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Baccalauréat européen 2002 – Français langue 2

Jean-Pierre, le narrateur, est né à Uckange, en Lorraine, dans une famille ouvrière.


À dix-sept ans, il a décidé de couper ses racines et, après de brillantes études, devenu
diplomate, il invite ses parents à Paris.

Je venais d'être nommé fonctionnaire. Diplomate. J'avais quelque chose à


leur montrer, ENFIN, j'étais quelqu'un, je n'étais pas parti pour rien. Je leur ai
envoyé les billets de train. On fêterait. Au «Clairon du chasseur», le restaurant
de papa, son seul souvenir de Paris, sa nuit dans la capitale, en 39, avant de partir
pour le front. Venu en train, reparti en train, prisonnier quatre ans, puis le train
du retour, trente-six kilos. Et je les attendais à la gare. Pour réconcilier. C'était le
train du bonheur, cette fois. Mon fils a réussi.
Embouteillages, collision, constat, je suis arrivé en retard, une demi-
heure. Quand je les ai vus, tous les deux, rougeauds, tout gros, endimanchés,
veste à carreaux, manteau de fourrure de la voisine ayant déjà servi pour le
mariage de mon frère, je n'ai pas pu. La valise en skaï(1) jaune, le sac Prisunic
avec le cake. Son cake. Impossible de bouger, d'aller vers eux, de me forcer
d'avoir peur de leur colère, de leur demander pardon. Pardon d'être en retard,
pardon d'être en vie, de vouloir faire autre chose, de ne pas donner de nouvelles.
Ils criaient, se disputaient, prenant à témoin l'employé des trains qui haussait les
épaules. Je ne bougeais pas. Je ne respirais plus. Je me voyais, dans la vitrine du
tabac. Le complet trois-pièces, les lunettes rondes. Moi? Cette chose de bureau,
cet uniforme, ce rêve mort, ce personnage de Magritte(2)? C'est ça que j'étais
devenu? Un cintre(3) qui portait un costume.
Je n'ai pas bougé, je n'ai pas appelé, je suis resté là, tandis qu'ils gagnaient
un autre quai en tirant la valise pour reprendre un train. Papa gueulait. Maman en
pleurs. Le cake tombé du sac. Je n'ai pas bougé. La double honte. Honte de ce
qu'ils étaient restés, honte de ce que j'étais devenu pour ne pas leur ressembler.
Quand le train pour Metz a disparu avec ses lumières rouges, je suis allé
ramasser le cake. Je l'ai gardé, sans oser le manger. Il est toujours boulevard
Malesherbes, dans mon placard.
Ma main tremble trop. J'ai tout dit. Je ne saurai les aimer qu'après leur
mort. Et si je pars le premier? J'avais appelé Uckange, le soir. Désolé, je suis au
Liban, mission urgente, impossible prévenir, vous ai envoyé mon secrétaire, il
vous a manqués, vraiment désolé, je viendrai moi pour Noël. Jean-Pierre, arrête.
Ton père le sait bien, que tu as honte de nous. C'était pas la peine de lui faire ça.
Laisse-nous tranquilles, va, ça vaut mieux, vis ta vie. Ma vie.

Didier Van Cauwelaert, Un aller simple, 1994.

(1) matière synthétique imitant le cuir


(2) dans les tableaux de ce peintre belge se dresse souvent la
silhouette figée d'un homme coiffé d'un chapeau melon
(3) objet domestique utilisé pour suspendre les vêtements
QUESTIONS :

I. COMPRÉHENSION (20 points, soit 5 points par question)

1. En quoi le restaurant «Le Clairon du chasseur» est-il un lieu important pour le père
du narrateur (lignes 3-4)?

2.Expliquez le sens de «C'était le train du bonheur» (ligne 6).

3.Pourquoi le narrateur a-t-il ramassé le cake mais n'a pas osé le manger (lignes 22 à
24)?

4. Vous recopierez le dernier paragraphe en soulignant toutes les phrases ou toutes les
expressions qui ne sont pas formulées par le narrateur lui-même. Quelle autre voix
intervient ici?

II. INTERPRÉTATION (40 points, soit 20 points par question)

1.Peut-on vraiment dire ici que le fils a «réussi» (ligne 6)?

2.«Je ne saurai les aimer qu'après leur mort.» (ligne 25). Vous essaierez d'interpréter
tout ce que cette phrase implique dans les rapports entre le narrateur et ses parents.

III. ESSAI (40 points)

Vous traiterez, au choix, l'un des deux sujets suivants:

l. Avez-vous déjà éprouvé un sentiment de honte? Dans quelles circonstances?


Comment avez-vous réagi?

2. Vous essaierez de montrer que, sous l'apparence de l'humour et de la simplicité,


Paroles de Prévert contient une critique sévère de la société.

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