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Laurence Moulinier-Brogi

« ALIENOR ET LES FEMMES SAVANTES DU XIIe SIECLE »

« Je veux bien qu’on puisse dire d’une personne de mon sexe qu’elle sait cent choses dont elle ne se
vante pas, qu’elle a l’esprit fort éclairé, qu’elle connaît finement les beaux ouvrages, qu’elle parle
bien, qu’elle écrit juste ; mais je ne veux pas qu’on puisse dire d’elle : c’est une femme savante »
(M. de Scudéry, Le Grand Cyrus, 6).

Femmes et écriture au Moyen Age

Certaines femmes du Moyen Age, on le sait, furent non seulement consommatrices mais aussi
productrices d'écriture, et les domaines dans lesquels elles laissèrent leur nom sont très variés, de la
poésie à la médecine, en passant par l'art épistolaire, l'hagiographie, le théâtre, l'histoire etc.
Or ces écrits attribués à des femmes ne nous sont pas toujours parvenus sans être encombrés
d’une couche de soupçon, d’une sédimentation historiographique confinant parfois au négationnisme.
On connaît de nombreux exemples, dans l’hagiographie, de femmes s’étant fait passer pour des
hommes pour être admises dans des monastères ; mais en littérature, c’est l’inverse que certains esprits
plus ou moins chagrins ont voulu supposer. Trota, Hildegarde, Héloïse, toutes ces « femmes savantes »
du XIIe siècle furent soupçonnées à un moment ou à un autre de n’être qu’une femme de paille et non
de plume, en un jeu de masques que différents chercheurs ont patiemment démonté pour certaines de
ces figures : le traité gynécologique mis sous le nom d’une énigmatique Trotula célébrée par Rutebeuf
(†1280) dans son Dict de l'Herberie comme "la plus sage dame qui soit enz quatre partie du monde", a
vu son auteur changer régulièrement de siècle et de sexe selon les critiques jusqu’à la récente édition et
mise au point de Monica Green1.
D’autre part, les modalités de ces écritures médiévales étaient très différentes des nôtres. Si la
plupart des livres attribués à Hildegarde de Bingen (†1179), par exemple, semblent voir aujourd’hui
leur paternité reconnue, encore faut-il y faire la part du scribe et des collaborateurs susceptibles de lui
apporter non seulement des compétences grammaticales ou graphiques, mais aussi intellectuelles ; et à
la même époque, si l’abbesse du Mont-Sainte-Odile Herrade de Hohenbourg (†1195) est bien
l’initiatrice, la force vive d’une entreprise aussi monumentale que son encyclopédie baptisée Jardin
des délices, en quoi fut-elle « auteur » au sens où nous l’entendons ?
Enfin, il est des femmes savantes qui n’ont rien laissé ou presque, telle Héloïse, morte en
1164 ! Cette dernière était assurément une femme hors du commun, à commencer par l’éducation
qu’elle reçut, exceptionnelle même pour les enfants issus de la noblesse. N’a-t-elle pas composé des
Problemata (questions d’exégèse biblique posées à Abélard) et sans doute aussi des poèmes ? D’après
Abélard lui-même et l’Histoire de ses malheurs, ne récita-t-elle pas quelques vers de la Pharsale de
Lucain au moment de prendre le voile ? La correspondance des deux amants révèle qu’Héloïse
pratiquait bien sûr “ l’Ecriture sainte, les saints Pères et le plain-chant ”, mais aussi la médecine, le
latin, le grec et même l’hébreu, ce dont se souvient la Chronique de Tours (écrite entre la fin du siècle
et 1227) qui la qualifie de « litteris latinis et hebraicis eruditam »2. Or cette correspondance avec
Abélard a fait couler beaucoup d’encre, mais le débat n’est pas clos : Abélard est-il l’auteur de
l’ensemble des lettres ? Est-ce au contraire Héloïse qui, à la mort de son époux, aurait rassemblé et
remanié elle-même le dossier complet de leur correspondance ? Jean de Meun, qui la rendit en français
à la fin du XIIIe siècle et qui vouait par ailleurs une sincère admiration à Héloïse, ne joua-t-il pas dans
la postérité de ce recueil un rôle qui dépassait ses attributions de traducteur ? L'hypothèse d'un Abélard
auteur unique des Lettres échangées par les deux célèbres amants a encore quelques partisans, alors
que plus personne ne conteste qu’Héloïse fut une des femmes les plus savantes de son époque.

1 Cf. The Trotula, A Medieval Compendium of Women’s Medicine, éd. et trad. M. GREEN, Philadelphie, 2001.
2 Cf. P. DRONKE, Abelard and Heloise in medieval testimonies, University of Glasgow Press, 1976, p. 51.
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Si l’on a coutume d’appeler Christine de Pizan (†v.1431) « première femme de lettres


française », c’est bien que sa production tranche avec ce qui l’a précédée à de nombreux égards ; elle
fut laïque, écrivit en français, sur commande ou non, mais des œuvres qui lui permirent d’assurer sa
subsistance, ce qu’aucune des femmes ayant laissé quelque œuvre n’avaient recherché jusqu’alors, et
enfin ses écrits manifestent une conscience d’auteur, une conscience du fait littéraire dont les indices
avant elle sont ténus – ténus mais pas inexistants.
Les lettrées du Moyen Age sont certes toutes à considérer comme des figures d'exception, et il
n'y a pas de filiation entre Héloïse et Christine de Pizan ! Mais l'émergence de cette dernière à la fin de
la période considérée traduit à la fois une évolution du rapport des femmes à l’écriture et une certaine
laïcisation de l'écriture, phénomène dans lequel le tournant des XIIe-XIIIe siècles apparaît comme une
période-charnière. Au XIIe siècle, si l'on excepte la mystérieuse Marie de France, qui se présente avant
tout comme un traducteur voulant empêcher des textes de sombrer dans l'oubli, les rares femmes ayant
laissé une œuvre — Héloïse, Hildegarde ou Herrade — avaient vécu dans des milieux monastiques
(comme l’anonyme nonne de Barking qui traduisit en ancien français, entre 1163 et 1170, la Vie de
saint Edouard) et écrit dans la langue de l'Eglise. Or, dorénavant, ce ne seront plus essentiellement des
religieuses qui s’expriment, et le latin ne sera plus leur véhicule privilégié.

La renaissance des cours au XIIe siècle

Les monastères apparaissent de fait comme un des lieux privilégiés de l’expression d’une
culture ou d’une science féminine au beau milieu de la fameuse « renaissance du XIIe siècle ». Ce
phénomène, on le sait, est contemporain du renouveau démographique, économique et social qui
durera en Occident jusqu'au milieu du XIIIe siècle, et cette renaissance est à rattacher en particulier à
l'essor urbain : c'est en ville que se développent au XIIe siècle un certain nombre de centres d'études
particulièrement brillants. Mais, dans ce contexte de renouveau, de bouillonnement intellectuel et
culturel, si des femmes firent entendre leurs voix ou du moins laissèrent leur nom en littérature, ce
n’est pas dans les villes, mais en deux lieux bien distincts, à savoir les cloîtres et les cours.
La cour est d'abord un lieu où l'art de vivre noblement se présente sous une forme très
aboutie ; à partir du XIIe siècle, ces milieux se présentent aussi comme des centres culturels de
première importance. La cour des Plantagenêt, puis celle de Champagne autour de la comtesse Marie,
fille d'Aliénor d'Aquitaine, se distinguent par leurs préoccupations littéraires, alors qu’en France, le roi
n'entretient une activité littéraire digne de son prestige qu'à partir du siècle suivant. Il ne faut toutefois
pas oublier que la cour d’Henri II était celle d’un roi angevin d’origine, ni que, à dire vrai, c’est dès le
règne d’Henri Ier Beauclerc (1100-1135) que le foyer culturel de l’Europe semble s’etre déplacé vers la
cour d’Angleterre : on sait que ce roi fort cultivé tenait une remarquable cour à Windsor, et que ses
deux épouses successives y jouèrent un rôle important, Mathilde d’Ecosse tout d’abord, puis Aélis de
Louvain, à qui Benedeit dédia son Voyage de saint Brendan — Mathilde notamment, qui avait épousé
Henri Ier en 1100, contribua au développement de la culture littéraire anglaise, tout en jouant un rôle
politique non négligeable, comme l’ont montré entre autres de récents travaux sur le patronage des
trois « reines Mathilde ». Et c’est à la toute fin du règne d’Henri Ier que Geoffroi de Monmouth entama
la rédaction de son Histoire des rois de Bretagne achevée en 1138, point de départ de la matière dite
de Bretagne dont l’importance pour la production romanesque postérieure est bien connue.

L’éclat de la cour Plantagenêt

Avec Henri II, la cour d’Angleterre devint la plus puissante d’Europe, tout en cultivant de plus
belle l'art des lettres, comme si l'on s'y rappelait la moquerie lancée au roi de France par Geoffroy le
Bel, reprise ensuite par maint auteur et immortalisée comme précepte politique dans le Policraticus de
Jean de Salisbury : "un roi illettré est comme un âne couronné". Bon nombre de poètes ou historiens
gravitaient autour de cette cour, accompagnant les princes dans leurs déplacements ou dans leurs
campagnes, chantant leurs hauts faits mais les critiquant aussi à l’occasion, et certains membres de la
famille Plantagenêt paraissent avoir été réellement cultivés à titre individuel, ainsi Richard Cœur de
Lion (†1199) ou Henri II lui-même, dont Pierre de Blois (ca 1135-1212) écrit dans une lettre à
l’archevêque Guillaume de Palerme : « Chaque fois qu’il peut se reposer de ses soucis et de ses
inquiétudes, il s’adonne à la lecture dans un lieu retiré ou au milieu d’un cercle de clercs, s’efforce de
résoudre une question difficile. Car si votre roi connaît bien les lettres, le nôtre est de loin le plus
3

cultivé [...]. Chez mon maître le roi d’Angleterre la fréquentation constante des hommes les plus
cultivés et la discussion de problèmes philosophiques lui servent de leçon quotidienne »3.
De fait, de fins lettrés fréquentaient la cour et la famille d'Henri II : outre Jean de Salisbury,
qui fut le précepteur de Richard Cœur de Lion, Pierre de Blois fut appelé à être le secrétaire d'Aliénor
après avoir été notamment le maître de Guillaume II de Sicile, comme Thomas Beckett fut celui
d'Henri le Jeune Roi (1155-1183). C'est d'ailleurs autour de ce prince mort avant son père que des
clercs comme Gautier Map, Gervais de Tilbury ou Giraut de Barri formèrent un cercle
culturel original, caractérisé par un même intérêt pour l'ethnologie, les récits empruntés au folklore et
les mirabilia (Topographie de l'Irlande et Itinéraire de Galles de Giraut, Balivernes des courtisans de
Gautier, Livre des merveilles de Gervais).
Des plumes de divers horizons se mettaient ainsi au service de l'image du roi, dans des
chroniques ou des traités, des romans ou des chansons, en latin ou en langue d'oïl mais aussi en langue
d'oc. Benoît de Sainte-Maure, un clerc tourangeau, composa une Histoire des ducs de Normandie et
acheva en 1165 le Roman de Troie, un roman courtois inspiré de l'Antiquité ; le Roman de Thèbes et le
Roman d'Eneas furent eux aussi destinés à la cour des Plantagenêt, qui apparaît comme un lieu
important dans l'élaboration du genre romanesque. La matière dite de Bretagne y était prisée depuis
l'Histoire des rois de Bretagne de Geoffroi de Monmouth, que Wace, inventeur des Chevaliers de la
Table ronde, adapta du latin dans son Roman de Brut (forme française de Brutus, "ancêtre" des
Bretons) achevé en 1155. Henri II avait engagé ce clerc né à Jersey pour qu’il compose le Roman de
Rou (Rollon), une réécriture française et versifiée des hauts faits des ducs de Normandie ; il obtint
comme rétribution une prébende à Bayeux en 1169, mais il tomba en disgrâce en 1174 et fut remplaçé
par Benoît de Sainte-Maure, qui continua l’œuvre de Wace à la gloire des ancêtres maternels du roi4.
L’histoire d’Arthur, mise en forme une première fois en latin par Geoffroi de Monmouth dans son
Histoire des rois de Bretagne, et par Geoffroi Gaimar dans son Histoire des anglais (1135-1138), était
à l’honneur dans le Brut, et en 1191, l’ « invention » des reliques d’Arthur et Guenièvre au monastère
de Glastonbury vint renforcer la filiation arthurienne de la dynastie angevine : Henri II et Aliénor
furent dès lors comparés au couple modèle formé par Arthur et son épouse Guenièvre. Dès la fin du
XIIe siècle, Arthur était donc une figure romanesque essentielle dont la légende inspira différents
auteurs, comme Marie de France, qui dédia au roi et à sa famille des Lais nourris d'influences celtiques
et bretonnes.

Marie de France, l’oiseau rare

Quelques noms féminins sont de fait attachés, au Moyen Age, à des œuvres de natures
diverses, mais il faut distinguer dans les écrits de femmes ceux qui dénotent une certaine conscience
d'auteur ainsi qu'un mode spécifique d'appropriation ou d'élaboration de la culture livresque. En outre,
parmi ces femmes de lettres, toutes ne sont pas également connues ou reconnues, et la vie de certaines
demeure largement dans l'ombre.
Il plane ainsi un vrai nuage d’inconnaissance autour des femmes troubadours appelées
trobairitz. On connaît une vingtaine de poésies en langue d'oc associées à différents noms féminins
(Tibors, Azalais de Porcairagues, Clara d'Anduze, Na Castelloza, Marie de Ventadour, la Comtesse de
Die, etc.), mais il apparaît bien difficile de dire si tous ces noms renvoient à des femmes ayant eu une
réelle existence historique et les trobairitz ne jouissent guère d'une individualité reconnue ; quant aux
chansons de toile, qui évoquent des femmes dans des situations quotidiennes, occupées à des travaux
d'aiguille dans l'attente de leur amant lointain, elles se révèlent avoir été composées par des hommes.
Quant à Marie, qui fait figure de rara avis in Britannia, il s’agit d’un auteur qui s'est fait
connaître sous un prénom de femme cité en différents endroits de son œuvre, en particulier à la fin du
recueil de ses Fables, dans le vers « Marie ai nun, si sui de France ». Son identité suscite toujours
l'interrogation des chercheurs : certains ont imaginé qu’elle était la fille de Geoffroi de Monmouth, et
l'hypothèse la plus récente est d'y voir Marie de Meulan, fille d'Agnès de Montfort et de Galeran de

3 Lettre à l’archevêque Guillaume de Palerme, traduit dans M. GALY, CHR. MARCHELLO-NIZIA, Littératures de l’Europe
médiévale, Paris, Magnard, 1985, p. 123.
4 M. AURELL, « La cour Plantagenet (1154-1204) : entourage, savoir et civilité », dans La cour Plantagenet (1154-1204).
Actes du colloque de Thouars (30 avril-2 mai 1999), études réunies par M. AURELL, Poitiers, CESCM, 2000, p. 9-46, p. 37.
4

Beaumont, comte de Meulan et de Worcester (†1166) — à qui sont dédiés plusieurs manuscrits de
l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroi de Monmouth—, et épouse de Hugues de Talbot, baron de
Cleuville. On peut en tout cas tabler que Marie, originaire de France « et probablement femme
d’exception »5, était une laïque qui vécut en Angleterre à la cour de Henri II Plantagenêt. Ses célèbres
Lais sont dédiés à un « noble roi, si preux et courtois, devant qui toute joie s'incline », et si Marie de
France est bien Marie de Meulan, il n'est pas à exclure que le « nobles reis » dédicataire des Lais soit
non pas Henri II mais son fils le jeune roi Henri, mort en 11836. Comme l’a souligné Margaret Aziza
Pappano, on ne peut affirmer que Henri II et Aliénor furent les « patrons » de Marie, mais il n’en est
pas moins évident que Marie avait d’étroites relations avec le roi et sa cour : c’est ainsi qu’on pourrait
expliquer sa singularité d’auteur féminin laïc, à une époque où les voix de femmes brillantes qui se
font entendre sont toutes issues du milieu monastique. Là encore, il faut rappeler que certaines thèses
ne sauraient plus avoir cours : on ne peut plus suivre Rita Lejeune qui estimait, mais sans preuve, que
les Lais avaient été commandités par la reine elle-même, mais on n’en écartera pas pour autant l’idée
d’une influence probable d’Aliénor sur Marie.

Lectrices du Moyen Age

Lire et écrire étaient alors des compétences dissociées, et certaines femmes incapables d’écrire
par elles-mêmes pouvaient fort bien avoir accès à l’écrit, soit parce qu’elles savaient lire
personnellement, soit parce qu’il se trouvait dans leur entourage des personnes aptes à leur faire la
lecture. On a de fait désormais de plus en plus de moyens de connaître les livres de femmes au Moyen
Age.
De l'univers des laïcs nous sont ainsi parvenus différents documents dont l'étude peut éclairer
la question du niveau culturel des femmes : les manuscrits eux-mêmes quand ils portent une dédicace
ou une marque de propriété, les listes de livres ou les inventaires après décès apportent quelques
renseignements sur l'usage que certaines femmes pouvaient faire des livres.
Quelques grandes dames furent des commanditaires : la traduction française de la Chronique
anglo-saxonne fut sans doute commandée à Geoffroi Gaimar par Constance, femme de Raoul fitz
Gilbert7, et Lancelot ou le Chevalier de la Charrette fut commandé à Chrétien de Troyes par la fille
aînée d'Aliénor d'Aquitaine, la comtesse Marie de Champagne, qui passe pour avoir tenu une cour
particulièrement brillante, fréquentée par des trouvères célèbres tels Gace Brûlé ou André le
Chapelain : c’est en effet à cette cour (ainsi qu’à celle de Flandre8) que se rattache l’activité de
Chrétien de Troyes, entre 1180 et 1190. Certes, le rôle de la cour de Marie de Champagne aussi, on
l’a dit, a été revisité, et il en est ressorti que cette cour, finalement, n’aurait pas été le centre de
diffusion de la courtoisie que l’on croyait. Il n’en demeure pas moins indéniable que Marie exerça un
patronage sur Chrétien et qu’elle intervint directement auprès du poète9.
En revanche, c’est sans preuve que Rita Lejeune supposait qu’Aliénor avait elle-même
commandité le Roman de Brut ou la Chronique de Jordan Fantosme, et même les romans antiques de
Thèbes, Troie et Enéas. Or, davantage qu’une commanditaire, Aliénor, comme d’autres souveraines et
femmes de la noblesse, apparaît comme la destinataire d'écrits. Différentes œuvres littéraires
d’importance lui furent en effet dédiées, comme le Roman de Brut et la Chronique de Normandie de
Wace, ou le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure ; Layamon, qui adapta en vieil-anglais le
Roman de Brut entre 1199 et 1225, se réfère à Wace « qui composa ce livre et le dédia à la reine
Aliénor », et Wace lui-même, dans le Roman de Rou, loue explicitement la cour et ses largesses,
y compris Aliénor, dès les premières lignes de l’œuvre ; des allusions de Bernard de Ventadour
témoignent de l’intérêt du poète pour Aliénor, et non de l’homme à qui on prêta une aventure avec sa
Muse..., et la Vie de saint Edouard, traduite du latin entre 1163 et 1170 par la nonne de Barking,

5 J.-P. BOUDET, A. GUERREAU-JALABERT, M. SOT, Histoire culturelle de la France, 1. Le Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1997, p.
193.
6 Y. DE PONTFARCY, "Si Marie de France était Marie de Meulan", Cahiers de Civilisation médiévale, 38e année, 4, octobre-
décembre 1995, p. 353-361.
7 Cf. M. AURELL, L’empire des Plantagenêt 1154-1224, Paris, Perrin, 2003, p. 85.
8 Histoire culturelle de la France, p. 194.
9 J. FLORI, Aliénor d’Aquitaine. La reine insoumise, Paris, Payot, 2004, p. 350.
5

comprend pour sa part une dédicace, au moins fictive, au couple royal. Enfin, une œuvre qui avait déjà
été dédiée à une grande dame fit même l’objet d’une redédicace en son honneur, à savoir le Bestiaire
(première version rimée du Physiologus latin de plus de 3000 vers) que Philippe de Thaon composa
entre 1121 et 1135 : il le dédia dans un premier temps à Adèle, seconde épouse de Henri Ier Beauclerc
mais un des trois manuscrits connus de ce Bestiaire contient un prologue modifié où Aliénor a pris la
place de la précédente dédicataire10. Ne nous masquons toutefois pas la difficulté qu’il y a à
interpréter certaines mentions élogieuses, comme les vers du Roman de Troie par lesquels Benoît de
Sainte-Maure salue « la riche dame du riche roi » (v.13469), « en qui toute science abonde »
(v.13466) : reflètent-ils le niveau de culture réel de la dédicataire ? révèlent-ils un lien de patronage,
impliquant une rémunération de l’auteur ? ou traduisent-ils seulement la flagornerie de qui souhaiterait
avoir la reine pour mécène? La louange de Benoît n’est somme toute guère plus univoque que tel
passage du De l’amour, où André le Chapelain crédite Aliénor d’une « mirifica subtilitas »11...
Certes, le livre était un objet précieux, qui pouvait constituer un présent, répondre à un besoin
d’auto-célébration ou au goût du collectionnisme, ou encore échoir par héritage; en outre, posséder des
livres ne signifiait pas nécessairement les lire, ni même les lire personnellement puisque nombre de
grands personnages étaient des « lettrés » ne sachant ni lire ni écrire eux-mêmes12. La familiarité des
laïcs avec l’écrit semble avoir connu de réelles limites, et, quel qu’ait été leur niveau d’instruction, ils
avaient largement recours à des intermédiaires professionnels pour l’écriture et la lecture13. Mais, au-
delà du geste courtisan qu'elles constituent, les dédicaces d'ouvrages nous renseignent tout de même
bel et bien sur le niveau culturel de certaines femmes.

Le crédit d’Aliénor

Aliénor connaissait assurément les lettres, quoi qu’on ne sache strictement rien de la formation
qu’elle reçut avant son premier mariage, et l’on ne peut nier qu’elle ait influencé la littérature de son
époque, mais dans quelle mesure ? D’un spécialiste à l’autre, la question ressemble à celle du verre
vide et du verre plein, les uns soulignant l’influence du couple royal, en particulier d’Aliénor et de sa
supposée cour d’amour poitevine, sur la littérature française du XIIe siècle, les autres minimisant ce
rôle, quand ils ne le réduisent pas à néant. Au vrai, plus encore que l’image du verre à moitié rempli,
c’est sans doute celle des vases communicants qui vient à l’esprit pour expliquer que la culture
d’Aliénor a été, ces derniers temps, minorée à mesure que celle de Henri II était révisée à la hausse14 ;
on souligne en effet de plus en plus aujourd’hui que les souverains anglais étaient tout sauf des
illettrés, et qu’Henri II en particulier, avait attiré et patronné toute une cour de brillants esprits.
Le rôle du roi a donc été réévalué, notamment à propos des œuvres historiographiques de
langue romane dues à Geoffroi Gaimar, Wace, Benoît de Sainte-Maure, Ambroise (Estoire de la
guerre sainte) ou Jordan Fantosme15, dont on a pu montrer qu’elles présentaient un intérêt
idéologique et politique manifeste, et donc concernaient de près le roi. Or, d’une part, à considérer le
royal couple, déterminer le rôle qui revient à chacun n’a rien d’aisé ; d’autre part, la notion de
patronage elle-même mène peut-être à une impasse car elle escamote en partie le bagage culturel
d’Aliénor pour ne vouloir envisager que son rôle incitatif dans la culture.
Les points de vue sur la réalité du patronage exercé par Aliénor d’Aquitaine sont de toute
façon pour le moins contrastés ; le XIXe siècle a sans doute exagéré son rayonnement, mais dans le
domaine architectural, par exemple, son rôle est indéniable, et on lui attribue de plus en plus le
patronage de certains édifices : il paraît ainsi désormais avéré, grâce aux travaux de Nurith Kenaan-
Kedar, que les portails gothiques des cathédrales du Mans et d’Angers (où elle s’installa en 1153) sont
redevables à Aliénor et à la conscience dynastique qu’elle voulait voir illustrée.

10 Ibidem, p. 412.
11 Andreas Capellanus, De amore, liber II, XX, 47.
12 M. ZINK, Le Moyen Age. Littérature française, Nancy, P.U.N., 1990, p. 15.
13 Histoire culturelle de la France, p. 125.
14 Cf. entre autres M. AURELL, L’empire des Plantagenêt..., p. 108 ss.
15 J. FLORI, Aliénor d’Aquitaine..., p. 398.
6

Enfin, le patronage lui-même est une notion que certains, comme D. B. Tyson ou K. M.
Broadhurst, ont récemment contribué à affiner, en restreignant drastiquement son extension pour
n’autoriser son emploi que si certains critères bien précis étaient réunis : de cette révision radicale,
l’idée d’un patronage de la cour Plantagenêt est sortie considérablement rétrécie, sans parler de
l’image même d’une Aliénor patronne des arts et des lettres, véritable peau de chagrin16 ! Or, selon
Jean Flori, il ne fait guère de doute qu’Aliénor ait influencé, par sa seule présence, des auteurs qui ont
écrit pour elle autant que pour le roi, sans en avoir pour autant reçu la commande expresse.

Pour en finir avec le jugement d’amour ?

Plus enthousiaste encore que Reto Bezzola17, Rita Lejeune estimait pour sa part qu’Aliénor
avait été appelée à jouer un rôle primordial dans la renaissance française du XIIe siècle, et qu’à ce titre
elle avait pleinement sa place dans l’histoire littéraire18. Après son mariage avec Louis VII, elle aurait
tenté de s’entourer de gens parlant sa langue maternelle, la langue d’oc, et essayé de recréer, dans la
morose cour parisienne, quelque chose lui rappelant la cour d’Aquitaine. Qu’elle ait connu ou non le
premier des troubadours, à savoir son propre grand-père, Guillaume IX (1071-1126), elle aurait exercé
un rayonnement certain sur plusieurs troubadours. Assurément elle a pu en tout cas fréquenter ceux de
l’entourage de son père, notamment Cercamon et Marcabru qui séjournèrent longuement à Poitiers, ou
Jaufré Rudel qui l’accompagna en croisade19. Le nom de Bertrand de Born est par ailleurs attaché au
sien, et si un Bernart de Ventadorn jouit d’un grand renom dans le nord de la France, c’est à cause de
la protection de la reine elle-même20. On attribue même à Aliénor des poèmes en langue d’oc, dont
aucun toutefois ne nous est parvenu, contrairement à ceux de son fils Richard Cœur de Lion.
Aliénor aurait somme toute favorisé l’art des troubadours et, plus largement, l’essor des lettres
comme on cultive une tradition familiale, et Rita Lejeune rappelait aussi que la plupart de ses enfants
jouèrent un rôle dans l’évolution des lettres de leur temps : Henri le Jeune Roi, mort avant son père
Henri II, fut en quelque sorte la « mascotte » des troubadours, comme le montre entre autres la
Lamentation que Bertrand de Born composa à l’occasion de sa disparition prématurée en 1183, et
Richard Cœur de Lion, on l’a dit, qui fut troubadour lui-même, passe pour avoir incarné les valeurs
chevaleresques comme Aliénor les valeurs courtoises : dans telle chanson où il demande sa libération
des geôles impériales, ne renoue-t-il avec la tradition littéraire inaugurée par son ancêtre Guillaume
IX21 ? Quant aux filles nées du mariage d’Aliénor avec Louis VII, Marie de Champagne (†1198) et
Aélis de Blois (†1197), elles sont restées célèbres pour le mécénat qu’elles exercèrent.
Le rôle d’Aliénor serait en outre perceptible dans la chanson de geste Girart de Roussillon,
mais la littérature en langue d’oil aussi porterait sa trace, et les spécialistes s’accordent à lui
reconnaitre un rôle dans la légende de Tristan dont, vers 1170, l’anglo-normand Thomas, sous
l’influence de la cour d’Angleterre, donna une autre version. On sait, enfin, que le fameux André le
Chapelain, qui fut peut-être le chapelain personnel de la comtesse Marie de Champagne, composa vers
1186 son traité De l’amour (Tractatus de amore ou De arte honeste amandi), dans lequel il propose 21
jugements d’amour censés avoir été rendus par de grandes dames de la noblesse, comme Marie de
Champagne, la comtesse de Flandre ou Aliénor elle-même.
De là la réputation d’une Aliénor « reine des troubadours », que Georges Duby ne s’est pas
privé de pourfendre, tout en excusant les erreurs des érudits par le fait que la légende de la reine s’était

16 Cf. J. FLORI, Aliénor d’Aquitaine..., p. 404 ss.


17 R. BEZZOLA, Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident (500-1200), IIIe partie, Paris, Champion,
1963, p. 277 : « La synthèse entre amour courtois et chevalerie... devait trouver à la cour des Plantagenêt, comtes d’Anjou,
sénéchaux de France, ducs de Normandie et rois d’Angleterre, des conditions uniques, depuis qu’un de ses princes avait
épousé l’ancienne reine de France, comtesse de Poitou, duchesse d’Aquitaine et petite-fille du premier troubadour ».
18 Cf. G. HASENOHR, M. ZINK dir., Dictionnaire des Lettres Françaises. Le Moyen Age, Le Livre de Poche, Paris, 1992, p.
49-50.
19 M. AURELL dir., Culture politique des Plantagenêt (1154-1204), Actes du colloque tenu à Poitiers du 2 au 5 mai 2002,
Poitiers, CESCM, 2003.
20 J. BALDWIN, Les langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste, trad. fr., Paris, Fayard, 1992, p. 68.
21 M. AURELL, « La cour Plantagenet (1154-1204)... », p. 35.
7

très tôt déformée : « beaucoup ne prennent-ils pas pour argent comptant ce qu’André le Chapelain, par
moquerie, dit d’elle dans son Traité de l’amour, les sentences ridicules qu’il forge et lui attribue » ?22
Et de tempérer l’opposition traditionnellement reçue entre un sud chantant et un nord morose, en
rappelant qu’Abélard lui-même « apparaît en troubadour » avec les chansons qu’il passe pour avoir
composées sur Héloïse : « ces chansons que l’on fredonnait dans Paris au début du XIIe siècle — ce
qui prouve, en passant, que chanter l’amour au temps de Guillaume d’Aquitaine n’était pas le privilège
de l’Occitanie et qu’il est sans doute imprudent d’attribuer à Aliénor et à ses filles l’introduction des
manières de l’amour dit courtois dans la France du Nord »23.

Un tel avis est partagé par les auteurs de l’Histoire culturelle de la France, quand ils
constatent que la poésie lyrique de langue d’oïl imitant les modèles méridionaux est repérable dans la
zone champenoise, d’où sont originaires les premiers trouvères, dès les années 1160-70, c’est-à-dire
avant que Marie de Champagne n’exerce son mécénat, puisqu’elle s’y adonna pleinement à partir du
départ de son mari en croisade, puis résolument à partir de son veuvage ; est ainsi qualifié
d’anecdotique le rôle de la comtesse Marie, « à laquelle on a beaucoup prêté comme à sa mère »24.
Jean Flori aussi estime que l’influence directe d’Aliénor sur ses filles nées de Louis VII fut dans doute
très limitée25 ; il faut donc en finir avec l’image de la lettrée apportant en France du Nord la rieuse
culture méridionale, déboulonner la statue de protectrice des arts et des lettres à la cour de Poitiers, et
sans doute aussi rompre avec l’idée d’un modèle maternel pieusement reproduit par ses filles, à l’instar
de l’Armande des Femmes savantes26.
Il n’en demeure pas moins que le traité d’André le Chapelain, bien que latin, était largement
imprégné des constructions, voire des fictions autour de l’amour élaborées dans les cours
méridionales, comme l’a montré Eugene Vance27. Il est d’autre part certain qu’un troubadour comme
Bernart de Ventadorn, qui quitta le château de Ventadorn pour suivre Aliénor outreManche au
moment de son remariage, bénéficia de la protection de la reine elle-même28. Ne devait-il pas chanter,
mieux que personne, son allégeance à la reine, en même temps que l’exil du poète occitan, l’aliénation
du troubadour en terre étrangère à la cour Plantagenêt ? Les troubadours collent à la peau d’Aliénor
comme une tunique de Nessus, mais un fait semble assuré, c’est que la société aristocratique de son
époque a étroitement associé Aliénor au débat sur l’amour courtois dont elle aurait contribué, selon
André le Chapelain, à édicter les règles — et ce quel que soit le sens que l’on veuille donner au
Tractatus d’André, susceptible de mainte lecture, y compris parodique...

Reine sage ou reine folle ?

Même une authentique « intellectuelle » comme Héloïse, dont Pierre le Vénérable


entre autres reconnut pleinement les exceptionnelles qualités en l’appelant “ femme vraiment
philosophe ”, eut en un sens à patir de l’ombre portée par son expérience vécue, et c’est
comme grande amoureuse que la jeune fille précoce devenue sage abbesse passa à la postérité

22 G. DUBY, Dames du XIIe siècle. Héloïse, Aliénor, Iseut et quelques autres, Paris, Gallimard, 1995, t. 1, p. 16.
23 Ibidem, p. 104.
24 Histoire culturelle de la France, p. 191.
25 J. FLORI, Aliénor d’Aquitaine.., p. 350.
26 MOLIERE, Les femmes savantes, Acte premier, scène première, v. 36-40 :
« A l’esprit, comme nous, donnez-vous toute entière :
Vous avez votre mère en exemple à vos yeux,
Que du nom de savante on honore en tous lieux ;
Tâchez, ainsi que moi, de vous montrer sa fille,
Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,
Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs
Que l’amour de l’étude épanche dans les cœurs».
27 Cf. E. VANCE, « La cour et les codes : Equitan de Marie de France et les fictions de la culture Plantagenêt », dans Culture
politique des Plantagenêt..., p. 75-88.
28 J. BALDWIN, Les langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste, trad. fr., Paris 1992, p. 68.
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— un peu comme les nobles dames qui, à l’instar d’Aliénor et jusqu’à Elisabeth Ière,
s’intéressèrent à l’amour courtois, et qui n’y gagnèrent, selon Stephen Jaeger, qu’une
réputation de courtisanes...29. Or Aliénor fut assurément une femme lettrée, modelée par des
cultures différentes et soucieuse d’encourager les arts et les lettres autant qu’il était en elle, et
elle ne fut pas vierge de tout rapport avec les « femmes savantes » de son époque.
Poètes et romanciers prônaient alors l’amour mutuel comme un idéal, notamment ceux qui
écrivaient dans les cours où les femmes jouaient un rôle, aussi contesté soit-il, comme Aliénor
d’Aquitaine ou Marie de Champagne. Et ces discours recoupaient le principal problème qui se posait
aux esprits cultivés du XIIe siècle, à savoir celui de l’individu et de sa liberté de choix —
problématique amoureuse déjà posée sur un plan pratique, du vivant d’Aliénor, par la relation entre
Abélard et Héloïse qui fit grand bruit dans toute l’Europe lettrée, et que la reine peut difficilement
avoir ignorée30. N’est-ce pas dans la bouche de sa propre fille, Marie de Champagne, qu’André le
Chapelain mettra une réponse à la question de l’adultère, invoquant, à l’instar d’Héloïse, la coercition
du mariage et la liberté implicite dans l’amour31? On pourrait d’ailleurs élargir encore le cercle
d’influence de cette question, en relevant avec John Baldwin, que Marie de France aussi, dans ses
Lais, évoque les liaisons extraconjugales dans l’esprit d’Héloïse ou de Marie de Champagne mise en
scène par André ; sans imaginer qu’Aliénor tint un salon comparable à la « Chambre bleue
d’Arthénice », on peut donc sans doute tabler sur une communauté de pensées et d’intérêts entre la
reine, d’autres grandes dames promotrices des lettres, et des écrivains, y compris l’exception que
constitue Marie de France, dessinant une petite société.
N’oublions pas que plus de deux siècles plus tard, eut lieu en France un long débat
littéraire, qu'on a appelé "la querelle du Roman de la rose », où s'affrontèrent fidèles et
adversaires du roman de Guillaume de Lorris achevé par Jean de Meun à la fin du XIIIe siècle.
Christine de Pizan, tenant l’œuvre pour immorale et déshonorante pour les femmes, prit part à
cette discussion et, pour la première fois, une femme intervenait dans la vie culturelle du
royaume pour la défense de son sexe. Elle porta le débat devant la reine Isabeau de Bavière en
février 1402 et en appela à nouveau à elle en janvier 1403. Les défaillances du roi Charles VI
sont certes à prendre en compte ; peut-être aussi des raisons de carrière ont-elles motivé la
démarche de Christine auprès d'Isabeau de Bavière (pour qui au demeurant elle avait déjà
exécuté certaines commandes et à qui elle offrit son manuscrit de la Cité des Dames, ouvrage
achevé en 1405) ; mais de toute manière, si Christine a élargi le débat à la cour, c'est qu'elle
jugeait la reine capable de déterminer sur un problème d'ordre culturel, au confluent de la
morale et de la littérature. Et, de fait, la reine Isabeau se situait dans une élite extrêmement
restreinte, si l’on se fonde sur le nombre d’ouvrages possédés pour évaluer son niveau de
culture : elle possédait en effet elle-même 33 livres, alors qu’on a calculé qu'à l'échelle de
toute l'Europe, seules 13 femmes possédaient entre 10 et 50 livres au XVe siècle. Sans voir en
Aliénor une « précieuse » avant la lettre, on peut donc se l’imaginer, d’après le Tractatus
d’André le Chapelain, en arbitre de certaines questions à la frontière entre éthique et
littérature, comme plus tard Isabeau : si André donne à Aliénor ou à Marie de Champagne la
place que l’on sait dans son traité, ce n’est pas à cause d’expériences amoureuses qu’on
pourrait leur supposer, mais parce que la culture de ces deux grandes dames semblait bien
réelle à un des esprits cultivés de leur temps.
Il est sûr, enfin, qu’Aliénor fut en contact avec une autre femme remarquable de son époque, à
savoir l’abbesse rhénane Hildegarde de Bingen, qui avait déjà acquis une certaine célébrité de
visionnaire dans l’Angleterre des années 1160 comme on peut en juger par la correspondance d’un
Jean de Salisbury32. Hildegarde écrivit en effet à de nombreuses femmes — parmi lesquelles deux

29 S. JAEGER, Ennobling Love, In Search of a Lost Sensibility, Philadelphie, 1999, p. 139.


30 J. FLORI, Aliénor d’Aquitaine..., p. 368.
31 J. BALDWIN, Les langages de l’amour... , p. 116.
32 The Letters of John of Salisbury, éd. W. J. MILLOR, C. N. L. BROOKE, Oxford, 1979, vol. 2, The Later Letters, 1163-1180,
lettre 185, p. 224.
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souveraines seulement, Berthe Comnène et Aliénor — et l’on a conservé d’elle une lettre à Henri II et
une autre à son épouse, dont aucune ne peut être datée avec précision, mais seulement située dans une
période, entre 1154 et 1170. Tous deux s’y voient affectueusement admonestés, lui davantage qu’elle :
Henri II est invité à fuir l’oubli de la justice et du bien, que le « très noir oiseau » peut lui suggérer, et
Aliénor à rechercher la stabilité ; ces quelques lignes la montrent en effet moins comme une
souveraine que comme une femme en proie à des tribulations, et elle reçoit à ce titre le conseil de se
calmer : « Ton esprit est semblable à un mur plongé dans un tourbillon de nuages. Tu regardes tout
autour de toi, mais tu ne trouves pas le repos. Fuis cela et reste ferme et stable, avec Dieu comme avec
les hommes, et Dieu alors t’aidera dans toutes tes tribulations. Qu’il t’accorde sa bénédiction et son
aide dans toutes tes entreprises ! »33. On ignore donc à quels événements précis se réfère la missive,
mais qu’importe : Aliénor apparaît ici non pas tant comme un esprit cultivé que comme un esprit agité,
et aux yeux de Hildegarde, c’est surtout une certaine sagesse qui manquait à la fougueuse reine.

33 Cf. Epistola CCCXVIII, dans Hildegardis Bingensis, Epistolarium, Pars tertia, ed. L. VAN ACKER, M. KLAES-
HACHMÖLLER, Turnhout, 2001 (CCCM 91B), p. 78.

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