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Revue d'histoire et de philosophie

religieuses

La Philosophie religieuse d'Ernest Trœltsch


Edmond Vermeil

Citer ce document / Cite this document :

Vermeil Edmond. La Philosophie religieuse d'Ernest Trœltsch. In: Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 1e année n°1,
Janvier-février 1921. pp. 23-44;

doi : https://doi.org/10.3406/rhpr.1921.2314

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1921_num_1_1_2314

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du problème, pour son propre pays en particulier. Ses vues sur le mouve¬
ment théolcgique actuel, sur les rapports entre l'Eglise et l'Etat et la
nécessité de la séparation, sur l'avenir des confessions chrétiennes en
Allemagne ont pour nous un réel intérêt. Enfin, en étudiant les écrits
qu'il a publiés au cours de la guerre et pendant les débuts de la révolution,
nous pourrons voir comment un esprit de marque a compris et vécu ces
événements si redoutables pour les destinées de son pays1).

I, — La méthode.

Ernest Trœltsch se fait une très haute conception de la tâche qui


incombe à la théologie. C'est une science vivante qui, loin de se borner
à transmettre des affirmations traditionnelles ou à faire œuvre apologé¬
tique, nous oriente à travers la vie intellectuelle du temps présent; re¬
construit l'Idée religieuse et travaille à la réforme de ses institutions.
Cette simple définition pose un problème qui est au centre même de la
pensée d'Ernest Trœltsch : celui des rapports entre christianisme et
civilisation.
1. Un conflit mortel sépare actuellement la méthode « dogmatique »
et la méthode « historique ».
La première prétend échapper entièrement aux prises du relativisme
moderne et se fonder sur des certitudes absolues qu'elle met après coup en
relation avec les contingences humaines. Elle se dit en possession d'une
autorité, d'un principe soustrait au devenir historique, de faits sur les¬
quels la loi d'analogie ne peut rien. Eépugnant à tout parallèle établi
entre le christianisme et les religions voisines, elle revendique pour lui
une causalité spéciale. Elle y voit un phénomène miraculeux qui se dé¬
tache sur la trame serrée de l'histoire profane. Cette méthode possède
sa logique et sa métaphysique propres. C'est un intransigeant supra-

*) Voir pour cet article : Christentum und Religionsgeschichte, 1897 (Gesam¬


melte Schriften, Zweiter Band, Tübingen 1913, p. 328-363). — Historische und
dogmatische Methode in der Theologie, 1898 {Ges. Sehr., II, p. 729-753). —
Richard Rothe, eine Gedächtnisrede, Tübingen, 1899. — Die wissenschaftliche
Lage und ihre Anforderungen an die Theologie, Tübingen 1900. — Grundprobleme
der Ethik, 1902 (Ges. Sehr., II, p. 552-672). — Was heisst « Wesen des Christen¬
tums » ?, 1903 (Ges. Sehr., II, 386-451). — Moderne Geschichtsphilosophie, 1904

(Ges. Sehr., II, p. 673-728). — Psychologie und Erkenntnistheorie in der Religions¬


wissenschaft, Tübingen, 1905. — Rückblick auf ein halbes Jahrhundert der „theo¬
logischen Wissenschaft, 1908 (Ges. Sehr., II, p. 193-226). — Wesen der Religion
und der Religionswissenschaft, 1909 (Ges. Sehr., II, p. 452-499). — Das religiöse
Apriori, 1909 (Ges. Sehr., II, p. 754-768). — Die Bedeutung des Begriffes der Kon¬
tingenz, 1910 (Ges. Sehr., II, 769-778). — Empirismus und Piatonismus in der
Religionsphilosophie, 1912 (Ges. Sehr., II, p. 364-385). — Die Absölutheit des
Christentums und die Religionsgeschichte, 2. Aufl., Tübingen, 1912. — Logos und
Mythos in Theologie und Religionsphilosophie, 1913 (Ges. Sehr., II, p. 805-836).
— 25 —

naturalisme qui divise le réel en deux domaines: celui où le miracle règne


en maître et celui d'où il est absent. Elle admet l'insertion de la cau¬
salité divine dans le continuum historique et en explique la nécessité par
le péché et le besoin de rédemption intégrale. Elle n'est pas spécifiquement
catholique, car on la retrouve dans le judaïsme, l'islamisme et le protes¬
tantisme. C'est la méthode des théologiens qui n'attachent d'importance
qu'à l'aspect pratique et ecclésiastique du christianisme. Elle doit sa puis¬
sance au sentiment très vif qu'elle possède des conditions « sui generis »
de la vie religieuse. Elle ne craint pas d'isoler vigoureusement le chris¬
tianisme et d'accuser ses tendances essentielles pour intensifier son action
dans le monde. Elte ne considère pas la théologie comme « problématique ».
Elle ne s'occupe que du détail dogmatique et n'accomplit qu'une œuvre de
« ravaudage ». Comment songerait-elle à reconstruire l'Idée chrétienne
et à la mettre en harmonie avec la pensée contemporaine ?
L'âme vivante de la méthode « historique » est l'esprit critique.
N'admettant que les jugements de vraisemblance, elle les applique à la
tradition religieuse totale qu'elle insère de force dans l'ensemble des
traditions humaines. Son critère essentiel est le principe d'analogie. Elle
ne traite pas la Bible ou l'histoire judéo-chrétienne autrement que les
textes de l'antiquité ou l'histoire gréco-romaine. Elle tend ainsi à niveler
le vaste terrain des évolutions religieuses. Elle met simultanément' en
évidence l'originalité de tout phénomène historique et les influences mul¬
tiples qu'il exerce ou subit. Elle donne à l'histoire chrétienne le cadre
universel des religions et des civilisations. Malgré l'hostilité de l'ortho¬
doxie, elle s'est emparée avec une croissante énergie du domaine théolo¬
gique. Elle y a provoqué des transformations radicales et des conflits
irréductibles. Car elle projette sur son objet, sur le christianisme en par¬
ticulier, une lumière nouvelle. Elle ne l'estime ni plus ni moins irrationnel
ou mystérieux que les religions voisines. Elle le « relativise », mais sans
compromettre sa puissance propre, sans aboutir fatalement au nihilisme
ou au scepticisme, sans nier la nécessité de ces jugements objectifs de
valeur auxquels ne peut nous conduire que la vue des ensembles historiques.
C'est la méthode des esprits libres qui veulent échapper à la tyrannie des
Eglises. C'est sans elles et en dehors d'elles que s'accomplit le travail
scientifique.
On aboutit ainsi, en dernière analyse, à l'opposition entre la pratique
et la science. Les praticiens méprisent cette science qui les gène et se
contentent de la Bible, des confessions de foi, de la mission intérieure.
Les savants restent indifférents à l'égard de la pratique et la laissent à
ses propres difficultés. Ce conflit résulte de notre passé total et la théo¬
logie actuelle oscille entre ces deux attitudes. En face des disciplines
« historiques » se placent les disciplines « dogmatiques » et tout étudiant
qui passe d'un domaine à l'autre sent avec vivacité le contraste. Tandis
26 —

que les recherches exégétiques ou historiques passionnent l'opinion et ont


pour elles la hardiesse et l'originalité, les études dogmatiques n'intéressent
que les sphères étroites de la théologie.
L'histoire de la pensée religieuse en Allemagne au XIXe siècle n'est
autre que celle du compromis entre les deux attitudes en question. La
première tentative de conciliation s'est fondée sur une théorie agnostique
de la connaissance religieuse, -sur la distinction fameuse entre religion
et théologie. Un dogmatisme nouveau s'oppose ici à celui de l'orthodoxie
et du rationalisme anciens. Il affirme que la connaissance religieuse est
d'ordre pratique et sentimental, qu'elle s'exprime uniquement par un
symbolisme inadéquat et nous conduit mieux que la science pure aux
sources de la vie. Ce fut la position de Herder, de Kant, des théories
hégéliennes sur la religion populaire et surtout de Schleiermacher. Ex¬
pression contingente de faits et d'expériences incommensurables, la tra¬
dition est considérée comme une matière relativement souple qui peut
toujours suivre les progrès de la pensée; contemporaine. Le caractère
imaginatif et symbolique des énoncés dogmatiques permet au théologien
de délimiter à l'égard l'une de l'autre et de mettre en harmonie la religion
et la science. Les disciplines rigoureusement « scientifiques » en théologie
deviennent indépendantes et la dogmatique constitue la théologie « pra¬
tique ». Tel fut le programme de Schleiermacher.
Ce programme conciliateur fut momentanémetnt abandonnné au
profit des tendances extrêmes: dogmatisme orthodoxe ou piétiste et dog¬
matisme hégélien. Après la défaite de ce dernier, c'est l'orthodoxie réac¬
tionnaire qui régit la vie des Eglises. Alors la théologie scientifique, se
portant avec toujours plus de spontanéité vers l'exégèse et l'histoire, laisse
à elle-même l'orthodoxie et l'on voit reparaître le conflit aigu que Kant
ei Schleiermacher avaient prétendu résoudre. L'école de Ritschl recueille
leur succession et tente une conciliation nouvelle. Comme eux elle a re¬
cours à l'agnosticisme. Uniquement préoccupée d'approfondir le sens moral
et pratique du christianisme, elle utilise le néokantisme pour écarter la
philosophie pure et extrait hardiment de la Bible les idées fondamen¬
tales qui servent de structure à sa dogmatique. Elle insiste sur la prédi¬
cation de Jésus et des grands héros de l'histoire chrétienne: Saint Paul
et Luther. Elle entend triompher de la philosophie par la philosophie et
de l'histoire par l'histoire. En réaction contre tout intellectualisme, elle
affirme que la religion n'est pas une connaissance transcendantale, mais
une interprétation du mjonde qui, tirée de la révélation et de l'expérience
chrétiennes, peut et doit servir de règle pratique. Entre Schleiermacher
et Ritschl les différences sont notables. L'école de Ritschl accentue le
caractère négatif et antimétaphysique des représentations religieuses. Elle
conserve un critère historique: l'expression symbolique donnée par Jésus
à son expérience. Elle ramène le subjectivisme de Schleiermacher au
— 27 —

biblicisme luthérien. Mais la position fondamentale n'en est pas moins


celle de Schleiermacher et Herrmann, le continuateur le plus remarquable
de Ritschl, a même accentué le type schleiermachérien de la reconstruction.
Nous voici parvenus à 1890 environ. Si d'une part l'histoire pure
décrit et explique librement les grand® formes et personnalités religieuses,
de l'autre la dogmatique de l'école de Ritschl utilise le fond vivant qu'elles
recèlent et interprète religieusement les données de l'histoire. Ces deux
tendances ont évolué au cours des vingt dernières années. Elles ont tou¬
jours mieux pris conscience d'elles-mêmes et le grave problème que pose
leur coexistence s'est plus, nettement formulé. Pour que la paix se maintînt
entre les deux camps, il fallait que l'histoire admît le caractère absolu
du christianisme et que la dogmatique se contentât d'exiger de l'histoire
la .simple description objective des personnalités religieuses créatrices.
Mais aucun des deux partis ne pouvait faire les concessions demandées.
Les sciences historiques modernes posaient de redoutables problèmes. Com¬
ment pouvait-on défendre l'agnosticisme et maintenir arbitrairement le
culte de ce Jésus qu'une mystique .subjective, battue en brèche par l'his¬
toire, concevait comme Idéal religieux absolu ? Comment s'obstiner à
isoler le christianisme de la civilisation ?
C'est de ce conflit mortel entre les sciences historiques et la théo¬
logie conciliatrice qu'Ernest Trœltsch veut sortir. Il s'est porté vers la
pensée moderne. Sa philosophie générale de l'histoire a passé de Dilthey
et Lotze à Windelband et Rickert. Il a définitivement abandonné la con¬
ception que Schleiermacher et Ritschl se faisaient de l'Absolu chrétien.
Mais, tout en adoptant avec courage les méthodes historiques actuelles, il
combat leur relativisme excessif. « Ma préoccupation centrale, dit-il lui-
même1), est d'écarter nettement le relativisme historique, dont un scep¬
ticisme athée fait la conséquence fatale de la méthode historique et de
le remplacer par une théorie qui considère l'histoire comme le développe¬
ment de la Raison divine. » C'est en ce sens qu'Ernest Trœltsch se dit
partisan d'un hégélianisme vivant et dépouillé de toute vaine dialectique.
Ecartez tout compromis. Si vous faites de l'histoire, demeurez
fidèles jusqu'au bout à ses méthodes perfectionnées. Si vous faites de la
dogmatique, admettez la spécificité de l'expérience et de la connaissance
religieuses et utilisez les données positives de la tradition. Admettra-t-on,
comme Bernoulli, la simple coexistence d'une science sans religion et
d'une religion sans science? Non. Il faut chercher le terrain commun aux
deux tendances essentielles.
Les difficultés que soulève la méthode historique ne sont pas inso¬
lubles. Un jour viendra où disparaîtront les hypothèses sensationnelles
sur Jésus et où la science comprendra que le christianisme, comme les

*) Ges. Sehr., II, p. 747,


— 28 —

autres religions, a sa véritable source dans la personnalité du Prophète


initial, qu'il procède, non d'un malentendu ou d'un mythe étranger
artificiellement rattaché à un certain Jésus, mais du Héros primitif.
Les traits fondamentaux de sa prédication et de la tradition
subséquente fourniront des points de repère suffisants. Jésus pourra
perdre ses attributs divins et absolus sans cesser d'être le centre
du christianisme. La théologie la plus rigoureusement scientifique devra
[partir de lui. — Plus grave est, sans doute, le problème des rapports entre
christianisme et civilisation. Mais pourquoi reculer devant la tâche à
accomplir? La théologie peut-elle négliger l'histoire des religions et des
sociétés humaines? Qu'elle reprenne avec puissance la tradition de Lea¬
sing, de Herder, de Kant, de Schleiermacher et de Hegel. Pourquoi s'obs¬
tiner à défendre contre les résultats inéluctables de la méthode historique
telle conception particulière du christianisme? La question capitale, celle
de la valeur objective du christianisme, ne ressort pas uniquement de
l'histoire. Elle ne sera résolue que par la philosophie de l'histoire et de la
religion. Car cette valeur se détermine, non par un acte de volonté arbi¬
traire, mais par comparaison, en pleine liberté d'esprit et d'un point de
vue qui embrasse la totalité du réel historique.
Qui se place sur le terrain de la dogmatique ou de l'éthique aboutira
au même résultat. Le double problème des rapports que doit avoir le sym¬
bolisme religieux avec l'expérieuse religieuse d'une part et, de l'autre,
avec la conception moderne du monde ou les données de l'histoire implique
nécessairement une théorie de l'expérience religieuse, de sa nature psy¬
chologique, de ses caractères propres et de sa vabur pour la connaissance.
Voilà le terrain commun: la science de la religion. Elle étudiera les
lois de la conscience religieuse et les valeurs historiques créées par elle afin
de situer le christianisme parmi ces valeurs. Elle satisfera ainsi aux exi¬
gences les plus rigoureuses de la méthode historique et à celles de cet
agnosticisme indispensable qui considère la connaissance religieuse comme
simultanément conservatrice des symboles traditionnels et créatrice de
symboles nouveaux grâce à son union féconde avec la pensée contempo¬
raine. Une théologie large et indépendante peut ainsi se fonder, non sur
ce fait contingent que nous sommes nés chrétiens, mais sur une détermi¬
nation consciente de la valeur intrinsèque du christianisme. C'est elle qui
recueillerait le véritable héritage de Schleiermacher. Car les plus pro¬
fondes de ses vues d'avenir n'ont pas reçu leur pleine réalisation. C'est un
programme grandiose qu'il a transmis à la postérité. Négligé jusqu'ici
par la science libre, le christianisme pratique et ecclésiastique prendrait
place à côté d'elle.
2. Cette théologie nouvelle ne peut se constituer et vivre que dans
l'atmosphère
avec soin cette
philosophique
mentalité doctrinale.
de l'idéalisme critique. 11 convient de définir
— 29 —

Il faut en mesurer tout d'abord la portée critique. Il est certaines


conceptions modernes qui, de ce point de vue, doivent être définitivement
écartées.
La première est oe supranaturalisme renouvelé et raffiné par la
pensée moderne dont Pécole de RitschI est la manifestation la plus com¬
plète. Il définit l'Idée chrétienne comme révélation absolue, sans toutefois
utiliser le miracle naturel ou l'inspiration biblique. Il analyse l'état d'âme
chrétien et ne conserve que le miracle interne, la rédemption par l'Eglise
et l'ordre objectif du salut. On a déjà vu pourquoi cette position est au¬
jourd'hui intenable.
Restent les théories actuelles de la science et de la pensée libres.
Ernest Trœltsch s'empresse d'écarter le positivisme. Continuatrice de
l'empirisme réaliste et de l'épicuréisme anciens comme du matérialisme
français, la tradition constituée par Hume, Comte et Spencer est très
puissante encore à l'heure actuelle. Elle insiste uniquement sur l'enchaî¬
nement régulier des lois qui régissent la réalité sensible et n'accorde
d'existence au suprasensible que dans la mesure où le permet cet enchaî¬
nement. L'esprit n'est ici qu'un instrument capable de transformer une
série de faits positifs en généralisations coordonnées et d'utiliser celles-ci
pour la conservation et le progrès de l'humanité. Toute théorie intui¬
tionniste ou nativiste de la connaissance lui est étrangère. Il ne reste,
dans le positivisme, aucune place pour la religion prise au sens de « révé¬
lation », de vérité en soi. Elle se présente alors sous l'aspect d'une vaste
illusion et le rôle capital qu'elle a effectivement joué s'expliquerait ainsi,
non par les vertus qu'elle s'attribue de tout temps à elle-mêmie, mais par
une fonction ignorée d'elle. Elle aurait constitué la « préscience » dans
l'ordre intellectuel et moral. Elle ne serait donc qu'une interprétation
spontanée de la réalité en l'absence de méthodes scier· tifiques et objectives.
C'est pourquoi le positivisme n'insiste que sur la préhistoire et les reli¬
gions primitives. Il étudie du point de vue anthropologique ou ethnogra¬
phique les mythes religieux, recherche les lois naturelles qui régissent
la pensée mythique dont il suit la disparition graduelle dans les philoso-
phèmes des religions supérieures pour aboutir enfin aux théories reli¬
gieuses de la science. Si le positivisme a singulièrement développé l'étude
des religions primitives, il n'a en rien contribué à l'intelligence des reli¬
gions civilisées. La religion humanitaire de Comte et le panthéisme
agnostique de Spencer n'ont eu qu'une maigre fortune et sont un hommage
rendu inconsciemment par le positivisme à la religion. Il n'a pas compris
que la religion doit être analysée en elle-même, comme phénomène « sui
generis », et non soumise d'avance à des théories générales.
Une forme supérieure du positivisme est le pragmatisme de James.
Il nous rapproche singulièrement de l'idéalisme. Dépouillé de tout maté-,
rialisme, il voit en l'expérience religieuse une expérience positive comme
— 30 —

une antre. Il en reconnaît la « spécificité ». Son erreur est de ne pas


dépasser le chaos des expériences concrètes. La philosophie religieuse de
James considère l'immense étendue des phénomènes religieux et les com¬
pare librement les uns avec les autres. Elle ne cherche pas à distinguer
le judéo-christianisme des autres religions. James estime, au contraire,
que le supranaturalisme, le dualisme et la croyance au miracle sont le
propre de toute religion. Il ne renonce certes pas à établir une hiérarchie
des valeurs normatives. Mais la méthode comparative n'est, à ses yeux,
qu'un instrument de travail, une hypothèse comîmode, non une exigence
objective de la raison. James ramène, en fait, la philosophie religieuse
à la physiologie. Son empirisme radical exclut tout a priori. Il analyse
les faits sans les grouper rationnellement. Pour établir les valeurs nor¬
matives, il n'utilisera que l'évolutionnisme biologique et un utilitarisme
idéalisé. Il remplacera la nécessité rationnelle de Platon et de Kant par
les hypothèses que le succès a couronnées, par ces généralisations logiques
qui nous permettent d'économiser les efforts de notre pensée, par les prin¬
cipes qui fortifient et ennoblissent l'homme dans sa lutte pour la vie. Les
valeurs idéales n'ont qu'une portée provisoire. Elles donnent à la vie plus
d'intensité et d'harmonie. James est hostile, sans doute, à ce positivisme
brutal qui ne traite la religion que comme objet d'ethnographie ou de
psychologie primitive. Le préjugé antirol/igiieux l'exaspère. Mais son
pragmatisme ne dépasse pas assez le positivisme.
James, en résumé, s'oppose nettement à la philosophie religieuse
« continentale », éminemment platonicienne. Et voici, en face l'un de
l'autre, les deux types essentiels de toute science religieuse. James, qui
n'admet ni connaissances a priori ni nécessités absolues, ne songe guère
à déterminer 1'«essence » de la religion. Il laisse de côté aussi bien la
religion des primitifs que l'évolutionnisme constructif des philosophes.
Il divise les expériences religieuses en deux catégories, sous les rubriques
bien connues « healthy mind » et « sick soul « et il retrouve dans toutes
les religions cette distinction capitale qu'il ramène, en dernière analyse,
au problème neurologique. Il donne la priorité aux expériences qui, em¬
brassant la totalité de la vie psychique, rendent la vie plus forte et plus
riche. Mais il ne peut échapper à la question ontologique. Pour la ré¬
soudre, il utilisera le subconscient, tout en écartant l'idée platonicienne
de l'Être absolu, et installera sans crainte le pluralisme en Dieu.
Ernest Trœltsch prend nettement1 parti, contre James, pour la
philosophie continentale. Elle est résolument platonicienne. Elle entend
triompher du fait par la recherche de ses éléments nécessaires et ration¬
nels. En ce qui concerne la religion, elle admet les thèses que voici. C'est
de la conscience humaine, concrétion relative de la conscience cosmique,
et de ses nécessités a priori que relève la religion. La relation vivante
entre la conscience et l'Absolu immanent est fondamentale en toute
religion. Cette essence de la religion se manifeste en formes multiples
il y a sans doute des affirmations communes à cette tradition philoso¬
phique et au pragmatisme de James. Mais une différence radicale le
sépare. A la majesté de la Nécessité interne absolue s'oppose l'apologi
de la vie pratique et concrète. Voici reparaître le contraste entre réalism
et nominalismie, Saint-Tomas et Saint-Bonaventure, Luther et Calvin
Simmel et Eucken. Trœltsch se décide pour l'apriorisme transeendantal
Comment rendre justice à la religion si l'on n'admet pas notre rapport
avec l'Absolu? Ν 'est-il pas possible de séparer la psychologie religieuse
du pragmatisme? La méthode transcendantale part, elle aussi, d'une
analyse purement psychologique pour trouver ensuite le point où se ma¬
nifeste l'Absolu. Cette analyse doit être faite sans préjugés, en vertu des
méthodes les plus positives. Elle peut donc se placer sur le terrain du
pragmatisme et constituer une sorte de phénoménologie provisoire. Mais

elleson
et irasens
plusmerveilleux
loin que James,
de la vie
après
réelle.
lui avoir emjprunté sa liberté d'esprit

James montre, non sans raison, que tout sentiment religieux spon¬
tané présuppose « a piecemeal supernaturalisme », une puissance agissante,
distincte des lois universelles. Mais faut-il se contenter du pluralism
polythéiste? Ces réserves nous empêcheront-elles de faire, à l'intérieur de
la multiplicité qui procède de Dieu, sa part à l'irrationnel, au fait pur, à
l'effort créateur? C'est le problème de la contingence. Si les nécessités a
priori et les lois sont découvertes, dans le chaos de la réalité, par analyse
et abstraction, il faut, quand on les applique en retour à la réalité, tenir
compte de tout ce qu'elle contient d'irrationnel. On est bien obligé de
s'arrêter à la notion d'un univers « mixte ». Mais cette notion marque
un progrès sensible sur le pragmatisme. James n'admet que la pluralité
des faits irrationnels; acceptons la coexistence de l'irrationnel et du
rationnel. Pourquoi sacrifier l'un à l'autre? Supprimer tout rationalisme,
c'est supprimer la religion elle-même. Cela est si vrai que James, lors¬
qu'il veut justifier l'expérience religieuse, introduit en ces explications
des éléments platoniciens. Il faut distinguer entre l' antiintellectualisme et
l'antirationalisme. L'idée de contingence a toujours, dans la philosophie
continentale, maintenu ses droits. Elle y a soulevé de multiples et bien¬
faisantes difficultés. Tout compromis entre le rationnel et l'irrationnel est
impossible; il faut lier ensemble, par une vivante synthèse, ces deux
facteurs de toute réalité et de toute pensée. C'est Kant qui a tenté, avec
le plus d'énergie, d'équilibrer ces deux aspects de la vie. La religion ne
peut se passer ni de la contingence ni du rationalisme. Séparés, ces deux
— 32 —

Entre le monde du contingent et celui des nécessités rationnelles se trouve


une sphère moyenne où peut régner l'ordre conceptuel.
Nous voici hors du positivisme et du pragmatisme, en plein idéa¬
lisme. Ecartons tout d'abord les excès de l'hégélianisme. Hegel a iden¬
tifié la connaissance religieuse avec la connaissance métaphysique et
hypostasié sa notion de la raison! pour reconstruire, par ce moyen artificiel,
le mouvement et le devenir de la réalité. De là une philosophie religieuse
qui est en contradiction avec l'expérience.
Reste l'idéalisme critique. Après les théories métaphysiques qui ont
prétendu combiner la philosophie mathématique et nuécaniste de la na¬
ture avec une conception idéaliste et théologique du monde, l'inanité de
la tentative a été démontrée. Renonçant à déduire la réalité vivante et
complexe d'un principe fondamental conçu par l'esprit, l'idéalisme cri¬
tique se limite à l'analyse de la raison subjective. Cette analyse aboutit
non seulemient à une psychologie, mais aussi à une théorie de la connais¬
sance. Elle dégage des faits de conscience les lois ou valeurs autonomes
de l'esprit. Ce sont, à côté des lois naturelles, celles qui régissent la
pensée morale, esthétique ou religieuse. Elle nous révèlent, non la con¬
science contingente de l'individu, mais une nécessité rationnelle supé¬
rieure à l'individu. C'est l'idée maîtresse de Kant et de Schleiermacher.
Toutefois ces deux penseurs n'ont pas développé tout leur programme. Ils
ont posé le problème de l'a priori religieux sans trouver la voie qui peut
conduire de cet a priori à la réalité psychologique et historique de la
religion.
Ernest Trœltsch entend continuer leur œuvre. Il répudie tout éclec¬
tisme commode et a le courage de son opinion. Il veut concilier l'intérêt
« historique » et l'intérêt « philosophique » que présente la religion. Tel
avait été le but poursuivi par Dilthey, le maître de Trœltsch. Celui-ci
voudrait seulement trouver des positions plus sûres.
Le problème de l'a priori religieux pose celui du rapport entre la
psychologie et la théorie de la connaissance, entre la causalité psycho¬
logique et la raison productive de valeurs. Il y a en nous une puissance
créatrice qui peut être, non psychologiquement déduite, miais seulement
analysée. La notion d'à priori, exprime l'indépendance relative de la
raison, la nécessité universelle qui la sépare des contingences psycholo¬
giques, le dualisme entre le rationnel et le donné, le caractère mixte de
la vie. Elle sert, en même temps, à organiser une entente scientifique sur
les valeurs de civilisation. Elle aboutit à la constitution d'une éthique,
d'un système des valeurs objectives. C'est là revenir à la pensée la plus
féconde du kantisme. Quel usage Kant fait-il de l'a priori ? Il l'utilise
tout d'abord pour la raison théorique qui, avec les intuitions d'espace et
de temps et le concept de causalité, organise les données expérimentales.
Mais il en fait un autre usage, plus important encore. Il reconnaît un
— 33 —

nouvel a priori dans la raison éthique, religieuse et esthétique. Si le pre¬


mier opère les synthèses dont a besoin l'entendement, le deuxième intro¬
duit dans les données empiriques de l'histoire la notion de « tout vivant ».
Ernest Trœltsch ressaisit chez Kant ce que les romantiques y avaient
plus obscurément cherché. Il faut donc dépasser Kant tout en se rappro¬
chant de Fichte, de Schleiermacher et de penseurs contemporains tels
qu'Eucken et Siebeck. Le kantisme contient en germe une métaphysique
positive, une monadologie modifiée, qui peut être infiniment précieuse
à l'historien des civilisations. Le psychologisme pur, qui renonce à toute
notion de valeur normative, est nettement insuffisant. Le supranatura-
lisme érige en valeur absolue une donnée contingente de l'histoire. Le
criticisme prend place entre ces deux extrêmes. H considère les ensembles
historiques comme les réalisations approximatives de fins dont nous ne
connaissons que la direction générale et que nous pouvons hiérarchiser.
Cette attitude philosophique a une immense importance pour la
philosophie et la science de la religion. Si l'on arrive à établir l'existence
et même la simple possibilité de réalités spirituelles qualitativement
diverses, la religion cesse de se présenter isous l'aspect d'un fait purement
historique et passager. Elle constitue, à elle seule, une valeur « sui
generis » de civilisation. Elle est éternelle en son essence. Il suffit alors
de l'analyser et de la confronter avec les autres valeurs de civilisation.
On abordera le domaine, des phénomènes religieux sans préjugé ratio¬
naliste et sans parti pris. L'idéalisme critique confère à la science des
religions sa pleine indépendance.
Nous avons à montrer de quelle activité fondamentale de l'esprit
relèvent l'histoire et la science de la religion. Celles-ci se trouvent placées
en face de deux ordres de sciences et de deux méthodes : 1° les sciences
naturelles et la conception mécaniste du monde; 2° les sciences histo¬
riques et l'attitude philosophique qui leur convient. La théologie a vaine¬
ment essayé, au XVIIIe et au XIXe siècles, de résoudre la question du
choix. Kant avait posé, à côté du phénoménalismie de la nature, les postu¬
lats religieux issus de la liberté. Son dualisme avait été remplacé par
l'évolutionnisme idéaliste qui avait introduit l'idée de causalité naturelle
dans la dialectique de l'Idée. Mais cette solution dangereuse avait eu pour
résultat de refouler en elle-même la pensée religieuse originale, de la
fermer à la cosmologie, de la pousser à reconstruire l'orthodoxie sur le
miracle interne de la conversion. Résultat excellent, en -somme, puisque
la religion prenait ainsi conscience d'elle-même et de son indépendance
relative à l'égard de la cosmologie. Elle se rapprochait en même temps
de l'histoire et l'inévitable conflit entre l'orthodoxie et la critique histo¬
rique posait le problème des normes et des limites que ne peut dépasser le
relativismel historique. Ces deux résultats oui. préparé l'avènement du
nouvel idéalisme critique. Sur les ruines semées par la sociologie positiviste
3
— 34 —

et le scepticisme radical d'un Renan ou d'un Nietzsche a grandi une


doctrine qui montre à la théologie ut à toutes les disciplines intellec¬
tuelles qu'elles ne peuvent vivre sans une échelle objective des valeurs de
civilisation. Lotze, Sigwart, Dilthey, Wundt et d'autres ont travaillé à
la solution du problème. Mais nul ne s'en est plus approché que Rickert *) .
Rickert a eu le mérite d'indiquer à la philosophie contemporaine sa
mission royale: établir la vraie différence entre! le monde de l'histoire
et celui de la nature, puis soustraire le premier à l"anarchie relativiste.
A l'histoire convient une autre méthode qu'à la nature. Dilthey et Wundt
ont essayé de remédier à l'insuffisance du positivisme par la méthode
« psychologique », de reconstruire l'histoire en utilisant les caractères
spécifiques de la vie spirituelle. Mais ils ont laissé de côté le problème
des normes. Rickert l'a posé au point de vue méthodique.
La méthode des sciences naturelles ne convient pas à la vie de l'esprit
ou ne peut, en tous cas, en saisir toutes les manifestations. L'image du
monde construite par la conscience n'est pas destinée à remplacer les
images expérimentales. Le véritable réalisme se confond avec le véritable
idéalisme, en n'admettant les objets que comme données de la conscience.
La science corrige l'expérience par elle-même. Le moi individuel n'est,
de ce point de vue, qu'une donnée de la conscience comme une autre. Le
sujet psychologique devient objet pour la conscience impersonnelle . C'est
celle-ci qui fournit le vrai point de départ. Car le monde a existé pour
elle avant qu'apparût le sujet psychologique. Elle nous permettra de trou¬
ver la logique propre à l'histoire et de parachever l'hégélianisme et le
psychologisme.
Quelle est la méthode propre aux sciences naturelles? Windelband ]ui
donne le nom de «nomothétique2) ». Elle recherche les lois, les en¬
sembles de faits qui se reproduisent régulièrement dans le règne du psy¬
chique aussi bien que dans le monde des corps. Négligeant l'individuel
et le particulier, elle fait abstraction de ce qui précisément préoccupe la
méthode historique. Celle-ci veut sans doute, elle aussi, triompher du
multiple par le général. Mais les concepts auxquels elle aboutit ont pour
principe organisateur ce qui « caractérise », ce qui « individualise » les
ensembles complexes étudiés. Elle organise la multiplicité qualificative
autour de centres particuliers. Elle est dominée par l'idée de « valeur ».
Chaque valeur peut être un phénomène collectif ou culminer dans une
personnalité représentative. Windelband a donc raison d'appeler cette
méthode « idiographique ». Les deux méthodes nomothétique et idiu-
graphique n'apparaissent jamais à l'état pur. Elles constituent les deux
extrêmes logiques entre lesquels se meut la pensée. L'une ne peut se

') Voir M. Rickert, Die Grenzen der naturwissenschaftliehen Begriffsbildung.


Eine logische Einleitung in die historischen Wissenschaften, Tübingen, 1902.
a) Voir Windelband, Geschichte und Naturwissenschaft , 1894 et Präludien, 1911.
passer de l'autre. Mais il est essentiel de bien définir leur différence pr
cipielle.
Peut-on tirer de l'histoire empirique un système de valeurs obje
tives? L'histoire peut-elle atteindre à une objectivité qui puisse se com
parer avec celle des sciences naturelles ? La véritable objectivité historiq
n'est pas simple impartialité. Elle est ce point de vue supérieur qui pe
met a l'historien d'établir une relation vivante entre les données hist
riques et les valeurs normatives. Car la connaissance des valeurs a
ciennes n'a de sens que par rapport aux valeurs actuelles. L'histoire no
fait assister à une dissolution incessante des ensembles historiques qui pr
tendent se conférer un caractère absolu. Et voici reparaître, en la pens
d'Ernest Trœltsch, la grande idée du romantisme allemand, créateur
la méthode idiographique, en sa protestation vigoureuse et merveilleus
ment consciente contre tout « absolutisme ».
Mais un cercle vicieux semble ici nous menacer. Comment les e
sembles historiques peuvent-ils nous suggérer un idéal ayant pour no
valeur normative et comment, dautre part, donner un contenu à l'idée fo
melle de norme absolue? Résoudre ce problème, c'est constituer l'éthiqu
Kant et Schleiermacher ont compris tous deux qu'il fallait placer la re
gion dans le cadre de cette éthique nouvelle. Leur œuvre doit être co
tinuée. Nous assistons aujourd'hui à une dissolution des anciennes v
leurs de civilisation. Après Nietzsche, noue essayons de remonter la pen
Il ne s'agit pas seulement, en effet, de dégager la méthode historique
l'égard de la méthode nomothétique ; il faut encore dégager l'éthique
l'égard de la méthode historique. C'est le seul moyen de reconstru
l'éthos chrétien.
Il importe de dépasser le kantisme en le corrigeant. Trœlts
écarte, d'un geste magistral, l'utilisation qu'un théologien tel que Her
mann fait du kantisme. Herrmann veut mettre en évidence le caractè
absolu de la morale chrétienne. Il définit tout d'abord la morale absolu
son problème fondamental qui gît dans l'opposition entre les fins néc
saires et les fins relatives données par l'expérience, le miracle du moi mo
avec son obéissance au devoir et sa bonne volonté, la victoire de ce m
supérieur sur le moi inférieur et sa libre soumission à l'ordre univers
Il démontre ensuite que seul l'éthos chrétien réalise cette éthique unive
selle, que seul le chrétien parvient à la moralité parfaite. Le christ
nisme est par excellence la puissance qui nous aide à la réaliser. Chr
nous garantit et l'existence et l'accomplissement de la loi suprême. L
36

ralité, ignore l’irréductible hétérogonie des valeurs de civilisation, iden¬


tifie Tidéal kantien et l’éthique chrétienne au risque d’appauvrir simple¬
ment celle-ci en la ramenant tout entière à l'idée de rédemption.
Il faut substituer à ce supranaturalisme raffiné un système organique
des Biens objectifs. Yoici reparaître le problème de la Cité platonicienne,
qui essaie d’harmoniser la morale des sages avec celle des guerriers ou
des industriels. De oe point de vue, la solution de Bickert, une fois corri¬
gée, peut rendre d’éminents services.
En fait, quand nous abordons l’expérience, c’est avec le désir d’y dé¬
couvrir des lois ou des valeurs. Celles-ci importent plus que les lois. Elles
constituent la suprême exigence de la connaissance. Ce qui « doit »
être est la clef de l’être. Or c’est la conscience impersonnelle, non le sujet
psychologique, qui fixe les valeurs objectives et leur hiérarchie. Mais,
d’autre part, le contenu des valeurs normatives nous vient de l’expérience,
c’est-à-dire du sujet psychologique et de de la multiplicité concrète. Pas
de normes absolues sans histoire empirique. C’est la relation fondamen¬
tale entre le sujet psychologique et le sujet connaissant, l’énigme première
de tout ce qui est humain, l’irréductible antinomie entre le fait et la valeur.
Il faut à l’hommje des points de repère. L’individu doit être capable de
créer des valeurs universelles, dont chacune a sa réalité « suis generis ».
Il ne s’agit pas de la limitation spinoziste ou de la tyrannie des univer¬
saux. Ces valeurs spécifiquement diverses ne se contredisent pas. Elles
coexistent et influent sans cesse les unes sur les autres. Si la constitution
des valeurs dans le cerveau humain dépend du donné expérimental, elle lui
sert aussi de critère et réagit sur lui.
La solution de Windelband et de Bickert est d’ailleurs perfectible. Il
est nécessaire, par exemple, d’expliquer la dualité des méthodes nomothé-
tique et idiographique. Elle peuvent, en effet, s’appliquer aux mêmes objets
et sont, par conséquent, des «manières de voir» différentes. S’il est vrai que
les ensembles historiques sont des irréductibles vivants et des valeurs en; soi,
il y a aussi entre eux des analogies; certaines lois ou certains éléments leur
sont communs. Sans la méthode nomiothétique, la méthode idiographique
pure aboutirait à l’anarchie. La différence véritable se trouve entre l’ex¬
périence donnée aux sciences naturelles et celle qui s’offre à l’historien des
civilisations. En étudiant le monde des corps, on adopte le point de vue
de l’immanence, c’est-à-dire l’expérience telle qu’elle se présente à l’esprit.
Si l’on étudie les réalités spirituelles qui nous sont extérieures, il n’en est
plus de même. Ce n’est pas pour nous uniquement que nous voulons inter¬
préter les expériences de ce genre; nous nous interprétons aussi d’après
elles. L’objet d’étude réagit ici sur notre esprit. La réalité en question
est donc plus qu’une expérience ou qu’une « donnée » ; elle est une « action »
qui manifeste une essence spirituelle, une cause vivante. Les corps sont
donnés à la conscience, les esprits existent par eux-mêmes et se révèlent les
— 37 —

uns aux antres. Dans le système de Rick er t, l'histoire conserve un carac¬


tère « fantomatique ». Si les valeurs métaphysiques, les tendances, les
analogies et les convergences se manifestent par les individus, c'est comme
principes de vie spirituelle, comme puissances qui les dominent. C'est
de ce point de vue que la hiérarchie des valeurs normatives prend toute sa
portée objective. La conception bergsonienne elle-même est encore insuil'i-
sante. L'élan vital, l'insertion du réel métaphysique dans le domaine
phénoménal du temps et de l'espace, doit être complété par un a priori,
par un système de valeurs. Car la métaphysique n'est autre chose qu'une
science des valeurs. Elle est la réaction totale de l'esprit connaissant sur
la nature et l'histoire, où elle laisse subsister toutes les irrationalités indi¬
viduelles. Elle est ainsi relativement créatrice. Il y a donc aussi un lien
métaphysique entre l'expérience qui conduit à la méthode nomothétique et
celle qui conduit à la méthode idiographique.
Le milieu spirituel où vit l'homme est constitué par une pluralité de
lins dont la hiérarchisation et l'unification sera toujours solution person¬
nelle. Un conflit vital et permanent existe entre les fins relatives et les
fins supérieures. C'est cette lutte, parfois tragique, qui fait la difficulté,
et aussi la richesse de la vie. Ii' éthique humaniste a ses limites ; l'éthique
religieuse détient précisément ce qui manque à la précédente. Mais pas
d'absolutisme religieux. Il faut affirmer énergiquement les fins hu¬
maines, car elles procèdent, comme les nécessités éternelles, de la Volonté
divine. Elles jouent un rôle préparateur et éducateur.
C'est ainsi qu'Ernest Trœltsch reprend et continue la tradition du
romantisme allemand. Il rattache directement son entreprise à celle de
Schleiermacher qui, en son « Éthique des Biens objectifs », avait entrevu
le problème des valeurs, mais sans aller jusqu'au bout de sa pensée.
3. On peut dès maintenant entrevoir ce que .sera la science de la reli¬
gion. Elle essaiera d'en définir l'essence, d'en dégager le contenu ration¬
nel, de déterminer la valeur de chaque religion historique, la place qu'elle
occupe dans l'ensemible de la civilisation, ses rapports avec le milieu am¬
biant.
La science de la religion n'engendre pas la religion, mais analyse et
juge la religiosité donnée. Où la trouver et comment faire parler l'objet
lui-même, sans qu'intervienne aucun préjugé scientifique? Où découvrir la
religion à l'état naïf et spontané? La religion nous apparaît toujours, dans
la réalité concrète, indissolublement mêlée à toutes sortes de représenta¬
tions ou d'intérêts scientifiques. C'est vrai de la religion la plus primi¬
tive comme la plus raffinée. On sépare plus facilement la religion de la
morale, de l'art et de la politique que de la science. Or la science procède
de cette activité de l'esprit qui compare, établit des rapports, des lois pour
s'élever aux notions les plus générales. On cherchera donc la. religiosité
naïve là où la ferveur religieuse obéit aux impulsions les plus immédiates,
— 38 —

là où elle n'utilise la pensée contemporaine que pour en triompher, là où


elle manque de toute cohésion savante et de toute apologétique organisée.
Sans doute l'élément naïf a dû prédominer dans les religions primitives·.
mais comment les connaître ? Et encore faut-il s'attacher ici, non aux repré¬
sentations mythiques, qui sont une première ébauche d'organisation scien¬
tifique, mais au culte, qui établit une relation vivante entre l'homme et
les puissances invisibles. Car l'expression symbolique que leur prête le
mythe n'est pas en soi religieuse, bien qu'elle laisse transparaître ça et la
la religion naïve qui l'a antérieurement engendrée. Mais on la trouvera
surtout chez les grandes personnalités religieuses qui proviennent, pour la
plupart, des couches populaires encore dépourvues d'esprit scientifique.
Elles ont beau élaborer souvent une dialectique plus ou moins « réfléchie >·
de l'Idée religieuse, elles ne voient que celle-ci et leur dialectique, simple
instrument de combat, n'ajoute rien à leur certitude intérieure. On étu¬
diera aussi les enthousiastes et les excentriques, les sectes et les groupe¬
ments où la religion prend des formes extremes. Mais encore faudrait-il
distinguer ici soigneusement entre l'exagération et la caricature. L'his¬
toire de la philosophie peut aussi nous aider à comprendre l'influence que
les religions ont exercée sur la pensée et à séparer l'élément spécifique¬
ment religieux de l'élément intellectuel. L'expérience religieuse du théo¬
logien lui-même a enfin son importance. Il est capable de faire en lui-
même, par un acte d'introspection, le départ entre les impulsions reli¬
gieuses et la spéculation. Le phénomène religieux se présente donc à nous
avec une naïveté qui suffit à nos investigations. Mais ne faisons pas de
la distinction primordiale entre le «naïf» et le «réfléchi» un jugemient de
valeur. La religion naïve n'est pas un principe supérieur à la religion
réfléchie; car, étant confuse et sans harmonie, elle a besoin de la science.
La science religieuse dépasse donc l'analyse de la religion spontanée.
EUë y met de l'ordre, de la clarté, surtout de l'universalité. Elle agit
ainsi sur la religion elle-même, en la mettant en relation avec les autres
facteurs de la civilisation. Que disparaissent enfin les isolements naïfs et
les absolutismes. Unissons les éléments divers de la civilisation. Ce
travail d'organisation est aussi important que les forces impulsives sur
lesquelles il opère. De tout temps la religion a essayé de se clarifier scien¬
tifiquement. L'histoire de ces multiples tentatives est singulièrement
instructive. Notre choix est déjà fait entre les solutions proposées par la
pensée contemporaine. C'est l'idéalisme critique qui a nos préférences.
Les divisions de la science de la religion apparaissent alors d'elles-
mêmes. Elle veut définir l'essence de la religion. Mais cette expression a
besoin d'être précisée. Elle est juste si elle signifie que la science reli¬
gieuse renonce à fixer métaphysiquement les objets religieux et qu'elle
étudie la religion comme « fait de conscience ». Elle a toutefois plusieurs
sens. On déterminera tout d'abord les caractères spécifiques qui nous per-
mettent de situer le .phénomène religieux dans le domaine de la pure psy
chologie; c'est l'enquête psychologique. On cherchera ensuite la vérit
propre à la religion, ce qui est est en elle essentiel par rapport à ses mani
festations phénoménales. Cette enquête aboutira à une théorie de la con
naissance religieuse. Ces deux enquêtes préliminaires nous conduisent
une troisième, qui prétend établir la hiérarchie des formes; historiques d
la religion et pose la question de l'idéal religieux, de la religion à venir
Ici intervient la philosophie de l'histoire. Une quatrième enquête situer
enfin la religion dans la civilisation en général. Psychologie, théorie d
la connaissance, philosophie de l'histoire et métaphysique religieuses, telle
sont les divisions naturelles de notre science.
Mais l'essence de la religion ne peut s'exprimer toute en une défin
tion scientifique. Il faut écarter la scolastique des définitions. Il fau
écarter aussi les théories qui prétendent nous faire assister à la « genèse
de la religion elle-même. Il est toutefois singulièrement difficile de rame
ner le phénomène religieux à un a priori vivant. Cette opération ne prouv
rien, d'ailleurs, en faveur de la vérité de la conscience religieuse. El
empêche simplement celle-ci d'être absorbée dans le flux de la vie psycho
logique ou historique. On ne « prouve » pas la spécificité d'une valeur d
civilisation. L'essentiel est de comprendre que la science ne dissout p
fatalement ces valeurs et peut y voir autre chose que des produits de
lutte pour la vie ou des illusions pratiquement utiles. Comment « prouver
leur existence? Elles ne dépendent pas d'un principe qui serait plus ré
et plus certain qu'elles-mêmes. Ce n'est pas de la science qu'elles tiennen
leur droit à la vie; elles l'affirment directement. La religion n'est en s
ni plus mystérieuse ni moins légitime que les autres valeurs de civilisatio
Mais de cette identité formelle ne découle pas nécessairement l'identi
d'essence. Ne confondons pas l'a priori nomothétique et l'a priori id
graphique. Tous deux sont aussi « rationnels » l'un que l'autre; chacu
d'eux l'est à sa manière. Être rationnel, du point de vue idiographiqu
c'est posséder une valeur autonome. Il s'agit toujours de mettre en év
dence l'indépendance de la raison à l'égard de la causalité physique
psychologique comme à l'égard du relativisme positiviste ou pragmatis
Après avoir séparé, il faut toutefois unir et établir une relation vivan
entre la raison créatrice de valeurs nécessaires et les éléments concrets fou
nis par la psychologie et l'histoire. Ernest Trœltsch indique netteme
la solution qu'il donne à ce grave problème. Il croit à la présence act
et permanente de l'esprit absolu au sein de l'esprit fini, à l'action de
conscience universelle dans les âmes individuelles. C'est l'idée centr
— 40 —

Fame, les valeurs absolues, et non seulement la rédemption en Chris


l'abandonne définitivement.
Comment concevoir l'absolu chrétien? Ernest Trœltsch ad
autrefois, en bon disciple de Ritschl, le caractère « absolu » du
nisme « historique », l'idée d'une révélation religieuse complète, a
sant en un point déterminé de! l'histoire. Mais il faut renoncer à
absolu de la religion particulière où nous avons grandi. Il reste
le christianisme est la religion qui prétend avec le plus d'énergie
versalité. Comimen t toutefois la conférer a priori à l'une des
historiques qu'il a prises jusqu'ici? Le christianisme n'est il pas
de vivre et de se faire?
Son essence peut être définie. C'est en discutant l'opuscule fam
Harnack qu'Ernest Trœltsch propose, au nom de l'idéalisme crit
solution personnelle. L'essence du christianisme n'est pas une v
straction, mais un principe actif. Chercher à la saisir et à l'ex
c'est le but, la raison d'être des sciences religieuses qui dégagent de
festations temporelles du christianisme l'ensemble de ses idées ma
Cet ensemble, loin d'être un tout achevé, appartient à l'histoire
Voilà ce qu'un Harnack ne comprend pas. Il fait de la prédicatio
gélique l'essence du christianisme et ne juge l'histoire ultérieure qu
lumière. Loisj a raison contre Harnack, mais il a tort, lui aussi,
stituer à la notion d'essence celle d'Église. Son interprétation
résidu de dogmatisme catholique.
La notion d'essence implique toutefois une critique. Les
historiques du christianismie ne .sont pas toutes des manifestations
males >/ de son essence. Entre le catholicisme et le protestantisme
flit est irréductible, et le protestantisme, de caractère nettement
trophique, ne peut accepter cette théorie commode de l'évolution
nique qui donne toujours raison au catholicisme. Mais le penseur
doit se libérer à l'égard de la thèsie protestante elle-même. Aucune
isolée, pas même les Églises réunies, ne réalisent intégralement le c
nisme essentiel. Ainsi comprise, la notion d'essence est une criti
critiques antérieures. Elle porte non seulement sur les perversion
encore sur les formes de l'Idée originelle. Elle est critique imm
Elle permet à l'historien de s'élever à l'objectivité la plus haute que
atteindre l'esprit individuel. Non que cette objectivité aboutisse
difïérentisme. Toute valeur de culture se heurte aux mêmes ob
l'égoïsme, le matérialisme grossier, la paresse, l'inertie, etc. Elle est
de ce « mal radical » dont il faut constater, sinon accepter la t
réalité. On déterminera donc, dans l'histoire chrétienne totale, l
nomènes essentiels, les éléments issus du mal radical, les compro
toute nature. L'idée d'essence est indissolublement liée à un jug
— il —

Ici se pose le problème des origines chrétiennes. Il faut ici s'en tenir
aux méthodes ordinaires. Jésus conserve d'ailleurs sa place centrale et le
christianisme primitif sa valeur « classique ». Mais en quoi est-il classique?
En quelle mesuré faut-il tenir compte de l'évolution ultérieure? La pré¬
dication de Jésus ne peut, à elle seule, nous en donner la clef. On a pu
dire que le Nouveau Testament était un « double » Évangile. Ernest
Trœltsch reprend ici une thèse chère aux romantiques. Certains éléments
contenus virtuellement dans le christianisme primitif ont été mis plus tard
en relief par les circonstances. Comment définir sans eux l'essence du
christianisme? Celle-ci ne peut être qu'une grandeur susceptible de mobi¬
lité vivante, de puissance créatrice et d'assimilations incessantes. Le pro¬
blème serait fort simple si l'on pouvait reconstruire logiquement l'évolution.
La difficulté est de définir avec quelque précision ce «continuum» que cons¬
tituent les formes diverses du christianisme. Il ne s'agit pas de dégager
par abstraction leurs éléments communs, mais d'atteindre cette puissance
spirituelle qui peut se traduire en formes aussi diverses et aussi opposées
que la prédication de Jésus, le catholicisme médiéval et le protestantisme
individualiste. Car il faut admettre, dans l'essence même du christianisme,
des conflits et des oppositions à l'état latent. L'évolution est souvent faite
d'oscillations entre diverses idées constitutives. Il n'est pas de formule
simple pour l'essence du christianisme. C'est un complexe vivant qui con¬
fère un aspect nouveau, une âme spécifiquement chrétienne à des éléments
empruntés au milieu ou aux autres religions. C'est une atmosphère « sui
generis » au sein de laquelle les termes : Dieu, monde, homme, rédemption
changent de sens. Il y a une « polarité », un dualisme inhérent au
christianisme. Optimisme et pessimisme, transcendantalisme et immanen-
tisme, conflit et harmonie entre Dieu et le monde, telles sont les vivantes
oppositions en lice. Tantôt un aspect l'emporte, tantôt un autre. L'histoire
chrétienne n'est pas le simple développement d'un germe. Le christianisme
primitif éclaire l'évolution ultérieure et celle-ci l'éclairé à son tour. Encore
un cercle vicieux inévitable, caractéristique de toute pensée active.
Un nouveau problème surgit alors. Le christianisme est-il impéris¬
sable ou se trouve-t-il en voie de décomposition ? La détermination de l'es¬
sence chrétienne variera selon la réponse donnée. Il faut songer à l'avenir.
L'histoire n'est pas uniquement reproduction du passé et l'essence du
christianisme nous apparaît., de ce point de vue, comme une notion
« idéale ». L'imagination de l'historien peut prévoir les développemlents
possibles. Le labeur scientifique contribue, aussi bien que les opinions du
jour ou les luttes ecclésiastiques, à faire l'histoire religieuse présente. Le
jugement de valeur triomphe du temps et de l'espace. La détermination de
l'essence chrétienne n'est pas analyse pour savants, mais effort pour rame¬
ner une puissance historique à son principe permanent, à ses normes
propres. C'est une révélation nouvelle qui se fait chaque jour et unit l'his-
torique et le normatif. Les solutions rationaliste, supranaturaliste
tionniste ont leur valeur. Mais leur insuffisance nous conduit pré
à l'idéalisme critique, à la théorie d'une liaison toujours irrationn
les vérités nécessaires et l'expérience individuelle ou la traditio
rique. Les valeurs objectives ne meurent pas, mais se créent incess
Il faut y croire, et y croire c'est faire acte de foi véritable. La se
rence irréductible existe entre ceux qui choisissent pour base l
miraculeuse et ceux qui se placent au point de vue de l'évolution h
totale. Il peut y avoir, dans le deuxième groupe, entente et har
Nous voici (parvenus au point culminant, à la thèse q
Trceltsch utilise et démontre dans son ouvrage sur les doctrines
du christianisme. Une différence très nette le sépare de Harnack.
ci abandonne l'aride dialectique de l'école de Tubingue, il conser
un critère étroit qu'il applique impitoyablement à l'histoire ch
Ernest Trceltsch dépasse infiniment cette position et s'installe
réalité historique. Il étudie le schème sociologique du christiani
mitif en son lien avec les diverses Églises chrétiennes et en ses
avec la civilisation. Il ne formule pas l'essence du christianis
simplement que Harnack; mais il en saisit mieux tout la divers
la richesse et toute la puissance.
Sur cette base élargie peut se construire une dogmatique nou
mettra en évidence la valeur du christianisme pour la civilisat
péenne et américaine, démontrera par le seul moyen de la compar
jective sa supériorité sur les religions orientales et qui, renonçant
tesse du biblicismie ou aux définitions étriquées d'un Schleiermae
Hegel et d'un Harnack, saisira 1'«unité réelle » de toutes les form
riques du christianisme. Elle en analysera les idées fondament
faire d'aucun personnage historique, fût-ce Jésus lui-même, l'obj
diat de la foi chrétienne.
Quel est le but suprême de cette belle entreprise théologique
sophique ? Ernest Trceltsch le dit lui-même. Il veut renouveler le
et le « mythe » de la religion actuelle et rétablir le lien vivant
et la science. Celle-ci est devenue une puissance avec laquell
compter. La religion ne peut revenir à l'époque où elle se voilait,
nesse, de mythes poétiques et de prophéties. Comment un esprit
contenterait-il de libre enthousiasme et de mythes sans contrôle?
peut et on doit refondre le logos et le mythe chrétiens. Aucune
gieuse n'est possible sans eux.
Il suffira de revenir aux fonctions a priori de la raison. Elles
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bolique et poétique, ell appréhende un principe de vie « sui generis ». La


religion nous apparaît ainsi en son analogie avec les autres valeurs ration¬
nelles et en son irréductible spécificité.
De là une notion nouvelle de l'évolution religieuse. Des valeurs éter¬
nelles sont en jeu et l'évolution interne nous montre des réalisations ap¬
proximatives, une lente ascension vers la perfection. Admettons l'hégé-
lianisme sans dialectique et utilisons la notion bergsonienne d'évolution
qui admet un processus alogique que l'intuition saisit en son unité pro¬
fonde. Cette conception nous permet de faire leur paxt légitime aux sta¬
gnations, aux reculs, aux insuccès et aux mouvements latéraux. En chaque
phase du processus, il y a effort vers le but, rapport « sui generis » avec
l'Absolu. Aucune d'elles n'a le droit de se conférer une valeur éternelle;
mais chacune peut sentir sa valeur propre et irréductible. En face de
cette réalité étrangement complexe qu'est le christianisme, une seule atti¬
tude est possible: l' antiintellectualisme qui se plonge dans l'histoire vi¬
vante et veut librement constituer le christianisme d'aujourd'hui et celui
de l'avenir. On traitera donc avec justice chaque époque de l'histoire
chrétienne; on en déterminera le sens propre. Tant que le christianisme
vivra, il sera difficile de dire ce qu'il est ou ce qu'il n'est pas. L'esprit
chrétien gît sans doute dans le conflit perpétuel entre le « sacré » et le
« profane », entre les fins « transmondaines » et celles de la civilisation
terrestre. Dans les limites de notre horizon actuel, le christianisme est
une valeur de premier ordre; mais son éternité ne nous est pas garantie.
Une comparaison objective peut nous montrer en lui la révélation la plus
haute que nous ayons de la vie religieuse. Est-ce là du pur relativisme?
Ernest Trœltsch ne le pense pas. Il s'attache fermement à sa théorie
transcendantale de l'esprit. Elle est éminemment hostile au relativisme
absolu. Elle conçoit le « logos » comme système de valeurs théoriques et
athéoriques, comme puissance créatrice, non comme chaos poétique de
formes toujours changeantes. Elle affirme une fin suprême qui peut être
réalisée en approximations toujours plus parfaites. Tout « moment » du
devenir éternel a son rapport spécifique avec Dieu ainsi que ses parti¬
cularités temporelles. Le subjectivisme idéaliste repose sur un fonds solide
de métaphysique vivante, sur un principe qui se rapproche de la « vie spi¬
rituelle » d'Eucken ou de l'intuition bergsonienne et au nom duquel on
peut, sans supranaturalisme autoritaire, affirmer le christianisme. L'idéa¬
lisme critique laisse libre la pratique de la religion. Un Bunyan a sa place
à côté d'un Sehleiermacher. L'antiintellectualisme donne au « mythe »,
c'est-à-dire à l'expression symbolique de la réalité religieuse, le « logos »
comme fond éternel. L'ésotérisme et l'exotérisme conservent leurs droits
respectifs. Si le second a pour lui la vie créatrice, le premier possède la
science des normes. C'est la polarité suprême de la vie et de la pensée, du
mythe et du logos.
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Teile-est la méthode. On en verra une application intéressante dans


l'ouvrage d'Ernest Trœltsch sur les doctrines sociales du christianisme.
Ici le philosophe se fait historien et Ton ne peut juger l'un sans l'autre.
Mais on peut dès maintenant entrevoir de quel profit sera pour nous
l'étude de la reconstruction tentée par Ernest Trœltsch. Car elle nous
permet de voir quelle forme a prise, dans la pensée allemande contempo¬
raine, l'idéalisme romantique et comment il essaie d'organiser, autour d'un
problème central, autour de l'opposition entre christianisme et civilisation,
tous les résultats acquis par l'érudition historique.
Edmond VERMEIL.

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