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Arabic Sciences and Philosophy, 29 (2019) : 261-283

doi:10.1017/S0957423919000067 © 2019 Cambridge University Press

AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ, RÉVISEUR DE


L’INTRODUCTION ARITHMÉTIQUE DE NICOMAQUE DE
GÉRASE ET RÉDACTEUR DES RASĀ᾿IL IḪWĀN AL-ṢAFĀ᾿

GUILLAUME DE VAULX D’ARCY


Institut français du Proche-Orient, Beyrouth
Email : g.de.vaulx@gmail.com

Abstract. Before Ṯābit b. Qurra’s translation, there was a first Arabic version of Nico-
machus’ Introduction to arithmetic. Full of mistakes, it was revised by an anonymous
student of al-Kindī. Thanks to the part that Freudenthal and Levy have edited and trans-
lated, we are now able to identify this reviser as Aḥmad b. al-Ṭayyib al-Saraḫsī, who
we also identified as the author of the Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ . The comparison of the
gloss written by this reviser with a new fragment of Saraḫsī on one part, and with the
“ Epistles of the Brethren in Purity ” on the other, corroborate Saraḫsī’s authorship of
the epistles. Furthermore, studying the misunderstandings on Nicomachus’ text in this
kindianised version gives a new light on al-Kindī’s attempt to unify philosophy and on
the specific ontology of the Brethren in Purity.
Résumé. Avant celle de Ṯābit b. Qurra, l’Introduction arithmétique de Nicomaque de
Gérase fit l’objet d’une première traduction fautive révisée par un élève d’al-Kindī.
Grâce à la partie éditée et traduite par Freudenthal et Lévy, nous pouvons désormais
identifier ce réviseur comme étant Aḥmad b. al-Ṭayyib al-Saraḫsī, que nous avons par
ailleurs reconnu comme auteur des Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ . La comparaison des gloses
de ce réviseur d’une part avec un fragment inédit d’al-Saraḫsī et d’autre part avec les
« Épîtres des Frères en Pureté » corrobore l’attribution des épîtres à al-Saraḫsī. En outre,
l’étude des contresens de cette version kindisée du texte de Nicomaque nous renseigne
mieux tant sur la tentative kindienne d’unifier la philosophie que sur la spécificité de
l’ontologie des Frères en Pureté.
La première traduction arabe de l’Introduction arithmétique de Nicomaque
de Gérase constituait, au moment où Ṯābit b. Qurra s’empara du texte grec, un vé-
ritable palimpseste portant la trace de multiples interventions entre lesquelles la
voix de Nicomaque était devenue difficile à cerner. C’est que, outre l’empreinte
du traducteur syriaque et sa conversion approximative en arabe par Ibn Bahrīz,
elle contenait des corrections et des gloses inspirées par al-Kindī et introduites
dans le texte par un de ses disciples resté anonyme. Cette dernière empreinte est
elle-même double puisque, dans ses corrections, parfois il rapporte le commen-
taire d’al-Kindī tiré de ses leçons orales sur l’ouvrage et, à d’autres moments,
ce sont ses propres remarques qu’il donne. La traduction de Ṯābit à partir de la
langue originale restitua sa clarté au texte.

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Cependant, la première version constitue un objet historique précieux, puisque


non seulement elle fut l’accès à Nicomaque durant tout le ixe siècle, mais les
gloses elles-mêmes nous donnent de surcroît des informations sur son interpréta-
tion à cette époque, gloses manifestant la fondation de la philosophie d’al-Kindī
dans le texte de Nicomaque.
C’est pourquoi elle a attiré l’attention de Gad Freudenthal qui y a consacré
deux articles, l’un avec Tony Lévy 1 , l’autre avec Mauro Zonta 2 , éditant et tra-
duisant l’introduction et y signalant les interventions du « réviseur » du texte de
Nicomaque.
Ce précieux travail philologique permet de poser la question historique de
l’identité de ce réviseur. Si le nom d’Aḥmad b. al-Ṭayyib al-Saraḫsī, assistant
et fils spirituel d’al-Kindī, pouvait s’imposer naturellement, l’hypothèse restait
stérile sans la comparaison à des textes conséquents de cet auteur. Or, cela sem-
blait à jamais empêché par la destruction de la quasi-totalité de ses œuvres. Notre
attribution des Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ à al-Saraḫsī change la donne et, en consé-
quence, met en mesure de prouver que celui que Lévy et Freudenthal appellent
« le réviseur » est bien al-Saraḫsī.
L’établissement d’une telle identité contient un triple enjeu. D’abord, les glo-
ses viendraient enrichir l’œuvre d’al-Saraḫsī réduite aux maigres fragments col-
lectés par Rosenthal, et permettrait ainsi de mieux cerner le personnage et sa
pensée. Ensuite, cela manifesterait l’importance de Nicomaque de Gérase dans
l’élaboration et le développement du kindisme en général. Enfin, cela permettrait
d’éclairer la genèse des Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ et de confirmer la place fonda-
mentale de l’arithmétique dans le système des Frères en Pureté 3 .

1
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad : Ibn Bahrīz, al-Kindī, et leur recension arabe
de L’Introduction arithmétique de Nicomaque, d’après la version hébraïque de Qalonymos
ben Qalonymos d’Arles », in Régis Morelon et Ahmed Hasnawi (éd.), De Zénon d’Élée à
Poincaré : Recueil d’études en hommage à Roshdi Rashed (Louvain-Paris : Peeters, 2004),
p. 479-544.
2
Gad Freudenthal et Mauro Zonta, « Remnants of Ḥabīb ibn Bahrīz’s Arabic translation of
Nicomachus of Gerasa’s Introduction to arithmetic », in T. Langermann et J. Stern (éd.),
Adaptations in innovations (Louvain : Peeters, 2007), p. 67-82.
3
L’importance de l’arithmétique en général et de Nicomaque en particulier dans l’économie
des épîtres mathématiques des Frères en Pureté a déjà été remarquée par Carmela Baffioni,
« Citazioni di autori antichi nelle Rasā᾿il degli Ikhwān al-Ṣafā᾿: il caso di Nichomacho di
Gerasa », in Gerhard Endress et Remke Kruk (éd.), The Ancient tradition in Christian and
Islamic hellenism : Studies on the transmission of Greek philosophy and sciences dedicated to
H. J. Drossaart Lulofs on his ninetieth birthday (Leyde : Centrum voor Niet-Westerse Studies,
1997), p. 3-28. Malheureusement, malgré la précision de son analyse comparée avec la version
de Ṯābit, Baffioni, en l’absence de l’édition de la version de Ibn Bahrīz ne pouvait pas parvenir

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 263

1. DÉMONSTRATION DE L’IDENTITÉ DU RÉVISEUR, D’AL-SARAḪSĪ ET


DE L’AUTEUR DES ÉPÎTRES DES FRÈRES EN PURETÉ

Nous avons donné ailleurs des arguments en faveur de l’identité entre al-
Saraḫsī et l’auteur des Épîtres des Frères en Pureté 4 . Surgit ici une troisième
silhouette, celle du réviseur. Il convient donc de montrer ici sa cohérence d’une
part avec l’œuvre nominale d’al-Saraḫsī et d’autre part avec les Épîtres prouvant
par là que ce sont les trois manifestations d’un même auteur, les trois reflets d’un
même être.

1.1. Aḥmad b. al-Ṭayyib, réviseur de l’Introduction arithmétique

1.1.1. L’expertise mathématique

Le réviseur devait posséder une certaine maîtrise à la fois de l’arithmétique


et de ses enjeux philosophiques. Tel est le jugement de Lévy et Freudenthal :
Les gloses de niveau mathématique élevé signalées plus haut sont selon toute
probabilité du réviseur, qui apparaît, à l’instar de son maître [al-Kindī], comme une
personne compétente à la fois en philosophie et en sciences exactes 5 .
Cette compétence mathématique se retrouve chez al-Saraḫsī réputé d’une
part avoir œuvré en tant que muḥtasib 6 et d’autre part avoir rédigé un livre sur
l’arithmétique et l’algèbre 7 . Il fut par ailleurs un fidèle de l’arithmétisme phi-
losophique d’al-Kindī qu’il appliqua dans le domaine apologétique comme en
témoigne sa controverse avec l’évêque al-Kaskarī 8 .

à des conclusions déterminantes. Voir ses conclusions, p. 24-5. La version complète par Ibn
Bahrīz de l’Introduction arithmétique n’existe que sous sa forme manuscrite et dans sa version
hébraïque ; éditer et traduire ce texte constituerait une tâche outrepassant largement notre
compétence. Nous nous limiterons donc au prologue que Lévy et Freudenthal ont eu le soin
de nous rendre accessible.
4
Guillaume de Vaulx d’Arcy, La philosophie mathématique des Épîtres des Frères en Pureté
(Paris : Belles Lettres, 2018), p. 22-48. Des éléments peuvent aussi être trouvés dans notre
ouvrage, Guillaume de Vaulx d’Arcy, Taysīr rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ (Le Caire : al-Hay᾿a al-
miṣriyya al-῾āmma lil-kitāb, 2017).
5
Voir Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 509.
6
Franz Rosenthal, Aḥmad b. aṭ-Ṭayyib as-Saraḫsī : A scholar and a littérateur of the ninth
century (New Haven, CT : American Oriental Society, 1943), p. 24.
7
Voir Ulrich Rudolph (éd.), Philosophie in der islamischen Welt 8. – 10. Jahrhundert, nouvelle
éd. remaniée (Bâle : Schwabe Verlag, 2012), p. 153.
8
Guillaume de Vaulx d’Arcy, « Al-Saraḫsī versus al-Kaskarī : Plus qu’une dispute religieuse,
un événement philosophique », Bulletin d’études orientales, 66 (2017) : 275-321

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264 GUILLAUME DE VAULX D’ARCY

1.1.2. L’exécuteur testamentaire d’al-Kindī

Le réviseur affiche d’ailleurs tout autant sa fidélité et sa loyauté envers al-


Kindī.
Je t’informe, [Sire,] et que Dieu t’accorde honneur, qu’il me sera arrivé maintes
fois de vouloir expliquer longuement certains sujets, afin de saisir l’intention de l’au-
teur de ce livre ; me revenait alors un propos concis entendu de [la bouche de] notre
maître, Abū Yūsuf 9 .
Le texte final est le résultat d’un travail effectué dans l’esprit d’al-Kindī et se-
condé par la plume du réviseur. Al-Kindī a corrigé la traduction d’Ibn Bahrīz, le
réviseur a ajouté des gloses inspirées de son enseignement ou tirées directement
de ses ouvrages. Or, on peut attester de l’existence d’autres coopérations de ce
genre entre al-Kindī et al-Saraḫsī. Il y a d’abord le témoignage sur les ṣābéens
de Ḥarrān. C’est du moins ainsi qu’Ibn al-Nadīm présente sa source :
L’histoire les concernant [les ṣābéens] est de la plume d’Aḥmad b. al-Ṭayyib qui
la tient d’al-Kindī 10 .
Le schéma est ici le même. Il est composé de trois strates : d’abord, la doctrine
provenant des sages anciens ; ensuite, sa connaissance acquise par al-Kindī ;
enfin, sa mise par écrit de la main d’al-Saraḫsī. Si Ibn al-Nadīm sait cela à partir
de la lecture de l’ouvrage d’al-Saraḫsī, c’est sûrement parce que ce dernier y rend
un hommage prononcé à son maître et s’efface devant le souvenir de sa parole,
de la même façon que le réviseur le fait dans le prologue.
On sait par ailleurs qu’al-Saraḫsī donnait non seulement sa plume, mais éga-
lement sa voix à la pensée du maître. Il est ainsi envoyé par al-Kindī débattre
avec l’évêque al-Kaskarī et défendre son tawḥīd philosophique 11 .

1.1.3. Le précepteur royal

Enfin, la relation du réviseur à son destinataire est clairement celle d’un pré-
cepteur à sa noble pupille, relation qui fait immédiatement penser à celle qu’en-
tretenait al-Saraḫsī avec Aḥmad b. Ṭalḥa, celui qui deviendra le calife al-Mu῾taḍid
en 892. Le mode d’adresse du réviseur à son lecteur témoigne d’un certain rang :
J’ai bien saisi, [Sire] – que Dieu perpétue ta gloire –, ce que tu as indiqué ; que

9
Voir Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 514.
10
Al-Nadīm, Kitāb al-fihrist, éd. Ayman Fū᾿ād Sayyid (Londres : Mū’assasa al-furqān lil-turāṯ
al-islāmī, 2009), vol. 2, p. 357.
11
Voir Vaulx d’Arcy, « Al-Saraḫsī versus al-Kaskarī ».

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 265

tu avais étudié le célèbre Livre d’arithmétique.


[…] Répondant à ta demande, [Sire], que Dieu te glorifie, j’ai tâché de me confor-
mer à ton souhait, faisant tout mon possible pour t’être utile.
[…] C’est le moment de commencer à traiter de ce que tu avais demandé. Que tu
y réussisses, que Dieu, qu’Il soit exalté, te dirige vers ce qui fera accéder ton âme à
la félicité 12 .
L’élève a déjà étudié le « Livre d’arithmétique », il s’agit simplement de com-
pléter sa lecture, ou plutôt de donner sa portée philosophique à un apprentissage
jusqu’alors technique. Notons que l’insertion par les traducteurs de l’interpella-
tion « Sire », si elle se justifie par le rang du destinataire qui apparaît clairement
dans les formules de prière, contredit la formule finale de ce prologue :
Voici, mon frère, la totalité de l’introduction de ce livre, jusqu’au [passage sur]
le nombre, comme tu me l’avais demandé 13 .
La fraternité affirmée intéresse fortement notre rapprochement possible avec
les Rasā᾿il. On peut du moins la rattacher au style de l’épître kindienne qui utilise
de façon privilégiée cette formule 14 . Une remarque nous donne une information
importante sur l’identité du destinataire :
Je pense que les propos de l’auteur [al-Kindī] à ce sujet ne te sont pas connus, et
ce malgré la vivacité de ton esprit, ta persévérance dans l’étude de ses propos et ton
amour pour cet art, d’autant plus que tu comptes parmi ceux qui possèdent chez eux
ses livres ; aussi, ai-je voulu récapituler [ce discours] à ton intention 15 .
Si on lie la possession par le jeune destinataire d’une bibliothèque bien four-
nie à la façon dont le réviseur s’adresse à lui : « que Dieu perpétue ta gloire », on
a en effet de grandes chances d’avoir là un dignitaire royal. On comprend alors
pourquoi les auteurs de l’article ont ajouté parfois l’incise « Sire ».
Or se manifeste en outre un rapport de maître à disciple, le destinateur se
posant en guide de l’âme du destinataire sur la voie studieuse des lectures qui
mènent à la félicité. Le livre n’est donc pas destiné, comme cela l’est habituel-
lement pour un régnant, à venir enrichir sa bibliothèque, ou à être lu lors d’un
majlis. Il prend sa place comme étape dans le parcours de formation du destina-
taire qui vient de s’initier à l’arithmétique et qui veut en comprendre, par la lec-

12
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 514-516.
13
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 542.
14
Al-Kindī nommait volontiers les destinataires de ses épîtres « frère louable (al-aḫ al-
maḥmūd) » ou parfois « frère pieux (al-aḫ al-ṣāliḥ) ». Les rasā᾿il utilisent constamment « mon
frère (yā aḫī ) » et occasionnellement « ô frère bienfaisant et miséricordieux (ayyuhā al-aḫ
al-bārr al-raḥīm) ».
15
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 490.

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ture de l’Introduction, non plus les subtilités techniques mais la portée philoso-
phique. Ce parcours qui mène de la propédeutique arithmétique à la philosophie
est bien celui de l’enseignement chez al-Kindī et sa Quantité des livres d’Aristote
et il peut être assimilé au parcours initiatique que constituent les Rasā᾿il.
Pour en terminer avec ces adresses, l’hypothèse que le destinataire est al-
Mu῾taḍid, dont al-Saraḫsī fut le précepteur, est tout à fait cohérente avec la chro-
nologie établie pour cet ouvrage. En effet, Freudenthal est revenu sur le sujet
dans un autre article, en compagnie cette fois de Zonta. Ils ont effectué une ana-
lyse linguistique comparée de l’original grec, de fragments de la version arabe
d’Ibn Bahrīz non modifiée par le kindien et conservés dans un texte de Ya῾qūbī,
de la traduction hébraïque de Qalonymos et de la version de Ṯābit b. Qurra ; ils
ont ainsi pu juger le style de traduction (paraphrastique ou littéral) et estimer la
datation de la révision. Ya῾qūbī ayant écrit peu avant 873, les deux chercheurs en
concluent :
The recension associated with al-Kindī was apparently committed to writing only
after his death, and thus after the Ta᾿rīḫ was completed 16 .
Notons que la façon dont le réviseur évoque son maître « Abū Yūsuf » renvoie
en effet à un souvenir enfoui dans sa mémoire et non à une consultation présente.
Al-Mu῾taḍid naquit en 857 et dut prendre al-Saraḫsī pour précepteur vers
l’âge de 15 ans 17 . Et il est dit qu’il a déjà lu la version non révisée. On peut donc
supposer que la révision fut écrite entre 872 et 877 environ, un prince destiné à
régner n’en restant pas aux études théoriques longtemps après l’adolescence. Et
il est même possible que ce soit cet intérêt porté à l’Introduction arithmétique
qui ait amené al-Saraḫsī à rédiger la révision, et ensuite le prince à commander
une nouvelle traduction à Ṯābit b. Qurra. En effet, la critique que prononce le ré-
viseur à l’encontre de la version d’Ibn Bahrīz a pu inciter un mécène, peut-être
al-Muwaffaq, père d’Aḥmad et alors régent, ou al-Mu῾taḍid lui-même, à une telle
commande.

1.2. Le réviseur, auteur des Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿

Il convient maintenant de passer à une analyse comparée des Rasā᾿il avec les
gloses écrites de la main du réviseur.

16
Freudenthal et Zonta, p. 79.
17
Rosenthal, Aḥmad b. aṭ-Ṭayyib as-Saraḫsī : A scholar and a littérateur of the ninth century,
p. 19 : « as-Saraḫsī was appointed instructor to al-Mu῾taḍid when the prince was about fifteen
years old ».

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1.2.1. Considérations générales

Pour s’en tenir d’abord à une considération générale, trois éléments peuvent
être notés. Le premier élément est didactique, il concerne l’importance donnée
aux introductions.
Plus d’une fois, j’ai entendu notre maître dire ceci : là où s’exprime le mieux la
philosophie de ces deux personnages, je veux dire Ptolémée et Nicomaque, c’est dans
les introductions à leurs ouvrages – pour Ptolémée dans l’introduction à l’Almageste
et pour Nicomaque dans l’introduction au Livre d’arithmétique. En effet, les intro-
ductions de ces deux ouvrages touchent aux sujets les plus nobles de la philosophie
et elles occupent, quant à la connaissance, un rang élevé 18 .
Les Rasā᾿il sont justement composées d’épîtres pensées comme autant de
muqaddimāt wa-madāḫil à chacune des sciences philosophiques. En outre, la
source principale des épîtres mathématiques est l’Introduction arithmétique de
Nicomaque 19 .
Le deuxième élément est stylistique : le propos liminaire évoque un écart
entre la concision d’al-Kindī et la volubilité propre du réviseur qu’il s’oblige à
réfréner.
Ce propos, en dépit de sa brièveté, parviendra à réaliser ce qu’un long discours ne
serait pas parvenu à réaliser et il ne saurait être surpassé par un exposé excessivement
long. J’aurai abandonné [dans ces cas] ce que j’avais voulu dévoiler par le biais de
longs discours, au profit de son propos concis. Pour cette raison, je m’abstiendrai
d’embellir ce livre et d’en rajouter 20 .
Le réviseur ne peut s’empêcher justement d’en rajouter et de répéter longue-
ment sa différence avec la concision kindienne, manifestant par là la vérité de
son dire. Or, ce contraste fondamental s’applique parfaitement à la concision
proverbiale d’al-Kindī et à l’amplitude des Rasā᾿il.
Le troisième élément est thématique et consiste dans la représentation que se
fait le réviseur de la transmission des textes anciens :
Tu avais étudié le célèbre Livre d’arithmétique, qui se trouve entre nos mains,
lequel a été établi et composé par Nicomaque de Gérase, le Pythagoricien, et ce
dans la version que nous avions suivie pour corriger ce texte – sous l’autorité de

18
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 516.
19
Cela avait déjà été compris par Bernard Goldstein, « A treatise on the number theory from
a tenth-century Arabic source », Centaurus 10/3 (1964) : 129-60. Nous le détaillons dans
notre traduction des épîtres mathématiques : Iḫwān al-Ṣafā᾿, La philosophie mathématique
des Épîtres des Frères en Pureté, trad. Guillaume de Vaulx d’Arcy (Paris : Belles Lettres,
2018).
20
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 514-6.

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268 GUILLAUME DE VAULX D’ARCY

notre maître […], correction qui en a éliminé les idées erronées de Ḥabīb ibn Bahrīz
le Nestorien, lequel l’avait traduit du syriaque en arabe pour Ṭāhir ibn al-Ḥusayn
l’ambidextre 21 .
Le texte original a été corrompu dans sa transmission et son explication par
Ibn Bahrīz, mais al-Kindī l’a émondé de ces idées trompeuses. Ce cas du Livre
arithmétique illustre à merveille la thèse des Rasā᾿il sur la transmission scienti-
fique exposée justement dans l’épître sur l’arithmétique :
Mais à mesure que leurs discours s’y rapportant s’allongeaient et du fait qu’ils
furent transmis d’une langue à l’autre par des gens qui n’en saisissaient pas le sens et
ne connaissaient pas les intentions de l’auteur, la compréhension du sens devint inac-
cessible à ceux qui étudiaient de tels livres et les buts des écrivains firent problème
à ceux qui les cherchaient 22 .
Le sens est perdu au moment de la traduction et pose problème aux étudiants.
Cela exige alors une entreprise d’épuration ou d’introduction qui en restitue le
sens fondamental 23 . C’est bien ce que fait le réviseur de façon particulière, c’est
bien ce que font les Rasā᾿il avec l’ensemble des sciences.

1.2.2. Comparaisons textuelles

Venons-en maintenant aux comparaisons littérales. Pour cela, il faut écarter


les gloses empruntées à al-Kindī en supposant que les remarques à teneur arith-
métique ou philosophique sont le fait du réviseur, même s’il s’inspire des leçons
de son maître.
À la suite de l’exposé de Nicomaque sur les « individus perceptibles par les
sens, corporels », le réviseur introduit une longue glose citant son maître sur les
potentialités du corps. Et, à la fin de celle-ci, il revient sur une expression obscure
de l’exposé de Nicomaque qu’il cite à nouveau. Ici, la remarque qui suit ne peut
être ramenée à la glose d’al-Kindī, elle porte sur la matière et non plus sur les
corps :
Lorsqu’il dit « la première propriété de la matière » il vise l’individuation des
individus qui se transforment d’un non-être qu’ils étaient en un être 24 .

21
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 514.
22
Épître 1, I 77. Nous citons les Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ dans l’édition préparée par Buṭrūs al-
Bustānī (Beyrouth : Dār al-ṣādir, 1957).
23
Notons qu’on retrouvera un même argument chez Abū al-Barakāt al-Baġdādī, dans le propos
liminaire d’Al-Mu῾tabar fī al-ḥikma, éd. Jaydar Abād (Istanbul : Jam῾iyya dā᾿irat al-ma῾ārif,
1939), p. 2-3. On pourrait donc nous opposer qu’il s’agit là d’un topos d’autant plus courant
qu’il est ancré dans le mythe islamique d’un Coran originel, révélation par la suite corrompue
jusqu’à son retour dans sa pureté originelle avec la prophétie de Muḥammad. L’objection ne
contredit donc pas le parallèle entre les deux textes, mais l’ancre culturellement.

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 269

L’idée d’individuation par la matière est un principe aristotélicien général et


n’est pas spécifique aux Frères en Pureté 25 . En revanche, la définition de cette
individuation comme passage du non-être à l’être est bien étrangère à l’aris-
totélisme et elle ne se trouve pas dans l’œuvre d’al-Kindī. En revanche, cette
conception s’éclaire à la lecture de l’épître 15, sur la matière :
La matière primordiale est une substance simple intelligée mais que la sensation
ne saisit pas, qui est de ce fait la forme de la seule existence, c’est-à-dire la quiddité
(al-huwiyya) 26 .

[…] Sur cet exemple s’exprime la situation de la forme dans la matière et la situa-
tion de la matière par rapport à la forme jusqu’à ce que toutes les choses s’épuisent
dans la matière primordiale qui est la forme de l’existence et c’est tout 27 .
La remarque du réviseur donnait à la matière la propriété de faire passer du
non-être à l’être, et c’est bien « la forme de l’existence » qui constitue l’essence
de la matière dans les Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ . L’expression n’y est pas isolée,
mais résulte bien d’une conception originale cherchant à résoudre la contradic-
tion qu’implique le fait que la matière est la troisième émanation cosmique, donc
un principe intelligible. Il y est dit que « la matière primordiale est une forme
spirituelle 28 », celle de l’existence en général, support alors des formes particu-
lières qui viendront s’y inscrire. La conséquence est alors une appréhension de
la matière effective et de la forme en termes de relatifs : le coton est la matière
du fil, du fait qu’il lui préexiste ; de même, le fil est la matière du tissu et le tissu
la matière de la chemise 29 . La matière particulière se caractérise alors par son
antécédence dans l’existence. La matière est bien cause du passage d’une forme
individuelle du non-être à l’être. Le corollaire de cela est que les formes sont in-
dividuelles, et que les espèces constituent une abstraction abandonnant certaines
des différences formelles 30 .

24
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 526.
25
Voir Aristote, Métaphysique, livre .
26
Épître 15, II 7.
27
Épître 15, II 8.
28
Épître 35, III 235.
29
Épître 32, III 183.
30
Voir, par exemple, l’épître 19, II 102 : « Nous disons qu’il n’y a aucune montagne, ni mer ni
terre ni île ni fleuve ni région ni pays sur Terre, qu’il soit grand ou petit, apparent ou caché, qui
n’ait une ou de nombreuses propriétés qui lui soient propres à l’exclusion des autres ; » ou, au
niveau humain, l’épître 9, I 374 : « Sache frère, que Dieu te vienne en aide et nous soutienne
de son souffle divin, que toute communauté de croyants et tout groupe de religieux possèdent
un art qui les singularise et que ne possèdent pas les autres, un métier où ils excellent et se
distinguent des autres… »

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270 GUILLAUME DE VAULX D’ARCY

Une deuxième intervention, plus anecdotique, peut être relevée dans la suite
de la page. Concernant les incorporels, il a été ajouté : « à savoir les neuf catégo-
ries » et, avant la liste des mouvements individuels, il est précisé qu’on compte
« six mouvements ». Bref, il ne s’agit de rien de plus qu’un ajout chiffré. Quelle
importance à donner le nombre des choses ? Cela n’a d’intérêt en effet pour
personne, sauf pour qui considère la science véritable comme un repérage des
nombres inscrits dans la nature, conception qu’on retrouve en particulier dans les
Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ qui l’appliquent aux catégories et aux mouvements 31 .
Enfin, une troisième intervention mérite d’être relevée bien qu’elle ne consti-
tue apparemment qu’une paraphrase redondante de l’argument de la disparition,
ou de la co-suppression.
L’auteur du livre [Nicomaque] dit : Ce qui montre que l’art de l’arithmétique
est, par nature, antérieur aux autres [sciences], c’est que sa disparition entraînerait
la disparition des autres, alors que la disparition de celles-là n’entraînerait pas sa
disparition à elle 32 .
À ce propos de Nicomaque est surajouté le commentaire suivant :
En effet, si le nombre disparaît, les [choses] comptées n’ont plus d’existence. En
revanche, il n’est pas vrai que si les [choses comptées] n’existent pas, le nombre
disparaît 33 .
Ce que Nicomaque dit à propos de la science, le réviseur le dit au niveau
du nombre. Mais la nécessité de l’affirmation est moins évidente. En effet, si les
sciences tirent leur principe de l’arithmétique, la disparition de cette dernière en-
traîne la disparition des sciences. Mais dans le cas du nombre, qui donne la quan-
tité des choses, sa disparition retirerait-elle vraiment l’existence des choses alors
que le nombre n’est pas la cause de leur existence ? En fait, ce sont les Rasā᾿il
qui nous éclairent ici. Si la forme de l’argument se trouve déjà dans l’épître 1
à propos du rapport de l’un aux autres nombres 34 , son contenu lui-même est
présent dans l’épître 35, « sur l’intellect et les intelligibles » :

31
Pour le rang 9+1 (9 accidents + 1 substance) des catégories, voir l’épître 5, I 199, et l’épître
11, I 407-8 ; pour le rang des mouvements, voir l’épître 8, I 279. Le rang y est de 6+1, aux
mouvements individuels étant ajouté le mouvement circulaire des orbes.
32
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 538.
33
Ibid.
34
« L’un est le fondement (aṣl) et l’origine (manša’) des nombres. Par conséquent, si l’un est
retiré de l’existence, les nombres le sont aussi par son retrait. En revanche, si les nombres sont
retirés de l’existence, l’un ne l’est pas. Nous disons alors : c’est le deux qui est le premier
nombre dans l’absolu, le nombre est donc la multiplicité (kuṯr) des unités, et la première
multiplicité est deux » (épître 1, I 57).

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 271

Le Créateur, le Très Haut, est dans toute chose et avec toute chose sans pour
autant s’y mélanger et s’y mêler, de la même façon que l’un est dans tout nombre et
tout nombré (ma῾dūd). Par conséquent, si l’on enlève l’un de tout existant (mawjūd),
on peut en conjecturer (tawahhamnā) le retrait de tout le nombre. Mais si le nombre
est enlevé, l’un ne l’est pas. De la même façon, si le Créateur n’était pas, il n’y aurait
rien du tout d’existant. Mais si les choses disparaissaient, Il n’en disparaîtrait pas
avec 35 .
Ici, l’un est mis en rapport tant avec le nombre, comme dans l’épître 1, qu’avec
le nombré, comme cela le fut dans l’Introduction arithmétique. Il faut com-
prendre deux niveaux dans le raisonnement permis par l’analogie entre le rap-
port de l’un au nombre et au nombré d’une part et le rapport de Dieu aux choses
d’autre part. Le premier niveau est ontologique : la négation de Dieu est im-
possible car, sans lui, l’existence même des choses est impensable. Le second
niveau, qui nous intéresse ici, est épistémologique, il concerne l’annulation du
nombre : les choses demeurent, mais elles ne sont plus nombrées. Cela signifie
qu’elles restent perceptibles, mais qu’elles ne sont plus connaissables. C’est là
une idée importante d’al-Kindī 36 , mais qu’on ne trouve reliée à la forme nico-
maquienne de cet argument que dans les Rasā᾿il.

1.3. Transition

Notre examen a révélé l’identité d’une part entre al-Saraḫsī et le réviseur,


d’autre part entre le réviseur et l’auteur des Épîtres des Frères en Pureté, confir-
mant ainsi l’hypothèse de l’identité entre al-Saraḫsī et l’auteur des Épîtres, et
apportant un autre cas dans lequel al-Saraḫsī ne parle pas en son nom propre.
Il parle ici au nom d’al-Kindī pour retrouver Nicomaque, et dans les Rasā᾿il au
nom des Frères en Pureté pour retrouver l’esprit du pythagorisme.
Le corollaire à cette déduction historique est une révélation sur la source des
Rasā᾿il concernant la philosophie arithmétique : celle-ci est, de façon centrale,
l’Introduction arithmétique de Nicomaque, et ce, dans sa première version. La
question se pose alors des conséquences philosophiques que le recours à une
version souvent erronée et kindisée du texte a pu avoir sur la conception arith-
métique des Iḫwān al-Ṣafā᾿ .

35
Épître 40, III 348-9.
36
En effet, les choses sont des substances, mais elles ne sont connaissables qu’au moyen des
catégories de la quantité et de la qualité, sur lesquelles sont construites les quatre sciences ma-
thématiques. Voir Ya῾qūb b. Isḥāq al-Kindī, « Kammiyya kutub Arisṭū », in Rasā’il al-Kindī
al-falsafiyya, éd. ῾Abd al-Hādī Abū Rīda (Le Caire : Dār al-fikr al-῾arabī, 1950), p. 362-84, ici
p. 370-2.

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272 GUILLAUME DE VAULX D’ARCY

2. DE LA FORCE CRÉATIVE DES ERREURS DE LA VERSION


BAHRĪZO-KINDIENNE.

Il ne s’agit plus de porter notre attention aux gloses saraḫso-kindiennes, mais


aux erreurs de traduction donnant la haute autorité de Nicomaque à des idées
qu’il n’a jamais formulées.

2.1. Sciences de la quantité et sciences de la qualité

2.1.1. L’erreur kindienne

La première erreur significative a été remarquée par Freudenthal et Lévy, elle


concerne la définition des parties du quadrivium. Lisons d’abord la version d’Ibn
Bahrīz :
Il a donc été mis en évidence que la science de la quantité est l’objet des investi-
gations de deux arts : l’arithmétique, qui étudie la quantité séparée ; et la musique,
qui étudie la quantité en relation.

S’agissant de la qualité des choses naturelles, elle se divise en deux classes : la


qualité en mouvement et la qualité au repos. [La qualité] en mouvement est l’objet
d’étude pour l’art de l’astronomie ; et [la qualité] au repos est l’objet d’étude pour
l’art de la géométrie 37 .
L’erreur consiste à caractériser la géométrie et l’astronomie comme sciences
de la « qualité ». L’erreur sera corrigée par Ṯābit b. Qurra :
Nous avons là deux des voies de la science qui saisissent et exposent l’état de
l’ensemble des choses qu’on inspecte dans l’ordre de la quantité. L’une des deux est
l’arithmétique par laquelle on connaît l’ordre de la quantité en tant que séparée, et
l’autre est la science musicale par laquelle on connaît la quantité dont on dit qu’elle
est en relation à quelque chose.

De la même façon, concernant ce qui est soumis à l’étendue, il en est qui est
immobile dépourvu de mouvement, d’autre qui est en mouvement et qui tourne. On a
alors ici aussi deux autres sciences dont on connaît par elles les réalités de l’étendue,
on connaît par l’une la réalité de la chose immobile et dépourvue de mouvement, il
s’agit de la géométrie, et on connaît par l’autre la réalité de la chose en mouvement
et qui tourne, il s’agit de l’astronomie (῾ilm al-kura) 38 .
Les éditeurs proposent une généalogie de cette erreur, l’attribuant « bien en-

37
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 530-2.
38
Nīqūmāḫus al-Jārāsīnī, Kitāb al-madḫal fī ῾ilm al-῾adad, éd. Wilhelm Kutsch, trad. Ṯābit b.
Qurra (Beyrouth : Imprimerie catholique, 1959), p. 14 = f. 6a, l. 1-10.

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 273

tendu » au traducteur qui aurait confondu (l’étendue) avec (la


quantité), faute du traducteur en supposant une du copiste qui aurait transfor-
mé kammiyya (quantité) en kayfiyya (qualité) 39 . Deux erreurs, l’hypothèse est
peu économe. Ne peut-il pas plutôt s’agir d’une intervention du réviseur ? Mar-
wan Rashed, dans un article malheureusement non publié consacré aux catégo-
ries chez al-Kindī 40 , doutait déjà du caractère accidentel d’une telle variation
de sens sur le même sujet entre Aristote et al-Kindī. Il se peut que ce dernier
ait délibérément assimilé étendue et qualité pour faire entrer la classification des
sciences dans le découpage des catégories logiques. Ce passage sculpte la classi-
fication kindienne des sciences qui distingue bien entre les sciences de la quantité
(l’arithmétique et l’harmonie) et les sciences de la qualité (la géométrie et l’astro-
nomie). Force-t-il le texte de Nicomaque à rentrer dans son cadre ? Pas vraiment.
D’une part, cette faute contient une part de fidélité à Nicomaque lui-même qui
fait de la distinction entre quantité et qualité le couple conceptuel permettant,
aux chapitres XXIII-XXV de la 2e partie de l’Introduction arithmétique 41 , de
distinguer les trois espèces de rapports, arithmétique (rapport selon la quantité),
géométrique (rapport selon la qualité) et harmonique (selon les deux). Il est suivi
par les Rasā᾿il 42 . D’autre part, al-Kindī a pu y voir l’occasion de systématiser la
philosophie en fondant la classification épistémologique des disciplines du sa-
voir sur les catégories de la logique. Al-Kindī, en effet, fait de la quantité et de
la qualité les deux seuls prédicats simples issus de la substance et dont les autres
ne sont que combinaison. Ainsi, le lieu et le temps sont la combinaison de la
substance et de la quantité ; l’action et la passion, celle de la substance et de la
qualité 43 .
Pourtant, on ne retrouve nulle part un tel découpage dans les Rasā᾿il Iḫwān

39
Voir Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 532, note 99. L’hypothèse avait déjà
été formulée à propos de cette même confusion concernant la géométrie comme science de
la qualité, plutôt que de l’étendue comme chez Aristote, mais cette fois-ci dans La Quantité
des livres d’Aristote d’al-Kindī. Voir M. Guidi et R. Walzer, « Uno scritto introduttivo allo
studio di Aristotele », in Atti della Reale Accademia d’Italia, memorie della Classe di scienze
morali, storiche e filologiche, série 6, vol. 6, fasc. 5, « Studi su al-Kindī », partie I (1940),
p. 375-419, ici p. 387.
40
Marwan Rashed, « Al-Kindi, the categories and the best possible world », article inédit.
41
Dans la traduction de Ṯābit, p. 101.
42
Voir l’épître 6, I 245-6 : « Sache que le rapport (nisba) est de trois espèces, soit selon la
quantité, soit selon la qualité, soit selon les deux pris ensemble. Pour celui qui se fait selon la
quantité, on parle du rapport arithmétique ; celui selon la qualité, on parle du rapport géomé-
trique ; et pour celui qui se fait selon les deux pris ensemble, on parle du rapport harmonique
et musical (tā᾿līfiyya wa mūsiqiyya) ».
43
Voir al-Kindī, « Kammiyya kutub Arisṭū », p. 370-1.

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274 GUILLAUME DE VAULX D’ARCY

al-Ṣafā᾿ , ni dans leur classification des sciences à l’épître 7, où la géométrie


est « la connaissance de ce que sont les dimensions douées de grandeur 44 »,
véritable point commun avec l’astronomie, ni dans l’épître 11 sur les catégories
où les grandeurs géométriques appartiennent à la catégorie de la quantité dans
l’espèce des quantités continues 45 . Cela constituerait-il une objection à notre
attribution des Rasā᾿il au disciple fidèle d’al-Kindī ? Oui, si al-Saraḫsī était,
dans ses propres écrits, fidèle à son maître sur ce point. Mais était-ce le cas ?

2.1.2. La rectification saraḫsienne

De l’ouvrage d’al-Saraḫsī Sur les catégories, un seul fragment nous est par-
venu grâce à un recueil de citations conservé dans le manuscrit Ayasofia 4855.
Cet unicum est mentionné d’une part par Muḥsin Mahdī dans son édition du
texte d’al-Fārābī qui le précède (63a-70b) sous le titre : Al-As᾿ila al-lāmi῾a wa-
al-ajwiba al-jāmi῾a 46 , et d’autre part par Hans Daiber dans son édition du texte
de Qusṭa b. Lūqā qui lui succède en 78b 47 . Les deux philologues divergent sur le
découpage de la citation à attribuer à al-Saraḫsī, Mahdī faisant l’hypothèse d’une
citation longue 48 . Le décalage entre 71 et 72 est dû à une erreur de pagination
sur le manuscrit lui-même, erreur corrigée depuis. Daiber opte, quant à lui, pour
une version courte qu’il limite aux lignes 1-9 du folio 71a. La suite jusqu’à 78b4,
il la décrit ainsi :
Les citations et fragments suivants [appartiennent] aux questions de logique, de
psychologie et de physique, ils sont référés comme ayant leur source chez les muta-
kallimūn (71a, 9) ; al-Šayḫ (probablement Ibn Sīnā ; f. 71a, 12) […] 49 .
Pour preuve qu’il ne s’agit plus d’al-Saraḫsī, des extraits tirés d’Abū al-Barakāt
al-Baġdādī, de l’imām al-Ġazālī et autres encore ont été identifiés par Daiber.
L’erreur de Mahdī est qu’il s’en est tenu aux marques de mise en page : seuls les

44
I 267.
45
I 409.
46
Al-Fārābī, Kitāb al-milla wa nuṣūṣ uḫrā, éd. Muḥsin Mahdī (Beyrouth : Dār al-mašriq, 1968),
présentation de Mahdī p. 34-8, texte p. 93-115.
47
Hans Daiber, « Qosṭā Ibn Lūqā (9. JH.) über die Einteilung der Wissenschaften », in Fuat
Sezgin (éd.), Zeitschrift für Geschichte der Arabisch-Islamischen Wissenschaften (Francfort :
Institut für Geschichte der Arabisch-islamischen Wissenschaften, 1990), p. 93-129.
48
Al-Fārābī, Kitāb al-milla wa-nuṣūṣ uḫrā, préface de M. Mahdī, p. 35 : « Puis suit l’épître
d’al-Saraḫsī sur les catégories dont le début est “ de l’épître d’Aḥmad b. al-Ṭayyib al-Saraḫsī
Les dix catégories… ” (72 wa) et la fin “ s’il y avait quelque mouvement pour que… et ceci
(ḫalafa) ” (79 ẓad). »
49
Daiber, « Qosṭā Ibn Lūqā (9. JH.) über die Einteilung der Wissenschaften », p. 96.

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 275

débuts des textes d’al-Fārābī, d’al-Saraḫsī et de Qusṭā étant indiqués par un titre
à l’encre rouge. Cela met en valeur certains auteurs nommés et non la sépara-
tion des citations. En effet, Mahdī remarque déjà que dans le texte qu’il a édité
pourtant au nom d’al-Fārābī, de nombreux fragments sont tirés d’al-Mas῾ūdī 50 .
Al-Fārābī n’est sûrement l’auteur que de la première citation (63a, l. 1-4) où il
affirme la préférence qu’il donne au terme « le premier (al-aḥad) » sur le terme
« l’un (al-wāḥid) » 51 . À la ligne 6, la citation est introduite par « les linguistes
affirment : ». On n’est donc déjà plus chez al-Fārābī. Le manuscrit constitue un
recueil par un lettré de citations courtes sur des sujets très variés de philosophie.
Concernant l’authenticité du passage proprement attribué à al-Saraḫsī, elle est
tout à fait fiable. D’abord, les erreurs d’attribution constatées dans le manuscrit
par Mahdī concernent uniquement la mise en page de la copie, non pas les noms.
Ensuite, al-Saraḫsī est bien réputé avoir commis un livre résumant les Catégo-
ries d’Aristote 52 . Enfin, notre analyse va montrer que le texte tient parfaitement
sa place dans la succession d’al-Kindī, comme en témoigne la distinction entre
catégories simples et catégories composées.

2.1.3. Édition et traduction du fragment des Catégories d’al-Saraḫsī

‫ وهي ينقسم‬. ‫ المقو الع ر‬،‫ أ[ من رسالة أحمد بن الطيب السرخسي‬٧١]
‫ وكم‬،‫ جوهر كسماء وأرض‬: ‫ والبسيطة أربعة أقسام‬.‫ أما بسيطة وأما مركبة‬.‫قسمين‬
.‫ ومضاف كضعف النصف ونصف الضعف‬،‫ وكيف كبياض وسواد‬،‫كذراعين وثلثة‬
،‫ أين وهي من يركب جوهر مع مكان كف ن في السوق‬: ‫والمركبة ستة أقسام‬
‫ وملك وهي‬.‫ وهي من يركب جوهر مع زمان ككان ف ن أمس ويكون غدًا‬،‫ومتى‬
‫ ونصبة وهي من يركب جوهر مع‬.‫من يركب جوهر مع جوهر كف ن عبد وخادم‬
‫ وهي من يركب جوهر مع كيف كف ن‬،‫ وفاعل‬.‫جوهر كف ن متسلق على ا ٔرض‬
.‫ وهي من يركب جوهر مع كيف كمنقطع ومخرق‬،‫ ومنفعل‬.‫يقطع وف ن يخرق‬

50
Al-Fārābī, Kitāb al-milla wa nuṣūṣ uḫrā, p. 35.
51
On sait en effet al-Fārābī substitua « le premier » (al-awwal) à l’appellation du principe on-
tologique par « l’un » dans le kindisme et qu’il écrivit une épître Sur l’un et l’unité. Voir
al-Fārābī, Kitāb al-wāḥid wa-l-waḥda, éd. Muḥsin Mahdī (Casablanca : Dār Tūbqāl, 1990).
La paternité farabienne de cette citation est donc digne de foi. En revanche, la suivante concer-
nant le croyant et la distinction entre une soumission religieuse et une soumission mondaine
ne peut lui être associée.
52
Al-Nadīm, Kitāb al-fihrist, vol. 2, p. 196.

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276 GUILLAUME DE VAULX D’ARCY

[71a] À partir de l’épître d’Ahmad b. al-Ṭayyib al-Saraḫsī, Les dix catégories.


Elles se divisent en deux, soit simples, soit composées. Les simples ont quatre di-
visions : la substance comme le ciel et la terre ; la quantité comme des coudées et
trois ; la qualité comme la blancheur et la noirceur ; le relatif comme le double de la
moitié et la moitié du double. Les composées ont six divisions : le où qui compose
la substance avec le lieu, ainsi untel est au marché ; le quand qui compose la sub-
stance avec le temps, ainsi untel était hier et sera demain ; la possession la substance
avec la substance, ainsi untel est esclave et serviteur ; la position (nuṣba), ainsi untel
montant sur terre ; l’agissant (fā῾il), qui compose la substance avec la qualité, ainsi
untel coupe et untel déchire ; le pâtissant qui compose la substance avec la qualité,
ainsi découpé et déchiré.
Ne dépassant pas dix lignes, ce fragment est cependant d’un intérêt majeur,
car l’époque d’al-Saraḫsī est marquée en logique par des progrès très facilement
repérables dans la connaissance de l’Organon d’Aristote. Les vieilles traductions
d’Ibn al-Muqaffa῾ sont remplacées par celles du cercle kindien. Ḥunayn traduit
ainsi les Catégories du grec en syriaque et son fils du syriaque vers l’arabe 53 . S’il
semble que le texte arabe n’était pas terminé du temps où al-Kindī se penchait sur
la question, en revanche al-Saraḫsī en a assurément bénéficié. Une différence doit
donc apparaître entre d’une part les textes kindiens et, d’autre part, al-Saraḫsī et
les Rasā᾿il.
Car, les Rasā᾿il ne divergent pas seulement d’al-Kindī dans leur application
à la classification des sciences, mais sur les catégories elles-mêmes.
Le passage de la Quantité des livres d’Aristote évoquée plus haut montre
qu’al-Kindī posait trois niveaux de catégories, la substance d’abord, accessible
non pas en tant que telle mais par l’intermédiaire d’un deuxième niveau, les deux
catégories simples que constituent la quantité et la qualité, puis les catégories
composées. La relation y est une catégorie composée existant hors de la matière
à la différence des six autres catégories composées. Or l’épître 11 (I 410-11) des
Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ compose ces dernières de la même façon qu’al-Kindī :
possession et position viennent de la composition de deux substances ; le où
et le quand, de la substance avec la quantité (par l’intermédiaire du lieu et du
temps, qui sont deux espèces de la quantité) ; et action et passion, de celle de la
substance avec la qualité. Cependant, deux différences apparaissent : d’une part,
la relation n’est pas, elle, une catégorie composée non matérielle, mais une des
quatre catégories simples (substance, quantité, qualité et relation). D’autre part,

53
Myriam Salama-Carr, La Traduction à l’époque abbasside (Paris : Didier Érudition, 1990),
p. 69.

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 277

la catégorie de la position est rendue chez al-Kindī par le terme al-mawḍū῾ alors
que les Rasā᾿il emploient le mot al-nuṣba.
Cela aurait pu constituer une objection supplémentaire à l’attribution des
Rasā᾿il à al-Saraḫsī s’il n’y avait pas eu ce fragment qui montre que la rupture
avait été opérée par al-Saraḫsī lui-même. En effet, ce dernier emploie, comme les
Rasā᾿il, le terme al-nuṣba plutôt qu’al-mawḍū῾ usité chez son maître. On ne peut
pas expliquer cette différence par une évolution de la traduction des Catégories
d’Aristote, en supposant qu’al-Kindī utilise le lexique de la version d’Ibn al-
Muqaffa῾ alors qu’al-Saraḫsī et les Rasā᾿il utiliseraient la version d’Isḥāq b. Ḥu-
nayn, car cette dernière traduit la position par al-mawḍū῾ 54 . On a donc un choix
tout à fait singulier et distinctif d’al-Saraḫsī et des Rasā᾿il qui peut s’expliquer
par l’influence d’al-Jāḥiẓ sur al-Saraḫsī 55 .
Quant à la catégorie de la relation, elle acquiert chez al-Saraḫsī le statut
qu’elle aura dans les Rasā᾿il. Pourquoi ce changement ? On peut penser qu’il
s’agisse d’une systématisation de la théorie combinatoire des catégories dans le
kindisme, pour des raisons numérologiques et de cohérence avec les autres do-
maines du réel. En effet, le découpage entre une catégorie initiale (substance)
puis quatre catégories simples tout en conservant le nombre de dix catégories
générales respecte la progression 1-4-10 qu’on retrouve ailleurs. L’épître 5 l’ap-
plique à toute une série de domaines, dont la logique :
Dans l’épître sur la logique, nous montrons également que la substance est comme
l’un, et les neuf autres catégories comme les neuf unités, dont quatre précèdent le
reste 56 .
On retrouve analogiquement dans la suite du texte le rôle combinatoire des
quatre premières entités en physique : tout corps est composé de substance, lon-
gueur, largeur et profondeur ; et en métaphysique, les dix principes intelligibles
sont au premier chef quatre, le créateur, l’intellect, l’âme et la matière.
Notons enfin, plus marginalement, que l’exemple de relation retenu dans le
texte d’al-Saraḫsī se retrouve aussi dans les Rasā᾿il qui n’en reste pas au para-
digmatique cas de la paternité :
Les deux relatifs peuvent aussi résider dans des noms différents, comme le père

54
Voir Aristote, Manṭiq Arisṭū, éd. ῾Abd al-Raḥman Badawi (Le Caire : Dār al-kutub, 1948),
« Kitāb al-maqūlāt », p. 6.
55
Ce terme était en effet très usité chez al-Jāḥiẓ qui l’employait, entre autres, dans ce sens. Voir
James E. Montgomery « Jahiz’s Kitab al-bayan wa’l-tabyin » in Julia Bray (éd.), Writing and
representation : Muslim horizons (London : Routledge, 2006), p. 91-152, ici p. 129.
56
Épître 5, I 19.

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278 GUILLAUME DE VAULX D’ARCY

et le fils, le maître et l’esclave, la cause et l’effet, le premier et le dernier, la moitié et


le double, le plus petit et le plus grand, qui sont tous en relation l’un avec l’autre 57 .
Si l’on en revient maintenant au rôle de réviseur du texte de Nicomaque, on
peut légitimement se demander pourquoi al-Saraḫsī n’en a pas corrigé le texte.
Or, même s’il avait déjà la connaissance de son inadéquation avec la pensée
d’Aristote, d’une part, nous avons vu que cela restait cohérent avec la pensée de
Nicomaque lui-même, d’autre part, il sait très bien que Nicomaque n’est pas aris-
totélicien et qu’il n’a pas à projeter les catégories aristotéliciennes sur l’œuvre
du pythagoricien 58 .

2.2. Le nombre préexiste et ne préexiste pas à la création

La seconde erreur de traduction présente dans la version d’Ibn Bahrīz est plus
subtile mais bien plus décisive. Elle concerne le statut de la science arithmétique.
Cette dernière est dite première sur les autres sciences mathématiques. C’est
dans la justification de cette primauté que les deux traductions divergent. Voici
d’abord le texte d’Ibn Bahrīz :
Nicomaque dit : La première d’entre ces quatre sciences, celle qui a antériorité
sur les autres par nature, celle dont la vérité est la mieux établie, celle qui engendre
les autres, celle dont dérive leur origine et à partir desquelles elles croissent, c’est
l’art de l’arithmétique.
Ce n’est pas parce que c’est elle qui préexiste dans le plan du Créateur, mais
parce qu’elle est comme un modèle, un patron, dont sont dérivées les propriétés des
choses que [le Créateur], qu’Il soit béni, a fait naître à partir du fondement [ou : de
l’élément] et qu’Il a perfectionnées selon les propriétés spécifiques de chacune.
L’auteur du livre [Nicomaque] dit : Ce qui montre que l’art de l’arithmétique
est, par nature, antérieur aux autres [sciences], c’est que sa disparition entraînerait la
disparition des autres, alors que la disparition d’une de celles-là n’entraînerait pas sa
disparition à elle. En effet, si le nombre disparaît, les [choses] comptées n’ont plus
d’existence. En revanche, il n’est pas vrai que si les [choses comptées] n’existent pas,
le nombre disparaît. Par exemple : l’animal est antérieur par nature à l’homme, car
lorsque l’animal disparaît, l’homme disparaît avec lui. En revanche, il n’est pas vrai
que si l’homme disparaît, l’animal disparaît 59 .
Les éléments que nous avons soulignés correspondent à ce que Lévy et Freu-

57
Épître 11, I 410.
58
En tout cas, cette distinction entre l’aristotélisme, comme doctrine de la nature, et le pytha-
gorisme, comme doctrine métaphysique, est caractéristique des Rasā᾿il. Voir l’épître 42, III
467-8, III 473, III 513.
59
Freudenthal et Lévy, « De Gérase à Bagdad », p. 537-8.

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 279

denthal considèrent comme un ajout par rapport au texte de Nicomaque. Le pro-


blème de traduction correspond au passage mis en italique. Il ne devient mar-
quant qu’en le comparant avec la version de Ṯābit b. Qurra :
Nous étudions maintenant laquelle de ces quatre voies parmi les voies de la
science a la préséance (taqdīm) nécessitée par le besoin, et nous commençons par
étudier ce qui en elle ou dans sa cause rend évident (min al-amr al-bayyin) que doive
les précéder celle qui est première (awwalan) par sa nature, qui a l’antériorité (mu-
taqaddiman) sur l’ensemble de ces sciences restantes, qui en est le commencement
(al-ibtidā᾿ ) et le fondement (al-aṣl) et dont le rapport (al-qiyās) à elles est de pater-
nité (al-wālid).
Il s’agit de l’art de l’arithmétique (ṣinā῾at ῾ilm al-῾adad), non pas seulement 60
parce que nous avons dit qu’il préexiste (sābiqa) dans la science de Dieu producteur
(ṣāni῾u) des choses, précédant (mutaqaddima) 61 [donc] les autres sciences selon
la dignité de la belle chose (bi-manzilat al-šay᾿ al-jamīl) dont le rapport (al-qiyās)
aux autres choses est le rapport [qu’entretient] l’archétype (al-miṯāl) 62 . Il en a donc
fait l’archétype des autres choses qu’Il a créées, qui le copient (wa-ḥaḏū ῾alayhā) et
qu’il a créées en fonction de lui. Il les a mises au même niveau et a orné (zayyana) ce
qu’Il a créé de l’élément (al-῾unṣur) et cela se déroula ainsi selon le meilleur (al-amr
al-afḍal) accordé (al-muwāfiq) pour chacune des choses.
Mais [il s’agit bien de l’art arithmétique] aussi (ma῾a ḏalika) parce que cet art
est antérieur par nature sur les autres arts qui disparaîtraient et s’évanouiraient (tar-
tafi῾u wa tubṭalu) par la disparition de cet art, alors qu’il ne disparaîtrait pas avec
la disparition de ceux-ci, de la même façon que l’animal est antérieur en nature sur
l’homme 63 …

60
La proposition est à la ligne 8 et le faqaṭ n’apparaît qu’à la ligne 16 ! On comprend avec la
complexité de la phrase la possibilité de l’erreur de traduction.
61
L’antécédent peut être soit l’arithmétique (ṣinā῾a), soit les choses (al-ašyā᾿ ).
62
Le terme est pris ici dans son acception platonicienne d’eidos. Voir Rüdiger Arnzen, Pla-
tonische Ideen in der arabischen Philosophie : Texte und Materialien zur Begriffsgeschichte
von suwar aflatuniyya und muthul aflatuniyya (De Gruyter, 2011), p. 80-1.
63
Nīqūmāḫus al-Jārāsīnī, Kitāb al-madḫal fī ῾ilm al-῾adad, p. 16 = f. 9, l. 5-20. Pour compa-
raison, la traduction anglaise du texte original, in Nicomachus of Gerasa, Introduction to
arithmetic, trad. Martin Luther d’Ooge (Londres : Macmillan, 1926), p. 187 : « Which then
of these four methods (quadrivium) must we first learn ? Evidently the one which naturally
exists before them all, is superior and takes the place of origin and root and, as it were, the
mother of the others. And this is arithmetic, not solely because we said that it exists before all
the others in the mind of the creating God like some universal and exemplary plan, relying
upon which as a design and archetypal example the creator of the universe sets in order his
material creation and makes them attain to their proper aim ; but also because it is naturally
prior in birth, inasmuch it abolishes other sciences with itself, but it does not abolishes toge-
ther with them. For example ‘animal’ is naturally antecedent to ‘man’, for abolish ‘animal’
and ‘man’ is abolished ; but if man is abolished, it no longer follows that ‘animal’ is abolished
at the same time. »

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280 GUILLAUME DE VAULX D’ARCY

La structure de la phrase de Ṯābit est sinon complexe, du moins peut prêter à


ambiguïté : la négation ne porte pas comme cela apparaît au premier abord sur
le contenu mais sur la portée restrictive de la proposition. Or, c’est pourtant sur
le contenu qu’Ibn Bahrīz l’a fait porter : il a compris que Nicomaque niait la
préexistence de l’arithmétique dans le plan divin.
Cela conduit à affirmer d’une part la non préexistence de l’arithmétique dans
le plan divin et d’autre part son statut de modèle pour la création des êtres. Cette
contradiction n’existe pas dans la version de Ṯābit b. Qurra qui pose que l’arith-
métique préexiste dans la science du Créateur. Seuls donc al-Kindī et son disciple
sont condamnés à l’assumer et la résoudre.

2.2.1. Les implications kindiennes

Al-Kindī tire dans la Quantité des livres d’Aristote la conséquence épistémo-


logique et pédagogique du fait que le nombre ne préexiste pas à l’acte de création
tout en en étant le modèle ; cette leçon apparaît dans sa manière d’ordonner les
savoirs 64 . Nous avons vu en effet qu’al-Kindī ancre la classification des sciences
dans les catégories simples et composées de la logique aristotélicienne. L’arith-
métique, première science de la quantité, est alors au principe de la connaissance
de l’être. Mais elle ne dit rien de l’advenue à l’être. L’arithmétique, doit donc
être précédée d’un savoir antérieur, celui qui porte sur le passage du non-être à
l’être, savoir qui est de l’ordre prophétique et poétique 65 . Le nombre est donc
postérieur à l’acte de créer, pourtant il est au fondement de l’ordre du réel.
Il est un point qu’on ne pourra déterminer, c’est de savoir s’il s’agit bien là
d’une erreur de traduction, ou d’une intervention consciente de la part d’al-Kindī
sur le texte de Nicomaque, afin de l’adapter au cadre du tawḥīd, préservant ainsi
la primauté du Créateur des dangers de la doctrine platonisante des idées.
Un fragment de la partie perdue de la Philosophie première confirme le refus
d’al-Kindī d’idées prééternelles déterminant l’acte du Créateur :

64
Il suffit de comparer avec l’ordonnance des sciences chez son collègue Ḥunayn b. Ishāq pour
constater qu’il ne s’agit pas simplement d’un ordre traditionnel, mais qu’il est bien le résultat
d’une méditation philosophique. Voir Ḥunayn b. Isḥāq, Adāb al-falāsifa, éd. ῾Abd al-Raḥman
Badawi (al-Kuwayt : al-Munaẓẓama al-῾arabiyya lil-tarbiyya wa al-ṯaqāfa wa al-῾ulūm, 1975),
p. 55 : « La première chose que le sage [Aristote] enseigne à son disciple lors de la première
année est l’écriture grecque, puis il l’élève à la grammaire et à la poésie, puis à l’art de compter
(al-ḥisāb), puis à la géométrie, à l’astronomie, à la médecine et à la musique. Après cela, il
l’élève à la logique puis à la philosophie, à savoir les sciences des influences célestes (al-āṯār
al-῾ulwiyya). Ce sont là les dix sciences que l’étudiant apprend pendant dix ans. »
65
Al-Kindī, « Kammiyya kutub Arisṭū », p. 373-6.

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 281

Dieu, exaltée soit sa louange, a déterminé parfaitement (qaddara) une structure


pour l’univers et a fait que ses parties se prêtent les unes aux autres, choisissant par
sa volonté et son vouloir, sans y être contraint (ġayr maqhūr), ce qui est le meilleur
et le plus parfait dans l’univers 66 .
Notons ici le recours au vocabulaire coranique du qadar, que nous allons
retrouver plus bas.

2.2.2. La solution des Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿

La contradiction bahrīzi-kindienne se retrouve dans les Épîtres des Frères en


Pureté, chacune des deux thèses ayant son occurrence propre :
L’arithmétique est la connaissance des propriétés du nombre et de ce qui s’y
conforme (mā yuṭābiquhā) dans les idées (ma῾ānī ) des êtres ainsi que Pythagore
et Nicomaque l’ont évoquée 67 .
Les réalités numériques (al-umūr al-῾adadiyya) sont conformes (muṭābiqa) aux
rangs des choses naturelles 68 .
La proximité des deux citations empêche d’y voir une incohérence doctrinale.
La première pose la naturalité du nombre (son ordre a une nécessité ontologique),
elle est proprement pythagoricienne ou, historiquement, plutôt platonicienne :
La forme du nombre dans les âmes est adéquate aux formes des êtres [inscrits]
dans la matière, qui sont des archétypes du monde supérieur 69 .
La réalité des nombres est noétique, ils existent dans l’âme, alors que la réalité
des formes est ontologique, elles existent dans la sphère des intelligibles puis
dans la matière.
Si l’on comprend mieux la vérité de chaque membre de la contradiction, com-
ment les Rasā᾿il parviennent-elles à les faire tenir ensemble et à affirmer que
l’être est conforme au nombre et, en même temps, que le nombre est conforme
à l’être ? C’est que, pour faire court 70 , l’ordre du nombre est une convention.
En effet les Rasā᾿il corrigent Pythagore dans cette épître 1 sur un point : le dé-
coupage du nombre. Qu’il soit chez lui poursuivi jusqu’à seize classes n’est pas
conforme à la sagesse qui consiste à découper seulement quatre classes, unités,

66
Ya῾qūb b. Isḥāq al-Kindī, Œuvres philosophiques et scientifiques d’al-Kindī, trad. Roshdi
Rashed et Jean Jolivet (Brill, 1998), vol. 2, p. 129-31.
67
Épître 1, I 49.
68
Épître 1, I 52.
69
Épître introductive, I 21.
70
Nous détaillons ce point crucial dans Iḫwān al-Ṣafā᾿, La philosophie mathématique des
Épîtres des Frères en Pureté.

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282 GUILLAUME DE VAULX D’ARCY

dizaines, centaines, milliers, puis à redoubler ces classes (dizaines de milliers,


centaines de milliers, etc.) afin que le découpage du nombre suive le découpage
de la nature, majoritairement quadruple 71 . Mais cette convention n’est pas seule-
ment humaine, elle est déjà divine. Dieu, afin que la création soit à son mieux,
avait d’abord établi dix intelligibles, dont quatre principes producteurs, il a alors
créé l’ordre du monde naturel sur le modèle de cet ordre intelligible, et organisé
la nature en quatre éléments et en dix catégories, afin que l’homme observant
le monde naturel puisse remonter à l’ordre du monde intelligible. Les sages qui
ont établi la science mathématique ont alors établi ses conventions afin qu’elles
miment le monde naturel – ce sont les quatre classes de nombres fondées sur la
base décimale. La primauté ontologique du nombre n’est pas une nécessité, elle
est une providence, elle est le choix fait par le Créateur de placer dans la nature
des signes arithmétiques de l’ordre intelligible à destination des âmes incarnées.
Ce qui est premier, ce ne sont pas les nombres, mais la providence divine :
Le but est le souci (῾ināya 72 ) qui préexiste (sābiqa) dans la science de l’Artisan
avant la réalisation (iẓhār) de son ouvrage (ṣan῾atih) 73 .
On comprend alors un élément terminologique qui n’existe que dans la ver-
sion d’Ibn Bahrīz, à savoir le terme de « plan ». Nous pensons qu’il traduit le
terme arabe maqdūr désignant ce qui est prédestiné par Dieu pour les hommes
et qu’on retrouve dans les Rasā᾿il. En voici trois occurrences :
[…] en raison de leur ignorance de la prescience (al-῾ilm al-sābiq), du destin
inéluctable (al-qaḍā᾿ al-muḥattam) et du plan réalisé (al-maqdūr al-wāqi῾) 74 .
[…] Ils généralisent alors en disant que ce sont des choses qu’il n’est pas correct
de dire à l’égard de Son plan 75 .
[…] du plan (maqdūr) de Dieu et de Sa prescience (sābiq ῾ilmih) 76 .
Maqdūr Allāh apparaît comme le synonyme d’al-῾ilm al-sābiq. On peut sup-
poser ainsi que la première expression est un archaïsme hérité d’Ibn Bahrīz,
commun à al-Kindī dont nous avons vu plus haut son réemploi philosophique
du terme coranique qadar. Quant à la seconde, elle était celle en vogue à la fin
du ixe siècle ; on la retrouve chez Ṯābit.

71
Voir l’épître 1, I 55 : « Et sache, frère, que les rangs du nombre, dans la plupart des nations,
sont au nombre de quatre, de la façon dont nous l’avons évoqué, alors qu’ils sont de seize
chez les Pythagoriciens. »
72
Ou providence.
73
Épître 39, III 339.
74
Épître 22, II 350.
75
Épître 40, III 358.
76
Épître 42, III 498.

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AḤMAD B. AL-ṬAYYIB AL-SARAḪSĪ 283

Le plan, c’est-à-dire la prescience divine, n’est pas ontologiquement premier,


il ne détermine pas les actions de Dieu. Il est une sagesse, c’est-à-dire qu’il vise
une fin qui le précède 77 . Ce qui est premier, c’est bien la providence divine, qu’Il
veuille le salut de l’âme, ce qui implique pour Lui le devoir de mettre un ordre
dans la nature qui indique la voie du salut. Et cet ordre universel, c’est l’ordre du
nombre. Nous avons dit que la réalité du nombre est, dans les Rasā᾿il, noétique,
cela signifie qu’il n’existe que pour l’âme qui compte et qui fait de la chose un
dénombré (ma῾dūd).
L’ontologie arithmétique est donc certes héritée de Nicomaque :
Nous disons donc : nous considérons que l’ensemble des choses, que la nature
a ordonnées dans le monde selon un ordre artificiel en son entier et dans chacune
de ses parties, a cependant été créé par le Créateur, Grandeur et Majesté, selon les
rapports numériques (nisab al-a῾dād) 78 .
Mais la version développée par le kindisme et les Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ tient
à l’erreur (ou à la correction) syntaxique de la version bahrīzo-kindienne qui en
fait une providence, non pas dans le sens d’un meilleur des mondes, mais dans
le sens d’un livre-monde, un recueil de signes du salut destiné à l’âme 79 .

2.3. Conclusion

Sur un plan historique, l’étude comparée de la version bahrīzo-kindienne de


l’Introduction arithmétique de Nicomaque de Gérase avec l’œuvre nominative
d’al-Saraḫsī d’une part et avec les Rasā᾿il Iḫwān al-Ṣafā᾿ d’autre part permet non
seulement d’en attribuer les gloses au disciple d’al-Kindī mais aussi et surtout de
corroborer l’attribution des Rasā᾿il à al-Saraḫsī. L’évolution du kindisme depuis
le philosophe des Arabes jusqu’aux Rasā᾿il est en outre éclairée.
Sur un plan philosophique, cette étude permet de comprendre l’origine ac-
cidentelle de l’ontologie des Frères en Pureté dans une erreur de traduction du
texte de Nicomaque, erreur fructueuse cependant, qui engendre un arithmétisme
où le nombre est compris comme signe du monde intelligible placé providentiel-
lement dans la nature, bien distinct alors du pythagorisme d’un Ṯābit b. Qurra.
L’histoire du pythagorisme arabe peut alors être réécrite.

77
Épître 42, III 470-1. Ce passage, document précieux d’histoire de la théologie musulmane,
porte sur la cause de la création, entre la volonté divine de la mu῾tazila et la science divine de
la falsafa ; il finit par proposer deux voies à cette dernière, l’une déterministe et l’autre qui
conçoit la prescience divine comme une sagesse.
78
Nīqūmāḫus al-Jārāsīnī, Kitāb al-madḫal fī ῾ilm al-῾adad, p. 18.
79
Pour l’idée de livre de la nature dans les Rasā᾿il, voir l’épître 45, IV 42, et l’épître 48, IV
167-8.

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