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HISTOIRE

La tentation de l'épistémologie ?

François Hartog

Gallimard | « Le Débat »

2000/5 n° 112 | pages 80 à 83


ISSN 0246-2346
ISBN 9782070760381
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Gay
Frédéric Martel

se vit pour beaucoup comme un destin et pour Histoire


certains comme un choix, se banalise. Elle se vit
de plus en plus « à la française » – sans fierté ni La tentation de l’épistémologie ?
honte. Une sexualité comme une autre ?
Le succès croissant de la Gay Pride parachève
ce mouvement : anecdotique dans les années « L’épistémologie est une tentation qu’il faut
1970 (la première date en France de 1977), mar- résolument savoir écarter » avertissait, il y a peu
ginale à partir de 1983 et dérisoire à la fin des encore, Pierre Chaunu, la réservant à un ou deux
années 1980, la manifestation de la « visibilité » maîtres. Les historiens auraient-ils cédé ou
gay rassemble 10 000 personnes en 1993, 20 000 davantage cédé à cette « tentation » au cours des
en 1994, 60 000 en 1995, 100 000 en 1996, dix ou vingt dernières années ? Probablement, si
250 000 en 1997 et encore 200 000 en 1999 et l’on en croit un bon observateur comme Gérard
2000. Et devient ainsi l’une des plus grandes fêtes Noiriel, qui a estimé nécessaire de mettre en
parisiennes, à la fois joyeuse et militante. garde contre les « historiens-épistémologues » et
« les fuites en avant théoricistes »1. Mais rappelons
Cette banalisation du fait homosexuel s’est que lui-même, bien loin de défendre un empi-
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trouvée d’abord perturbée, et finalement risme à tout crin ou un (mythique) positivisme
confirmée, par le débat sur le Pacs (1998-1999). d’antan, plaide pour une définition « pragmatiste »
Affrontement politique majeur – cent vingt de l’histoire. Serait-on passé de l’historien en
heures de débats au Parlement en témoignent –, « artisan » à l’historien en « épistémologue » ?
la proposition de loi divisa initialement les partis Inversement, on trouverait sans peine de nom-
politiques, comme les experts, mais finit par breuses déclarations déplorant le peu de souci
convaincre les Français (64 % y sont désormais épistémologique, jusqu’à il y a peu, des histo-
favorables). Ce fut, en fin de compte, une vic- riens, ou saluant une histoire enfin entrée dans
toire du volontarisme en politique. Et, du coup, « son âge épistémologique ». Trop ou trop peu ?
la tolérance pour l’homosexualité s’accroît au Mieux vaudrait commencer par cerner ce que le
point de devenir « une manière acceptable de mot désigne quand les historiens s’en servent,
vivre sa sexualité » pour une majorité de Français pour le récuser ou s’en réclamer. Dans la très
(et pour plus de 85 % des jeunes de moins de grande majorité des cas, il ne s’agit pas d’un
vingt-quatre ans). L’« effet Pacs » en somme. emploi rigoureux du terme. Pour user d’un rac-
Désormais reconnus par la loi, constamment courci, les historiens ne sont pas tous devenus
évoqués par la littérature et le cinéma, présents d’assidus lecteurs de la revue History and Theory.
régulièrement dans les émissions télévisées, les
homosexuels français sont, sinon toujours com- De quoi est-il alors question ? D’abord et
pris, du moins plus visibles, et cela explique pro- surtout d’une posture réflexive : non seulement
bablement l’acceptation croissante dont ils font l’élaboration du questionnaire, mais le comment
l’objet. Le tournant des années 1990 – c’est une du questionnaire, sa confection et les présuppo-
date.
1. Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris,
Frédéric Martel. Belin, 1996, pp. 176, 207.

François Hartog est notamment l’auteur de Le Miroir


d’Hérodote (Paris, Gallimard, nouv. éd. 1991) et de Le
XIXe Siècle et l’histoire : le cas Fustel de Coulanges (Paris,
P.U.F., 1988). Il a récemment édité L’Histoire d’Homère à
Augustin (Paris, Éd. du Seuil, 1999).
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sés qui l’organisent. Les catégories d’analyse ne « dans l’essor de la réflexion que l’histoire entre-
sont pas des données prédécoupant le réel. tient sur elle-même »5. Même la biographie n’a
L’objectivité n’est pas séparable des formes de pas échappé à ce mouvement : Jacques Le Goff
l’objectivation. C’est là une première caractéri- commence par se demander comment une bio-
sation, immédiatement visible, de la démarche graphie de Saint Louis est possible 6.
présente des historiens. De cette posture cri-
tique (plus ou moins revendiquée, argumentée, Un second trait caractéristique a été la mon-
explicitée), chaque historien, dans sa spécialité, tée de l’historiographie. La publication en 1983
pourrait aisément aligner des exemples. des Problèmes d’historiographie de Momigliano
Soit le tout récent ouvrage de François fournit un repère commode de son émergence 7.
Dosse, L’Histoire, qui se veut une invitation aux Même si les choses ont commencé plus tôt :
philosophes à lire les historiens et aux historiens Faire de l’histoire annonçait, en 1974 déjà, une
à prendre en considération la philosophie de histoire « accordant une place de plus en plus
l’histoire. Le livre paraît dans une collection uni- grande et privilégiée à l’histoire de l’histoire 8 »
versitaire (on parie donc sur un public étudiant (mais sans lui faire de place dans les volumes
et des prescripteurs), précisons toutefois, sous eux-mêmes). En 1987, la création à l’E.H.E.S.S.
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l’étiquette « philosophie », et non « histoire »2. De d’un enseignement dévolu à l’historiographie
même, dans son recueil intitulé Sur l’histoire, ancienne et moderne s’inscrivait dans ce mou-
Krzysztof Pomian ne cesse de prendre et de vement. Mais le point le plus intéressant et le
reprendre, au fil de ses textes, la question de plus nouveau est le rapprochement, fréquent
l’histoire comme connaissance du passé, en dans les textes des historiens, des deux termes :
l’inscrivant dans la perspective plus large d’une épistémologie et historiographie. Comme si l’un
histoire de la connaissance et de ses différents appelait l’autre, le complétant, le corrigeant ou
usages 3. Pour changer de registre et de terrain, le nuançant, comme si ce qu’ils voulaient dési-
on pourrait citer encore, venus des contempora- gner en fait était une sorte de mixte, pas une
néistes (qui ne passent pas pour les plus épisté- épistémologie « dure » (trop lointaine), pas une
mologues des historiens), deux livres qui, tout
en se défendant d’être des manifestes, le sont 2. François Dosse, L’Histoire, Paris, A. Colin, 2000 ; voir
aussi, dans une collection d’histoire pour étudiants, Antoine
quand même un peu : Pour une histoire culturelle, Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1996.
sous la direction de Jean-Pierre Rioux et Jean- 3. Krzysztof Pomian, Sur l’histoire, Paris, Gallimard,
1999.
François Sirinelli, qui veut justement « rendre 4. Pour une histoire culturelle, sous la direction de Jean-
compte d’une réflexion plurielle, d’ordre historio- Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli, Paris, Éd. du Seuil, 1997.
5. Pour une histoire politique, sous la direction de René
graphique et méthodologique » sur le culturel 4. Il Rémond, Paris, Éd. du Seuil, 1988, pp. 12, 19.
avait été précédé, près de dix ans plus tôt, de Pour 6. Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.
7. Arnaldo Momigliano, Problèmes d’historiographie
une histoire politique, dirigé par René Rémond. Il ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983.
s’agissait, certes, de manifester le retour de l’his- 8. Faire de l’histoire, sous la direction de Jacques Le
Goff et Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1974, p. XIII. Krzysztof
toire politique, d’une autre histoire politique en Pomian plaidait pour une nouvelle histoire de l’histoire dans
vérité, mais aussi de traiter ce phénomène lui- un article publié en 1975 dans les Annales, « L’histoire de la
science et l’histoire de l’histoire » ; Charles-Olivier Carbonell,
même « comme un objet d’histoire » : d’historiser Histoire et historiens, une mutation idéologique des historiens
ce « retour » et de le considérer comme une étape français, 1865-1885, Toulouse, Privat, 1976.
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histoire de l’histoire « plate » (trop internaliste), « Changement de paradigmes en sciences


mais une approche attentive aux concepts et aux sociales ? » où, prenant acte de « la réhabilitation
contextes, aux notions et aux milieux et toujours de la part explicite de l’action », il en déploie les
plus soucieuse de leurs articulations, préoccupée conséquences pour une histoire politique, où il
de cognition et d’historicisation, mais vigilante voit déjà une « clé théorique et pratique d’une
face aux sirènes des réductionnismes. Bref, histoire globale »11. Bien entendu, les remises en
quelque chose comme une épistémologie histo- question ont commencé avant. Ainsi « l’opéra-
rique ou une historiographie épistémologique, tion historiographique » de Michel de Certeau,
qui est, insistons sur ce point, aux antipodes qui est devenue à la fin des années 1970 une
d’une discipline ou d’une sous-discipline, consti- référence majeure pour beaucoup, a fortement
tuée ou se constituant et affaire de quelques spé- attiré l’attention sur la dimension d’écriture de
cialistes plus ou moins autoproclamés. De fait, l’histoire 12.
ce mouvement et ce moment que l’on peut appe- En ces mêmes années, la réception de trois
ler, par commodité, « réflexifs » (en lui conférant œuvres, extérieures à des degrés divers au champ
cette double portée épistémologique et historio- historique, souligne et renforce le mouvement.
graphique) concernent, à côté de l’histoire, l’en- Par l’interrogation déjà présente sur l’écriture de
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semble des sciences sociales. Il est bien clair l’histoire, le passage s’est fait d’autant plus aisé-
que, pour l’histoire, problématiques et formula- ment avec la réflexion conduite par un philo-
tions sont modulées en fonction de l’état des sophe lecteur attentif et critique des historiens
questions dans chaque grand domaine de spé- contemporains. Il s’agit évidemment de Temps et
cialités et selon les différentes périodes. Récit de Paul Ricœur, dont la réception (au moins
partielle) a été rapide chez les historiens 13. Nous
Ces quelques exemples, volontairement dis- sommes alors dans les querelles du « retour du
parates mais tout sauf isolés, suffisent à pointer récit », dans les tournoiements américains du
des déplacements et à indiquer des recomposi- tournant linguistique, tandis que vont bientôt
tions dans et du champ historique depuis vingt surgir les interrogations autour de rhétorique,
ans. Les retracer n’est pas ici le lieu, de brefs fiction et histoire. Incontestablement, Ricœur
rappels suffiront. Une prise de conscience que le aide alors à poser ces questions difficiles dans
paysage a déjà changé et change encore rapide-
ment s’opère à la fin des années 1980. On parle
alors couramment de temps d’incertitude, de 9. Le livre de Roger Chartier, Au bord de la falaise.
L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel,
doutes et de crise d’identité de l’histoire 9. Deux 1998, qui rassemble des textes publiés entre 1983 et 1995, té-
repères : l’invite à la réflexion et le diagnostic, moigne de ces années et propose des analyses et des pistes.
10. Annales, 2, 1988, 6, 1989, p. 1322. Les Formes de
accompagnés de pistes et de propositions, lancés l’expérience (sous la direction de Bernard Lepetit, Paris, Albin
par les Annales, en 1988 et 1989, sous le nom de Michel, 1995) et Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expé-
rience (sous la direction de Jacques Revel, Paris, Hautes
« tournant critique » : une épistémologie juste- Études, Gallimard et Éd. du Seuil, 1996) prolongèrent la
ment pour temps d’incertitude, alors même que ré¾exion.
11. Marcel Gauchet, dans Le Débat, n° 50, 1988, p. 166,
l’histoire est engagée « dans un travail de et n° 103, 1999, p. 135.
redéfinition de ses projets et de ses pratiques 10 » ; 12. Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris,
Gallimard, 1975.
le court texte, en 1988, de Marcel Gauchet, 13. Paul Ricœur, Temps et Récit, Paris, Éd. du Seuil,
1983-1985.
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leur complexité et avec rigueur. Venant, certes, tiviste (il n’y a que du récit) sans renoncer pour
de l’intérieur de la discipline, mais d’Allemagne, autant à la dimension d’écriture de l’histoire ?
la sémantique historique telle qu’elle est conçue Plus profondément, cette posture ou ce
par Reinhard Koselleck est justement une pro- moment réflexif renvoie et répond à un change-
position qui, dans son mouvement, relève d’une ment de notre rapport au temps : la crise du
épistémologie historique. La traduction de son régime moderne d’historicité occidental (un ave-
livre Le Futur passé paraît en 1990. Enfin, venant nir fermé, un futur imprévisible, un présent
d’un proche voisin, Le Raisonnement sociologique omniprésent, un passé incessamment, compulsi-
de Jean-Claude Passeron offre, en 1991, un vement visité et revisité). Avec la conséquence
espace commun de réflexion et de travail à la que l’histoire a cessé de pouvoir s’écrire depuis
sociologie, à l’anthropologie et à l’histoire, en le point de vue du futur ou en son nom. Ce
marquant nettement la convergence épistémolo- réflexif était-il donc (seulement) une proposition
gique des trois disciplines. Peu après, la revue ou une épistémologie pour temps d’incertitude ?
Enquête, avec son exigence d’épistémologie, mais Peut-il se stabiliser ? Au prix de quelles reformu-
de terrain, entend mettre à l’épreuve et prolon- lations ? Est-ce à quoi nous assistons ?
ger ces propositions 14.
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Ce que j’ai appelé posture réflexive, mixte
d’épistémologie et d’historiographie, est un phé-
nomène de large ampleur, en ce sens qu’il n’est
limité ni à un type d’histoire ni à la seule his- Houellebecq
toire 15. On peut le dater : la fin des années 1980
voit son émergence au grand jour, c’est dire qu’il
chemine déjà au cours des dix années précé- La publication des Particules élémentaires, à
dentes. S’il n’est pas séparable des mouvements l’automne 1998, a fait événement, qu’on le déplore ou
plus amples de la conjoncture, il n’est pas dou- qu’on s’en réjouisse. La controverse autour de
teux qu’il a d’abord été une réponse – presque l’ouvrage a soulevé des questions essentielles sur la
une réaction – à l’abandon des grands para- littérature d’aujourd’hui en général, sur ce qu’elle est
digmes des années 1960, quand on annonçait, et sur ce qu’elle devrait être, et sur la littérature
avec plus ou moins de tapage, le retour de ceci française en particulier. C’est sur ces questions vives
ou de cela. Mais, rapidement, des probléma- que reviennent les deux textes réunis ici. Jean-Marie
tiques, avec leurs exigences propres de ques- Laclavetine réagit, en écrivain, à ce qu’il considère
tionnement et de travail, se sont mises en place comme une démission de la littérature. Marie-Jeanne
(la façon dont l’histoire sociale a fait place aux Dumont fait valoir, en lectrice empathique, l’effet de
points de vue des acteurs en recourant à la socio- vérité du roman de Michel Houellebecq. (Le Débat)
logie des conventions, par exemple ; de même,
s’est développée cette forme d’histoire de
« second degré », dont les Lieux de mémoire sont
14. Enquête. Anthropologie, histoire, sociologie, n° 1, 1995.
le large emblème). Avec leurs difficultés aussi : 15. François Dosse, L’Empire du sens. L’humanisation
comment répondre, par exemple, au défi narra- des sciences humaines, Paris, La Découverte, 1995.

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