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Le Monde, 28 juin 2014

Alors que le conflit des intermittents se poursuit, menaçant les festivals


d’été, Pierre-Michel Menger, professeur au Collège de France (chaire de
sociologie du travail créateur) et directeur d’études à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales (EHESS), revient sur ce statut controversé. Il
est l’auteur des Intermittents du spectacle. Sociologie du travail
flexible (Editions de l’EHESS, 2011).

D’où vient le régime des intermittents, dont la réforme suscite tant de


tensions ?

Depuis le XIXe siècle, le travail en " troupe " ou au sein d’un orchestre
permanent est très minoritaire : dans les music-halls, les théâtres, les cabarets
ou les scènes lyriques, l’embauche " au cachet " a toujours été monnaie
courante. C’est une pratique ancienne, qui existait bien avant l’instauration d’un
régime d’assurance-chômage particulier pour les intermittents. Le travail au
projet est même l’une des caractéristiques intrinsèques du travail des artistes et
des techniciens. Ce système est lié à un mécanisme structurellement
déséquilibrant : en France comme ailleurs, dans le monde du spectacle, il faut,
pour détecter les talents et dénicher des formes particulières d’originalité,
beaucoup de candidats afin de pouvoir sélectionner les plus prometteurs ou les
mieux armés pour des carrières incertaines. C’est vrai des artistes plus que des
techniciens.

Dans les années 1930, ces formes d’emploi " intermittentes " ont reçu pour la
première fois une qualification juridique particulière. En 1937, sous le Front
populaire, des conventions collectives se sont ainsi appliquées au secteur des
spectacles. Grâce à cette avancée sociale majeure, le travail a été mieux
encadré dans les théâtres, les bals, les cirques, la variété, le music-hall, le
cinéma ou l’opéra. C’est dans ces conventions que l’on trouve pour la première
fois le terme juridique de " salarié intermittent ". Il n’est pas encore question,
dans ces années-là, de constituer un mécanisme particulier d’assurance-
chômage, mais dans le sillage de ces conventions se crée, en 1939, la caisse
des congés spectacles, qui distribue depuis lors des congés payés aux artistes
ou aux techniciens qui travaillent pour de multiples employeurs.

La troisième étape intervient au début de la Ve République, sous le général de


Gaulle. En 1958, c’est la naissance de l’Unedic, un organisme paritaire et
obligatoire gérant l’assurance-chômage qui fait l’objet de négociations
régulières entre les représentants des employeurs et ceux des salariés.
L’Unedic épouse progressivement le terrain du salariat et, en 1964, adopte un
dispositif particulier pour les techniciens du cinéma : c’est la fameuse annexe
VIII. En 1967, une ordonnance généralise au salariat tout entier le principe de
l’assurance-chômage : elle donne naissance à la non moins fameuse annexe X,
qui s’applique aux artistes. Le régime est consolidé avec l’abaissement, en
1980, du seuil d’éligibilité à l’assurance-chômage : tous les artistes et
techniciens peuvent bénéficier d’une indemnisation s’ils ont travaillé 520 heures
de travail par an – 507 heures depuis 1982.
Ce régime est-il propre à la France ?

Le chômage des artistes et des techniciens existe, bien sûr, dans tous les pays
occidentaux, mais la France est la seule à leur offrir un régime particulier
d’indemnisation. Il y a eu des tentatives de transposition du système français,
en Suisse et en Belgique notamment, mais elles ont fait long feu ou sont
restées très éloignées du modèle français. Si la France fait figure d’exception,
c’est parce que ce régime d’assurance-chômage est le fruit d’une construction
historique très longue.

Dans la plupart des autres pays, les artistes travaillent dans des structures
permanentes comme des orchestres ou des troupes de théâtre – c’est le cas en
Allemagne – ou sont considérés comme des free-lances ou des indépendants –
c’est le cas dans le monde anglo-saxon. Il existe, à l’étranger, des dispositifs
particuliers pour prendre en compte la spécificité des artistes, en Allemagne -
notamment, mais ils passent par la Sécurité sociale, pas par l’assurance-
chômage.

Quels sont les principes de base de ce système?

Le régime des intermittents du spectacle, qui s’applique à des activités «  par -


nature temporaires  », consacre la liberté totale de l’employeur : s’il est dans le
périmètre sectoriel où s’applique le " CDD d’usage ", il n’a pas à expliquer les
raisons pour lesquelles il propose un travail de trois heures, de trois jours ou de
trois semaines, et il n’a aucune responsabilité à l’égard de la carrière des
artistes et des techniciens qu’il emploie.

Dans le monde du travail, c’est une asymétrie employeur-employé que l’on ne


retrouve nulle part ailleurs : le salarié contracte avec un employeur, mais ce
dernier n’est tenu, à aucun titre, de renouveler ultérieurement le lien
contractuel, d’assurer le suivi de carrière de son salarié, l’évolution de ses
compétences, la gestion de sa retraite. Toutes ces questions sont transférées à
des organismes sociaux qui prennent en charge la carrière individuelle des
artistes et des techniciens. Les directeurs des ressources humaines du monde
du spectacle, ce sont la caisse des congés payés, les organismes de retraite et
l’assurance-chômage ! Dans ce secteur, la fonction d’employeur est
" miniaturisée " : c’est une situation unique sur le marché du travail français.

Du côté du salarié aussi, la situation est très particulière : lorsque l’artiste ou le


technicien a accumulé, à un rythme discontinu, 507 heures de travail sur une -
durée de dix mois ou de dix mois et demi, s’ouvre une période d’indemnisation
qui est la partie la plus certaine de sa rémunération. Il en sort à chaque contrat
et y retourne à chaque fin de contrat, ce qui génère une intrication totale entre
le chômage et le travail. On atteint donc, pour le salarié, une hyperflexibilité
assurantielle qui est le symétrique, pour l’employeur, de l’hyperflexibilité
contractuelle. Une carrière réussie, dans le monde des intermittents du
spectacle, ce n’est pas un emploi continu : c’est une succession, d’année en
année, de contrats et de droits à indemnisation. L’indemnisation constitue donc
un filet de sécurité avec des mailles aussi fines et souples que le système
d’emploi lui-même.
Pourquoi le système est-il en crise depuis les années 1980 ?

Au début des années 1980, le système a connu un tournant majeur. Après son
élection, en 1981, François Mitterrand a mis en place une grande politique
culturelle d’Etat – le budget du ministère a doublé et les collectivités locales ont
suivi le mouvement. Des compagnies de théâtre, de danse, de cirque ont été
créées, la musique s’est développée, les festivals se sont multipliés. Cette
création d’emplois n’a pas donné naissance à des emplois permanents dans
des troupes ou des maisons de la culture : elle s’est faite d’abord par
l’intermittence, qui a constitué un levier extraordinaire pour cette nouvelle offre
car elle permettait de rémunérer des artistes et des techniciens pour des coûts
réduits et dans une flexibilité complète.

Au cours de ces années, l’Etat et plus encore les collectivités territoriales ont -
financé une croissance très rapide de l’offre dans le spectacle vivant. Si l’emploi
intermittent a énormément progressé, dès les années 1980, c’est aussi en -
raison de la fin du monopole de la radio et de la télévision publiques. Pour
nourrir la nouvelle offre radiophonique et télévisuelle, il a fallu faire travailler des
techniciens qui ont, eux aussi, été massivement embauchés comme
intermittents. Le système était très avantageux, notamment pour les structures
fragiles comme les radios libres, les nouvelles chaînes de télévision ou les
boîtes de production : un certain nombre d’entre elles se situait entre
l’entrepreneuriat et le secteur associatif, et l’intermittence correspondait
parfaitement à leur tentative d’innovation et à leur économie fragile.

Ces évolutions ont fait exploser le nombre d’intermittents : pour ceux que
recensait la caisse des congés spectacles, ils étaient en effet 9 000 en 1980,
123 000 en 2002, 130 000 en 2012 ! Il a fallu prendre la mesure des effets de
cette croissance car les comptes des annexes VIII et X de l’Unedic se
déséquilibraient à grande vitesse. Au début des années 2000, les partenaires
sociaux (sauf la CGT) ont décidé de modifier les règles d’indemnisation pour
contenir la croissance démographique déséquilibrée du secteur, et s’ensuivit la
longue crise de 2003 – l’Etat a finalement été obligé de recourir à un
mécanisme de correction temporaire de la réforme.

Depuis, le nombre d’intermittents indemnisés a continué à croître, même si


cette croissance est moins forte que dans les années 1990. Aujourd’hui, quatre
mois de travail procurent huit mois de chômage. Cette équation, qui était
minoritaire dans l’agenda des intermittents des années 1980, est largement
majoritaire aujourd’hui.

Comment analysez-vous le débat actuel ?

L’intermittence est une construction collective très ingénieuse. Elle conduit


cependant à un paradoxe extraordinaire qui défie la position de syndicats
comme la CGT ou l’argumentation des coordinations : ils disent qu’il faut
protéger les plus précaires, mais ce qu’ils ne disent pas, c’est que le système
d’emploi lui-même produit de la précarité !
Au cours des années 1990, alors que les règles d’indemnisation ne bougeaient
pas, le volume moyen de travail des artistes a chuté, passant de 68 à 43 jours.
Pourquoi ? La quantité totale de travail a certes augmenté de 36 %, mais les
effectifs d’intermittents ont augmenté de 79 %… Les employeurs, toujours plus
nombreux, ont dispersé leur offre de travail, par choix ou par nécessité, sur un
grand nombre d’intermittents, créant de la précarité.

Le monde de l’intermittence est caractérisé par trois facteurs : une totale liberté
pour les employeurs, une forte attractivité des métiers et une solution de
sécurisation du chômage. Si l’on combine ces trois facteurs, on obtient le
cocktail explosif de l’intermittence : le volume de travail augmente rapidement,
le nombre d’intermittents progresse plus vite encore, l’adossement au chômage
indemnisé s’accroît, et le déficit, mécaniquement, se creuse.

Ce phénomène de croissance déséquilibrée n’est pas le fruit de l’initiative de tel


ou tel acteur du système : l’initiative est tellement dispersée, la procédure
tellement souple, que le seul socle de coordination des acteurs du monde du
spectacle est l’assurance-chômage. Cette précarisation endogène au système
constitue, pour beaucoup, un véritable marché de dupes. L’intermittence est un
système bien plus inégalitaire que le salariat classique et beaucoup plus
précarisant après l’âge de 50 ans. Le revenu moyen des artistes intermittents
est nettement plus faible que celui des cadres et des professions intellectuelles
supérieures, catégorie dans laquelle les artistes sont classés par l’Insee. Même
si le " revenu psychique  " procuré par l’exercice de tels métiers doit être ajouté
comme une compensation, on est loin du compte. Et les retraites sont à des
niveaux exceptionnellement bas. Sujet beaucoup plus explosif que les différés
d’indemnisation !

Vous plaidez en faveur d’une responsabilisation des employeurs.


Comment y parvenir ?

Le système permet de tout savoir sur les salariés : on connaît, pour chaque
intermittent, le nombre d’heures de travail, les congés payés, les revenus, les
indemnités chômage. Sur le comportement des employeurs, en revanche, on
ne veut rien savoir. Or le système leur offre des avantages considérables : dans
l’intermittence, la souplesse d’embauche est totale et la dépense salariale peut
varier en fonction des projets, à l’heure près. Ces avantages dont rêveraient
beaucoup d’employeurs ont un prix invisible : c’est la part assurantielle du
travail des intermittents.

Ce coût invisible, les employeurs en laissent 80 % à la charge de la solidarité


interprofessionnelle qui lie tous les employeurs et tous les salariés du secteur
privé à travers la gestion de l’assurance-chômage. Et cette solidarité est
sollicitée depuis trente ans. Il est temps de faire apparaître le coût réel du
système en créant, pour chaque employeur, un compte assurantiel. Ce compte
précisera que l’employeur a embauché tant d’intermittents, qu’il a signé tant de
contrats et qu’il a permis à ses salariés d’obtenir telle quantité de chômage
indemnisé. Faisons, chaque année, la somme de ce qui, dans le chômage
indemnisé des salariés, peut être rattaché à chacun de ses employeurs et
comparons ce chiffre au montant des cotisations versées par chaque
employeur. Au lieu de dénoncer tous les abus, comme on le fait rituellement
depuis trente ans, on y verrait enfin clair sur le comportement des " vrais "
employeurs – pas ceux qui s’autoemploient et qui, selon certains " experts "
des coordinations, sont l’avant-garde du salariat émancipé, sous forme de
salariés-employeurs-chômeurs.

Le problème du déficit sera plus simple à traiter : il s’agira de demander aux


gros utilisateurs de l’intermittence de cotiser plus. Moduler les cotisations en
fonction de l’intensité d’utilisation de l’emploi précaire, c’est un principe simple
et juste, qui relégitimera la solidarité interprofessionnelle. Si un employeur veut
disperser sa demande de travail sur beaucoup d’intermittents peu employés, il
exerce un droit de tirage élevé sur l’Unedic : son choix en faveur de
l’hyperflexibilité a un prix, ses cotisations sont réévaluées à la hausse. S’il veut,
au contraire, concentrer sa demande de travail sur un nombre plus resserré de
salariés qui travaillent davantage, il fait moins appel à l’indemnisation et ses
cotisations sont orientées à la baisse.

Ce mécanisme nous vient tout droit de l’origine du droit social français, avec la
loi sur les accidents du travail de 1898 : les cotisations varient en fonction du
nombre d’accidents constatés dans l’entreprise et du niveau de risque de leur
activité. Ma proposition entre en outre en résonance avec l’accord
interprofessionnel de 2013, qui est un premier pas vers la modulation des
cotisations en fonction du taux d’utilisation, par les entreprises, des contrats
courts. C’était une vieille revendication de la CGT et ce fut une proposition de
Martine Aubry lorsqu’elle était ministre des affaires sociales ! Une fois ces
principes posés, il faut, bien sûr, prendre en compte la diversité du monde des
spectacles.

Qu’arrivera-t-il, par exemple, si la modulation risque d’étrangler une petite


compagnie de théâtre ? Pour éviter cette situation, on peut faire varier la
modulation en fonction des caractéristiques des secteurs (taille des entreprises,
intensité capitalistique, etc.). On peut aussi, si cela ne suffit pas, faire intervenir
en dernier ressort l’Etat et les collectivités territoriales. Pas par l’impôt –
impossible de créer des emplois publics ancrés dans le chômage ! – mais par le
biais du Fonds de solidarité (FDS) ou du fonds de financement du chômage
partiel, qui sont déjà reliés à l’assurance-chômage. Cette réforme permettrait de
traiter le monde de la culture à la hauteur de son importance économique et
symbolique, comme un secteur mature et responsable. Et de rendre les autres
secteurs plus tranquillement solidaires de sa croissance brillante mais
paradoxale.

(Propos recueillis par Anne Chemin, Le Monde, samedi 28 juin 2014)

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