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Abdoulaye Gueye
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Abdoulaye GUEYE
RÉSUMÉ
Depuis plus d’une décennie, l’engagement des universitaires
africains de la diaspora dans l’enseignement supérieur fait l’ob-
jet d’une attention accrue en sciences sociales. La question s’est
posée avec d’autant plus d’acuité que les universités africaines sont
confrontées à des défis sans précédent : le déficit d’enseignants
pour former les cohortes d’étudiants et la proportion extrême-
ment faible d’enseignants de rang supérieur habilités à encadrer
les candidats à la maîtrise et au doctorat en sont quelques-uns.
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INTRODUCTION
Depuis plus d’une décennie, le rapport de la diaspora africaine hautement qua-
lifiée [DAHQ dans le reste de l’article] avec l’Afrique fait l’objet d’une atten-
tion particulière. Des ONG étrangères suivies par des gouvernements afri-
cains ont multiplié les actions et initiatives destinées à l’impliquer davantage
dans l’effort de développement du continent. En 1977, le PNUD introduisait
le Transfer of Knowledge Through Expatriate Nationals (TOKTEN) pour encou-
rager le transfert des connaissances des expatriés vers leur pays d’origine.
L’initiative résulte de deux postulats. Le premier étant que ce type de migra-
tion obère les chances de développement des pays de départ ; le deuxième que
le transfert des connaissances de ces migrants réduirait cette perte. Le lan-
cement du TOKTEN intervient en janvier 1985 en Afrique. Il est le fruit d’un
accord signé entre le PNUD, l’Organisation de l’Unité Africaine ainsi que la
Commission Économique pour l’Afrique (Logan, 1990). Il n’existe pas encore
de bilan global du TOKTEN en Afrique. Toutefois, des rapports d’étude sur
les résultats obtenus au Mali suggèrent un engouement pour le programme
au regard du nombre croissant de demandes de missions provenant des expa-
triés maliens (Dembélé, 2011 ; Ouédraogo et Meite, 2011). Dans le sillage du
TOKTEN s’inscrit une foule d’autres initiatives comme le Return of Qualified
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2 Une des rares exceptions est le CDRom qui accompagne l’ouvrage de Barré et al. (2003) ; il
contient de nombreuses données sur certaines diasporas.
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leurs prédécesseurs ont publié », c’est à une sorte de solidarité (au sens éty-
mologique du terme, solidum) qu’ils font référence (Babchuck et al., 1999, p. 5).
Gunawardena, Weber et Agosto se font encore plus explicites en affirmant
que les « avancées scientifiques les plus marquantes sont le résultat des efforts
combinés de chercheurs venant d’horizons divers » (2010, p. 210). Ce sont
autant d’efforts qui dissimulent donc une démarche de collaboration. Selon
Babchuck et al. (1999) ou James Moody (2004), cette collaboration est notam-
ment le résultat de contraintes structurelles. Elle est devenue une option for-
tement prisée du fait de l’extrême spécialisation du travail universitaire. La seg-
mentation du savoir, qui pousse à une spécialisation aiguë des chercheurs, les
oblige de plus en plus à conjuguer leurs forces et moyens pour s’attaquer aux
questions de recherche les plus complexes.
En dépit de leurs intérêts indéniables, les travaux précédents n’offrent pas
de pistes tangibles pour trouver des réponses aux questions relatives à l’enga-
gement de la diaspora en Afrique. Parmi ces questionnements : l’égalité d’accès
des chercheurs en poste en Afrique dans le cadre de la collaboration qui se
noue entre diasporas ; les types de ressources qui circulent de la diaspora vers
l’Afrique ; l’échelle de leur circulation ; et leur distribution entre les universi-
taires locaux.
Pour mieux restituer la complexité de l’engagement de la diaspora en
Afrique, il importe d’inscrire celui-ci dans une double logique :
1. Celle de l’institution universitaire suivant laquelle, comme le montre
Lamont (2009), la distinction de soi est encouragée en même temps
qu’est prescrit le don ou contre-don. Les chercheurs négocient ces
deux impératifs dans les limites de leurs contraintes structurelles,
dont la plus significative est peut-être le temps.
2. Celle de l’« encastrement » qui impose, selon l’approche de
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MÉTHODOLOGIE
Cet article repose sur les données d’une enquête menée dans quatre pays de
l’Afrique subsaharienne (Afrique du Sud, Ghana, Niger et Nigeria), en plus de six
interviews avec des enseignants-chercheurs africains en poste au Canada ou aux
États-Unis. Les pays africains mentionnés ont été choisis parce qu’ils incarnent
chacun au moins une classe type d’université africaine, selon le classement de
2015-2016. L’Afrique du Sud représente la première classe avec nombre de ses
établissements universitaires (University of Cape Town et University of Wits)
qui caracolent au sommet de ce classement ; le Ghana, la deuxième classe à
travers University of Ghana, Legon ; le Nigeria, la troisième grâce à des insti-
tutions dont l’University of Ibadan ; et enfin le Niger dans le peloton de queue.
Un questionnaire a été soumis à 102 chercheurs enseignants en sciences
humaines ou sociales en poste permanent dans l’un ou l’autre de ces quatre
pays. Des entretiens d’une durée moyenne de 65 minutes ont par la suite été
effectués avec trente-deux d’entre eux. Le premier objectif poursuivi à travers
cette démarche méthodologique est d’abord d’établir un panorama des res-
sources qui arrivent en Afrique de la diaspora et de déterminer ensuite si une
sélection en amont (c’est-à-dire au niveau de la diaspora) préside à la circula-
tion de ces ressources. Les enseignants chercheurs du continent reçoivent-
ils en quantité égale les différentes ressources en provenance de cette dias-
pora ? Lesquelles circulent en plus grande proportion et pour quelles raisons ?
Le deuxième objectif consiste à dévoiler les raisons sociologiques du choix des
interlocuteurs directs établis en Afrique. Ce choix relève-t-il d’une décision
purement accidentelle ou s’inscrit-il dans des trajectoires de sociabilité anté-
rieures ? Qui plus est, dans quelle mesure les rangs et statuts académiques de
ses bénéficiaires éclairent-ils la logique de la circulation de ressources entre la
diaspora et l’Afrique ?
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Le degré d’investissement
L’investissement des universitaires en diaspora aurait légitimement pu être
établi en interrogeant directement ces acteurs, mais la préférence méthodolo-
gique est allée plutôt à l’interrogation des universitaires en poste en Afrique.
La raison en est que l’engagement de la diaspora est investi d’une valeur sociale
élevée, en plus d’être idéologiquement prescrite, au point que la tentation de
s’en prévaloir même en l’absence de toute action concrète n’est point à négliger.
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3 Le neveu d’Alioune Diop n’a pas eu l’opportunité de travailler pour la Guinée. L’avion qui le
transportait avec une poignée de jeunes intellectuels africains s’était écrasé au milieu de l’Atlantique.
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4 Voir la discussion de l’étymologie des deux termes par la psychanalyste Christine Ragoucy
(2007).
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LE POIDS DE LA CULTURE
PROFESSIONNELLE ET DES RÉSEAUX
D’ENCASTREMENT
D’abord, l’institution universitaire assure sa propre reproduction à travers la
socialisation de ses membres dans le principe de solidarité. En effet, chaque
universitaire prend conscience de son inscription dans un cadre que Ricœur
appelait d’« endettement mutuel infini » (Ricœur, 2005). En d’autres termes, il
comprend que sa propre carrière est tributaire de l’attitude d’homologues qui
ont choisi de sacrifier une partie de leur temps et de leurs ressources à son
profit et pour la survie de la profession à laquelle ils doivent tous une partie de
leur identité sociale. Les initiatives de la diaspora se classant dans le registre de
l’assistance promotionnelle sont ainsi à analyser comme des efforts qui procèdent
d’une hexis professionnelle dans le sens que lui attribue Bourdieu, c’est-à-dire
d’une disposition incorporée par l’individu (Bourdieu, 1972). La diaspora mani-
feste, à travers ces initiatives, qu’elle est devenue conséquente avec les valeurs
et principes de sa profession, car il est attendu d’elle qu’elle se rende utile à sa
propre communauté professionnelle pour avoir bénéficié au préalable des res-
sources de celle-ci.
Il importe ensuite de souligner que l’adhésion à cette exigence ne repose
pas sur une conception désincarnée et uniforme de la communauté profession-
nelle. L’analyse des données de l’enquête révèle, au contraire, à quel point la
mise en pratique de cette exigence est déterminée par l’encastrement (c’est-à-
dire l’intégration d’un universitaire en poste sur le continent dans des réseaux
socio-professionnels de sociabilité). Celui-ci est mesuré par une série de rela-
tions dont les principales sont : d’avoir été l’ancien collègue d’un expatrié dans
le même département ou le même centre/laboratoire de recherche ; d’avoir
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Lorsqu’ils ont été interrogés sur la genèse de leur relation avec les collè-
gues en diaspora desquels ils ont reçu une assistance promotionnelle, les 46 cher-
cheurs concernés avancent les réponses reproduites dans le tableau suivant :
Tableau 2. Circonstances de naissance des relations entre expatrié/
collègue du continent
Ancien collègue/Issu de la même institution 7
Ancien étudiant 1
Ex-promotionnaire 6
Ancien professeur/ superviseur 4
Rencontre lors d’un colloque/ séjour de recherche, etc. 15
Rencontre à travers une tierce personne 5
Rencontre virtuelle 8
TOTAL 46
Sans préjuger des raisons ayant encouragé cet expatrié à lire et commenter
les travaux de ses collègues en poste en Afrique, il apparaît dans cet extrait
qu’une logique d’échange structure aussi les relations professionnelles entre la
diaspora et l’Afrique. L’on donne en espérant un jour compter sur la restitu-
tion (d’une partie) de ce qu’on a offert, ou l’on vient simplement en aide pour
avoir reçu au préalable. Au regard de cette logique, le désintéressement total
des universitaires de la diaspora est à relativiser.
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ressources entre leurs collègues en poste en Afrique. Les collègues dotés d’un
pouvoir administratif et d’un rang supérieur sont plus nombreux que de rang
inférieur à bénéficier des ressources en provenance de la diaspora qui sont les
plus susceptibles de promouvoir leur carrière.
L’un des apports majeurs de cet article est d’avoir mis en lumière ces iné-
galités, enjeux et sélections que la littérature publiée à ce jour avait échoué à
dévoiler en raison d’une conception de la diaspora comme étant une entité
homogène et uniforme.
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