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Heidegger et la Technique à l'époque de la

métaphysique réalisée

Mémoire

Tristan Ampleman-Tremblay

Maîtrise en philosophie - avec mémoire


Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Tristan Ampleman-Tremblay, 2019


Heidegger et la Technique à l’époque de la
métaphysique réalisée

Mémoire

AMPLEMAN-TREMBLAY, Tristan

Sous la direction de :

Sophie-Jan ARRIEN, directrice de recherche


Résumé

S’inscrivant dans l’horizon de la phénoménologie développée par le penseur allemand


Martin HEIDEGGER (1889-1976), le présent mémoire vise à offrir un diagnostic
philosophique et phénoménologique portant sur l’époque qui nous est contemporaine.
Soixante-six ans après la parution du texte allemand de la conférence « La question de la
technique » (Die Frage nach der Technik, 1953) et compte tenu de la technicisation et de
la dévastation progressive du monde habité par l’homme qui sont caractéristiques de
notre époque, il apparaît nécessaire de repenser à nouveaux frais cette « question de la
technique » à partir du corpus heideggérien ainsi que des divers commentaires s’y étant
depuis ajoutés. Identifiant avec Heidegger la « technique moderne » comme le trait
fondamental de notre époque, cette recherche vise à réinterpréter le concept de
« technique », en le délestant des interprétations successives de la tradition philosophique
qui en ont fait un ensemble de moyens en vue de fins. Ce faisant, le concept de technique
se voit déployé dans toute son historialité et par-delà sa détermination métaphysique
comme dévoilement de l’étant, c’est-à-dire comme mode de la vérité, comprise par
Heidegger comme hors-retrait (Unverborgenheit, ἀλήθεια). Par ce dévoilement, l’étant
apparaît sous une certaine lumière déterminant avec précision la teneur
phénoménologique de l’étant à dévoiler. Suivant toujours Heidegger, nous explorons
ensuite le terme de Dispositif (Gestell) qui nomme l’infrastructure métaphysique
régissant le mode d’apparaître de tout phénomène à l’époque de la technique. Notre
travail tente du même souffle de montrer comment l’histoire de la métaphysique
occidentale, comprise comme histoire de l’être et de son oubli successif, mène à son
propre achèvement dans l’avènement moderne de cette époque. Au terme de notre
recherche, il apparaît que la technique moderne, en tant que trait fondamental de notre
époque, détermine l’apparaître même de l’étant, c’est-à-dire le type d’étant auquel les
sujets qui nous sont contemporains auront accès ; notre phénoménalité se faisant dès lors
intégralement technicienne. Le présent mémoire montre en ce sens en quoi notre époque
est à la fois celle de la domination de la technique, sous la figure paradigmatique du
Dispositif (Gestell) planétarisé, et celle de l’accomplissement de la métaphysique
occidentale, née en Grèce il y a plus de deux millénaires. En guise d’ouverture conclusive,
le présent travail aborde finalement le « Danger » (die Gefahr) ainsi que la possibilité
corollaire d’un « Sauver » (Retten) qui gisent selon Heidegger au sein du Dispositif.

ii
Table des matières

Résumé ................................................................................................................................... ii
Remerciements ....................................................................................................................... v
Introduction ............................................................................................................................ 1
Chapitre 1 : Technique moderne et τέχνη grecque. Destruction herméneutique du concept
d’instrumentalité et vérité-dévoilement (Aλήθεια) ................................................................ 5
1.1. La différence ontologique et la méthode herméneutique de la « destruction » ...... 5
1.1.1. Vers un renouvellement ontologique de la pensée de la technique................ 5
1.1.2. La représentation anthropologique et instrumentale de la technique ........... 11
1.1.3. Instrumentalité et quadruple causalité aristotélicienne ................................ 14
1.1.4. La τέχνη comme ποίησις .............................................................................. 19
1.2. La technique en tant que rapport aléthique de l’homme à l’étant ........................ 24
1.2.1. Le « Poème didactique » de Parménide et le domaine de la vérité-
dévoilement ................................................................................................................... 24
1.2.2. La technique comme ποίησις et le domaine de l’ἀλήθεια............................ 31
Chapitre 2 : Phénoménalité et technique moderne. Le « Dispositif » (das Gestell)............. 36
2.1. Le régime de phénoménalité de la technique moderne ............................................ 39
2.1.1. « Herausforderung » : La technique comme « interpellation provoquante » ..... 39
2.1.2. L’étant, l’objet et le « fonds » (Bestand) ............................................................. 45
2.2. Le Dispositif (das Gestell)........................................................................................ 47
2.2.1. Remarques préliminaires sur la notion de « Gestell » ......................................... 47
2.2.2. Traduction par « Dispositif » et formation du terme « Ge-stell » en langue
allemande ...................................................................................................................... 52
2.2.3. Le Dispositif : équi-valence de l’ensemble des étants comme « pièces de
rechange » ..................................................................................................................... 54
2.2.4. « Ge-stell » heideggérien et « Machinerie » marxienne ...................................... 56
2.2.5. Le Dispositif : distance, proximité et nivellement .............................................. 59
Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif. Histoire de l’être, accomplissement de la
métaphysique et époque de la technique .............................................................................. 62
3.1. Science et technique, ἐπιστήμη et τέχνη.................................................................... 63
3.1.1. Le rapport entre la science et la technique modernes ......................................... 63
3.1.2. Science et technique modernes, ἐπιστήμη et τέχνη grecques ............................. 66
3.1.3. « Bestand », « Gegenstand » et « Herstand » : éléments d’une histoire de l’être
(Seynsgechichte) ........................................................................................................... 68
3.2. Seynsgechischte et métaphysique .............................................................................. 71
3.2.1. Histoire de l’être et oubli de l’être ...................................................................... 71
3.2.2. Métaphysique et époqualité ................................................................................ 73
3.3. Le « fond métaphysique » des Temps modernes (die Neuzeit) ................................. 76

iii
3.3.1. Science mathématisée, technique moderne et histoire de la métaphysique ........ 76
3.3.2. Histoire de l’être et époqualité du concept de vérité........................................... 79
3.4. La Technique moderne comme « destin » du dévoilement de l’Occident ................. 81
3.4.1. Essance, envoi (Schicken) et destin (Geschick) .................................................. 81
3.4.2. Technique moderne et fin de la métaphysique ............................................... 83
3.5. Hölderlin, le « danger » et le « sauver » ..................................................................... 88
3.5.1. Le Danger (Gefahr) qui gît au sein du Dispositif ............................................... 88
3.5.2. Le « sauver » (Retten) et le sans-pourquoi de la rose.......................................... 91
Conclusion............................................................................................................................ 97
Bibliographie ...................................................................................................................... 105

iv
Remerciements

La réalisation de ce mémoire a été rendue possible par le soutien de plusieurs personnes à


qui j’aimerais exprimer ma plus profonde gratitude.

Dans un premier temps, j’aimerais remercier avec sincérité ma directrice de recherche,


Madame Sophie-Jan Arrien, pour ses indications fructueuses, ses corrections ainsi que son
soutien continu tout au long des travaux ayant mené au dépôt de ce mémoire.

Deuxièmement, j’aimerais offrir de chaleureux remerciements à Monsieur Luc Langlois,


également professeur et doyen de la Faculté, pour sa confiance et la démonstration soutenue
de cette dernière sous la forme de lettres de recommandation et de postes d’auxiliaire
d’enseignement, qui ont grandement bonifié ma formation.

En troisième lieu, j’aimerais remercier mes parents, qui m’ont tous deux tenu sur leurs
épaules, tant sur le plan humain que sur le plan financier, et plus particulièrement ma mère,
pour les multiples relectures et corrections qu’elle a apportées au présent travail.

Finalement, j’aimerais remercier mon épouse Colombe, qui est à mes côtés depuis le tout
début de mon intérêt pour la philosophie, qui m’a toujours soutenu dans toutes mes
entreprises, et qui m’offre depuis presque une décennie mes moments de bonheur les plus
véritables.

v
Introduction

On nomme communément « savoir » le fait de


s’y connaître en quelque chose et en tout ce qui
y a trait. Grâce à de telles connaissances, nous
« maîtrisons » des choses. Ce « savoir » de
maîtrise porte sur un étant donné, sa structure et
son utilisation. Un tel « savoir » s’empare de
l’étant, le « domine » et, par-là, le surplombe et
se tient constamment au-delà de lui. Tout autre
est le savoir essentiel. Il se tourne vers ce que
l’étant est en son fond – vers l’être.1

De l’exploitation croissante des ressources naturelles à l’industrialisation accrue de


la production, de l’administration systématique des sociétés à la spécialisation continuelle
des savoirs, on assiste — du moins en Occident — à une technicisation progressive du monde
où l’homme habite, et ce, d’une façon d’autant plus totalisante à mesure que cette techno-
logicisation s’automatise à travers les avancées de l’informatique. Ce constat, dont il semble
aujourd’hui absurde de nier la réalité, correspond à ce qu’observait déjà, il y a maintenant
près de soixante-dix ans, Martin Heidegger dans sa conférence intitulée « La question de la
technique » (Die Frage nach der Technik, 1953). De par la fertilité philosophique de sa
matrice conceptuelle ontologique sur la question de la technique moderne en
phénoménologie, Heidegger nous apparaît comme le philosophe le plus pertinent avec lequel
on puisse penser afin de tenter d’offrir un diagnostic philosophique de notre propre
contemporanéité. À partir de « L’époque des conceptions du monde » (Die Zeit des
Weltbildes, 1938) et au moins jusqu’à la conférence susmentionnée de 1953, Heidegger
développe une réflexion rapidement devenue incontournable, consistant en quelque sorte en
une ontologie des Temps Modernes (die Neuzeit)2 et de ce qui est proprement « moderne »
(das Neuzeitlich), articulée autour du concept central de Technique moderne (neuzeitliche
Technik) et de phénomènes fondamentaux de cette modernité. Son diagnostic de notre temps
(Zeitalter), qui échappe à toute historiographie, aura marqué la réflexion philosophique du
siècle passé, en plus de fournir à la nôtre sa tâche propre. Comment comprendre cette dernière
affirmation ? En quoi consiste au juste la « tâche » de notre philosophie ?

1
HEIDEGGER, M., Parménide, Gallimard, Paris, 2011, p.15.
2
Nous expliciterons ce concept plus clairement au tout début du premier chapitre de ce mémoire.

1
Pour Michel Foucault — dont on sait que sa lecture de la philosophie heideggérienne
l’a particulièrement influencé, n’étant supplantée dans l’économie de sa propre pensée que
par l’influence de Nietzsche3 —, la philosophie doit se donner pour tâche de diagnostiquer
le présent qui est le sien ; ainsi, nous dit-il, le philosophe se doit de « dire ce que nous sommes
aujourd’hui et ce que signifie, aujourd’hui, dire ce que nous disons »4. Conformément à cet
impératif qui semble effectivement correspondre à une version historicisée de ce que
Heidegger, dans son opus magnum de 1927, entendait par philosophie5 — c’est-à-dire que
celle-ci doit être comprise comme « ontologie phénoménologique universelle » — le penseur
est appelé à produire des concepts qui réussissent à nommer la réalité ou la phénoménalité
qui est la sienne. Il s’agit donc pour la pensée de s’attarder rigoureusement à la
contemporanéité dans laquelle elle s’inscrit afin d’en éclaircir le sens le plus profond. Ainsi,
il nous apparaît philosophiquement nécessaire de déterminer précisément les caractéristiques
et les phénomènes déterminants de notre époque ainsi que leur provenance historique. En
résumé, le présent mémoire se veut une humble tentative, dans les sillons de la pensée
heideggérienne, de travailler à une ontologie phénoménologique de notre propre
contemporanéité.

Mais ce travail n’est-il pas celui de l’historien des idées, voire de l’historien tout
court ? N’a-t-on pas déjà divisé, trié et classifié l’histoire humaine en périodes, allant
précisément d’une « pré-histoire » à notre époque, dont certains6 ont déjà proclamé qu’elle
était une sortie de l’histoire ? C’est que l’histoire, en tant que discipline scientifique, tend à
fixer le cours du devenir historique pour en faire une description « objectivement » figée, et
ce, à partir d’une méthode — c’est-à-dire en empruntant un chemin — prédéterminée. Bien

3
Cf. ERIBON, D., Michel Foucault, Paris, Flammarion, 2011, p. 57-58. « Tout mon devenir philosophique a été
déterminé par ma lecture de Heidegger, dira Foucault. Mais je reconnais que c'est Nietzsche qui l'a emporté…
ce sont les deux expériences fondamentales que j'ai faites. »
4
FOUCAULT, M., Dits et écrits, Tome I, n.64 : « Qui êtes-vous professeur Foucault ? »
5
HEIDEGGER, M., Être et temps, § 7, p. 38 : « La philosophie est ontologie phénoménologique universelle,
partant de l’herméneutique du Dasein, qui en tant qu’analytique de l’existence, a fixé le terme du fil
conducteur de tout questionner, là où il jaillit et vers où il rejaillit. » Nous soulignons. Abandonnant le
caractère universel de cette définition pour en affirmer au contraire le caractère époqual et historial, nous en
arrivons précisément à une ontologie phénoménologique de la contemporanéité du penseur comme tâche
même de la philosophie.
6
Cf. entre autres The End of History and the Last Man par le politologue américain Francis FUKUYAMA (1992).

2
évidemment, elle peut nous apporter une foule de détails historiographiques quant aux
événements empiriques qui jalonnent le cours de notre histoire, et obtient ainsi une place
privilégiée dans l’économie de la pensée philosophique. Cependant, cette dernière cherche
ici à nommer l’essence même de notre époque, essence dont la possibilité d’approche est,
comme nous le verrons, d’emblée écartée par la méthodologie qui fonde les sciences
positives.

Le tableau est ainsi tout différent si nous adoptons la perspective de l’ontologie


phénoménologique sur cette histoire qui nous porte afin d’y repérer les éléments conceptuels
et les lignes de force nous permettant de comprendre notre présent. Si nous prenons au
sérieux l’impératif selon lequel le philosophe doit se donner pour tâche de diagnostiquer le
régime de phénoménalité qui lui est contemporain, on doit admettre qu’aucun penseur ne l’a
fait avec une aussi grande acuité ontologique que Martin Heidegger. Dans « L’époque des
conceptions du monde », Heidegger précise sa compréhension de la modernité en écrivant :
« que l’étant devienne étant dans et par la représentation, voilà ce qui fait de l’époque qui en
arrive là une époque nouvelle par rapport à la précédente. »7 Nous tenterons tout au long de
ce travail de préciser le sens de cette affirmation ainsi que le lien essentiel entre subjectivité
représentative, métaphysique occidentale et technique moderne. Toujours à ce propos,
Françoise Dastur affirme qu’« Heidegger voit dans la modernité une fondamentale ambiguïté
et non pas l’unité monolithique d’une époque » qu’il s’agirait de critiquer unilatéralement,
ébranlant ainsi « l’image couramment répandue d’un Heidegger anti-moderne, ennemi de la
technique et méprisant pour les sciences »8, rappelant à l’appui que ce dernier, avant de
choisir la philosophie de manière définitive, aurait sérieusement songé à consacrer sa vie à
la physique et aux mathématiques. Si donc notre époque est celle de la technique, il ne s’agit
pas de la quitter pour se tourner vers une utopie passée et réactionnaire, ou future et
révolutionnaire, mais bien de comprendre, de manière critique, ce que signifie au juste cette
notion d’« époque de la technique », pour peut-être, avec un peu de chance, pouvoir la
réinvestir en y faisant rejaillir le sens qui semble s’y amenuiser.

7
HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris,
Gallimard, 1962, p. 118.
8
DASTUR, F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », Po&sie, 2006/1 (N° 115),
p. 34.

3
Le présent mémoire se positionne dans un horizon strictement heideggérien, et se
donne pour visée d’expliciter la « nouveauté » de cette modernité diagnostiquée par
Heidegger à l’aune du concept de Technique, de la fin des années 30 jusqu’au début des
années 50, en exhumant la figure originelle de cette dernière comme accomplissement de la
métaphysique occidentale. Pour ce faire, nous nous concentrerons essentiellement sur deux
textes majeurs : premièrement, nous nous pencherons sur la conférence « La question de la
technique » (Die Frage nach der Technik, 1953), qui fera l’objet des deux premiers chapitres
de ce mémoire, qui expliciteront respectivement les caractéristiques ontologiques de la
technique ainsi que l’essence métaphysique de cette dernière ; deuxièmement, nous nous
attarderons dans un troisième chapitre à « L’époque des conceptions du monde » (Die Zeit
des Weltbildes, 1938), texte qui nous permettra de saisir plus profondément la provenance
historiale de la Technique et d’interpréter cette dernière comme règne métaphysique de la
subjectivité représentative. Afin d’assoir la légitimité ainsi que la nécessité philosophique
d’une telle recherche, il est nécessaire de rappeler l’interdépendance essentielle entre l’être
humain, entendu comme Dasein, et le monde qu’il ouvre. La « crise du sens » que décrivent
Heidegger et d’autres après lui9 ne concerne pas que les philosophes et les chercheurs :
l’ensemble de l’espèce humaine est bien au contraire menacée dans les multiples modes
d’existence qui sont les siens par la planétarisation de la rationalité occidentale et la toute-
puissance du dispositif technique qui, comme nous tenterons de le montrer, en est le corrélat
ontologique. La question de la technique n’est absolument pas sans influence sur la vie : elle
menace au contraire l’être-au-monde de l’homme. Inversement, le Dasein qui interroge son
monde ne peut jamais prétendre en être détaché : il est parfaitement absurde, pour parler avec
Heidegger, de prétendre « philosopher du point de vue de l’absence de point de vue, considéré
comme objectivité soi-disant authentique et supérieure »10. Prenant au sérieux cette
injonction philosophique, il nous sera donc nécessaire de prendre en compte la finitude
propre de la pensée ; c’est-à-dire celle du Dasein humain, constitutive de son être, qui seul
peut se rapporter à l’être sous le mode du « questionner ».

9
On peut entres autres penser à des noms comme H. ARENDT, G. ANDERS et J. VIOULAC, mais également au
maître de Heidegger, E. HUSSERL, qui décrit une crise du sens similaire dans la Krisis.
10
HEIDEGGER, M., De l'essence de la vérité approche de l'allégorie de la caverne et du Théétète de Platon,
Hermann Morchen, Paris, Gallimard, 2001 p. 99.

4
Chapitre 1 : Technique moderne et τέχνη grecque.
Destruction herméneutique du concept d’instrumentalité
et vérité-dévoilement (Aλήθεια)
Ce qui demeure sans doute plus
important que le nombre des
interprétations divergentes de la vérité
et de son essence est d’apercevoir […]
que nous n’avons jusqu’à présent
encore jamais réfléchi de façon sérieuse
et avec un soin suffisant à ce qu’est au
juste ce que nous nommons « vérité ».
Nous ne cessons néanmoins de désirer
la « vérité ». Toute époque de l’histoire
est à la recherche du « vrai ».11

1.1. La différence ontologique et la méthode herméneutique de la « destruction »

1.1.1. Vers un renouvellement ontologique de la pensée de la technique

Le Dasein, c’est-à-dire l’existant, qui, accomplissant une de ses possibilités propres,


a un rapport compréhensif à son monde sous le mode du « questionner », travaille à un
« chemin de pensée » (Denkweg). Afin d’ouvrir un tel chemin vers l’essence de la Technique
moderne, il faut d’abord délester cette essence des diverses interprétations qui, s’étant avec
le temps agrégées sur son socle, masquent son être le plus originel. C’est précisément la tâche
à laquelle s’attelle Heidegger dès la première page de sa conférence de 1953, Die Frage nach
der Technik, lorsqu’il affirme que « l’essence de la technique n’est absolument rien (ganz
und gar nicht) de technique12 ». Que faut-il comprendre de cette affirmation quelque peu
énigmatique qui, aux côtés d’autres sentences controversées du philosophe de Meßkirch, est
devenue célèbre ? Afin de tenter de répondre à cette première question, il faut retourner au
philosophème central de la pensée heideggérienne, déjà à l’œuvre dans Sein und Zeit. La
position de la différence ontologique, c’est-à-dire de la différence entre l’Être et l’étant, sous-
tend en effet en tant que geste philosophique tous les développements qui font l’objet de ce

11
HEIDEGGER, M., Parménide, Paris, Gallimard, 2011, p.25.
12
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p.9
(Parution originale en 1953).

5
mémoire. Toute l’histoire de la philosophie, constate Heidegger, se fonde dans un long
délaissement de la question de l’Être, dont le combat autour de l’essence fait pourtant rage
au tout début de cette même histoire dans le terreau fertile de la Grèce antique. La réactivation
de cette γιγαντομαχία περί της ουσίας13 que constitue la question du sens de l’Être,
« aujourd’hui tombée dans l’oubli14 » par rapport à celle portant sur l’étant, constitue le but
à la fois conscient et affirmé de Heidegger dans son opus magnum de 1927 : il s’agit de
dégager, à l’aide d’une analytique existentiale du Dasein — celui seul qui peut poser la
question de l’Être — ce qu’il conçoit comme horizon du sens de l’Être. La même année, dans
les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Heidegger décrit ainsi la différence
ontologique :

Nous devons nécessairement pouvoir marquer clairement la différence


entre l’Être et l’étant, si nous voulons prendre comme thème de recherche
quelque chose comme l’Être. Il ne s’agit pas là d’une différenciation
quelconque, mais c’est seulement à travers cette différence que le thème de
l’ontologie peut être conquis. Nous la désignons comme dif-férence
ontologique, c’est-à-dire comme la scission entre l’Être et l’étant.15

Position philosophique jouant en quelque sorte le rôle de pivot dans l’économie de la pensée
heideggérienne, la différence ontologique, dont il sera ici suffisant de ne restituer que les
grandes lignes, consiste non pas en une différence de degré entre l’Être et l’étant, mais décrit
plutôt une scission d’essence entre les deux, manquée par la tradition philosophique
occidentale, et ce, dès le premier commencement grec. L’histoire de la pensée occidentale —
à laquelle se conforme comme son double l’histoire tout entière de l’Occident — se voit
déterminée par l’oubli (Seinsvergessenheit) ou l’abandon de l’Être (Seinsverlassenheit), long
délaissement de la question du sens de l’Être par les philosophes de la tradition.

13
Cf. PLATON, Sophiste, 246 a : « combat des géants autour de l’essence », rapporté par Heidegger en
introduction à Sein und Zeit.
14
HEIDEGGER, M., Être et temps, Traduction hors-commerce par E. MARTINEAU, p.21.
15
HEIDEGGER, M., GA24, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1975, pp. 22-23; trad. fr. par Jean-François
COURTINE: Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, p. 35.

6
À la discipline philosophique ayant comme tâche de déterminer depuis Aristote les
propriétés générales de l’Être — c’est-à-dire à la « philosophie première » de laquelle toutes
les disciplines philosophiques particulières doivent normalement découler —, notre tradition
philosophique a donné le nom assez juste d’« ontologie ». L’ontologie serait en ce sens une
partie de la philosophie qui en constituerait en même temps le fondement. Est-ce exact ? Dans
Être et temps, Heidegger écrit qu’« ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines
qui appartiendraient à la philosophie parmi d’autres », mais qu’elles caractérisent bien plutôt
« la philosophie elle-même selon son objet et sa méthode. »16 La philosophie tout entière,
correctement comprise comme onto-logie, se voit attribuer pour objet l’être (onto-) et pour
méthode, la phénoménologie, c’est-à-dire le λόγος qui lui convient. Mais nous disions plus
tôt que les philosophes de la tradition avaient délaissé la question de l’être. C’est que, pour
Heidegger, ceux-ci ont pratiqué l’ontologie en termes simplement ontiques — termes se
référant par définition à l’étant et à ses qualités plutôt qu’à l’être même de cet étant —, et ce,
malgré leur compréhension affirmée de l’ontologie comme « science de l’être »17. Pourquoi
est-ce un problème ? Nous n’avons après tout accès qu’à des étants. Pour Maurice Corvez,
l’Être dont parle Heidegger correspond au « caractère le plus fondamental des étants »18. En
effet, l’être de l’étant n’est pas lui-même quelque chose d’étant. L’Être « n’est pas davantage
l’ensemble des étants (die Allheit des Seinden) », c’est-à-dire l’Univers des physiciens,
auquel nous reviendrons dans les chapitres suivants, « ni quelque fondement ultime du
monde, extérieur à lui »19 ; par exemple, le premier moteur d’Aristote, ou encore le Dieu
créateur des monothéistes.

Nous reviendrons par la suite à la notion d’Être chez Heidegger, qui évolue de 1927,
où elle est le thème de la recherche de Sein und Zeit, à la période des années trente et quarante
où, sous forme d’« histoire de l’Être » (Seynsgeschichte), elle englobe la question de la

16
HEIDEGGER, M., Être et temps, pagination allemande 37-38.
17
On peut par-là même faire remarquer que le terme d’ontologie a été utilisé tout au long de la tradition
philosophique occidentale en un sens indifférenciable de celui de « métaphysique » - du moins, jusqu’à la
Critique de la raison pure, qui vient en un sens « désontologiser » la métaphysique : dans les deux cas, il s’agit
de la « science des sciences » supposée les fonder toutes, qui tombe dans l’oubli à l’époque où les sciences ne
semblent plus avoir besoin de fondement pour être « exactes ».
18
CORVEZ, M., « L'Être et l'étant dans la philosophie de Martin Heidegger », dans Revue Philosophique de
Louvain, 1965, p.259.
19
Ibid.

7
technique qui nous occupe présentement. Notons pour l’instant que les termes par lesquels
les philosophes de la tradition vont décrire l’étant en laissant l’être en déréliction totale
deviendront progressivement les concepts centraux de la métaphysique occidentale et dont
l’essoufflement aboutira au déploiement du nihilisme tel que diagnostiqué par Nietzsche.

Comment cette question de l’oubli de l’être et de la différence ontologique s’inscrit-


elle dans la constellation conceptuelle que forme la question heideggérienne de la technique ?
Comme, pour Heidegger, la Seinsvergessenheit détermine à la fois l’histoire de la philosophie
et celle, corrélative, de l’Occident tout entier20, l’avènement de la technique dans la
modernité — au sens de l’allemand « neuzeitlichkeit », terme que nous expliciterons sous peu
— ne peut être compris par les termes métaphysiques et ontiques qui l’ont vu naître. Nous
devons bien plutôt réinvestir la question de la technique selon la définition de la philosophie
donnée dans Être et temps, c’est-à-dire que notre objet doit en être l’Être le plus intime et
notre méthode, la phénoménologie. Si la question de la technique se pose précisément à notre
époque21, il semble nécessaire de comprendre phénoménologiquement l’avènement de ce que
Heidegger appelle lui-même les « Temps nouveaux » (Neuzeit), et de conséquemment
reconnaître la Technique moderne comme « trait fondamental » de cette époque.

Notre modernité, au sens de neuzeitlich (« moderne », adjectif formé à partir du


substantif Neuzeit, les « Temps Nouveaux »), se caractérise de manière distinctive par une
emprise totale de la rationalité scientifique sur le monde, ainsi que par la plus rapide
progression des technologies qu’ait enregistrée jusqu’à présent l’histoire de notre espèce.
Prolongeant la réflexion heideggérienne sur la technique, plusieurs auteurs de la seconde
moitié du XXe et de la première moitié du XXIe siècle dressent un portrait assez pessimiste
de notre époque. Par exemple, La technique ou l’enjeu du siècle du penseur de la technique
Jacques Ellul s’ouvre avec la phrase suivante : « aucun fait social humain, spirituel, n’a autant
d’importance que le fait technique dans le monde moderne22 ». Ellul y insiste également sur

20
Sur ce point, cf. BOUTOT, A., « Heidegger », Que sais-je ?, Paris, PUF, 1989, p.22.
21
Nous tenterons dans notre troisième chapitre d’expliquer en quoi notre époque est, selon Heidegger,
également celle où il est possible de réinvestir ontologiquement l’histoire de la métaphysique, en plus de
consacrer une section entière au rapport susmentionné entre histoire de la pensée métaphysique, histoire de
l’Occident et « oubli de l’être ».
22
ELLUL, J. La technique ou l’enjeu du siècle, Armand Colin, Paris, 1954.

8
le caractère désacralisant de la technique moderne, tout en opposant l’analyse heideggérienne
de la phénoménalité technique à l’analyse marxienne du capitalisme, jugée vaine. De manière
analogue, mais tout à fait distincte, le marxisant Jean Vioulac va jusqu’à décrire un
« avènement du règne de la technique » qui en un court laps de temps aurait urbanisé une
grande majorité de la population humaine et dévasté la terre à une échelle jusqu’ici
incomparable, et qui constituerait « la plus profonde mutation qu’ait connue l’humanité
depuis le néolithique23 ». Si ce constat peut nous sembler catastrophiste et quelque peu
totalisant, l’acceptabilité scientifique de concepts comme ceux d’anthropocène, de sixième
extinction massive des espèces, d’urbanisation massive des populations, de
« mondialisation » financière et économique des rapports humains et de changements
climatiques induits par l’activité humaine devrait suffisamment nous alarmer en ce sens, et
ainsi justifier un réinvestissement proprement philosophique de la question de la technique.

Si on tient compte de la différence ontologique, une analyse simplement ontique du


tout de ces phénomènes considéré comme un agrégat contingent est insuffisante. Pire encore,
considérer la technique « comme quelque chose de neutre » revient à s’y livrer « de la pire
façon », cette conception nous rendant « complètement aveugles24 » face à ce qui est ici à
penser. Pourquoi ? Nous y répondrons plus clairement dans la section suivante, mais
remarquons pour l’instant que nous avons tous, au fond, une préconception non questionnée
qui dirige nos actions par rapport à la technique, aux objets techniques et aux technologies
— dont on sait par ailleurs l’importance massive qu’ils prennent dans nos vies sous la forme
pourtant archirécente de l’informatique et du réseau mondial qu’est devenu Internet. Cette
préconception nous indique généralement que les objets techniques sont de simples moyens
en vue de fins, qu’« On »25 peut soit justifier, soit critiquer selon l’usage qui cherche à en être
fait et selon nos complexions morales respectives et particulières. Ce faisant, nous ne nous
questionnons jamais sur l’essence la plus profonde de cette technique qui régit pourtant nos

23
VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF,
Paris, 2009, p.14.
24
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.10.
25
Pronom indéfini qui prend une importance toute particulière dans Sein und Zeit, § 27 : le « On » (das Man)
est le mode d’être selon lequel le « je » est « de prime abord et le plus souvent », et n’est ainsi pas « au sens du
Soi-même propre ». Nous reverrons ce terme apparaître périodiquement dans le cours de notre analyse : celui-
ci dénote de l’abandon habituel du Dasein dans le mode d’être inauthentique de la publicité.

9
vies de part en part, sous les diverses formes que notre époque lui permet de prendre ; nous
pesons simplement le « pour » et le « contre », au cas par cas, de manière comptable.

Il s’agira donc, pour mener à terme le présent travail, de reconnaître d’emblée « la
nécessité, structure et primauté de la question de l’Être26 » par rapport à la connaissance
scientifique ou philosophique de l’étant, et donc d’examiner l’essence (Wesen) de la
technique de manière ontologique et à partir d’elle-même, plutôt que de la dériver des
différentes applications technologiques qui ne sont que manifestations de son essence et qui
restent toujours ontiques. Il nous semble désormais possible de saisir partiellement le sens de
l’affirmation selon laquelle « l’essence de la technique n’est absolument rien de
technique27 » : sans une analyse ontologique de l’essence de la technique, il nous est
impossible de réellement prendre conscience de ce qui s’y joue en creux, « que nous
l’affirmions avec passions ou que nous la niions pareillement28 ». Si nous transposons
artificiellement l’analyse du premier paragraphe de Sein und Zeit à cette question de la
technique, il semble qu’« un dogme se soit élaboré » sur les interprétations successives du
phénomène technique ; dogme qui « non seulement déclare superflue la question » de
l’essence de la technique, « mais encore légitime expressément l’omission de la question29 ».
En quoi consiste précisément ce « dogme », que nous avons résumé en décrivant la
préconception que s’en fait la multitude ? Pour répondre à cette question, revenons
maintenant à la conférence de 1953.

La première difficulté qui se manifeste lorsque, pour parler avec Heidegger, nous
« questionnons » au sujet de la technique, consiste en une compréhension d’emblée évidente
de celle-ci, qui, en tant que communément répandue, masque l’être le plus intime du
phénomène technique. « Questionner, » nous dit Heidegger, « c’est travailler à un chemin, le
construire30 ». Ce chemin de pensée (Denkweg) mène à travers le langage vers ce qui est en
question, c’est-à-dire, vise à atteindre ce qui, derrière l’évidence commune, n’apparaît pas

26
HEIDEGGER, M., Être et temps, Traduction hors-commerce par E. Martineau, p.25.
27
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.9.
28
Ibid, p.10.
29
HEIDEGGER, M., Être et temps, p.27.
30
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.9.

10
lui-même et pourtant régit l’être-tel de ce qui apparaît. Cherchant à atteindre un nouvel
horizon de pensée, ce chemin ne mène pas à la clôture de la question31, mais plutôt à un
questionnement toujours renouvelé. Renouvelant en ce sens la question de l’essence de la
technique face à la compréhension que nous en avons d’emblée, il importe désormais de
s’attarder à dépasser ce « dogme » que constitue la représentation dominante et ontique de la
technique pour en atteindre l’essance32.

1.1.2. La représentation anthropologique et instrumentale de la technique

Forts de cette première indication, nous devons maintenant tenter de saisir l’être du
phénomène en question en faisant le procès rigoureux de ce que Heidegger nomme la
« représentation courante » et « instrumentale33 » de la technique, qui fixe la pensée de cette
dernière à partir des diverses innovations technologiques qui parsèment l’histoire humaine ;
c’est-à-dire, qui conçoit l’essence de la technique comme quelque chose d’essentiellement
technique, sur laquelle il serait de toute évidence superflu de s’interroger philosophiquement.
L’homme, dans cette optique, serait l’animal capable d’innovation technologique, et nous
pourrions faire aller son histoire de la découverte initiale de l’outil jusqu’à l’explosion
technologique et informatique qui caractérise notre époque, comme le fait d’ailleurs la
discipline historique avec des notions comme « paléolithique » (âge de la pierre taillée) et
« néolithique » (âge de la pierre polie)34, mais aussi, plus près de nous, par l’idée récurrente
de « révolution numérique ». Cette « représentation courante » de la technique comme
instrumentalité, qui possède l’avantage apparent d’être axiologiquement neutre par rapport à
son objet, se révèle, malgré son insuffisance phénoménologique, être exacte : si, comme
l’affirme Heidegger, la tradition philosophique occidentale nous a légué une conception de
l’essence d’une chose comme devant correspondre à « ce que cette chose est35 », – en
allemand, son « was », son « quoi » – il serait malhonnête de nier que la conception

31
Clôture du questionnement qui est la marque même de la pensée proprement métaphysique.
32
Cf. p.38 du présent mémoire pour explications.
33
Ibid, p.10.
34
Il est d’ailleurs non-négligeable de noter que ces notions émergent dans la deuxième moitié du XIXe siècle,
c’est-à-dire aux balbutiements de l’ère de la technique qui est la nôtre. Cf. LUBBOCK, J., Prehistoric Times,
Londres, Williams and Norgate, 1865.
35
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.10.

11
instrumentale de la technique, selon laquelle cette dernière est à la fois « le moyen de
certaines fins » et « une activité humaine », soit bel et bien exacte. Heidegger écrit :

Ces deux manières de caractériser la technique sont solidaires l’une de


l’autre. Car poser des fins, constituer et utiliser des moyens sont des actes
de l’homme. La fabrication et l’utilisation d’outils, d’instruments et de
machines font partie de ce qu’est la technique. En font partie ces choses
mêmes qui sont fabriquées et utilisées, et aussi les besoins et les fins
auxquels elles servent. L’ensemble de ces dispositifs est la technique. Elle
est elle-même un dispositif (Einrichtung), en latin un instrumentum.36

Cette conception « instrumentale et anthropologique » de la technique est exacte en ce qu’elle


se « conforme visiblement à ce que l’on a sous les yeux lorsqu’on parle de technique37 ».
Applicable tant à la technique moderne qu’aux différentes τέχνη(s) des civilisations
traditionnelles — qui s’accordent à l’idée de manœuvre, opposée à celle de machination que
nous rencontrerons éventuellement —, elle aplatit en quelque sorte la différence d’essence
entre technique moderne et τέχνη(αι) traditionnelle(s). Bien évidemment, « une centrale
électrique [...] avec ses turbines et ses dynamos », « l’avion à réaction » et « la machine à
haute fréquence sont des moyens pour des fins38 », et, ajoutons, sont des activités humaines.
Cette conception instrumentale qui fait de la technique un moyen en vue de fins détermine
également le rapport de l’homme à celle-ci : les objets techniques étant des moyens, leur
utilisation « correcte », c’est-à-dire en vue de fins jugées « bonnes », constitue l’attitude
souhaitable de l’homme à leur égard. « Le point essentiel », écrit Heidegger, « est de manier
de la bonne façon la technique entendue comme moyen.39 » Considérée comme neutre, la
technique exige simplement d’être maniée, utilisée. L’homme voudra conséquemment
« prendre en main » la technique et en justifier l’usage par son orientation « vers des fins
“spirituelles” » — par exemple, allonger la durée de la vie humaine par les techniques
médicales, ou encore diminuer le temps de travail des hommes via l’intelligence artificielle.

36
Ibid.
37
Ibid.
38
Ibid, p.11.
39
Ibid.

12
En un mot, « on veut s’en rendre maître40 » et, ainsi, user de la technique en vue de fins
diverses qui viennent la légitimer en aval.

Pourquoi donc ne pas en rester à cette conception, qui a déjà l’avantage d’être la plus
commune et partagée de tous, et qui, de l’aveu même de Heidegger, est manifestement
exacte ? Répondons à cette question par une autre : quelle est au juste la différence entre
exactitude (Richtigkeit) et vérité (Wahrheit) ? Ne définit-on pas, en régime scientifique, la
« vérité » comme la rectitude de l’énoncé, sa droiture vis-à-vis du réel, c’est-à-dire sa
correspondance à un état de fait ? « La vue exacte, » écrit Heidegger, « observe toujours, dans
ce qui est devant nous, quelque chose de juste41 », et il en va ainsi de la conception
instrumentale dont nous avons décliné les caractéristiques principales jusqu’à présent. Mais
l’exactitude (Richtigkeit) n’est pas encore la vérité (Wahrheit) :

Mais, pour être exacte, l’observation n’a aucun besoin de dévoiler l’essence
de ce qui est devant nous. C’est là seulement où pareil dévoilement a lieu
que le vrai se produit (ereignet sich). C’est pourquoi ce qui est simplement
exact n’est pas encore le vrai. Ce dernier seul nous établit dans un rapport
libre à ce qui s’adresse à nous à partir de sa propre essence. La conception
instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle donc pas
encore son essence.42

Afin d’établir un « libre rapport » à son essence, il faut pour Heidegger passer du plan ontique
de considération de la technique, qui, comme nous l’avons vu, en saisit l’être à partir des
différents étants qui la composent en tant que moyens, c’est-à-dire à ce que nous appelons
communément les « technologies », au plan ontologique43, qui s’intéresse plutôt au
déploiement d’essence de la technique. Arrêtons-nous un instant : que dit le mot de
technologie ? Formé de « τέχνη » et de « λόγος », techno-logie renvoie d’emblée à un
discours (« λόγος ») portant sur la technique (« τέχνη »). Si en ce sens, le « λόγος »
généralement admis sur la « τέχνη » prend aujourd’hui la forme d’un discours sur les objets
techniques bien réels qui aujourd’hui nous sont devenus indispensables, la « technologie »

40
Ibid.
41
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.11.
42
Ibid.
43
Nous comprendrons toutefois, dans les chapitres suivants, que traiter ontologiquement de la technique revient
également à en traiter d’un point de vue historial, c’est-à-dire, à partir du déploiement de son essance.

13
n’est qu’un symptôme périphérique de ce qui nous occupe ici en réalité, c’est-à-dire de
l’essence (Wesen) de la technique ; dans les termes de Heidegger, « ce que [cette] chose est
en son être-tel, le “quoi” en son “comment” » ainsi que la provenance de cette essence qui
constitue « l’origine de [cette] chose44 ».

1.1.3. Instrumentalité et quadruple causalité aristotélicienne

Nous avons déjà fait remarquer que Heidegger considère l’essence de la technique
comme quelque chose qui ne relève ni de la technique, ni même de la technologie au sens
indiqué, et montré pourquoi il est inutile de tenter de déterminer philosophiquement le
« quoi » (was) de la technique à partir des différents étants que l’on qualifie de « techniques »,
bref à partir des outils, inventions et technologies qui peuplent notre monde. Prenant au
sérieux l’injonction selon laquelle il faut chercher le vrai à travers l’exact, tentons maintenant
de voir comment se décline la conception courante de la technique afin de dépasser cette
dernière par la réflexion.

La technique, qui nous présente son objet comme un moyen en vue d’une fin, nous
renvoie d’emblée au domaine de l’instrumentalité, « là où des fins sont recherchées et des
moyens utilisés, où l’instrumentalité est souveraine, [et où] domine la causalité45 ». La notion
de causalité est, selon Heidegger, absolument déterminante pour l’histoire de la philosophie.
C’est en effet à partir de la détermination aristotélicienne de la notion de cause que s’érige
initialement l’édifice que nous appelons aujourd’hui « Métaphysique occidentale », et dont
le cours, selon Heidegger, détermine complètement les époques successives de l’Occident46.
Il s’agit donc désormais de montrer comment s’est construite, par sédimentation, notre
conception moderne de la « causalité » qui est au centre de notre représentation de la
technique. Comment comprendre ce caractère causal de la conception instrumentale de la
technique ? Comment comprendre l’idée d’instrumentalité elle-même ? Nous ramenant à

44
HEIDEGGER, M., « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, p.1.
45
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.12.
46
Voir ch. III.

14
l’origine historiale du concept philosophique de causalité, Heidegger décrit ainsi sa
détermination traditionnelle :

Depuis des siècles, la philosophie enseigne qu’il y a quatre causes : 1o la


causa materialis, la matière avec laquelle, par exemple, on fabrique une
coupe d’argent ; 2o la causa formalis, la forme, dans laquelle entre la
matière ; 3o la causa finalis, la fin [...] par laquelle sont déterminées la
forme et la matière de la coupe dont on a besoin ; 4o la causa efficiens, celle
qui produit l’effet, la coupe réelle achevée : l’orfèvre.47

Quittant à première vue la question de la technique moderne pour reconduire le concept de


causalité à sa détermination métaphysique fondamentale chez Aristote48, Heidegger évoque
ainsi, dans un geste qui n’a rien de fortuit, la doctrine aristotélicienne des quatre causes afin
d’expliciter ce que nous entendons par « causalité » et par « instrumentalité ». Comme le
montre Jean-François Mattéi dans Les deux souches de la métaphysique chez Aristote et
Platon49, cette quadripartition de la causalité par Aristote constitue en fait le cœur de la
métaphysique occidentale – métaphysique à laquelle Heidegger a coutume d’appliquer la
méthode dite de la « destruction », qui vise, en vertu de la Seinsvergessenheit, à exhumer les
fondements impensés et historiaux de la métaphysique, recouverts par l’oubli bimillénaire de
l’Être de l’étant. À ce propos, Jean Grondin fait d’ailleurs remarquer que la Destruktion
représentait la tâche propre à la philosophie dès le manuscrit des Interprétations
phénoménologiques d’Aristote rédigé en 1922.50 Heidegger y écrit en effet que la tâche qui
incombe à l’herméneutique philosophique consiste, « pour autant qu’elle prétend contribuer

47
Ibid.
48
ARISTOTE, Métaphysique (A, 3, 983 a 25).
49
MATTÉI, J.-F., « Les deux souches de la métaphysique chez Aristote et Platon », Philosophiques, n.3, 2000,
p.3 : « Les quatre causes d’Aristote constituent le coeur de la métaphysique pour une raison simple : elle est
explicitement donnée par le Stagirite dès les premières lignes d’un ouvrage qui portera précisément le nom de
Métaphysique. La « sagesse » (σοφία) est en effet la science « des premières causes et des premiers principes »
(A, 981 b 28 ; cf. 982 a 2, 982 b 2, 982 b 9 et tout le livre A), c’est-à-dire du « suprême connaissable » (982 b
1). Aristote est alors conduit, pour préciser la nature de la philosophie, à rechercher du chapitre trois au chapitre
dix du livre A les différentes sortes de causes qu’il ramène à quatre principales. On ne saurait contester l’unité
et la complétude de ces causes, du point de vue d’Aristote, puisque ce dernier insiste à plusieurs reprises sur
leur nombre : (Métaph., A, 3, 983 a 25 ; Physique, II, 3, 195 a 15 ; 195 b 29 ; cf. II, 7, 198 a : « c’est ce nombre
qui embrasse le pourquoi, τὸ δίοτι »; Seconds Analytiques, II, 2, 94 a 20 ; De generatione, 715 a 1.) »
50
GRONDIN, J., Heidegger et le problème de la métaphysique, p.10.

15
à la possibilité d’une appropriation radicale de la situation actuelle grâce à l’interprétation51 »
— ce qui correspond précisément à la tâche que nous nous donnions en introduction —, « à
défaire l’interprétation reçue et dominante et d’en dégager les motifs cachés, les tendances et
les voies implicites, et de pénétrer, à la faveur d’un retour déconstructeur, aux sources qui
ont servi de motif à l’interprétation52 ». Ainsi, toute herméneutique philosophique doit être
comprise comme « Destruktion » ; méthode qui constitue un réel tour de force philosophique
en ce qu’il ouvre à l’exploration philosophique un champ transcendantal autrement
impensable, et que Françoise Dastur décrit ainsi dans Heidegger et la pensée à venir :

Ce qui est donc exigé, c’est une « destruction » ou plutôt une


déconstruction de la tradition sclérosée en vue de renouer avec les
expériences originelles qui sont au fondement de notre concept d’être. Il
s’agit bien en effet de renouer avec la recherche ontologique de Platon et
d’Aristote, mais cela n’implique nullement sa simple reconduction, car
pour Heidegger, répéter ne signifie nullement reproduire le passé, mais le
prendre en charge et lui répondre, ce qui implique que toute répétition est
décisivement tournée vers le futur.53

Le retour à Aristote ne se veut donc pas un retour unilatéral et « orthodoxe » à ses thèses —
retour qui, en vertu de la finitude fondamentale de tout Dasein, serait de toute façon
impossible —, mais bien plutôt une herméneutique au sens où nous venons de le délimiter :
il s’agit, par une confrontation avec les thèses du Stagirite, de retrouver le sens impensé et en
retrait qui gît au fondement de la conception aristotélicienne de la causalité par
l’interprétation. Conformément à cette façon de travailler un concept à partir des couches
successives d’interprétations qui masquent le sens initial de celui-ci, c’est en ramenant
l’instrumentalité à sa détermination initiale, c’est-à-dire, par-delà la quadruple causalité chez
Aristote, que nous pourrons dévoiler (enthüllen) ce qu’est la technique en son essence. C’est
que le caractère causal lui-même ne se voit pas révélé par l’exactitude de la compréhension
de la causalité. Si, « depuis des siècles, on fait comme si la doctrine des quatre causes était
une vérité tombée du ciel54 », le moment est peut-être venu de demander pourquoi ces causes

51
HEIDEGGER, M., Interprétations phénoménologiques d’Aristote, trad. Par J.-F. Courtine, TER, Mauzevin,
1992, p.19.
52
Ibid.
53
DASTUR, F., Heidegger et la pensée à venir, Paris, Vrin, 2011, p.15.
54
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.12.

16
sont au nombre de quatre, et qu’est-ce que signifie au juste le mot « cause ». La
compréhension historique et métaphysique de la causalité — tout comme celle de l’Être —
risque ici de barrer le chemin à une atteinte réelle de ce que sont proprement la causalité,
l’instrumentalité et, conséquemment, la technique elle-même. Depuis le premier
commencement de la philosophie en Grèce antique, il est coutume « de représenter la cause
comme ce qui opère », ce qui veut dire, nous dit Heidegger, « obtenir des résultats, des
effets ». Ici, la causa efficiens « marque la causalité d’une façon déterminante55 » en
obscurcissant pour nous modernes le rôle des trois autres. Nous pouvons provisoirement
remarquer que cette hégémonie de la cause efficiente sur les autres constitue une domination
du schème logique de l’instrumentalité, c’est-à-dire d’une causa sans fine, d’un moyen en
vue de fins qui ne peuvent valoir elles-mêmes que comme moyens dans une chaîne infinie.

En allemand, le mot Ursache traduit le latin causa, plus proche du français « cause ».
Les termes latins « causa [et] casus se rattachent au verbe cadere, tomber, et signifient ce qui
fait en sorte que quelque chose dans le résultat “échoie” de telle ou telle manière56 » à quelque
chose d’autre. Si nous comprenons généralement la causalité comme une opération,
Heidegger argumente que le concept de cause n’a, dans le domaine de la pensée grecque,
aucun rapport avec cette compréhension opérationnelle. Les Grecs, eux, disaient αἴτιον57,
que l’on peut traduire par « cause », mais également par « faute » (Schuld) ou « culpabilité ».
Ainsi, αἴτιον veut dire : « ce qui répond (Verschuldet) d’une autre chose58 », ce qui est
coupable de quelque chose ; la quadripartition de la causalité étant ainsi comprise comme un
ensemble de « modes, solidaires entre eux, de l’acte-dont-on-répond (Verschulden)59 ». On
retrouve également dans l’allemand Verschulden la racine Schuld, qui, dans notre langue, se
dit « faute ». Ainsi, pensée « à la grecque », la cause est responsable de l’objet produit, au
sens de l’attribution d’un acte à un agent moral et non pas d’une opération effectuante.

55
Ibid., p.13.
56
Ibid.
57
Pour les grecs, « αἰτία » (au singulier) signifiait « cause, motif », dérivé de « αἴτιος », signifiant à son tour
« responsable, coupable ».
58
Ibid.
59
Ibid.

17
Revenons avec Heidegger à l’exemple d’une coupe sacrificielle afin d’éclaircir cette
responsabilité. La causa materialis y est constituée par l’argent en tant que « ce de quoi la
coupe d’argent est faite60 », la matière (ὕλη), en un sens indéterminée, dont elle est faite ; la
causa formalis, c’est la forme de la coupe, c’est-à-dire son aspect, son εἶδος au sens que
Platon donne à ce terme ; la causa finalis, c’est le ce-en-vue-de-quoi la coupe est faite — ici,
le sacrifice —, Τέλος qui définit l’être-tel de l’étant à produire61 ; finalement, le « quatrième
facteur » qui contribue à la production de la coupe, c’est l’orfèvre. Mais l’orfèvre n’est pas
considéré comme étant cette quatrième cause « en ceci que par son opération il produit la
coupe sacrificielle achevée comme objet d’une fabrication62 », donc, pas en tant que causa
efficiens, dont Heidegger nous dit que la doctrine d’Aristote ignorait totalement ce que la
philosophie des modernes et la science physico-mathématique entendent aujourd’hui par-là,
lui qui définissait plutôt la quatrième cause comme « le principe premier d’où part le
changement ou la mise en repos63 ». Au contraire, l’orfèvre « considère (überlegt) et il
rassemble les trois [autres] modes mentionnés de “l’acte dont on répond” (Verschulden)64 »,
c’est-à-dire la matière (ὕλη), la forme (εἶδος) et la finalité (Τέλος) qui déterminent l’être-tel
de l’étant « coupe ».

Par un tour de force herméneutique qui constitue un exemple parfait du geste


herméneutique de la destruction en ce qu’il ouvre un horizon complet de possibilités
philosophiques par-delà la sclérose de la tradition, Heidegger remarque65 que l’allemand pour
le verbe « considérer », überlegen, renvoie au grec « λόγος », que l’on traduit habituellement
par « discours », « raison », « rationalité » ou encore « argument », mais qui signifiait à
l’origine « ramasser ensemble », « regrouper » ou « récolter ».66 Par « λόγος », il faut d’abord

60
Ibid.
61
Ibid., p. 14: « [La coupe] est ainsi définie comme chose sacrificielle. Ce qui dé-finit termine la chose. La
chose ne cesse pas d’être avec cette « fin », mais commence à partir d’elle comme ce qu’elle sera après la
fabrication. Ce qui en ce sens termine et achève se dit en grec Τέλος, mot qu’on traduit trop fréquemment par
« but » et « fin » et qu’ainsi on interprète mal. Le Τέλος est responsable comme de ce qui comme matière et de
ce qui comme aspect est co-responsable de la coupe sacrificielle. »
62
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 14.
63
ARISTOTE, Physique, II 3-9.
64
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 14.
65
Ibid.
66
SEMBERA, R., Rephrasing Heidegger: A Companion to 'Being and Time, University of Ottawa Press, 2008,
p. 56.

18
entendre la Parole (die Rede), existential du discours posé dès Sein und Zeit67, que Heidegger,
suivant Aristote, comprend comme révélant ce dont il est parlé, comme monstration
(Aufzeigung) ou laisser-voir (Sehenlassen)68 ; c’est-à-dire, en termes aristotéliciens, comme
ἀποφαίνεσθαι – si l’on admet avec Heidegger qu’apophainesthai renvoie à phainô puis
phainomena, phénomène, c’est-à-dire chose-qui-apparaît.69

Dans son Parménide, Heidegger écrit que « l’essence propre de la parole (Rede)
consiste à laisser apparaître l’étant dans son être et à sauvegarder ce qui est ainsi apparu, ce
qui se tient hors du retrait en tant que tel70 ». Si nous entendons dans cette parole le λόγος
comme ἀποφανσίσ, nous comprenons mieux comment l’orfèvre rassemble les trois modes
précédents de l’« acte dont on répond » d’une certaine manière, et se rend ainsi « co-
responsable comme ce à partir de quoi la pro-duction et le reposer-sur-soi de la coupe
sacrificielle trouvent et conservent leur première émergence [dans la non-occultation]71 » :
en un mot, il la laisse apparaître dans la présence (Anwesen) et dans le hors-retrait
(Unverborgenheit), concepts qu’il s’agit maintenant de préciser.

1.1.4. La τέχνη comme ποίησις

« Régie » par les quatre modes de l’« acte dont on répond » (αἴτιον plutôt que causa,
Ursache), la coupe sacrificielle est ainsi « présente et à notre disposition72 » ; selon le langage
de l’analytique existentiale, elle est « sous-la-main » (vorhanden). Ces quatre modes,
poursuit Heidegger, sont à la fois co-responsables et différents les uns des autres. Quelle est
la différence entre la compréhension grecque de l’αἴτιον et la compréhension moderne — qui

67
HEIDEGGER, M., Être et temps, § 34.
68
HEIDEGGER, M., GA 19, §78, p.559 ; tr. fr. p.527.
69
SEMBERA, R., Rephrasing Heidegger: A Companion to 'Being and Time, p. 56: « This verb is a compound
word consisting of the preposition apo-, meaning “away from,” “down from,” “hither from”, and the verb
phainesthai, the middle-voice infinitive of phainô [...]. According to Heidegger, talk as apophainesthai is in
some way connected with phainomena: talk “brings something to light”, “clears matters up”, and it does this
for (expressing the middle voice) the talker and the partners in conversation themselves. »
70
HEIDEGGER, M., Parménide, p.126.
71
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.15.
72
Ibid.

19
remonte toutefois beaucoup plus loin — de ce que constitue une « cause » ? En un mot,
qu’est-ce que la causalité ?

Nous autres, hommes d’aujourd’hui, inclinons trop facilement à


comprendre l’« acte dont on répond » en mode moral, comme un
manquement ou encore à l’interpréter comme une sorte d’opération. Dans
les deux cas, nous nous fermons le chemin conduisant vers le sens premier
de ce que l’on a appelé plus tard « causalité ».73

La compréhension de la causalité dans l’histoire de la philosophie occidentale se serait donc


principiellement barré la voie à un accès direct au sens premier et originel de cette notion.
Afin d’attester de la légitimité philosophique de cette affirmation, j’insisterai
particulièrement sur la deuxième « compréhension moderne » de la causalité : celle qui la
réduit à l’opération logique de la production d’un effet, à une raison suffisante. Selon
Spinoza, par exemple, « d’une cause déterminée résulte nécessairement un effet ; et,
inversement, si aucune cause déterminée n’est donnée, il est impossible qu’un effet se
produise74 ». Leibniz, pour sa part, faisait de la causalité son « grand principe [sur lequel]
tous les philosophes doivent demeurer d’accord » et selon lequel « rien n’arrive sans
raison »75. Chez Kant également, la « loi de la causalité » implique que « tous les
changements arrivent suivant la loi de liaison de la cause et de l’effet76 ».

Ces interprétations successives de la causalité consistent toutes à l’ériger en un bloc


conceptuel monolithique — « la » cause, à l’opération de laquelle correspond nécessairement
« un » effet particulier qui nécessite réciproquement « une » cause particulière pour
apparaître — tout en faisant abstraction de la façon dont la cause « répond » (Verschuldet) de
son effet. On trouve l’idée opposée chez Nietzsche, pour qui la causalité pensée comme
opération de laquelle découlerait un effet nécessaire est une illusion conceptuelle que nous
plaquons sur un réel chaotique et en mouvement.77 De manière analogue, en appliquant à la

73
Ibid.
74
SPINOZA, Éthique, I, axiome 3.
75
LEIBNIZ, GP II, p. 56, dans Alanne, Arnaud. « Les dernières évolutions du principe de raison suffisante », Les
Études philosophiques, vol. 163, no. 3, 2016, p. 3.
76
KANT, Critique de la raison pure, dans Œuvres complètes, T. I, Pléiade, p.925.
77
NIETZSCHE, F. W., Le gai savoir, par. 112 : « Cause et effet : pareille dualité n’existe probablement jamais –
en vérité nous avons affaire à un continuum dont nous isolons quelques fractions ; de même que nous ne

20
causalité aristotélicienne la méthode de la destruction herméneutique, Heidegger tend à
écarter ces préconceptions philosophiques sédimentaires et traditionnelles afin d’atteindre,
par le mouvement de la pensée, le sens originel de cette notion78. Contre Nietzsche, toutefois,
Heidegger prétend être en mesure d’ouvrir un chemin vers le « sens originel » de la notion
de causalité, afin de pouvoir y déterminer ce qu’est l’instrumentalité.

Prenant au sérieux la traduction d’αἴτιον par l’« acte dont on répond (Verschuldet), il


s’agit maintenant de tenter de comprendre de quoi répondent au juste les quatre modes de
l’αἴτιον :

[...] de ceci que la coupe d’argent est devant nous et à notre disposition
comme chose servant au sacrifice. Être devant et à la disposition
(ὑποκείσθαι-) caractérisent la présence d’une chose pré-sente (das
Anwesen eines Anwesenden). Les quatre modes de l’acte dont on répond
conduisent quelque chose vers son « apparaître ».79

La chose présente, devant et à la disposition (à portée de la main, Vorhanden, ὑποκείσθαι-),


advient ainsi dans l’« être-près-de » (An-wesen)80, libérée par l’« acte dont on répond » qui
porte « le trait fondamental de ce laisser-s’avancer dans la venue81 ». Ainsi Heidegger
interprète l’αἴτιον des Grecs comme « faire-venir » (Ver-an-lassen), mot qui désigne
« l’essence de la causalité telle que les Grecs la pensaient », et qui possède une extension
beaucoup plus large que l’« occasionner » par lequel on a traditionnellement compris la causa
efficiens. Mais que signifie, dans le cadre de notre investigation heideggérienne sur
l’instrumentalité, cette Veranlassung par laquelle nous comprenons maintenant la causalité ?

percevons jamais que les points isolés d’un mouvement que nous ne voyons pas en somme, mais que nous ne
faisons que supposer. »
78
C’est ce à quoi il s’attelle tout au long du texte de La question de la technique. On peut aussi penser à
L’époque des conceptions du monde (Die Zeit des Weltbildes), conférence à laquelle nous nous référerons plus
amplement dans notre troisième chapitre. En ce sens, l’ouverture de « chemins de pensée » (Denkwege)
constitue en propre la positivité qui émerge de la méthode pourtant « négative » de la Destruktion.
79
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.15.
80
Sur cette notion d’être-près-de (An-wesen), cf. Dastur, Heidegger et la pensée à venir, p.240 : « Ce qu’il
s’agit d’interroger, c’est uniquement le privilège donné à la présence constante, ce que nous pourrions nommer
la métaphysique de la substance ou de la Vor-handenheit, à savoir de l’être sous la forme non seulement de ce
qui est devant nous (l’être en tant qu’objet de représentation) mais aussi de ce qui est avant nous, sous la forme
de la présence déjà accomplie et réalisée. Anwesenheit, la venue en présence, a au contraire le sens d’un
événement, celui de la sortie hors de l’occultation, de la Verbergung, laquelle ne disparaît pas purement et
simplement avec l’éclaircie, mais demeure au coeur même de celle-ci. »
81
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.16.

21
« Ce qui n’est pas encore présent », écrit Heidegger, « ils [les quatre modes de l’acte dont on
répond] le laissent arriver dans la présence [...], régis d’une façon une par un conduire, qui
conduit une chose présente dans l’apparaître82. »

Récapitulons : les quatre modes de l’« acte dont on répond » sont co-responsables de


la production de la coupe, et ce, sur le mode d’un « faire-venir » (Ver-an-lassen), pensé à la
grecque comme laissant-s’avancer dans la venue la « présence d’une chose pré-sente (das
Anwesen eines Anwesenden) ». Cette interprétation de la causalité correspond selon
Heidegger à ce que Platon fait dire à Diotime dans son Banquet à propos de la ποίησις83 –
selon la traduction herméneutique de Heidegger lui-même : « tout faire-venir
(Veranlassung), pour ce – quel qu’il soit – qui passe et s’avance du non-présent dans la
présence, est ποίησις, est pro-duction (Hervor-bringen)84. » Dans The essence of nihilism,
Emanuele Severino décrit ainsi cette interprétation herméneutique de la ποίησις :

Heidegger translates the phrase “from Nothing to Being“ (ek tou me ontos
eis to on) as “aus dem Nicht-Anwesenden in das Anwesen” (“from
‘something’ is always said of something that is the not-present to
presence”), identifying Being (to on) with presence (“Unverborgenheit”):
since the Being of beings (i.e., of which is) is the presence of what is present
(“Anwesen des Anwesendes,”) poiesis is not an efficere, a fabricating, but
rather a bringing to and maintaining in presence.85

Ainsi la pro-duction (Hervor-bringen) de la coupe correspond-elle à la ποίησις grecque : loin


d’être seulement fabrication artisanale ou acte artistique de configuration, la ποίησις consiste

82
Ibid.
83
PLATON, Banquet, 205, b-c : ἡ γάρ τοι ἐκ τοῦ μὴ ὄντος εἰς τὸ ὂν ἰόντι ὁτῳοῦν αἰτία πᾶσά ἐστι ποίησις, ὥστε
καὶ αἱ ὑπὸ πάσαις ταῖς τέχναις ἐργασίαι ποιήσεις εἰσὶ καὶ οἱ τούτων δημιουργοὶ πάντες ποιηταί. (Bien entendu,
tout ce qui est cause du passage du non-être vers l’être pour quoi que ce soit, voilà en quoi consiste la fabrication
(poiesis); aussi les ouvrages réalisés par tous les arts sont-ils des fabrications (poieseis) de même que les artisans
qui les réalisent sont tous des fabricants (poietai). Platon, Oeuvres complètes, sous la direction de L. Brisson,
Paris, Flammarion, 2011).
84
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.15.
85
SEVERINO, E. The Essence of Nihilism, § 1 (suite) :« In this way, however, the not-present is identified with
Nothing: it cannot be said that it ‘’is’’, since in that case Being would signify not the Presence of what is present,
but that which can either be present or absent. And thus bringing to presence (poiesis) is still a making pass
from Nothing to Being. Heidegger’s translation was designed to restore to poiesis the meaning it had lost
through centuries of techno-metaphysical distortion; but in fact he defines it according to the very way of
thinking that was first expressed by Plato, and which today invisibly sustains not only our civilization itself, but
even the diagnoses of the unknown sickness of our time. »

22
en un « faire-venir » d’une chose à la présence par la réunion des quatre modes de l’« acte
dont on répond ». La φύσις, nous dit Heidegger, est elle-même ποίησις « au sens le plus
élevé », en ce que par elle la chose — par exemple la fleur — s’ouvre d’elle-même et tire la
possibilité de son ouverture d’elle-même, contrairement à ce qui est produit par l’artiste et
qui nécessite son intervention rassemblante. Il est également intéressant d’observer que le
mot choisi par Heidegger, Hervorbringen, est également celui emprunté par Kant pour parler
de la production de l’objet, c’est-à-dire de sa présentification par l’activité du sujet sur fond
de réceptivité sensible86 — et donc, en régime kantien, de l’ensemble de l’expérience possible
d’une φύσις —, pro-duction qui une fois de plus n’a rien à voir avec l’idée réduite de causa
efficiens comme pur et simple occasionner. Mais où donc se joue cette ποίησις ? Produit-elle
l’objet en un sens rigoureusement ontologique, c’est-à-dire dans son être, ou plutôt, comme
chez Kant, en tant que simple phénomène (Erscheinung) renvoyant par sa manifestation à un
en-soi réal qui ne se manifeste pas lui-même ? Et si la φύσις elle-même est également ποίησις,
quel statut obtiennent les objets de la nature87 ?

Après avoir identifié les quatre modes de l’αἴτιον comme co-responsables du faire-
venir (Veranlassen) en présence (Anwesen)88 de ce qui est, nous avons vu comment se décline
cette Veranlassung tant dans la nature que dans les œuvres des arts et des techniques. Le
faire-venir est ainsi compris par Heidegger comme pro-duction (Hervor-bringen). « Le pro-
duire », écrit-il, « fait passer de l’état caché à l’état non caché, il présente (bringt vor). Pro-

86
KANT, Lettre à Marcus Herz, p.117 : « « Les concepts purs de l'entendement ne doivent donc ni être abstraits
des impressions sensibles, ni exprimer la réceptivité des représentations par les sens, mais à la vérité, ils doivent
avoir leur source dans avoir leur source dans la nature de l’âme sans pour autant être causés par l’objet ni
produire eux-mêmes l’objet (noch das obiect selbst hervorbringen). » La pro-duction complete de l’objet serait
ici celle du Dieu n’ayant pas besoin de la réceptivité sensible et finie des hommes pour produire son objet.
Conformément aux quatre causes aristotéliciennes, nous verrons que l’industrie à l’époque de la technique
prend analogiquement la forme de ce demiurge qui pose la nature plutôt que de la « recevoir ».
87
Il est ici intéressant de noter que la distinction entre objets naturels et techniques en philosophie remonte
entre autres à Aristote. Cf Physique, II, 1 et Histoire des animaux, IX, 7.
88
Cf. CORVEZ, M., « L’Être et l’étant dans la philosophie de Martin Heidegger », Revue philosophique de
Louvain, 1965, no.78, p.263 : « L’être-là (Dasein) se pense comme [être-au-monde] (In-der-Welt-sein). Le
phénomène « monde » désigne la structure d’un moment constitutif du Dasein, un caractère de l’être-là lui-
même, un existential. L’analyse existentiale ne débouche pas sur l’être du monde sans passer par ces structures
majeures que sont l’espace et le temps. C’est à partir du temps surtout, terme ultime de l’exploration des étants,
que l’être-là, dévoilant la temporalité [...], peut comprendre implicitement l’Être et l’expliciter. [...] Le caractère
temporel de l’Être le révèle à la manière d’une Présence (Anwesen), elle-même dimension constitutive (avec
l’essence du passé et du futur) du temps originel vécu par le souci, et structurant le Dasein selon une modalité
particulière. »

23
duire (her-vor-bringen) a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans
le non-caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le
dévoilement (Das Entbergen, [le faire-venir-du-retrait])89. » Du registre poiétique de la
production, nous voilà donc tombés dans celui du voilement et du dévoilement, du retrait et
du hors-retrait. Ce dévoilement, les Grecs le nommaient ἀλήθεια (latin : veritas, français :
vérité, allemand : Wahrheit). Afin de saisir ce que Heidegger entend par ἀλήθεια, et de
conséquemment pouvoir comprendre dans quel domaine se joue la τέχνη – tant traditionnelle
que moderne –, il nous faut maintenant quitter pour un temps la conférence de 1953 et nous
référer au cours de 1942 portant sur le Poème didactique de Parménide90.

1.2. La technique en tant que rapport aléthique de l’homme à l’étant

1.2.1. Le « Poème didactique » de Parménide et le domaine de la vérité-dévoilement

Dans son cours sur le poème de Parménide, Heidegger met en place le cadre
conceptuel qui détermine la compréhension de la vérité qui sera la sienne, au moins jusqu’à
la conférence de 1953, sinon jusqu’à la fin de son chemin de pensée. Bien qu’esquissée dès
1924 dans le cours du Sophiste — où Heidegger montre que la technique est un rapport d’être
dévoilant du Dasein à l’étant —, cette compréhension de la technique comme entretenant un
lien à la vérité ne devient véritablement une pensée historiale que dans le cours du Parménide
donné à l’hiver 1942-43. Présocratique, Parménide fait partie, avec Héraclite et
Anaximandre, de ceux que Heidegger appelle les penseurs « initiaux » de la philosophie
occidentale, en tant que ceux-ci « pensent le vrai », c’est-à-dire « [font] l’épreuve de son
essence et, dans une telle épreuve de son essence, [savent] la vérité du vrai91 ». Nous allons
maintenant tenter de comprendre ce « penser du vrai » qui en fait des penseurs « initiaux ».

89
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.17.
90
Sur le besoin de remonter par-delà Platon et Aristote afin d’exhumer la notion originelle de la vérité, cf.
DASTUR, F., Heidegger et la pensée à venir, p.17: « Dans son cours de 1935, Introduction à la métaphysique,
Heidegger en vient à distinguer dans le commencement grec lui-même un commencement et une fin, et il voit
celle-ci dans la philosophie de Platon et d’Aristote. Les Présocratiques sont en effet ces penseurs auxquels l’être
s’ouvre comme phusis, c’est-à-dire comme ce qui apparaît de soi-même, phusis ayant la même racine que phaôs,
la lumière. »
91
HEIDEGGER, M., Parménide, p.11.

24
Partons de ce dernier terme : « initiales », leurs pensées respectives « ne réside[nt] pas en
arrière dans un passé, mais devance[nt] ce qui est à venir92 », tout en « se montrant en dernier
lieu dans le déploiement d’essence de l’histoire93 ».

Afin de comprendre en quoi la pensée dite « initiale » devance l’avenir tout en ne se


montrant paradoxalement qu’à la fin de ce dernier, il faut d’abord distinguer avec Heidegger
les idées de « début » et de « commencement ». D’une part, le « début », c’est l’amorce
chronologiquement située d’une pensée, entendue non pas comme acte psychologique ou
cognitif du représenter, mais comme « l’avoir-lieu de l’histoire dans laquelle un penseur
apparaît, prononce sa parole et procure à la vérité un site au sein d’une humanité
historique94 », c’est-à-dire comme l’événementialité de la pensée initiale de la vérité d’un
peuple historiquement situé. D’autre part, il faut entendre par commencement « ce qui est à
penser et ce qui est pensé dans cette pensée des premiers temps95 », c’est-à-dire à la fois son
« quoi » (was) et sa « tâche » (Aufgaben). Ce faisant, le penseur institue la vérité de cette
humanité historique particulière, non pas par sa propre volonté, mais plutôt par la manière
dont l’Être se donne à lui : en effet, si la pensée commune (scientifique ou ascientifique)
« pense l’étant, chaque fois d’après ses régions singulières et ses aspects définis », et ce, dans
le but implicite96 de maîtriser et dominer l’étant — Nietzsche ayant déjà démasqué
l’imposture de la pure et détachée volonté de connaissance en tant que finalité explicite de la
pensée —, « la pensée des penseurs » est au contraire « pensée de l’Être », et penser revient
pour ces derniers à « céder le pas devant l’Être97 ». Ces penseurs, répondant chacun à leur
manière à l’historialisation de l’Être, instituent comme nous le verrons la vérité pour une
humanité historique donnée, et déterminent conséquemment toute l’histoire humaine en
creux. Malgré les tentatives fondationnelles de Sein und Zeit, cette « histoire de l’Être »
(Seynsgeschichte) en vient à être comprise par Heidegger comme le seul horizon de
compréhension de l’Être dont nous disposons : « l’histoire de l’Être n’est ni l’histoire de

92
Ibid.
93
Ibid., p.12.
94
Ibid., p.20.
95
Ibid.
96
...et parfois expressément explicite, avec l’exemple classique mais parlant de Descartes qui voit dans le savoir
la possibilité de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature » (DESCARTES, Discours de la
méthode, Levrault, 1824, tome I, sixième partie.).
97
HEIDEGGER, M., Parménide, p.20.

25
l’homme et de l’humanité, ni l’histoire des relations humaines à l’étant et à l’Être. L’histoire
de l’Être est l’Être lui-même, et seulement cela98. »

En ce sens, Anaximandre, Parménide et Héraclite sont « les seuls penseurs initiaux,


[non pas] parce qu’ils ouvrent la pensée occidentale à son début99 », donc en raison de leur
situation chronologique dans l’histoire de la pensée, mais plutôt « parce qu’ils pensent le
commencement100 », c’est-à-dire, conformément aux distinctions préalablement établies,
qu’ils se voient octroyés la « tâche » de penser le « quoi » de ce que l’on appellera plus tard
et rétrospectivement « philosophie occidentale », et ce, non pas en « s’emparant du
commencement de la façon dont un chercheur s’attaque à son affaire101 » ou en se
représentant « le commencement comme une construction que leur pensée aurait elle-même
forgée102 » ; tout au contraire, ces penseurs sont « saisis par le commencement (Die vom An-
fang An-gefangenen), tenus par lui, recueillis en lui et rassemblés vers lui103. »

Comment comprendre cette « saisie » des penseurs par le « commencement » de la


philosophie occidentale ? Rappelons d’abord que Heidegger définit le commencement
comme « ce qui est à penser et ce qui est pensé dans cette pensée des premiers temps104 ».
Nous avons également dit que le philosophe avait comme tâche de penser la non-occultation
qui fait époque. Parménide et les autres penseurs initiaux devraient donc être saisis par leur
époqualité même : celle du commencement de la philosophie en Grèce antique. Qu’en est-il
de ce commencement ? Selon une représentation courante105, le début de la philosophie
occidentale en Grèce antique s’accomplit « dans la dissociation du logos à l’égard du

98
HEIDEGGER, M., « Die Erinnerung in der Metaphysik », Nietzsche II, p. 489 (traduction originale de « Die
Seinsgeschichte ist weder die Geschichte des Menschen und eines Menschentums noch die Geschichte des
menschlichen Bezugs zum Seienden und zum Sein. Die Seinsgeschichte ist das Sein selbst und nur dieses. »).
99
HEIDEGGER, M., Parménide, p.21.
100
Ibid.
101
Ibid.
102
Ibid.
103
Ibid.
104
Ibid.
105
Qui constitue un analogue formel de la représentation instrumentale de la technique de la conférence de 1953
ainsi que de la représentation ontique de l’être de l’étant dans S.u.Z. Sur le rapport heideggérien à la question
du mythe, nous renvoyons à l’excellent ouvrage de Christian SOMMER, Mythologie de l’événement. Heidegger
avec Hölderlin, paru en 2017 chez PUF, où Sommer défend l’hypothèse d’une « remythologisation théologico-
politique de la tragédie » procédant précisément d’une mise en question de la séparation initiale entre mythe et
raison. Nous y reviendrons bientôt.

26
mythos106 ». Ainsi la pensée de Parménide, en plus d’être le témoin privilégié de cette
séparation initiale, devrait garder des traces de cette provenance mythique, traces que
l’interprète du Poème didactique se doit de considérer comme « simple ornement
poétique107 », et l’interprétation de l’apparition de la déesse ne devrait pas, selon cette vision
historiographique du travail philosophique qui compare les époques selon une méthode
prédéfinie, constituer l’essentiel d’une compréhension juste du texte108 de l’éléate. Remettant
en question cette séparation entre mythos et logos, Heidegger n’est assurément pas de cet avis
et va prendre au sérieux la divinité en question dans le Poème didactique :

Le penseur Parménide parle d’une déesse qui le salue [...]. La déesse fait
suivre son salut, dont elle-même élucide l’essence propre, de l’annonce des
révélations dont le penseur sur son chemin doit, grâce à elle, faire
l’épreuve. Tout ce que le penseur dit dans les fragments suivants du poème
est par conséquent la parole de cette déesse. [...] Qui est cette déesse ? [...]
La déesse est la déesse « Vérité ». Elle-même — « la Vérité » — est la
déesse.109

Il n’y a pas une déesse qui serait protectrice de l’universel « vérité » – vérité qui, de son côté,
serait dissociable de sa déesse attitrée : si Parménide nomme la déesse « vérité », c’est bien
plutôt qu’il éprouve et fait l’expérience de (erfährt) « la Vérité » comme une déesse
s’adressant à lui. Cependant, le fait que « le concept abstrait de “vérité” se trouve ici

106
HEIDEGGER, M., Parménide, p.18. Sur l’opposition artificielle entre logos et mythos, cf. p.116: « Le « mythe
» et la « raison » n’entrent dans une apparente opposition, souvent invoquée de manière égarante, que parce
qu’ils sont le même au sein de la poésie et de la pensée grecques. Dans le titre équivoque et obscur de «
mythologie », les mots μύθος et λόγος sont associés de telle façon que tous deux perdent leur essence initiale.
Tenter de comprendre le μύθος à l’aide de la « mythologie » revient à vouloir capter les eaux avec un crible.
Lorsque nous employons l’expression « mythique », il convient de l’entendre au sens que nous venons de
délimiter: le « mythique » - ce qui relève du μύθος - est la mise à l’abri du décèlement et du cèlement dans la
parole décelante et celante (Das im entbergend-verbergenden Wort geborgene Entbergen und Verbergen), dans
laquelle l’essence fondamentale de l’être apparaît elle-même initialement. »
107
HEIDEGGER, M., Parménide, p.19.
108
Nous restituons ici la traduction française des vers 22 à 32 du Poème didactique, qui constituent le fragment
que Heidegger tente d’élucider: « Et la déesse en toute bienveillance m’accueillit et prit, de sa main, ma main
droite; elle prononça alors et m’adressa cette parole: « Ô homme, qu’accompagnent d’immortels auriges, grâce
aux cavales qui t’emportent parvenant à notre demeure, réjouis-toi! Car ce n’est pas un destin mauvais qui t’a
envoyé parcourir ce chemin - lui qui est en vérité loin des hommes, hors de leur sentier (battu) -, mais la règle
ainsi que l’accord. Or voici qu’il te faut de tout faire l’épreuve, tant du coeur sans dissimulation du hors-retrait,
anneau accompli, que de l’apparaître tel qu’il paraît aux mortels, où l’on ne peut faire fond sur le non-celé. Mais
en outre tu apprendras également à faire l’épreuve de ceci: comment ce qui paraît demeure tenu (dans la
nécessité) d’être à la mesure du paraître, tandis qu’il transparaît à travers toutes choses et (ainsi), de la sorte,
conduit tout à son achèvement. » » (Parménide, p.24).
109
HEIDEGGER, M., Parménide, p.17.

27
“personnifié” en une figure divine »110 ne nous dit rien de ce qui appartient en propre à
l’essence grecque de la vérité et de la divinité. Au contraire, nous dit Heidegger, « l’“essence”
“vérité” (ἀλήθεια) » qu’incarne la déesse « régit de part en part la parole du penseur111 », et
il faudra, afin de comprendre cette dernière et son apport dans notre présente recherche sur
l’essence de la technique, élucider préalablement l’essence de la déesse « Aλήθεια », c’est-
à-dire de la vérité en son sens le plus originel. On voit ici nettement comment Heidegger
rejette la distinction artificielle entre mythe et raison : originellement, la vérité est du domaine
de la divinité, et ce sens originel doit être pris au sérieux. Pour Christian Sommer, Heidegger
opère un « mouvement de remythologisation onto-historiale (seynsgeschichtlich) » dans son
réinvestissement des penseurs présocratiques, mouvement qui « conteste ainsi le schème de
progression du mythos au logos, rejetant le schème d’un dépassement du premier par le
dernier, pour réactiver le stade antérieur, archaïque, d’une collaboration intime entre
philosophie et poésie. Il s’agit ainsi de revenir en deçà de leur scission antithétique et
‘‘scientifique’’ »112, à un domaine de pensée où le sens originel du mot d’ἀλήθεια puisse
encore être entendu.

« Tout effort pour penser, » écrit Heidegger, « fût-ce seulement de loin, l’ἀ-λήθεια de
manière quelque peu appropriée, reste vain aussi longtemps que nous ne nous risquons pas à
penser la λήθη à laquelle renvoie, semble-t-il, l’ἀλήθεια113. » La déesse λήθη, fille d’Eris
(Discorde), apparaît d’abord, dans la Théogonie d’Hésiode114, avec la privation et la
souffrance. Privation, souffrance et oubli ne sont pas apparentés par leur mode d’action sur
l’homme, mais plutôt par leur être propre : « λήθη, l’oubli, est un cèlement qui dérobe ce qui
est essentiel et détourne même l’homme de lui-même, c’est-à-dire toujours ici de la
possibilité d’habiter son essence115. » Partant de la traduction de λήθη comme « oubli »
(Vergessung, substantif féminin de das Vergessen : le processus du sombrer-dans-l’oubli) et
interprétant le « ἀ- » d’« ἀ-λήθεια » comme privatif, Heidegger donne pour traduction de

110
Ibid, p.25.
111
Ibid, p.26.
112
SOMMER, C. Mythologie de l’événement. Heidegger avec Hölderlin, PUF, 2017, p.21.
113
Ibid.
114
HÉSIODE, Théogonie, vers 226.
115
HEIDEGGER, M., Parménide, p.107.

28
l’ἀλήθεια grecque le hors-retrait (Unverborgenheit) et le décèlement (Verbergung)116. Cette
traduction est-elle d’un quelconque intérêt pour la philosophie, et plus précisément, pour la
question qui nous occupe présentement ? Bien évidemment, selon Heidegger :

Assurément, le seul fait de savoir que la désignation linguistique de la


« vérité » est en grec « ἀλήθεια », ne nous apprend encore rien de l’essence
de la vérité [...]. Mais si nous traduisons ἀλήθεια par « hors-retrait » et, par-
là, nous nous traduisons selon les indications directrices que donne ce mot,
nous ne nous arrêtons plus à une simple désignation linguistique, mais nous
nous tenons face à une connexion d’essence [...].117

La vérité est ainsi la venue à la parole de la sortie initiale du retrait de l’Être (rappelons ici le
λόγος comme ἀποφανσίσ, c’est-à-dire comme dé-voilant), la mise en sûreté d’un régime de
phénoménalité historial qui détermine en creux toute la tradition de pensée qui en découle,
c’est-à-dire ἀλήθεια, hors-retrait (Unverborgenheit). Cette compréhension nouvelle — et
pourtant plus originelle en tant que répondant à l’idée grecque de λόγος comme ἀποφανσίσ
— de la vérité comme dévoilement n’est pas simplement une élucubration théorique : elle
implique bien plutôt le Dasein dans son essence même, en tant que celui-ci est tra-duit
(übersetz, trans-posé) par l’être-au-monde historial institué par l’ἀλήθεια, et déterminé par
elle dans son rapport à la phénoménalité, que le Dasein ait d’ailleurs conscience ou non de
cette détermination et de cette ἀλήθεια. « Dans la question de la vérité », écrit Heidegger, « il
n’y va pas seulement d’une modification du concept traditionnel de vérité, ni d’un
complément apporté à sa représentation courante, il y va d’une mutation de l’être-
homme118. » La vérité est ce par quoi quelque chose comme un monde s’ouvre, se dé-voile,
se dé-couvre au Dasein dans son être-tel historiquement situé, tandis qu’un autre est
recouvert par l’oubli (λήθη) dont Nietzsche — auquel nous reviendrons — faisait déjà le
moteur d’un rapport sain de l’homme à l’Histoire dans sa Seconde considération inactuelle119

116
Ibid, p.27.
117
Ibid, p.50.
118
HEIDEGGER, M., Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p.347.
119
NIETZSCHE, F. W., Seconde considération inactuelle: De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la
vie (1874) Traduction de Henri ALBERT, Édition électronique, Les Échos du Maquis, 2011, § 1, p.6-7: «
Imaginez l’exemple le plus complet: un homme qui serait absolument dépourvu de la faculté d’oublier et qui
serait condamné à voir, en toute chose, le devenir. Un tel homme ne croirait plus à son propre être, ne croirait
plus en lui-même. Il verrait toutes choses se dérouler en une série de points mouvants, il se perdrait dans cette
mer du devenir. En véritable élève d’Héraclite il finirait par ne plus oser lever un doigt. Toute action exige
l’oubli, comme tout organisme a besoin, non seulement de lumière, mais encore d’obscurité. Un homme qui

29
ainsi que dans le deuxième essai de la Généalogie de la morale120. Si pour Héraclite « la
nature aime à se cacher (Φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ) » (fragment 123), c’est qu’au sein même
de l’ἀλήθεια gît un conflit entre cèlement (oubli, λήθη, voire κρύπτεσθαι) et décèlement121,
conflit qui semble être en jeu dans l’idée de Seinsvergessenheit dont nous avons déjà
brièvement dressé les contours, mais dont il semble désormais possible de saisir la logique
interne : si la pensée philosophique peine à penser ce qui rend possible l’ἀλήθεια, « cela ne
tient nullement à une quelconque négligence humaine, mais à la structure de l’alètheia elle-
même qui se soustrait à la vision au profit de ce qu’elle laisse apparaître, l’étant lui-
même122 ». En effet, l’Être est toujours l’être de l’étant, et de fait nous sommes toujours
confrontés à l’être-tel de l’étant en présence et non pas à sa venue en présence elle-même.
Pour le dire avec les mots de Françoise Dastur :

Nous sommes toujours déjà dans la non-occultation et c’est pourquoi nous


ne parvenons pas à penser son événement même, la venue en présence elle-
même, l’apparition elle-même en tant que sortie de l’occultation. Car la

voudrait ne sentir que d’une façon purement historique ressemblerait à quelqu’un que l’on aurait forcé de se
priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes aliments. Il est
donc possible de vivre sans presque se souvenir, de vivre même heureux, à l’exemple de l’animal, mais il est
absolument impossible de vivre sans oublier. Si je devais m’exprimer, sur ce sujet, d’une façon plus simple
encore, je dirais: il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par
l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. »
120
Cf. NIETZSCHE, F. W., La Généalogie de la morale, Deuxième dissertation, § 1.: « Nul bonheur, nulle
sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nul instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. L’homme
chez qui cet appareil d’inhibition est endommagé et ne peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique
[...]: il n’arrive plus à oublier. ».
121
Sur la vérité comme combat (agon) entre cèlement et décèlement, cf. M. ZARADER, Heidegger et les paroles
de l’origine, p.63 : « ‘Aλήθεια, Unverborgenheit, nous parle donc doublement: le mot lui-même dit le
dévoilement (comme celui de Φύσις disait la pure-éclosion) ; mais le penseur qui est en quête de l'essence de
l'ἀλήθεια sera nécessairement conduit à la λήθη (de même que l'essence de Φύσις était: κρύπτεσθαι φιλεῖ). Ce
parallèle peut au-premier abord paraître abusif, dans la mesure où κρύπτεσθαι n'était nullement un constituant
de Φύσις; (et ne pouvait donc éclairer son essence qu'à condition que nous cherchions déjà celle-ci dans la
direction d'un possible κρύπτεσθαι), alors que λήθη est manifestement inclus (d'un point de vue linguistique)
dans l'ἀλήθεια. Mais la différence n'est qu'apparente. Car si la λήθη est reconnue par Heidegger comme essence
de l'ἀλήθεια, ce n'est justement pas pour des motifs purement linguistiques. En d'autres termes, l'affirmation
selon laquelle l'ἀλήθεια pensée de façon grecque, est régie par la λήθη, ne se fonde pas dans la construction du
mot, mais dans la pensée que le dévoilement, pour être ce qu'il est, a besoin du voilement (en un sens qu'il nous
faudra toutefois définir). Et c'est seulement à partir de la méditation de cette incontournable nécessité d'essence
qu'il est possible de revenir sur le mot ἀ-λήθεια, pour entendre résonner en lui la présence jusqu'ici inaperçue
de la λήθη. Insister sur cette dimension non linguistique, ce n'est nullement chercher à relativiser les
interprétations de Heidegger. C'est rejoindre au contraire celui-ci dans ce qu'il n'a cessé de répéter tout au long
de son œuvre, face aux mauvais procès philologiques qui lui furent, de toujours, intentés: « L'expérience de
l'ἀλήθεια comme dévoilement et désabritement ne se fonde pas sur l'étymologie d'un mot pris au hasard, mais
sur la chose qui est ici à penser ». C'est en ce sens·seulement que Heidegger peut dire de l'ἀλήθεια qu'elle n'est
pas une « clef », mais une « énigme ». »
122
DASTUR, F., Heidegger et la pensée à venir, p.19.

30
non-occultation advient à partir d’une occultation plus originelle encore et
c’est celle-ci, ce cœur de l’alètheia qu’est la lèthè, occultation et oubli à la
fois, qui demeure comme telle impensée. C’est cet événement de
l’ouverture à partir d’une fermeture plus originelle qu’elle qui reste encore
à penser à la fin de la philosophie.123

Ainsi nous retrouvons l’idée de tâche de la philosophie : elle doit penser l’impensé de la non-
occultation qui, à chaque fois et toujours déjà, « fait époque », et ce, en remontant par-delà la
sédimentation contingente d’interprétations successives qui bloque le chemin à la pensée. Il
semble également que nous retrouvons ici notre problème initial : si « le pro-duire fait passer
de l’état caché à l’état non caché, [...] présente (bringt vor) », si « pro-duire (her-vor-bringen)
a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché », et si
« cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le dévoilement (Das
Entbergen, [le faire-venir-du-retrait])124 », alors la τέχνη telle que nous l’avons comprise
jusqu’à présent est un mode du dévoilement, et trouve son lieu dans le domaine de la vérité-
ἀλήθεια. Échappant à la λήθη comme face essentielle et cachée de l’ἀλήθεια, la τέχνη doit
désormais être entendue comme amenant l’objet à pro-duire à la présence, hors du retrait ; à
amener cet étant à l’être. Bref, la τέχνη d’une époque fait apparaître les étants du monde en
déterminant la teneur phénoménologique de cet apparaître.

1.2.2. La technique comme ποίησις et le domaine de l’ἀλήθεια

Nous avons montré que, loin d’être seulement un ensemble de moyens visant des fins,
la τέχνη est un mode du dévoilement de l’étant (ἀλήθεια). Qu’est-ce que cela implique quant
à notre compréhension de l’essence de la technique moderne, qui, de prime abord, ne
correspond pas à la τέχνη grecque dans son déploiement ? Revenons à la conférence de 1953 :
« tout “pro-duire” », y écrit Heidegger, « se fonde dans le dévoilement, [...] rassemble en lui
les quatre modes du faire-venir — la causalité — et les régit, [et] en lui réside la possibilité
de toute fabrication productrice125. » Bien évidemment, la technique moderne est, tout
comme la τέχνη grecque, une production. Cette production fait advenir en présence

123
Ibid.
124
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.17.
125
Ibid, p.18.

31
(Anwesen, c’est-à-dire à l’être) un étant, dévoilant ainsi son être-tel hors du retrait comme
« vrai » pour l’espace d’un temps. Voilà qui ne correspond plus du tout à ce que nous disions
plus tôt de la technique ; c’est-à-dire que, conformément à la représentation de la multitude,
celle-ci ne serait qu’un simple ensemble de moyens humains en vue de fins. Cette
perspective, étonnante aux yeux de Heidegger, doit continuer de nous étonner « le plus
longtemps possible, et d’une manière si pressante que nous prenions enfin au sérieux la
simple question : que dit donc le mot de “technique”126 » ?

Il apparaît que la découverte du caractère aléthique de toute technique nous permet


enfin de « prendre au sérieux » cette « simple question » du vouloir-dire du mot de
« technique », mise de côté par la représentation courante de celle-ci. Plutôt que de
simplement accepter cette définition dont nous avons déjà montré les apories, ou encore de
définir la technique par les concepts traditionnels de la philosophie, qui nous mènent,
conformément à la Seinsvergessenheit, à considérer la technique de manière ontique, il faut
bien plutôt tenter, comme nous l’avons fait avec la notion de vérité, d’atteindre le sens
originel et inaltéré du mot de τέχνη.

Cette question trouve une réponse en adéquation avec la citation susmentionnée du


Banquet de Platon127 : d’une part, τέχνη désigne originellement, en plus du faire de l’artisan
et de l’art, l’art au sens plus global de ποίησις, elle est pro-duction (Hervor-bringen), c’est-
à-dire dévoilement décelant qui laisse l’étant entrer en présence sous l’égide de l’ἀλήθεια ;
d’autre part, le mot τέχνη, dans la pensée grecque préplatonicienne, se trouve dans une
association originelle avec le mot d’ἐπιστήμη (« science », mais aussi « être savant en
acte ») : « tous deux », écrit Heidegger, « sont des noms de la connaissance, [...] désignent le
fait de pouvoir se retrouver en quelque chose, de s’y connaître (sich erkennen)128. »

126
Ibid.
127
PLATON, Banquet, 205, b-c : ἡ γάρ τοι ἐκ τοῦ μὴ ὄντος εἰς τὸ ὂν ἰόντι ὁτῳοῦν αἰτία πᾶσά ἐστι ποίησις, ὥστε
καὶ αἱ ὑπὸ πάσαις ταῖς τέχναις ἐργασίαι ποιήσεις εἰσὶ καὶ οἱ τούτων δημιουργοὶ πάντες ποιηταί. (Bien entendu,
tout ce qui est cause du passage du non-être vers l’être pour quoi que ce soit, voilà en quoi consiste la fabrication
(poiesis); aussi les ouvrages réalisés par tous les arts sont-ils des fabrications (poieseis) de même que les artisans
qui les réalisent sont tous des fabricants (poietai).), dans PLATON, Oeuvres complètes, sous la direction de L.
Brisson, Paris, Flammarion, 2011.
128
Ibid. Cf. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, VI, ch. 3 et 4 : τέχνη et d’ἐπιστήμη y sont distinguées selon ce
qu’elles dévoilent respectivement et la manière dont elles achèvent ce dévoilement.

32
De l’ontologie, qui traite de l’Être — ou du moins, qui prétend traditionnellement
accomplir cette tâche —, nous semblons maintenant être passés à l’épistémologie, qui traite
de la possibilité de la connaissance pour les hommes. Comment comprendre cette
intervention du Dasein humain dans notre réflexion ? C’est que le comprendre (préalable à
tout « s’y connaître ») est selon Heidegger une possibilité propre, un mode d’être du Dasein.
Ainsi, la τέχνη désigne une forme de connaissance (un « s’y-connaître », sich erkennen).
Celle-ci consiste en une ouverture, en un dévoilement, et, conséquemment, en la sortie de la
λήθη d’une possibilité d’être du Dasein.

La τέχνη est un mode de l’αλήθεὑιεν. Elle dévoile ce qui ne se pro-duit pas


soi-même et n’est pas encore devant nous, ce qui peut donc prendre, tantôt
telle apparence, tantôt telle tournure, et tantôt telle autre. Qui construit une
maison ou un bateau, qui façonne une coupe sacrificielle dévoile la chose
à pro-duire suivant les perspectives des quatre modalités du « faire-venir ».
[...] Ainsi le point décisif, dans la τέχνη, ne réside aucunement dans l’action
de faire et de manier, pas davantage dans l’utilisation de moyens, mais dans
le dévoilement dont nous parlons. C’est comme dévoilement, non comme
fabrication, que la τέχνη est une pro-duction.129

Entendre le sens originel du mot de « τέχνη », comme nous entendions plus tôt le sens de
l’instrumentalité dans sa connexion d’essence avec la causalité, revient à comprendre ce que
les Grecs comprenaient par ce mot au « commencement » de la philosophie occidentale.
Ceux-ci ne comprenaient pas la τέχνη comme « l’action de faire et de manier » ou encore
comme « l’utilisation de moyens » en vue de fins ; non, ils entendaient bien plutôt le « laisser-
venir-en présence » que nous avons décrit jusqu’ici. C’est-à-dire, au risque de se répéter, que
la technique « déploie son être (west) dans la région ou le dévoilement et la non-occultation,
où ἀλήθεια, où la vérité a lieu130 ». Anticipant une objection éventuelle, Heidegger
s’interroge quant à l’adéquation de cette détermination aléthique de la technique au réel : ne
convient-elle qu’à la τέχνη grecque, et, en ce sens, aux diverses τέχνη(s) traditionnelles qui
configurent l’être-au-monde des peuples dits « primitifs », c’est-à-dire des civilisations qui

129
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.19.
130
Ibid.

33
n’ont pas encore été assujetties à la toute-puissance de la rationalité occidentale ? Ou, au
contraire, ce que nous avons dit convient-il à la technique moderne ?

Rappelons-le : c’est précisément le déploiement d’essence (Wesung) de la technique


moderne qui, dans son pouvoir toujours grandissant sur l’être-au-monde des hommes, nous
pousse à poser avec Heidegger la question de la technique. Il est donc absolument capital de
déterminer si l’entente grecque du mot de τέχνη peut nous apporter quelque chose dans notre
réflexion sur la technique moderne. « On dit (Mann sagt) », écrit Heidegger, « que la
technique moderne est différente de toutes celles d’autrefois, au point de ne pouvoir leur être
comparée, parce qu’elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la nature131. »
L’emprunt de la troisième personne du singulier sous la forme impersonnelle du « On » (das
Mann), qui semble ici non pas fortuit, mais bien plutôt rhétorique, devrait suffisamment nous
alerter sur l’insuffisance de cette conception commune – celle du « On ». « Entre temps »,
poursuit Heidegger, « on a vu clairement que l’inverse était aussi vrai : la physique moderne,
en tant qu’expérimentale, dépend d’un matériel technique et est liée aux progrès de la
construction des appareils132. » La relation entre science et technique est ici renversée : la
science « exacte » de la nature pourrait bien être elle-même à la remorque de la technique
moderne, et non l’inverse :

Qu’est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. C’est


seulement lorsque nous arrêtons notre regard sur ce trait fondamental que
ce qu’il y a de nouveau dans la technique moderne se montre à nous.133

Arrêtant notre regard sur ce « trait fondamental » de la technique dans son déploiement
d’essence moderne, il apparaît que ce déploiement n’est plus régi par une pro-duction
(Hervor-bringen) au sens de la ποίησις, mais plutôt par une pro-vocation (Heraus-fordern).
Nous verrons, dans le chapitre suivant, que par-là, « la nature est mise en demeure de livrer
une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée134 ». Ainsi,
loin d’être un simple moyen, la technique dévoile l’étant dans son être-tel pour un Dasein, et

131
Ibid.
132
Ibid., p.20.
133
Ibid.
134
Ibid.

34
Jean Vioulac peut décrire conséquemment la τέχνη comme une « mainmise de l’existant sur
le tout de l’étant », seule capable de « maintenir la marge de manœuvre ouverte par le
maniement135 », c’est-à-dire le rapport technique de l’homme à l’étant comme savoir-faire
(sich erkennen) manuel, et en conclure qu’« il n’y a de monde, » c’est-à-dire de l’ouverture
d’un Dasein à de l’étant, « que par cette maintenance de la mainmise [qui constitue] l’essance
première de la technique136 ».

Résumons pour l’instant les acquis philosophiques du présent chapitre : partant d’une
distinction entre la représentation courante de la technique et son essence, nous avons
parcouru le chemin menant de l’idée d’instrumentalité à celle de la τέχνη comme ποίησις. Ce
faisant, nous avons montré comment celle-ci consiste en un « faire-venir » (Veranlassung)
dans la présence (Anwesen), c’est-à-dire comment la τέχνη pro-duit son objet dans le domaine
de l’ἀλήθεια. Si les multiples τέχνη(αι) traditionnelles dévoilent l’étant par la manœuvre sous
la forme de la Zuhandenheit, c’est-à-dire comme l’étant « là-devant » utilisable par un Dasein
en vue de lui-même et de ses pairs — en opposition avec Vorhandenheit, c’est-à-dire
simplement le « sous-la-main  » de la métaphysique occidentale –, le prochain chapitre vise
à montrer comment la technique moderne, devenue « machinique », somme ou requiert la
nature de se dévoiler en tant qu’un fond calculable de ressources qui devient l’horizon de
l’être-au-monde occidental – et bientôt mondial, grâce au phénomène paradoxalement
nommé de la « mondialisation », qui semble être responsable plus de la destruction de
« mondes » que de la construction d’un nouveau : c’est-à-dire que, pour nous modernes, le
monde apparaît toujours déjà à l’aune du déferlement de la technique, processus qu’il nous
reste à comprendre comme « Dispositif » (Gestell).

135
VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF,
Paris, 2009, p.57.
136
Ibid.

35
Chapitre 2 : Phénoménalité et technique moderne. Le
« Dispositif » (das Gestell)

Nous ne pouvons pas savoir ce qu’il


advient de nous au fond ; un tel savoir
n’a du reste jamais été accordé à une
époque historique. Ce qu’elle croit
savoir est toujours quelque chose
d’autre que ce qui advient.137

En quête d’une compréhension ontologique de la technique des Temps nouveaux (die


Neue Zeit) qui vise à nous permettre d’offrir un diagnostic de l’époque que nous vivons, nous
avons débuté notre chemin au cœur de la pensée heideggérienne, c’est-à-dire à partir du
concept de différence ontologique, distinction rigoureuse opérée par Heidegger entre l’Être
et l’étant dès 1927, et qui, posée comme cadre de notre objet de recherche, nous a permis de
montrer en quoi l’essence de la technique ne peut être comprise comme étant elle-même
quelque chose de technique. Conséquemment, nous avons pu apercevoir en quoi le discours
technologique (c’est-à-dire ontique) et historique (historisch) est inapte à saisir la pleine
essence de ce phénomène qui marque notre époque avec une force déterminante, rendant dès
lors nécessaire la tâche d’une réinterprétation ontologique et historiale (geschichtlich) du
concept de la Technique moderne. À cet effet, nous avons procédé avec Heidegger à une
destruction herméneutique du concept commun que la majorité se fait de notre objet en
tentant d’y trouver un fil conducteur qui s’est avéré être l’idée d’instrumentalité. Si, en effet,
la technique et les objets technologiques sont aujourd’hui essentiellement considérés comme
des moyens produits par l’homme en vue de fins multiples, les Grecs entendaient tout autre
chose par le nom de « τέχνη » ; « τέχνη » signifiait pour eux la ποίησις au sens où nous
l’avons précédemment comprise comme « laisser-venir-à-la-présence ». Qu’est-ce qui
justifie que l’on retourne ainsi à la pensée grecque, au sein de laquelle la technique telle que
nous la connaissons est absente — et, de surcroît, les dieux qui sont absents chez nous,
présents ? C’est que la discipline que nous connaissons sous le nom de « philosophie » —
dont nous verrons éventuellement qu’elle n’est pas innocente dans le déploiement historial

137
HEIDEGGER, M., Réflexions IV, par. 269, (105-106) pp. 292-293, dans von Hermann et Alfieri, Martin
Heidegger, La vérité sur ses Cahiers noirs, Paris, Gallimard, 2018, p. 132.

36
(geschichtlich) de notre époque — est incontestablement née, sous la forme que nous
reconnaissons encore aujourd’hui comme « philosophie », dans le terreau fertile de la Grèce
antique. Assumer la provenance grecque de la philosophie occidentale, c’est, comme nous le
verrons, également assumer la provenance occidentale de la Technique elle-même138.

Partant du domaine conceptuel de l’instrumentalité, sous lequel se range aujourd’hui


tout naturellement la « question de la technique », nous avons ensuite tenté de circonscrire de
causalité telle que déterminée dans l’Antiquité grecque par Aristote, suivant en cela le texte
de la conférence de 1953. Considérée selon les quatre modes de l’« acte-dont-on-répond » —
la cause pensée « à la grecque » —, il est apparu que la τέχνη, comme pro-duction (Her-vor-
bringen) laisse venir à la présence (Anwesen) l’objet à produire. Ce « laisser-venir-dans-la-
présence » correspond pour Heidegger au domaine de l’ἀλήθεια, c’est-à-dire de la vérité
entendue comme l’événement du dé-voilement de l’étant en tant que (als) quelque chose pour
une humanité historique située. Ainsi, écrit Heidegger, « la technique est un mode du
dévoilement, [et elle] déploie son être (west) dans la région où le dévoilement et la non-
occultation, où ἀλήθεια, où la vérité a lieu139 », c’est-à-dire que la technique se joue dans un
rapport aléthique à l’étant, et en dévoile le tout en tant que quelque chose pour la subjectivité
moderne.

Le second chapitre du présent mémoire a désormais pour tâche d’expliciter le mode


de déploiement de l’essence de la technique moderne comme interpellation (Stellung) ainsi
que sa constitution en « Dispositif » (Gestell). L’allemand Stellung, substantif formé à partir
du verbe stellen, « poser », est habituellement rendu en français par « position ». Dans un
article portant sur la traduction de certains termes clés de la pensée de Heidegger et paru tout
récemment, Dominique Pradelle écrit que la racine –stell, que l’on retrouve à la fois dans

138
VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise l’occident, Paris, PUF, 2013, p. 19. (Cf. Heidegger, «
La fin de la philosophie », GA 14, p.73 ; trad. fr. p.117-118 : « La fin de la philosophie se dessine comme le
triomphe de l’équipement d’un monde en tant que soumis aux commandes d’une science technicisée et de
l’ordre social qui correspond à ce monde. Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en
tant qu’elle prend base dans la pensée de l’Occident européen. » Nous reviendrons éventuellement sur ce
passage.)
139
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 19
(Version originale allemande parue en 1953).

37
Stellung et dans Gestell renvoie à « Stellen, c’est-à-dire au poser, c’est-à-dire à la position, à
chaque époque de la métaphysique, d’un sens de l’être de l’étant140 ». Nous reviendrons au
lien entre la position du sens d’être de l’étant et l’histoire de la métaphysique dans le chapitre
suivant. Pour l’instant, il est nécessaire de retenir que la Stellung correspond à la position de
l’être-tel de l’étant, c’est-à-dire à la détermination proactive de sa phénoménalité, et que nous
continuerons d’utiliser la traduction d’André Preau, qui rend l’allemand « Stellung » par
« interpellation »141, en ce que, bien que la Stellung soit effectivement une « position » du
sens d’être de l’étant, cette « position », dans son rapport à la nature, prend comme nous le
verrons la forme encore plus active d’une sommation et d’une mise en demeure.
Poursuivons : Heidegger ne se contente pas de décrire la Technique comme dévoilement, il
cherche bien plutôt à en montrer le mode d’être, c’est-à-dire la phénoménalité correspondant
à cette Stellung, que nous comprendrons comme « fonds » (Bestand), avant de finalement,
dans le chapitre suivant, pouvoir tenter de saisir la provenance historiale (geschichtlich) et
métaphysique de cette phénoménalité.

En d’autres termes, il nous faut maintenant passer de l’essence de la technique,


entendue comme « substance » ou « objet », à laquelle on pourrait par exemple prédiquer
certaines caractéristiques ontiques, à l’essance de la technique. En privilégiant cette graphie,
nous suivons ici le sens que lui adjoint Lévinas, qui décrit l’essance comme « l’être différent
de l’étant, le Sein allemand différent du Seienden, l’esse latin distinct de l’ens scolastique »142
et plus récemment Jean Vioulac, selon qui « l’essance est l’événement ontologique par lequel
advient le lieu de la manifestation des essences »143 particulières. Nous utiliserons en ce sens
le néologisme d’essance afin de restituer le caractère temporel et verbal du mot allemand de

140
PRADELLE, D., « Remarques sur la traduction de certains termes heideggériens (en marge du tome 76 de la
Gesamtausgabe) », dans Philosophie, 2019/1 N° 140, p. 82.
141
Si le sens des mots allemands « Stelle » (lieu) et « stellen », (poser, à un endroit précis) invoque effectivement
la position de quelque chose, il faut noter que « vorstellen », (représenter, c’est-à-dire poser devant soi), «
bestellen », (commander, au sens de passer une commande), et « einstellen » (régler quelque chose) imposent
plutôt de comprendre la « Stellung » non pas seulement comme position mais plus encore comme interpellation
de l’étant posé.
142
LEVINAS, E., Autrement qu’être ou au dela de l’essence, p. 9.
143
VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF,
Paris, 2009, p.19. (cf. De l'essance de la vérité, GA 34, § 9, p. 78.)

38
« Wesen », c’est-à-dire afin de le comprendre de manière strictement ontologique144 en tant
que « déploiement des essences ». Ainsi l’essance de la technique moderne (die Wesen des
neuzeitlichen Technik) doit être comprise comme le déploiement d’un certain mode d’être de
l’étant propre aux Temps nouveaux. Il s’agira tout d’abord, toujours à partir de la conférence
de 1953, de bien entendre l’essance de la technique comme pro-vocation (Heraus-fordern),
c’est-à-dire comme interpellation (Stellung) qui pose (stellt) et somme (fordert) l’étant de se
livrer à elle d’une certaine manière.

2.1. Le régime de phénoménalité de la technique moderne

2.1.1. « Herausforderung » : La technique comme « interpellation provoquante »

Il nous est apparu que le mot de « τέχνη », tel que les Grecs l’entendaient jadis, nous
conduit, par-delà le domaine de l’instrumentalité où règnent moyens et fins, vers « la région
où le dévoilement et la non-occultation, où ἀλήθεια, où la vérité a lieu.145 » Comme mode du
dévoilement, la τέχνη laisse l’étant se découvrir de telle ou telle façon, c’est-à-dire le laisse
venir en présence en réunissant les trois premiers modes de l’« acte-dont-on-répond », et ce,
toujours en tant que (als) quelque chose dont le « sens » — si nous prenons ce mot selon sa
double signification de « sens » (Bedeutung) et de « direction » (Richtung) — vise en dernière
instance le Dasein — par exemple, le sacrifice pour la coupe sacrificielle. Mais, comme
« τέχνη » est précisément un mot qui convient à la technique artisanale de l’antiquité,
comment peut-on légitimement appliquer la compréhension que nous en avons retirée dans
notre premier chapitre à la technique moderne, qui, comme le note Heidegger, est le seul
« élément inquiétant qui nous pousse à demander ce qu’est la technique146 » ? D’une part, en
tant que dépendante de la « science exacte de la nature147 », qui est bien évidemment un
phénomène récent148 dans l’histoire de notre espèce, la technique moderne semble être un

144
Le dévoilement de l’étant d’une certaine manière à un groupe d’hommes et dans une histoire (Geschichte)
étant toujours l’advenir (geschehen) de l’histoire de l’Être, qui agit en creux de l’« Histoire universelle » que
nous raconte l’historiographie et qui fera l’objet du prochain chapitre.
145
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.19.
146
Ibid.
147
Ibid.
148
Voir à ce sujet l’ouvrage de Simone MAZAURIC, Histoire des sciences à l’époque moderne, paru en 2004
chez Armand Colin, dans lequel elle montre avec finesse le caractère éminemment récent de la science que nous

39
phénomène tout à fait sans précédent dans l’historiographie qui dresse le récit de notre
espèce, de par l’ampleur de sa maîtrise et l’irrésistibilité de l’accroissement infini de celle-
ci. Mais, d’autre part, nous avons également constaté qu’une conception technico-
anthropologique de l’homme fait de son histoire le long développement de technologies,
parsemé certes de ruptures et d’inventions, mais constituant tout de même un continuum du
point de vue de l’essence de l’homme, ce dernier étant conçu comme animal doté de capacités
techniques, de la technique néolithique de fabrication des silex à celle, plus près de nous dans
le temps, régissant tant la libération de l’énergie atomique que la production d’intelligence
artificielle149.

Nous voilà donc de retour devant la question qui amorçait notre questionnement,
quoique ce dernier se voit désormais enrichi de la distinction précédemment établie entre
τέχνη(s) traditionnelle(s) et technique moderne : « quelle est donc l’essance de la technique
moderne150 », et comment comprendre son rapport aux sciences, elle qui, comme l’écrit
Heidegger, « s’avise de les utiliser151 » ? Si « elle [la technique moderne] aussi est un
dévoilement152 », ce dévoilement ne prend toutefois pas la forme d’une ποίησις, mais d’une
« pro-vocation (Heraus-fordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une
énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée.153 » Notons
d’emblée que le mot allemand « Herausforderung » qui caractérise ici le mode de
dévoilement de la technique moderne, pouvant être rendu en français par les termes de
« défi » ou de « provocation », apparaît comme affublé d’une connotation toute différente de
celui de « ποίησις » qui caractérisait encore la τέχνη traditionnelle154 : si, par exemple, les
ailes d’un moulin à vent « tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle155 »,
elles ne fonctionnent pas en vue d’une extraction et d’une accumulation subséquente

connaissons aujourd’hui dans notre histoire ; innovation scientifique qui, pour elle, ne commence réellement
qu’à la Renaissance.
149
Conception dont nous avons déjà conclu qu’elle était dangereuse, en ce qu’elle masque la véritable essance
de la technique moderne – tout comme la pensée ontique manque toujours l’Être.
150
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 20.
151
Ibid.
152
Ibid.
153
Ibid.
154
Nous maintenons ici le pari d’étendre l’analyse de la τέχνη et le monde de la manœuvre dans Sein und Zeit,
associé par Heidegger lui-même à l’époque grecque, à toute civilisation préindustrielle, τέχνη se rapprochant
alors de « savoir-faire traditionnel ».
155
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 20.

40
d’énergie. La vie du meunier était rythmée par le souffle du vent lui-même, qui lui dictait les
heures où il pouvait accomplir son travail. Au contraire, une centrale électrique établie sur
un cours d’eau « somme » (stellt) ce dernier de « livrer sa pression hydraulique, qui somme à
son tour les turbines de tourner », mouvement qui « fait tourner la machine dont le mécanisme
produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis 156
».

Par cette provocation (Herausforderung), le cours d’eau n’apparaît plus comme le


vent au meunier, c’est-à-dire comme une φύσις ayant son principe en elle-même et qui par-
là rythme la vie même du Dasein : à l’opposé, le cours d’eau est lui-même provoqué à livrer
son énergie et obtient par-là sa propre phénoménalité. Prenant l’exemple du Rhin, Heidegger
écrit : « ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique,
il l’est de par l’essence de la centrale157 ». S’il est un objectum, c’est au sens bien restreint où
l’objectivité équivaut à une totalité que l’on requiert, à un « stock » disponible plutôt qu’à un
ob-jet (Gegenstand) que constituerait l’ego ou le sujet. De manière analogue, si l’agriculture
des cultures traditionnelles visait essentiellement à produire suffisamment afin de nourrir sa
communauté, où « cultiver (bestellen) signifiait encore : entourer de haies et entourer de
soins »158 ; si le paysan, loin de provoquer la terre qu’il cultivait, « sèm[ait] le grain, confi[ait]
la semence aux forces de croissances et veill[ait] à ce qu’elle prospère »159, le dévoilement
propre à la technique moderne, de son côté, somme la nature et la met en demeure de livrer
les énergies qui y sont cachées. « Par cette imposition », écrit Heidegger, le pays du paysan
« devient zone charbonnière, le sol, lieu de concentration minière160 ».

C’est donc la nature elle-même, la φύσις au sens grec, qui est prise dans le
« tourbillon » de la pro-vocation (Herausförderung). Prenons un instant pour définir
correctement ce terme : que faut-il entendre ici par la « φύσις » des Grecs ? Pour Heidegger,

156
Ibid., p. 21.
157
Ibid., p. 22.
158
Ibid., p.20.
159
Ibid., p.21.
160
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », Po&sie, vol. 115, no. 1, 2006, pp. 7-24. (Conférence prononcée en 1949,
trad. franç. par S. JOLLIVET.) En note directe à cette citation, Heidegger ajoute : « le sol, le pays – le
dépaysement (Heimatlose) du fonds ! ». On entrevoit ici de la technique sur la condition humaine, qui revêtira
les traits du dépaysement (Heimatlosigkeit) et du déracinement.

41
« la φύσις, par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi une pro-duction, est ποίησις
[…], au sens le plus élevé (im höchsten Sinne). Car ce qui est présent φύσει a en soi cette
possibilité de s’ouvrir [...], par exemple la possibilité qu’a la fleur de s’ouvrir dans la
floraison. »161 La φύσις est donc cette nature, en un sens inaltérée, qui tire d’elle-même le
principe (Ἄρκη) de son ouverture (au sens d’une ποίησις autarcique, donc d’une ποίησις «
au sens le plus élevé [im höchsten Sinne] »), et s’oppose dès lors à la « nature » de la science
moderne, comprise comme ensemble causal de phénomènes gérés par des lois (donc, une
ποίησις déterminée par un législateur, une pro-duction dont l’Ἄρκη est comprise comme
« cause efficiente »). Revenons à l’agriculture : plutôt qu’un rapport de Dasein à la φύσις, où
le premier tire de la seconde une subsistance qu’elle pro-duit elle-même en tant que ποίησις
insigne, l’agriculture moderne « a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture
(Bestellen) d’un autre genre, qui requiert (stellt) la nature […] au sens de la pro-vocation »162,
et la culture des champs de jadis « est aujourd’hui une industrie d’alimentation
motorisée »163. Intégré dans une longue chaîne de moyens et de fins, dont on peut pour
l’instant noter qu’elle correspond d’un point de vue formel à la totalité légale de la succession
des causes et des effets qui, selon Kant, constituait le principe d’unité de la nature164, le
dévoilement qui régissait le mode de culture de nos ancêtres s’est renversé et a pris la forme
d’une accumulation mécanique de toutes les énergies naturelles possibles en tant que moyens
les unes pour les autres, où « l’air est requis pour la fourniture d’azote, le sol pour celle de
minerais, le minerai par exemple pour celle d’uranium, celui-ci pour celle d’énergie
atomique, laquelle peut être libérée pour des fins de destruction ou pour une utilisation
pacifique165 », et ce, ad nauseam.166

161
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 16.
162
Ibid., p. 21.
163
Ibid.
164
Cf. KANT, Prolégomènes, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1930, par. 14-17, AK IV, 294-297 ; p. 61-66 : « La
nature est l’existence des choses en tant que celle-ci est déterminée par des lois universelles. » Cela deviendra
important lorsque nous expliciterons la provenance métaphysique et historiale du Dispositif technique.
165
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 21.
166
Si la libération de l’énergie de l’atome peut en effet être utilisée à des fins pacifiques, force est de constater
qu’une fois l’énergie atomique rendue possible par les travaux des physiciens du début du siècle dernier, son
utilisation à des fins de destruction est devenue inévitable : le Ge-stell, et non le Dasein, est aux commandes.
À titre d’exemple, la funestement célèbre lettre d’Albert Einstein au président américain Roosevelt, où le
physicien, pourtant pacifiste, met en marche l’engrenage qui, à travers le projet Manhattan, mènera à
l’annihilation de deux villes japonaises et de leurs populations respectives.

42
Le mode de dévoilement qui régit la technique moderne, comme « requérir », prend
certes la forme d’une accumulation ; mais cette accumulation n’est pas accomplie comme en
vue d’elle-même. Ce « requérir » est compris par Heidegger comme « avancement »
(Fördern)167 en un double sens : d’une part, il « fait avancer, en tant qu’il ouvre et met au
jour »,168 c’est-à-dire qu’il dé-voile (Ent-birg) au sens précédemment explicité de l’ἀλήθεια,
qu’il laisse venir à la présence (Anwesen) une chose en tant que quelque chose (als Etwas),
par exemple, le Rhin en tant que source d’énergie murée dans la centrale, en tant que lieu
d’une industrie touristique, etc. D’autre part, cet « avancement » (Fördern) vise également à
« faire avancer » d’une autre manière ce dont il est question, « c’est-à-dire, » écrit Heidegger,
« à la pousser en avant vers son utilisation maximum et au moindre frais169 ». Non seulement,
donc, le Rhin sera, dépendamment de l’industrie qui le phénoménalise comme fonds
(Bestand)170 source d’énergie ou lieu d’une industrie touristique, mais de surcroît, il devra
l’être sous le mode de l’efficacité (Wirklichkeit)171 la plus grande. On retrouve ici à l’œuvre
la logique de l’efficacité et de la production que nous reconnaîtrons bientôt aussi dans le
système capitaliste qui régit actuellement l’économie mondiale. Selon Heidegger, « le
charbon extrait (gefördert) dans le bassin houiller »172 que l’écorce terrestre s’est dévoilée
être « n’est pas “mis là” pour qu’il soit simplement là et qu’il soit là n’importe où »173. Il est
au contraire « stocké », c’est-à-dire qu’« il est sur place pour que la chaleur solaire
emmagasinée puisse être, comme telle, “commise”174 » ; chaleur qui servira à son tour «  à la
livraison de la vapeur, dont la pression actionne un mécanisme et par-là maintient une

167
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 21.
168
Ibid.
169
Ibid.
170
Nous comprendrons bientôt mieux ce qu’il faut entendre par ce terme, qu’on peut traduire par « réserve »
ou « fonds ». Cf. HAASE, Ullrich. « Les sciences modernes et l’être », dans Noesis, 9, 2006, p. 17 : « Le calcul
en tant qu’essence de la technique pose l’étant dans son effectivité, c’est-à-dire, en tant que Bestand (durée,
réserve). Mais il trouve sa possibilité historique dans la définition antérieure du savoir comme représentation,
ce qui est, en plus, la raison pour laquelle la technè doit être comprise en tant que mode du savoir. »
171
Il est toujours fascinant de constater que les Allemands, par ce terme, en sont venus à désigner ce que nous
entendons par « réalité » : si la réalité (Realität) est l’effectif (Wirklich), le Rhin de l’industrie touristique ou de
la centrale électrique est-il en ce sens plus réel que le Rhin mythique du poème d’Hölderlin ? Au sens de la
science moderne – et, comme nous nous apprêtons à le voir, de la métaphysique qui la porte et la rend possible
–, définitivement. Sur le plan ontique, de toute façon, on a qu’à regarder attentivement des images satellites du
fleuve lui-même pour être forcés d’avouer, en raison de l’étendue des travaux liés à la Rheinrektifikation
(correction du cours du Rhin Supérieur) accomplie au XIXe siècle que le Rhin de l’hymne d’Hölderlin n’existe
de facto plus.
172
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 21.
173
Ibid.
174
Ibid.

43
fabrique en activité175 ». Toute énergie accumulée de la sorte est donc elle-même à la
remorque de la production d’autres étants, dans un enchevêtrement infini de causes et
d’effets.

Chaque objet (Gegenstand) devient dès lors un fonds (Bestand) dont la phénoménalité
est toujours déjà, en tant que moyen, à la remorque de fins qui sont elles-mêmes des moyens :
la chaleur du charbon pour l’énergie, l’énergie pour la fabrique, la fabrique pour la
consommation, la consommation pour le « marché », et ainsi de suite. Cette totalité en vient
à constituer comme une immense « machine », où le mouvement de la pression hydraulique
provenant de la centrale « fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant
électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de
transmission176 » ; totalité à partir de laquelle, « à partir de la mise en place de l’énergie
électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis177 », certes
encore comme le fleuve du paysage d’autrefois, mais « pas autrement que comme un objet
pour lequel on passe une commande (bestellbar), l’objet d’une visite organisée par une
agence de voyages, laquelle a constitué (bestellt) là-bas une industrie de vacances.178 » Le
dévoilement qui régit la technique moderne est ainsi une interpellation (Stellen) au sens d’une
provocation (Herausfordern), laquelle « a lieu lorsque l’énergie cachée dans la nature est
libérée, que ce qui est ainsi obtenu est transformé, que le transformé est accumulé, l’accumulé
à son tour réparti et le réparti à nouveau commué179 ». Michel Henry, dans son article Le
concept de l’être comme production, décrit ainsi la « provocation » à l’œuvre dans la
technique moderne :

Ce dévoilement qui livre la nature comme un fonds de réserves, de matières


premières et d’énergie, comme un fonds à exploiter, et cela de telle manière que
cette exploitation soit poussée au maximum […] commet la nature à nous livrer

175
Ibid. Également, « Le dispositif », p. 13. : « Mais où, en l’occurrence, va donc le charbon une fois extrait de
la zone charbonnière ? Il n’est pas déposé, comme la cruche sur la table. De même que le sol est mis à disposition
sous forme de charbon, le charbon est quant à lui requis, c’est-à-dire sollicité afin de livrer de la chaleur ; ce en
quoi cette même chaleur est déjà disposée à fournir de la vapeur dont la pression actionne l’engrenage par lequel
une usine est mise en activité, elle-même requise pour le fonctionnement des machines qui produiront les outils
par lesquels, en retour, les machines seront mises en état de marche et entretenues. »
176
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 21.
177
Ibid., p. 22.
178
Ibid.
179
Ibid.

44
tout ce dont nous pouvons faire quelque chose. Cette provocation de la nature est
la manière dont l’être nous interpelle aujourd’hui.180

Nous reviendrons à cette relation entre l’être et la technique dans le chapitre suivant,
portant sur l’historialité de cette dernière. Poursuivons pour l’instant notre réflexion : nous
disions du dévoilement décrit par Heidegger qu’il « régit » la technique moderne. Nous
disions également qu’il se « déploie » comme une interpellation (Stellen) et une provocation
(Herausfordern). Mais ce dévoilement « ne se déroule pas purement et simplement181 » et
« ne se perd pas non plus dans l’indéterminé182 » : au contraire, il semble d’une manière
inquiétante tenir sa propre direction de lui-même, en ce que moyens et fins s’enchevêtrent
les uns aux autres dans le réseau que nous venons brièvement de décrire. Il nous est
maintenant nécessaire de décrire la tenure de cet « enchevêtrement » des étants, qui semble
constituer un tournis (Taumel) et un emballement, en tant que « direction » assurée par le
dévoilement, ce qui nous permettra de comprendre comment la totalité de l’étant se
phénoménalise comme « fonds » (Bestand) et devient ainsi une « pièce de rechange » dans la
« machine » technologique – analogiquement à la manière dont les concepts de la tradition,
dans les philosophies qui prétendent avoir dépassé la métaphysique, deviennent eux-mêmes
de simples « fonds » mis à disposition du logicien ou de l’historien de la philosophie.

2.1.2. L’étant, l’objet et le « fonds » (Bestand)

En vue de quoi le dévoilement que nous continuons de décrire avec Heidegger se


réalise-t-il ? « La direction elle-même [de ce qui est dévoilé], » écrit Heidegger, « est partout
assurée. Direction et assurance (de direction) sont même les traits principaux du dévoilement
qui pro-voque.183 » En quoi consiste cette « direction » qui est partout assurée par le
dévoilement qui régit la technique moderne ? Nous disions plus tôt que « direction » et
« sens » (au sens de signification) faisaient tous deux partie prenante du « sens » (au sens
large) de l’étant dévoilé. Si nous revenons à notre exposition de la quadruple causalité
aristotélicienne telle que réinvestie par Heidegger, on peut penser que la causa finalis de la

180
HENRY, M., « Le concept de l'être comme production », Revue Philosophique de Louvain, 1975, pp.79-107.
181
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 22.
182
Ibid.
183
Ibid.

45
pro-duction au sens de l’Herausforderung est, à l’instar de celle d’un système logique
autoréférentiel, automatisée et interne à l’Herausforderung elle-même : le dévoilement qui
interpelle pro-duit l’étant, au sens où nous l’avons décrit, avec comme seul Τέλος le
« commettre » lui-même et sa réalisation efficace et à moindre frais. C’est-à-dire que les
étants ainsi dévoilés s’enchaînent les uns aux autres dans une automation où l’étant a certes
une direction, mais n’a plus de sens, et où, comme nous l’avons déjà vu, le fleuve doit livrer
son énergie hydraulique, qui à son tour doit produire une énergie électrique, qui, pour sa part,
permet à une usine de fonctionner afin de pouvoir produire des biens de consommation qui
seront ensuite vendus pour faire tourner la « machine »184. Dans cette « interpellation pro-
voquante » qui semble constituer une spirale et un emballement continu185, l’étant est
« partout commis à être sur-le-champ au lieu voulu, et à s’y trouver de telle façon qu’il puisse
être commis à une commission ultérieure186 », c’est-à-dire que ce qui est réalisé par ce
dévoilement est posé comme stable (Stand), position stable qu’Heidegger nomme le « fonds »
(Bestand)187.

Que faut-il entendre par ce terme de « fonds » ? « Promu à la dignité d’un titre188 », le
« fonds » « caractérise la manière dont est présent tout ce qui est atteint189 » par le
dévoilement technique de l’étant. C’est-à-dire que tout étant, à l’époque de la technique, verra
sa phénoménalité se constituer comme « fonds ». L’étant n’est plus « en face de nous comme
objet (Gegenstand) » pour un sujet, c’est-à-dire constitué en sa phénoménalité comme
quelque chose (als Etwas), comme par exemple dans la corrélation noético-noématique
husserlienne ; non, il nous apparaît au contraire toujours déjà comme un fonds, c’est-à-dire
quelque chose qui est commissible et qui peut l’être à tout moment. L’avion commercial sur
la piste de décollage n’est pas un objet au sens d’un Gegenstand, d’un objectum qui serait
jeté-contre un subjectum, c’est-à-dire qui pourrait être compris par lui et qui lui apparaîtrait

184
Il est d’ailleurs intéressant de voir avec Marx comment c’est la production, à l’époque capitaliste, qui rend
la consommation nécessaire et en dicte à la fois la « direction » et l’étendue, et non l’inverse. Cf. Marx, K., Le
Capital, Livre III, Chapitre XV, 1865 sur les crises de surproduction du capitalisme. Nous traiterons bientôt de
la parenté entre le Ge-stell heideggérien et la « Machinerie » de Marx.
185
Spirale face à laquelle, écrit Heidegger, « des dieux si lointains sourient » (Und fernste Götter lächeln über
diesen Taumel), Réflexions XI, par. 40 [52-53], p.393.
186
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 23.
187
Ibid.
188
Ibid.
189
Ibid.

46
tel ; il est au contraire de telle manière qu’il soit prêt à s’envoler, à accueillir des passagers
qui ont acheté leurs billets dans une industrie, etc. L’avion est sous le mode de la
disponibilité, il est ainsi un fonds disponible et un capital de ressources industrielles. De plus,
l’avion tient son être même de sa possibilité de transport, qui elle-même ne fait sens qu’au
sein d’une industrie constituée comme le transcendantal matériel — plutôt que subjectif —
de l’ob-jet « avion », qui, par-là même n’en est plus vraiment un, en tant qu’il n’est pas
constitué ou jeté-contre un subjectum. Françoise Dastur, dans son article « Heidegger,
penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », résume ainsi le passage de l’ob-jet
au fonds :

Dans l’horizon de la technique moderne, les rapports de l’homme et de l’objet ne


se laissent plus cerner à la manière classique : car rien ne se présente plus sous la
figure de l’ob-jet (Gegenstand), c’est-à-dire d’un vis-à-vis du sujet, mais tout
apparaît au contraire comme fonds et réserve de puissance (Bestand) pour le
sujet.190

Il apparaît ainsi que ce qui autrefois se phénoménalisait comme objet (Gegenstand)


pour un sujet ne se réalise aujourd’hui que comme « fonds » (Bestand). Nous reviendrons par
la suite sur cette transition, qui sera insérée dans le cadre beaucoup plus large de la
Seynsgeschichte et d’une « histoire de la métaphysique » menant jusqu’à nos jours afin de
comprendre l’historialité (geschichtlichkeit) de la Technique moderne. Pour l’instant, il s’agit
de comprendre comment la logique interne du phénomène de la technique moderne tel que
nous l’avons décrit jusqu’à présent peut être interprétée par Heidegger comme « Ge-stell »,
c’est-à-dire comme « Dispositif ».

2.2. Le Dispositif (das Gestell)

2.2.1. Remarques préliminaires sur la notion de « Gestell »

190
DASTUR, F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », Po&sie, 2006/1 (N°
115), p.12.

47
Poursuivons un instant notre lecture de l’article de Françoise Dastur, « Heidegger,
penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », qui y décrit le passage de la relation
sujet-objet au mode de dévoilement neuzeitlich de l’étant, où la « disparition de l’objet dans
la calculabilité intégrale va […] de pair avec la disparition du sujet lui-même »191 — le « sujet
moderne » et toute sa société étant soumis « à la puissance provocante de ce que Heidegger
nomme le Gestell »,192 terme dont il s’agit maintenant de comprendre toute l’étendue. Le
Gestell « provoque [le “sujet”] à aborder la nature comme un objet de recherche, jusqu’à ce
que l’objet, lui aussi, disparaisse dans le sans-objet du fonds193 ». L’homme, dans cette
perspective, ne semble plus être « aux commandes » de la Technique moderne, constat qui
nécessite et justifie selon Heidegger l’usage de ce terme de Gestell, terme fondamental
(Grundwort) qui désignera désormais pour nous l’essance (Wesen) — où le déploiement
d’essence (Wesung) — de la Technique neuzeitlich. Dans la conférence de 1953, Heidegger
écrit :

Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet n’est-elle pas
un acte purement humain. C’est pourquoi il nous faut prendre telle qu’elle se
montre cette pro-vocation qui met l’homme en demeure de commettre le réel
comme fonds [et qui] rassemble l’homme dans le commettre. Pareil
« rassemblant » concentre l’homme (sur la tâche) de commettre le réel comme
fonds.194

En ce sens, sujet et objet sont comme aspirés dans le tournis (Taumel) du mode de
dévoilement — Herausforderung, interpellation provoquante — qui régit complètement la
Technique moderne. Dans une conférence intitulée « Das Gestell »195 qui consiste en une
première version du texte de La question de la technique prononcée quatre ans avant la
parution de cette dernière (1949) et récemment traduite par Servanne Jollivet, Heidegger
décrit plus longuement sa compréhension de l’interpellation provocante qui fait de l’étant un
fonds. Si, dans une époque ou un lieu donné — incidemment, notre modernité occidentale,
alors même qu’elle tend à s’étendre au globe tout entier —, « le fonds (Bestand) gagne en

191
Ibid.
192
Ibid.
193
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.25.
194
Ibid. p.26.
195
Conférence dont le texte de La question de la technique est une version ultérieure et entièrement remaniée.
Cf. HEIDEGGER, M., « Das Ge-Stell », dans Einblick in was ist, GA 79 ; trad. fr. par Servanne Jollivet, dans
Po&sie, vol. 115, no. 1, 2006, pp. 7-24.

48
puissance, c’est alors aussi l’objet, en tant qu’il caractérise ce qui est présent, qui est amené
à s’effondrer.196 » C’est donc dire que la présence de ce qui est présent s’efface dans un autre
mode d’être : la subsistance (Bestehtung). « Posé » (gestellt) comme fonds, l’étant subsiste
(besteht) « pour autant qu’il est disposé en vue d’une imposition197 » en vertu de laquelle il
peut à tout moment être utilisé, requis. Subsistant, il reçoit son être non pas en tant que
contrepartie du sujet (sub-jectum), c’est-à-dire un objet (ob-jectum), mais en tant qu’il est
disponible en vue d’une utilisation subséquente. Cette dernière « dispose chaque chose par
avance de telle sorte que ce qui est ainsi requis succède à ce qui s’ensuit198 », et c’est ainsi
que « tout est disposé (gestellt) : à la suite de… 199». Tout étant dévoilé comme fonds est ainsi
« à la suite de » — comme nous l’avons vu, la centrale « à la suite » du fleuve détermine « par
avance » son essence — la suite étant « commandée par avance comme ce qui en résulte »200.
Cette « disposition (Stellen) spécifique » de la subsistance du fonds comme toujours
déterminée par ce dont elle est coupée, c’est-à-dire par « les suites ultérieures du résultat201 »,
Heidegger la nomme « im-position (Be-Stellen). »202

Nous avons vu que l’étant comme fonds (Bestand) subsiste (besteht) en tant que résultat
d’une imposition (Bestellen), ou tout est disposé « (gestellt) à la suite de… ». Mais avons-
nous réellement progressé dans notre compréhension du mot de « Gestell » comme désignant
ce qui régit le dévoilement de l’étant de notre modernité comprise au sens des « Temps
nouveaux » (Neuzeitichkeit) ? Il semble au premier abord que nous n’avons fait, dans la
section présente et la précédente, que procéder à une accumulation sèche de termes provenant
de l’allemand ; termes qu’on pourrait accuser Heidegger d’avoir choisis simplement pour
leur « résonance » commune. Ce n’est bien évidemment pas le cas203. Le langage n’est

196
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.10.
197
Ibid.
198
Ibid. p.11.
199
Ibid.
200
Ibid.
201
Ibid.
202
Ibid. p.10-11.
203
Cf. « La question de la technique », p. 27 : « Peut-on pousser la bizarrerie encore plus loin ? Sûrement pas.
Seulement cette bizarrerie est un vieil usage de la pensée. Et les penseurs, à vrai dire, s'y conforment justement
lorsqu'il s'agit de penser ce qu'il y a de plus élevé. Nous autres, tard-venus, ne pouvons plus mesurer la portée
de l'acte par lequel Platon ose employer le mot eidos pour ce qui déploie son être en tout ct en un chacun. Car,
dans la langue de tous les jours, eidos; signifie l'aspect qu'une chose visible offre à notre œil corporel. Platon

49
jamais, pour parler comme Gadamer, un simple outil que les hommes pourraient ajuster204 ;
il constitue bien plutôt, sous les traits précédemment explorés du Discours (die Rede), le
medium insigne du rapport de l’homme à son monde, c’est-à-dire, de manière un peu barbare,
le « ce-de-quoi » est fait le sens qui jaillit dans l’ouverture compréhensive du Dasein.

Si, depuis Aristote, le discours philosophique est essentiellement compris de manière


apophantique, c’est-à-dire en lien avec l’énoncé et à la possibilité que cette forme langagière
recèle d’être « vraie », Heidegger détermine l’essence du langage de manière critique envers
cette tradition. En tant que « Discours » (Rede), le langage est non seulement apophantique
au sens traditionnel du terme, mais il l’est, comme nous l’avons précédemment mentionné,
au sens où l’on doit entendre dans « apophansis » la résonance de φαίνεισθαι, se-montrer205.
Contrairement au langage philosophique tel que traditionnellement compris comme énoncé
susceptible d’être vrai, la langue est ici un « laisser-venir-en-présence » et permet ainsi un
rapport à l’essence de ce qui est à penser : la technique moderne. En ce sens, le terme de
« poser » (Stellen) que nous retrouvons à la fois dans l’im-position (Be-Stellen) comme
disposition particulière du fond et dans le mot qui nous occupe (Gestell) n’est absolument
pas neutre et nécessite au contraire une attention particulière. Si nous pensons ce terme de
« poser » à partir de la pro-duction (Her-stellung), on voit que « ce qui est pro-duit ne coïncide
pas avec le simple confectionné 206», mais qu’il relève plutôt « de ce domaine qui nous [le
Dasein] concerne, ce en quoi il est posé en une certaine proximité207 » – proximité dont on

exige cependant de ce mot quelque chose de très insolite : qu'il désigne ce qui précisément n'est pas, n'est jamais
perceptible par les yeux du corps. Mais même ainsi on n'en a pas encore fini avec l'extraordinaire. Car idea ne
désigne pas seulement l'aspect non sensible de ce qui est sensiblement visible. Ce qui constitue l'essence dans
ce qu'on peut entendre, toucher, sentir, dans tout ce qui est de quelque manière accessible : cela est appelé «
aspect », idea, et est aussi tel. Au regard de ce que Platon, ici et dans d'autres cas, exige de la langue et de la
pensée, l'usage que nous nous permettons de faire en ce moment du mot Gestell pour désigner l'essence de la
technique moderne, est presque inoffensif. »
204
Cf. GADAMER, H.-G., Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Seuil,
Paris, 1996, p. 402 : « Nous maintenons d’abord que le langage, qui permet qu’une chose soit exprimée, n’est
pas une possession dont puisse disposer l’un ou l’autre interlocuteur. Tout dialogue présuppose un langage
commun, ou mieux : tout dialogue donne naissance à un langage commun. […] Ce n’est pas là un processus
extérieur, qui se bornerait à ajuster des outils ; il n’est absolument pas exact de dire que les interlocuteurs
s’adaptent l’un à l’autre ; dans le dialogue réussi, ils se soumettent au contraire tous les deux à la vérité de la
chose, et cette vérité les unit en une communauté nouvelle. »
205
KOCKELMANS, J., On Heidegger and Language, Northwestern University Press, Evanston, 1972, p.143.
206
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.11.
207
Ibid.

50
verra bientôt qu’elle est, tout comme la distance, évacuée par le dévoilement propre à la
technique moderne.

Voyons avec Heidegger comment s’effectue cette pro-duction du « fonds »


(Bestand) : le cercueil, par exemple, produit par le menuisier dans un village reculé, n’est pas
simplement une « simple caisse destinée à un cadavre208 » posée-là comme subsistante et
mise-à-disposition ultérieure, mais bien plutôt un objet tirant son sens — au double sens
mentionné précédemment — d’un rapport de « proximité » au Dasein humain, plus
précisément dans le cas qui nous occupe, le défunt auquel le cercueil est destiné dans son être
même. Au contraire, dans « l’industrie funéraire motorisée des grandes villes209 », hommes
et femmes sont soumis à un emploi, « commandés, concernés par un poste qui en dispose,
c’est-à-dire qui les requiert210 ». Dans cette industrie, « l’un dispose l’autre, […] le mobilise
et en dispose », « exige de lui qu’il l’informe et lui rende des comptes », en vue de la
production, au moindre frais, d’un plus grand nombre possible de « caisses destinées à un
cadavre211 » qui, au contraire du cercueil d’antan qui était toujours déjà en vue d’un Dasein
humain particulier, auront ensuite besoin de morts anonymes pour venir les remplir, défunts
dont les familles financeront l’industrie dont il est question ; qui viendront également remplir
un terrain dévoilé par l’industrie comme endroit où l’on accumule les « caisses destinées à
un cadavre », pour être finalement surmontées d’une pierre industriellement taillée
spécifiquement mise à disposition pour que l’on puisse y graver le nom — indifférent au
processus — de l’anonyme que l’on met sous terre.212

Résumons le chemin parcouru : chaque rouage de ce système est finalement à la


remorque du suivant, « mis à disposition » (gestellt) par ce dernier. Il nous est désormais
possible, avec Heidegger, de « consentir » à « pénétrer plus avant cette signification du mot

208
Ibid.
209
Ibid.
210
Ibid.
211
Ibid.
212
Rappelons que Heidegger considère que seul l’homme est « capable de la mort en tant que mort », c’est-à-
dire de la « possibilité de l’impossibilité de tout exister » (Être et temps, par. 53 p. 262.) ; si le Dasein, en
mourant, peut réellement dire « je suis » en ce qu’il accomplit une possibilité qui est accordée à l’homme seul,
on peut se demander si le « défunt » dont le processus post-mortem vient d’être décrit accomplit réellement
cette possibilité.

51
poser213 » : à l’aune de la phénoménalité technique neuzeitlich, « poser » signifie désormais
« solliciter, requérir, contraindre à se soumettre », disposition qui advient comme « mise à
disposition (Gestellung).214 »

2.2.2. Traduction par « Dispositif » et formation du terme « Ge-stell » en langue allemande

Cette « mise à disposition » (Gestellung) systématique de tout étant, Heidegger en


décrit l’armature par le substantif technique de Gestell. Que signifie ce terme ? Commençons
par sa formation grammaticale : le suffixe allemand ge — sert généralement de
« rassemblant », terme que nous comprenons désormais, par exemple dans Gebirg (chaîne de
montagnes) plutôt que Berge (monts). Comme nous l’avons vu précédemment, la Stellung
équivaut pour sa part à une position. Ainsi, l’« appel pro-voquant qui rassemble l’homme
(autour de la tâche) de commettre comme fonds ce qui se dévoile », c’est-à-dire en vue de
poser l’étant comme fonds, Heidegger le nomme Ge-stell, mot qui, à ses propres dires, est
utilisé « dans un sens qui jusqu’ici était parfaitement insolite215 », et que nous pouvons
provisoirement nous risquer à comprendre comme « ensemble des positions » et « position
de l’ensemble ». Ici, toutefois, le verbe stellen — dont provient la racine -stell – « ne désigne
pas seulement la provocation [et] doit conserver en même temps les résonances d’un autre
stellen dont il dérive, à savoir celles de cet her-stellen (“placer debout devant”, “fabriquer”)
qui est uni à dar-stellen (“mettre sous les yeux”, “exposer”) et qui, au sens de la ποίησις, fait
apparaître la chose présente dans la non-occultation. »216 Le Ge-stell est ainsi le « lieu » de la
fabrication (Her-stellung) et de l’exposition (Dar-stellung) de l’étant.

Dans le Gestell advient la non-occultation (Unverborgenheit, ἀλήθεια) correspondant


au dévoilement de la Technique des Temps nouveaux (Neuzeit). Par celui-ci advient le
commettre pro-voquant, c’est-à-dire le régime de phénoménalisation de l’étant propre à notre
époque. En effet, le commettre provoquant met l’étant en demeure afin qu’il lui livre une
disponibilité totale, et, par-là, le force à adopter un certain mode d’être, une forme

213
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.11.
214
Ibid.
215
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 18.
216
Ibid.

52
phénoménale qu’il faudra bientôt comprendre sous les traits de la calculabilité intégrale.
Restons-en pour l’instant au Ge-stell : comment traduire ce terme quelque peu énigmatique ?
Dans sa traduction des Essais et conférences — qui contiennent le texte français de « La
question de la technique » auquel nous nous référons principalement —, André Préau opte
pour traduire « Ge-stell » par le mot d’« Arraisonnement », qui, bien qu’il insiste sur les
caractères rationnel et provoquant du Ge-stell, ne dit pas grand-chose de la forme qu’il prend
et semble de plus tombé dans une certaine désuétude. Nous opterons plutôt, avec François
Fédier et d’autres217, pour l’utilisation du mot de « Dis-positif », qui a l’avantage d’insister
sur les caractères systémique et instrumental du Ge-stell, qui, selon la conférence de 1949,
constitue « le rassemblement unifié à partir de lui-même de la disposition au sein duquel tout
ce qui est disponible se déploie en son fonds », c’est-à-dire « l’imposition universelle, unifiée
à partir d’elle-même, de l’entière disponibilité de tout ce qui est présent en sa totalité218 ».
Pour Dominique Pradelle, le terme de Gestell recèle une ambiguïté, c’est-à-dire que
« l’époque ultime du Wesen de la technique est celle du plus grand danger, mais en tant
qu’ultime époque [de la métaphysique] elle est aussi celle où peut se penser »219 le
déploiement historial de l’essence de la technique. Ainsi, note-t-il, « Dis-positif est la moins
mauvaise traduction, en ce qu’elle laisse entendre la mise à disposition (Bestellen) de
l’étant »220. Le Dispositif se comprend comme l’armature logique de la phénoménalité
neuzeitlich. À l’époque du Dispositif, il ne s’agit plus pour l’homme d’ajuster sa faculté de
connaître afin de tenter de dévoiler un « en-soi » qui serait le fond insondable de l’objet
(Gegenstand) ; non, il s’agit bien plutôt d’« arraisonner » le réel à une nécessité de

217
Sur la traduction française de « Ge-stell » par « Arraisonnement », cf. PERRIN, Christophe. « Une guerre à
couteaux tirés. Heidegger et le rationalisme », Les Études philosophiques, vol. 106, no. 3, 2013, pp. 397-422. «
Parce que c’est là trop faire la belle part à la raison qui, certes, soumet la nature à son principe en l’obligeant à
« rationem reddere » (GA 10, 34.), mais dont le Ge-stell n’est pas le simple effet, François Fédier opte, lui,
pour dispositif. Néanmoins, le ge- du Ge-stell rassemble là où le dis- du dispositif sépare. Soit, « au regard de
ce que Platon exige de la langue et de la pensée, l’usage […] du mot Gestell pour désigner l’essance de la
technique moderne est presque inoffensif ». Reste qu’il demeure peut-être trop idiomatique pour recevoir un
strict équivalent hors l’allemand. Aussi est-ce moins la traduction du terme qui fait question que l’explicitation
qu’en offre Heidegger. » Nous tenterons par conséquent moins de justifier notre usage du terme de « Dispositif
» pour traduire le Gestell heideggérien que d’en expliciter les tenants et aboutissants.
218
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p. 15.
219
PRADELLE, D. « Remarques sur la traduction de certains termes heideggériens », dans Philosophie, 2019/1
N° 140, p. 82.
220
Ibid.

53
production, d’extraction, d’accumulation et de consommation, c’est-à-dire de forcer l’étant à
prendre les traits de la calculabilité intégrale, et ce, avec la plus grande efficacité possible.

2.2.3. Le Dispositif : équi-valence de l’ensemble des étants comme « pièces de rechange »

Récapitulons : nous avons d’abord montré en quoi la technique moderne, en tant que
pro-duction (Her-vor-bringen), participe du domaine de la vérité-dévoilement (ἀλήθεια) sous
le mode de l’interpellation (Stellung). Ce faisant, elle somme l’étant d’apparaître comme
Fonds (Be-stand) ; Fonds qui n’est plus un objet (Gegenstand) produit par un sujet, mais bien
plutôt constitué par la mise à disponibilité intégrale du tout de l’étant, dont l’architecture ou
le « squelette » est comprise par Heidegger comme « Ge-stell ». Dans Das Gestell, Heidegger
écrit :

Dans le Ge-stell se produit (ereignet sich) cette non-occultation, conformément


à laquelle le travail de la technique moderne dévoile le réel comme fonds
(Bestand). Aussi n’est-elle ni un acte humain ni encore moins un simple moyen
inhérent à un pareil acte. La conception purement instrumentale, purement
anthropologique, de la technique devient caduque dans son principe […].221

De retour devant cette conception anthropologique-instrumentale la plus courante que


nous avions d’emblée rejetée en raison du concept de différence ontologique, il semble
désormais que cette conception courante atteigne une limite essentielle : ni moyen, ni acte
humain, la technique moderne est dévoilement du réel. C’est donc dire que tout acte humain
et tout moyen employé par les hommes dépend toujours déjà du mode d’être de l’étant qu’il
rencontre, et à l’ère de la technique qui est la nôtre, le tout de l’étant, comme nous l’avons
vu, est dévoilé dans la non-occultation comme Fonds (Bestand) disponible. Revenons un
instant au terme de « travail » utilisé par Heidegger dans la citation précédente. Le « travail
de la technique moderne » qui dévoile l’étant peut-il être assimilé au complexe industriel et
financier qui régit la production de tout étant dans le système économique actuel ? Il semble
évidemment y avoir une affinité entre la description heideggérienne du Gestell et, par
exemple, la description que Marx fait du capitalisme. Nous tenterons bientôt de répondre à
cette question. Cependant, nous risquons de ne pouvoir atteindre une réponse satisfaisante

221
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 28.

54
que lorsque nous traiterons du caractère historial de l’avènement de la Technique moderne
au cours du troisième chapitre de ce travail.

Tentons pour l’instant de « pénétrer plus avant » dans l’essance de celle-ci identifiée
comme « Dispositif » : « le Gestell », écrit Heidegger, « est l’essence déployée de la
technique. Sa disposition est “universelle” », c’est-à-dire qu’elle « s’adresse à la totalité de
tout ce qui est présent222 ». Ainsi, chaque chose qui déploie sa présence se verra imposer un
mode d’être propre par le Dispositif : « tout ce qui est l’est comme pièce de ce fonds, selon
les modalités les plus variées et la façon dont elles se déclinent, de manière manifeste ou
encore celée, dans l’imposition du dispositif », et ce qui est ainsi mis en réserve peut être
compris comme « Fonds », en tant que son mode d’être repose « sur la possibilité d’un
remplacement par ce qui est commandé à l’identique ».223 Les choses apparaissent dès lors
comme « pièces de rechange224 », uniformes en tant que « mises en réserve225 ». L’en-vue-
de-quoi du Dispositif est, en ce sens, la « remplaçabilité permanente de l’identique par
l’identique226 », lui permettant en retour d’être « entièrement accumulé en cette mise en
action permanente » et, réciproquement, d’accumuler « par avance tout ce qui est disponible,
le rejetant chaque fois à l’identique dans la disponibilité illimitée du fonds pris en sa
totalité227 ». En quoi consiste cette notion d’« identique » par laquelle Heidegger qualifie le
« travail » du Ge-stell ? Valant « pareillement pour tout ce qui est mis en réserve », l’identique
renvoie au caractère d’interchangeabilité permanente de l’étant mis en réserve dans le Ge-
stell comme « pièce de rechange ». C’est-à-dire que tout étant est ainsi assuré « à travers la
possibilité, disponible, d’être immédiatement remplacé228 » par un autre qui lui est équi-
valent, identique. Le fonds n’est ainsi rien d’autre que cette « imposition du Dispositif » dans
lequel « tout se tient dans l’équi-valent.229 »

222
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.14.
223
Ibid.
224
Ibid., p.23.
225
Ibid.
226
Ibid.
227
Ibid.
228
Ibid., p.24.
229
Ibid.

55
2.2.4. « Ge-stell » heideggérien et « Machinerie » marxienne

S’il nous faut attendre au troisième et prochain chapitre avant de pouvoir expliciter en
détail la provenance historiale et métaphysique du Dispositif que nous avons décrit dans la
précédente section, il semble ici pertinent de s’arrêter pour discuter de la façon dont Jean
Vioulac, dans son ouvrage paru en 2013, La logique totalitaire. Essai sur la crise de
l’Occident, assimile le Dispositif heideggérien, par lequel, comme nous l’avons vu, tout
devient « pièce de rechange », à la « Machinerie » pensée par Marx un siècle et demi plus tôt,
affirmant que ce dernier serait le premier à avoir pensé l’idée heideggérienne de Gestell.230
Notons d’ailleurs que dans les Beiträge zur Philosophie de 1936-38, Heidegger ne parle pas
encore de Gestell mais bien plutôt de « machination » (Machenschaft). Marx lui-même
concevait la machinerie comme le capital fixé du processus du travail, par laquelle la valeur
était créée d’elle-même dans un automatisme économique régissant tous les autres
phénomènes sociaux, qu’il décrit lui-même comme un « monstre animé » et
« objectivant »231.

Il apparaît d’abord évident que les concepts de « fonds disponible », de « pièces de


rechange » et « d’équivalence » peuvent être ramenés à une interprétation marxienne ou
marxisante du système économique actuel et de l’histoire l’ayant porté, d’autant plus que, en
tant que nous comprenons la technique comme dévoilement de l’étant, celle-ci s’avère en
effet être objectivante232. Toutefois, il est ici nécessaire de rappeler que Marx pense l’histoire
non pas à partir d’une histoire de l’Être qui la déterminerait en creux — et qu’il nous reste
encore à élucider dans le prochain chapitre —, mais plutôt par la succession matérielle des
modes de production propres à une époque et venant la fonder. En ce sens, il faudrait nuancer
l’identification entre « Dispositif » et « Machinerie », en ce que l’idée de « Dispositif »

230
VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’occident, Paris, PUF, 2013, p.452.
231
Cf. MUSTO, M., "Karl Marx's Grundrisse" (PDF en ligne), Routledge, p.63. Marx écrit : « The combination
of this labour appears just as subservient to and led by an alien will and an alien intelligence – having its
animating unity elsewhere – as its material unity appears subordinate to the objective unity of the machinery,
of fixed capital, which, as animated monster, objectifies the scientific idea, and is in fact the coordinator, does
not in any way relate to the individual worker as his instrument; but rather he himself exists as an animated
individual punctuation mark, as its living isolated accessory ... ».
232
Nous commençons toutefois à comprendre qu’elle s’avère aussi être paradoxalement dés-objectivante, en ce
que le Gestell supprime l’objet en ne laissant subsister que le fond.

56
correspond en amont à ce que Marx pose en aval comme « Machinerie », de la même manière
que l’ἀλήθεια en amont du dévoilement de l’étant : la « Machinerie » est bien plutôt le résultat
de l’agencement historique et ontique des modes de production. Néanmoins, on peut sans
aucun problème intégrer le monde actuel du travail — le proverbial « marché de l’emploi »
— ainsi que la logique capitaliste régissant nos sociétés à la notion heideggérienne de Ge-
stell, et ce, me semble-t-il, sans trahir la pensée de Heidegger lui-même (pensons simplement
à l’accroissement atéléologique et aux moindres frais qui constitue la « direction » de l’étant-
machine). Vioulac écrit en ce sens :

La Machinerie233 est « le montage, l’armature, le support qui permet à l’ensemble


de s’ajointer ; l’ossature ou le squelette (Gerippe)234 » — et la science moderne
ne prend en effet jamais en vue que cette charpente, en renonçant à la question
grecque « Qu’est-ce que c’est ? » pour l’unique question : « Comment ça
marche ? » C’est l’unité d’essence de cette armature que Heidegger nomme le
Dis-positif (Ge-stell), qui est tout à la fois une mise à disposition (Ge-stellung) et
imposition (Be-stellung) au double sens de la contrainte et du prélèvement de
l’impôt. Par la domination du Dispositif « commence l’époque de l’objectivation
inconditionnée et totale de tout ce qui est.235

On se rappellera l’existential de l’« être-au-monde » exhumé dans Sein und Zeit (§ 12), mode
d’être par lequel le Dasein établit son séjour, habite, travaille et meurt « au-monde » (in-der-
Welt). Si le travail selon Heidegger — prenons l’exemple de l’artisan qui, au premier
chapitre, fabriquait sa coupe — peut sembler correspondre à la définition que donne Marx
du travail, c’est-à-dire d’une « activité personnelle de l’homme, ou travail proprement dit236 »
agissant sur un « objet » par un « moyen »237, nous avons également dit que la technique
moderne, sous la forme dominante du Gestell, n’était plus une activité humaine, mais qu’elle
était au contraire en amont de tout rapport de l’homme à l’étant en présidant au dévoilement
de ce dernier. Vioulac semble tout à fait conscient de ce point, lorsqu’il écrit :

233
C’est à dire, dans les mots mêmes de Marx, le « système automatique des machines » (Manuscrits de 1857-
1858 (Grundrisse), MEW 42, p.592 (Cf. VIOULAC, op. cit. p.452).
234
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », (dans GA79 p.35, cité par Vioulac).
235
VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise l’occident, p.454.
236
MARX, K., Le Capital, Paris, Éditions Sociales, 1975, I, I, p.181.
237
Quoi que cette définition semble également correspondre à a conception instrumentale et anthropologique
de la technique, dont nous avons dit avec Heidegger que le principe était caduque.

57
Pourtant, « à parler rigoureusement, c’est à peine si nous avons encore le droit de
parler d’objectivation » : il n’est en effet même plus possible de parler d’objet, si
l’objet est ce qui est constitué par un sujet ; le sujet est lui-même assujetti, et
dépossédé de sa puissance de constitution, désormais totalement assumée par le
Dispositif. […] Le seul mode d’être est la disponibilité pour l’imposition du
Dispositif, qui dispose autant de la Terre (devenue Fonds premier,
Grundbestand) que du ciel (devenu espace, c’est-à-dire banlieue de la Terre) et
de « l’humanité, devenue matériel humain [qui] se voit assimilé aux matières
premières et à l’outillage ».238

C’est donc dire que la logique propre au Dispositif, par laquelle tout est posé comme
Fonds dans l’équivalence, dépasse de par son ampleur et de par l’étendue de son
automatisation la logique du capitalisme telle que diagnostiquée par Marx dans Das Kapital,
même si l’on doit avouer avec Vioulac que l’équi-valence décrite par Heidegger comme effet
de la technique l’est le plus souvent sous la forme d’une équi-valence économique, où tout
vaut le même, c’est-à-dire où tout est ramené à l’universel-abstrait « argent »239. Il faudra en
ce sens identifier le Gestell à la catégorie beaucoup plus large de la modernité occidentale,
qui englobe tant le capitalisme que les alternatives malheureuses du dernier siècle240. Notons
pour l’instant que l’imposition du Dispositif qui somme l’étant à apparaître comme fonds va
de pair avec la logique industrielle du capital ; phénomènes qu’il ne nous sera d’ailleurs
possible de ramener tous les deux à un principe commun que lorsque nous examinerons la
provenance historiale et métaphysique du Dispositif technique. Poursuivons pour l’instant
notre examen du régime de phénoménalité propre à la technique moderne, en examinant la
question de la négation de la distance et de la proximité par le « poser » qui en constitue la
réalité (Wirklichkeit).

238
VIOULAC, J., La logique totalitaire. Essai sur la crise l’occident, p. 454.
239
Cf. op. cit., paragraphe 22 (pp. 307-311).
240
C’est pourquoi Heidegger va renvoyer dos-à-dos nazisme, communisme et capitalisme comme autant
d’avatars du Dispositif. Cf. GA40, p.36 : « L’esprit faussé en intellect est réduit au rôle d’instrument. Peu
importe que ce soit […] en dominant des moyens matériels de production (comme dans le marxisme) […] ou
en dirigeant l’organisation d’un peuple conçu comme masse vivante et comme race ; dans tous les cas l’esprit,
en tant qu’intellect, devient la superstructure impuissante de quelque chose d’autre ».

58
2.2.5. Le Dispositif : distance, proximité et nivellement

Nous avons vu que le Dispositif, dans son dévoilement de l’étant comme Fonds, visait
la « remplaçibilité permanente de l’identique par l’identique241 » et aboutissait à l’équi-
valence de toutes choses. Pour que le Fonds soit à disposition en tout temps afin de pouvoir
répondre à l’imposition de cette « remplaçabilité » universelle, et ce, en tout lieu, il est
nécessaire, dans les mots de Françoise Dastur, que « toutes les distances se rétractent dans
l’espace et dans le temps », et que tout soit « emporté et confondu dans le flot de l’uniformité
sans distances242 ». Heidegger décrit ce nivellement de toute distance et de toute proximité
dans les termes suivants :

Les avions et tous les moyens de transport à vitesse continuellement croissante


raccourcissent les éloignements. Aujourd’hui personne ne l’ignore. Tous
assurent que la terre devient à mesure plus petite. Chacun le sait : c’est là l’effet
de la technique.243

Il serait en effet difficile d’argumenter le contraire de manière soutenue : d’un point de


vue ontique la suppression des distances (entre deux points de communication, entre la
production industrielle et la consommation, entre la maison et le travail, entre les nations
engageant des échanges commerciaux, entre le téléspectateur et la scène qu’il voit se dérouler
en direct, etc.) constitue fort probablement l’un des principaux stimulants économiques ayant
permis la fulgurante industrialisation des derniers siècles. Il en va de même d’un point de vue
ontologique : si « l’absence de distance est elle-même commandée par le fonds244 », les
choses ne sont pas pour autant présentes à nous dans une proximité, car c’est bien plutôt
« l’ensemble du réel » qui se replie « en cette uniforme absence de distance » ou « la
proximité et le lointain de ce qui est présent font défaut245 » ; c’est-à-dire que malgré les
défaites successives246 de la distance de l’étant contre la toute-puissance du Gestell, « la

241
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p. 23.
242
DASTUR, F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p.5.
243
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p.18.
244
Ibid., p. 23-24.
245
DASTUR F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p. 5.
246
Nous avons toutefois récemment eu un excellent exemple d’une résistance à l’uniformisation du Gestell,
celui de la tribu des Sentinelles, qui, depuis 50 000 ans, maintiendraient en toute distance un mode de vie
continu. La victoire est cependant d’une durée éphémère, car il faut avouer que cette persistance est rendue
possible par l’intervention légale de l’État indien, dont on ne peut pas dire qu’elle échappe à la forme logique

59
proximité des choses demeure absente247 ». Si la proximité est originellement un existential
du Dasein, les événements du monde, lui apparaissant désormais sous la forme
d’« actualités » en son et en image, ne sont ni « ici », ni là-devant, ni là-bas : ils sont bien
plutôt intégrées au Dispositif planétaire qui nivelle valeur et distance, et, comme tels, présents
dans le non-lieu de l’écran248, processus qui équivaut au « déracinement vers lequel dérive
l’histoire occidentale »249.

Devant un tel constat, Dastur affirme que la « question de la chose » — que posaient à
leur façon pratiquement tous les philosophes de la tradition, de Platon à nos jours — n’est
plus simplement « la question propre au penseur Heidegger », mais bien plutôt « la question
même que se pose l’époque qui fait l’expérience de la disparition de l’objet et qui apprend
par-là que le “naturel” n’est jamais que de l’historique250 ». Ainsi la question même que pose
la philosophie au monde est en son essence époquale, et ne trouve sa réponse que par une
explicitation du régime de phénoménalité propre à l’époque de celui qui pose la question –
comme Kant dans Qu’est-ce que les lumières ? Toujours dans les mots de Françoise Dastur :

Le savoir de la science moderne […] « a déjà détruit les choses en tant que choses,
longtemps avant l’explosion de la bombe atomique », parce que la science
moderne contraint toutes choses à apparaître sous la forme d’un objet et a ainsi
la prétention d’atteindre seule le réel dans sa véritable réalité, de sorte que nous
autres modernes sommes entourés d’objets, mais dans l’incapacité de laisser
apparaître les choses dans leur proximité.251

et administrative du Dispositif. Cf. « North Sentinel : derrière la mort d’un missionnaire, une longue histoire de
résistance », Le Monde, 30 novembre 2018.
247
DASTUR F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p.5.
248
Cf. la remarquable analyse de Jean VIOULAC sur la banlieue comme exemple parfait de cette délocalisation
du rapport Dasein-monde dans L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la
métaphysique, pp. 113-127.
249
Cf. HEIDEGGER, M., GA 65, Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), von Hermann, 1989, p.204
(Traduction française de Jean Greisch dans « Donation, destination, décision », dans Archivio di filosofia, 1-2,
2012, p.199-216), où Heidegger écrit : « Que personne aujourd’hui n’ait la présomption d’estimer que c’est un
simple hasard que ces trois-à [Hölderlin – Kierkegaard – Nietzsche] qui, chacun à sa manière, ont à la fin pâti
le plus profondément du déracinement vers lequel dérive l’histoire occidentale et qui en même temps ont le plus
intimement pressenti leurs dieux, ont dû prématurément quitter la clarté de leur jour. »
250
DASTUR F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », p. 5.
251
Ibid.

60
« Nous autres modernes » sommes donc voués à ne pouvoir avoir un rapport à quelque chose
comme de l’étant que sous la forme du Fonds (Bestand), à la fois par notre rapport à la science
et à la technique, qu’il nous reste toutes deux à expliciter dans leur fondement historial et
métaphysique commun. Si nous disions plus tôt que la technique était, tout comme la
machinerie de Marx, un processus d’objectivation, elle nous apparaît en même temps être,
sous la forme du Dispositif, cette armature par laquelle aucun objet ne nous apparaît plus que
comme étant-capital, comme ressource mesurable et à notre disposition, sans distance
spatiale ou temporelle.

De notre réalisation du caractère aléthique de la technique moderne, au premier


chapitre, nous avons parcouru la manière dont l’étant est dévoilé par celle-ci, non pas comme
pro-duction (hervorbringen), mais bien comme pro-vocation (Heraus-fordern). Nous avons
également compris comment le tout de l’étant ainsi formaté pouvait être formellement
compris sous la figure du Dispositif (Gestell), dont l’avènement marque la fin du règne de
l’ob-jet qui caractérisait, comme nous le verrons bientôt, la période de la subjectivité
représentative. Cet avènement constitue également un bouleversement majeur de l’histoire
de l’objectivité : comme nous l’avons vu, tout se phénoménalise dès lors comme « fonds »
dans un enchaînement de moyens en vue de la plus grande efficacité, et ce, dans un tourbillon
(Taumel) sans fin252. Il importe désormais de saisir le fondement historial (geschichtlich) de
cette transition aboutissant au Dispositif, c’est-à-dire d’examiner la provenance et les
conditions de possibilités de celui-ci en l’intégrant à l’« histoire de l’Être » (Seyngeschichte)
proposée par Heidegger ; tâche qui sera celle du troisième et dernier chapitre de ce mémoire.

252
Selon le double sens du terme de « fin », c’est-à-dire à la fois comme Τέλος et comme achèvement
chronologique.

61
Chapitre 3 – L’avènement historial du Dispositif. Histoire
de l’être, accomplissement de la métaphysique et époque
de la technique

Dans notre premier chapitre, nous avons montré avec Heidegger que l’essence de la
technique n’était elle-même « rien de technique », mais qu’elle se déployait plutôt dans le
domaine de l’ἀλήθεια, c’est-à-dire là où la vérité, entendue comme dévoilement, a lieu. Le
second chapitre nous a ensuite permis de comprendre comment ce dévoilement équivaut à la
phénoménalisation même de l’étant, et, conséquemment, en quoi l’essance de la technique
moderne, comme dévoilement, est à l’origine d’un régime de phénoménalité propre notre
époque. L’ouverture de l’horizon aléthique et ontologique de l’histoire, opérée par les
développements successifs du chapitre précédent, exige désormais de comprendre comment
la phénoménalité moderne, dont nous avons décrit la teneur comme « fonds » (Bestand), a pu
advenir, c’est-à-dire comment la Technique moderne a « fait époque ». En ce sens, il nous
sera nécessaire de placer le Gestell comme structure du dévoilement neuzeitlich de l’étant
dans une histoire plus large : celle de l’ἀλήθεια elle-même à travers les époques, qui
correspond pour Heidegger à une Seynsgeschichte (histoire de l’être).

Pour ce faire, nous nous tournerons en premier lieu vers le lien insigne qui unit selon
Heidegger la Technique moderne aux sciences positives, afin d’à la fois différencier le
rapport entre science et technique moderne de celui entre l’ἐπιστήμη et la τέχνη des Grecs,
et d’identifier leur fondement respectif. Afin d’inscrire ces concepts dans la Seynsgeschichte
heideggérienne, nous verrons qu’il est nécessaire de passer par un approfondissement de la
notion de métaphysique, telle que réinvestie par Heidegger, et d’inscrire les concepts à
l’étude dans une l’histoire de celle-ci. Nous tenterons en ce sens de montrer en quoi science
et technique répondent toutes deux à un « fond métaphysique » propre à leur époque
respective.

62
Travailler avec Heidegger à une compréhension de l’histoire à partir du « fond
métaphysique » propre à chaque époque nous permettra ensuite d’en arriver à traiter de la
Technique moderne d’un point de vue génétique et à même l’histoire de l’Être. À travers les
concepts d’envoi (Schicken) et de destin (Geschick), nous verrons comment la métaphysique,
en tant que fruit des réponses successives des penseurs de la tradition à un « appel de
l’Être » se présentant sous la forme d’une « éclaircie » (Lichtung), travaille en amont de
l’histoire positive. Il s’agira alors de comprendre en quoi Heidegger entend considérer
l’époque de la Technique comme époque de la « métaphysique accomplie » (vollendete
Metaphysik)253, c’est-à-dire comme destin du dévoilement de l’Occident. Finalement, afin
d’ouvrir notre réflexion, nous tenterons d’aborder brièvement le danger (Gefahr) que
représente pour le Dasein humain l’essance des Temps modernes sous la forme
paradigmatique du Gestell.

3.1. Science et technique, ἐπιστήμη et τέχνη

3.1.1. Le rapport entre la science et la technique modernes

Commençons par tenter d’éclaircir le rapport paradoxal entre science et technique, qui
doit nous permettre d’identifier leur fond époqual et métaphysique commun. Dans la
conférence de 1953, Heidegger affirme que « la physique moderne est le précurseur de
l’Arraisonnement [du Dispositif (Gestell)], précurseur encore inconnu dans son origine254. »
Il semblerait donc que l’avènement de la Technique moderne puisse être compris à partir
d’une analyse de la science capitale qu’est devenue au fil des siècles la physique moderne.
De plus, nous avons remarqué précédemment que, dans les termes de Heidegger, la technique
moderne « s’avise [d’] utiliser255 » les sciences exactes de la nature dans son déploiement.
Nous posions alors la question de savoir quel était au juste le rapport entre science et
technique modernes, phénomènes semblant comme reliés par un trait d’essence qu’il nous

253
Cf. HEIDEGGER, M., Die Überwindung der Metaphysik, p. 91, et Die Zeit des Weltbildes, p. 91.
254
Ibid., p. 29.
255
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 20.

63
reste à comprendre256. Pour Heidegger, le dévoilement corrélatif au Dispositif concerne
d’emblée la φύσις, c’est-à-dire la « nature », comme « principal réservoir du fond
d’énergie257 » devant être mis à disposition en vue d’une utilisation ultérieure. Parallèlement,
le « commettre » visant la φύσις « se révèle d’abord dans l’apparition de la science moderne,
exacte, de la nature258 », science dont le mode de représentation « suit à la trace la nature
considérée comme un complexe calculable de forces259 ». C’est donc notre « nature » qui est
à la remorque du mode de représentation de la science, et non l’inverse ; dans les termes de
Schrödinger, « si ce n’est pas la réalité qui détermine le résultat de la mesure, c’est donc au
moins le résultat de la mesure qui détermine la réalité260 ». Ainsi, la science « exacte » de la
nature, en tant que mode de représentation déterminé261, a toujours déjà posé (gestellt) la
nature comme calculable, « position » qui semble correspondre à l’interpellation technique
que nous avons décrite dans le chapitre précédent. Heidegger écrit en ce sens :

La physique moderne n’est pas une physique expérimentale parce qu’elle


applique à la nature des appareils pour l’interroger, mais inversement : c’est
parce que la physique — et déjà comme pure théorie — met la nature en demeure
(stellt) de se montrer comme un complexe calculable et prévisible de forces que
l’expérimentation est commise à l’interroger, afin qu’on sache si et comment la
nature ainsi mise en demeure répond à l’appel.262

Serait-ce dire que la science moderne263 elle-même, qu’on fait souvent remonter à
Bacon ou Descartes, bien avant l’avènement de l’étant comme fonds (Bestand)264, était déjà

256
En ce que, d’une part, la technique mathématisée et industrielle caractérisant notre époque est effectivement
une application du savoir théorique de la science moderne, et que, d’autre part, en tant que mode du
dévoilement, elle conditionne le type d’objet auquel la science pourra avoir accès, en constituent en quelque
sorte le socle ontologique.
257
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 20.
258
Ibid.
259
Ibid.
260
SCHRÖDINGER, E., Physique quantique et représentation du monde, p.110-111. (Cf. Vioulac, J., Approche
de la criticité, PUF, Paris, 2018, p.122.)
261
Cf. Être et temps, entre autres § 12 sur le caractère dérivé du point de vue théorique de la science par rapport
au mode d’être plus originaire et plus quotidien de l’être-au-monde (In-der-Welt-sein).
262
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p.29.
263
Par-là, il faut entendre principalement la physique expérimentale et mathématisée, mais aussi toutes les
sciences qui, depuis le XIXe siecle, en ont importé intégralement ou en partie la méthode sous le titre general
de « sciences positives ».
264
En effet, l’apparition de la science moderne correspond plutôt à l’étant comme Gegenstand, comme objet.
Pour preuve, la nécessité pour les rationalismes de Descartes à Kant de partir ontologiquement d’un « sujet

64
complètement à la remorque de l’essance de la technique moderne d’un point de vue historial
et aléthique ? Comment, en ce sens, la « science mathématique de la nature », qui voit le jour
« près de deux siècles avant la technique moderne » aurait-elle bien pu être « déjà placée au
service de cette dernière ? »265 Intuitivement, il semble pourtant évident que la technique est
l’application subséquente de connaissances théoriques que l’homme s’est appropriées à
travers le « progrès scientifique » dans l’histoire. « Du point de vue des calculs de l’“histoire”
(Historie) », écrit Heidegger, « l’objection demeure correcte. Pensée au sens de l’Histoire
(Geschichte), elle passe à côté du vrai. »266 En quoi consiste cette distinction entre « histoire »
(Historie) et Histoire (Geschichte) ? Pour Heidegger, il faut rigoureusement distinguer entre
l’histoire comme historiographie (Historie) ou comme strate fondamentale de l’Histoire
(Geschichte). D’une part, l’histoire, comme discipline scientifique (Historie), calcule et
emmagasine les événements historiques dans un agrégat constitué par l’ensemble des
recherches des historiens ; discipline elle-même rendue possible, sous sa forme actuelle, par
l’organisation des universités modernes, et qui entretient un rapport strictement ontique aux
événements qu’elle relate. D’autre part, l’Histoire (Geschichte, à comparer au verbe allemand
« geschehen », se produire, arriver, passer) est l’historialité même du Dasein humain267, qui
y est « toujours déjà » et qui lui-même se produit, passe et arrive en elle ; l’histoire au sens
de la Geschichte constitue ainsi la strate primordiale de laquelle toute science historique
(Historie) peut seulement dériver, distinction qui encore une fois reproduit la différence
ontologique à niveau de l’histoire.

Il semble donc que bien que d’un point de vue chronologique (donc historique,
historisch) la technique suive la science au pas et en constitue en quelque sorte l’application
subséquente et contingente, d’un point de vue historial, c’est plutôt la technique qui exige et
appelle la science exacte de la nature, en tant qu’elle pose (stellt) l’étant comme intégralement
calculable. Soit, donc, la technique est l’application subséquente de la science, soit la
première détermine intégralement la deuxième d’un point de vue phénoménologique. Et

transcendantal » ou d’un cogito analogue et d’ensuite fonder l’objectivité mathématisante d’un Gegenstand que
peut s’approprier le sujet par la pensée.
265
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 29-30.
266
Ibid.
267
En fait, surtout de l’être lui-même, en ce qu’il requiert le Dasein comme le lieu de son éclaircie.

65
pourquoi privilégier la Geschichte sur l’historiographie, comme le fait Heidegger ? Pour
tenter de trancher ces questions, attardons-nous un instant sur le rapport entre ces couples
conceptuels — ἐπιστήμη et τέχνη grecques, science et technique moderne — pour tenter de
comprendre leur fondement réciproque, devant nous mener vers l’avènement historique de
la technique moderne, objet du présent chapitre.

3.1.2. Science et technique modernes, ἐπιστήμη et τέχνη grecques

Nous avons vu, dans la section 1.1.3 du présent mémoire, que la τέχνη pensée « à la
grecque », c’est-à-dire en tant que ποίησις procédant des quatre causes aristotéliciennes,
équivalait à une pro-duction (Hervorbringen) aléthique par laquelle l’orfèvre lassait venir en
présence l’objet à produire, et ce, en vue d’une utilisation symbolique ou utilitaire par un
Dasein prochain. Dans ce cadre, la pro-duction était le processus de dévoilement d’un étant
par la cause efficiente consistant en une réunion des trois autres causes, c’est-à-dire la matière
(ὕλη), la forme (εἶδος) et la finalité (tέλος). Pour sa part, la technique moderne est également
une ποίησις, à la différence près que la cause efficiente y est absolutisée : la matière, la forme
et la finalité sont toutes déterminées par l’efficacité du processus de production ; dans les
termes de Heidegger, la chose et produite « vers son utilisation maximum et au moindre
frais268 ». De pro-duction (Hervorbringen), la technique est devenue pro-vocation
(Herausforderung).

Prenons, pour contraster avec l’exemple heideggérien de la coupe sacrificielle, la


production industrielle d’un objet moderne de consommation, l’exemple d’un téléphone
cellulaire : premièrement la matière (ὕλη) est extraite d’une nature réduite au mode d’être du
« fonds » (Bestand), et tant la matière que la forme (εἶδος) sont commandées par l’impératif
de « l’utilisation maximum » et du « moindre frais » ; deuxièmement, la finalité (tέλος) n’est
plus l’utilisation du produit par un Dasein prochain, mais plutôt la consommation
économique même, qui en commande à rebours l’utilisation par un recours massif à la
publicité ; finalement, l’orfèvre est réduit au rang d’opérateur d’une machine, lui-même

268
HEIDEGGER, M., La question de la technique, p. 21.

66
considéré comme machine dans le cadre de l’administration des « ressources humaines »269.
Ainsi, l’ἀλήθεια correspondant au Gestell (l’essance même de la technique) ne laisse
apparaître l’étant que comme un étant maitrisable, susceptible d’être produit ou extrait – nous
disions plus tôt un « étant-capital ». Afin de comprendre comment une telle phénoménalité
s’inscrit dans l’histoire plus large du dévoilement de l’étant, on doit maintenant se demander
à la fois quel rapport la τέχνη grecque entretient-elle avec la science des Grecs, c’est-à-dire
ce qu’ils nommaient « ἐπιστήμη », et également si notre science et notre technique
constituent un « progrès » par rapport à celles-ci ?

Tel que nous l’employons de nos jours, le mot de science « signifie quelque chose
d’essentiellement différent aussi bien de la doctrina et de la scientia du Moyen Âge que de
l’ἐπιστήμη grecque »270, non pas en ce que la science se serait progressivement réfutée elle-
même jusqu’à nos jours dans un long progrès de l’Esprit, mais bien plutôt parce que
« l’acceptation grecque de la nature du corps et du lieu, et de la relation des deux, repose sur
une autre ex-plication de l’étant et conditionne par conséquent une autre façon de voir et de
questionner les phénomènes naturels. »271 La science moderne, reposant sur le régime de
phénoménalité que nous avons précédemment décrit, recherche « l’exactitude », c’est-à-dire
la correspondance mesurable entre la théorie et les faits, entre le pôle subjectif et le pôle
objectif. Mais cette exactitude n’est pas encore la vérité : cette dernière, en tant qu’ἀλήθεια,
correspond bien plutôt au dévoilement même d’une certaine phénoménalité ; dans les termes
de Heidegger, à une « ex-plication de l’étant » qui « conditionne une […] façon de voir et de
questionner » la nature. « C’est pourquoi », écrit-il, « il est insensé de dire que la science
moderne est plus exacte que celle de l’Antiquité »272 : toutes deux répondent au contraire à
la vérité propre à leur époque, c’est-à-dire au dévoilement aléthique d’une phénoménalité
particulière, que nous identifierons bientôt au « fond métaphysique » de chaque époque.

269
On pourrait également argumenter que le système industriel tel qu’il existe aujourd’hui, avec son
automatisation grandissante à l’aide des technologies liées à l’intelligence artificielle, est lui-même l’orfèvre
machinal et sans nom de la production capitaliste, comme le fait Jean Vioulac qui compare le système industriel
au démiurge platonicien (« Entretien avec Jean Vioulac : Autour d'Approche de la Criticité », Actu Philosophia
(ISSN 2269-5141), 7 mars 2018.). Il faut toutefois reconnaitre qu’il subsiste encore aujourd’hui des espaces de
production poiétique qui semblent échapper à la toute-puissance du Dispositif, par exemple dans les milieux
artistiques ou dans le travail manuel.
270
HEIDEGGER, M., L’époque des conceptions du monde, p. 101.
271
Ibid.
272
Ibid.

67
Il apparaît ainsi qu’il est absolument primordial d’adopter le point historial
(geschichtlich) plutôt qu’historiographique (historisch) sur la question du rapport entre
science et technique moderne : selon Heidegger, c’est en effet l’ex-plication ou le
dévoilement d’une certaine phénoménalité époquale qui conditionne la manière dont on
questionne et dont on explique la nature – en un mot, la science correspondant à cette époque.

De cette compréhension de la phénoménalité découle que la science moderne dépend


entièrement de la « nature » que nous révèle le Gestell et y trouve sa place comme au sein
d’une totalité, en partie en raison de l’orientation de son financement vers l’application
technique et industrielle ainsi que de certains objets produits par l’industrie technique qui
constituent, en tant qu’instruments, la condition matérielle de possibilité d’une telle science.
Si « chaque époque, l’époque grecque, médiévale, moderne, découvre sa nécessité, une
manière fondamentale de dire l’être de l’étant »273, la nôtre, déterminée en sa phénoménalité
par l’armature logique du Gestell trouve bien sa « manière fondamentale » de dire l’être de
l’étant dans le « fonds » (Bestand) que laisse apparaître ce Dispositif. Afin d’aborder cette
« manière fondamentale » de dire l’être de l’étant du point de vue de son Histoire
(Geschichte), nous allons maintenant tenter de comprendre en quoi le « fonds » moderne
s’oppose à l’ob-jet (Gegenstand) de la subjectivité représentative ainsi qu’à l’« advenu »
(Herstand) du monde antique, dans une brève tentative de produire une « histoire de l’objet »
corrélative à la Seynsgeschichte heideggérienne.

3.1.3. « Bestand », « Gegenstand » et « Herstand » : éléments d’une histoire de l’être


(Seynsgechichte)

Dans la conférence de 1949, Das Ge-stell, Heidegger oppose au « fonds » (Bestand)


dont nous avons vu que la phénoménalité des Temps nouveaux revêt le caractère de
Herstand, c’est-à-dire le dévoilement de l’étant comme « advenu », où ce qui est en présence
se déploie en conformité au sens originaire de l’ἀλήθεια : la non-occultation. Rappelons ici
la φύσις, qui, en tant qu’exemple insigne de ποίησις, tirait sa venue à la présence d’un

273
HAAR, M., La fracture de l'Histoire : Douze essais sur Heidegger, Millon, coll. « Krisis », 1994, p.245.

68
principe interne, contrairement au Gegenstand, posé par le sujet, et au « fonds » (Bestand) du
Dispositif. Dans la conférence du même nom — « Le Dis-positif » —, Heidegger écrit :

Le fonds (Bestand) du dis-positif (Gestell) est constitué de pièces de rechange et


du mode de leur imposition. Les pièces sont ce qui, du fonds, est mis en réserve
(Beständige). […] On représente d’ordinaire ce qui est mis en réserve comme ce
qui subsiste, […] ce qui est présent à tout moment. Mais ce qui est ainsi présent
peut concerner l’homme selon différentes modalités de présence. Ces différents
modes déterminent les époques de l’histoire de l’être (Seyngeschichte)
occidentale. Ce qui est présent peut se déployer comme ce qui advient de lui-
même du cèlement (Verborgenheit), surgissant dans l’ouvert décelé
(Unverborgenheit). Ce qui est ainsi présent, nous le nommons, dans le
déploiement même de sa présence, l’advenu (Herstand).274

Trois époques peuvent donc être distinguées dans l’histoire de l’être envisagée par
Heidegger. Nous avons vu que l’époque de la technique moderne est celle où l’étant apparaît
comme fonds (Bestand). À l’époque de la subjectivité représentative — c’est-à-dire entre
l’avènement de la subjectivité moderne, au sens traditionnel du terme, vers l’époque de
Descartes, et l’avènement de la technique neuzeitlich — l’objet était posé comme
Gegenstand, c’est-à-dire posé par un sujet en tant qu’il lui faisait face ; régime d’objectivité
qui culmine dans la philosophie transcendantale de Kant et dans l’idéalisme allemand qui
s’ensuivit. Finalement, et plus originairement, on doit comprendre le monde grec de l’étant,
et, en cohérence avec notre pari d’étendre la notion de τέχνη à toute civilisation traditionnelle,
le monde préphilosophique de l’étant en général comme Herstand, c’est-à-dire comme
« advenu », étant qui se manifeste tel qu’il surgit lui-même « dans l’ouvert décelé », c’est-à-
dire dans la vérité même. Advenu, cet étant n’est construit ni par une subjectivité
représentative, ni par un Dispositif technique anonyme et calculant : il est bien plutôt toujours
déjà tel, au sens où il apparaît toujours déjà comme quelque chose portant un sens pour le
Dasein.

Si, à notre époque, on doit affirmer que la phénoménalité même de tout étant revêt
dans notre ouverture compréhensive le caractère de la disponibilité et devient ressource
mesurable et étant-capital, on peut imaginer un rapport plus originaire à l’étant, que

274
HEIDEGGER, M., « Le Dispositif », p. 14.

69
Heidegger aurait tenté de décrire dans l’Analytique existentiale de 1927, et qui constituerait
le mode d’être le plus originaire du Dasein et de l’étant qu’il découvre. Dans les termes de
Jean Vioulac, « les mêmes données apparaissent dans le premier cas (Herstand) sous la forme
d’un Dieu dispensateur de tout bienfait, dans le deuxième (Gegenstand) comme corps naturel
et point d’orientation, enfin (Bestand) comme système complexe de corpuscules dont le
fonctionnement est producteur d’énergie ; c’est-à-dire comme machine275 » ; formulation qui
semble toutefois un peu impropre en ce qu’il ne peut y avoir de « données » préexistant
l’histoire de l’Être, dont la donation et le retrait sont toujours l’avènement originel et premier
d’une époque (Ereignis).

Toutefois, en vertu même de la notion d’histoire de l’être, il serait tout aussi malhonnête
que vain de prétendre pouvoir retourner à l’étant comme Herstand — ou même à l’ob-jet
(Gegenstand) — dans une régression unilatérale et franchement réactionnaire vers une
phénoménalité antérieure. Nous, sujets modernes, sommes, pour parler la langue de Foucault,
« assujettis » par le Gestell même, en ce que tout acte humain est ramené soit à la catégorie
de production, soit à celle de consommation, et qu’ainsi l’homme lui-même, en tant que
Dasein moderne, tire son essance — comme nous le disions plus tôt du Rhin — d’un rapport
quantitatif à l’étant comme « fonds » (Bestand). C’est-à-dire que, produisant, il augmente la
disponibilité du fonds, et consommant, il en accomplit l’utilisation. Frédéric Neyrat parle en
ce sens d’une « ontologie de la consommation », où « rien d’échappe à [la] provocation, pas
même la vie soumise à un processus d’intensification276 ». Si l’étant est « fonds », le Dasein
lui-même prend la forme du « personnel » et n’habite plus un monde advenu, mais occupe un
emploi dans une industrie qui pro-duit et constitue la phénoménalité même de son monde
sous la forme de biens de consommation. Dans la dernière section de ce chapitre, nous
reviendrons au danger qui pèse sur l’essance du Dasein, ainsi que sur l’éventuelle possibilité
d’un dépassement de cette dépendance.

Résumons pour l’instant les acquis de la présente section : nous nous demandions
précédemment comment l’époque présente, comprise à l’aune du Gestell, a pu advenir dans

275
VIOULAC, J., Apocalypse de la vérité, Ad Solem, 2014, p. 42.
276
NEYRAT, F., « Heidegger et l’ontologie de la consommation », Rue Descartes, vol. 49, no. 3, 2005, pp. 8-
19.

70
l’histoire de notre espèce. Il apparaît maintenant que notre époque prend place dans une
histoire de l’être (Seynsgeschichte) allant de l’antiquité jusqu’à nous et pouvant être décrite
par l’être de l’étant dont les différentes déterminations historiales s’y succèdent. Toutefois,
nous disions également, au tout début de notre premier chapitre, que l’histoire de la pensée
occidentale pouvait être considérée comme un long et progressif oubli de l’être
(Seinsvergessenheit) menant à la tradition philosophique que nous connaissons. Afin de
pouvoir détailler rigoureusement la conception heideggérienne de l’avènement de la
technique moderne dans une « histoire de l’être » dont l’histoire même de la pensée serait un
corrélat, il faut maintenant nous attarder à l’histoire de la philosophie occidentale elle-même,
c’est-à-dire à l’histoire de ces pensées qui, tentant d’englober l’étant dans sa totalité par le
concept, ont sombré dans un progressif délaissement de la question de l’être.

3.2. Seynsgechischte et métaphysique

3.2.1. Histoire de l’être et oubli de l’être

Tout d’abord, qu’en est-il de cette « histoire de l’être » qui semble procéder d’un oubli
progressif et dont Heidegger fait, en amont, le « moteur » même de l’histoire intellectuelle et
événementielle de l’Occident ? Si, pour Jean Greisch, « l’oubli de l’être » est toujours celui
« de la question de l’être »277, notre histoire philosophique est le résultat d’un délaissement
de la question de l’être par les penseurs. Dans le protocole d’une conférence de 1962,
postérieure aux textes que nous avons utilisés jusqu’à présent, Heidegger écrit que
« l’Histoire de l’être est terminée »278. C’est donc dire que nous sommes à la fin de cette
Histoire, qui, pour lui, s’accomplit dans notre époque ; histoire correspondant par ailleurs au
délaissement progressif de l’ontologie — c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Greisch,
de l’oubli de la question de l’être — par la pensée philosophique. Cette pensée, en Occident,
a pris la forme de la métaphysique, en tant que celle-ci, selon Heidegger, n’est ni « une

277
GREISCH, J., Ontologie et temporalité : Esquisse systématique d’une interprétation intégrale de Sein und
Zeit, Paris, PUF, 1994, p. 96. En italique dans le texte.
278
HEIDEGGER, M., « Protocole de la conférence “Temps et être” », dans Questions III et IV, Paris, Gallimard,
1990, p. 248.

71
doctrine ou une discipline particulière de la philosophie, mais la structure de base de l’étant
dans son entier, dans la mesure où ce dernier est divisé en monde sensible et monde
suprasensible et où celui-ci détermine celui-là. »279 Dans le cours de la métaphysique, l’ob-
jet au sens d’un « Gegen-stand » est le sensible déterminé par le suprasensible que constitue
l’idée, ou encore par le noyau dur d’une subjectivité cogito cartésien, tout comme le
« fonds », qui constitue également l’élément empirique déterminé, structuré et organisé en
amont par l’essance de la technique moderne, c’est-à-dire par le Gestell. Ainsi, la
métaphysique travaille en creux de l’histoire positive ; « travail » que Heidegger décrit en ces
termes :

Dans le cours de la Métaphysique s’accomplit une méditation sur l’essence de


l’étant, en même temps que se décide de manière déterminante le mode
d’advenance de la vérité. La Métaphysique fonde ainsi une ère, lui fournissant,
par une interprétation déterminée de l’étant et une acception déterminée de la
vérité, le principe de sa configuration essentielle [qui] régit de fond en comble
tous les phénomènes caractéristiques de cette ère.280

À la question Qu’est-ce que la métaphysique ?281, on doit répondre qu’elle est le lieu


d’une détermination du mode de dévoilement de l’étant, donc, de l’advenance de la vérité-
ἀλήθεια pour une époque. La métaphysique « fonde une ère », c’est-à-dire que, travaillant en
creux de l’histoire, elle donne à chaque époque son principe. Nous nous souviendrons que,
dans notre analyse du Parménide de Heidegger (Chapitre 1, section 1.2.1), le penseur ou le
poète « répondait » à « l’appel » de l’Être, fondant ainsi l’interprétation déterminée de l’étant
d’une humanité historique située282. La métaphysique est en ce sens « le titre de la sphère des
questions proprement dites de la philosophie »283 qui n’en forment qu’une seule : « la

279
HEIDEGGER, M., « Le mot de Nietzsche : Dieu est mort », dans Introduction à la métaphysique, Gallimard,
Paris, 1987, p.226.
280
HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, tr. fr. W.
Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 99.
281
Question qui est incidemment le titre d’une conférence de Heidegger datant de 1929 à laquelle nous nous
réfèrerons très brièvement dans la section suivante.
282
C’est-à-dire enracinée dans un « habiter » et dans une vérité époqual(e)s qui lui sont propres. Sur ce point,
cf. HEIDEGGER, M., Parménide, p. 20 : Le début est « l’avoir-lieu de l’histoire dans laquelle un penseur apparaît,
prononce sa parole et procure à la vérité un site au sein d’une humanité historique ».
283
HEIDEGGER, M., Nietzsche I, tr. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 349.

72
philosophie s’interroge sur l’ἀρχή284 », si « ἀρχή » est compris au sens du « commencement »
qui, en creux, détermine tout ce qui suit. En ce sens, la métaphysique fonde chaque époque,
lui fournissant « le principe […] qui régit de fond en comble tous les phénomènes
caractéristiques de cette ère »285. Afin d’assoir de telles affirmations sur un fondement
philosophique rigoureux, il s’agit désormais d’expliciter comment s’effectue cette
« fondation », en analysant la question de l’Éclaircie (Lichtung) et de la réponse des penseurs
y étant situés ; réponses successives qui constituent les jalons de ce que nous considérons
aujourd’hui comme la métaphysique occidentale.

3.2.2. Métaphysique et époqualité

Si la métaphysique fonde à chaque fois une époque, c’est qu’elle trouve son avènement
dans la réponse d’un penseur à un « moment » de l’Être dans sa propre histoire, la
Seynsgeschichte. Mais comment quelque chose comme « l’Être » peut-il « appeler » qui ou
quoi que ce soit ? En quoi est-il légitime de faire de l’histoire de la philosophie la longue
succession des réponses de la pensée à des « appels de l’Être » qui à première vue peuvent
sembler comme une forme de révélation ou d’intuition intellectuelle de « l’Être » ? Rappelons
d’abord que si l’étant apparaît toujours dans l’ouverture compréhensive du Dasein comme
un ce que c’est — un Was —, l’Être, pour sa part, ne fait que « donner » l’étant et se retirer
par-là même : en ce sens, l’Être est toujours l’être de l’étant qui reste en retrait lors de
l’apparition de ce dernier, et non pas un concept théologique s’apparentant à un Dieu formel
ou à un absolu286. Dans sa Lettre sur l’humanisme, Heidegger écrit :

Or, l’éclaircie même est l’être (die Lichtung selber aber ist das Sein). C’est elle
qui d’abord accorde, tout au long du destin de l’être dans la métaphysique, ce
regard (Anblick) du sein duquel ce qui est présent atteint l’homme qui lui est
présent, de sorte que seulement dans le percevoir, l’homme peut toucher l’être
(seul ce regard attire à lui la visée).287

284
Ibid.
285
HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », dans Chemins qui ne mènent nulle part, p. 99.
286
Dont on doit rappeler qu’ils ne seraient, en tant que concepts métaphysiques, respectivement que l’étant le
plus haut dans la hiérarchie d’une époque, mais jamais l’Être lui-même.
287
HEIDEGGER, M., Lettre sur l’humanisme, GA 9, tr. fr. R. Munier, p. 332.

73
La Lichtung, moins « subjective » que l’ouverture compréhensive du Dasein dans Sein und
Zeit, consiste en l’ouverture d’un espace, d’une clairière, qui « accorde le regard », c’est-à-
dire qui « ouvre » le monde même au Dasein, réglant pour ainsi dire le régime de
phénoménalité auquel il aura accès. En effet, écrit Heidegger, « pour qu’une chose soit
évidente, c’est-à-dire lumineuse, il faut […] que la lumière brille. La clarté de cette lumière
est une condition décisive de l’évidence »288. Cette évidence, qui apparaît au « regard »
(Anblick) apophantique du Dasein — voire celui de toute une époque — est ainsi dictée par
l’Être lui-même sous la forme de l’éclaircie et de l’interprétation qu’en feront poètes et
philosophes. L’événement par lequel est déterminé le mode de dévoilement de l’étant
correspond en ce sens à l’essance comprise comme « événement ontologique par lequel
advient le lieu de la manifestation des essences »289. Ainsi, être en quête de l’essance de la
technique moderne signifie simultanément être en quête de l’événement ontologique initial
qui constitue le coup d’envoi (Schicken) de l’histoire occidentale. De plus, le geste du
philosophe qui répond à l’appel de l’Être, c’est-à-dire de celui qui, se tenant dans le site
ouvert par l’éclaircie, élabore une pensée à la hauteur de la phénoménalité ainsi dévoilée afin
d’interpréter cette dernière de manière satisfaisante, correspond dès lors à la tâche que, citant
Foucault, nous nous étions donnée en introduction : c’est-à-dire celle de produire un
diagnostic philosophique rigoureux de la phénoménalité de notre propre époque.

Revenons-en à la question de la métaphysique : dans ces conditions, parler d’histoire


de l’Être revient à désigner l’ensemble de ces « éclaircies » dans un tout cohérent et
généalogique290. La métaphysique occidentale, selon Heidegger, va essentiellement de Platon
à Nietzsche291. Cette métaphysique est le fruit de penseurs, chacun situé dans la Lichtung,
dans l’éclaircie propre à son époque et à sa situation historique particulière. Dans notre
premier chapitre, nous disions avec Heidegger que les penseurs initiaux de la philosophie
occidentale que sont Héraclite, Anaximandre et Parménide « pensent le vrai », c’est-à-dire

288
HEIDEGGER, M., Le principe de raison [Der Satz vom Grund], GA 10, p. 8 ; trad. fr. p. 50.
289
VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF,
Paris, 2009, p. 19. (cf. De l'essance de la vérité, GA 34, § 9, p. 78.)
290
Mais qui ne prend pas la forme d’une histoire monolithique procédant d’un progrès logique dont on puisse
rendre compte dans un « savoir absolu ». Bien au contraire, il faut ici rappeler que le Dasein, en tant que fini,
n’accède toujours qu’à une « histoire » – que ce soit celle de la philosophie ou celle de l’Être – que de manière
herméneutique.
291
Cf. HAAR, M., La fracture de l’Histoire. Douze essais sur Heidegger, Krisis, 1994, p. 143.

74
« [font] l’épreuve de son essence et, dans une telle épreuve de son essence, [savent] la vérité
du vrai292 ». Nous disions également que leurs pensées respectives étaient « initiales », non
pas parce qu’elles « réside[nt] en arrière dans un passé », mais bien plutôt parce qu’elles
« devance[nt] ce qui est à venir293 » tout en « se montrant en dernier lieu dans le déploiement
d’essence de l’histoire294 ». Mais quel est au juste leur rapport à la métaphysique occidentale :
la fondent-ils par leurs pensées, ou au contraire ne font-ils que répondre à un dévoilement
toujours déjà déterminé dans l’Histoire (Geschichte) ? Ils sont « les seuls penseurs initiaux,
[non pas] parce qu’ils ouvrent la pensée occidentale à son début295 », donc en raison de leur
situation chronologique dans l’histoire de la pensée, mais plutôt « parce qu’ils pensent le
commencement296 », c’est-à-dire qu’ils se voient octroyés la « tâche » de penser le « quoi »
de ce que l’on appellera plus tard « philosophie occidentale », et ce, non pas en « s’emparant
du commencement de la façon dont un chercheur s’attaque à son affaire297 » ou en se
représentant « le commencement comme une construction que leur pensée aurait elle-même
forgée298 » ; tout au contraire, ces penseurs sont « saisis par le commencement (Die vom An-
fang An-gefangenen), tenus par lui, recueillis en lui et rassemblés vers lui299. » Parménide,
pour ne prendre que lui, n’est en ce sens pas « responsable » de l’ἀλήθεια grecque, mais
accomplit la tâche de la fonder conceptuellement en interprétant la phénoménalité ou il est
lui-même situé, enraciné ; c’est-à-dire en répondant à l’appel de l’Être, se situant lui-même
dans l’événement du commencement du dévoilement grec, c’est-à-dire dans la Lichtung ou
l’essance originelle de son époque.

Chaque époque possède ainsi un « fond métaphysique » qui la détermine de fond en


comble, et qui constitue le résultat d’une « réponse » herméneutique des penseurs à la
Lichtung dans laquelle ils se situent respectivement, c’est-à-dire à l’avènement originel d’un
certain type de phénoménalité. Afin de mener à bien notre travail conceptuel sur la technique
moderne, il importe désormais de saisir le « fond métaphysique » propre à notre époque —

292
HEIDEGGER, M., Parménide, p. 11.
293
Ibid.
294
Ibid., p.12.
295
Ibid., p.21.
296
Ibid.
297
Ibid.
298
Ibid.
299
Ibid.

75
celui du Gestell et de la science positive — à partir de l’histoire de la métaphysique
occidentale qui l’a vu naître. Nous procèderons ainsi en tentant de décrire la métaphysique
neuzeitlich, entre autres à partir d’un texte de 1938 particulièrement éclairant sur cette
question, L’époque des conceptions du monde (Die Zeit des Weltbildes), ce qui nous
permettra ensuite d’aborder la question de l’époque de la technique comme « métaphysique
accomplie ».

3.3. Le « fond métaphysique » des Temps modernes (die Neuzeit)

3.3.1. Science mathématisée, technique moderne et histoire de la métaphysique

Dans le texte de 1938, Heidegger dresse une liste de « phénomènes essentiels » des
« Temps nouveaux ». Le phénomène qui semble en être le plus caractéristique est bien
évidemment « la science. Un phénomène non moins important quant à son ordre essentiel est
la technique mécanisée 300 », qu’il ne faut cependant pas mésinterpréter comme « pure et
simple application » des « sciences mathématisées de la nature301 ». Comme nous l’avons vu,
la technique est bien plutôt un mode du dévoilement même de l’étant, de la vérité-ἀλήθεια ;
en ce sens, « la technique est […] elle-même une transformation autonome de la pratique […]
qui requiert précisément la mise en pratique des sciences mathématisées302 » dans son
dévoilement du tout de l’étant comme calculabilité intégrale. À la science et à la technique
s’ajouteront ensuite « le processus de l’entrée de l’art dans l’horizon de l’Esthétique »,
« l’interprétation culturelle de tous les apports de l’histoire humaine » ainsi que « le
dépouillement des dieux (Entgotterung)303 », phénomènes qu’il n’est possible de comprendre
qu’en fonction de leur « fond métaphysique » commun, celui de notre époque, qu’il s’agit
précisément d’expliciter. Toujours selon Heidegger, « l’essence de la technique moderne, »
dont la technique mécanisée constitue un prolongement remarquable, est « identique à

300
HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 99.
301
Ibid.
302
Ibid.
303
Ibid.

76
l’essence de la métaphysique moderne304 ». C’est donc dire que l’essence de la technique
moderne, que nous avons identifiée comme étant la structure logique du Dispositif (Gestell),
constitue également l’essence même de la métaphysique moderne. Conséquemment, le
« fond métaphysique » déterminant tant la science que la technique de notre époque doit
pouvoir être repéré dans une analyse généalogique de l’histoire de la métaphysique
occidentale jusqu’à nos jours et de la science mathématisée qui en constitue le prolongement.
C’est précisément la tâche à laquelle s’attèle Heidegger dans les années 30 et 40, par
exemple, dans le premier de ses deux tomes sur Nietzsche, où il écrit que « toute pensée
occidentale depuis les Grecs jusqu’à Nietzsche » est en son fond métaphysique, c’est-à-dire
pensée de « l’étant dans sa totalité selon la priorité de celui-ci par rapport à l’être305 », et que
« chaque siècle de l’histoire occidentale se fonde sur sa métaphysique respective306 ». La
métaphysique « fonde une ère » en déterminant le type d’étant qui y sera dévoilé — tant par
la science que par la technique —, et, pensant l’étant en priorité par rapport à l’être, procède
conformément à l’oubli de l’être, moteur de la Seynsgeschichte heideggérienne.

Dans le texte de 1938, Heidegger affirme que « toute science est, en tant que recherche,
fondée sur le projet d’un secteur d’objectivité délimité307 » ; délimitation qui, nous l’aurons
compris, est l’œuvre du fond métaphysique propre à son époque. La science moderne prend
la forme d’une recherche, d’une « expérience exploratrice […] plus serrée et plus vaste » que
toutes celles l’ayant précédée, consistant en une tentative perpétuelle de « confirmation de la
loi dans le cadre et au service d’un projet exact de la nature308. » Notre science, devenue cette
« expérience exploratrice » dont le critère est l’exactitude, dépend selon Heidegger d’une « 
acception de l’étant » ainsi que d’un « concept de la vérité » particuliers à notre époque, qui
« font que la science puisse devenir recherche309 ». Dans les Beiträge zur Philosophie (Vom
Ereignis), Heidegger parle d’une « interprétation machinative de l’étant »
(machenschaftliche Auslegung des Seienden) dont découleraient, par exemple, les modes de

304
Ibid.
305
HEIDEGGER, M., Nietzsche I, p. 373.
306
Ibid.
307
HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 109.
308
Ibid., p. 108.
309
Ibid., p. 113.

77
pensée mécanique (mechanistische) et biologique (biologistische)310, et qui semble bien
constituer l’« acception de l’étant » en amont de la science moderne. Cette « acception de
l’étant » machinative (machenschaftliche), la conférence de 1949 la décrit comme
« calculabilité intégrale », c’est-à-dire comme une prédétermination de l’étant par laquelle
n’est considéré comme « étant » que ce qui est mesurable mathématiquement ou
compréhensible mécaniquement – en bref, une « machine » :

N’est considéré comme présent par les sciences de la nature que ce qui est par
avance évaluable, et dans la mesure où c’est le cas. La calculabilité préalable des
processus naturels, qui vient normer toute représentation des sciences de la
nature, offre la possibilité d’une imposition conforme aux réquisits de la
représentation de la nature comme fonds en vue de la faire par suite fructifier.311

Cette calculabilité provoque la nature, qui se phénoménalise comme la « pièce de rechange


du fonds technique – et justement rien en dehors de celui-ci312 » ; toute limite étant dépassée
par l’universalité du Gestell, par lequel l’étant n’est considéré comme présent que sous la
condition de sa possible mathématisation et de sa maîtrise subséquente. La science et la
technique appliquée de notre époque sont ainsi de simples avatars de l’essance de la
technique moderne, qui constitue l’essance métaphysique de notre époque tout entière.

Si, comme le disait déjà Galilée, « le livre de la nature est écrit en langage
mathématique », le dévoilement neuzeitlich de l’étant prend la même forme et fait même un
pas de plus en excluant du tout de l’étant ce sur quoi la calculabilité intégrale n’a pas de prise.
L’espace et le temps, concepts centraux de la physique moderne, qui constituent le modèle
théorique et méthodique de la science moderne, « ne sont pas conçus selon leur relation avec
l’histoire et avec des êtres humains historiques »313, mais sont bien plutôt « pensés en rapport
avec les processus simples de mouvement en général »314. « En bref, conclut Heidegger, les
représentations dominantes de l’espace et du temps depuis presque deux millénaires et demi
sont du genre métaphysique », et, en tant que tel, déterminent en retour le mode d’être de

310
HEIDEGGER, M., Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, p. 127. (Die mechanistische und die
biologistische Denkweise sind immer nur Folgen der verborgenen machenschaftlichen Auslegung des
Seienden.)
311
HEIDEGGER, M., « Le dispositif », p. 22-3.
312
Ibid.
313
Ibid.
314
Ibid.

78
l’étant pour toute « physique » et toute « science » en général. Nous pourrions proposer, à
titre d’exemple, le rôle octroyé par Kant à l’espace et au temps dans la Critique de la raison
pure : ceux-ci vont respectivement fonder l’arithmétique et la géométrie, et ainsi rendre
possible la vérité en tant qu’adéquation entre la pensée et une « nature » comprise comme
intégralité des phénomènes, liés causalement dans l’espace et dans le temps. Dans les termes
de Kant, la nature est « l’existence des choses en tant qu’elle est déterminée selon des lois
universelles315 », dont l’a priori est précisément la spatiotemporalité dans ce qu’elle a de
quantifiable.

3.3.2. Histoire de l’être et époqualité du concept de vérité

La possibilité même de la vérité, tout au long de la métaphysique occidentale, est


déterminée par un cadre métaphysique – à l’instar du cadre apriorique de la Critique de la
raison pure. L’histoire de la philosophie nous apprend que la vérité a traditionnellement été
comprise en Occident comme « adequatio intellectus et res », c’est-à-dire comme
« adéquation », correspondance entre l’esprit et la chose. Déjà, avant Platon, Parménide avait
pointé vers une identification entre l’Être et la pensée316. L’arrivée de l’idée platonicienne
sur la scène philosophique, qui vient ensuite déterminer la phénoménalisation du réel par le
λόγος, fait que la tâche de la pensée est dès lors d’être en adéquation à l’Idée ; tâche dont on
peut considérer que la suite des efforts pour l’atteindre constitue l’histoire même de la
philosophie entendue comme métaphysique, c’est-à-dire, au sens indiqué précédemment,
comme préconception théorique de l’étant présidant au développement des sciences et de
tout rapport à l’étant en général. Toujours dans L’époque des conceptions du monde,
Heidegger note en ce sens qu’« il n’y a de science comme recherche que depuis que la vérité

315
KANT, Prolégomènes, « Deuxième partie : De la question transcendantale capitale : comment la science pure
de la nature est-elle possible », tr. fr. Guillermit, Paris, Vrin, 1986, § 14. Je souligne l’« en tant que » : on doit
ici insister sur le fait que l’existence même des étants de la nature est, pour Kant, à la remorque de leur
mathématisabilité, tout comme elle le sera dans le Gestell qui va s’imposer à la fin de la métaphysique.
316
Si, en effet, le célèbre fragment 3 du Poème (Τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι) a été interprété comme
étant une identification entre penser et être, qui seraient « le même » et s’est donc parfaitement intégré au coup
d’envoi de la métaphysique occidentale comme oubli de l’être est prise de la pensée sur l’étant, Heidegger y
voit plutôt une énigmatique « co-appartenance ». Sur ce point, cf. FONTAINE-DE VISSCHER, L. « La pensée du
langage chez Heidegger », Revue Philosophique de Louvain, 1966, p. 239.

79
est devenue certitude de la représentation317 », certitude qui se construit selon lui sur la vérité-
adéquation dominante depuis Platon et qui sera perfectionnée avec la métaphysique de
Descartes, dans laquelle « l’étant est déterminé pour la première fois comme objectivité de
la représentation, et la vérité comme certitude de la représentation318 ». C’est-à-dire qu’à
partir de Descartes, la métaphysique prend la forme du règne de la représentativité subjective,
pour finalement devenir à l’époque du Gestell une simple question de vérifiabilité d’énoncés
dans un système logique, par exemple dans le « calcul des prédicats » de Frege.

Comme nous avons brièvement tenté de le montrer, l’histoire de la métaphysique


occidentale correspond pour Heidegger à une Seynsgeschichte, comprise comme histoire du
dévoilement de l’étant et du retrait de l’Être, c’est-à-dire comme histoire de la vérité-ἀλήθεια
procédant de l’oubli progressif de la question de l’Être par les penseurs clés de cette tradition.
Ainsi déterminée époqualement, la vérité est affirmée dans toute sa finitude, et l’Histoire
(Geschichte) est corrélativement le récit des advenirs successifs du vrai, récit de la succession
des dévoilements respectifs à chaque époque. Il faut ici se rappeler l’étymologie grecque du
mot d’« époque » ; l’ἐποχή grecque signifiant en effet l’arrêt, la mise entre parenthèses et la
période, on doit comprendre l’ἀλήθεια comme faisant à chaque fois époque, c’est-à-dire
comme arrêtant une phénoménalité précise pour un temps et pour une humanité historique
située. Si l’essance de la technique moderne, en tant qu’essance même de notre époque, « met
l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins
perceptible, le réel partout devient fonds319 », il importe de comprendre cet « envoi »
(Schicken) qui contraint l’homme à dévoiler l’étant d’une telle façon comme un destin
(Geschick) à partir duquel « l’essance (Wesen) de toute histoire se détermine320 ».

317
HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 114.
318
Ibid.
319
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 32.
320
Ibid.

80
3.4. La Technique moderne comme « destin » du dévoilement de
l’Occident

3.4.1. Essance, envoi (Schicken) et destin (Geschick)

Ce qui relève de l’essance — c’est-à-dire ce qui, caché en amont, fonde ce qui apparaît
en aval au Dasein — « se tient partout en retrait le plus longtemps possible321 ». C’est-à-dire
que, conformément à la distinction que nous avons faite entre un « début » ontique et un
« commencement » ontologique, l’essance, comme avènement de l’histoire se tient toujours
derrière, en retrait des événements qui en jalonnent le cours, demeurant « ce qui précède toute
chose, ce qui vient des tout premiers temps322 ». S’interroger à propos de la métaphysique
occidentale et de son rôle dans l’avènement de la technique moderne revient conséquemment
à s’interroger sur l’origine même de cette métaphysique, son « commencement », son coup
d’envoi (Schicken). La métaphysique, selon Heidegger, « part de l’étant et revient à lui »
plutôt que de partir « de l’être vers ce qui est digne de question dans sa “manifesteté”
(Offenbarkeit) ».323 Partant ainsi de l’étant, elle « interroge l’étant comme étant » et toujours
seulement de cette manière. Pour le dire autrement, l’histoire de la métaphysique occidentale
est elle-même le récit d’un long oubli et d’un délaissement progressif de l’être par les
philosophes de la tradition ; oubli et délaissement dont le diagnostic figure déjà dans l’opus
magnum de 1927 en tant que « forme inauthentique » de l’existence du Dasein.
Conséquemment, l’envoi (Schicken) qui régit le destin du dévoilement de l’Occident n’est
autre que le manquement initial de l’Être au commencement de la philosophie occidentale,
qui détermine son destin (Geschick). Dans les termes de Jean Grondin :

L’oubli de l’être incarne donc le point de départ de cette pensée […] ; oubli que
l’auteur de Sein und Zeit paraîtra imputer à une forme inauthentique de
l’existence, mais qui aurait si largement dominé la pensée occidentale que le

321
Ibid., p. 30.
322
Ibid., cf. suite : « Aussi s'efforcer, dans le domaine de la pensée, de pénétrer d'une façon encore plus initiale
ce qui a été pensé au commencement n'est pas l'effet d'une volonté absurde de ranimer le passé, mais le fait
d'une disposition calme, où l'on est prêt à s'étonner de ce qui vient à nous de l'aube première. »
323
HEIDEGGER, M., Einführung in die Metaphysik (1935), p. 65 (tr. fr. dans GIROUX, L., « Heidegger et la
métaphysique : vers un double dépassement », Philosophiques, vol. 2, n. 2, 1975, pp. 207-228, p. 217.)

81
dernier Heidegger finira par y voir la conséquence d’un destin historique, celui
de la métaphysique.324

L’insuffisance de l’analyse ontique du phénomène technique évoquée dans notre premier


chapitre est ici doublement assurée : d’une part, comme nous l’avons vu dans notre premier
chapitre, une analyse qui se voudrait axiologiquement neutre, ou encore qui louerait ou
critiquerait unilatéralement la technique s’enchaînerait elle-même au Gestell ; mais, d’autre
part — ce qui est bien plus grave -, considérer la technique indépendamment de sa
provenance métaphysique masque son caractère foncièrement destinal. Dans les termes de
Jean Vioulac, si la généalogie du Ge-stell nous « reconduit au moment grec », l’« envoi »
(Schicken) initial de la métaphysique occidentale, la technique doit être dès lors considérée
comme « accomplissement du destin [Geschick] de la Grèce, ce qui fournit l’assise de sa
domination et menace la possibilité même de sa remise en cause. »325

Il apparaît, à travers les concepts d’envoi (Schicken) et de destin (Geschick), que la


Métaphysique est le fruit de penseurs se situant dans l’événement originel de la Lichtung et
déterminant conceptuellement l’essance d’une époque en répondant à l’« appel » du
dévoilement initial de cette essance. Il nous faut désormais tenter de comprendre en quoi le
commencement grec de la métaphysique de tout l’Occident peut être considéré comme le
coup d’envoi (Schicken) d’une longue histoire menant inéluctablement à l’apparition du
Gestell comme « cadre » de la phénoménalité moderne. En d’autres termes, il s’agit
maintenant de montrer comment Heidegger peut considérer l’époque de la Technique comme
époque de la « métaphysique accomplie » (vollendete Metaphysik)326 venant en quelque sorte
clôturer l’histoire même de l’Occident.

324
GRONDIN, J., « Pourquoi réveiller la question de l’être ? », p. 1, dans J.-F. Mattéi (Dir.), L’énigme de l’être
chez Heidegger, Paris, PUF, collection « Débats », 2004.
325
VIOULAC, J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique, PUF,
Paris, 2009, p. 181.
326
Cf. HEIDEGGER, M., Die Überwindung der Metaphysik, p. 91, et Die Zeit des Weltbildes, p. 91.

82
3.4.2. Technique moderne et fin de la métaphysique

Si, donc, la Technique moderne doit être comprise comme un mode métaphysique de
la vérité-ἀλήθεια qui fonde par conséquent toute une époque ; si cette métaphysique, du
moins sous sa forme occidentale, aujourd’hui incontestablement dominante sur le plan
mondial, correspond bien à l’histoire de l’oubli de l’être ; si, finalement, l’histoire même de
la métaphysique occidentale mène au Gestell comme « destin du dévoilement », il importe
dès lors de montrer en quoi la Technique moderne peut être comprise comme « métaphysique
accomplie » et, en ce sens, comme accomplissement du projet philosophique du « premier
commencement » grec. Dans Zur Sache des Denkens, Heidegger écrit que « la fin de la
philosophie se dessine comme le triomphe de l’équipement d’un monde en tant que soumis
aux commandes d’une science technicisée et de l’ordre social qui répond à ce monde.327 »
Notre époque serait celle de la « fin de la philosophie » entendue comme la réalisation finale
de son objectif onto-logique — ce qu’il s’agit désormais de comprendre —, c’est-à-dire
comme le « début de la civilisation mondiale en tant qu’elle se fonde dans la pensée de
l’Occident européen ».328

Cette « pensée », nous l’avons déjà identifiée comme la métaphysique occidentale, qui,
de Platon à Nietzsche, en passant par Descartes et Kant, maintient son essance octroyée dans
l’envoi du premier commencement grec. Dans son article La fin de la fin de la métaphysique,
Jean-Luc Marion écrit que « la technique offre le visage visible de l’accomplissement de la
métaphysique », elle-même définie comme la « mise en œuvre d’une universelle volonté de
connaître sur le mode de la certitude »329 - volonté dont Nietzsche avait déjà diagnostiqué les
effets pervers d’une manière poignante, lorsqu’il demandait : « la volonté du vrai, qui nous
égarera encore dans biens des aventures, cette fameuse véracité dont jusqu’à présent tous les
philosophes ont parlé avec vénération, que de problèmes cette volonté n’a-t-elle pas déjà
soulevés pour nous ? »330

327
HEIDEGGER, M., Zur Sache des Denkens, p. 65, tr. fr. 117-118.
328
Ibid.
329
MARION, J.-L., « La fin de la fin de la métaphysique », Laval théologique et philosophique, vol. 42, n. 1, pp.
23-33, p. 26.
330
NIETZSCHE, F. W., Par-delà le bien et le mal, ch. 1, « Les préjugés des philosophes », dans Œuvres complètes
de Frédéric Nietzsche, vol.10, tr. fr. H. Albert, Mercure de France, 1913, p. 11.

83
C’est précisément l’accomplissement du projet de cette « volonté du vrai » formulé dès
l’antiquité grecque sous la forme de la possibilité d’une connaissance universelle procédant
d’une adéquation entre l’être et la pensée, entre l’ὄντος et le λόγος ; donc, l’accomplissement
de l’onto-logicisation du monde dans un oubli total de l’être, qui constitue à la fois la fin de
la philosophie entendue comme métaphysique de l’étant et l’avènement de l’époque de la
technique : celle du système total de la métaphysique réalisée, c’est-à-dire du « savoir
absolu » hégélien devenu démiurge industriel, « la production d’un réseau universel de
raisons certaines satisfaisant à une volonté sans frein d’effectivité […] ; le déploiement réel
du principium reddendae rationis, dont Leibniz ne pouvait encore que nommer la
possibilité331 ».

Si en effet, pour Leibniz, nihil est sine ratione (rien n’est sans la raison, sans raison
suffisante) — mais aussi, comme nous l’avons vu, pour la physique moderne — on peut
considérer le dévoilement de l’étant comme « fonds » (Bestand), l’enchevêtrement infini de
chacun des étants l’un à l’autre, toujours réduit à un moyen visant une fin constituant elle-
même un nouveau moyen, ainsi que la forme logicisante, totalisante et autoréférentielle du
Gestell comme autant d’évidences phénoménologiques de l’avènement réel de la rationalité
intégrale de l’étant – la réalisation du projet métaphysique d’onto-logicisation du monde. Si,
par ailleurs, le terme de « principe », le principium latin, traduit bien l’ἀρχή des Grecs, le
« principe de raison » leibnizien est réduit à une simple tautologie dont la réalisation
correspond d’autant plus au Gestell de par sa forme tout aussi logicisante, totalisante et
autoréférentielle. C’est que, selon Reiner Schürmann, « dans le titre ‘‘principe de raison’’, ce
n’est pas le mot ‘‘principe’’ qui traduit arché, c’est le mot ‘‘raison’’ - nihil est sine
ratione.332 » Réduit à cette forme, le principe de raison est ainsi une « simple tautologie »,
« principe de l’arché » ou encore « principe du principe »333, qui, par la rationalisation

331
MARION, J.-L., « La fin de la fin de la métaphysique », p. 26.
332
SCHÜRMANN, R., Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, Diaphanes, Bienne-Paris, 2013
[1982], p.146.
333
Ibid.

84
intégrale de l’étant qu’il opère, vient poursuivre le projet platonicien de rationalisation du
réel et ouvrir la voie334 à l’accomplissement de la métaphysique moderne.

Ce faisant, « sous nos yeux et avec une évidence telle qu’elle ne nous frappe même
plus, la métaphysique triomphe dans l’universelle manière d’être technique du monde », ce
qui « ne signifie rien de moins que l’accomplissement vainqueur de l’interprétation
métaphysique de l’étant335 » ouverte entre autres par Platon il y a plus de deux millénaires.
Comment est-il possible de soutenir une telle affirmation ? Dans les termes de Françoise
Dastur, Heidegger pose une « continuité dans le déploiement de la métaphysique comme
pensée représentative dont le premier germe se trouve dans l’ἰδέα platonicienne qui instaure
la primauté du voir et qui s’accomplit comme certitude et savoir absolu de soi avec Descartes
et Hegel »336, dont la dialectique, par laquelle le sujet doit passer par la négativité pour
devenir conscience de soi, constitue le sommet stratosphérique de l’édifice théorique et
spéculatif élevé par la métaphysique occidentale337. L’histoire de cette métaphysique
constitue ainsi un déclin de la vérité de l’étant amenant progressivement à la réalisation de
celle-ci dans l’effacement total de celui-là, qui, comme nous l’avons vu, ne subsiste alors que
comme « fonds » disponible de ressources, en quelque sorte, un étant-capital, c’est-à-dire une
« marchandise »338.

334
Ici, on doit cependant rappeler que tout comme Platon, ce n’est pas Leibniz lui-même qui initie un pan entier
de l’histoire de la métaphysique par sa simple volonté. Ces deux penseurs, comme tous les penseurs essentiels,
sont plutôt situés dans une éclaircie (Lichtung) propre à leur époque et « répondent » par leur pensée à l’appel
de l’Être; en d’autres termes, ils offrent un diagnostic « phénoménologique » de leur propre contemporanéité –
sans vraiment avoir ni la méthode ni la prétention de la phénoménologie, comme Leibniz qui diagnostique la
phénoménalité qui vient sous le titre de « principe de raison ».
335
Ibid.
336
DASTUR, F., « Heidegger, penseur de la modernité, de la technique et de l’éthique », Po&sie, 2006/1 (N°
115), p. 11.
337
Dialectique qui, dans les mots mêmes de Heidegger, est « une épouvante de la pensée ». Cf. GA86, Seminare
: Hegel - Schelling, ed. P. Trawny, 2011, XLII, p. 565.
338
Cf. MARX, K., Le Capital, tr. fr. M. Rubel, Paris, Gallimard, 1963, p. 109 (ch. I) : Marx y définit la
marchandise, d’abord du point de vue de la valeur d’usage – « un objet extérieur, une chose qui, par ses
propriétés, satisfait des besoins humains » – et ensuite du point de vue de la valeur d’échange, ce qui nous
intéresse ici : avec la valeur d’échange, la marchandise apparaît dans « le rapport quantitatif, comme la
proportion dans laquelle les valeurs d’usage […] s’échangent les unes contre les autres. » Si le paradigme de
Marx est celui, plus économique et ontique, de l’échange, la marchandise telle que décrite selon sa valeur
d’échange semble légitimement correspondre en aval à l’analyse ontologique de l’étant phénoménalisé comme
« Fonds », qui tiens son être du Gestell dans lequel s’enchevêtrent, de manière aveugle et sans telos déterminé,
fins et moyens, et dont la valeur semble être, dans les mots de Marx, « quelque chose d’arbitraire et de purement
relatif ».

85
La « primauté du voir » instaurée par la métaphysique de Platon et déjà évoquée dans
Sein und Zeit339 culmine dans cette « pré-vision » de tout l’étant qui ne « voit » jamais que de
l’étant, et la victoire éclatante de cette métaphysique se fait jour dans le Dispositif. Cette
suprématie de la raison, selon Michel Henry, est « celle d’une raison dominatrice et
calculatrice, raison qui met en ordre l’étant et par laquelle la volonté se rend maîtresse des
choses »340. Le projet accompli de la métaphysique est identiquement projet « de parvenir à
une domination inconditionnelle de l’étant » et « projet de parvenir à une certitude absolue –
comme on le voit chez Descartes et Hegel.341 » On peut alors parler avec Heidegger d’une
« volonté de volonté »342, qui, ne voulant que son propre règne, consiste en son essence en
une « absence-de-but », « accomplissement de l’essence de la volonté qui s’est annoncée dans
le concept kantien de la raison pratique comme volonté pure343 », mais qu’on peut également
identifier tant dans le « principe de raison » de Leibniz, dont nous avons dit qu’il était une
forme de tautologie ; métaphysique qui s’accomplit finalement dans la pensée du dernier
métaphysicien : Nietzsche, celui qui accomplit l’essance du platonisme en tentant
précisément de le renverser.

La Technique moderne est, en ce sens, le destin métaphysique de l’Occident, découlant


de la destination même de l’être en ce que « le destin est par essence destin de l’être, au sens
où l’être se destine lui-même, déploie à chaque fois son essence comme un destin et par là se
métamorphose destinalement »344, et où « se destiner signifie se mettre en route, pour
s’ajointer à la directive indiquée et qu’attend un autre destin voilé »345. Nous reviendrons à
cet « autre destin » lorsque nous examinerons la question de la possibilité d’un « sauver » en
relation avec le « danger » que recèle l’essance de la technique moderne. Au terme de notre

339
HEIDEGGER, M., Être et temps, § 36.
340
HENRY, M., « Le concept de l'être comme production », Revue Philosophique de Louvain, 1975, p. 82.
341
Ibid., Cf. HEGEL, Ph.G., p. 11 ; Ph.E., p. 71 : Hegel y écrit que le but de la philosophie est « d’approcher la
forme de la science (Wissenschaft) », qui consiste « à pouvoir renoncer à son nom d’amour du savoir et à être
savoir effectif », c’est-à-dire métaphysique réalisée.
342
HEIDEGGER, M., « Dépassement de la métaphysique », dans Essais et conférences, p. 102.
343
Ibid.
344
ARJAKOVSKY, P., FÉDIER, F. et FRANCE-LANORD, H., Le dictionnaire Martin Heidegger : Vocabulaire
polyphonique de sa pensée, Paris, Éditions du Cerf, 2013, p. 497. (Cf. Heidegger, Le tournant [Die Kehre], p.
310.)
345
Ibid.

86
tentative d’intégration historiale de la technique moderne, celle-ci nous apparaît désormais
comme « métaphysique accomplie », c’est-à-dire comme logicisation intégrale de l’étant
(onto-logie) via la calculabilité intégrale.

Suivant notre explicitation, au deuxième chapitre, de la phénoménalité neuzeitlich,


propre à l’époque moderne, nous avons débuté en montrant le lien qui unit, d’un point de vue
formel, le Dispositif planétarisé de la technique moderne à la physique expérimentale et
mathématisée. De là, nous en sommes parvenus au « fond métaphysique » époqual les
fondant toutes deux. Nous avons vu que ce fond métaphysique à la fois détermine une
certaine acception de l’étant — la mesurabilité — et proclame comme universel un concept
précis de vérité — la rectitude de la représentation de l’étant via une « méthode » prédéfinie.
En tant que réalisation du projet philosophique de rationalisation du réel présent dès le
commencement grec, le Dispositif est le fruit d’un envoi (Schicken) déterminant par-delà les
siècles son « fond métaphysique » et la phénoménalité technique en découlant comme destin
(Geschick) du dévoilement occidental.

Nous voici ainsi parvenus au terme de notre analyse de la Technique moderne et de son
caractère époqual. Cependant, nous avons justifié, en introduction et au premier chapitre, le
choix de cet objet dans le cadre du présent mémoire en invoquant la complète détermination
de la vie humaine et de tous ses aspects par ce que nous appelons désormais le Dispositif
(Gestell). En somme, il nous reste à considérer, avec Heidegger, le « danger » que constitue
l’époque de la technique comme métaphysique réalisée, à la fois pour l’essance de la vérité
et pour celle de l’homme, qui sont étroitement liées en ce que seul le Dasein a accès au
questionnement comme l’une de ses possibilités fondamentales.

87
3.5. Hölderlin, le « danger » et le « sauver »

3.5.1. Le Danger (Gefahr) qui gît au sein du Dispositif

Au terme de notre réflexion sur la phénoménalité et l’historialité de la technique


moderne, nous en sommes arrivés au constat, explicitement nommé par Heidegger, que
« l’essance de la technique réside dans le Dispositif346 », et que la puissance de ce dernier fait
partie du destin de la métaphysique occidentale, maintenant en voie de planétarisation totale
en raison du phénomène paradoxalement nommé « mondialisation », qui, comme nous
l’avons précédemment remarqué, semble détruire plus de « mondes » qu’il n’en crée.

Mettant « chaque fois l’homme sur un chemin de dévoilement347 » — rappelons ici que
la question heideggérienne de la technique, dès le début de notre recherche, mettait également
le Dasein questionnant sur un chemin, c’est-à-dire celui du dévoilement de l’essance même
de notre époque — le Dispositif force l’homme ainsi « mis en chemin » à avancer « sans
cesse au bord d’une possibilité », celle de « poursui[vre] et de [faire] progresser seulement ce
qui a été dévoilé dans le “’commettre”’ et [de prendre] toutes mesures à partir de là348 ». Plus
précisément, l’homme de l’époque de la technique ne prendra au sérieux que ce qui est
évaluable, commissible, mathématisable, etc. ; constat qui semble correspondre à la fois à la
montée du matérialisme, du pragmatisme, de l’individualisme et également à ce que
Heidegger nomme la « fuite des dieux » (Entgötterung) dans le texte de 1938349. Si ces
phénomènes peuvent être compris « positivement » — par exemple, le matérialisme comme
« positivisme » chez Auguste Comte et dans les sciences, le pragmatisme comme abandon
d’idéaux dogmatiques dans la philosophie pratique ou encore la démythologisation du monde
comme rationalisation de ce dernier chez Max Weber — ils constituent également, de la
perspective contraire, la « fermeture d’une possibilité », c’est-à-dire « que l’homme se dirige
plutôt, et davantage, et d’une façon toujours plus originelle, vers l’être du non caché et sa

346
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 35.
347
Ibid.
348
Ibid.
349
HEIDEGGER, M., « L’époque des conceptions du monde », p. 100.

88
non-occultation, pour percevoir comme sa propre essence son appartenance au
dévoilement350 ». Le Dispositif, forçant le Dasein à dévoiler l’étant comme « fonds »
(Bestand), « ferme la possibilité » pour lui d’entretenir un rapport originel et aléthique à
l’étant, c’est-à-dire qu’il le prive de l’essance la plus originaire de la vérité elle-même, voire
de la sienne propre. L’être du non-caché étant pour le Dasein moderne toujours déjà
mathématisé, celui-ci risque de voir toute son existence restreinte à cette possibilité.
Heidegger poursuit :

Placé entre ces deux possibilités, l’homme est exposé à une menace partant du
destin. Le destin du dévoilement comme tel est dans chacun de ses modes, donc
nécessairement, danger.351

Comment comprendre cette affirmation selon laquelle le destin du dévoilement occidental


est « danger » ? Ne disions-nous pas, au tout début de notre recherche, que nous ne devions
pas louer ou condamner la technique, c’est-à-dire que nous devions nous restreindre de toute
critique morale ou éthique de celle-ci ? C’est qu’il ne s’agit pas ici de « bien » ou de « mal »,
notre analyse se situant en quelque sorte par-delà ces concepts : il s’agit bien plutôt de
comprendre que le destin du dévoilement occidental, menant tout droit à la réalisation de la
métaphysique comme Dispositif de la calculabilité intégrale et de la consommation, met en
danger l’essance même de la vérité en déterminant systématiquement et onto-logiquement
tout étant auquel le Dasein aura rapport ; processus par lequel, note Heidegger, même le dieu
chrétien a été ravalé au rang de « dieu des philosophes »352.

Ce long déracinement de tous les hommes, de tous les peuples et de toutes les cultures,
qui s’accentue de par la planétarisation de la rationalité occidentale, est totalement conforme
au dévoilement calculant dicté par le Gestell, car « l’homme précisément ne se rencontre plus
lui-même en vérité nulle part, c’est-à-dire qu’il ne rencontre plus nulle part son essance
(Wesen) »353, qui consiste à habiter un monde et non à le dévaster au nom de l’universalité

350
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 35.
351
Ibid.
352
Ibid.
353
Ibid., p. 36.

89
du concept. Ce constat est d’autant plus périlleux en tant que l’homme y est la plupart du
temps aveugle :

Cependant, c’est justement l’homme ainsi menacé qui se rengorge et qui pose au
seigneur de la terre. Ainsi s’étend l’apparence que tout ce que l’on rencontre ne
subsiste qu’en tant qu’il est le fait de l’homme. Cette apparence nourrit à son tour
une dernière illusion : il nous semble que partout l’homme ne rencontre plus que
lui-même.354

L’humanisation apparente355 du tout de l’étant par la technique fait du danger une


menace en un sens invisible, qui pèse sur l’essance même du Dasein, c’est-à-dire sur son
être-au-monde et sur son ouverture compréhensive à un monde et à une histoire d’où peuvent
jaillir du sens, au double sens précédemment mentionné de « signification » et de
« direction ». En quoi consiste cette essance qui est menacée par ce danger qui, depuis la
toute-puissance du Dispositif technique, pèse sur elle ? « L’essence du Dasein », écrit
Heidegger dans Sein und Zeit, « réside dans son existence356 ». Qu’est-ce alors que cette
existence ? « Se tenir dans l’éclaircie (Lichtung) de l’Être, c’est ce que j’appelle l’ek-sistence
de l’homme. Seul l’homme a en propre cette manière d’être357 ». Ek-sister, c’est donc se tenir
dans l’éclaircie, dans cette lumière qui constitue l’éclairage propre à une phénoménalité
époquale, celle ou le Dasein humain est toujours déjà jeté. Dire que le déferlement de
l’essance de la technique moderne menace l’essance de la vérité et celle du Dasein revient
ici au même : cette menace pèse en fait sur l’éclaircie (Lichtung) même de l’Être, c’est-à-dire
sur la luminosité qui fait que chaque époque a un sens, « fait sens » (au sens de l’anglais «
makes sense ») pour les peuples qui y coexistent.

Cette menace est ainsi celle d’un tourbillon (Taumel) emportant avec lui toutes les
références de l’histoire pour ne laisser que la froide calculabilité où tout est simplement et
précisément mesurable. Regardant aux quatre coins du globe les mêmes événements relayés
par un système informatique planétarisé qui réduit toute distance spatio-temporelle au sans-

354
Ibid.
355
Sur ce point, Cf. HEIDEGGER, Nietzsche II, pp. 290 à 295.
356
HEIDEGGER, M., Être et temps, par. 9.
357
HEIDEGGER, M., Lettre sur l'Humanisme-Ueber den Humanismus, Verlag A. Francke, Berne, texte allemand
traduit et présenté par Roger MUNIER, coll. philosophie de l'esprit bilingue, Aubier Montaigne, 1964, p.80.

90
fond de l’écran et d’où est absent le jeu de la proximité et de la distance qui accompagnait
autrefois l’habiter du Dasein, « l’homme des Temps nouveaux n’a plus besoin d’illustrations
qui fassent sens, non parce qu’il récuserait le sens, mais parce qu’il s’en assure lui-même la
maîtrise en étant celui-là même qui occupe le centre opérationnel […] de toute fabrication
pour l’étant en son entier »358. Le danger est donc éminemment celui d’une perte de sens
généralisée du rapport humain au monde.

3.5.2. Le « sauver » (Retten) et le sans-pourquoi de la rose

Comme nous l’avons vu, le Gestell refuse à l’homme d’accéder à une forme de
dévoilement plus originel, c’est-à-dire à un dévoilement dont le sens serait advenu et non
produit – au sens du « commettre » – ce qui explique en amont le diagnostic nietzschéen de
l’avènement du nihilisme européen, survenu un demi-siècle plus tôt. Toutefois, selon la
sentence empruntée à Hölderlin, l’homme « habite en poète » son monde : citant le poète –,
Heidegger écrit :

Mais, là où il y a danger, là aussi


Croît ce qui sauve.

Considérons avec soin la parole de Hölderlin. Que veut dire « sauver » (Retten) ?
Nous sommes habitués à penser que ce mot veut dire simplement : saisir encore
à temps ce qui est menacé de destruction, pour le mettre en sûreté dans sa
permanence antérieure. Mais « sauver » veut dire davantage. « Sauver » est :
reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci, pour la première fois,
de la façon qui lui est propre.359

C’est donc dire que la possibilité même de la « destruction » de l’essance de la vérité-


dévoilement par celle de la faisabilité intégrale du vrai via le calcul ouvre une autre possibilité
— peut-être même une tâche — : celle de « sauver » la vérité, c’est-à-dire de tenter de
« reconduire » le Dasein dans l’éclaircie de l’être, afin qu’apparaisse l’essance du

358
HEIDEGGER, M., Réflexions, X, XI, par. 1, 1-5 pp. 360-362., dans Alfiero, F., et von Hermann, F.-W., Martin
Heidegger. La vérité sur ses Cahiers noirs, Gallimard, 2018, p. 201.
359
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 38.

91
dévoilement « pour la première fois, de la façon qui lui est propre »360. Nous disions toutefois
que ce sont les poètes et les philosophes qui, situés dans l’éclaircie originelle, déterminent le
fond métaphysique d’une époque : il semble ainsi que la tâche de préserver la vérité comme
dévoilement leur incombe avant tout. L’essance (Wesen) de la technique moderne, en tant
que se produisant (sich ereignet) dans « ce qui accorde » — c’est-à-dire dans l’éclaircie —,
préserve l’homme et le maintient dans un certain rapport au dévoilement361. De là découle,
selon Heidegger, une « ambiguïté » fondamentale de l’essance de la technique moderne,
ambiguïté qui « nous dirige vers le secret de tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité362 ».
Heidegger poursuit :

D’un côté le Dispositif pro-voque à entrer dans le mouvement furieux du


commettre, qui bouche toute vue sur la production du dévoilement et met ainsi
radicalement en péril notre rapport à la vérité.

D’un autre côté le Dispositif a lieu dans « ce qui accorde » et qui détermine
l’homme à persister (dans son rôle) : être — encore inexpérimenté, mais plus
expert peut-être à l’avenir — celui qui est main-tenu à veiller sur l’essence de la
vérité. Ainsi apparaît l’aube de ce qui sauve.363
Ainsi, le rapport à la vérité de l’homme des Temps nouveaux est mis en péril par la
toute-puissance du Dispositif technique. Situé dans le « centre » de la production de tout étant
comme « Fonds », l’homme est dans une situation tout à fait paradoxale : d’une part, il est
lui-même assujetti au Dispositif en tant que pièce de rechange sur le « marché du travail » ;
d’autre part, il est, en tant que « maintenu » dans le rôle de « dévoilant » - entre autres par la
langue, dont nous avons dit qu’elle révélait un monde conformément à l’éclaircie (Lichtung)
d’une époque, à sa lumière propre. Si le rapport de l’homme à la vérité court certes un
« danger »364, le Dasein humain n’en est pas moins cet étant insigne pour qui seule peut se
poser quelque chose comme une question.

Le Dasein moderne, situé dans le « nihilisme européen » diagnostiqué par Nietzsche,


est ainsi appelé à « veiller sur l’essence de la vérité », c’est-à-dire à tenter de préserver un

360
Ibid.
361
Ibid., p. 44-5.
362
Ibid.
363
Ibid. (Traduction modifiée.)
364
Qui n’est pas sans rappeler le discours des « prophètes » du transhumanisme des dernières décennies.

92
rapport aléthique originel à l’étant contre vents et marées. Est-ce dire qu’il doive tenter de
faire revivre l’étant comme Herstand, que ce soit par la poésie, la philosophie ou d’autres
moyens ? Nous avons déjà dit que cette voie était vaine, et il serait assez malhonnête
d’affirmer que Heidegger, qui appelait de ses vœux un « nouveau commencement » de la
pensée, ait envisagé une avenue aussi simplement dogmatique et unilatérale que celle-là – en
plus de l’incompatibilité de cette possibilité avec l’idée d’une « histoire de l’Être » qui
détermine en creux les possibles réponses du penseur, au sens où nous l’avons compris. Il
n’en reste pas moins que le Dispositif menace l’essance de l’homme, son « être-au-monde »
même ; qu’avec lui s’installe fermement l’époque de la dévastation de la planète par
l’industrie et celle du nihilisme européen ; qu’avec le déferlement de l’essance de la
métaphysique occidentale tout peuple, tout être-au-monde historial et tout sens possible sont
ramenés à l’unique figure d’un Fonds mis-à-disposition ; que toute distance et toute proximité
de l’étant se voit effacée dans le non-lieu de l’écran qui envahit presque tous les rapports de
l’homme au monde ; et que par-là, finalement, le Dasein occidental moderne — et bientôt,
l’immense majorité des représentants de notre espèce — est menacé de tout simplement
cesser d’être « là », de cesser d’être un Da-sein.

Toutefois, face à cette menace, Heidegger semble se contenter de rappeler le vers


d’Hölderlin, selon lequel là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve. Comment
comprendre cet appel au poète ? Dans Le Principe de raison, Heidegger compare le mode
d’être du Dasein, qui « suit avidement les résultats de son action dans son monde, observe ce
que celui-ci pense de lui et attend de lui365 », à celui de la rose, qui, selon la sentence du
mystique Angelius Silesius, « est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-
même, [et] ne désire être vue366 ». Si nous autres hommes différons de la rose par ce regard
« furtif et intéressé » que nous lançons au monde en attente d’une rétroaction, c’est que « nous
ne pouvons pas […] demeurer les êtres que nous sommes, sans prêter attention au monde qui
nous forme et nous informe et sans par là nous observer aussi nous-mêmes367 » : en effet,
nous sommes des êtres éveillés et ayant la possibilité d’être conscients par rapport à nos

365
HEIDEGGER, M., Le Principe de raison, Gallimard, 2013, p. 107.
366
Ibid., p. 104.
367
Ibid., p. 107.

93
propres conditions de possibilités passées et à nos possibilités d’être présentes et futures.
« De cette attention », conclut Heidegger, « la rose n’a pas besoin. Disons, pour parler pour
Leibniz : la rose pour fleurir n’a pas besoin qu’on lui fournisse les raisons de sa floraison. La
rose est une rose sans qu’un reddere rationem, un apport de la raison, soit nécessaire à son
être de rose368 ».

Si la rose est « sans pourquoi », c’est qu’elle n’a pas besoin de raison justificatrice.
En ce sens, en tant que φύσις enracinée dans un sol, elle échappe à la rationalité inquisitrice
du Dispositif et n’a pas besoin, comme la subjectivité moderne déracinée, d’aucun « sens »,
c’est-à-dire d’aucune direction ni d’aucune justification existentielle. S’il nous est certes
possible de la considérer du point de vue de son code génétique, ou encore de la comparer à
d’autres végétaux dans un tableau, ou finalement d’en décrire les caractéristiques empiriques
selon des critères de classification préétablis, ce faisant, nous ne traitons plus de l’être de la
rose, mais d’une « vision » de la rose la considérant comme un certain type d’étant
correspondant à un certain domaine, qu’on peut comparer à d’autres du même domaine, par
exemple dans les pages d’un livre de botanique. C’est-à-dire que, la métaphysique
occidentale, dont nous avons dit qu’elle aboutissait dans son achèvement à un tourbillon
(Taumel) onto-logique et déracinant, retire chaque étant de son sol pour l’élever à
l’universalité du concept : dans ce prisme, la rose, plutôt que d’apparaître comme la simple
beauté apparente d’une nature sans pourquoi, devient un arbuste de la famille des rosasceae,
ayant telles caractéristiques empiriques et telle constitution, et ayant évolué à partir de telle
espèce, etc. La métaphysique cherche toujours à identifier l’étant, c’est-à-dire à lui assigner
un pourquoi dans le système total de l’étant qu’elle projette. C’est pourquoi l’homme, une
fois retiré de l’assurance qu’il avait jadis envers sa propre époque, c’est-à-dire une fois chassé
du sol phénoménologique sur lequel repose traditionnellement son « habiter », est en
recherche d’un pourquoi. Mais, précisément, en vertu de la rationalité intrinsèque à la
Technique moderne, il cherche ce pourquoi dans l’étant se phénoménalisant comme « fonds »
et s’y identifie lui-même369.

368
Ibid.
369
Le phénomène mondialisé de la consommation n’est en ce sens véritablement compréhensible qu’à partir
d’une analyse phénoménologique du Dasein et de l’essance métaphysique de la Technique moderne.

94
Pour terminer, revenons-en à la rose : en dépit de la structure onto-logisante du
Gestell, et en tant que φύσις enracinée dont l’éclosion découle d’un principe intérieur, elle
continue de fleurir. Comme nous l’avons mentionné, l’universalité du concept à laquelle le
Dispositif élève phénoménologiquement tout apparaître de l’étant équivaut à un tourbillon
déracinant qui risque d’entraîner avec lui l’essance même du Dasein. Se pourrait-il donc qu’à
l’instar de la rose, le Dasein humain soit susceptible d’atteindre lui aussi une existence sans
pourquoi ? Selon certains, Heidegger se ferait ainsi « l’apôtre » d’un « don de soi, sans raison,
un merci caché qui n’implique aucun calcul »370 ; mode d’être qui pourrait « affronter » le
Gestell — ou du moins s’en soustraire — et qui correspond à une forme d’existence plus
traditionnelle et religieuse. L’enracinement aveugle et volontaire dans une tradition serait
ainsi la réponse heideggérienne au déracinement et à la dévastation qui caractérisent l’époque
de l’accomplissement de la métaphysique. Rien n’est moins certain. Car « l’homme », écrit
Heidegger, « diffère de la rose »371, et il ne peut rester homme sans cette « attention » dont la
rose n’a pas besoin. Dans les mots de Kant, gît au cœur de l’homme un « besoin de la
raison »372, c’est-à-dire à la fois un besoin de rationalité et un besoin de pourquoi, en accord
avec le double sens du terme de raison que nous avons mentionné précédemment en traitant
du grand principe de Leibniz ; besoin dont il tente sans cesse de satisfaire les exigences, par
exemple par le geste du philosopher, et avec un succès plus ou moins grand. Le Dasein
humain a en propre la possibilité de se questionner sur l’être, et, contrairement à la rose, ne
peut être authentique en restant fermement enraciné dans une « nature » : contrairement à la
rose, le Dasein est historial (geschichtlich). Ainsi, la rose apparaît ne pas pouvoir constituer
ce « sauver » qui croît près du danger. Pourtant, celle-ci, en tant que φύσις insigne, pousse
encore parfois sans pourquoi à l’époque de l’effectuation de la métaphysique, laissant
apparaître un passé où nous étions peut-être, comme la rose, « sans pourquoi ». Or, Heidegger
écrit : « Sauver est : reconduire dans l’essence, afin de faire apparaître celle-ci, pour la
première fois, de la façon qui lui est propre. »373 Nous aussi, Dasein(s) humains, sommes en
partie φύσις. Il apparaît ainsi nécessaire de méditer plus avant la possibilité réelle d’une

370
BALTHASAR, von, H. U. « La gloire et la Croix, Les aspects esthétiques de la révélation », Le domaine de la
métaphysique, Les héritages, tome 86, tr. Givord, Aubier Théologie, Paris, 1983, p. 186.
371
HEIDEGGER, M., Le Principe de raison, p. 107.
372
KANT, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, Vrin, p. 78.
373
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 38.

95
existence qui puisse échapper à l’emprise toute puissante de la technique moderne ; existence
pouvant, semble-t-il, jaillir d’un « laisser apparaître » originaire de la φύσις, qui puisse nous
« reconduire », dans notre essance propre, en dehors de tout reddere rationem. En d’autres
termes, il s’agit de dépasser la métaphysique occidentale tout entière ; non pas, cette fois, en
lui opposant ses propres concepts374, mais en opposant au commencement grec — l’envoi
(Schicken) initial de la Seinsvergessenheit — un « autre commencement » ; possibilité dont
nous ne traiterons pas en profondeur en ce qu’elle se trouve en dehors du domaine propre de
l’objet que nous nous étions donné, mais que nous allons brièvement prendre en compte en
guise de conclusion.

374
C’est, par exemple, ce que Nietzsche et le vérificationnisme anglo-saxon ont tenté de faire, échouant au
passage. Cf. HEIDEGGER, Zur Sache des Denkens, p. 62, tr. fr., p. 114 : «... dans la mesure où, par Nietzsche, la
métaphysique se prive elle-même, en quelque sorte, de sa propre possibilité de déploiement, nous n'apercevons
plus d'autres possibilités pour la métaphysique. Car, du fait du renversement accompli (vollzogene Umkehrung)
par Nietzsche, il ne reste plus à la métaphysique que le détournement dans ce qui lui est inessentiel (Verkehrung
in ihr Unwesen) », ainsi que CARNAP, R., « Ueberwindung der Metaphysik durch logische Analyse der Sprache
», Erkenntnis, II, 1931 (tr. fr. SOÛLEZ, Manifeste du Cercle de Vienne, Paris, 1985) : « les avatars du
vérificationisme ont ironiquement prouvé qu'il ne suffit pas, pour dépasser la métaphysique, de retourner contre
elle certains de ses concepts, eux-mêmes inexplorés ou impensés. Les concepts de vérification, de confirmation,
d'expérience, etc. appartiennent radicalement à ce qu'on croyait pouvoir aisément « dépasser », et que l'on a
répété — la métaphysique. » Citations reprises dans MARION, J.-L., « La fin de la fin de la métaphysique »,
Laval théologique et philosophique, vol. 42, n. 1, pp. 23-33, p. 24.

96
Conclusion

Dès l’introduction du présent mémoire, nous nous sommes donné comme tâche, à
partir d’une citation de Michel Foucault, de « dire ce que nous sommes aujourd’hui et ce que
signifie, aujourd’hui, dire ce que nous disons »375 ; en d’autres termes, il s’agissait de tenter
d’offrir un diagnostic phénoménologique rigoureux de notre propre contemporanéité à partir
de la matrice conceptuelle heideggérienne de la Technique moderne. Suivant Heidegger,
nous nous sommes appliqués à mettre en lumière en quoi la phénoménalité qui nous est
contemporaine peut et doit être qualifiée de « technique », et comment l’essance de notre
époque, comprise comme Dispositif (Gestell), ne se comprend qu’à partir de l’histoire de la
métaphysique qui l’a vu naître – et de l’histoire de l’être qui, en creux, les fondent
respectivement. Bien que pareille tâche soit évidemment impossible à accomplir de manière
exhaustive dans l’espace réservé à un mémoire, il semble tout de même que nous ayons
progressé jusqu’à une conception de notre propre époque qui puisse ouvrir nos propres
horizons philosophiques — et ceux d’éventuels lecteurs — en nous permettant de poser à
neuf des questions proprement philosophiques et dignes d’être posées (Fragwürdiste), et ce,
tant par rapport à l’histoire qu’à la science – voire même à l’agir humain et au politique. Afin
de conclure le présent travail, nous allons maintenant brièvement résumer le chemin parcouru
avant d’examiner, en guise d’ouverture conclusive, l’éventualité d’un « autre
commencement » de la pensée en Occident, cet autre chemin que Heidegger oppose au
« premier commencement » grec de la métaphysique376.

Nous avons débuté notre parcours par une explicitation de la notion herméneutique
de « destruction » (Destruktion) telle que comprise par Heidegger. Montrant à partir de Sein
und Zeit que la phénoménologie, entendue comme onto-logie, λόγος convenant à l’Être —
c’est-à-dire à ce qui, derrière l’apparaître de l’étant, n’apparaît pas lui-même —, était la voie
d’accès privilégiée à l’essance de la technique, nous avons entrepris de déconstruire la
quadripartition aristotélicienne de la causalité, suivant en cela le texte de la conférence de

375
FOUCAULT, M., Dits et écrits, Tome I, n.64 : « Qui êtes-vous professeur Foucault ? » (entrevue), p.1.
376
Cf. HEIDEGGER, M., Apports à la philosophie. De l’avenance, Gallimard, Paris, 2013, p. 208.

97
1953, « La question de la technique ». La typologie des causes que met en place Aristote en
distinguant entre cause formelle, matérielle, finale et efficiente, devenue le cœur logique de
la métaphysique occidentale, a ensuite pu être comprise comme le « fond métaphysique »
déterminant la ποίησις grecque, où l’orfèvre « considère (überlegt) et […] rassemble les trois
[autres] modes377 » de la causalité, c’est-à-dire la matière (ὕλη), la forme (εἶδος) et la finalité
(Τέλος) qui déterminent l’être-tel de tout étant produit. Nous avons subséquemment pu
décrire la τέχνη grecque comme un laisser-venir en présence de l’étant, c’est-à-dire comme
dévoilement. Dès lors, la technique nous est apparue non pas comme un ensemble de moyens
en vue de fins constituant l’application subséquente de la science théorétique par l’homme
— conception anthropologique et instrumentale correspondant à la représentation commune
que se fait la multitude de la technique — mais bien plutôt comme un mode du dévoilement,
c’est-à-dire, corrélativement au sens donné par Heidegger au terme d’« ἀλήθεια », d’un
laisser-venir (Veranlassung) à la présence (Anwesen) d’une chose en tant que quelque chose
(als Etwas).

Une fois acquise cette détermination aléthique de la technique, nous avons pu


expliciter, dans notre second chapitre, le régime phénoménologique propre à la technique
moderne sous la forme du mot fondamental (Grundwort) de « Dispositif » (Gestell). Par et
dans le Dispositif, l’étant apparaît comme un « fonds » (Bestand) commissible de ressources,
comme un moyen en vue de fins n’ayant aucune autre utilité ou justification que leur propre
efficacité en tant que moyens éventuels. Nous avons montré que ce tourbillon (Taumel), qui
correspond en aval au système industriel capitaliste qu’ont vu naître les deux ou trois derniers
siècles tel que diagnostiqué entres autres par Karl Marx, emportait avec lui l’essance de
l’homme et de la vérité et dévastait la nature au seul nom de l’efficacité (Wirklichkeit) la plus
grande, c’est-à-dire de la production à moindre frais nivelant distance et proximité. En ce
sens, nous avons conclu le deuxième chapitre en montrant comment l’ἀλήθεια correspondant
au Gestell ne laisse apparaître l’étant que comme un étant maitrisable et mathématisable,
c’est-à-dire susceptible d’être produit ou extrait pour ensuite être commis dans un système
logique et autarcique, analogue à celui tant recherché par les métaphysiciens de jadis.

377
HEIDEGGER, M., « La question de la technique », p. 14.

98
Notre troisième et dernier chapitre a finalement pu explorer la provenance historiale
du Dispositif technique, c’est-à-dire qu’il nous a été enfin possible d’insérer notre époque,
comprise comme époque de la technique, dans l’histoire de l’Être (Seynsgeschichte) proposée
par Heidegger. Ce faisant, nous avons cherché à comprendre comment l’histoire de la
métaphysique occidentale, en tant qu’histoire des réponses successives de penseurs à une
éclaircie (Lichtung) propre à leur époque, fondait en amont l’histoire positive de l’Occident.
L’être se tenant toujours en retrait derrière l’étant qui apparaît, l’histoire des « éclaircies » et
de la pensée de celles-ci est essentiellement l’histoire d’un oubli et d’un délaissement
progressif de la question de l’être, ayant mené les penseurs à ne tenir en compte que l’étant
et sa possible rationalisation systématique au moyen d’une méthode, c’est-à-dire d’un chemin
prédéfini et, surtout, universalisable. Nous nous sommes ensuite efforcés d’expliquer ce
projet d’onto-logicisation du monde, présent dès le « premier commencement » grec, et sa
réalisation dans époque, c’est-à-dire celle de la toute-puissance du Gestell, en montrant au
passage en quoi la réalisation de ce projet aboutit dans un tourbillon (Taumel) déracinant les
étants et dévastant la terre. Nous avons conclu ce dernier chapitre en explorant brièvement la
double possibilité explicitement nommée par Heidegger d’un danger et d’un sauver de
l’essance du Dasein humain et de la vérité à l’époque de la métaphysique accomplie
(vollendete Metaphysik) par rapport aux vers du poète Hölderlin.

Il nous reste donc à survoler, de manière très succincte et afin d’ouvrir la réflexion à
d’autres horizons et à d’autres possibilités, l’« autre commencement » envisagé par
Heidegger, entre autres dans les Beiträge zur Philosophie : Vom Ereignis (composé des
années 1936 à 1940). Se voulant un dépassement de la métaphysique occidentale et de son
moteur, l’oubli de l’être, ce nouveau coup d’envoi (Schicken) s’oppose au « premier
commencement » grec, qui institue comme nous avons tenté de le montrer la métaphysique
de l’étant selon Heidegger. « Dans la région de l’autre commencement », écrit-il, « il n’y a ni
ontologie, ni, a plus forte raison, métaphysique378 ». La métaphysique, nous l’avons dit, est
achevée : le projet initial d’onto-logisation du monde semble bien s’être réalisé dans la
puissance industrielle démiurgique du Gestell. Appelant à une réinitialisation complète de la
pensée occidentale et à un abandon de ses concepts fondamentaux tels que compris dans

378
HEIDEGGER, M., Apports à la philosophie. De l’avenance, Gallimard, Paris, 2013, p.81.

99
l’optique de l’oubli de l’être, Heidegger peut sembler opposer à la figure
phénoménologiquement dominante du Gestell une sorte de vœu pieux : rappelons que ce sont
en effet les poètes et les penseurs initiaux de la pensée occidentale qui, répondant à l’être
dans l’indissociation initiale entre mythe et raison, ont effectué le « premier »
commencement. En ce sens, ceux-ci sont plus les témoins de la Lichtung et de l’ἀλήθεια de
leur propre époque que de véritables initiateurs au sens de la libre volonté. Comment se
pourrait-il donc que les poètes et les penseurs des siècles à venir viennent eux-mêmes s’op-
poser par leur art à la rationalité calculatrice, transcendant en ce sens leur propre époqualité ?
Et pourraient-ils véritablement se voir tentés de le faire, sans sombrer dans un esprit idéaliste
et utopique de dépassement de l’histoire ou de retour unilatéral vers un passé mythique et
glorieux, perspectives elles-mêmes intégralement dépendantes du régime de phénoménalité
qu’il s’agit précisément ici de dépasser ?

Dans un chapitre intitulé Hors du questionnement, point de philosophie, Martina


Roesner écrit que « la relation entre les deux commencements n’étant pas d’ordre
chronologique, elle échappe à tous les modèles classiques d’une philosophie de l’histoire, au
schéma du déclin comme à celui du progrès. »379 Ainsi, peut-être faut-il, tout comme le fait
Heidegger, renvoyer dos à dos les idéologies antimodernes, tant progressistes que
réactionnaires, afin de plutôt invoquer la possibilité réelle380 d’un « autre commencement »
de la pensée, c’est-à-dire d’une véritable tabula rasa de la métaphysique occidentale venant
offrir à l’homme d’autres horizons que ceux de la technique moderne. S’il en est ainsi,
l’essance du Dasein doit être préservée en même temps que sa possibilité la plus propre :
celle du « questionner », qui porte peut-être en son sein la semence historiale (geschichtlich)
d’un « commencer » nouveau. Conformément à la sentence de Platon, « le commencement
est comme un dieu qui, aussi longtemps qu’il séjourne parmi les hommes, sauve toutes
choses381 », et ainsi la simple pensée, par l’ouverture d’horizons nouveaux qui la caractérise

379
ROESNER, M. « Hors du questionnement, point de philosophie : Sur les multiples facettes de la critique du
christianisme et de la ‘‘philosophie chrétienne’’ dans l’Introduction à la métaphysique », dans COURTINE, J.-
F., L’Introduction à la métaphysique de Heidegger, Paris, Vrin, p.100.
380
L’histoire n’étant jamais close tant que des Dasein(s) humains ek-sistent en son sein et préservent en propre
la possibilité du questionnement portant sur l’être.
381
PLATON, Les Lois, VI, 775 e : « arkhè gar kai theos en anthrôpois idrumenè sôzei panta », cité par Hannah
ARENDT dans La Crise de la culture, chapitre 2, « La tradition et l’âge moderne », Gallimard, coll. « Folio »,
Paris, 1972, p.29.

100
lorsque menée à bien comme « séjour parmi… », permet peut-être de travailler en creux à
l’avènement de ce dépassement. Il faut donc d’abord que la philosophie elle-même cesse
d’être une « discipline » parmi d’autres dont elle diffère de par la méthode et le domaine
d’objet qu’elle se donne, et qu’elle (re-)devienne bien plutôt ce questionnement essantiel qui
vise l’être en dehors de toute machination de l’étant, c’est-à-dire loin au dehors du domaine
où règne la prétendue « méthode scientifique ». S’agit-il alors d’entreprendre un
renouvellement de la philosophie — une énième fois — par de nouveaux concepts devant
être révolutionnaires pour sa refondation, ou encore de la « dépasser » elle aussi dans une
toute nouvelle forme de « pensée » ? Dans le « Dépassement de la métaphysique », Heidegger
décrit le mouvement historial vers un « autre commencement » de la pensée :

La métaphysique achevée, qui est la base d’un mode de pensée « planétaire »,


fournit la charpente d’un ordre terrestre vraisemblablement appelé à une longue
durée. Cet ordre n’a plus besoin de la philosophie parce qu’il la possède déjà à
sa base. Mais la fin de la philosophie n’est pas la fin de la pensée, laquelle est en
train de passer à un autre commencement.382

Si la philosophie « est à la base » du Dispositif, c’est, comme nous l’avons vu, que l’histoire
de la métaphysique mène à son propre accomplissement dans l’époque de la technique qui
est la nôtre. L’« autre commencement » en sera donc un de la pensée, faisant suite à la « fin »
de la philosophie. Mais quelle forme prendra cette pensée de l’après ? Il est ici important de
remarquer que le texte précédemment cité, le « Dépassement de la métaphysique », date selon
l’édition de la Gesamtausgabe des années 1936–1946 ; années qui se situent tout juste
après383 la fameuse compromission de Heidegger avec le régime national-socialiste allemand
sous la forme de l’acception d’un poste de recteur en 1933 – et de sa démission peu après.
Certains auteurs384 voient dans l’« autre commencement » heideggérien une forme

382
HEIDEGGER, M., « Dépassement de la métaphysique », dans Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. «
Tel » (no 52), 1993, p.95-96.
383
On doit toutefois mentionner que Heidegger aurait, selon toute vraisemblance, gardé sa carte du NSDAP
jusqu’à la victoire alliée en mai 1945. Cf. SAFRANSKI, R., Heidegger et son temps, Paris, Librairie générale
française, 2000, chapitre 14.
384
C’est-à-dire qu’il aurait en un sens projeté le dépassement réel de la métaphysique par les forces national-
socialistes et leur avènement historique sous la forme du régime hitlérien. Cette analyse que nous jugeons trop
historisch, donc ontique – Heidegger n’ayant pas pu souhaiter le dépassement de la métaphysique par les forces
issues de son accomplissement dans la modernité – est supportée par plusieurs auteurs très critiques de
l’engagement politique de Heidegger, entre autres Emmanuel FAYE, Heidegger, l'introduction du nazisme dans
la philosophie : autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées »,

101
philosophique d’adhésion au nazisme, voire de « nazification » de la philosophie même de la
part de Heidegger. De son propre aveu en 1938, « au cours des années 1930-1934, j’ai vu
dans le national-socialisme la possibilité du passage vers un nouveau commencement dans
la lecture que j’en ai proposée »385. « Par-là », poursuit-il toutefois, « j’ai méconnu et sous-
estimé ce ‘‘mouvement’’ dans sa réalité véritable »386 : en effet, si le texte du « Dépassement
de la métaphysique » où Heidegger affirme que la pensée est déjà en train de passer à l’« autre
commencement » est bien contemporain du nazisme, il est toutefois travaillé jusqu’à bien
plus tard que 1938 (c’est-à-dire jusqu’à 1946), date à laquelle Heidegger plaçait visiblement
cette possibilité historiale de la pensée ailleurs que dans le régime déchu auquel il a tristement
participé en 1933. De plus, il faut rappeler, comme nous l’avons déjà mentionné, que
nazisme, communisme et capitalisme seront considérés par Heidegger comme autant
d’avatars du Gestell387 ; la pensée de la technique, de la métaphysique et de l’« autre
commencement » ne correspondant en ce sens à aucun régime politique déterminé. Si notre
analyse — quoique très rapide — s’avère juste, la question fondamentale demeure : où doit-
on placer cette possibilité de dépasser par la simple pensée « la charpente d’un ordre terrestre
vraisemblablement appelé à une longue durée388 », surtout si « cet ordre n’a plus besoin de la
philosophie parce qu’il la possède déjà à sa base389 » ? Que reste-t-il à faire
philosophiquement parlant ?

« Que dois-je faire ? » est l’une des trois célèbres « questions fondamentales » de la
philosophie posées par Kant dans le Canon de la raison pure ; questions touchant « tout
l’intérêt (tant spéculatif que pratique) de ma raison390 », que sont respectivement « Que puis-

2005, et plus récemment par Stéphane DOMERACKI, Heidegger et sa solution finale. Essai sur la violence de «
la » « pensée », Connaissances et savoirs, Paris, 2016.
385
HEIDEGGER, M., GA 95, p.408. Cité par J. GRONDIN dans son article « Peut-on défendre Heidegger ? », Le
Devoir, Montréal, 4 février 2017.
386
Ibid.
387
Cf. HEIDEGGER, M., GA40, tr. fr. p.36 : « L’esprit faussé en intellect est réduit au rôle d’instrument. Peu
importe que ce soit […] en dominant des moyens matériels de production (comme dans le marxisme) […] ou
en dirigeant l’organisation d’un peuple conçu comme masse vivante et comme race ; dans tous les cas l’esprit,
en tant qu’intellect, devient la superstructure impuissante de quelque chose d’autre ».
388
HEIDEGGER, M., « Dépassement de la métaphysique », p.95-96.
389
Ibid.
390
KANT, Critique de la raison pure, « Théorie transcendantale de la méthode », chap. 2, (Ak. III, 522), Œuvres
philosophiques I-III, éd. par F. Alquié, Paris : Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1980-1986, v. IX, p.25.

102
je savoir ? », « Que dois-je faire ? » et « Que m’est-il permis d’espérer ? ». Jetant un coup
d’œil herméneutique à ces trois questions à la lumière des acquis du présent mémoire, on doit
répondre à la première de ces questions qu’un savoir exact (Richtig) peut être recherché dans
les sciences qui nous sont contemporaines, mais qu’un savoir du vrai, c’est-à-dire un
questionnement essantiel se tournant uniquement vers l’être et à même de dépasser par un
nouveau commencement la métaphysique clôturante de l’Occident, reste à venir. La
deuxième de ces questions, « Que dois-je faire ? », peut être enrichie de manière à convenir
à la « tâche » qui apparaît au terme de ce mémoire, celle du dépassement de la métaphysique :
que nous faut-il faire, nous qui, en tant qu’étudiants, aspirons à pratiquer cette philosophie
dont nous venons de dire qu’elle est « à la base » du Dispositif technique – et surtout nous
qui, en tant que Dasein(s) humains, aspirons à habiter la terre dans la plénitude de notre
essance et sans la dévaster ? Selon Heidegger, cette question « prend sa source dans le vouloir
effectuer. Dans le rapport de la vérité de l’Être à nous, un effectuer de notre côté a aussi peu
lieu qu’un effectuer de l’Être et de son déploiement d’essence. »391 C’est donc dire que la
tentation de faire quelque chose face au déferlement de la technique prend elle-même sa
source dans le Dispositif régnant de la subjectivité totalisée. Ainsi, « nous ne ‘‘devons’’
absolument rien [faire], si devoir signifie : la règle d’un agir effectuant et sa loi. »392
Toutefois, nous avons vu que la pensée elle-même, lorsqu’elle vise l’être, porte la potentialité
de déterminer en retour l’histoire à venir. Ainsi ne nous reste-t-il plus qu’à penser, en tant
que « penser est ici : faire l’épreuve du péril […]. Faire l’épreuve du péril (Gefahr) (l’essence
du Dispositif) est pénétrer dans ce qui sauve ; dans la garde de la chose à partir de l’avènement
appropriant (Ereignis) du monde. »393 À la troisième question, nous pouvons finalement
répondre qu’il nous est encore permis d’espérer que, comme la rose, la pensée et peut-être
l’art peuvent toujours, par leur travail, percer la rationalité investigatrice de la technique. Ce
faisant, « penser » revient à ouvrir de nouveaux horizons historiaux, c’est-à-dire à travailler
comme sans le savoir à l’avènement d’un autre mode du dévoilement dans l’Histoire
(Geschichte). Nous espérons en ce sens que notre « penser » — à ce jour et à l’ombre de

391
HEIDEGGER, M., « Que devons-nous faire ? », dans Pensées directrices. Sur la genèse de la métaphysique,
de la science et de la technique modernes, Éditions du seuil, Paris, 2019, p.350.
392
Ibid.
393
Ibid.

103
Heidegger, un « penser » métaphysique du Dispositif et du « danger » qu’il recèle — pourra,
à terme, contribuer au renouvellement de la pensée elle-même.

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i
En ordre de parution dans l’édition intégrale allemande (Gesamtausgabe, abbréviation « GA »).

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