praesto habere », écrit-il sans
plus. Mais si jouir, c'est disposer de ce qu'on aime,praesto habere quod di/i-
gis, et qu'il n'est finalement d'amour que de Dieu, le sens du praesto
habere, de l'avoir-à-disposition, est ici fonction du sens de ce qu'on aime,
quod di/igis, et la signification du .frui dépend de Dieu avant de dépendre
l'avoir-à-disposition. En insistant sur le second au dépens du premier,
Heidegger sépare donc la jouissance de celui dont exclusivement elle
jouit et, ce faisant, modifie radicalement le sens de la citation augusti-
nienne à laquelle il fait appel puisqu'il la prive de son caractère théolo-
gique, chrétien. À quelle nécessité vient-elle alors répondre et la façon
dont Heidegger explicite le sens du praesto habere permet-elle de le préci-
ser? Comprenant l'adverbe praesto à partir de *praesito, poser ou placer
devant\ Heidegger comprend ce qui est praesitum, posé-devant, comme
la version latine du grec Ô7tox.e:lµe:vov qu'il traduit habituellement par subs-
tantia ou subjectum 4 • Le grec ainsi retrouvé sous le latin, il devient possible
de comprendre d'abord, littéralement, l'u7tox.e:lµe:vov comme ce qui gît
déjà là-devant dans le non-retrait et est à chaque fois présant, pour
ensuite comprendre der Brauch comme l'avoir-à-disposition ou sous-la-
main ce qui est et, en en accentuant le sens verbal, comme ce qui laisse-
pelé que toute doctrine porte sur les choses ou sur les signes et que c'est
par les seconds qu'on peut apprendre les premières, saint Augustin, pour
qui «ce qui n'est aucune chose (res) n'est absolument rien»\ partage les
choses entre celles dont il faut jouir, celles dont il faut user et celles qui
jouissent et font usage. « Celles dont il faut jouir nous rendent heureux.
Cel!es dont il faut faire usage nous aident et pour ainsi dire nous soutien-
nent lorsque nous tendons vers la béatitude afin que nous puissions par-
venir jusqu'à celles qui nous rendent heureux et nous y attacher. Quant à
nous qui jouissons et faisons usage, nous sommes placés entre les unes et
les autres. »2
Quel est le principe de cette partition ? Le double rapport de
l'homme à Dieu et au monde. En effet, si d'un côté« jouir, c'est s'attacher
d'amour à une chose pour elle-même» et que, de l'autre,« user, c'est rap-
porter ce dont on fait usage à la possession de ce qu'on aime, s'il faut tou-
tefois l'aimer»\ nous devons jouir de Dieu et user du monde. Qu'en est-il
alors du prochain qui est avec nous dans le monde ? Devons-nous l'aimer
pour lui-même et en jouir ou l'aimer pour autre chose et en user? «Tout
homme, en tant qu'il est homme, doit être aimé pour Dieu mais Dieu
pour lui-même »4 car il n'est d'amour que de Dieu ou, pour le dire autre-
ment, parce que l'énoncé de «la règle d'amour établie par Dieu »5 place
l'amour du Seigneur avant celui du prochain 6 •
Il y a donc bien d'un côté« les choses dont nous devons jouir, le Père,
le Fils, !'Esprit saint et en même temps la Trinité, unique chose suprême
et commune à ceux qui en jouissent, si tant est qu'elle soit une chose et
non la cause de toutes les choses, si tant est qu'elle soit une cause»' et, de
l'autre, celles dont nous devons user, qu'il s'agisse du monde ou de« ceux
1. De doct1i11t1 christit11/{/, I, II, 2. Heidegger fait fréquemment appel à cet ouvrage dans le
cours de 1921, «Augustin et le néoplatonisme», consacré au livre X des Co11Jessio11s; cf. Phii110-
111e110/ogie de.r rel(~iô:rei1 Leben.r, GA, Bd. 60, p. 270-280.
2. Id., I, lII, 3; cf. I, XXII, 20, où il est dit que« nous qui jouissons et usons des autres
choses, nous sommes en quelque sorte des choses ».
3. Id., I, IV, 4.
4. Id., I, XXVII, 28.
5. Id., I, XXII, 21.
6. Id., I, XXVI, 27, qui commente Mot1hie11, XXH, 37-39.
7. Id., I, V, 5; cf. 1, X, 10 et I, XXXIII, 37.
HEIDEGGER ET LF. CHRISTIANISME 129
qui, avec nous, peuvent jouir de Dieu »1 et que, pour ce faire, il nous com-
mande d'aimer puisque «quiconque aime justement son prochain doit se
comporter avec lui de manière à ce que lui aussi aime Dieu de tout son
cœur, de toute son âme, de tout son esprit» et qu'en «l'aimant ainsi
comme lui-même, il rapporte tout l'amour de soi-même et du prochain à
cet amour de Dieu qui ne souffre pas qu'on en détourne le moindre ruis-
selet dont la dérivation le diminuerait »2 • Partant, la jouissance et l'usage
désignent les rapports de l'homme à Dieu ou au monde et à nos pro-
chains, étant entendu que nous pouvons toujours prendre le monde pour
Dieu et jouir de ce dont il ne faut qu'user. «Toute perversion humaine, ce
qu'on appelle vice, consiste à vouloir user de ce dont il faut jouir et à jouir
de ce dont il faut user. Inversement, l'ordre, ce qu'on nomme vertu,
consiste à jouir de ce dont il faut jouir, à user de ce dont il faut user. »l
Est-ce à dire que la jouissance et l'usage ne sont l'une et l'autre que
des possibilités humaines? Ce n'est pas tout à fait sûr. Revenant sur
l'affirmation selon laquelle, jouir signifiant aimer une chose pour elle-
même, nous devons jouir de cela seul dont la possession nous rend heu-
reux et user de toutes les autres, saint Augustin y voit une équivoque.
« Dieu nous aime en effet et la divine Écriture fait souvent valoir son
amour pour nous. De quelle manière aime-t-il donc ? Pour user de nous
ou pour en jouir ? Mais s'il jouit de nous, il a besoin de notre bien, ce
que personne de sensé ne saurait dire. Car tout notre bien, c'est lui-
même ou vient de lui-même. Et pour qui est-il obscur ou douteux que la
lumière n'a pas besoin de l'éclat des choses qu'elle a elle-même illumi-
nées? Le prophète dit aussi très clairement: "J'ai dit au Seigneur: tu es
mon Dieu puisque tu n'as pas besoin de mes biens." Il ne jouit donc pas
de nous mais en use. Car s'il ne jouit ni n'use, je ne vois pas comment il
aimerait. »4
bonté en nous accordant d'être. Et si Dieu est «celui qui est» et qui est
suprêmement, primordialement, immuablement, l'usage qu'il fait de nous
et de l'ensemble de la création est ce par quoi tout ce qui est se rapporte à
lui qui est par-dessus tout. L'usage accomplit donc la différence entre ce
qui est et celui par qui cela est, entre la création et le créateur. Usant de
nous, Dieu nous est de surcroît utile puisqu'il nous accorde d'être pour
que nous jouissions de lui. Par suite, l'usage que Dieu fait de nous pré-
cède et la jouissance que nous pouvons en avoir et l'usage que nous pou-
vons faire de ce qui permet d'y parvenir ou, pour le dire autrement, à titre
de possibilités humaines, user (uti) et jouir (/mi) se fondent dans l'usus
divin.
Sommes-nous désormais en mesure de comprendre l'opposition ou
le parallèle entre lafruitio Dei qui ne va pas sans l'usus divin dont elle tire
son origine et der Brauch ? Sans doute, mais après avoir ajouté trois remar-
ques. 1 / La différence entre uti et frui peut elle-même être comprise
comme une différence entre deux modes d'usage. D'une part, « jouir» et
« user avec délectation » sont, dit saint Augustin, des expressions dont les
sens respectifs sont« extrêmement proches »1, et d'autre part, si« user de
quelque chose, c'est la soumettre au pouvoir de la volonté, jouir, par
contre, c'est user avec la joie, non pas encore de l'espérance mais déjà de
la chose. Il en résulte», poursuit-il, «que celui qui jouit de quelque chose
en use puisqu'il soumet quelque chose au pouvoir de la volonté à fin de
délectation mais qui use de quelque chose n'en jouit pas s'il ne recherche
pas pour elle-même mais pour autre chose cette chose qu'il soumet au
pouvoir de la volonté »2• Bref,Jrui équivaut à uti c11m dekctatione ou à uti cum
gaudio et, quel qu'il soit, avec ou sans joie et délectation, l'usus humain
vient répondre à l'usus divin. 2 / Si la fruitio Dei désigne principalement le
mode sur lequel s'accomplit l'amour que l'homme peut avoir pour Dieu
dont la bonté est à la source de son être et de l'être, il reste toutefois pos-
sible mais à titre exclusivement secondaire et dérivé, de comprendre cette
fruition comme le comportement jouissant de l'homme .relativement à
l'étant ou à la chose suprême. En d'autres termes, faire appel à lafruitio
Dei, c'est faire appel à la Trinité et à l'usus divin avant de faire appel à
l'attitude de l'homme vis-à-vis de l'étant suprême. 3 /Par ailleurs, en tant
que trait de l'être, l'usage qui introduit tout étant à son être propre
concerne du même coup celui que nous sommes. À l'instar des autres
étants, nous recevons notre être de l'usage que l'être fait de nous mais, à
la différence des autres étants, nous sommes celui dont l'être fait usage
pour que soit prise en garde, c'est-à-dire pensée, la vérité de son essence
qui est aussi la nôtre puisque tout notre être est afférent à l'être.
En mettant alors en parallèle la .fruitio Dei comme beatitudo hominis et
l'usage comme mode de déploiement de la différence ontologique, Hei-
degger n'oppose donc pas seulement le rapport de l'homme à la Trinité
d'un côté au rapport de l'être à l'étant en général, de l'autre, mais plus
encore et implicitement, c'est-à-dire silencieusement, il oppose l'usus
divin - sans lequel nous ne saurions jouir de Dieu puisque c'est par lui
que nous sommes - à l'usage comme l'essancifiant de l'être, dont nous
recevons le nôtre, auquel nous sommes appropriés. Et si, « maintenant »,
les verbes bruchen et.frui ne désignent plus « le comportement jouissant de
l'homme en relation à un quelconque étant, fût-il suprême», c'est-à-dire
s'ils ne signifient plus la relation à Dieu dont la bonté est à l'origine de
tout ce qui est, bonté par rapport à laquelle il use de nous et sans laquelle
il ne saurait par conséquent y avoir le moindre lien à quelque étant que ce
soit mais 'lue, « maintenant» toujours, ils désignent « le mode sur lequel
l'être même se déploie en tant que relation à l'étant», alors la traduction
de -ro xpe:wv par der Brauch ne va pas sans le passage d'un usage, celui de
Dieu, à un autre, celui de l'être, sans que l'usage soit transféré et traduit
du domaine de l'expérience de Dieu dans le domaine de l'expérience de
l'être. L'interprétation de chacune des deux phrases de la parole
d'Anaximandre donnant lieu à un tel transfert, doit-on immédiatement
en conclure que la plus ancienne parole de l'être est traduite de la parole
de Dieu ou que le grec initial tel que le construit Heidegger est traduit du
chrétien? Tant que nous n'aurons pas examiné si la relation entre l'être et
l'étant propre à l'usage n'est pas elle-même la traduction de la relation
entre Dieu et la création, il demeurera impossible d'en décider.
Aussitôt après l'avoir opposé à la fruitio Dei, Heidegger revient une
dernière fois sur l'usage pour en préciser le mode d'accomplissement.
HEIDEGGER ET LE CHRISTIANISME 133
1. « Aus einem Gespriich von der Sprache »,in U11tem1tgs ZJ'I" Sprache, GA, Bd. 12, p. 91.
2. Cf. Pammlide.r, GA, Bd. 54, p. 68.
HEIDEGGF.R ET LE CHRISTIANISME 137
degger nomme der letz!e Gott, l'ultime ou dernier dieu, dont nous ne sau-
rions attendre la venue sans avoir préalablement atteint l'Ereignis et qui,
« par rapport aux dieux passés et surtout par rapport au dieu chrétien »
est « le tout autre »1 ? Sans doute, mais comment prendre la mesure de
cette altérité et penser ce que peut signifier ce dernier dieu en confiant
au seul silence l'explication avec la révélation chrétienne, avec la parole
de Dieu et Dieu comme parole ? Ne convient-il pas alors, et relative-
ment à l'Ereignis lui-même, de soustraire au silence cette explication avec
le christianisme dont s'est toujours accompagnée celle qui concerne la
métaphysique ?
Comment toutefois y parvenir sans penser pour lui-même et en lui-
même ce silence et comment pourrait-il l'être sans que soit au préalable
posée la question de savoir de quel espace commun la traduction du chré-
tien au grec reçoit sa possibilité ou, en d'autres termes, sans que soit
déterminée la dimension dont relève le «maintenant» à partir duquel frui
cesse de désigner la relation de l'homme à Dieu et der Brauch commence à
signifier l'usage propre à l'être, - «maintenant» qui est aussi celui à partir
duquel demeurer ne signifie plus persister mais approprier, à partir
duquel la différence ne nomme plus le rapport de l'être à l'étant mais le
mode sur lequel l'appropriation approprie ? Au sein de quelle unique
dimension le regard et la pensée doivent-ils se tenir et se déplacer pour
pouvoir accéder au dieu chrétien ou à la différence ontologique, au retrait
du monde et à l'anéantissement des choses ou à l'Ereignis? Ou encore et
pour finir: comment faut-il penser l'essence de la langue si, d'une part,
elle doit être «le plus propre des modes de l'approprier »2 et que, de
l'autre, l'explication avec la parole de Dieu ne peut plus être réservée au
silence?
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II.............................................. 29
III . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
IV.............................................. 57
V.............................................. 71
VI.............................................. 85
VII.............................................. 97
VIII.............................................. 107
IX.............................................. 117
X.............................................. 125