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Directeur de la publication : Edwy Plenel Directeur éditorial : François Bonnet

Karachi : des lettres et une facture de 2007 impliquent l’Ely-


sée
Par Fabrice Lhomme
Article publié le dimanche 05 décembre 2010

Le juge Renaud Van Ruymbeke détient plusieurs nouveaux do- d’un courrier au ton insistant que M. Boivin et l’un de ses associés
cuments, récupérés par les policiers de la Division nationale des luxembourgeois ont initialement envoyé à un administrateur de la
investigations financières (DNIF) et consultés par Mediapart, qui DCN, Patrice Durand. La facture remonte au 18 janvier 2007, date
placent une fois encore Nicolas Sarkozy et la présidence de la à laquelle elle a été émise une première fois à destination de l’un
République au cœur du volet financier du dossier Karachi. des principaux dirigeants de la DCN, Philippe Japiot.
Le 16 mai 2007, jour de son intronisation comme vingt-troisième 8 millions d’euros pour «services rendus»
président de la République française, Nicolas Sarkozy a été des- Nicolas Sarkozy est le seul homme politique que Jean-Marie Boi-
tinataire de la copie d’une facture, pour «services rendus» , d’un vin a mis en copie de cette missive, que nous publions ci-dessous.
montant de 8 millions d’euros. Il s’agit du prix d’un «chantage» La facture porte le n◦ 7.01.248. Les huit millions d’euros récla-
au cœur de l’affaire Karachi qui, sur fond de menaces de révé- més par les responsables de Heine le sont au nom de «services
lations explosives sur les dessous financiers des ventes d’armes rendus», sans plus de précision.
françaises, finira par avoir raison de l’Etat, début 2009.
Cliquez ci-dessous sur “Fullscreen” pour lire la lettre complète
c Reuters Jamais évoquée jusqu’ici, la facture, découverte par
les enquêteurs de la DNIF à l’occasion d’une perquisition réali-
sée début juillet au siège de la Direction des constructions navales Ce document, qui vient placer une nouvelle fois Nicolas Sarkozy
(DCN), a été envoyée à la présidence de la République par un au cœur de l’affaire Karachi, en dépit des dénégations élyséennes
fantôme, un certain Jean-Marie Boivin, l’homme-clé des commis- sur le sujet, est en réalité l’aboutissement d’un étonnant bras de
sions occultes du contrat Agosta ? la vente de trois sous-marins de fer entre Jean-Marie Boivin et l’Etat français. Celui-ci a débuté
la DCN, conclue en 1994 par le gouvernement d’Edouard Balla- en 2004, date à laquelle la DCN a décidé de couper les liens avec
dur avec le Pakistan. l’ancien dirigeant de Heine moyennant une indemnité de 610.200
euros. Une somme nettement insuffisante aux yeux de Jean-Marie
M. Boivin est l’homme qui en sait peut-être trop. Pendant dix Boivin.
ans, il a été, au Luxembourg, le principal dirigeant d’une société-
écran créée par la DCN, baptisée Heine, sur laquelle se concentre A partir de là, M. Boivin et ses associés luxembourgeois n’ont
aujourd’hui l’enquête du juge Van Ruymbeke. cessé d’écrire aux plus hautes autorités de l’Etat pour réclamer le
versement d’une indemnité de plus en plus conséquente au fil des
C’est en effet par cette «shadow company» , comme elle est qua- ans (jusqu’à 8 millions d’euros, donc), faute de quoi d’encom-
lifiée par ses anciens responsables, qu’ont transité les commis- brantes affaires de corruption liées aux ventes d’armes risquaient
sions suspectes du contrat Agosta promises à un réseau d’inter- bien de resurgir du passé.
médiaires «imposé» à la dernière minute par le gouvernement
Balladur dans les négociations, alors que celles-ci étaient déjà Sous-marin Agosta
c Reuters
closes. Parmi ces intermédiaires figure l’homme d’affaires franco- Le ton des courriers envoyés notamment à Jacques Chirac (quand
libanais Ziad Takieddine, un proche des balladuriens d’hier, de- il était à l’Elysée), Michèle Alliot-Marie (alors à la défense) ou
venus les sarkozystes d’aujourd’hui. Thierry Breton (aux finances) est toujours policé, mais les me-
Une partie des commissions passées par Heine aurait, en re- naces à peine déguisées, avec des phrases de ce type : «J’attire
tour, servi au financement illégal de la campagne présidentielle également toute votre attention sur la personnalité des destina-
d’Edouard Balladur, en 1995, dont M. Sarkozy fut le porte-parole. taires des sommes versées.»
Or, comme Mediapart l’a déjà rapporté à plusieurs reprises, docu- Dès le mois de juillet 2005, le responsable juridique de la DCN,
ments à l’appui, la création d’Heine aurait été supervisée et vali- Guy Robin, écrivait dans une note interne qu’il s’agissait ni plus
dée, fin 1994, par M. Sarkozy quand il était au sein du gouverne- ni moins d’un «chantage» auquel il ne fallait pas donner suite.
ment Balladur ministre du budget ? et à ce titre décisionnaire sur
Le nom de Nicolas Sarkozy apparaîtra, lui, à l’automne 2006 au
les ventes d’armes.
détour d’un mystérieux événement lié au «chantage» luxembour-
La copie de la facture que le chef de l’Etat a reçue treize années geois. Jean-Marie Boivin a en effet reçu le 26 octobre 2006, au
plus tard, juste après son accession à l’Elysée, figure en annexe Luxembourg, la visite de deux anciens agents de la DGSE (les

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services secrets extérieurs) reconvertis dans le privé, Patrick Vau- fois été formel : «Il y a eu des discussions, mais il ne les a jamais
gien et Thierry Lohro. En contrat avec la DCN, les deux anciens touchés. »
espions étaient chargés de tester la solidité des menaces de Jean- Une chose paraît certaine, l’émissaire de l’Etat français dans cette
Marie Boivin et d’empêcher le grand déballage promis par ce der- drôle de négociation était Alain Juillet, un ancien de la DGSE.
nier. Homme de l’ombre par excellence, familier des missions sen-
Personne au sommet de l’Etat, a fortiori à quelques mois d’une sibles et confidentielles, ce haut fonctionnaire a occupé à Mati-
élection présidentielle, n’avait à gagner à la divulgation publique gnon, de janvier 2004 à juin 2009, le poste de conseiller auprès
des petits secrets de cuisine des ventes d’armes. Surtout pas le du premier ministre, en charge de l’intelligence économique.
favori de l’élection, le candidat de l’UMP, Nicolas Sarkozy. «Je pense que les menaces de M. Boivin ont été prises au sé-
Or, selon les confidences faites par Jean-Marie Boivin à Gérard- rieux» , a pour sa part affirmé l’ancien directeur financier de la
Philippe Menayas (ancien directeur financier de la DCN) et repor- DCN, Gérard-Philippe Menayas, au juge Van Ruymbeke, lors de
tées sur des carnets saisis par la police, la mission d’octobre 2006, son audition en qualité de témoin assisté, le 9 novembre dernier.
au cours de laquelle le premier affirme avoir été menacé physi- «Si M. Boivin a eu gain de cause, cela ne devait-il pas être la
quement, aurait été ordonnée par un certain «N.S.» . Comprendre contrepartie de son silence sur ce qu’il savait sur l’identité des
Nicolas Sarkozy. La phrase est suivie de l’annotation suivante : agents, sur leurs comptes, et sur les bénéficiaires finaux des com-
«source Lux», pour Luxembourg, comme le montre une note que missions ?» , a benoîtement demandé le magistrat. En d’autres
Mediapart a déjà rendue publique. termes, son silence aurait-il été acheté par le pouvoir ?
Une nouvelle lettre à l’Elysée La réponse fut sans équivoque : «Effectivement, la transaction, si
Après l’arrivée de M. Sarkozy à l’Elysée, la pression n’est visi- elle a abouti, devrait avoir permis la confidentialité de ces infor-
blement pas retombée, puisque le document révélé aujourd’hui mations.»
par Mediapart prouve que dès le 16 mai 2007, Jean-Marie Boivin «Sarkozy est mon ami, OK ?»
a fait parvenir au nouveau chef de l’Etat la fameuse facture de son
«chantage». Nicolas Sarkozy, qui martèle n’être concerné «ni de près de loin»
par l’affaire Karachi, va avoir de plus en plus de mal à maintenir
Un autre document inédit que nous dévoilons atteste qu’en no- intacts ses démentis.
vembre 2007, le sujet est toujours d’actualité à l’Elysée. Il s’agit
cette fois d’un courrier manuscrit adressé le 14 novembre 2007 En effet, outre les documents liés au «chantage Boivin», les en-
par Gérard-Philippe Menayas à François Pérol, alors secrétaire quêteurs de la DNIF sont également parvenus à établir la réalité
général adjoint de la présidence de la République. des liens actuels de l’Elysée avec l’homme d’affaires Ziad Ta-
kieddine, le sulfureux intermédiaire du contrat Agosta sur lequel
Cliquez ci-dessous sur “Fullscreen” pour lire la lettre complète pèse aujourd’hui les plus lourds soupçons de financement poli-
tique occulte à l’époque de l’élection présidentielle de 1995.
«M. Boivin, qui cherche à attirer l’attention sur lui et à se mettre C. Guéant c Reuters Lors d’une perquisition menée le 10 juin
en valeur, ne renonce pas et continue avec ses associés à multi- dernier au domicile parisien de M. Takieddine, un luxueux hôtel
plier les démarches et les réclamations» , peut-on notamment lire particulier de plus de 600 m2 dans le XVIe arrondissement, les
dans cette missive que nous reproduisons ci-dessus. M. Menayas policiers ont découvert, selon nos informations, que les numéros
conseille à son interlocuteur de l’Elysée de ne pas recevoir M. de téléphone de Claude Guéant, l’actuel secrétaire général de la
Boivin. Il préfère solliciter lui-même un rendez-vous avec Fran- présidence de la République, et de Brice Hortefeux, le ministre
çois Pérol «pour réfléchir avec vous sur la façon d’articuler (avec de l’intérieur, figuraient en bonne place dans le répertoire télé-
la DCN) les actions que vous envisagez». phonique de l’I-Phone appartenant à l’homme d’affaires.
Il est alors hors de question pour la DCN d’honorer les prétentions Interrogé sur ces relations haut placées, Ziad Takieddine a ré-
financières exorbitantes de M. Boivin et ses associés, comme en pondu aux policiers, s’agissant du ministre de l’intérieur et de
témoignent de nombreuses notes et courriers dont Mediapart a la son épouse : «Brice et Valérie Hortefeux sont des connaissances.»
copie. De fait, comme nous l’avons révélé dans notre livre Le Contrat
c Ina Pourtant, Jean-Marie Boivin aurait obtenu gain de cause à (Stock), paru en mai dernier, le locataire de la place Beauvau, qui
en croire un protocole d’accord signé le 24 janvier 2009 avec la fut le chef du cabinet de M. Sarkozy au ministère... du budget
DCN et «un représentant du gouvernement français» , et révélé entre 1993 et 1995, s’est notamment rendu, à l’été 2005, à une
par Libération le 24 novembre dernier. Ce protocole d’accord est soirée privée dans la villa du cap d’Antibes de M. Takieddine.
en fait évoqué par un jugement rendu le 28 octobre 2009 sur l’île En ce qui concerne Claude Guéant, l’homme d’affaires d’origine
de Man, un paradis fiscal régulièrement utilisé par Heine pour ses libanaise a affirmé : «J’ai travaillé avec M. Guéant sur le dossier
transactions occultes. A propos de ces 8 millions d’euros, l’avocat relatif à la libération des infirmières bulgares.»
de M. Boivin, interrogé par Le Monde le 1er décembre, a toute-

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Là encore, cette déclaration de Ziad Takieddine vient confirmer Léotard. Je l’ai aidé pour débloquer le contrat Miksa, j’ai orga-
ce que nous écrivions dans Le Contrat : l’intermédiaire au centre nisé ses visites en Arabie saoudite. Je l’ai accompagné trois fois
de tous les soupçons dans l’affaire du contrat Agosta, qui remonte là-bas, une fois comme ministre de l’Intérieur, deux comme pré-
à 1994, a aussi été l’émissaire officiel de la France, treize ans plus sident de la République (...) Je le vois toujours, Sarkozy, comme
tard, dans le premier fait d’armes international de la présidence Claude Guéant d’ailleurs. »
Sarkozy, à savoir la libération des infirmières bulgares détenues On comprend mieux dès lors pourquoi ces derniers mois, avec
en Libye, en juillet 2007. la mise en lumière par la justice de son rôle trouble joué dans le
Voici ce que disait ? notamment ? Ziad Takieddine, à propos du contrat Agosta, Ziad Takieddine est devenu l’ami encombrant du
chef de l’Etat, dans Le Contrat : «Sarkozy est mon ami, OK ? Et Château.
depuis longtemps. Je l’ai rencontré en 1993 lors d’une soirée chez

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