Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
civilisation hispaniques
médiévales
Resumen
Dentro de la antología de cuentos que lleva su nombre, el relato de Calila e Dimna desempeña el papel de introducción
declarativa de lo que podemos estimar ser el tema fundamental del libro: la meditación sobre el pacto y las diversas
formas y razones de la asociación.
Résumé
Au sein du recueil de contes qui porte son nom, le récit de Calila et Dimna joue un rôle d’introduction déclarative sur ce
qui peut être estimé comme thème fondamental du livre: la méditation sur le pacte et les diverses formes et raisons de
l’association.
Ruiz-Gálvez Priego Estrella. Calila e Dimna : conte du Moyen Âge et récit primordial. La version castillane du XIIIe siècle
et une possible lecture. In: Cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques médiévales. N°25, 2002. pp. 293-306;
doi : https://doi.org/10.3406/cehm.2002.1244
https://www.persee.fr/doc/cehm_0396-9045_2002_num_25_1_1244
Université de Caen
SEMH
SIREM, GDR 2378, CNRS
R
Au sein du recueil de contes qui porte son nom, le récit de Calila et Dimna
joue un rôle d’introduction déclarative sur ce qui peut être estimé comme
thème fondamental du livre : la méditation sur le pacte et les diverses
formes et raisons de l’association.
R
Dentro de la antología de cuentos que lleva su nombre, el relato de Calila e Dimna
desempeña el papel de introducción declarativa de lo que podemos estimar ser el tema
fundamental del libro : la meditación sobre el pacto y las diversas formas y razones de la
asociación.
1. Don Marcelino MENÉNDEZ y PELAYO attribue au Calila et Dimna « cierto sentido utilitario,
un concepto de la vida muy poco desinteresado y que concede más de lo justo a la astucia y a la maña… », Orí-
genes de la novela, Buenos Aires, 1945, p. 40 (La première édition date de 1905).
2. J’ai utilisé pour ce travail trois éditions modernes du Calila et Dimna de Ibn Almoqaffa. Une
française, celle de André MIQUEL, faite à partir du manuscrit de la bibliothèque d’Aya Sofia,
daté de 1221 : Kalila et Dimna, Paris : Klincksieck, 1980, et deux espagnoles, celle de Juan
Manuel CACHO BLECUA et María Jesús LACARRA, faite à partir du manuscrit A de la
Bibliothèque de l’Escorial (version castillane du XIIIe siècle) : Calila et Dimna, Madrid : Castalia,
1984, et celle de Marcelino VILLEGAS et Abdalà BENALMOCAFFA, Calila et Dimna,
Madrid : Alianza Editorial, 1991. Cette édition utilise la version établie en 1816 par Sylvestre
de Sacy. Sur les très nombreuses versions du Calila et Dimna, voir C. BROCKELMANN, Ency-
clopédie de l’Islam, t. 2, p. 737-741, Paris-Leyde, 1927. Voir aussi C. CHAUVIN, Bibliographie des
ouvrages arabes ou relatifs aux arabes, t. 2, Leipzig, 1897.
3. La date de la traduction castillane est controversée. Le manuscrit de l’Escorial finit en indi-
quant que le livre fut traduit en latin et « en romance » par ordre de l’infant don Alphonse en
1299. Il s’agit bien sûr de l’ère hispanique, ce qui correspond à l’année 1261, or don Alphonse
fut couronné en 1252. On peut envisager l’existence d’une erreur de copiste qui aurait écrit
1299 au lieu de 1289, ce qui permettrait de dater le livre de 1251, alors que don Alphonse était
encore infant. Sur la question, voir entre autres l’introduction à l’édition du Calila e Dimna de
Juan Manuel CACHO BLECUA et María Jesús LACARRA.
4. Milieu du VIIIe siècle, vers 750. Sur Ibn Almoqaffa, Cl. HUART, Encyclopédie de l’Islam,
op. cit., t. 2, p. 429.
5. Le Pantcha Tantra ou les cinq livres des fables indiennes, version française de l’Abbé
DUBOIS, Paris, 1872. Réédition, introduction et notes de G. DELEURY, Paris : Imprimerie
nationale, 1995.
:
6. La quête de Berzebuey n’est pas sans rappeler l’épopée de Gilgamesh, mais contrairement
à ce dernier, Berzebuey arrive à trouver une forme d’immortalité, grâce à la Sagesse acquise
au moyen du livre.
7. Dicelem et Burduben s’appellent Dibxalim et Paydeba dans la version de Sylvestre de Sacy,
et Debchelim y Bidpai dans celle de André Miquel.
-
L’
Rappelons brièvement l’histoire : Senceba est un bœuf qui lors d’un
voyage fait une chute. Il glisse, selon le Pantcha Tantra, il tombe dans un
trou, selon Ibn Almoqaffa. Dans les deux cas il est abandonné par son
maître et donné pour mort. Néanmoins il se rétablit et s’installe dans une
proche prairie sans savoir que le roi Lion tient à côté sa cour. Ce dernier,
en entendant les beuglements de Senceba, dont il ignore la nature, est
mort de peur, mais dans son entourage il y a deux comparses très dési-
reux de rentrer dans sa faveur. Ce sont Calila et Dimna : deux renards
selon le Pantcha Tantra, deux chacals chez Ibn Almoqaffa, deux loups-
cerviers selon la version d’Alphonse de Castille. Ces derniers vont ame-
ner Senceba auprès du roi Lion. Senceba fait serment d’allégeance et le
roi lui donne sa foi.
La confiance s’installe entre eux, tant et si bien qu’il n’y a plus de place
pour Calila et Dimna. Le lion et le bœuf sont, selon la version d’Al-
phonse, « Dos que se aman ».
Dimna décide alors de semer la zizanie entre eux et amène le lion à
8. « Si el entendido alguna cosa leyere deste libro es menester que lo afirme bien, et que entienda lo que leyere, et
que sepa que ha otro seso encobierto, ca si no lo sopiere no le terna pro lo que leyere », J. M. CACHO et
M. J. LACARRA, éd. cit., p. 92. « La première chose à faire quand on veut étudier ce livre est
de le lire dès le principe de façon exhaustive et avec persévérance (en se disant bien) qu’une
connaissance parfaite ne se réduit pas à (lire) le livre jusqu’au bout, si cette lecture reste en deçà
d’une exacte compréhension de l’ouvrage, car il n’est d’aucune utilité ni d’aucun intérêt à celui
qui le lit… », version de A. MIQUEL, éd. cit. Le « sens caché » est, certes, un lieu commun de
la littérature médiévale, mais la version d’Alphonse est la seule à en faire mention expresse.
:
briser le pacte d’amitié et à tuer le bœuf. Dans le Pantcha Tantra, les deux
renards se frottent les mains et jouissent de la faveur du lion. Dans la ver-
sion de Ibn Almoqaffa traduite par Alphonse, un chapitre surajouté
raconte les remords du lion, l’enquête sur Dimna et le châtiment de ce
dernier.
Une morale se dégage dans les deux cas : l’astuce peut autant, sinon
plus, que la force.
Un avertissement aussi : il faut se méfier des faibles qui sont toujours
rusés.
b. La Tache
Cette vision du bœuf – taureau amputé –, animal incomplet et donc
destiné à être chair à consommer, est confortée par la caractérisation que
le traducteur castillan a donnée à Calila et à Dimna : « los mestureros
falsos ».
Notons d’abord que ces derniers sont aussi en situation de Chute.
Anciens conseillers du roi, Calila et Dimna sont aujourd’hui en disgrâce.
Ils se trouvent en dehors du pouvoir, éloignés du roi, « a la puerta del
rey »10.
Le traducteur d’Alphonse qualifie les deux comparses de « mestureros ».
Le mot vient de « mestura », mélange, et de « mixtura », teinture11. Il
désigne ce qui est bariolé, teint, mélangé. L’espagnol médiéval ajoute au
terme le sens secondaire de menteur, semeur de zizanie12.
Ne s’arrêtant pas au qualificatif, voilà que notre traducteur donne aux
traîtres une nouvelle nature. Renards dans le Pantcha Tantra, chacals chez
Ibn Almoqaffa, ils deviennent des loups-cerviers dans la version cas-
tillane. Sont incorporés ainsi des nouveaux éléments à la notion de « mes-
tura », car le loup-cervier, le lynx, est un félin subtil et intelligent. Il glisse
silencieusement : on ne le voit pas venir, mais son regard perçant, « l’œil
de lynx », lui permet de voir ce que les autres ne perçoivent pas. C’est
ainsi que Dimna a percé à jour le secret du Lion : sa peur et sa faiblesse.
De plus, il porte une fourrure superbement tachetée, qui inscrit dans
son physique sa « mestura », sa nature d’être « taché », maculé.
Son nom double (loup-cervier), explicite en lui-même la nature de sa
« mestura » : c’est un être double, loup et cervier. Caractérisation parfaite
pour ce Dimna que le récit qualifie de personnage à « deux faces et à
10. « Estamos a la puerta del rey […] e non somos de los que fablan con el rey sus fechos… »,
J. M. CACHO BLECUA et M. J. LACARRA, éd. cit., p. 125. « Nous sommes préposés à la
porte du roi […] et nous ne faisons pas partie de cette classe de gens qui attendent que les rois
leur adressent la parole ou leur donnent des ordres. » A. MIQUEL, éd. cit., p. 52. On notera
les différences entre les deux versions, qui ne sont proches qu’en apparence. Le préposé à la
porte est le portier, mais « être à la porte du roi », ou de quelqu’un d’autre, signifie un état de
disgrâce, une mise à l’écart qui correspond en fait à la situation de Calila et Dimna. Dans Le
Pantcha Tantra, Carataca et Damanaca sont aussi des favoris en disgrâce.
11. Mistura : mezcla, acción de mezclar o mezclarse. Chisme, delación. Mesturar : revelar, descubrir uno el
secreto, denunciar o delatar… Martín ALONSO, Diccionario medieval español, Salamanque, 1986.
12. Parmi les très nombreux travaux de Michel PASTOUREAU, sur la symbolique des taches,
des rayures et des mixtures, voir « Jésus teinturier. Histoire symbolique et sociale d’un métier
réprouvé », Médiévales, 29, 1995, p. 47-62.
:
porte des risques : Senceba devra cohabiter avec des carnivores, car la
contrée est sous l’emprise du roi Lion. Il a donc librement choisi de vivre
dangereusement.
Dans le contexte global du conte, il s’agit autant d’une deuxième
opportunité offerte par la chance que d’une attitude face au choix, face
au destin, car la voix du récit, en fait celle de Burduben le philosophe du
roi, intercale ici l’histoire d’un homme qui fuit devant le danger.
Menacé par un loup, l’homme se lance dans la rivière. Il échappe de
justesse à la noyade, mais il meurt écrasé par un mur qui s’effondre sur
lui.
Senceba reste, l’homme fuit, mais nul n’échappe à son destin, et celui-
ci aboutit toujours à la mort.
Fuir ? Rester ?
Dimna prend un autre chemin. Il décide d’aller au devant de la For-
tune. N’acceptant pas la médiocrité de sa situation, ne voulant pas rester
« à la porte du roi », il décide sans plus attendre d’aller à la rencontre de
la fortune. De tenter sa chance.
« El hombre de gran corazón puja de la vil medida a noble… » dit-il, et il s’em-
presse de raconter maints apologues qui illustrent son idée.
Senceba, dont les beuglements font trembler le lion, semble être cette
chance que Dimna attend. Ce dernier offre ses bons services d’intermé-
diaire et amène devant le roi un Senceba tout aussi effrayé que le lion.
Tous les deux lui sont certes reconnaissants, mais l’amitié qui s’est instal-
lée entre eux a définitivement laissé Dimna « à la porte ».
Burduben, le philosophe, reprend alors la parole et raconte une his-
toire à récits enchaînés, fort compliquée de prime abord : celle du « reli-
gieux volé »16, qui peut se résumer en peu de mots : nous sommes tou-
jours les agents de notre fortune. Notre devenir se réalise à travers nous
par nos choix, heureux ou malheureux. Un point de vue que Senceba fait
sien lorsque le moment du malheur arrive et qu’il se déclare responsable
de son infortune :
Veo que soy llegado a la amargor en que yaze la muerte, e por la tribulación que había
en parte de haber ca quien me metió en compañía con el león, él comedor de carne y yo come-
dor de yerba, sino entremetiéndome yo con cobdicia e con gula, ca estas me echaron en
esta tribulación…
La « tribulación »… Autrement dit : les tourments de la situation où se
trouve Senceba, sont – « en parte », en partie –, la conséquence de son
intromission, – « entremetiéndome yo » –, la conséquence de sa décision de
16. J. M. CACHO BLECUA et M. J. LACARRA, éd. cit., p. 137-141. A. MIQUEL, éd. cit.,
p. 64-68.
:
rester avec le Lion, dans cette plaisante prairie, sorte de Jardin des
délices…
Plus tard, Dimna aura aussi à constater la part de responsabilité qui lui
incombe dans son propre malheur…
La Finitude est, en somme, le destin de l’homme déchu, mais dans la
façon où il arrive à cette fin, jouent le hasard et sa propre initiative ; son
intromission. Senceba a pris sa décision poussé par la sensualité : « gula »,
c’est-à-dire gloutonnerie et avidité. Dimna se décide en fonction de son
orgueil et de son ambition17.
17. « N’eût été le destin qui me fixait ce terme, je ne serais jamais resté en compagnie du Lion,
il mange de la viande et moi de l’herbe. Ah ! infâme avidité et infâme espérance ! ce sont elles
qui m’ont précipité dans l’abîme et qui m’empêchent d’en sortir… », A. MIQUEL, éd. cit.,
p. 85. On notera que dans cette version sensiblement différente de celle d’Alphonse, c’est le
destin et non une erreur de choix qui est le responsable du drame. A. MIQUEL fait justement
noter la différence qui existe entre la version des faits que propose son édition et celle proposée
par la traduction de Keith Falconer. Dans cette traduction faite à partir de la version syriaque,
la responsabilité est attribuée au choix : « and whom shall I accuse except my own choice ». Voir
note 43, p. 329 de l’édition de A. MIQUEL.
18. J. M. CACHO BLECUA et M. J. LACARRA, éd. cit., p. 141-142.
19. Ibid.
-
21. La présentation de la ruse, image de la perfidie qui se retourne contre celui qui l’emploie,
se retrouve à plusieurs reprises. Dans l’édition J. M. CACHO BLECUA et M. J. LACARRA,
voir p. 145, 171 et 173.
22. L’accusation du cuisinier est en accord avec les théories physionomiques du Moyen Âge
dont on trouve maints témoignages autant chez les musulmans que chez les chrétiens. La
réponse de Dimna est une fois de plus une réfutation du fatalisme et une revendication de res-
ponsabilité.
23. « Tu es hernieux, affecté d’hémorroïdes que tu grattes tout le jour, tu as les membres distordus et tu réunis
toutes les turpitudes de la création », A. MIQUEL, éd. cit., p. 125.
-
F ⁄ F
L’homme est donc faillible et très fragile. Incomplet et entaché, son juge-
ment a besoin d’être éclairé. Cette histoire, première du récit, est une
véritable mise en garde contre la fragilité de toute fidélité et de tout enga-
gement humain. Elle est aussi une mise en scène du mécanisme de la
ruse, vêture du Mal qu’il faut savoir démasquer et fuir.
Les 13 chapitres qui suivent cet avertissement, dans la version d’Al-
phonse de Castille, présentent toutes les circonstances qui peuvent don-
ner lieu à l’accord, depuis celles qui, fondées sur l’amour, offrent les
meilleures garanties, jusqu’à ces autres qui avancent les raisons de l’inté-
rêt. Restent enfin ces circonstances qui rendent l’accord absolument
impossible.
L’ouvrage apparaît ainsi comme étant articulé au tour de l’axe de la
Fidélité/Infidélité, et c’est probablement cette vision des choses qui attira
l’attention d’Alphonse X. Lui, le maître des Partidas était particulièrement
réceptif à une vision des relations humaines fondées sur l’accord des
volontés et sur la bonne foi des contractants. Tout le mal du monde
24. Le double nom de léopard révèle un double mélange. Voici que selon les bestiaires du
Moyen Âge le léopard serait un bâtard, né de l’adultère (sic) de la lionne avec un « Pard » tout
à fait vilain. Voir là-dessus J. P. CLÉBERT, Dictionnaire du symbolisme animal, Paris : Albin
Michel, 1971.
:
sieurs d’entre elles au point que juifs, maures et chrétiens pouvaient trou-
ver leur compte dans sa lecture25.
Le traducteur castillan, en introduisant les notions de tache et de
« mestura » – habile traduction du terme « menteur » –, et en changeant
la nature du traître, a souligné l’existant. Il a ouvert une possibilité de lec-
ture particulièrement apte à être saisie par la chrétienté du XIIIe siècle,
mais cette possibilité était sous-jacente dans ce récit, traduit du pehlevi
par un homme, certes converti à l’Islam, mais éduqué dans le maz-
déisme, et gardant sans doute le souvenir de Mithra, dieu des pactes,
garant de la vérité, figure éminente d’une religion fondée sur l’idée d’un
Choix primordial.
25. Sur la réception du texte de Calila et Dimna dans les pays islamiques, voir A. CHRAÏBI,
« La réception de Kalila et Dimna par la culture arabe », Crisol, 21, p. 77-88.