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SOCIOLOGIE PRAGMATIQUE : MODE D'EMPLOI
Yannick Barthe, Damien de Blic, Jean-Philippe Heurtin, Éric Lagneau, Cyril Lemieux,
Dominique Linhardt, Cédric Moreau de Bellaing, Catherine Rémy, Danny Trom
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De Boeck Supérieur | « Politix »

2013/3 N° 103 | pages 175 à 204


ISSN 0295-2319
ISBN 9782804184070
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-politix-2013-3-page-175.htm
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!Pour citer cet article :


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Yannick Barthe et al., « Sociologie pragmatique : mode d'emploi », Politix 2013/3 (N° 103),
p. 175-204.
DOI 10.3917/pox.103.0173
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Sociologie pragmatique :
mode d’emploi
Yannick Barthe, Damien de Blic, Jean-Philippe Heurtin, Éric Lagneau, Cyril Lemieux,
Dominique Linhardt, Cédric Moreau de Bellaing, Catherine Rémy, Danny Trom

Résumé – En trente ans, la « sociologie pragmatique » (aussi dénommée « sociologie des épreuves »)
a produit des enquêtes empiriques touchant à l’ensemble des domaines de la vie sociale. En conformité
avec les postulats théoriques qu’ils entendaient défendre, les chercheurs qui se reconnaissent dans ce
courant sociologique ont mis au point des façons sensiblement nouvelles de conduire l’enquête, de collec-
ter les données, d’explorer les terrains, de penser par cas et de se servir des controverses et des affaires
comme points d’entrée dans l’ordre social et dans la question de sa problématique reproduction. L’objectif
de cet article est de caractériser en dix points le style pragmatique en sociologie et de préciser ce que
sont ses réquisits méthodologiques et ses conséquences pratiques dans la conduite du travail d’enquête.

Volume 26 - n°103/2013, p. 175-204 DOI: 10.3917/pox.103.0175


176 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

L
e milieu des années 1980 a vu naître en France, dans un contexte où
dominaient la sociologie critique de P. Bourdieu et l’individualisme
méthodologique de R. Boudon, un courant nouveau de la sociologie. Il a

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pris le nom de sociologie pragmatique. Il reviendra aux historiens de la disci-
pline de déterminer comment cette appellation a émergé, qui s’en est réclamé,
comment elle en est venue à désigner un courant d’approches hétérogènes mais
néanmoins reliés par un air de famille, que seul un regard rétrospectif permet,
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mais parfois avec peine, d’unifier. Ce courant s’est nourri d’apports divers :
l’interactionnisme, l’ethnométhodologie, les théories de l’action située, puis
plus tardivement, la tradition philosophique américaine appelée pragmatiste 1.
L’intention de ce texte n’est donc aucunement de gloser autour de l’usage du
terme, ni de jeter une exclusive sur ce nom, mais de dessiner les contours d’une
pratique de la sociologie que l’on appellera indifféremment « sociologie prag-
matique » ou « sociologie des épreuves 2 ».
Dans l’esprit des auteurs de ce texte, deux approches, par-delà leurs signi-
ficatives différences, en forment l’armature : l’anthropologie des sciences et
des techniques développée par Michel Callon et Bruno Latour et la sociolo-
gie des régimes d’action impulsée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot. En
trente ans, elles ont suscité des enquêtes empiriques touchant à l’ensemble des
domaines de la vie sociale : de l’usine à la communauté religieuse, de l’institu-
tion scolaire aux mondes de l’art, des controverses scientifiques aux scandales
politico-financiers, des institutions politiques aux mouvements charitables, de
l’univers des médias d’information aux transformations du monde médical, en
passant par les nouvelles mobilisations liées aux risques sanitaires et environ-
nementaux, les mutations du management, les effets politiques et sociaux des
mesures statistiques, le fonctionnement des marchés financiers ou les pratiques
de maintien de l’ordre et de surveillance. Des objets sociologiques « classiques »
ont ainsi été saisis sous un jour nouveau, tandis que d’autres phénomènes,

1. L’étiquette « pragmatique » que nous reprenons ici, ne doit donc pas laisser penser que le type de socio-
logie qu’elle désigne se place en position d’héritière directe des philosophes pragmatistes tels que Charles S.
Peirce, John Dewey, William James ou George H. Mead. D’une part, cette sociologie ne se veut pas un pro-
pos d’ordre philosophique sur le monde social et physique mais, bel et bien, une sociologie : ceci implique
notamment que l’enquête empirique, menée selon des méthodologies éprouvées des sciences sociales, y joue
un rôle central et irremplaçable. D’autre part, si l’influence sur elle du pragmatisme est décisive (tout parti-
culièrement à travers le relais offert par la tradition sociologique interactionniste et goffmanienne, ainsi que
par l’ethnométhodologie), ses sources d’inspiration n’en sont pas moins variées – certains sociologues des
épreuves puisant une part non négligeable de leur réflexion dans le durkheimisme, la sociologie wébérienne,
la phénoménologie ou les science studies.
2. En raison de l’importance cardinale jouée par la notion d’« épreuve » dans cette approche. Cf. notamment
Latour (B.), Pasteur : guerre et paix des microbes. Suivi de Irréductions, Paris, La Découverte, 2011 [1re éd.
1984] ; Boltanski (L.), Thévenot (L.), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard,
1991 ; Boltanski (L.), Chiapello (È.), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1998. Pour un essai de
présentation synthétique de la notion, Lemieux (C.), « Jugements en action, actions en jugement. Ce que
la sociologie des épreuves peut apporter à l’étude de la cognition », in Clément (F.), Kaufmann (L.), dir., La
sociologie cognitive, Paris, Orphys-Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2011.
Yannick Barthe et al.177

jusqu’ici tenus pour illégitimes ou simplement méconnus, comme les pratiques


des amateurs de musique, la présence des non-humains au cœur des activités
sociales ou certaines croyances populaires réputées irrationnelles (telles, par

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exemple, celles liées aux apparitions de la Vierge ou aux soucoupes volantes)
ont pu être pris au sérieux en tant qu’objets à part entière.
Au fil de ces travaux, des postures méthodologiques propres ont été dégagées,
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discutées et révisées. En conformité avec les postulats théoriques qu’ils enten-


daient défendre, les sociologues pragmatistes ont forgé des façons sensiblement
nouvelles de conduire l’enquête, de collecter les données, d’explorer les terrains,
de penser par cas et de se servir des controverses et des affaires comme points
d’entrée dans l’ordre social et dans la question de sa problématique reproduc-
tion. Cet ensemble de savoir-faire a, pour partie, quelque chose de commun
avec les techniques et pratiques utilisées par l’ensemble de la communauté des
chercheurs en sciences sociales. Mais il s’en distingue aussi pour partie. Les
auteurs du présent article se reconnaissent dans cette sociologie des épreuves et
tentent, dans leur travail, de mettre en œuvre ses méthodes et de les faire évo-
luer. Ils s’appuient, pour analyser le monde social, sur ses postulats théoriques
et mobilisent ses cadres conceptuels. À leurs yeux, le texte qui suit vise en prio-
rité à expliciter ce que nécessite, dans un sens d’abord technique, la pratique de
la sociologie dite pragmatique. Il s’agit, en somme, de caractériser le style prag-
matique en sociologie et de préciser ce que sont ses réquisits méthodologiques
et ses conséquences pratiques dans la conduite de l’enquête 3.
La notion de style importe. Inutile de préciser qu’elle renvoie ici à un style
d’enquête, de raisonnement et de restitution – autrement dit à un style de pra-
tique. Un style implique de fortes convergences, mais en aucun cas une parfaite
homogénéité de l’ensemble des travaux qui s’en revendique. De même, s’il se
reconnaît à un ensemble de traits distinctifs, bien repérables, il admet un degré
de variabilité manifeste, parfois de désaccord ou de conflit. Notre objectif, ici,
consiste à préciser, à travers la formulation de dix points de clarification, les exi-
gences qui permettent de produire une enquête sociologique de style pragma-
tique. La démarche est donc volontairement rétrospective, destinée à mesurer
le chemin parcouru, à mieux faire connaître ce socle commun, que les auteurs
de cet article conçoivent comme dynamique et ouvert aux reformulations et
réorientations. De ce point de vue, le texte que l’on va lire est surtout destiné
aux jeunes sociologues et politistes afin qu’ils puissent se faire une idée plus
complète de ce que ce genre de sociologie implique.

3. Pour d’autres textes d’introduction à la sociologie pragmatique, cf. notamment Bréviglieri (M.), Stavo-
Debauge (J.), « Le geste pragmatique de la sociologie française », Antropolítica, 7, 1999 ; Cantelli (F.),
Genard (J.‑L.), « Êtres capables et compétents : lecture anthropologique et pistes pragmatiques », Sociolo-
gieS, 2008 [en ligne : http://sociologies.revues.org/1943] ; Dodier (N.), « L’espace et le mouvement du sens
critique », Annales, 60 (1), 2005 ; Nachi (M.), Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin,
2006 ; Lemieux (C.), « Jugements en action, actions en jugement… » art. cit.

103
178 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

Comment la sociologie pragmatique lie les niveaux


« micro » et « macro »

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Le regard que la sociologie pragmatique porte sur les faits d’ordre macroso-
ciologique peut se résumer d’une phrase : elle ne les dissocie jamais des opé-
rations et des processus dans et par lesquels ces faits sont rendus descriptibles.
Cette perspective implique que le sociologue oriente son intérêt vers des sites et
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des activités dans lesquels des ensembles sont agrégés, des totalités assemblées,
des collectifs institués et des structures rendues tangibles. On pourrait dire, de ce
point de vue, que la sociologie pragmatique s’efforce de ne jamais quitter le plan
des situations et par conséquent, le niveau « micro ». À ceci près, toutefois, que le
niveau « micro » n’est pas envisagé dans son opposition avec le niveau « macro »
mais au contraire comme le plan où, de situation en situation, le niveau « macro »
lui-même est accompli, réalisé et objectivé à travers des pratiques, des disposi-
tifs et des institutions, sans lesquels il pourrait certes être réputé exister mais ne
serait plus en mesure, cependant, d’être rendu visible et descriptible.
Cette démarche a présidé aux études consacrées, au début des années 1980,
aux catégories socio-professionnelles 4. Dans ces travaux, l’intérêt pour la
constitution d’agrégats statistiques visait à rendre compte de certaines modali-
tés de structuration de l’espace social. Mais avec un parti pris méthodologique
affirmé : suspendre la dualité entre, d’un côté, les processus d’objectivation et,
de l’autre, la structure objectivée, au profit de l’analyse d’un double mouve-
ment de stabilisation et d’extension des pratiques et des formes statistiques.
C’est cette approche que les sociologues pragmatistes ont étendue à l’analyse de
différents formats de sommation, d’agrandissement et de totalisation à travers
lesquels des réalités collectives sont constituées comme telles et certains êtres,
par voie de conséquence, relégués dans la petitesse, l’invisibilité ou l’exception-
nalité 5. En cherchant à rendre compte des façons dont s’établissent socialement
des procédures et des instruments permettant aux acteurs d’évaluer la taille
des phénomènes sociaux, de retracer des chaînes de causalité et d’instituer des
entités collectives, ces travaux ont lié de manière systématique l’observation en
situation à des considérations relatives à l’état de configurations macrosociales
(à l’échelle, par exemple, d’une ville ou d’une nation), et vice versa 6.
La sociologie des épreuves ne représente donc pas une approche étroitement
centrée sur les seules situations de face-à-face. Les travaux accumulés depuis

4. Pour un bilan de cette ligne de recherche, cf. Desrosières (A.), Thévenot (L.), Les catégories socioprofes-
sionnelles, Paris, La Découverte, 2002.
5. Boltanski (L.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Minuit, 1982 ; Thévenot (L.), « Les inves-
tissements de forme », Cahiers du CEE, 29, 1986.
6. Cf. Hermant (E.), Latour (B.), Paris, ville invisible, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond-La Découverte,
1998 ; Didier (E.), En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie, Paris, La Décou-
verte, 2009.
Yannick Barthe et al.179

une trentaine d’années témoignent au contraire d’un intérêt soutenu pour des
êtres de grande taille – qu’il s’agisse de types d’organisation économique (le
capitalisme, les marchés, les entreprises 7), d’institutions politiques (l’État, ses

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administrations 8), de groupes socio-professionnels (les cadres, les médecins, les
enseignants, les journalistes 9) ou de problèmes publics 10. Elle ne délaisse pas
non plus l’approche comparative, la déployant à travers la mise en regard de
sociétés nationales 11 comme par le moyen d’« ethnographies combinatoires »
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consistant à rendre compte de types d’opérations sociales déterminées (faire de


la science, évaluer, soigner, mettre à mort, etc.) observées dans des contextes dif-
férents 12. En cela, la façon dont la sociologie pragmatique « apprivoise le grand
Léviathan » ne conduit nullement à une relativisation – moins encore à un déni
– de l’existence de réalités sociologiques qui dépassent l’ici et maintenant des
situations observables 13. Sans quoi cette sociologie renoncerait à ce qui est au
fondement de toute démarche sociologique : considérer la société comme un
phénomène total devant être appréhendé comme tel 14.

7. Callon (M.), ed., The Laws of the Markets, Oxford-Malden (MA), Blackwell, 1998 ; Callon (M.), Millo (Y.),
Muniesa (F.), eds, Market Devices, Oxford-Malden (MA), Blackwell, 2007 ; Boltanski (L.), Chiapello (È.), Le
nouvel esprit du capitalisme, op. cit.
8. Linhardt (D.), « L’État et ses épreuves. Éléments d’une sociologie des agencements étatiques », Clio@
Thémis, 1, 2009 ; Linhardt (D.), Muniesa (F.), « Du ministère à l’agence. Étude d’un processus d’altération
politique », Politix, 95, 2011 ; Lemoine (B.), Les valeurs de la dette. L’État à l’épreuve de la dette publique,
thèse pour le doctorat de science politique, Mines ParisTech, 2011 ; Moreau de Bellaing (C.), « L’État, une
affaire de police ? », Quaderni, 78, 2012 ; Cantelli (F.), Pattaroni (L.), Roca (M.), Stavo-Debauge (J.), dir.,
Sensibilités pragmatiques. Enquêter sur l’action publique, Bern, Peter Lang, 2009 ; Normand (R.), « Expertise,
Networks and Tools of Government: The Fabrication of European Policy in Education », European Educa-
tional Research Journal, 9 (3), 2010.
9. Boltanski (L.), Les cadres…, op. cit. ; Dodier (N.), « Les mutations politiques du monde médical. L’objec-
tivité des spécialistes et l’autonomie des patients » in Tournay (V.), dir., La gouvernance des innovations médi-
cales, Paris, Presses universitaires de France, 2007 ; Normand (R.), « La profession enseignante à l’épreuve du
Nouveau Management Public. La réforme anglaise de la Troisième Voie », Sociologie du travail, 53 (3), 2011 ;
Lemieux (C.), « Existe-t-il quelque chose comme une profession journalistique ? », in Lemieux (C.), dir., La
subjectivité journalistique. Onze leçons sur le rôle de l’individualité dans la production de l’information, Paris,
Éditions de l’EHESS, 2010.
10. Charvolin (F.), L’invention de l’environnement en France. Chronique anthropologique d’une institution-
nalisation, Paris, La Découverte, 2003 ; Barthe (Y.), Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets
nucléaires, Paris, Economica, 2006 ; Cefaï (D.), Terzi (C.), dir., L’expérience des problèmes publics, Paris, Édi-
tions de l’EHESS, 2012.
11. Par exemple Lamont (M.), Thévenot (L.), eds, Rethinking Comparative Cultural Sociology: Repertoires of
Evaluation in France and the United States, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 ; Kovenova (O.),
« Les communautés politiques en France et en Russie. Regards croisés sur quelques modalités du “vivre
ensemble” », Annales, 66 (3), 2011 ; Debourdeau (A.), « De la solution au problème. La problématisation de
l’obligation d’achat de l’énergie solaire photovoltaïque en France et en Allemagne », Politix, 95, 2011.
12. Dodier (N.), Baszanger (I.), « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique », Revue française de
sociologie, 38 (1), 1997 ; Rémy (C.), La fin des bêtes. Une ethnographie de la mise à mort des animaux, Paris,
Economica, 2009.
13. Callon (M.), Latour (B.), « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? », in Akrich (M.), Callon (M.),
Latour (B.), Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, Paris, Presses des Mines, 2006.
14. Sur cette nécessité technique de la sociologie, cf. Kaufmann (L.), Trom (D.), dir., Qu’est-ce qu’un collec-
tif ? Du commun à la politique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010.

103
180 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

Si la sociologie pragmatique fait preuve d’originalité, c’est dans la façon dont


elle prend ses distances avec d’autres démarches qui considèrent que les situa-
tions sont déterminées par des structures dont il reviendrait aux sociologues

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seuls de mettre au jour la réalité. En effet, pour ce courant, le refus de ce type
d’analyse structurale ne signifie pas une absence de considération pour les phé-
nomènes structurels et encore moins une incapacité à tenir compte des faits
macrosociologiques. L’un des principaux apports de la sociologie des épreuves
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est plutôt de proposer une conception alternative de l’articulation entre les réali-
tés situationnelles et structurelles et par conséquent entre les niveaux « micro »
et « macro ».
Comment caractériser cette conception alternative ? Elle repose sur la néces-
sité d’approcher les réalités macrosociologiques en tant que celles-ci s’accom-
plissent dans la réalité sociale. Le niveau « macro » est alors considéré comme
le fruit de performances qui sont entièrement redevables d’observations empi-
riques. Cette posture vaut pour les raisonnements sociologiques eux-mêmes qui,
sous ce rapport, ne sauraient revendiquer aucun privilège : les sciences sociales
méritent d’être comprises et analysées comme contribuant aux processus par
lesquels les sociétés se réfléchissent et se donnent des prises sur elles-mêmes 15.
Une telle affirmation ne les condamne pas à renoncer à l’objectivation de réa-
lités agrégées. Mais elle leur fait obligation de concevoir les savoirs objectifs
qu’elles produisent ou qu’elles utilisent comme autant d’accomplissements pra-
tiques, en rompant, par là même, avec certaines formes naïves d’objectivisme.

Comment la sociologie pragmatique intègre


la temporalité historique des phénomènes
On l’a dit, la sociologie pragmatique s’attache à saisir les phénomènes dans
leur observabilité concrète. C’est pourquoi la situation – le présent de l’action
dans son déroulement – constitue le matériau de base de ses enquêtes. Que les
situations étudiées soient récentes ou qu’elles appartiennent à un lointain passé
n’y change rien. La tâche que s’assigne la sociologie des épreuves ne se limite
pas, en effet, à étudier le présent de nos sociétés. Elle consiste plutôt à étudier
toute action, présente ou passée, dans son présent. Ce faisant, cette sociologie
rejoint la démarche des historiens les plus soucieux de restituer les actions du
passé dans l’horizon effectif des attentes de leurs auteurs 16. Sur les pas de ces

15. Dans cette perspective, Latour (B.), Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.
16. Pour une discussion sur ce rapprochement: Cerrutti (S.), « Pragmatique et histoire. Ce dont les socio-
logues sont capables », Annales, 46 (6), 1991 ; Boureau (A.), « La croyance comme compétence », Critique,
529‑530, 1991 ; Lepetit (B.), dir., Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel,
1995 ; Van Damme (S.), L’épreuve libertine. Morale, soupçon et pouvoirs dans la France baroque, Paris, CNRS
Éditions, 2008 ; Offenstadt (N.), Van Damme (S.), « Les pratiques historiennes au risque de la sociologie
pragmatique », in Brévigliéri (M.), Lafaye (C.), Trom (D.), dir., Compétences critiques et sens de la justice,
Paris, Economica, 2009.
Yannick Barthe et al.181

historiens, elle entend veiller à ne pas projeter sur les faits passés la connais-
sance que nous avons des suites auxquelles ils donnèrent lieu. Comme eux éga-
lement, elle cherche à rendre compte de l’indétermination relative qui a présidé

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aux actions passées, indétermination que la survenue même de ces actions a
souvent eue pour effet d’effacer 17. Un tel présentisme mérite d’être qualifié de
méthodologique. Car il ne préjuge pas que les phénomènes présents ont un
intérêt analytique supérieur à ceux du passé : il demande seulement que les
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phénomènes du passé soient examinés selon la même méthodologie que le sont


ceux du présent, c’est-à-dire – pour un chercheur pragmatiste – dans le respect
de leur indétermination relative et de leur dynamisme interne.
Cela ne condamne donc pas les sociologues des épreuves à ignorer, dans leurs
analyses, l’existence de temporalités plus amples, excédant l’ici et maintenant
des actions en situation qu’ils étudient. Sur ce plan, deux postures, non exclu-
sives l’une de l’autre, peuvent être distinguées au sein de la sociologie prag-
matique. La première demeure la plus strictement présentiste. Elle s’en tient
à l’interdit d’inspiration ethnométhodologique selon lequel aucun élément
extérieur à l’ordre qui naît de l’accomplissement de l’action ne doit être pris
en considération par le chercheur dans l’analyse de cet accomplissement. Selon
cette perspective, le passé historique ne saurait être inclus dans l’enquête qu’en
tant qu’il y est appelé explicitement par les participants de la situation eux-
mêmes. Il s’agira par conséquent d’étudier à quelles occasions, selon quelles
procédures pratiques, et à l’aide de quels types d’appuis matériels et organisa-
tionnels, les acteurs eux-mêmes se réfèrent au passé, le réinterprètent et pro-
duisent sa factualité 18. Loin de constituer une approche marginale, ce thème
éminemment pragmatiste rejoint, tout en s’en démarquant, un domaine de
recherche aujourd’hui en plein essor parmi les historiens : celui des usages
sociaux et politiques du passé 19. Il permet d’introduire dans l’étude des phé-
nomènes historiques, une réflexivité analytique qui oblige le chercheur non
seulement à reconnaître chez ses contemporains des compétences à produire
l’historicité de leur présent mais encore à préciser à quel degré ces compétences
partagées se distinguent des siennes propres et en quoi les unes et les autres
participent des mêmes processus d’objectivation conflictuelle du passé.

17. Sur l’importance de cette posture, cf. Callon (M.), Latour (B.), dir., La science telle qu’elle se fait. Antho-
logie de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, La Découverte, 1990 ; Latour (B.), Pasteur…, op. cit.
18. Cf. le dossier coordonné par Heurtin (J.‑Ph.), Trom (D.), « Se référer au passé », Politix, 39, 1997.
19. Cf. Hartog (F.), Revel (J.), dir., Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001 ; Hartog (F.),
Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2002. Le démarquage qu’introduit la
sociologie pragmatique par rapport à ces travaux, tient au fait de ne pas considérer le passé comme accom-
pli une fois pour toutes – et rendu disponible dès lors pour des usages – mais comme étant au contraire
toujours encore en train de se faire, chacune de ses nouvelles mobilisations conduisant nécessairement à sa
réinterprétation et à sa reconfiguration partielles.

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182 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

Une seconde manière pour la sociologie pragmatique d’intégrer dans ses ana-
lyses des temporalités qui dépassent l’ici et maintenant des situations, peut être
qualifiée de généalogique. Elle consiste à enquêter sur le passé d’une société, d’un

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groupe ou d’un dispositif organisationnel, afin de rendre compte du fait que les
acteurs contemporains sont confrontés, dans leurs actions et leurs jugements, à
des contraintes dont ils héritent, mais aussi qu’ils trouvent à leur disposition un
certain type de ressources léguées par leurs prédécesseurs (voies d’action déjà
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frayées, justifications déjà formées, etc.). Qu’elle porte sur des pèlerins cher-
chant à voir apparaître la Vierge, des militants de la lutte anti-sida apostrophant
les autorités, des élus s’invectivant sur les bancs de l’Assemblée nationale, des
ouvriers des abattoirs aux prises avec les animaux qu’ils doivent mettre à mort,
des chefs d’atelier revendiquant le statut de cadres au sein de leur entreprise,
ou des journalistes s’efforçant de vérifier les informations tombées entre leurs
mains, l’observation des pratiques est alors appelée à être mise en rapport avec
la façon dont des formes de vie collective et des mondes professionnels ont
été structurés historiquement 20. Le chercheur, dans cette perspective, peut être
conduit à enquêter sur la constitution historique de certains schèmes de rai-
sonnement et de certaines formes d’action en commun qu’il est devenu, pour
les contemporains qu’il étudie, banal, et dans certains cas socialement obliga-
toire, d’investir – tels ceux qui leur permettent de formuler publiquement des
accusations 21 ou de réagir collectivement au spectacle d’une souffrance 22 ou
à la beauté d’un paysage 23. C’est à la lumière de ces enquêtes généalogiques
que pourront être expliqués et jusqu’à un certain point, rendus prévisibles, le
manque de mobilisation suscité par la dénonciation de certains scandales 24 ou
l’absence d’émotion engendrée par l’expression de certaines souffrances ou la
vue de certains paysages 25. Dans d’autres cas, c’est un diagnostic porté sur des
situations présentes qui amènera le chercheur à tenter de reconstituer la dyna-
mique conflictuelle qui a conduit à les faire advenir, qu’il s’agisse par exemple

20. Cf. respectivement Claverie (É.), Les guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions, Paris,
Gallimard, 2003 ; Dodier (N.), Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Éditions de l’EHESS, 2003 ;
Heurtin (J.‑Ph.), L’espace public parlementaire. Essai sur les raisons du législateur, Paris, Presses universitaires
de France, 1999 ; Rémy (C.), La fin des bêtes…, op. cit. ; Boltanski (L.), Les cadres…, op. cit. ; Lemieux (C.),
Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000.
21. Cf. Boltanski (L.), Claverie (É.), Offenstadt (N.), Van Damme (S.), dir., Affaires, scandales et grandes
causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007. Ainsi que le dossier coordonné par de Blic (D.), Lemieux (C.),
« À l’épreuve du scandale », Politix, 71, 2005.
22. Boltanski (L.), La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993.
23. Trom (D.), « Voir le paysage, enquêter sur le temps. Narration du temps historique, engagement dans
l’action et rapport visuel au monde », Politix, 39, 1997.
24. De Blic (D.), « “Le scandale financier du siècle, ça ne vous intéresse pas ?” Difficiles mobilisations autour
du Crédit Lyonnais », Politix, 52, 2000.
25. Boltanski (L.), Godet (M.‑N.), « Messages d’amour sur le Téléphone du dimanche », Politix, 31, 1995 ;
Cardon (D.), Heurtin (J.‑Ph.), Martin (O.), Pharabod (A.‑S.), Rozier (S.), « Les formats de la générosité.
Trois explorations du Téléthon », Réseaux, 95, 1999 ; Trom (D.), Zimmerman (B.), « Cadres et institutions
des problèmes publics. Les cas du chômage et du paysage », in Trom (D.), Cefaï (D.), dir., Les formes de
l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001.
Yannick Barthe et al.183

de la manière dont la critique sociale du capitalisme est progressivement entrée


en crise en France dans les dernières décennies du XXe siècle ou de la façon dont,
au même moment, un problème conçu comme purement technique – le sort

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réservé aux déchets nucléaires – a été politisé 26.
Ici la sociologie pragmatique se révélerait proche de la sociologie historique
traditionnelle, en ce qu’elle tente, comme elle, de reconstituer des dynamiques
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historiques informant des situations présentes. Ce qui toutefois l’en différencie


est sans doute de ne pas chercher seulement à envisager en quoi « le mort saisit
le vif » mais d’examiner tout autant, et d’une certaine manière prioritairement,
en quoi le vif se saisit du mort – façon pour elle de donner l’avantage analytique
au présent de l’action et de lui restituer sa relative indétermination. Dans cette
optique, le but de l’enquête historique est moins de reconstituer des lignes de
continuité historique que de parvenir à une meilleure intelligibilité des situa-
tions présentes, notamment en prêtant attention au fait que les nombreux legs
dont héritent ces situations ne sont pas tous également revendiqués et appro-
priés par les acteurs – ce qui mérite explication. Ce type de démarche invite par
conséquent l’enquêteur à partir de l’observation du présent pour se tourner
vers le passé, plutôt que l’inverse 27. Mais il l’invite également, dans un second
temps, à revenir du passé vers le présent, armé de nouvelles questions à poser et
d’un regard autrement informé pour observer les situations actuelles 28.
C’est donc diversement que les sociologues des épreuves font, dans leurs ana-
lyses, place au passé historique. Dans certains travaux, ce passé n’a droit de cité
dans le champ de l’enquête qu’à condition que les acteurs eux-mêmes le mobi-
lisent explicitement, que ce soit pour le célébrer ou pour s’affronter à son propos.
L’enquête s’oriente alors vers l’analyse de la façon dont nos sociétés produisent
leur histoire et historicisent leur présent, et dont les chercheurs eux-mêmes sont
partie prenante de ce processus. Dans d’autres travaux, le chercheur entreprend
de reconstituer, dans une démarche généalogique (c’est-à-dire « régressive »),
le passé historique des situations qu’il étudie. L’enquête se donne alors pour
objet non seulement d’expliquer les contraintes qui pèsent sur les situations du
présent ou, indissociablement, les ressources qui y sont mises à disposition des
acteurs, mais encore de permettre d’observer différemment de telles situations,
en s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles certains héritages du passé n’y
sont pas actuellement activés. Dans tous les cas, et l’on peut y voir l’une des

26. Respectivement, Boltanski (L.), Chiapello (È.), Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit. ; Barthe (Y.), Le


pouvoir d’indécision…, op. cit.
27. La démarche se rapproche alors du modèle de l’explication que Philippe Descola dénomme « histoire
régressive », qu’il oppose à l’idée de « genèse mythique ». Descola (P.), « Pourquoi les Indiens d’Amazonie
n’ont-ils pas domestiqué le pécari ? », in Latour (B.), Lemonier (P.), dir., De la préhistoire aux missiles balis-
tiques. Paris, La Découverte, 1994.
28. Trom (D.), « Situationnisme et historicité de l’action. Une approche par induction triangulaire », in
Laborier (P.), Trom (D.), dir., Historicités de l’action publique, Paris, Presses universitaires de France, 2003.

103
184 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

principales formes d’unité et de cohérence de l’approche pragmatique, c’est un


présentisme méthodologique qui prévaut. Il se traduit notamment par l’affir-
mation que l’action ne saurait être déduite simplement ou mécaniquement du

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passé, dans la mesure où elle introduit toujours, par rapport à ce dernier, une
indétermination propre. Pareille position, loin d’être un refus de la perspective
historique ou un rejet de l’enquête généalogique, s’affirme comme une autre
façon de les pratiquer.
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Comment la sociologie pragmatique réinterroge


la question des intérêts
La sociologie des épreuves ne se donne pas pour objectif de dévoiler des inté-
rêts particuliers qui seraient travestis par les arguments les plus généraux. Elle
ne s’assigne pas pour tâche de traquer, derrière les affirmations universalistes,
altruistes ou désintéressées de certains acteurs, l’existence de leurs intérêts cachés
ou de leurs calculs plus ou moins inconscients. Est-ce à dire que la question des
intérêts lui est étrangère ? On peut au contraire considérer que la formation des
intérêts est au cœur de nombreux travaux qui se réclament de ce courant. Ce qui
les distingue sur ce point, c’est que les intérêts n’y sont pas envisagés comme un
facteur explicatif de l’action ou du discours mais comme un produit de ceux-ci.
Plutôt que de constituer une ressource commode, et inépuisable, permettant au
sociologue d’expliquer le comportement des acteurs, l’intérêt devient un objet
de recherche à part entière dont il convient de comprendre la définition, la sta-
bilisation et la transformation au cours des controverses, polémiques et autres
épreuves que le chercheur se donne pour tâche d’étudier 29.
C’est la raison pour laquelle la sociologie des épreuves se montre si souvent
attentive à la façon dont la figure du dévoilement d’intérêts cachés se trouve
engagée dans les polémiques publiques 30. Le dévoilement est un moyen fré-
quemment utilisé par les acteurs pour définir et imputer des intérêts à leurs
adversaires : « ce qui est présenté comme une guerre juste dont les motifs seraient
humanitaires est en réalité motivé par les intérêts pétroliers de l’État, voire d’un
lobby au sein de l’État » ; « votre engagement d’artiste en faveur du Kosovo
dissimule en fait votre ambition professionnelle et votre souci d’être reconnu
par vos pairs », etc. La mise en lumière des intérêts cachés représente donc
une figure banale de la dénonciation publique dont les conditions d’efficacité
méritent d’être étudiées, notamment en les rapportant à des constructions nor-
matives partagées dont il est possible de retracer l’histoire 31. La dénonciation

29. Callon (M.), « Éléments pour une sociologie de la traduction : la domestication des coquilles Saint-
Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, 36, 1986 ; Bidet (A.), « La
genèse des valeurs : une affaire d’enquête », Tracés, 15, 2008.
30. Boltanski (L.), « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, 51, 1984.
31. Voir la section précédente.
Yannick Barthe et al.185

de l’intérêt dissimulé peut ainsi être comprise comme l’une des modalités,
parmi les plus importantes, de la disqualification dans les arènes publiques 32.

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La figure de la dénonciation est toutefois loin d’être la seule voie à travers
laquelle les acteurs s’efforcent de produire et de se rendre mutuellement mani-
festes des intérêts. La référence aux intérêts est également engagée sur un mode
non plus dénonciateur mais revendicatif, pour construire des alliances, modi-
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fier des positions ou « enrôler » d’autres acteurs au service d’une cause en leur
faisant comprendre qu’il en va, précisément, de leur intérêt 33. Dans ce type de
situations, l’identification des intérêts et, ce qui va de pair, leur reformulation
sont des opérations qui permettent aux acteurs de s’entre-définir, en créant soit
de la distance, soit du rapprochement.
Il convient, à cet égard, de garder à l’esprit que la référence aux intérêts n’est
qu’un mode parmi d’autres de distanciation et de rapprochement. C’est ce qui
conduit un certain nombre de sociologues pragmatistes à refuser de réduire
l’ensemble des actions sociales à des conduites stratégiques indexées à la pour-
suite d’intérêts individuels ou collectifs 34. Ces auteurs s’efforcent de distinguer
entre plusieurs régimes d’engagement dans lesquels les acteurs se qualifient
mutuellement et se rapportent les uns aux autres d’une manière nettement
différente 35. Dans certains de ces régimes, leur activité consiste en effet à affir-
mer ou à formuler explicitement leurs intérêts et à envisager ceux des autres
dans une perspective alors souvent orientée vers des objectifs d’efficacité ; mais
dans d’autres, leur activité consiste plutôt à dénoncer les intérêts qu’ils prêtent
à autrui, en mettant en lumière notamment, l’incompatibilité de ces derniers
avec l’intérêt général ou avec certaines obligations d’impartialité et d’équité ;
dans d’autres encore, l’activité conduit à ne pas faire apparaître d’intérêt en tant
que tel, ni chez autrui, ni chez soi-même, le cours d’action ne permettant alors
pas assez le dégagement de ce type de figure. Dans cette perspective, dévelop-
pée notamment dans la sociologie des régimes d’engagement, l’enjeu est donc
d’observer au plus près comment les individus produisent collectivement leurs
intérêts – ce qui nécessite de prendre en considération les situations de la vie
sociale où de tels intérêts ne sont pas encore constitués. C’est une démarche sous
certains aspects très similaire que développent d’autres courants de la socio-
logie pragmatique – comme, notamment, l’anthropologie des sciences et des

32. Un constat que la sociologie risque à tout moment de perdre de vue, dès lors qu’elle recourt elle-même
à ce type d’opération critique. Sur ce point, cf. Trom (D.), « De la réfutation de l’effet NIMBY considérée
comme une pratique militante. Notes pour une approche pragmatique de l’activité revendicative », Revue
française de science politique, 49 (1), 1999.
33. Callon (M.), Law (J.), « On Interest and Their Transformation: Enrolment and Counter-Enrolment »,
Social Studies of Science, 12 (4), 1982.
34. Voir par exemple Corcuff (P.), Sanier (M.), « Politique publique et action stratégique en contexte de
décentralisation. Aperçus d’un processus décisionnel “après la bataille” », Annales, 55 (4), 2000.
35. Cf. notamment Thévenot (L.), L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Décou-
verte, 2006.

103
186 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

techniques – lorsqu’ils invitent à considérer l’importance, dans la constitution


des intérêts, de l’existence ou de l’absence de « dispositifs d’intéressement ». Le
succès d’une innovation technique, par exemple, peut être analysé comme étant

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lié à sa capacité à permettre à des groupes sociaux de s’identifier et de se recon-
naître, en suscitant parmi ses membres des intérêts nouveaux ou en déplaçant
ceux qui étaient préalablement constitués 36.
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Comment la sociologie pragmatique traite le discours


des acteurs
Une des caractéristiques importantes de la sociologie des épreuves est de
« prendre au sérieux » les justifications et les critiques émises par les acteurs.
Comment se traduit cette prise au sérieux ? D’une part, par un effort pour
rendre compte de leur fondement pratique ; d’autre part, par le souci d’analyser
leurs effets sociaux. Rendre compte de leur fondement pratique, d’abord : car
il importe de comprendre comment critiques et justifications sont générées à
partir d’un certain type de pratique sociale, c’est-à-dire face à un certain type de
contradictions pratiques que les acteurs ont à gérer. Ceci explique que la prise
au sérieux des justifications et des critiques mène, en sociologie pragmatique, à
devoir enquêter sur des pratiques et, plus exactement encore, à devoir reconsti-
tuer les logiques contradictoires de la pratique qui sont source de l’activité critique
des acteurs 37. Enquêter sur leurs effets sociaux, ensuite : car il importe de rendre
compte du type d’efficacité, ou d’inefficacité relative, qui s’attache aux opérations
critiques et justificatrices des acteurs au sein des mondes sociaux qu’ils habitent
ou dans lesquels ils œuvrent. Ce ne sont certes pas les arguments échangés, les
justifications données et les critiques émises qui, considérés en eux-mêmes,
ont le pouvoir de transformer l’état des rapports sociaux. Reste que les actions
consistant à argumenter, à justifier et à critiquer ont ce pouvoir, ne serait-ce que
marginalement (ainsi, par exemple, amener par ses critiques un détenteur de
pouvoir à devoir se justifier doit être considéré comme une altération, si minime
soit-elle, des rapports sociaux et politiques préexistants). De ce point de vue, la
prise au sérieux des justifications et des critiques mène, en sociologie pragma-
tique, à explorer les effets que peut avoir la critique sur la refonte des collectifs, la
transformation des dispositifs socio-techniques et la réforme des institutions 38.

36. Akrich (M.), Callon (M.), Latour (B.), « À quoi tient le succès des innovations ? 1. L’art de l’intéresse-
ment », Annales des Mines. Gérer et comprendre, 11, 1988.
37. Dans cette perspective et à propos d’objets très différents, cf. Chateauraynaud (F.) La faute professionnelle.
Une sociologie des conflits de responsabilité, Paris, Métailié, 1991 ; Doidy (E.), « (Ne pas) juger scandaleux. Les
électeurs de Levallois‑Perret face au comportement de leur maire », Politix, 71, 2005 ; Lagneau (É.), « Ce que
Ségolène Royal n’a pas assez vu. L’AFP entre réalismes politique et économique », Réseaux, 157-158, 2009.
38. Dans cette perspective, Chiapello (È.), Artistes versus managers. Le management culturel face à la cri-
tique artiste, Paris, Métailié, 1998 ; Boltanski (L.), Chiapello (È.), Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit. ;
de Blic (D.), « Moraliser l’argent. Ce que Panama a changé dans la société française (1889-1897) », Politix,
71, 2005 ; Fillion (E.), À l’épreuve du sang contaminé. Pour une sociologie des affaires médicales, Paris, Éditions
de l’EHESS, 2009.
Yannick Barthe et al.187

En invitant à une analyse systématique des fondements pratiques et des effets


sociaux des opérations critiques et justificatrices, la sociologie des épreuves pri-
vilégie, par rapport au discours des acteurs, un tout autre type de rupture épis-

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témologique que celui que préconise, de son côté, la sociologie critique de la
domination. Il ne s’agit pas de révéler sous les arguments généraux les stratégies
sous-jacentes, ni, comme on l’a dit, les intérêts particuliers : dans la mesure
où cette tâche est le plus souvent prise en mains par les acteurs eux-mêmes
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– comme tout chercheur ayant étudié des controverses ou des affaires a pu s’en
rendre compte – le sociologue pragmatiste s’attachera à examiner comment
les acteurs s’y emploient, avec quel type de preuve et d’appuis matériels et quel
inégal succès. Ce faisant, le sociologue ne se situe pas tout à fait sur le plan où
les acteurs eux-mêmes tendent spontanément à s’expliquer leurs agissements
mutuels et à les juger. Il procède, par rapport à eux, à un effort réflexif supplé-
mentaire, non seulement parce qu’il cherche, à leur différence le plus souvent,
à saisir l’ensemble des points de vue engagés dans la lutte (de surcroît, en les
traitant de manière symétrique), mais encore parce qu’il se donne pour tâche
d’enquêter sur les fondements pratiques des opérations critiques et justifica-
trices qui sont réalisées et/ou sur leurs effets sociaux. Cela revient à chercher à
identifier des éléments qui n’apparaissent pas immédiatement à la conscience
des acteurs (et de l’enquêteur) : le type de contradictions pratiques qui génère le
processus critique étudié ou encore, le type de mécanisme social ou institution-
nel qui limite le déploiement public et les effets sociaux de la critique 39.
« Prendre au sérieux » le travail mené par les acteurs pour rendre raison de
leurs pratiques et justifier leurs conduites, ne signifie donc pas qu’il faille se
contenter d’enregistrer des points de vue ou de les traduire dans un vocable
savant. Pas davantage, ne s’agit-il de considérer que les acteurs ont raison de
dire ce qu’ils disent : l’objet est de considérer qu’ils ont des raisons de le dire
– des raisons liées aux contradictions réelles de leurs pratiques 40. De même,
ne s’agit-il pas de considérer que ce que disent les acteurs décrit adéquatement
ce qu’ils font : l’objet est de considérer que ce qu’ils disent doit faire pleine-
ment partie de la description de ce qu’ils font – leurs pratiques discursives étant
dotées d’une forme d’efficacité, inégale selon les individus et les situations.

Comment la sociologie pragmatique rend justice


à la réflexivité des acteurs
La sociologie des épreuves se refuse à appréhender l’analyse de l’action
depuis une position qui oppose activités pratiques et activités réflexives. Elle
postule qu’il est impossible d’isoler, dans l’analyse de l’action, un plan où les

39. Dans cette perspective, Stavo-Debauge (J.), « En quête d’une introuvable action antidiscriminatoire.
Une sociologie de ce qui fait défaut », Politix, 94, 2011.
40. Callon (M.), Rabeharisoa (V.), « La leçon d’humanité de Gino », Réseaux, 95, 1999.

103
188 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

retours réflexifs de l’acteur sur son action et sur celle d’autrui seraient tota-
lement absents. Ce refus de dissocier l’analyse des pratiques de l’analyse des
formes de réflexivité qui les accompagnent procède du constat suivant : une

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action, quelle qu’elle soit, n’est jamais dépourvue de raisons. Ces raisons sont
rendues descriptibles dans les cours d’actions et possèdent à ce titre une forme
de matérialité et d’observabilité 41. Elles sont ainsi, indissociablement, ce sur
quoi la description sociologique de l’interaction doit s’appuyer si elle veut la
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rendre intelligible. Ces deux propositions méritent une explication.


Les sociologues pragmatistes ne postulent pas que les acteurs sont toujours
pleinement conscients des raisons de ce qu’ils font et prêts, s’il le fallait, à les
énoncer en toute clarté pour soi ou à autrui. Ils considèrent plutôt que le rap-
port réflexif que les acteurs entretiennent avec leur agir ou avec celui des autres
doit s’envisager suivant des degrés. À l’extrémité supérieure de cette gradation
se situent des formes de réflexivité maximale, caractéristiques des situations
publiques où elles prennent la forme de justifications opposables à des tiers.
Il est indéniable que la sociologie pragmatique s’est d’abord penchée sur ce
type de situation, à travers l’intérêt qu’elle a porté à ses débuts aux moments de
disputes au cours desquels les raisons d’agir des participants deviennent l’objet
d’une explicitation collective exigeant un niveau élevé de distanciation 42.
Pour autant, la sociologie pragmatique ne prétend pas tirer de l’analyse des
formes d’action caractéristiques de ces configurations les plus publiques un
modèle général de l’action. Ce serait commettre l’erreur de considérer que les
acteurs agissent en toutes circonstances comme s’ils étaient soumis à de fortes
contraintes de publicité. La sociologie des épreuves a été amenée, au contraire,
à considérer des formats d’action qui se situent en deçà du format d’action
publique. Ces derniers ne font pas appel à des règles de justification publique
ou de distanciation mais à des règles similaires à ce que les notions de « pra-
tique » ou de « routines » impliquent généralement 43. Les situations qui les
caractérisent ne sont pourtant pas a-réflexives au sens où elles seraient dépour-
vues de raisons. Mais le rapport réflexif prend alors des formes minimales, non
opposables et souvent non verbales, observables parfois seulement à travers des
détails – une hésitation, un réajustement du corps, un regard furtif, etc. – qui

41. La démarche pragmatique rompt sur ce point avec le mentalisme. Si le chercheur s’attache à décrire les
raisons d’agir des acteurs, c’est en effet uniquement à travers ce qui les rend observables en situation, soit :
l’interaction elle-même, à travers la mobilisation par les acteurs de certains appuis matériels, leur réaction à
l’attitude des partenaires et leurs éventuels échanges langagiers. Cf. Dodier (N.), « Les appuis conventionnels
de l’action. Éléments de pragmatique sociologique », Réseaux, 62, 1993 ; Lemieux (C.), Mauvaise presse…,
op. cit., p. 116-117.
42. Pour l’analyse de nombreux cas empiriques de ce type de « montées en généralité », cf. Boltanski (L.),
Thévenot (L.), dir., Justesse et justice dans le travail, Cahiers du CEE, 33, 1989.
43. Cf. notamment Thévenot (L.), « Le régime de familiarité. Des choses en personne », Genèses, 17, 1994 ;
Thévenot (L.), L’action au pluriel…, op. cit. ; Breviglieri (M.), L’usage et l’habiter. Contribution à une socio-
logie de la proximité, thèse pour le doctorat de sociologie, École des hautes études en sciences sociales, 1999.
Yannick Barthe et al.189

indiquent un désalignement, aussi ténu et éphémère soit-il, de l’action par rap-


port à elle-même 44.

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La sociologie des épreuves n’ignore donc pas ce que l’agir, dans nombre de
situations sociales, peut avoir de très faiblement réflexif. Certains de ses parti-
sans ont même tenté de réinvestir, d’un point de vue pragmatique, la notion
d’inconscient ou, plus exactement, d’explorer l’idée selon laquelle toute action,
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comme tout jugement, comporte nécessairement une part inconsciente 45. Mais


cette sociologie n’en conteste pas moins l’idée qu’une pratique, quelle qu’elle soit,
puisse être totalement dépourvue de réflexivité. Elle prend par conséquent ses
distances avec la conception selon laquelle nos pratiques les plus « empiriques »
procéderaient d’un ajustement mécanique à autrui et à l’environnement – rap-
port dont serait d’emblée exclue toute espèce de médiation réflexive. En effet,
une telle conception de la pratique, qui ancre l’action dans la seule régularité de
l’habitude, ne permet pas de comprendre les dynamiques interactionnelles qui
rendent possible et enclenchent entre les acteurs un accroissement de réflexi-
vité. À l’inverse, la prise en compte par le sociologue des raisons sur lesquelles
s’appuient les acteurs dès lors qu’ils agissent, et du fait même qu’ils agissent,
permet de surmonter le hiatus entre les catégories de « pratique » et de « réflexi-
vité », en y substituant l’hypothèse continuiste selon laquelle les situations sont
caractérisées par des degrés variables d’intensité réflexive 46. C’est seulement en
considérant que les actions les plus « intuitives » et les moins réflexives ont
encore (ou plus exactement : déjà) des raisons que devient analysable le fait
qu’elles peuvent, en certaines circonstances (y compris, la situation d’entretien
sociologique), être l’objet d’un processus d’accroissement de leur réflexivité 47.

44. Observer de tels désajustements dynamiques de l’action individuelle ou collective requiert un degré élevé
de précision et de finesse descriptives. Sur ce point, cf. Piette (A.), Le mode mineur de la réalité, Louvain-la-
Neuve, Peeters, 1992 ; Rémy (C.), « Activité sociale et latéralisation », Recherches sociologiques, 34 (3), 2003 ;
Datchary (C.), La dispersion au travail, Toulouse, Octarès, 2011.
45. Boltanski (L.), La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004 ;
Rémy (C.), « Quand la norme implicite est le moteur de l’action », Déviance et Société, 29 (2), 2005 ; Lemieux (C.),
« Du pluralisme des régimes d’action à la question de l’inconscient : déplacements » in Breviglieri (M.),
Lafaye (C.), Trom (D.), dir., Compétences critiques…, op. cit.
46. Dans cette perspective, cf. Breviglieri (M.), Trom (D.), « Troubles et tensions en milieu urbain. Les
épreuves citadines et habitantes de la ville », in Cefaï (D.), Pasquier (D.), dir., Les sens du public, Paris, Presses
universitaires de France, 2003 ; Breviglieri (M.), « L’insupportable. L’excès de proximité, l’atteinte à l’auto-
nomie et le sentiment de violation du privé », in Breviglieri (M.), Lafaye (C.), Trom (D.), dir., Compétences
critiques…, op. cit. Pour une théorisation de l’hypothèse continuiste ici présentée, cf. Lemieux (C.), Le devoir
et la grâce. Pour une analyse grammaticale de l’action, Paris, Economica, 2009.
47. Voir l’analyse des intuitions et des jugements pratiques des recruteurs en entreprise que proposent
Eymard-Duvernay (F.), Marchal (E.), Façons de recruter. Le jugement des compétences sur le marché du travail,
Paris, Métailié, 1996. Pour le cas des médecins, Dodier (N.), L’expertise médicale. Essai de sociologie sur l’exer-
cice du jugement, Paris, Métailié, 1993. Pour celui des journalistes, Lagneau (É.), « Une fausse information
en quête d’auteur. Conflits d’imputation autour d’une annulation de dépêches AFP », in Lemieux (C.), dir.,
La subjectivité journalistique…, op. cit.

103
190 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

Inversement, cette perspective ramène toute forme de réflexivité, y compris la


réflexivité sociologique, à ses fondements pratiques 48.

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Par cette démarche, la sociologie des épreuves ne surestime pas la réflexivité
des acteurs et évite de leur attribuer une trop grande conscience de ce qu’ils font
et de ce qu’ils disent. Cette sociologie, en effet, se garde de préjuger du niveau de
réflexivité des acteurs puisqu’elle fait de la détermination de ce niveau et de ses
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variations temporelles chez une même personne, l’objet même de ses enquêtes.
Elle ne saurait considérer, par conséquent, que les acteurs atteignent en perma-
nence le niveau maximal de leurs capacités réflexives collectives. Mais elle ne
saurait davantage admettre qu’ils demeurent en permanence rivés au niveau
le plus bas, ni a fortiori que ce plus bas niveau correspond chez eux à un degré
zéro de réflexivité.

Comment la sociologie pragmatique renouvelle


la question de la socialisation
Ces vingt dernières années, en France, un des principaux renouvellements
opérés dans les études consacrées à la socialisation a sans doute été la redécou-
verte de la pluralité du moi. L’argument, on le sait, a une très grande ancien-
neté, puisque c’est dans le pragmatisme du début du XXe  siècle, notamment,
qu’il prend ses racines 49. Au début des années 1990, L. Boltanski et L. Thévenot
l’ont importé : en défendant l’idée que les agents sociaux ne devaient plus être
préjugés systématiquement cohérents à eux-mêmes, leur ouvrage De la justifi-
cation défendait le principe selon lequel il faut, au contraire, les analyser sous
l’angle de la pluralité des logiques, parfois contradictoires, dans lesquelles ils
sont pris 50. Une telle approche impose une vision de l’identité et de la sociali-
sation qui se dégage de l’accent que l’interprétation bourdieusienne du concept
d’habitus – beaucoup plus, au demeurant, que celle de Norbert Elias – met sur
la cohérence du moi. Ainsi, dans la perspective de la sociologie pragmatique,
c’est à partir de leurs tensions, voire de leurs contradictions internes et de ce
qui les manifeste (troubles, hésitations, incapacités à agir, dilemmes moraux,
parfois aussi inventivité) que doivent être appréhendés les individus en action,

48. À ce sujet, cf. les analyses de Bruno Latour concernant la production des réflexivités scientifique et
juridique : Latour (B.), Woolgar (S.), La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La
Découverte, 1988 ; Latour (B.), L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La
Découverte, 2007 [1re éd. am. 1999] ; Latour (B.), La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État,
Paris, La Découverte, 2002.
49. Cf. en particulier Mead (G.), L’esprit, le soi et la société, Paris, Presses universitaires de France, 2006
[1re éd. am. 1934]. Pour une perspective synthétique sur cette tradition, Elster (J.), ed., The Multiple Self, New
York, Cambridge University Press, 1985.
50. Boltanski (L.), Thévenot (L.), De la justification..., op. cit.
Yannick Barthe et al.191

comme les jugements portés sur eux par leurs partenaires et, finalement, la
construction de leur moi 51.

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Ce type d’approche pluraliste du moi conduit à renouveler profondément
l’analyse des processus de socialisation. De ce point de vue, il convient sans
doute de noter que les concepts dispositionnels abondent dans la philosophie
pragmatiste où, des « habitudes » (Peirce, Dewey) aux « tendances à agir »
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(Mead), ils occupent une place centrale 52. Il est vrai, en revanche, que de tels
concepts exigent, pour demeurer dans l’orbite de la sociologie pragmatique, un
certain maniement qui, dans le contexte français, peut n’être pas familier. Car
il s’agit en somme, dans une optique pragmatiste, de refuser à la disposition le
statut de concept descriptif. Les dispositions, en effet, ne décrivent pas l’action :
elles sont rendues descriptibles par elle. (« Il a un habitus bourgeois » n’est
pas la description d’une action. C’est l’action de cet agent qui rend ce dernier
descriptible comme ayant un « habitus bourgeois ».) Il s’agit donc, pour com-
mencer, de décrire au mieux l’action en situation, ce qui permettra par là même
d’identifier les dispositions qui s’y manifestent – démarche qui s’oppose à celle
consistant à déduire l’action des dispositions que l’on prête par ailleurs à l’agent.
Dans cette perspective, le chercheur qui admet, parce qu’il est régulièrement
amené à devoir le décrire, le caractère pluriel et potentiellement contradictoire
de l’action, est également conduit à admettre ce qui en découle : le caractère
pluriel et potentiellement contradictoire des dispositions et, partant, de ce que
l’on désigne habituellement par « apprentissage » ou « éducation ». Il lui faut
renoncer, par conséquent, à considérer comme allant de soi la cohérence du
moi des acteurs et y reconnaître, tout au contraire, un problème pratique que
ces mêmes acteurs s’efforcent de gérer 53.
Il y a plus : repartir de la description de l’action en situation permet de prendre
l’exacte mesure des mécanismes pratiques à travers lesquels des apprentissages
s’opèrent. L’approche qui consiste à déduire l’action des agents des dispositions

51. Cf., à propos d’objets très divers, Périlleux (T.), Les tensions de la flexibilité. L’épreuve du travail contem-
porain, Paris, Desclée de Brouwer, 2001 ; Barbot (J.), Dodier (N.), « Itinéraires de réparation et formation
d’un espace de victimes autour d’un drame médical », in Cultiaux (J.), Périlleux (T.), dir., Destins poli-
tiques de la souffrance. Intervention sociale, justice, travail, Toulouse, Érès, 2009 ; Cefaï (D.), Gardella (E.),
L’urgence sociale en action. Ethnologie du Samu social de Paris, Paris, La Découverte, 2011 ; Breviglieri (M.),
Cichelli (V.), dir., Adolescences méditerranéennes. L’espace public à petits pas, Paris, L’Harmattan, 2007 ;
Sourp (M.‑L.), « Une question de personnalité. L’accès à l’information chez un “rubricard” de Libération »,
in Lemieux (C.), dir., La subjectivité journalistique…, op. cit.
52. Bourdieu (E.), Savoir-faire. Contribution à une théorie dispositionnelle de l’action, Paris, Seuil, 1998 ;
Chauviré (C.), Ogien (A.), dir., La régularité. Habitude, disposition et savoir-faire dans l’explication de l’action,
Paris, Éditions de l’EHESS, 2002.
53. Cette voie a été ouverte par l’un des fondateurs du Groupe de sociologie politique et morale, Michaël
Pollak, dans son livre L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié,
1990. Cf. Lemieux (C.), « De la théorie de l’habitus à la sociologie des épreuves : relire L’expérience concentra-
tionnaire », in Israël (L.), Voldman (D.), dir, Michaël Pollak. De l’identité blessée à une sociologie des possibles,
Paris, Complexe, 2007.

103
192 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

qu’on leur prête ne s’embarrasse pas sur ce plan : pour elle, des énoncés tels
que « l’institution a inculqué aux agents » ou « les acteurs ont intériorisé » suf-
fisent à la tâche. Pour une approche pragmatiste, au contraire, ces raccourcis se

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révèlent toujours insuffisants. Ils ne nous disent rien des situations pratiques
dans lesquelles l’apprentissage a lieu, ni, par conséquent, du type d’épreuves qui
s’opèrent au cours de cet apprentissage. On ne sait pas grand-chose des lieux,
des objets et des moyens par lesquels s’opère effectivement la socialisation. Sur
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ce plan, la sociologie des épreuves a montré l’intérêt de suivre au plus près la


façon dont les acteurs s’engagent corporellement dans les dispositifs matériels
qu’ils envisagent, ou qu’ils sont sommés de maîtriser. On pourrait aller jusqu’à
parler, à cet égard, d’une véritable sociologie pragmatique du corps. Celle-ci
se présente fondamentalement comme une sociologie de l’engagement corpo-
rel 54. Les auteurs qui la pratiquent ont établi un dialogue avec les approches
écologiques en termes de cognition située 55. En particulier, ils se sont efforcés
de rendre compte du fait que des affordances (ou « prises ») sont offertes ou
retirées aux acteurs par les dispositifs socio-techniques dans lesquels ils sont
invités à s’engager – ce qui a une incidence directe tant sur leurs capacités diffé-
rentielles d’apprentissage que sur la forme des savoirs qu’ils acquièrent 56.
Par là même, ces auteurs ont renouvelé la compréhension du lien qui unit
d’une part, les démonstrations en situation de compétence ou de virtuosité 57 et
d’autre part, les processus d’intégration et d’exclusion (sociale, professionnelle,
institutionnelle, etc.). Ces processus, loin d’être joués à l’avance, résultent de
séries d’épreuves au résultat peut-être partiellement prévisible, mais néanmoins
toujours incertain, au cours desquelles les performances ou contre-perfor-
mances des acteurs sont l’occasion d’un jugement – par les pairs, les supérieurs,
etc., voire par eux-mêmes – sur leurs capacités ou incapacités, et sur leur nor-
malité ou anormalité. L’existence de telles épreuves et des sanctions, positives
ou négatives, qu’elles suscitent, oblige le chercheur à concevoir la question de
l’appartenance des individus à un collectif de manière éminemment dyna-
mique et renouvelle concrètement l’approche de ce que l’on désigne en sciences
sociales par « socialisation : à l’opposé des démarches qui assignent aux acteurs

54. Bessy (C.), Chateauraynaud (F.), Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié,
1995 ; Hennion (A.), « Music Lovers: Taste as Performance », in Warde (A.), ed., Consumption, vol 3 : Appro-
priation, London, Sage, 2010 ; Rémy (C.), La fin des bêtes…, op. cit..
55. Cf. notamment Conein (B.), Dodier (N.), Thévenot (L.), dir., Les objets dans l’action. De la maison au
laboratoire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1993.
56. Cf., dans des domaines très différents : Hennion (A.), Comment la musique vient aux enfants. Une
anthropologie de l’enseignement musical, Paris, Economica, 1988 ; Conein (B.), « Cognition située et coordi-
nation de l’action. La cuisine dans tous ses états », Réseaux, 43, 1990 ; Winance (M.), « Mobilités en fauteuil
roulant. Processus d’ajustement corporel et d’arrangements pratiques avec l’espace, physique et social »,
Politix, 90, 2010 ; Moreau de Bellaing (C.) « Comment la violence vient aux policiers. École de police et
enseignement de la violence légitime », Genèses, 75, 2009.
57. Dodier (N.), Les hommes et les machines. La conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris,
Métailié, 1995.
Yannick Barthe et al.193

un statut donné (en fonction du statut qui a été le leur jusqu’alors), la sociologie
pragmatique s’oblige à rouvrir, par principe de méthode, la question de ce que
sont, ou de ce que seront, les personnes dans telle ou telle situation et du statut

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qui leur sera alors attribué. En cela, elle se refuse à préjuger de « ce dont les gens
sont capables 58 ». Tel enfant sera-t-il en mesure de marcher, de travailler ou de
nager ? C’est précisément parce qu’il y a incertitude sur ce point que les pédago-
gues du XVIIIe siècle comme ceux d’aujourd’hui ont tant de mal à s’accorder sur
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ce qu’il est raisonnable et juste de demander à un enfant, et de faire avec lui 59.


Insistons : le principe consistant à ne pas préjuger des compétences des acteurs
est méthodologique. S’il importe de le respecter, ce n’est pas – loin s’en faut –
que les agents sociaux disposeraient tous des mêmes capacités. C’est plutôt que
leurs compétences (et donc également, leurs dispositions, habitudes, tendances
à agir, etc.) forment un système dynamique et adaptatif dont le chercheur ne
saurait figer a priori les limites.
De ce point de vue, il importe de noter que les concepts dispositionnels,
s’ils ne décrivent pas l’action, contribuent en revanche à la rendre partielle-
ment prévisible et explicable. C’est là, en somme, leur intérêt spécifique pour
les sciences sociales. Ainsi peuvent-ils permettre au chercheur de rapporter le
comportement observable d’un acteur à ses comportements passés, pour sou-
ligner comment – c’est-à-dire à travers quelles séries d’épreuves et quels dispo-
sitifs – les tendances ou les habitudes que cet acteur manifeste maintenant ont
été développées chez lui précédemment. C’est bien cet usage explicatif du dis-
positionalisme qui domine en sociologie pragmatique 60. C’est aussi à ce niveau,
celui d’un usage prédictif des concepts dispositionnels, que la question de l’iné-
gale distribution des chances d’agir ou de franchir avec succès une épreuve peut
être posée à nouveaux frais. La sociologie des épreuves ne fait rien d’autre, sur
ce point, que d’insister sur l’importance, pour le chercheur, d’en passer par des
descriptions de l’action en situation, dans la mesure où cette dernière, si elle est
partiellement prévisible, ne l’est jamais intégralement. Car en aucun cas, elle ne
se laisse déduire purement et simplement des dispositions de l’acteur.

Comment la sociologie pragmatique déplace la question


du pouvoir
L’approche pragmatique suppose que le sociologue, pour étudier un conflit
ou une controverse, suspende les connaissances dont il dispose concernant la
répartition initiale des rôles de dominant et de dominé ou encore, concernant

58. Boltanski (L.), L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris,
Métailié, 1990.
59. Garnier (P.), Ce dont les enfants sont capables, Paris, Métailié, 1995.
60. Cf. par exemple Dodier (N.), Leçons politiques sur l’épidémie de sida, op. cit. ; Lemieux (C.), « Albert
Londres. Le journalisme à contre-cœur », in Lemieux (C.), dir., La subjectivité journalistique…, op. cit.

103
194 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

le rapport de force qui a finalement résulté de la situation d’affrontement exa-


minée. L’un des principes qui sous-tend ce parti pris est le suivant : les asymé-
tries du monde social se rendent d’autant mieux descriptibles lorsqu’elles sont

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observées depuis une épistémologie de la symétrie 61. Cela ne signifie pas que les
sociologues des épreuves s’imaginent que le monde social est, par défaut, symé-
trique mais simplement qu’ils considèrent que pour être correctement décrites,
les asymétries ne doivent pas être préjugées, de même que la possibilité de leur
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réversibilité, même dans les cas où celle-ci apparaît le moins probable, ne doit
pas être écartée a priori.
C’est ainsi que considérant que les situations où s’exerce une domination
ne sont, le plus souvent, pas totalement fermées, cette sociologie met un accent
particulier sur le fait que chacun des deux pôles de la relation joue, dans l’évo-
lution du rapport qui les lie, une part active – quoiqu’avec une efficacité bien
différente. Dans l’optique qu’elle privilégie, aucun pouvoir ne peut s’exercer
unilatéralement, puisque son exercice implique nécessairement l’action en
retour de celui qui obéit ou, le cas échéant, résiste. En ce sens, les sociologues
pragmatistes ont en commun de se placer sous le principe méthodologique de
la réversibilité potentielle des relations de pouvoir qu’ils étudient, y compris
lorsqu’elles apparaissent les plus stables et les mieux établies. Selon eux, il est
dans la nature de ce type de relations, même quand elles réussissent, de pou-
voir échouer. Ceci a au moins deux implications. La première est de veiller à
ne jamais effacer dans l’analyse d’une relation de dépendance, de pouvoir et de
domination, l’indétermination relative qui lui est constitutive. La seconde est
de ne pas omettre que le pouvoir n’existe pas en dehors des épreuves auxquelles
il donne lieu, de sorte que ces épreuves constituent sans nul doute la première
chose que le chercheur, en la matière, doit se donner pour tâche de décrire et
d’analyser 62.
Ces présupposés méthodologiques expliquent pourquoi la sociologie prag-
matique porte tant d’attention aux compétences critiques des acteurs. Ce n’est
qu’à ce prix, en effet, que le chercheur peut mesurer l’emprise réelle des dispo-
sitifs de pouvoir : prenant au sérieux la perspective d’une remise en cause du
rapport de domination, le chercheur est mieux à même d’observer les limites
effectives que rencontrent les gestes, les attitudes et les paroles qui amorcent
une telle remise en cause. Préjuger, à l’inverse, de l’efficacité imparable de la
domination, c’est rendre à la fois inutile et impossible l’observation des dyna-
miques à travers lesquelles cette domination est parfois contrariée et parfois
renforcée. Sur ce plan, également, la sociologie pragmatique exige un niveau de

61. Latour (B.), Pasteur…, op. cit.


62. Cf. Linhardt (D.), La force de l’État en démocratie. La République fédérale d’Allemagne à l’épreuve de la
guérilla urbaine, thèse pour le doctorat de sociologie, École nationale supérieure des Mines de Paris, 2004 ;
ainsi que le dossier coordonné par Linhardt (D.), Vitale (T.), « Épreuves d’État », Quaderni, 78, 2012.
Yannick Barthe et al.195

description des situations suffisamment fin et précis, afin que les plus minimes
des velléités critiques des acteurs et les plus immédiats des processus qui les
freinent, soient observés par le chercheur et analysés.

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Si la sociologie pragmatique ne se satisfait pas de résumer une situation,
quelle qu’elle soit, à travers une répartition préétablie des rôles de dominant et
de dominé, ce n’est donc pas qu’elle méconnaîtrait l’existence des phénomènes
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de pouvoir. C’est qu’elle est à la recherche d’un niveau de description de ces


phénomènes dans lequel ils puissent être vus et analysés en tant qu’accomplis-
sements pratiques. Plutôt que d’essayer de rendre compte des actions obser-
vables en mobilisant la boîte noire des « relations de pouvoir », cette sociologie
s’intéresse aux actions observables elles-mêmes en tant qu’elles produisent des
relations de pouvoir 63. La boîte noire se trouve alors ouverte : les structures de
pouvoir ne sont plus considérées comme les causes, mais bien comme les résul-
tantes, de ce qui est observé ; et plutôt que de prétendre épuiser la description et
l’explication des comportements par l’invocation d’un mot totem (« pouvoir »,
« domination », etc.), le chercheur se met à étudier les effets de pouvoir et les
agencements qui les rendent possibles 64.
La sociologie pragmatique se donne donc pour tâche de décrire et de com-
prendre comment fonctionnent concrètement les dispositifs de pouvoir. Elle
s’efforce d’identifier les appuis concrets dont se servent, en situation, ceux qui
réussissent à faire faire à d’autres certaines actions. Elle cherche à analyser com-
ment s’y prennent ceux qui tentent de remettre en cause le lien de dépendance
ou de domination dont ils pâtissent, et les limites qu’ils rencontrent dans cette
entreprise. Finalement, elle essaie de rendre compte du travail social au travers
duquel du pouvoir advient et s’actualise.

Comment la sociologie pragmatique analyse les inégalités


sociales
On vient de le rappeler : si, au plan de ses principes de méthode, la sociolo-
gie des épreuves valorise la symétrie et l’égalité de traitement entre parties en
conflit, ce n’est pas qu’elle nie, au plan des réalités qu’elle étudie, l’existence des
asymétries et des inégalités. C’est qu’elle entend se donner les moyens d’enquê-
ter sur la façon dont de telles asymétries et de de telles inégalités se reproduisent

63. Sur ce point, cf. Chateauraynaud (F.), Les relations d’emprise, document de travail, GSPR-EHESS, 1999 ;
Linhardt (D.), Moreau de Bellaing (C.), « Légitime violence ? Enquêtes sur la réalité de l’État démocra-
tique », Revue française de science politique, 55 (2) 2005.
64. Comme l’indique Bruno Latour : « Les philosophies et les sociologies du pouvoir encensent le plus
souvent les maîtres qu’elles prétendent critiquer. Elles expliquent par la puissance du pouvoir ce que font
les maîtres, alors que ce pouvoir n’est efficace que par les complicités, les connivences, les compromis et les
mélanges […] que la notion de pouvoir n’explique justement pas. Ce “pouvoir” est la vertu dormitive du
pavot qui fait dormir les critiques juste au moment où les princes impuissants s’allient avec d’autres, aussi
faibles qu’eux, afin de devenir forts. » Latour (B.), Pasteur…, op. cit., p. 266.

103
196 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

mais aussi, parfois, se défont. Sur ce plan, un très net écart apparaît avec la
sociologie critique de la domination pour laquelle les inégalités constituent en
quelque sorte un point de départ de l’analyse et sont utilisées comme ressource

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pour expliquer l’action. Dans l’optique de la sociologie pragmatique, les inéga-
lités doivent, à l’inverse, être envisagées comme un produit de l’action 65. Elles
ne sont pas une ressource explicative mais ce qu’il convient d’expliquer. Les
conséquences de cette démarche ne sont pas négligeables : au plan analytique,
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les inégalités produites dans des épreuves antérieures peuvent certes se voir
reconnaître un rôle prédictif (en termes de chances d’agir inégalement distri-
buées, dont disposent désormais les acteurs), mais elles ne permettent pas de
déduire mécaniquement l’action collective, ni non plus, par conséquent, l’état
des inégalités qui résultera de la nouvelle épreuve ; au plan politique, recon-
naître dans l’inégalité le résultat de l’action collective et souligner que sa repro-
duction, si elle a quelque chose de prévisible, n’a toutefois rien de mécanique
est une façon de mettre l’accent sur notre capacité collective à faire advenir plus
d’égalité réelle dans nos rapports sociaux.
Ce dernier point rappelle que symétrie et égalité ne sont pas seulement
des principes de méthode. Ce sont aussi, bien souvent, une revendication des
acteurs. Dans De la justification, L. Boltanski et L. Thévenot avaient tenté d’en
rendre compte – autrement dit, de faire de l’idéal d’égalité tel qu’il est mobilisé
dans les pratiques sociales, un objet d’étude 66. Mais leur démarche n’a pas man-
qué de susciter des incompréhensions. On a parfois pris leur description d’un
idéal d’égalité cher aux acteurs pour une affirmation du caractère égalitaire des
relations entre ces acteurs ou bien encore, on leur a reproché de prétendre que
l’action des pouvoirs publics doit forcément être égalitariste pour avoir une
chance de s’imposer. Ce ne sont pourtant pas là leurs présuppositions. Certes,
il est parfaitement exact que l’axiomatique des « cités » qu’ils décrivent repose
sur des principes égalitaires, tels ceux qu’ils nomment la commune humanité
(soit : une égalité fondamentale entre membres) et la commune dignité (soit :
un droit également partagé entre les membres à pouvoir prétendre à un statut
supérieur). Les « cités », cependant, ne décrivent pas le monde « tel qu’il est ».
C’est même très exactement le contraire puisqu’à travers ce concept, les auteurs
ont voulu désigner des constructions idéales dont les acteurs se servent comme
points d’appui extérieurs pour critiquer l’état actuel de leurs rapports sociaux.
De ce point de vue, si les « cités » sont appelées à jouer quelque rôle dans l’ac-
tion collective, ce n’est certainement pas parce que le monde social est égali-

65. Derouet (J.‑L.), École et justice. De l’égalité des chances aux compromis locaux ?, Paris, Métailié, 1992 ;
Normand (R.), Gouverner la réussite scolaire. Une arithmétique politique des inégalités, Berne, Peter Lang,
2011 ; Auray (N.), « Sociabilité informatique et différence sexuelle », in Chabaud-Rychter (D.), Gardey (D.),
dir., L’engendrement des choses. Des hommes, des femmes et des techniques, Paris, Éditions des archives
contemporaines, 2002.
66. Boltanski (L.), Thévenot (L.), De la justification…, op. cit.
Yannick Barthe et al.197

taire : c’est parce qu’il ne l’est pas. Qu’une action publique inégalitaire s’impose
socialement ne saurait, par conséquent, constituer un démenti du modèle des
« cités ». Car ce que ce modèle prédit, c’est seulement que, dans nos sociétés,

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moins une action publique respectera les principes de commune humanité et
de commune dignité, plus elle sera critiquable. Notons que cela ne veut pas
dire qu’une telle action sera unanimement ou massivement critiquée, dans la
mesure où, précisément, des mécanismes inégalitaires pourront limiter d’une
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part, la mise en visibilité de son caractère inégalitaire ; d’autre part, l’expression


publique de sa critique.
On voit, au passage, en quoi la prise au sérieux des contraintes argumentatives
et d’administration de la preuve qui pèsent sur l’action collective dans les situa-
tions les plus publiques conduit à déplacer le regard analytique vers la question
des dispositifs socio-techniques qui limitent ou, à l’inverse, rendent possible, la
mise en discussion de certaines politiques, initiatives ou comportements et, ce
qui va de pair, la mise en visibilité de leurs effets 67. Sur ce plan, le programme
de la sociologie des épreuves ne consiste pas à présumer, chez ceux qui semblent
ne pas se révolter contre l’injustice ou l’inégalité dont ils pâtissent une incapa-
cité critique mais plutôt à enquêter sur leur manque relatif d’appuis matériels
et organisationnels – un manque dont le comblement leur permettrait de se
rendre plus visible le caractère inégalitaire de certains rapports sociaux ou de
certaines politiques. C’est une sociologie de la mobilisation qui est ici engagée à
travers l’examen de ce qui limite (dans de nombreux cas) la mise en visibilité et
en discussion publique de situations problématiques et d’inégalités mais aussi
de ce qui (dans certains cas) la rend possible et la fait aboutir 68.

Comment la sociologie pragmatique échappe


au relativisme
Tout courant sociologique et, plus généralement, toute démarche de sciences
sociales peut se voir poser la question de son relativisme. Que serait en effet un

67. Callon (M.), Lascoumes (P.), Barthe (Y.), Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique,
Paris, Seuil, 2001 ; Linhardt (D.), « L’économie du soupçon. Une contribution pragmatique à la sociologie
de la menace », Genèses, 44, 2001 ; Stavo-Debauge (J.), « En quête d’une introuvable action antidiscrimi-
natoire… », art. cit. ; Richard-Ferroudji (A.), « Limites du modèle délibératif : composer avec différents
formats de participation », Politix, 96, 2011 ; Cardon (D.), « Dans l’esprit du PageRank. Une enquête sur l’al-
gorithme de Google », Réseaux, 177, 2013 ; Benvegnu (N.), La politique des netroots. La politique à l’épreuve
des outils informatiques de débat public, thèse pour le doctorat de sociologie, Mines ParisTech, 2011.
68. Barbot (J.) Les malades en mouvements. La médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris, Balland,
2002 ; Gramaglia (C.), « Des poissons aux masses d’eau. Les usages militants du droit pour faire parler des
êtres qui ne parlent pas », Politix, 83, 2008 ; Lemieux (C.), « Rendre visibles les dangers du nucléaire. Une
contribution à la sociologie de la mobilisation », in Lahire (B.), Rosental (C.), dir., La cognition au prisme
des sciences sociales, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2008 ; Jobin (P.), « Les cobayes portent
plainte. Usages de l’épidémiologie dans deux affaires de maladies industrielles à Taïwan », Politix, 91, 2010 ;
Barthe (Y.), « Cause politique et “politique des causes”. La mobilisation des vétérans des essais nucléaires
français », Politix, 91, 2010.

103
198 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

travail de sciences sociales qui ne passerait par aucun moment relativiste ? Pour
comprendre la façon dont la sociologie des épreuves se confronte à cette ques-
tion, un test fréquemment utilisé consiste à se demander comment cette socio-

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logie réagirait si elle avait à traiter un objet tendant à susciter chez la plupart
d’entre nous une condamnation morale spontanée (la question du nazisme
reste la plus usitée pour ce test mais on peut tout aussi bien penser au terro-
risme d’Al-Qaida, aux génocideurs du Rwanda, à la torture militaire durant la
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guerre d’Algérie, aux excisions de petites filles, etc.). Face à des objets de ce type,
la démarche d’un sociologue pragmatiste est de s’obliger à « suivre les acteurs »,
qu’ils soient nazis, terroristes ou exciseurs, et de respecter un principe de symé-
trie. Il s’efforcerait donc d’analyser ce que font ces acteurs (nazis, terroristes,
exciseurs, etc.) et ce que font ceux qui les condamnent et les combattent, sans
préjuger a priori d’un manque de rationalité chez les premiers au profit des
seconds et en veillant à traiter avec la même « indifférence méthodologique »
les arguments et points de vue respectifs des deux camps. Ajoutons enfin le res-
pect du postulat de pluralisme : en vertu de celui-ci, le sociologue pragmatiste
devrait admettre que ces acteurs (nazis, terroristes, exciseurs, etc.), malgré les
apparences, ne sont pas faits tout d’une pièce mais qu’ils sont, comme chacun,
sujets à des contradictions internes. Une telle démarche pourrait certes être
décrite comme relativiste.
Toutefois, les sociologues pragmatistes rappelleront qu’il s’agit là de principes
de méthode, qui n’interdisent bien sûr pas de posséder, à propos des phénomènes
étudiés, ses propres jugements de valeur. On peut même aller plus loin : il existe
dans la sociologie pragmatique deux éléments théoriques qui permettent de la
reconnaître comme une entreprise anti-relativiste. Le premier, tiré des travaux
initiés par L. Boltanski et L. Thévenot, est lié à l’idée de « sens de la justice »
et au principe selon lequel certains arguments, lorsqu’ils sont exprimés dans
des situations publiques, sont de facto plus critiquables que d’autres. Ce qui est
reconnu ici, est l’existence de contraintes argumentatives et d’administration
de la preuve, d’autant plus fortes que les situations sont plus publiques, qui font
qu’aux yeux des acteurs, toutes les actions ne peuvent pas être réputées se valoir,
que toutes les conduites ne sont pas également acceptables et que certaines
doivent être jugées unanimement scandaleuses ou dégradantes et ne pas être
tolérées. L’enjeu, ici, est de « suivre les acteurs » jusqu’au bout, et en particulier
jusqu’au moment où ils se montrent, eux, résolument anti-relativistes et s’auto-
risent à produire des jugements de valeur et à hiérarchiser les conduites. Or ces
moments de réflexivité morale obéissent à des règles partagées et renvoient à
des attentes (plus ou moins) communes : c’est ce qui fait que les jugements qui
y sont produits ne sont pas totalement subjectifs ou arbitraires. On voit, au pas-
sage, que si certains auteurs n’hésitent pas à qualifier de « relativiste » le modèle
Yannick Barthe et al.199

de De la justification 69, c’est peut-être qu’ils se focalisent trop exclusivement


sur le postulat de pluralisme mis en œuvre par les auteurs – lesquels défendent
notamment l’idée que les différentes « cités » qu’ils décrivent, ne peuvent pas

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être hiérarchisées entre elles. Ce faisant, ils ne prêtent pas assez l’attention qu’il
mérite au fait qu’au-delà de leur diversité, les « cités » obéissent toutes à une
même axiomatique égalitaire, dont témoignent, en chacune d’elles, les prin-
cipes dits de commune humanité et de commune dignité 70.
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Le second frein au relativisme est plus étroitement lié à la notion d’épreuve


telle qu’elle a été travaillée par l’anthropologie des sciences et des techniques.
Il consiste dans le fait de considérer que le monde offre aux humains des résis-
tances et des démentis pratiques aux définitions qu’ils peuvent se donner de
la réalité. C’est ce qui fait, par exemple, que la victoire de la théorie pasteu-
rienne sur la théorie de la « génération spontanée » défendue par son adversaire
Pouchet n’est pas arbitraire : Pasteur franchit avec succès des épreuves – par
exemple lorsque les stérilisations auxquelles il procède se révèlent efficaces –
que Pouchet ne franchit pas 71. De ce point de vue, toutes les définitions de la
réalité ne se valent pas – une inégale valeur qui, cependant, ne doit pas être réi-
fiée, ou préjugée a priori, par le chercheur mais au contraire comprise comme
le résultat d’épreuves, restant donc, à ce titre, vulnérable à une nouvelle remise à
l’épreuve. Pour le dire autrement, il est des réalités qui se révèlent plus « réelles »
que d’autres, au sens où elles résistent mieux aux épreuves de tous ordres aux-
quelles on les soumet. Ainsi par exemple, si la sociologie pragmatique s’efforçait
de proposer une analyse symétrique de la controverse galiléenne entre géo- et
héliocentrisme, tout porte à croire qu’elle démontrerait, par le biais de cette
analyse, que le dispositif de preuves des géocentristes ne pouvait pas résister (de
fait, mais non de droit) aux épreuves de réalité auxquelles il fut très systémati-
quement soumis à partir du XVIe siècle.
La prise en compte, d’une part, du manque d’acceptabilité (qui peut confi-
ner à l’illégitimité) de certains arguments en public, d’autre part, de l’exis-
tence d’épreuves de réalité, dessine en définitive l’orientation normative de la
sociologie pragmatique. Cette sociologie met en exergue l’importance, pour
produire collectivement de la vérité, des épreuves dans lesquelles les vérités les
plus instituées sont vérifiées – c’est-à-dire confirmées ou démenties. Elle sou-
ligne également la nécessité, pour produire collectivement plus de justice, de
développer des espaces publics dans lesquels chacun puisse, selon des procédés

69. Pharo (P.), Morale et sociologie, Paris, Gallimard, 2004.


70. C’est cette position non relativiste qui autorise par exemple L. Boltanski et L. Thévenot à caractériser la
valeur eugénique comme intrinsèquement illégitime (De la justification…, op. cit., p. 104).
71. Latour (B.), « Pasteur et Pouchet : hétérogenèse de l’histoire des sciences », in Serres (M.), dir., Éléments
d’histoire des sciences, Paris, Bordas, 1989. Dans cette même perspective, cf. Lagrange (P.), « Enquête sur les
soucoupes volantes. La construction d’un fait aux États-Unis (1947) et en France (1951-54) », Terrain, 14,
1990 ; Rémy (É.), « Comment saisir la rumeur ? », Ethnologie française, 23 (4), 1993.

103
200 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

contradictoires, tester l’acceptabilité des arguments qu’il avance, au regard


d’idéaux égalitaires. Ainsi est-ce finalement en acte, à travers sa façon même de
mener l’enquête sociologique (suivi des acteurs, principe de symétrie, etc.) que

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le sociologue pragmatique démontre une préférence pour la relance de la cri-
tique et pour la remise des certitudes à l’épreuve de leur vérification collective.

Comment la sociologie pragmatique critique le monde


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social
La sociologie des épreuves est porteuse d’un regard critique sur le monde
social, tout en s’appuyant pour le produire sur une conception très différente
de celles que la sociologie dite « critique » défend de son côté concernant tout à
la fois la sociologie, la critique sociale et leurs rapports mutuels 72. Mieux, c’est
en partant précisément des limites et des impasses de la sociologie dite critique
que les sociologues pragmatistes se proposent d’expérimenter un nouveau type
d’engagement critique en sociologie.
Quelles sont ces limites ou ces impasses ? On croit souvent que les sociolo-
gues des épreuves sont en désaccord avec les sociologues dits critiques sur le
contenu des critiques que ces derniers formulent à l’endroit du monde social, ou
bien encore, au sujet de la véhémence et du tranchant avec lesquels ils énoncent
de telles critiques. Cette façon d’interpréter l’opposition des deux sociologies
est rassurante en ce qu’elle permet de les positionner sur un axe politique, les
uns représentant le pôle radical, les autres celui du compromis. Cependant, il
importe de souligner que ce que reproche en premier lieu la sociologie pragma-
tique à la sociologie dite critique, n’est pas tant sa radicalité politique que son
manque de radicalité sociologique. C’est, en d’autres termes, de ne plus être en
mesure de proposer un point de vue analytique qui permettrait au sociologue
de produire une critique différente de celle des acteurs qu’il étudie – de ne plus
pouvoir, en somme, apporter, par rapport au travail critique que mènent ses
contemporains, une valeur ajoutée.
Si la sociologie critique a perdu sa radicalité sociologique, et ce faisant, son
originalité critique, c’est sans doute que nous vivons dans des sociétés sans cesse
plus « sociologisées » (pour reprendre une expression d’Anthony Giddens) et
sans cesse plus critiques, comme en témoigne la banalisation du vocabulaire des
intérêts, des stratégies, de la domination symbolique ou des inégalités, dont il a
été question dans les pages qui précèdent. De ce fait, le pouvoir de révélation qui

72. Barthe (Y.), Lemieux (C.), « Quelle critique après Bourdieu ? », Mouvements, 24, 2002; Trom (D.), « À
propos de la “dignité” de la sociologie », Sociologie, 3 (1), 2012 ; Dodier (N.), « Ordre, force, pluralité. Articu-
ler description et critique autour des questions médicales », in Haag (P.), Lemieux (C.), dir., Faire des sciences
sociales, t. 1 : Critiquer, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012.
Yannick Barthe et al.201

conférait jadis à la sociologie dite critique une place éminente dans l’exercice de
la critique sociale s’est considérablement émoussé 73.

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La sociologie pragmatique part de ce constat pour proposer de livrer un
effort analytique et réflexif supplémentaire, apte à hisser l’analyse sociologique
au niveau où elle redevient capable de dire quelque chose d’autre que ce que
certains acteurs disent. Cet effort peut être décomposé en trois étapes. 1°) Il
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commence par une enquête pour décrire, précisément, ce que disent et font les
acteurs, afin d’expliciter leurs compétences critiques et de suivre le déploiement
de celles-ci en situation. Précisons que dans ce travail d’enquête, il importe de
suivre l’ensemble des « camps » ou, du moins, de ne pas prêter à l’un, a priori,
des compétences que l’autre n’aurait pas (principe de symétrie) ; en outre, il
s’agit de décrire les appuis matériels dont chacun se sert pour prouver ce qu’il
a à dire ou le justifier publiquement (principe de rationalité). 2°) Il se poursuit
par une analyse de la façon dont de telles compétences sont encouragées ou
entravées chez les acteurs étudiés par les dispositifs dans lesquels ils œuvrent
ou qui les mettent aux prises les uns avec les autres : quels types d’épreuves
ces dispositifs permettent-ils ? Lesquelles ne permettent-ils pas ? Quel type de
contradictions y sont rendues manifestes ? Il revient ici à l’enquête de révé-
ler d’éventuelles asymétries dans le déploiement des compétences entre les
acteurs, et dans leur capacité à disposer de certains appuis matériels et organi-
sationnels pour agir, juger et prouver. 3°) Il s’achève – ou peut s’achever – par
la mise au jour des points qui, s’ils étaient modifiés dans les dispositifs étudiés,
diminueraient les chances des acteurs de minorer, comme ils peuvent le faire
actuellement, certaines contradictions ou d’échapper à certaines épreuves, et/
ou augmenteraient le déploiement de leurs capacités critiques ou leur accès à
certains appuis matériels et organisationnels 74.

73. Ce diagnostic n’est pas sans faire écho à ce que certains sociologues pragmatistes, enquêtant sur les com-
pétences critiques en France au milieu des années 1990, ont identifié sous le nom de « crise de la critique »
(Cardon (D.), Heurtin (J.‑Ph.), « La critique en régime d’impuissance », in François (B.), Neveu (É.), dir.,
Espaces publics mosaïques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999 ; Boltanski (L.), Chiapello (È.), Le
nouvel esprit du capitalisme, op. cit. ; Parasie (S.), « Une critique désarmée. Le tournant publicitaire dans la
France des années 1980 », Réseaux, 150, 2008). À travers ce terme, ils visaient à montrer qu’une radicalité
politique qui ne repose plus sur des chaînages empiriquement étayés est condamnée à l’impuissance critique
ou à une radicalité de plus en plus dissociée de l’épreuve sociologique elle-même (Trom (D.), « La crise
de la critique sociale, vue de Paris et de Francfort », Esprit, juillet 2008). La visée critique de la sociologie
pragmatique peut se comprendre en ce sens comme un effort pour faire en sorte que l’exercice de la critique
retrouve des prises sur le monde social.
74. Cf. par exemple les conclusions d’ouvrages tels que Callon (M.), Lascoumes (P.), Barthe (Y.), Agir
dans un monde incertain…, op. cit. ; Boltanski (L.), Chiapello (È.), Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit. ;
Latour (B.), Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 1999 ; Lemieux (C.), Mauvaise presse, op. cit., ou
encore l’article de J. Stavo-Debauge intitulé « Les vices d’une inconséquence conduisant à l’impuissance de
la politique française de lutte contre les discriminations » (publié en deux parties, Carnets de Bord, 6, 2003,
et 7, 2004).

103
202 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

Ces trois étapes, ici distinguées pour des raisons de commodité, entraînent
une triple redéfinition de la portée critique de la sociologie. 1°) Critique de l’in-
tellectualo-centrisme et des prétentions indues du pouvoir intellectuel. Car il s’agit,

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d’abord, de montrer le travail de la critique tel qu’il est toujours déjà à l’œuvre
chez les acteurs, en en décrivant les opérations et en le « comprenant » au sens
sociologique du terme (c’est-à-dire en ne le critiquant pas immédiatement
comme défectueux, mal fondé, illusoire, etc.). C’est là une façon pour le socio-
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logue de critiquer la prétention injustifiée des sociologues (plus généralement,


des intellectuels) à s’imaginer posséder le monopole de la critique légitime sur
le monde social. 2°) Critique du conservatisme et du refus de la confrontation
publique. Car il s’agit, ensuite, de montrer en quoi le travail de la critique trouve
toujours des limites chez les acteurs, du fait même que les dispositifs matériels et
organisationnels dans lesquels ils œuvrent, ou à travers lesquels ils s’opposent,
ne leur permettent pas de déployer complètement leurs compétences critiques,
de révéler pleinement certaines contradictions et/ou d’accéder à certains appuis
du jugement et de l’action ou aux moyens d’en produire. C’est là une façon pour
le sociologue d’affirmer un désaccord avec ceux des acteurs qui prétendent que,
pour l’objet qui les intéresse, la critique est déjà faite et n’est plus à faire ; qu’elle
n’est pas (ou plus) utile ; et/ou que ceux qui continuent à vouloir critiquer n’ont
pas de bonnes raisons de le faire (sont « irrationnels », n’ont pas « compris »
les garanties qu’on leur a données, etc.). En somme, comme nous l’avons dit
précédemment, le sociologue montre ici sa préférence pour la relance de la cri-
tique et pour la remise des certitudes à l’épreuve de leur vérification collective.
3°) Critique du refus de la sociologie d’assumer ses conséquences pratiques. Car il
s’agit, enfin, au vu des analyses menées sur un objet, de suggérer – ou du moins,
d’être en mesure de le faire – des changements matériels et organisationnels
rendant les dispositifs plus à même d’aider les acteurs à déployer par eux-mêmes
la critique dont ils sont porteurs et à mettre au jour les contradictions qu’ils ont
à gérer dans leur pratique 75. Cette triple redéfinition de la portée critique de
la sociologie souligne qu’une véritable radicalité politique a pour condition la
radicalité sociologique, et non l’inverse.

En savons-nous davantage, au terme de ce parcours, sur ce qui fait la spéci-


ficité du style pragmatique en sociologie ? Du moins peut-on espérer avoir dis-
sipé certains malentendus. Considérée de près, la sociologie des épreuves est à la
fois beaucoup plus banale sous certains aspects et beaucoup plus originale sous

75. L’effet politique de la sociologie se traduit alors en termes à la fois d’empowerment des acteurs et d’auto-
clarification des processus critiques dans lesquels ils sont impliqués. Un tel effet passe par la figure privilé-
giée de la critique interne, c’est-à-dire d’une critique qui prend appui sur le propre sens moral des acteurs
plutôt que de leur opposer, comme le fait la critique externe, des idéaux normatifs qui leur sont étrangers.
Cf. Lemieux (C.), Mauvaise presse…, op. cit.
Yannick Barthe et al.203

d’autres. Plus banale, car un très grand nombre de ses postulats, de ses métho-
dologies d’enquête et de ses ambitions trouvent leur ancrage dans la tradition
sociologique la plus classique – d’obédience américaine, surtout, mais intégrant

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aussi, très souvent, des influences continentales, durkheimienne et wébérienne
au premier chef. Plus originale aussi, en ce que cette sociologie se présente, dans
le contexte français où elle est apparue, comme une remise en cause de la doxa
sociologique la plus dominante – celle pour qui il va de soi que le micro s’op-
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pose au macro, que l’intérêt explique l’action, que les comportements peuvent
être déduits des dispositions ou que la réalité n’est rien d’autre qu’une construc-
tion sociale. Dominée dans le champ de la recherche sociologique hexagonale,
au point qu’il arrive régulièrement que des revues pourtant respectées laissent
publier à son sujet les propos les plus mal informés, la sociologie des épreuves
porte un projet à plus d’un titre subversif, souvent accueilli avec inquiétude et
circonspection, et facilement rabattu dans le camp d’adversaires traditionnels
mieux identifiés – tels l’individualisme méthodologique, l’idéalisme, l’antira-
tionalisme ou le relativisme, positions auxquelles, pourtant, comme on a ici
essayé de le montrer, elle s’oppose. Sous ce rapport, cette sociologie se veut
avant tout une critique du conservatisme et du refus de la confrontation publique.
Ce combat, elle entend le mener vis-à-vis du monde social, à travers la façon
dont elle appréhende ses objets d’étude et dont elle restitue dans leur analyse
toute la place qui revient aux postulats de pluralisme et d’indétermination rela-
tive. Mais elle entend aussi, et indissociablement, le mener à l’intérieur même
de l’espace de la sociologie professionnelle, en s’attaquant aux formes de dog-
matisme qui y prévalent et aux processus de routinisation de la pensée qui s’y
développent presque inévitablement, et dont elle-même se sait potentiellement
menacée.
La sociologie dont il a été question dans cet article, qu’on la nomme pragma-
tique ou « des épreuves », assume son allure imparfaite car elle se sait encore et
toujours « en train de se faire ». Elle tente de prendre la pleine mesure de l’exis-
tence de régularités sociales sans pour autant ressentir le besoin d’avoir, pour
y parvenir, à mécaniser l’action. Elle cherche à rendre compte de l’emprise de
l’institué sur les pratiques sans se sentir obligée, pour cela, d’avoir à sous-estimer
la force de l’instituant dont ces mêmes pratiques sont inévitablement porteuses.
Elle se reconnaît dans l’ambition critique des sciences sociales sans penser qu’il
soit nécessaire, pour affirmer cette ambition, de commencer par dévaluer les
compétences critiques des acteurs. S’il fallait dire où commence cette sociologie,
puisqu’on est dans l’incapacité de dire où elle finit, il conviendrait peut-être
d’insister sur le double renversement de perspective par lequel elle s’efforce sans
cesse de relancer le projet sociologique : d’une part, en renonçant à voir dans
l’action ou l’activité sociale « le produit nécessaire d’un déterminisme ou d’une

103
204 Sociologie pragmatique : mode d’emploi

rationalité 76 » pour y voir l’accomplissement pratique d’obligations sociales


ou d’attentes partagées ; d’autre part, en cessant de faire de notions classiques
comme celles de pouvoir, d’intérêt ou de domination des ressources explicatives

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pour les concevoir, avant toute chose, comme les effets observables, et donc
descriptibles, des situations et des pratiques dans lesquelles, et par rapport aux-
quelles, chacun d’entre nous est engagé.
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Yannick Barthe, Damien de Blic, Jean- en science politique. Leurs travaux se dis-
Philippe Heurtin, Éric Lagneau, Cyril tribuent sur une vaste palette d’objets et de
Lemieux, Dominique Linhardt, Cédric thématiques. Mais ils se reconnaissent tous
Moreau de Bellaing, Catherine Rémy, dans les options méthodologiques défen-
Danny Trom sont des chercheurs ou des dues dans le présent article.
enseignants-chercheurs en sociologie ou

76. On rejoint ici la définition que donnent Albert Ogien et Louis Quéré de ce qu’ils nomment la « nouvelle
sociologie de l’action ». Ogien (A.), Quéré (L.), Le vocabulaire de la sociologie de l’action, Paris, Ellipses, 2005,
p. 3.

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