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EN 25 DISSERTATIONS
SUJET DES CONCOURS EC 2024
Véronique Bonnet
I. PENSER LA VIOLENCE :
UNE APPROCHE THÉORIQUE...................................................... 23
2. La violence consiste-t-elle à traiter les humains
comme des bêtes ?............................................................................... 25
4. La violence de l’inconscient................................................................ 42
7. Violence et transgression................................................................... 70
GLOSSAIRE............................................................................................ 241
Méthodologie
appliquée au thème
du concours 2024 :
la violence
INTRODUCTION
A. Problématiser une dissertation de culture générale
I. Principe
deux phases bien nettes. Le brouillon, qui se permet des raccourcis. Puis la rédaction
« au propre », définitive, développée, cursive. Comment gérer ce basculement d’une
phase de recherche, où l’on ne rédige que pour soi, à une phase d’écriture aboutie
où l’on rédige pour un lecteur ? Il faudra l’accompagner, d’énoncé en énoncé, pour lui
donner le moyen de saisir la logique de la dissertation.
Celle-ci n’a de direction et de raison d’être que si votre lecture initiale du sujet est
arrêtée par une contradiction. Sinon, à quoi bon vous livrer à une construction qui
n’a pas d’enjeu ? Une fois la question directrice trouvée, vous allez pouvoir faire se
succéder des hypothèses. Celles-ci vont intégrer progressivement des objections, qui
vont devoir préciser des domaines de définition, et des conditions.
Vous devez vous consacrer totalement, au moins pendant le premier quart d’heure,
crayon en main, à une lecture très attentive du sujet, et seulement du sujet. Pour
l’analyser, il est important de définir les termes qui le composent, et de bien regarder
s’ils sont compatibles entre eux. Ce qu’ils supposent. Ce qu’ils entraînent. Quelle est
leur modalité. À l’indicatif ? Au conditionnel ? S’il y a ou non un cercle logique.
Vous allez gagner pour la suite beaucoup de temps et d’efficacité puisque vous saurez
ce que vous cherchez et pourquoi. Les intitulés des sujets proposés au concours
sont conçus pour que vous trouviez, en eux, des indices. Pour amener vous-même,
ainsi que votre lecteur, à affronter une difficulté dont le dépassement génère une
reformulation, puis éventuellement une autre.
Il convient d’éviter l’empilement des références. Une dissertation n’est pas une collection
d’illustrations de culture générale. Sinon, vous en restez à des résidus disjoints fait
INTRODUCTION
générale ne requiert pas qu’un maximum d’occurrences interviennent. Évitez l’illusion
de briques illustratives qui se suffiraient à elles-mêmes. Elles ne sauraient tenir lieu
d’analyse du sujet.
Les responsables des épreuves rappellent régulièrement que les candidats n’ont pas à
s’installer dans une « acquisition restitution » qui reviendrait à ingurgiter et régurgiter.
Dites-vous que vous allez vous livrer à un acte de réflexion et à vous inscrire dans une
activité intellectuelle forte. Le but du jury n’est pas d’évaluer une docilité à restituer
un stock de données. Vous avez à vous installer dans la tâche de réfléchir.
Vous avez à vous réaliser des déductions. Il ne suffit pas d’apprendre, mais de
comprendre, avec intelligence, ce qui peut nourrir une réflexion à partir d’un axe. Ce
qui est le plus important dans l’évaluation d’une dissertation de culture générale est
la trajectoire qui mène à la thèse.
Cet ouvrage a donc pour fonction de vous entraîner à lire, au scalpel, un sujet. Et à
peser la teneur très particulière de chacun. La restitution systématique et non à propos
de références prêtes à l’emploi sur l’animal est à éviter. Certains ouvrages ou sites
peu scrupuleux proposent, sans les articuler entre elles, des références au kilomètre.
Les jurys des différentes grandes écoles du commerce ne s’y trompent jamais.
Ainsi, par exemple, selon le jury d’écrit de la BCE, l’essentiel est de creuser une formule
courte en « se battant avec le sujet », et en manifestant une pensée en marche. Que
le sujet proposé soit classique ou inattendu, c’est en lui que se trouvent les indices,
dans un nom, au pluriel ou au singulier, dans le temps d’un verbe ou le choix d’un
adjectif peu attendu.
En lisant un sujet, une première réponse vous vient à l’idée. Mais vous vous apercevez
qu’il y a en elle quelque chose qui vous empêche d’en rester à elle. Ceci s’appelle un
problème (du grec pro devant et blêma de ballô jeter, soit « ce qui est jeté devant »).
Problématiser, c’est donc montrer en quoi la lecture de l’énoncé proposé est arrêtée
par quelque chose qui l’empêche d’avancer. Dès lors, la dissertation trouve une
légitimité : analyser l’obstacle, l’utiliser comme indice pour reformuler de manière
Aussi important que de savoir s’arrêter, il est essentiel de commencer. Nous avons
vu que le faire imposait de s’en donner le droit : problématiser, établir que la réflexion
sur le libellé proposé se trouve interrompue, entravée. Et déterminer par quoi.
Cet ouvrage, par les sujets de dissertation qu’il rencontre, s’imposera donc de rendre
compte, à chaque fois, de sa manière de commencer, qui est aussi décisive que la
manière de construire et d’illustrer.
Supposons donc que l’énoncé « La violence comme énergie vitale ? » soit proposé au
concours à l’épreuve de dissertation de culture générale. Une lecture globale devra
alors être pratiquée, sans a priori et sans hâte.
Cette opération ouvre la problématisation dans une enquête au brouillon. Sur la copie
définitive, elle peut être précédée par un prétexte culturel choisi pour sa proximité
avec le sujet. C’est pourquoi, dans notre simulation, nous manifesterons d’abord les
10
INTRODUCTION
l’énoncé. Ont d’excellents résultats les étudiants qui procèdent d’un seul mouvement
homogène, approfondissant et précisant à mesure les hypothèses de lecture.
Cette rédaction, pour avoir une dynamique propre, ne doit pas être perçue par vous
comme une suite d’opérations imposées, comme autant de phases incohérentes d’un
parcours arbitraire, mais doit se tenir au plus près de vos aspirations et affinités.
Dans un concours, il importe d’être le plus à l’aise possible.
L’écriture est partie prenante de ce confort : tel candidat aura besoin de tout annoncer
dès le départ, tel autre sera accoutumé à des propositions plus surprenantes, mais
néanmoins étayées, tel autre aura besoin de dramatiser sa copie pour préparer comme
un putsch théorique préparé dans la coulisse, tel autre aura besoin d’homogénéiser
les illustrations entre elles…
a) Problématisation au brouillon
La violence est-elle une expansion naturelle, peut-elle utiliser des dispositifs culturels
telles que la pérennisation d’un pouvoir, ou la ruse du harcèlement récurrent ? Est-elle
compatible avec une existence humaine ayant à faire sens ? Quelles limites ou quelle
contradiction interne de la violence conquérante ? Est-elle dynamique et aspire-t-elle
à devenir statique ? Par des mythes, des postulats ?
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instable, reposant sur des rapports de force qui sont sujets à des fluctuations ? Le
conquérant brutal est-il ou non maître de l’énergie qu’il déploie ? Ne devient-il pas
« une force qui va » ? Est-il emporté par l’élan qu’il déploie au point d’en devenir la
victime ? La violence conquérante est-elle action ou passion ?
b) P
roblématisation cultivée et rédigée, qui constitue l’introduction de la
dissertation
Sophocle, dans son Antigone, fait référence à la souillure générée par la violence
transgressive de Créon lorsqu’il refuse l’inhumation d’un mort qui a combattu contre
sa propre cité. Ceci revient à porter atteinte au royaume d’Apollon, divinité solaire, qui
ne doit régner que sur les vivants alors qu’Hadès, divinité chthonienne, règne sur tous
les morts. Créon veut étendre le domaine des prérogatives de la loi de la cité en s’en
prenant au domaine de la loi divine que l’héroïne éponyme, Antigone, fille qu’Œdipe
a conçue avec sa propre mère, Jocaste, et donc simultanément sœur d’Œdipe, veut
préserver et défendre. Mais aussi parce que sa destinée est de neutraliser, et étant
enterrée vivante, la transgression que constitue l’ordre de Créon qui, pour faire un
exemple, a interdit que l’on enterre un mort. Pour conjurer l’abomination d’un mort
dans le royaume des vivants, une vivante est plongée dans le royaume des morts.
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INTRODUCTION
un espace qui n’est pas initialement le sien peut-elle être arrêtée pour préserver le
rapport entre soi et soi ?
I. Principe
Il convient de se garder dans cet exercice de tout préjugé selon lequel il y aurait cette
référence à « placer », ou cette citation à faire comparaître. Il faut d’ailleurs se méfier
beaucoup des citations hors contexte qui opèrent comme des arguments d’autorité
ou des théorèmes abusifs. Une fois, donc, le postulat argumenté et illustré, il convient
de regarder à quelle objection cette étape est susceptible de se heurter, ou en quoi
elle reste imprécise et ambivalente.
Il peut être élégant, économique, fluide, si cela est possible, de choisir des illustrations
qui sont déjà en déséquilibre, c’est-à-dire qui contiennent déjà en elles des indices de
leur fragilité ou de leur incomplétude. Il sera essentiel d’opérer ces trois étapes pour
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déjà été fait mention, et de se contenter pour le troisième moment de soupçonner une
insuffisance sans l’expliciter pleinement, ce qui enclencherait une nouvelle proposition.
a) Développement au brouillon
Effectuons alors un parcours non rédigé pour le sujet qui nous occupe :
b) Développement rédigé
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INTRODUCTION
de conséquence, la notion d’espace vital, que l’énergie naturelle aurait à conquérir se
réfère à une dimension qui serait commune aux vivants non humains et aux vivants
humains.
« Ainsi, cette force singulière, qui prend sa source dans la cause excitatrice
des mouvements organiques, et qui, dans les corps organisés, fait exister la
vie et produit tant de phénomènes admirables, n’est pas le résultat de lois
particulières, mais celui de circonstances et d’un ordre de choses et d’actions
qui lui donnent le pouvoir de produire de pareils effets. Or, parmi les effets
auxquels cette force donne lui dans les corps vivants, il faut compter celui
d’effectuer des combinaisons diverses, de les compliquer, de les surcharger
de principes cœrcibles, et de créer sans cesse des matières qui, sans elle
et sans le concours des circonstances dans lesquelles elle agit, n’eussent
jamais existé dans la nature. »
Mais faut-il concevoir sur le même plan la vitalité de l’humain, fût-il héros ou athlète ?
La vitalité, même adaptative est-elle autre chose pour le sujet qu’un abandon passif à
la nature ? L’invocation, dans certains totalitarismes, d’un droit à l’espace, à l’espace
vital, au nom de la survie, est-il recevable ? La violence conquérante du vivant
peut-elle être revendiquée par les individus humains et alimenter par exemple les
problématiques du droit du plus fort ?
C’est la question qui est examinée dans le Gorgias de Platon, où l’hypothèse d’une
transgression bienheureuse se trouve effectivement incarnée par des personnages
qui veulent donner libre cours, dans la cité, à une expansion inconditionnelle et
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chaque homme doit occuper toute la place que la nature et son énergie lui donne,
quelles que soient les dispositions sociales existantes :
Certes, Socrate essaie bien de montrer que cette boulimie spatiale perpétuelle rend
injuste et malheureux, en 507 d, préconisant la nécessité d’attribuer équitablement
aux autres une place, et de respecter et reconnaître à chacun un espace propre, ce
qui passe par le crible de la justice et de la mesure :
« Or si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous qui veut être
heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer,
mais qu’à l’inverse il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses
jambes et surtout s’arranger pour ne pas être puni. »
Dire de la violence conquérante qu’elle est vitale ne serait qu’un alibi irrecevable.
C’est le grand naturaliste, père de l’étude des vivants Aristote, qui, à partir de la
notion de « lieu propre », topos oikeios, aux éléments et aux vivants, fait de la cité, et
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INTRODUCTION
de l’humain.
Du ciel le plus parfait au ciel le moins parfait, dans le contexte d’une hiérarchie réglée
des sphères, du supralunaire baigné par l’éther, le cinquième élément, au sublunaire
baigné par l’air, le chaud, le froid, le haut, le bas, déterminent des mouvements
rectilignes qui font que chaque élément occupe toujours un « lieu propre » : le feu
s’élève, la terre, lourde et froide, est le lieu propre des corps pesants…
Il en est de même des vivants, l’économie propre de chaque organisme lui imposant
un lieu où sa vitalité peut se déployer au mieux, comme le poisson dans l’eau. Aristote
entend par vital ce qui est nécessaire à la vie, qui la constitue. D’où le repérage de la
vitalité comme l’expression achevée des propriétés qui caractérisent tel ou tel vivant.
Ainsi, le parfait dynamisme, passage des potentialités, (dunamis) inscrites dans un
vivant, par leur actualisation, est nommé par Aristote, plutôt qu’énergeïa, mise en
œuvre (ergon) non totalement aboutie, entélécheïa, expression aboutie qui a touché
au but (télos).
Dès lors, pour lui, la vie des vies la plus remarquable et la plus saine est celle qui
manifeste au plus haut la capacité humaine de contempler. Ce qui revient à dire que
l’être humain le plus éminemment vivant exerce sa vitalité dans l’imitation du premier
moteur immobile, qui est l’entéléchie ou la vie même. On est bien loin, et même à
l’opposé, d’une légitimation naturaliste de la violence conquérante.
Or, puisque l’homme est potentiellement théoricien, lorsque Aristote évoque, au début
de sa Politique, l’essence globale de l’homme, il envisage celui-ci comme animal
politique (en grec zôon politikon, soit celui qui vit dans une cité) parce qu’il est animal
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Dès lors, la cité, lieu du « bien vivre », et non pas du « vivre » tout court, est son lieu
propre, comme ceci est indiqué dans la Politique au livre I chapitre 2 : hors de la cité,
l’homme est « un monstre ou un Dieu ». L’homme, parce qu’il est un animal logique,
détenteur d’une compétence à parler qu’il lui faut actualiser, ne peut pas ne pas se
tenir hors de la cité, sans quoi il vivra dans la promiscuité de la caverne du Cyclope,
sans parler ni contempler. Ce qui requiert qu’il ne se tienne pas dans l’agressivité de
la violence conquérant mais dans une intersubjectivité respectueuse.
Ceci a deux conséquences. D’une part, le « lieu propre » de l’humain n’est pas espace
vital mais « espace linguistique », ou encore « espace discursif », « espace éducatif ».
D’autre part, la violence ne sera concevable que comme irruptions circonstanciée,
destinée à se garder de la barbarie d’une agression. Les modalités éventuelles d’une
violence défensive relèvent non pas de l’instinct, mais d’élaborations exigeantes.
Ainsi, dans l’art de la guerre, évoqué dans l’Éthique à Nicomaque, le courage devra
se garder aussi bien de la témérité que la lâcheté et cultiver une médiété, à égale
distance de l’excès et du défaut, qui n’a plus rien à voir avec l’invocation extasiée et
magique, de la part de Calliclès, d’un prétendu espace vital à déployer en fonction de
la puissance de chacun.
Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote montre que la prudence n’a pas à faire à la stabilité
du supralunaire, éternel, incorruptible, consistant, comme la mathématique, mais à
l’instabilité du sublunaire, mortel, corruptible, irrégulier, inconsistant, contradictoire.
La violence défensive, et non plus conquérante, relève du cas par cas. En effet, même
si ma délibération chevronnée me permet, par l’imagination qui se souvient et anticipe,
de déterminer un objectif Z et d’avoir idée que Z requiert Y, qui requiert X, qui requiert
W… et si je m’aperçois que W est à ma portée, alors ces deux prémisses du syllogisme
déclenchent l’action, qui en est la conclusion.
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INTRODUCTION
Pour le stratège qui vise la victoire, il n’y a qu’un pas entre le courage et la témérité,
entre le courage et la lâcheté. On voit, dès lors, à quel point l’emploi de la force brutale
n’a rien d’impulsif, mais passe par des modèles hypothétiques.
Dans l’anthologie thématique du xvie siècle, Préambule des Innombrables, l’un des
auteurs d’une œuvre foisonnante de 1569, intitulée La Forêt parœnétique ou admonitoire
de Ligier Du Chesne, le poète Léonard de la Ville se réfère à six transgresseurs, des
réformés accusés d’exercer contre le catholicisme une violence conquérante indue.
Le sonnet, très homogène, fait prévaloir le lexique de ce que les Grecs appellent
hubris, la démesure, ce qui dépasse les bornes.
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Jean Calvin, Martin Luther, Pierre Martyr, Augustin Marlorat, Théodore de Bèze et
Pierre Viret sont pourvus d’épithètes qui manifestent le mélange des genres. L’hérésie
désigne le choix de ce qui n’aurait pas dû être choisi, leur erreur est dite errance,
les ergots font passer pour du relief le creux, déclamations qui donnent à l’injuste
l’apparence du juste, au vide l’apparence du plein, à ce qui est saint l’apparence du rien.
Le sonnet fait référence à la France, à sa monarchie de droit divin, qui est fragilisée
par les thèses et pratiques invasives de la Réforme. Ce réquisitoire contre six fauteurs
de troubles précède de trois ans le massacre de la Saint-Barthélemy.
Font irruption dans le royaume de France, extension symbolique du corps du roi, des
sujets qui adressent pétitions et remontrances pour pouvoir extérioriser la foi qu’ils
ont au-dedans. On leur reproche leur violence conquérante sans prendre garde à la
violence qui est déployée à leur égard.
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INTRODUCTION
laisser envahir, conquérir, assiéger, par un sentiment intime qui peut même amener
à se retirer, préférer battre retraite, renoncer à ses terres, à sa patrie même. Ce que
fit l’ingénieur Jean Errard, qui quitta son Barrois natal, et devint plus tard l’architecte
militaire d’Henri IV, inspirateur ès architectonique de Vauban lui-même.
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Dans l’Appendice de Si c’est un homme, que Primo Levi ajouta pour l’édition scolaire,
suite de réponses aux interrogations les plus fréquentes des lycéens, il répond ainsi
à la question 7 (Comment s’explique la haine fanatique des nazis pour les juifs) :
On appelle violence un rapport à l’autre qui le nie comme autre et n’aperçoit plus
en lui qu’un vivant à rendre de moins en moins vivant. Bestialité de la violence, qui
va jusqu’à traiter les autres humains comme on traiterait les bêtes. Boris Cyrulnik
précise que dans les camps de concentration, les nazis considéraient les humains à
exterminer comme inférieurs aux bêtes. Aux bêtes ils manifestaient quelques égards.
Marguerite Yourcenar, a mis en mots le gain pour les rapports humains eux-mêmes
du partage du sensible.
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L’animal, lui, relève d’une prédation réglée, le prédateur et sa proie s’inscrivant dans
une économie globale de la nature, instinctive et dépourvue d’intentions.
Alors que l’humain est muni du pouvoir de choisir, d’intégrer ou non la sensibilité des
vivants à ses calculs. Il pourrait s’exercer à éviter la douleur de l’animal s’il se met
à sa place. Et se trouver dans une disposition propice à la morale lorsque ce vivant
est plus qu’un vivant, une personne.
C’est ce qu’elle suggère dans son Message à l’Œuvre d’Assistance aux bêtes d’abattoir :
Dans Le Silence des bêtes, dont le sous-titre est La philosophie à l’épreuve de l’animalité
Elisabeth de Fontenay prend bien la précaution d’exclure toute assimilation de l’animal
à l’homme. Avant de s’élancer vers son premier chapitre, Acheminement vers leur non
parole, elle formule un rapprochement qu’elle prend bien soin d’identifier comme
métaphorique :
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Revenant sur cet énoncé lors d’un entretien avec Stéphane Bou, intitulé Actes de
naissance, Elisabeth de Fontenay articule l’énigme posée par ce frère mutique et celle
qui est posée par la présence muette des animaux, sans assimiler l’une à l’autre :
Dans l’ouvrage Sans offenser le genre humain, qui a pour sous-titre Réflexions sur la
cause animale, Elisabeth de Fontenay revient sur l’objectif du Silence des bêtes, où
elle construisait, pour les animaux moins endormis que sont les hommes, la tâche
de veiller sur les animaux plus endormis. Sans en appeler à traiter les animaux
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d’une solidarité des plus éveillés à l’égard des moins éveillés. Ce qu’elle énonce de
manière synthétique :
La violence infligerait aux humains ce quoi les bêtes elles-mêmes ne voudraient pas.
« Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a
qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand
et infini nombre de nos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour
vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les
lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend
de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils ne sont des
vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? »
Alors que les bêtes, elles, du moins tel est l’argumentaire de La Boétie, ne se laisseraient
pas à ce point capturer :
« Mais, à la vérité, c’est bien pour néant de débattre si la liberté est naturelle,
puisqu’on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort, et qu’il n’y a
rien si contraire au monde à la nature, étant toute raisonnable, que l’injure.
Reste donc la liberté être naturelle, et par même moyen, à mon avis, que
nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais
aussi avec affectation de la défendre. Or, si d’aventure nous nous faisons
quelque doute en cela, et sommes tant abâtardis que ne puissions reconnaître
nos biens ni semblablement nos naïves affections, il faudra que je vous fasse
l’honneur qui vous appartient, et que je monte, par manière de dire, les
bêtes brutes en chaire, pour vous enseigner votre nature et condition. Les
bêtes, [...] si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté ! »
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L’éléphant lui-même, sur le point d’être capturé par les chasseurs, préfère briser
ses défenses :
« Que veut dire autre chose l’éléphant qui, s’étant défendu jusqu’à n’en
pouvoir plus, n’y voyant plus d’ordre, étant sur le point d’être pris, il enfonce
ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que le grand
désir qu’il a de demeurer libre, ainsi qu’il est, lui fait de l’esprit et l’avise de
marchander avec les chasseurs si, pour le prix de ses dents, il en sera quitte,
et s’il sera reçu de bailler son ivoire et payer cette rançon pour sa liberté ?
Nous appâtons le cheval dès lors qu’il est né pour l’apprivoiser à servir ;
et si ne le savons-nous si bien flatter que, quand ce vient à le dompter, il
ne morde le frein, qu’il ne rue contre l’éperon, comme (ce semble) pour
montrer à la nature et témoigner au moins par-là que, s’il sert, ce n’est pas
de son gré, ainsi par notre contrainte. Que faut-il donc dire ? Même les bœufs
sous le poids du joug geignent. Et les oiseaux dans la cage se plaignent. »
La Boétie s’interroge alors sur cette énigme, qui fait que les bêtes se défendent alors
que les hommes se laissent faire :
« [...] Ainsi donc, puisque toutes choses qui ont sentiment, dès lors qu’elles
l’ont, sentent le mal de la sujétion et courent après la liberté, puisque les bêtes,
qui encore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoutumer
à servir qu’avec protestation d’un désir contraire, quel malencontre a
été cela qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né, de vrai, pour vivre
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désir de le reprendre ? »
Les humains, du fait d’une emprise insensible et douce, puisque le tyran se rend
puissant par des manœuvres qui abêtissent les individus, se croient libres sans l’être.
Marguerite Yourcenar, dans les Mémoires d’Hadrien, met dans la bouche de son
empereur romain des conjectures à propos de certaines manœuvres dilatoires :
La réduction des individus au machinal leur fait adopter des gestuelles dont ils ne
saisissent plus les tenants et aboutissants. Et va même jusqu’à faire du travail,
théoriquement émancipateur, une suite d’enchaînements sans signification. Cybernétique
étrange, dont les acteurs ne seraient plus que des agents dociles de mécanismes qui
n’auraient de sens que pour d’autres et qui ne serviraient qu’à d’autres. Comme si la
vocation humaine à faire de sa vie une histoire, s’essayer à des tournants, tenter une
élaboration symbolique intime, partagée ou non, n’avait plus cours.
Traiter apparemment les humains comme des humains serait une ruse de la violence.
Dans son Discours de la Servitude volontaire, La Boétie, lui, se référait à Cyrus qui avait
mis les Lydiens durablement sous sa coupe en ouvrant « des bordels, des tavernes et
des jeux publics ». Pour que ceux qu’il avait vaincus, subjugués par la prégnance des
sensations, laissent en sommeil leurs compétences à percevoir et analyser. Stratégie
de l’amollissement de l’esprit critique que Jules César pour les Romains, avait réitérée :
« … car son humanité même, que l’on prêche tant, fut plus dommageable
que la cruauté du plus sauvage tyran qui fût oncques, pour ce qu’à la vérité
ce fut cette sienne venimeuse douceur qui, envers le peuple romain, sucra
la servitude ».
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Les fictions sont parfois prémonitoires. Ainsi, dans 1984, œuvre de science-fiction
d’Orwell, écrite après la Seconde Guerre mondiale, au moment où les totalitarismes
ont suscité dégoût et analyses, la balbutiante technologie de la surveillance généralisée
met à rude épreuve les corps et les esprits. Le télécran, transposition de la télévision
qui a commencé à envahir les foyers américains, y a pour fonction de capter en
permanence la manière de respirer, bouger, trembler, des malheureux organismes
des citoyens. Insensiblement, partout et toujours, l’éventualité d’un regard braqué
sur tous les êtres les amène, dans leur volonté de rester naturels, de faire comme si
de rien n’était, à se raidir, réprimer tous les élans, pour ne pas encourir la foudre du
ministère de l’Amour ou du ministère de la Vérité.
Winston, héros rebelle, décide de suivre ses aspirations, ses penchants, en dépit d’un
espionnage généralisé qui repère puis fait disparaître les opposants, ose commencer,
un 4 avril, la rédaction d’un journal intime, ce qui, bien sûr lui impose de chercher
l’angle aveugle de la pièce, hors de portée du télécran. Et alors, il tente de se maîtriser :
1984 met en œuvre la figure du panoptikon, soit d’un « voir sans être vu », théorisé
par Bentham, et repris par Foucault, aussi bien concernant l’asile, que l’hôpital, que
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classique seconde édition en 1972, révisée, de Folie et déraison et aussi dans Surveiller
et punir, texte de 1975.
Au moment où Foucault envisage cette hypothèse, on n’a pas encore idée de l’enjeu
économique et politique du séquençage du génome humain, qui intéresse tant la
Silicon Valley, ni de l’emprise, y compris physique, des pratiques de l’internet.
Le cours que Foucault effectue au Collège de France pour l’année scolaire 1978-1979,
envisage une bio-politique de la population, qui se double d’une anatomo-politique du
corps humain. Sa thèse est que la très lisible et classique contrainte par corps est
remplacée, à partir du xixe siècle, par des dispositifs technologiques de subordination
dont les intéressés ne peuvent pas se rendre compte.
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Notre société, selon Foucault, qui énonce ceci bien avant Facebook et autres réseaux
sociaux où l’intime s’étale, a fini par réaliser la fiction qui est celle de Diderot dans
Les bijoux indiscrets, ou un tyran rêve de faire parler les corps de ses sujets.
Dans ce roman philosophique, Diderot envisage la tentation qui est celle du tyran :
trouver un moyen de faire parler les corps sans pour autant faire usage de la torture.
Un anneau rend ce que cache les corps visible, inverse de l’anneau de Gygès qui,
évoqué par Platon, rend le corps invisible. Ce qui permet de voler et de tuer. Diderot
imagine un despote qui aurait trouvé la solution magique pour rendre indiscrets les
bijoux, soit le sexe de ses sujets, pour savoir qui couche avec qui, et qui jouit de qui.
Ce qui lui donne bien sûr la mainmise sur les êtres dont il prétend être le guide tout-
puissant. On peut faire le lien avec un autre délire panoptique : l’univers sadien, qui, lui,
n’est pas dans le recul critique de Diderot, mais se trouve emmuré dans un fantasme.
Dans Qu’est-ce que les Lumières ?, de 1784, le philosophe Emmanuel Kant, relevait les
dispositifs confiscatoires, privateurs, favorisés par les gouvernants avides de garder
la haute main sur une population docile et désarmée :
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pour les descendants, c’est attenter aux droits sacrés de l’humanité et les
fouler aux pieds ».
L’homme est alors dépossédé de son corps lui-même, que d’autres font bouger à
sa place :
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En effet, il se trouve que la colère peut faire sortir un être de ses gonds, au point de
l’égarer, et de rendre délirantes sa gestuelle et son élocution :
Une telle violence des mots, comparée par Sénèque à une torture pour ceux qu’elle
percute, peut-elle pour autant, une fois la colère retombée, être présentée comme
un dérapage accidentel ?
« Rien ne révolte autant les regards que ce visage menaçant et farouche, tantôt
pâle, par le refoulement subit du sang vers le cœur, tantôt devenant pourpre
et d’une teinte sanglante par l’excessive affluence de la chaleur et des esprits
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La violence atteint un tel point de démesure que Sénèque n’hésite pas à comparer
l’emportement violent de l’être irrité à un tigre, le tigre étant moins effrayant parce
qu’il est toujours tigre, alors que l’homme en proie au déchaînement colérique n’est
pas toujours un monstre :
« Oui, le tigre lui-même, que tourmente la faim ou le dard enfoncé dans ses
flancs, le tigre qui dans une dernière morsure, exhale contre le chasseur les
restes de sa vie, paraît encore moins féroce que l’homme enflammé par la
colère. Écoutez, si vous pouvez, ses vociférations, ses menaces, et dites-
moi que vous semble d’une torture qui arrache à l’âme de tels cris. Est-il
un mortel qui ne fasse vœu de rompre avec cette passion, si on lui prouve
clairement qu’elle commence par son propre supplice ? »
Que ressentir alors lorsque les vociférations adviennent ? Ressentir une commotion
de surprise ? Éprouver une incompréhension, ou une admiration ?
« Ces puissants de la terre qui s’y livrent, qui y voient une preuve de la
force, qui regardent comme un des grands avantages d’une haute fortune
d’avoir la vengeance à leurs ordres, me défendrez-vous de leur apprendre
que, loin d’être puissant, l’esclave de la colère ne peut même se dire libre ?
combien il abdique sa puissance, et jusqu’au titre d’homme libre celui
qu’asservit sa colère ? »
36
L’invective relève, en effet, chez les Romains comme chez les Grecs, de la culture des
rituels déclaratifs de l’hostilité. Ce qui est parvenu jusqu’à nous, dans certains sports
comme le rugby, où les équipes commencent par s’agresser verbalement avant le
match était pratiqué dans l’antiquité par un camp en direction d’un autre camp, pour
déclencher dans les deux camps fureur et donc vigueur.
Ainsi, de manière très ironique, le dramaturge Jean Giraudoux s’était amusé, dans
La Guerre de Troie n’aura pas lieu, à mettre dans la bouche d’un géomètre mobilisé
la justification de cet usage de la violence pour s’échauffer et échauffer l’ennemi :
37
d’être appelé arbre à pellicules peut-il me faire monter l’écume aux lèvres
et me pousser à tuer ! Arbre à pellicules est complètement inopérant.
Hécube : Il t’appelle aussi Œil de veau. »
Mais l’on voit bien qu’ici, la violence des attaques relève d’une stratégie, d’une intention.
Or, lorsque la colère délirante est là, ce qui est proféré peut se révéler parfaitement
hyperbolique et démesuré. À tel point que lorsque la violence décroît, ce qui a échappé
peut être présenté comme accidentel : « Mes paroles ont dépassé ma pensée. » ou
encore « Je n’ai pas voulu dire cela ».
Lorsque les mots sont lâchés, celui qui les a proférés peut-il faire croire qu’ils venaient
de nulle part ? Ceux qu’ils viennent de plonger dans un ressenti douloureux peuvent-ils
y croire un instant ? Les « paroles en l’air » véhémentes peuvent-elles, pour consoler,
être réduites à un lapsus linguae, un glissement de langue irréfléchi, qui se serait, par
mégarde, présenté ? La parole n’a-t-elle pas toujours pour assise la pensée ?
Le ressenti de la violence verbale peut faire l’objet d’un démenti et d’un déni.
« Ce n’est pas ce que je voulais dire ». On croit se disculper en suggérant que ce qu’on
a laissé exploser et sortir de soi, on ne l’avait pas pensé. Or, ce qui est dit est dit, sans
qu’on puisse effacer une occurrence passée.
Montaigne, dans ses Essais, au chapitre 9 du livre I, intitulé Des menteurs, montre à
quel point le diplomate qui méconnaît la discrétion qui sied à sa charge, lorsqu’il se
laisse aller à dire sa pensée au lieu de transmettre celle de son maître, risque d’en
pâtir gravement, et même de mourir :
38
Certes, en ce cas, on peut toujours arguer que les paroles nous ont échappé, que
c’était trop fort, que le travail de retenue, réfléchi, n’a pas pu se mettre en place.
Mais toutes ces occurrences dans lesquelles on s’est laissé aller sont des situations
dans lesquelles ce qu’on a dit on l’a bien pensé. Et, de l’extériorisation de sa pensée
intérieure, on est effectivement comptable et responsable.
Une telle excuse, qui dissocie parole et pensée, prétend qu’il y a eu inadéquation. Or,
dissocier la pensée de la parole ne se peut.
De tous les théoriciens, c’est sans doute Merleau-Ponty qui a exclu le plus fermement
une telle possibilité. Dans la Phénoménologie de la perception, livre I chapitre 4, il
exclut que la pensée puisse être une intériorité qui cherche ses mots, puisque c’est
seulement par le discours, ouverture vers le monde et les autres, que la pensée
advient. Ainsi, il écrit :
« Il faut reconnaître déjà que la pensée, chez le sujet parlant, n’est pas une
représentation, c’est-à-dire qu’elle ne pose pas expressément des objets
ou des relations. L’orateur ne pense pas avant de parler, ni même pendant
qu’il parle. Sa parole est sa pensée. De même l’auditeur ne conçoit pas à
propos des signes. La “pensée” de l’orateur est vide pendant qu’il parle, et
quand on lit un texte devant nous, si l’expression est réussie, nous n’avons
pas une pensée en marge du texte lui-même, les mots occupent tout notre
esprit, ils viennent combler exactement notre attente et nous éprouvons
la nécessité du discours, mais nous ne serions pas capables de le prévoir
et nous sommes possédés par lui. La fin du discours ou du texte est la fin
d’un enchantement. »
Merleau-Ponty exclut que la pensée soit un quelque chose intérieur qui doive, pour être
exposé et partagé « chercher ses mots ». Ce sont les mots qui constituent la pensée
au moment où ils se profèrent et se reçoivent, s’écrivent et se lisent.
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Enfin, Merleau-Ponty prend soin de montrer quelle est la source d’une telle illusion :
« Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui
existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées
et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et
par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en
réalité ce silence prétendu est bruissement de paroles, cette vie intérieure
est un langage intérieur. »
« Ainsi, la parole, chez celui qui parle, ne traduit pas une pensée déjà faite,
mais l’accomplit. À plus forte raison faut-il admettre que celui qui écoute
reçoit la pensée de la parole elle-même. À première vue, on croirait que
la parole entendue ne peut rien lui apporter : c’est lui qui donne leur sens
aux mots, aux phrases, et la combinaison même des mots et des phrases
n’est pas un apport étranger, puisqu’elle ne serait pas comprise si elle ne
rencontrait pas chez celui qui écoute le pouvoir de la réaliser spontanément.
Ici comme partout il paraît d’abord vrai que la conscience ne peut trouver
dans son expérience que ce qu’elle y a mis elle-même. »
Il s’agirait, alors, de tarir la violence en soi, pour la tarir hors de soi. Soit d’intégrer
des habitus, soit des manières de procéder que l’on finit par introjecter, incorporer en
soi. Les paroles peuvent faire honte, si l’on s’est laissé aller à des propos violents et
vulgaires auxquels on n’avait pas d’abord prêté attention. Aussi bien la violence que
40
Ce texte de 1982 évoque ce qu’il était alors imprudent de laisser transparaître comme
autant de marqueurs culturels accablants pour certains mais pas pour tous. Comme
si jouer avec le feu de la violence disruptive était un privilège de classe.
41
Dans son film Les Oiseaux, Hitchcock suit-il les traces du lanceur d’alerte Aristophane
dont la comédie du même nom voulait amener les Athéniens à faire l’hypothèse d’une
barbarie larvée au cœur même de leur cité ?
Aristophane, dans cette pièce, fait état d’une démocratie de plus en plus abîmée par
des forces antagonistes au-dehors et au-dedans. Certes, les Grecs, et notamment les
Athéniens, à l’âge d’or de la démocratie, considéraient tous ceux qui n’étaient pas grecs
comme des barbares, nommés ainsi pour suggérer qu’ils ne disposaient pas d’une
parole capable de raisonnement ou de calcul (logos) mais qu’ils avaient seulement
une voix (phôné) capable d’émettre des sons comme les oiseaux (bambaïnô en grec,
signifie pousser des cris d’oiseaux).
Aristote, dans Les Politiques, au chapitre 2 du livre I, fait du logos, discours ou calcul,
dimensions élaborées, ce qui différencie l’humain des sons émis spontanément
par les animaux. L’homme pourrait faire autre chose que pousser des cris, code
directement en phase avec besoins et instinct, puisqu’il est muni du potentiel de
développer à certaines conditions un logos, une expression réfléchie et rationnelle.
L’animal logique qu’il est ne pourrait s’y préparer que dans la cité. Il lui incomberait,
dès lors, de se faire animal politique :
« Il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe
quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le
disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme
a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable,
aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature en effet est parvenue
jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de
se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester
l’utile et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet
qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux animaux : le fait
que seuls ils ont la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste et
des autres notions de ce genre. »
Un peu moins d’un siècle auparavant, Aristophane, dans les Oiseaux, dystopie de
remontrance pour les Athéniens, avait inversé les statuts de la douceur cultivée du
42
Dans ses Oiseaux à lui, Hitchcock semble dessiner à son tour une revanche, et même
un châtiment des humains, de moins en moins humains, par des choucas, corneilles,
goélands, moineaux, bouvreuils… Ceux-ci effectuent des attaques en piqué, terrifiantes,
comme pour dénoncer la persistance ou le retour de pulsions sauvages dans une
humanité indigne ou dégradée.
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Jacques-Alain Miller fait état de l’infléchissement aperçu alors par Lacan, celui
d’une minoration de la figure paternelle au profit d’une omnipotence maternelle.
Représentation émergente qui est à l’œuvre non seulement dans Les Oiseaux d’Hitchcock
mais déjà dans Psychose :
Certes, dès 1929, dans Malaise dans la civilisation, Freud se disait déjà perplexe à
propos du processus d’humanisation. Il faisait l’hypothèse que les interdits, incarnés
par la figure sévère du Père, porteur d’autorité, pouvant à tout moment se trouver
débordés par le retour des pulsions :
« La tension entre le sévère surmoi et le moi qui lui est soumis, nous la
nommons conscience de culpabilité ; elle se manifeste comme besoin de
punition. La culture maîtrise ainsi le plaisir dangereux à l’agression en
affaiblissant et désarmant l’individu ; elle place à l’intérieur de lui une instance
de surveillance, comme des forces d’occupation dans une ville conquise. »
44
La Fièvre dans le sang (Splendor in the grass), réalisée par Elia Kazan en 1961, avait
manifesté l’embrasement des âmes et des corps qui pouvaient advenir dans le
contexte d’impératifs conservateurs violents interdisant par exemple tout rapport
sexuel avant le mariage.
Deux ans après, Hitchcock explore la métaphore animale pour manifester comment
les injonctions d’une mère toute-puissante peuvent, par leur intransigeance, se
retourner. Les attaques d’oiseaux qui s’abattent sur la petite ville de Bodega Bay, près
de San Francisco, la ville de Saint-François, celui parvient à parler paisiblement aux
animaux du Ciel, alors qu’Orphée l’avait fait pour les animaux des Enfers, opèrent
comme symptôme d’un malaise dans l’humanité.
Au préalable, la venue sur l’île de Mélanie, rencontrée par Mitch chez un oiseleur,
s’avère élément déclencheur. Elle fait alors la surprise d’apporter à Cathy, sœur de
Mitch, un couple d’inséparables, love birds en anglais, oiseaux symboles de fidélité
conjugale. Qu’elle veuille manifestement se prêter au jeu de la séduction, déchaîne
à un point tel la fureur maternelle que le ciel va s’abattre sur l’île, par le biais
cinématographique d’être ailés. Les oiseaux s’acharnent alors progressivement sur
tous et tuent quelques-uns, tels des anges exterminateurs.
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Dans Les Oiseaux, la mère abusive de Mitch relaie ce que dit l’opinion publique : la
violence des volatiles commence à déferler lorsque Mélanie, visiblement attirée par
son fils, débarque : « Ils disent que ça a commencé avec vous. »
Dans le chapitre The Birds de son Hitchcock (7) dans la collection Petite bibliothèque
du cinéma, le critique Jean Douchet fait bien de la blonde Mélanie – prénom ironique
puisque mélaïna signifie en grec la brune – celle qui a semé le vent et récolté la tempête :
Mitch, l’homme que sa mère aimait trop, celle, dit Doucet, qui a essayé de « rogner les
ailes de son fils » comme elle l’a fait pour les poulets qu’elle élève, n’est pas insensible
au charme de Mélanie. Les instincts les plus extrêmes de sa mère tutélaire, prétendant
rester pour son fils la seule boussole, sont alors convertis symboliquement, échappant
aux filets qui devraient la capturer, pour prendre au piège l’humanité elle-même.
Comme l’écrit Jean Douchet :
L’animal est, en effet, dans ce film, matériau d’une métaphore, dans le bestiaire
constitué par Hitchcock, l’oiseau, descendant du dinosaure, symbolise la dimension
archaïque qui sommeille en tout être humain, toujours prête à reprendre son envol.
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Le fondateur de la psychanalyse, Freud, avait dit de cet espace qu’il était préhistorique,
non temporel, réservoir psychique rendant possible la pensée, l’imagination, les
représentations.
Faut-il voir, dans l’usage métaphorique des oiseaux de ce film, une célébration de
ce qui peut rendre l’humain créateur à condition d’être endigué ? Ou une déploration
de la précarité des régulations familiales et sociales que la démesure enfouie peut
à tout moment bouleverser ?
Dans son film Les Oiseaux, Alfred Hitchcock fait bien intervenir des oiseaux réels dont
il démultiplie la présence par des images en surimpression, donnant consistance et
épaisseur. On connaît, certes, la minutie de ce cinéaste, par exemple dans l’ouvrage
de Truffaut, résultante de quatre ans d’entretiens, intitulé Hitchcock/Truffaut ou Le
Cinéma selon Alfred Hitchcock, dans lequel Hitchcock avoue avoir été très précis dans
la préparation des Oiseaux :
« Pour The Birds [Les Oiseaux (1963], chaque habitant de Bodega Bay, homme,
femme, vieillard, enfant, a été photographié à l’intention du service des
costumes. Le restaurant est une copie exacte de celui qui existe là-bas.
Le logement de l’institutrice est une combinaison de l’appartement d’une
institutrice réelle à San Francisco et du logement de l’institutrice en titre
à Bodega Bay, car je vous rappelle que, dans le scénario, il s’agit d’une
institutrice de San Francisco qui vient enseigner à Bodega Bay. La maison du
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Les Oiseaux ne constituent en rien un film sur les oiseaux. Certes, une effective attaque
d’oiseaux a donné au cinéaste idée du scenario, et un certain nombre d’attaques
d’oiseaux factuelles ont été rapportées par la presse. Mais il s’agit pour Hitchcock
d’opposer au point de vue humain un prétendu point de vue des mouettes. Ceci
permet au stratège qu’il est de dilater ou condenser le temps pour jouer avec le désir
du spectateur, lui faire éprouver l’intensité des pulsions arrêtées, contrariées. Pour
d’une certaine façon les humaniser en les cultivant.
Ainsi, à Truffaut qui lui demandait quelles étaient ses intentions dans la scène saisissante
de la vue aérienne de l’incendie de Bodega Bay, qui rend visible la violence qui refait
surface, le cinéaste répondait :
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Le film reste d’ailleurs sans conclusion et s’achève par un fondu au noir qui évite
soigneusement le mot « Fin » :
« Oui, nous en avons parlé déjà, la mise en scène de cinéma existe soit pour
contracter le temps, soit pour le dilater, selon nos besoins, à volonté. »
« La profonde émotivité » que Truffaut aperçoit chez Hitchcock est générée par des
mouvements de caméra savants qui ne doivent en aucun cas laisser place à ce qui est
attendu par le spectateur. Il importe que l’image soit constamment contre-intuitive,
évitant la fadeur de la satiété.
À Truffaut qui lui soumet ce qu’il croit avoir saisi de son art : « il ne faut jamais changer
la place de la caméra dans le dessein de favoriser la mise en place de ce qui va
suivre... », Hitchcock donne quitus : « Exactement, parce que cela détend l’émotion et je
suis convaincu que c’est mauvais. Si un personnage bouge et que l’on veut conserver
l’émotion sur sa figure, il faut faire voyager le gros plan. »
Garder l’émotion sur le visage du personnage, faire obstacle à toute résolution indue,
cultiver et transmettre le goût des médiations, des tensions, pour renvoyer le plus
longuement possible dans les cordes l’aspiration du spectateur à être enfin satisfait.
Les Oiseaux apparaissent comme une démonstration par l’absurde des ravages de
l’immédiateté, par le biais du caractère meurtrier de l’irruption de l’animalité dans
le monde des humains qui tentent de rester tels.
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Freud disait bien, dans Malaise dans la civilisation, que si la culture était malaisée et
instable, elle était néanmoins préférable à un lâcher prise qui ne serait porteur que
d’une satiété organique pauvre :
Dans son cours du 29 juin 1960, repris dans Le Séminaire VII intitulé L’éthique de
la psychanalyse, Lacan préconisait une expression œuvrée du désir, allant jusqu’à
l’interdiction de s’en remettre purement et simplement à lui, l’être existant ne devant
pas se comporter seulement comme un vivant :
Seul, en effet, le « manque à jouir » fait exister, tenant à distance la satisfaction des
aspirations du corps et de l’esprit.
Dans son cours du 13 mars 1963, année de réalisation des Oiseaux, repris dans
Le Séminaire X intitulé L’Angoisse, Lacan allait jusqu’à se référer à un dispositif de
complexification, de cristallisation, inconnu des oiseaux, y compris des Love birds,
mais envisagé par Mélanie et Mitch, contre la sauvagerie instinctive et possessive
de l’immédiat :
Si l’animal est pauvre en monde, si la satiété qu’il peut ressentir est indigente eu égard
à la brûlure du désir suspendu, dilaté, condensé, humanisé, il donne à ressentir, dans
les Oiseaux, la tyrannie de l’instinct et de l’instant. La violence de l’inconscient peut
se trouver réinitialisée et libérée.
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« Born a poor young country boy / Mother Nature’s son/ All day I’m sitting singing
songs for everyone. / Sit beside a mountain stream/ See her waters rise/ Listen to the
pretty sound of music as she flies. / Find me in my field of grass/ Mother Nature’s
son / Swaying daisies sing a lazy song beneath the sun / Mother Nature’s son. »
(Un pauvre petit garçon de la campagne est né / fils de Mère Nature /Toute la journée,
je suis assis en chantant des chansons pour tout le monde. / Assis sur le bord d’un
ruisseau de montagne / Je vois ses eaux montées / J’écoute les jolis sons de la
musique quand elle s’envole. / Retrouve-moi dans mon champ d’herbe / fils de Mère
Nature / Des pâquerettes se balançant chantent une chanson paresseuse sous le
soleil / fils de Mère Nature.)
Déjà en son temps, Lucrèce, dans le poème De natura rerum, de la nature des choses,
faisait référence à Vénus comme Alma Mater, mère nourricière, que le christianisme
réinvestira comme attribut de la vierge Marie. Ainsi, dans le livre I, des vers 1 à 20, le
philosophe épicurien pense les enfants de Vénus comme inspirés par elle :
« Mère des Ennéades, plaisir des hommes et des dieux, Vénus nourricière,
toi par qui sous les signes errants du ciel, la mer porteuse de vaisseaux,
51
que toute espèce vivante doit d’être conçue et de voir, une fois sortie des
ténèbres, la lumière du soleil… Car sitôt qu’a reparu l’aspect printanier
des jours, et que brisant ses chaînes reprend vigueur le souffle fécondant
du Flavonius, tout d’abord les oiseaux des airs te célèbrent, ô déesse, et ta
venue, le cœur bouleversé par ta puissance. À leur suite, bêtes sauvages,
troupeaux bondissent à travers les gras pâturages, et passent à la nage les
rapides cours d’eau : tant épris de ton charme, chacun brûle de te suivre où
tu veux l’entraîner. Enfin par les mers et les monts et les fleuves impétueux,
parmi les demeures feuillues des oiseaux et les plaines, enfonçant dans
les cœurs les blandices de l’amour, tu inspires à tous les êtres le désir de
propager leur espèce. »
Ce qui lui assigne la mission de dire la teneur des plis et replis de la Mère Nature,
pour mieux s’en réjouir et les célébrer, du vers 55 au vers 61 :
52
Alors, Nature bonne mère ou mauvaise mère ? À supposer que l’amour maternel
soit naturel, mère dénaturée ? Si l’on est en vie, dans son cours, sa juridiction, son
rythme, alors n’est-on pas sous contrainte, au sens où alors le vivant serait assujetti,
soumis, ne pouvant se défaire d’une emprise impérative sans être lui-même défait.
Appartenir à la nature, être traversé par elle, serait subir des contraintes aussi bien
internes qu’externes.
53
poings liés, pris dans l’entrelacs de ce qui la constitue, substance qui ne serait que
résultante. C’est à Bergson qu’il appartiendra, dans L’Évolution créatrice, de manifester
à quel point la notion apparemment autonome d’adaptation doit être prise avec
précautions, l’animal par exemple ne levant une contrainte au-dehors que pour en
faire une contrainte au-dedans :
« Or, chez l’animal, l’invention n’est jamais qu’une variation sur le thème de
la routine. Enfermé dans les habitudes de l’espèce il arrive sans doute à les
élargir par son initiative individuelle ; mais il n’échappe à l’automatisme que
pour un instant, juste le temps de constituer un automatisme nouveau ; les
portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes ; en tirant sur sa chaîne,
il ne réussit qu’à l’allonger. »
C’est ainsi que Lamarck, pense, dans sa Philosophie zoologique, en I 366, la contrainte
sous le vocable de cause excitatrice, qui oblige le vivant à manifester sa vivance :
« Assurément quel que soit l’état d’organisation d’un corps, et quel que
soit celui de ses fluides existentiels, la vie active ne saurait exister dans ce
54
Pour autant, la brutalité des conditions de survie des vivants non humains, animaux et
végétaux, est sans commune mesure avec la violence prédatrice des vivants humains,
qui peuvent aller jusqu’à dépecer les forces vives de son habitat lui-même.
L’invivable désigne en effet aussi bien ce qui ne peut être intégré par la vie que ce
qui ne doit pas être intégré par la vie. Rendre la vie invivable à quelqu’un, à un vivant
humain, c’est donc le placer en situation de ne pas pouvoir s’adapter, ne pas pouvoir
se remettre d’un obstacle (en latin, ob-stare se dresser contre), d’un problème (= en
grec pro-blêma, ce qui a été jeté devant), d’un scandale (= en grec skandalon, la pierre
sur le chemin qui fait chuter).
55
la violence qu’il exerce, sans toujours s’en aviser, à l’encontre des cycles naturels ?
En effet, si les animaux, les êtres animés, sont dotés d’une perméabilité partielle leur
permettant une adaptabilité limitée, et une réflexivité seulement autotélique, alors
les inquiétudes écologiques actuelles sur les capacités de telle ou telle espèce se
reconfigurer pour survivre dans tel ou tel milieu dégradé, devenu invivable, n’impose-
t-elle pas au seul vivant lucide d’être comptable, responsable du vivable, au sens de
ce qui doit être posé pour que la vie reste la vie ?
Aussi bien Hans Jonas, dans le principe responsabilité que, dans Le silence des bêtes,
Elisabeth de Fontenay, suggèrent qu’il appartient au plus éveillé, l’homme, qui peut
détecter l’invivable, et faire du « qui ne peut pas être vécu » un « qui ne doit pas être
vécu » de faire attention aux plus endormis.
Rousseau envisageait bien, dans la Profession de foi du vicaire savoyard incluse dans
le livre IV de l’Émile, un humain désemparé par le chaos des violences culturelles,
mais sur fond d’une nature encore préservée, harmonieuse, non encore violentée
par les excès humains :
56
« Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite ; car non
seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose de tous
les éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et
il s’approprie encore, par la contemplation, les astres mêmes qu’il ne peut
approcher. Qu’on me montre un autre animal sur terre qui sache faire usage
du feu et qui sache admirer le soleil. Quoi ! je puis observer, connaître les
êtres et leurs rapports ? je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu ;
je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne ; je puis
aimer le bien, le faire ; et je me comparerais aux bêtes ! Âme abjecte, c’est
ta triste philosophie qui te rend semblable à elles : ou plutôt tu veux en
vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant
dément ta doctrine, et l’abus même de tes facultés prouve leur excellence
en dépit de toi. »
Rousseau faisait alors l’hypothèse d’un monde déchiré par les rivalités humaines, un
chaos s’opposant à l’harmonie de la flore et de la faune :
« Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce,
j’en considère les divers rangs et les hommes qui les remplissent, que
deviens-je ? Quel spectacle ! Où est l’ordre que j’avais observé ? Le tableau
de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain
ne m’offre que confusion, désordre ! Le concert règne entre les éléments,
et les hommes sont dans le chaos ! Les animaux sont heureux, leur roi seul
est misérable ! O sagesse, où sont tes lois ? O Providence, est-ce ainsi que
57
Le patrimoine, au sens propre : le legs qui nous vient du père, désigne tout héritage
qu’il soit culturel, génétique, symbolique, désigne ce qui est recueilli en aval. Soit ce
dont on va pouvoir disposer, sans en être intégralement l’auteur, ce que l’on pourra
infléchir, adapter, restaurer, préserver. Étant bien entendu que la succession des
générations nous place alors nous-même en posture de père, c’est-à-dire déjà en
amont d’une transmission à assurer.
Elle répond dans ce livre à l’ouvrage d’un économiste, Garret Harding, qui dans La
tragédie des Communs fait l’hypothèse que ce qui est commun est toujours détourné
par quelques-uns qui en profitent au mépris de tous les autres.
58
On peut évoquer, ainsi, dans ma lignée de la protection de « ce qui fait tenir les hommes
ensemble », pour reprendre les propositions d’Hannah Arendt, le mouvement Movilab,
qui s’est constitué, comme le rappelle son site, « à partir de l’appel à projet Movida
lancé par le Ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie en 2010.
Cet appel encourageait la mise en place de projets de recherche pluridisciplinaires
sur l’accompagnement au changement vers des modes de vie et de consommation
durables. »
D’où une démarche, dans la droite ligne des Communs d’Elinor Ostrom, qui vise à
établir un conservatoire de savoir-faire et de savoir-être, qui tente de pallier à la
toxicité de surexploitations préjudiciables et de privatisations indues :
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L’École cynique grecque, qui se développa à Athènes à l’âge classique pour relativiser
le modèle du raffinement sophistiqué dont les Athéniens se prévalaient, y compris
pour se moquer des Spartiates aux modèles plus rudes, tire son nom de kuôn, kunos,
le chien. Les cyniques ont-ils l’intention de mordre, de marquer leur territoire ? Il s’agit
pour eux de se faire lanceurs d’alerte, de faire violence aux prétendues évidences
idéologiques qui amènent les Athéniens à considérer comme barbares tous les peuples
qui ne parlent pas et ne pensent pas comme eux.
On dit qu’un maître de maison, à Athènes, avait invité un cynique pour épater ses
amis, et s’encanailler, au sens propre. Canaille vient de canis, le chien en latin. Pour
éviter toutefois les chienneries trop désagréables, l’hôte avait demandé à celui qu’il
avait convié de ne pas cracher par terre pour éviter de salir sa demeure. Le cynique
lui avait alors envoyé un crachat à la figure, lui disant que c’était le seul endroit sale
qu’il avait trouvé…
Les cyniques grecs se voulaient les chiens d’alerte d’une société athénienne considérant
ses valeurs politiques et culturelles comme absolues. C’est Diogène Laërce, le judicieux
compilateur, qui nous renseigne à leur propos dans sa Vie, doctrines et sentences
des philosophes illustres, tome II livre 6. Qu’il s’agisse d’Antisthène, Diogène, Cratès,
Hipparchia…
Ainsi, aux passants qui les traitaient de chiens, lorsqu’ils se nourrissaient, sans écuelle
et sans cuisson, à même le sol, les Cyniques rétorquaient que c’était les Athéniens
qui étaient des chiens, puisqu’ils assistaient à leur repas en en espérant les miettes.
60
Ainsi, pour « faire société », pour s’associer, terme qui fait intervenir une forme
réfléchie, un rapport de soi à soi, il conviendrait d’être décentré, soit d’être arraché à
l’expression sans médiation des appétits et des intérêts. La politesse inculquée aux
enfants, dire « bonjour » à la dame, dire « merci » au lieu de dire « encore », à qui a
donné un gâteau, les fait entrer dans le registre humain de la parole œuvrée, retenue.
Parler, alors, chez les cyniques, d’un refus de la violence pédagogique usuelle qui
arrache aux impulsions ? Le cynisme déploierait une violence inverse de retour aux
appétits originaires.
Or – et c’est ce que suggèrent ceux qui font les chiens – ceux qu’ils scandalisent sont
peut-être, derrière le masque, des crapauds. La suave politesse prend assez vite le
sens d’obséquiosité (du latin sequor, suivre). S’incliner avec onction, être onctueux,
voire gluant : le liant qu’est la politesse peut indisposer. Le cynique serait intrusif et
disruptif pour s’attaquer aux faux-semblants, à une comédie sociale finissant par
aller de soi et saper les fondements de la hiérarchie elle-même.
Lorsque Diogène le Cynique dit à celui qui le regarde comme une bête curieuse :
« ôte-toi de mon soleil. » et que celui-ci lui répond : « Je suis Alexandre le Grand », il
ne se démonte pas et rétorque : « Je suis Diogène le Chien. »
61
gonds.
Dans son sens plus large et plus actuel, on dit d’un individu qu’il est cynique lorsque
son impolitesse (rappelons que la racine de ce mot est polis, la cité) va jusqu’à la
brutalité (ce terme a à voir avec la bête sauvage, la bestialité, l’inhumanité). On dit
du cynique que c’est une brute, parce que ses procédures qui mettent devant le fait
accompli, surgissent sans médiation, avec violence, faisant penser qu’il n’a jamais
accédé à l’humanité de l’intersubjectivité, sans même parler de l’universalité de la
moralité. Il se comporte comme un crapaud, un butor, qui fait reposer son agir sur
du factuel, du vital, de la causalité. Le cynisme serait alors à saisir comme barbarie
résiduelle, celle de l’enfance (du latin in-fans, celui qui ne sait pas encore parler mais
pourra apprendre à le faire).
C’est dans le même sens qu’Aristote, dans la Politique, évoque l’incapacité des
Barbares, tout être qui n’est pas grec, à agencer, faute de logos, moyens et fins. Le
cynisme serait alors à saisir comme barbarie résiduelle. L’animal n’est pas cynique,
puisque, non perfectible, il ne peut interposer dans les impératifs vitaux l’épaisseur
des médiations. Dire d’un sujet qu’il est cynique ou inhumain revient à lui reconnaître
une compétence à s’humaniser un jour.
Faudrait-il pour autant réduire les cyniques, évoqués précédemment, comme des
humains en régression ? Ou comme des animaux attardés ? Car ils se dispenseraient
de la pudeur la plus élémentaire, de la retenue, de l’expression culturelle du respect
pour prétendre exprimer, purement et simplement, comme les animaux, les impulsions
du corps. Le cynisme, « c’est du brutal », pour plagier Audiard. Mais en même temps,
cette apparente réaction animale se donne pour fonction de dénoncer l’arbitraire des
usages des Athéniens. L’animalité comme levier pour dissoudre les obstacles culturels ?
Lorsque Calliclès, dans le Gorgias de Platon, revendique le droit du plus fort, est-il dans
un cynisme visant à faire prévaloir l’énergie sur la pensée ? Sa transgression est-elle
opératoire, ou contre-productive ? On appelle transgression, ou hubris, du grec hubris
qui désigne le mélange des territoires, ce qui porte atteinte à l’équilibre, à la mesure.
62
Or, et ceci corrige certainement cela, on voit que la démesure elle-même fait toujours
allégeance à ce qu’elle combat ou détériore, ce à quoi elle résiste, à partir du moment
où, comme la provocation, elle s’incline devant son autre, reconnaît comme n’étant
pas rien les valeurs du provoqué.
« Moi, en tous cas, je me moque bien de ce que tu dis. C’est pour faire
plaisir à Gorgias que j’ai répondu comme cela. »
63
la philosophie, finit par faire le jeu de la philosophie. Ainsi, Socrate dit avoir besoin
de Calliclès comme pierre de touche, pour mettre à l’épreuve son propre discours,
et celui-ci se retire en laissant Socrate sans interlocuteur extérieur, dans une sorte
d’« autisme » philosophique, qu’il déplore en 527d :
On le voit, c’est d’abord une enquête visant un savoir qui est susceptible de distinguer
ce qui est adéquat ou non, ce qui est transgression ou non.
Faut-il se situer dans une perspective de soumission à des impressions, qui fait du
sujet un individu malléable et abusé, dans un matérialisme qui enferme chacun dans
son corps particulier, ou dans une perspective qui fait de l’homme un être actif et
concepteur d’hypothèses, qui rend concevable et l’universel, et la mesure ?
64
Celui qui transgresse, dans la violence du cynisme, serait submergé par des
sensations.
« Si, dans ce que nous disons, tu es d’accord avec moi sur une chose, ce
point d’accord aura été à partir de ce moment-là suffisamment contrôlé par
toi et moi, et nous n’aurons plus besoin de nous soumettre à un contrôle
supplémentaire. »
Calliclès, en 484 b, avait énoncé que chaque homme devait occuper toute la place
que la nature et son énergie lui donne, quelles que soient les dispositions sociales
existantes :
65
« Mais c’est à cause de Chéréphon que voici, Calliclès, que nous sommes
en retard. Il nous a fait nous attarder sur la place du marché. »
On voit ici à quel point le rapport à autrui peut donner lieu à des formes de démesure,
qu’il s’agisse d’abus, de déni, d’oppression. C’est pourquoi, la place accordée et reconnue
à l’autre, et revendiquée pour soi-même, a besoin de passer par le crible de la justice,
ce qui fait intervenir une nouvelle énigme concernant la figure de la mesure : comment
être juste, ou attribuer équitablement une place humaine aux autres et à soi ?
« Or, il y en a un, un homme tout à fait illustre et honoré par les Grecs,
c’était Aristide, fils de Lysimaque. Mais sinon, bien cher Calliclès, la plupart
des hommes puissants sont des hommes mauvais. »
« Mais la vie n’en est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n’y a aucun
art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas moins fort
qu’un spécialiste ! »
Certes, on pourrait rétorquer à cette thèse que cette attitude fait déjà intervenir
la mesure, ne serait-ce que comme évaluation du plaisir escompté, mais elle ne
s’approche en rien de ce marathon qu’est le travail de la mesure, qui multiplie les
paramètres et les conditions.
66
Pourtant, ceci revient à faire de la mesure un moyen fait de conditions infinies, qui
n’atteignent jamais leur but. Or, ne peut-on concevoir que la mesure ait en elle-même
sa propre récompense, le bonheur de la tempérance ? La forme la plus explicite
de cette hypothèse se trouve dans le Gorgias, en 507 c, lorsque Socrate conclut sa
déclaration d’intention à Calliclès :
« Or, si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous qui veut être
heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance. »
Ceci est suggéré par exemple par Socrate dans le Gorgias, en 507 d :
« Or si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous qui veut être
heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer,
mais qu’à l’inverse il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses
jambes et surtout s’arranger pour ne pas être puni. »
67
limite, au sens où celui qui se livre d’abord à la démesure risque d’être imperméable
à l’injonction de se livrer à l’ascèse. C’est ainsi que dans le Gorgias, Calliclès est rétif
aux propositions socratiques, lui qui dans l’élan qui est le sien ne peut faire retour
vers lui-même, en 284c :
Calliclès, dans sa revendication d’une vigueur qui n’aurait pas à s’encombrer des
impératifs de la culture, ne fait que se contredire. Il fait de son cynisme un argument.
Ce qui revient à l’inscrire dans l’ordre du discours et de la culture.
Certes, on pourrait avoir la tentation, toute proportion gardée, dans nos civilisations
« politiquement correctes », d’être indisposé par le vernis social et de dégainer, comme
le firent les cyniques d’avant, la violence transgressive, pour en appeler à moins de
sophistication, comme le font les cyniques d’aujourd’hui.
Pour autant, l’auteur se garde bien de récuser la retenue et les médiations, qui sont
comme des préalables à l’accueil :
68
Être homme, c’est pouvoir le devenir ou non. Être humain, c’est pouvoir devenir
moral ou bestial, compréhensif ou féroce, doux ou violent. Vouloir faire de la violence
un outil pédagogique, c’est risquer de faire du scandale une fin en soi. Revendiquer
l’inhumain pour relativiser les modèles de l’humain, c’est risquer, comme Calliclès,
de développer en soi des aspirations tyranniques irréversibles.
69
On appelle transgression, ou hubris, terme grec qui désigne le mélange des territoires
et des genres, ce qui porte atteinte à ce qui est mis à part comme devant rester intact,
intangible, par un ordre, religieux ou politique,
Ainsi, dans l’Antigone de Sophocle, Créon, qui règne sur Thèbes, désire faire un
exemple et choisit de priver de tombeau celui des deux frères d’Antigone qui s’est
retourné contre Thèbes, Polyneikos, alors que celui qui a défendu la ville, Étéoklès,
aura une sépulture :
« j’ai ordonné par un édit qu’on enfermât dans un tombeau Étéoklès qui,
en combattant pour cette ville, est mort bravement, et qu’on lui rendît les
honneurs funèbres dus aux ombres des vaillants hommes. Mais, pour son
70
Or, pour Antigone, la violence de la décision de Créon est sacrilège, puisque, selon
la loi des dieux, ceci revient à laisser se décomposer un mort dans le royaume des
vivants. L’univers est en effet scindé entre le domaine d’Hadès, sous la terre, où
demeurent ceux qui ont vécu, et le domaine d’Apollon, baigné par la lumière du jour,
où ne peuvent se tenir que les vivants. Transgresser, c’est-à-dire passer outre, cette
séparation, c’est la profaner. Fanum, du latin fari, parler, désigne en latin ce qui a
été découpé par une parole puissante. Le profane qu’est Créon, c’est-à-dire celui qui
aurait dû « rester devant », rester à sa place, brouille la séparation entre les vivants
et les morts en « passant outre. »
Antigone, elle, respectueuse de cette séparation, est prise en flagrant délit de donner
une sépulture à son frère, et développe, devant Créon, un argumentaire manifestant
que c’est Créon qui transgresse l’ordre avec brutalité, et non pas elle :
« [...] Je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites
et immuables des Dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point
d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement
puissantes, et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai
pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par
les Dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ?
même sans ta volonté, et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je
pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là
n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en
rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela
m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir
agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insensé. »
71
conduit alors à enfreindre une seconde fois les décrets divins, souillure pour souillure :
il ordonner que soit ensevelie vivante celle qui a voulu donner sépulture à un mort :
Violence pour violence ? Créon, s’avisant trop tard de l’équilibre immuable de ce qui
doit se tenir sur la terre ou sous la terre, ira ensevelir Polyneikos, voudra délivrer
Antigone qui entre-temps se sera pendue, ce qui amènera Hémon, fils de Créon, qui
aimait Antigone, à se tuer, et Eurydice, la mère d’Hémon et son épouse, à se donner
la mort.
Prenant conscience du chaos généré par sa propre violence Créon donne une portée
universelle à l’évocation du désordre sacrilège qu’il a généré en violant la sacralité
de la dissociation du royaume d’Apollon et du royaume d’Hadès :
« Hélas sur moi ! Jamais je n’accuserai aucun autre homme des maux que j’ai
seul causés ; car c’est moi qui t’ai tuée, misérable que je suis ! moi-même !
et c’est la vérité. Ô serviteurs, emmenez-moi très-vite, emmenez-moi au
loin, moi qui ne suis plus rien ! […] Emmenez au loin un insensé, moi qui
t’ai tué, ô enfant, et toi que voilà, aussi ! Ô malheureux ! Je ne sais, n’ayant
plus rien, de quel côté me tourner. Tout ce que j’avais en mains est tombé ;
une insupportable destinée s’est ruée sur ma tête. »
La violence, parce qu’elle émane d’un être humain au regard toujours parcellaire,
reste transgressive, qu’elle veuille s’en prendre à un ordre ou le rétablir. Par son
aveuglement, son immaîtrise.
72
Par exemple dans le Gorgias, dialogue de Platon destiné à un public plus large que
celui de l’Académie, le personnage de Socrate essaie de montrer à Polos que ce
n’est pas au nombre d’assouvissement violent des désirs incontrôlés que l’on juge
du bonheur d’un être, mais à son équité, l’être inéquitable et brutal étant voué au
malheur, en 471d :
« [...] je prétends que quiconque est honnête, homme ou femme, est heureux,
et quiconque est injuste et méchant, malheureux. »
Polos ne peut adhérer à une telle proposition, puisque pour lui, le tyran, l’être qui est
porteur d’une hubris, c’est-à-dire d’une tendance à transgresser et d’une multiplicité
de désirs brutaux, loin de se nier, s’affirme. Certes il est injuste, puisqu’il fait prévaloir
de manière dissymétrique ses appétits, mais il est de ce fait heureux. Comme c’est
le cas pour un certain Archélaos, dont Polos décrit les élans transgressifs amenés
à l’être à chaque fois davantage. Le propos de Polos est ironique. Il faudrait dire
malheureux l’être le plus puissant, parce que ses violences l’ont poussé à l’iniquité ?
73
Pour parfaire son argumentaire, Polos décrit ensuite les violences infligées à un juste
qui avait voulu s’opposer à la tyrannie, et qui, selon Socrate, serait plus heureux que
le tyran inique mais triomphant :
Socrate fait néanmoins l’hypothèse, puisqu’on ne peut pas décemment ici dire que
le rebelle est plus heureux, qu’il est le moins malheureux, ne se trouvant pas dans le
ressassement de désirs brutaux :
« Cela étant, aucun des deux ne sera jamais plus heureux que l’autre, ni
celui qui a réussi injustement à s’emparer de la tyrannie, ni celui qui est livré
au châtiment ; car de deux malheureux, ni l’un ni l’autre ne saurait être le
plus heureux ; mais le plus malheureux des deux est celui qui a échappé et
qui est devenu tyran. »
Ceci faisant ricaner Polos, Socrate démontre alors que qui se laisse emporter par
des appétits de plus en plus transgressifs est le jouet d’impulsions violentes qui le
privent de son humanité.
74
Il est vrai que la parole peut s’avérer elle-même dogmatique, brutale stupidement
érudite, non réflexive. C’est pourquoi, plus que le croire, plus que le savoir, c’est
l’acte de douter qui paraît le plus fiable dans l’entreprise d’évaluation du monde, des
autres et de soi.
Dans le Gorgias, le personnage Socrate dit avoir besoin de Calliclès comme pierre
de touche, pour mettre à l’épreuve son propre discours. Mais ce dernier se retire en
laissant Socrate sans interlocuteur extérieur, dans une sorte de solitude philosophique.
Comment faire naître alors, en lieu et place de la violence transgressive et profanatrice,
un élan offensif dans la recherche de la mesure ?
« Si, dans ce que nous disons, tu es d’accord avec moi sur une chose, ce
point d’accord aura été à partir de ce moment-là suffisamment contrôlé par
toi et moi, et nous n’aurons plus besoin de nous soumettre à un contrôle
supplémentaire. »
Or, parler de contrôle à Calliclès risque de ne pas être suivi d’effet, puisque Calliclès
revendique, en 484b, un droit de nature laissant ceux qui le peuvent laisser libre cours
à leurs appétits brutaux. Il énonce, que chaque homme doit occuper toute la place
que le déploiement violent de son énergie lui donne, quels que soient les dispositifs
sociaux existants :
75
On voit ici à quel point le rapport à autrui peut donner lieu à des formes de démesure,
qu’il s’agisse d’abus, de déni, d’oppression. Le Gorgias insiste, en 526 b, sur l’éminente
rareté de l’homme politique juste qui est parvenu à réprimer sa violence :
« Or, il y en a un, un homme tout à fait illustre et honoré par les Grecs,
c’était Aristide, fils de Lysimaque. Mais sinon, bien cher Calliclès, la plupart
des hommes puissants sont des hommes mauvais. »
« Or si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous qui veut être
heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer,
mais qu’à l’inverse il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses
jambes et surtout s’arranger pour ne pas être puni. »
76
Il se livre alors, avec violence, à une ironie brutale envers son interlocuteur, Socrate,
philosophe âgé :
« Mais, si c’est un homme d’un certain âge que je vois en train de faire de
la philosophie, un homme qui n’arrive pas à s’en débarrasser, à mon avis,
Socrate, cet homme-là ne mérite plus que des coups. »
77
Dans le même sens, on pourrait dire que les réseaux sociaux, par la fluidification des
échanges qu’ils opèrent, sont des dispositifs porteurs d’apaisement.
Or, non seulement ils sont souvent sources d’invectives et de haines, mais ils permettent
avec brutalité, par le biais de « portes dérobées » et de cookies non consentis, un
siphonnage de données qui viole la vie privée des individus en récoltant des données
et des métadonnées qui les réduit à des profils dont on peut tirer bénéfice.
81
des programmes ont été développés pour demander aux utilisateurs beaucoup
d’informations sur eux. Les utilisateurs peuvent le faire sciemment. Mais sans penser
que ces données peuvent être conservées, agrégées à d’autres, pour établir de nous
un profil, intéressant faire de nous des cibles, des acheteurs potentiels, en nous
envoyant des cookies, des petits fichiers qui vont être stockés dans notre ordinateur.
Certains permettent de mémoriser des paramètres nécessaires au fonctionnement
de l’échange, et d’autres pas, qui permettent de tracer notre navigation à des fins
statistiques ou publicitaires.
En Europe, la RGPD (Règlement global des données personnelles) impose aux sites de
nous demander notre consentement concernant l’usage de nos données. Mais comme
il est plus rapide et commode pour accéder à un nouveau site de cocher « accepter
tous les cookies », plutôt que d’avoir à détailler lesquels on accepte et lesquels on
refuse, le bouton « continuer sans accepter », ou « tout refuser », étant parfois difficiles
à trouver, six utilisateurs sur dix disent oui à tout…
Il y a des programmes plus intrusifs encore qui, à notre insu, sans rien nous demander,
siphonnent des données qui ne concernent que nous. L’historique de nos clics, nos
likes, les personnes qui font partie de nos réseaux, les lieux où l’on se trouve quand on
se connecte, la fréquence de connexion sur tel ou tel site, les publicités sur lesquelles
on s’attarde, les produits qu’on commande, les articles qu’on consulte, etc.
L’utilisateur pressé risque ne pas lire les conditions d’utilisation écrites en très petit.
Il est dépossédé de ce qu’il poste sur les réseaux sociaux. Il ne mesure pas non plus
l’ampleur, ni la valeur marchande des données qu’il génère par ses navigations.
Michel Foucault, avant même que l’internet n’existe, dans ses articles et livres sur la
surveillance, disait de la gouvernementalité, soft power technologique insidieux, qu’elle
serait de plus en plus invasive. Il parlait même d’archivage intégral. Nous y sommes.
82
On appelle un panoptique un dispositif qui permet de tout voir sans être vu. Comme
le profilage se fait en grande partie à l’insu de l’utilisateur qui est identifié, percé à
jour, par les traces qu’il laisse, il est dépossédé d’une partie de lui-même. Ce qui le
concerne, ne concerne que lui, touche à sa vie même et à ce qu’il veut en faire ou ne
surtout pas en faire, lui est volé. Et il devient source de profit, parce que ces données
sont ensuite rentabilisées, monnayées, pour ces voleurs et les tiers auxquels ces
voleurs vendent ces données. Certains libristes appellent les données : les volées.
Le big data est comme un butin. On se paye sur la bête. On s’en prend à l’autonomie
d’une personne.
Une telle violence des réseaux irait jusqu’au viol de la vie privée. Ce profilage concerne
nos rapports aux autres, à la société. On peut savoir quelle association, quel syndicat,
quel cercle, chacun fréquente. Ce qui devrait relever du domaine privé et intime devient
de plus en plus poreux. Alors que nos fréquentations, qui ne regardent personne
d’autre que nos proches, nos amis, nos collègues ne devrait regarder que ceux qui
y sont impliqués.
Bien sûr, la démocratie a besoin de se protéger de ceux qui veulent lui porter atteinte,
des réseaux malveillants, des projets criminels, et a besoin de les démanteler, de les
neutraliser. Mais cette vigilance n’a pas à se banaliser, ni à justifier tout et n’importe
quoi. Par exemple récolter les données sensibles de chacun d’entre nous sous le
prétexte qu’elles pourraient servir un jour.
Une démocratie n’a pas à tout savoir sur la totalité de ses citoyens. Ou alors, c’est un
démocrature. La démocratie, gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, doit
laisser son peuple respirer, avoir une vie privée. On retrouve ici les préoccupations des
philosophes des Lumières lorsqu’ils craignaient que certains dispositifs politiques ou
cosmopolitiques n’amènent les gouvernants à une parole fallacieuse ou sophistique.
83
Dans Vers la paix perpétuelle, Emmanuel Kant dénonce les clauses secrètes des
prétendus traités de paix qui sont tellement dissymétriques en faveur du vainqueur
et tellement à charge pour le vaincu que ces traités ne sont qu’armistices, cessations
précaires des hostilités, puisqu’ils sont lestés de violence. La non publiabilité de telles
dispositions en dit long sur le leur caractère intolérable.
Kant se livre également à un relevé des éléments de langage, inspirés par Machiavel,
qui sont préconisés pour donner l’illusion aux interlocuteurs d’un respect. Alors qu’ils
sont conçus pour passer en force et faire violence aux êtres sans qu’ils y consentent.
Ceux qui entendent gouverner « demandent à l’expérience ce qu’ont été les meilleures
constitutions qui ont existé jusque-là, quoique la plupart du temps elles aient violé
le droit. »
C’est donc sur des bases transgressives et mensongères que se constituent des
manières de s’adresser aux autres gouvernants et aux autres peuples, éléments de
langage en réalité inavouables, présentés sous la forme de trois maximes latines qui
donnent à l’interlocuteur l’illusion d’un dialogue :
« Fait d’abord et excuse-toi ensuite » : un tel énoncé, dont Kant précise qu’il est
sophistique, revient à ne pas ouvrir de dialogue avant d’agir, à ne le faire que lorsqu’il
est trop tard.
84
« Si tu as fait quelque chose, dis que tu ne l’as pas fait. » : ce second principe d’évitement
d’un échange authentique avec l’autre revient purement et simplement à un déni, qui
réfute brutalement ce qui toutefois est factuel.
« Divise pour mieux régner » : le troisième item de Kant revient à préconiser sans
vergogne une stratégie rusée et violente qui revient à faire de tous les autres des
moyens à jouer les uns contre les autres.
Kant admet, certes, que malgré leur caractère éculé et éventé, ces modalités d’une
parole inauthentique sont massivement employées sans hésitation aucune par des
personnes avides d’étendre leur pouvoir et le préserver :
« Personne, il est vrai, n’est plus la dupe de ces maximes politiques, car
elles sont déjà toutes universellement connues ; aussi bien n’y a-t-il plus lieu
d’en rougir, comme si l’injustice en était par trop éclatante. Car, puisque
de grands États ne rougissent que du jugement qu’ils portent les uns des
autres et non de celui du vulgaire, et que, quant à ces principes, ce dont ils
rougissent, ce n’est pas de les laisser paraître, mais de les appliquer sans
succès (car, sous le rapport de la moralité des maximes, ils se valent tous),
il leur reste toujours l’honneur politique, sur lequel ils peuvent sûrement
compter, c’est-à-dire l’agrandissement de leur puissance, de quelque manière
qu’ils y soient arrivés. »
C’est en ce sens que Kant pointe l’immoralité d’une apparence de dialogue qui cache
en réalité une parole despotique et stigmatisante :
85
conduire les peuples de l’état de guerre, qui est l’état de nature, à l’état de
paix, montrent du moins que, ni dans leurs relations privées, ni dans leurs
relations publiques, les hommes ne peuvent se soustraire à l’idée du droit,
et qu’ils ne se hasardent pas à fonder ouvertement leur politique sur de
simples artifices de prudence [...] alors même qu’ils imaginent toutes sortes
de subterfuges et de déguisements pour s’en écarter dans la pratique, et pour
faire de la violence aidée de la ruse l’origine et le soutien de tout droit. »
Dès lors, ces manières de parler aux autres gouvernants ou à son propre peuple
finissent pas abuser ceux qui les utilisent, tout comme elles abusent ceux auxquelles
elles sont destinées :
« Pour mettre fin à ces sophismes (sinon à l’injustice qu’ils servent à déguiser)
et forcer les faux représentants des puissances de la terre à avouer qu’ils
ne plaident pas en faveur du droit, mais de la force, dont ils prennent le ton
comme si elle leur donnait le droit de commander, il sera bon de dissiper
l’illusion par laquelle ils s’abusent eux-mêmes et abusent les autres. »
Le respect d’un authentique dialogue entre les personnes œuvrerait contre la violence.
Voir, dès lors, dans les êtres non pas un potentiel d’accroissement de son propre
pouvoir, mais des personnes ? Les visages seraient invitation à l’attention la plus
grande. On appelle respect le regard qui dissocie les visages des autres phénomènes.
Supposer du visage qu’il est celui d’un autre, et de l’autre qu’il peut me regarder, serait
devoir rendre des comptes, ne serait-ce qu’à soi-même. S’il y a des autres, alors ce
que je pense et ce que je fais peut être évalué.
En effet, sans l’hypothèse de la présence d’au moins un autre, mon discours et mes
actions ne seraient ni urgentes ni falsifiables. La société serait ainsi la structure contre
intentionnelle permettant le respect réciproque et attentif de chacun pour chacun.
Nous pourrions, en guise d’illustration, non référer à une représentation, par l’absurde,
de ce que serait être privé de société. Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, de
Michel Tournier, le naufragé a perdu l’autre, porteur de perceptions rivales. Il ne fait
plus qu’un avec la terre. La bienheureuse déstabilisation ouverte par la rencontre de
Vendredi intervient hélas trop tard.
86
Ainsi, toujours chez Tournier, dans La goutte d’or, l’auteur montre que c’est parce que
l’image de nous dont l’autre s’empare est inadéquate qu’elle est intéressante. C’est parce
que l’autre, du dehors, ne me saisit que d’une façon fragmentaire et discontinue, qu’il
rend ma pensée urgente. Indispensable, l’autre n’est pas pour autant un instrument.
La société serait ainsi l’expression d’une contre intentionnalité.
Mais, et telle sera l’objection la plus décisive, donner une place dans le monde à
l’autre serait la lui ôter. En effet, attendre quelque chose de l’autre serait faire de lui
un moyen. Attendre a priori quelque chose d’un autre serait le poser comme objet,
non comme sujet. En effet, ne pas pouvoir se passer des autres reviendrait à les
instrumentaliser. Donc, se passer des autres permettrait de sauvegarder l’autre
comme autre, comme sujet et non comme objet.
Par définition, l’autre, comme moi, aurait un statut incertain : il serait, bien que sujet,
perçu par moi comme objet porteur d’une autonomie hypothétique. De même que je
ne saurais pas, en tant qu’être en construction, quoi attendre de moi, je ne saurais,
87
Pour que la contre intentionnalité soit morale, dans un rapport de soi à soi capable
de surmonter l’intérêt immédiat, encore faut-il que l’appartenance à la société ne
fasse basculer l’être ni dans une structure qui fasse obstacle à l’attention à l’autre au
nom d’un utilitarisme étroit, ni dans un contexte qui impose la répression de l’avidité.
On pourra se référer ici aux travaux de Marcel Mauss, qui réarticule, comme deux
faces de la sociabilité, l’échange désintéressé et intéressé, le don et le contre don, le
nécessaire et le facultatif, le respect et la lutte.
Ainsi, dans l’Essai sur le don, il montre que dans les pratiques ritualisées du don, qui
est plutôt échange, le « plutôt volontaire » est indissociable du « plutôt obligé » :
88
Dans La Douleur Marguerite Duras décrit ce à quoi a été réduit le corps de Robert
Antelme, au retour des camps. Son état est tel qu’il convient d’éviter qu’il peut mourir
à tout instant :
« S’il avait mangé dès le retour des camps, son estomac se serait déchiré
sous le poids de la nourriture, ou bien le poids de celle-ci aurait appuyé sur
le cœur qui lui, au contraire, dans la caverne de sa maigreur était devenu
énorme : il battait si vite qu’on n’aurait pas pu compter ses pulsations, qu’on
n’aurait pas pu dire qu’il battait à proprement parler mais qu’il tremblait
comme sous l’effet de l’épouvante. Non, il ne pouvait pas manger sans
mourir. Or il ne pouvait plus rester encore sans manger sans en mourir.
C’était là la difficulté. »
89
On voit déjà que de telles atteintes aux personnes ne sauraient concerner purement
et simplement leurs corps. Pour reprendre l’analogie utilisée par Descartes dans les
Méditations, l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote dans son navire. Lorsqu’un
navire se heurte à des rochers, lorsque sa coque se brise, lorsque ses voiles se
déchirent, le pilote constate ce qu’il en est sans être affecté. Alors que lorsque la
violence du contexte blesse le corps, l’âme est elle-même blessée, c’est tout l’être
qui a mal puisque l’homme est constitué par la « troisième substance », mélange
intime et indémêlable entre la corporéité, la substance étendue, et le psychisme, la
substance pensante.
Robert Antelme, victime de la déportation, est dans un état d’exténuation aussi bien
psychique que physiologique, et celle qui l’attendait et qui doit veiller à ne pas le faire
mourir en lui donnant à manger, s’est parallèlement trouvée affectée par une violence
simultanément psychique et physique.
Lorsqu’elle indique avoir retrouvé le cahier bleu de La Douleur sans avoir eu aucunement
le souvenir de l’avoir écrit, manifestant là un déni très radical, sans doute pour se
protéger, elle manifeste ainsi l’étendue des violences subies par son être.
Sans en avoir le souvenir, Marguerite Duras avait tenu un journal, au sens d’une
rédaction régulière et répétée, qui aurait été rédigé au fil des nouvelles reçues
concernant l’internement dans les camps de son mari. Écrit destiné à consigner des
faits sans que son auteure ait pensé, sur le moment, à une publication. Texte destiné
à supporter la tension, à en appréhender obliquement la violence.
90
Or, non seulement Marguerite Duras dit d’être retrouvée devant « une écriture », et
non pas « son écriture », comme si elle ne la reconnaissait pas dans tous les sens du
terme – écrit illégitime, enfant naturel qui ressurgit, mais le terme même d’« écrit »
lui paraît usurpé, abusif. Lignes déconcertantes. Est-ce parce que l’écriture fixe les
souvenirs qu’on va jusqu’à oublier qu’on les a fixés ? La sérénité apparente du tracé
est sans commune mesure avec le chaos d’une âme :
Dans Écrire, elle avoue qu’elle a toujours caché à ses amants les textes qu’elle était
en train d’écrire, et aussi, qu’une femme qui écrit fait peur aux hommes. Elle dit aussi
qu’écrire permet de savoir ce que ces textes « auraient pu être ». Comme si, d’eux, on
ne pouvait parler qu’à l’irréel du passé. Écho de l’enfant, mort dont elle avait accouché
et dont n’a pas voulu lui montrer la face ? Jouissance de mère, écrasante, d’écrire
pour savoir ce que les mots auraient pu être, pour celle qui ne put inscrire dans sa
mémoire le visage de l’enfant qu’elle aurait pu voir grandir ?
91
Le journal permet à celui qui le tient régulièrement d’effectuer des mises en relation ou
de se surprendre lui-même. Prendre des notes permet à la fois de fixer son attention et
de disposer de suffisamment de champ pour laisser venir à soi une décantation de ce
que l’on a mémorisé, pour l’aérer, l’éprouver à nouveau et autrement. Sans doute pour
s’installer autrement dans la violence des blessures existentielles toujours vivaces.
Mais cette préface souligne aussi la fonction de constitution, par l’écriture, d’un
mémorial homogène, qui permet de suturer autrement les traumatismes de la vie,
alors que des rubriques plurielles sont énumérées :
C’est bien la constitution d’une narration qui va tisser une logique entre des souvenirs
d’abord évoqués comme disparates et sans liens afin de donner aux atteintes subies
par l’écrivain une nouvelle physionomie :
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L’œuvre littéraire elle-même, vectrice si besoin était d’une nouvelle disparité, est
évoquée par morceaux, ne regroupant les personnages que par le biais du masculin
et du féminin, et cette liste fait espérer qu’une continuité soit établie par l’ouvrage
annoncé :
Certes, un texte peut toujours, une fois orphelin, se trouver lui-même violenté et forcé.
Dans le Phèdre, en 275d, Platon dit des textes dont l’auteur n’est plus là qu’il est sans
défense. Comme si le texte, après l’auteur, avait à subir les violences de la vie :
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les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas
distinguer à qui il faut et à qui il ne faut pas parler. S’il se voit méprisé ou
injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est
pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même. »
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L’accompagnement musical prévu pour cette cérémonie était bien en phase avec cette
tentative politique de synthèse. Sur une musique préexistante du violoniste Bécour,
une contredanse qui s’appelait Le Carillon national, jouée sous l’Ancien Régime, des
paroles de conciliation avaient été composées sur mesure par Ladré pour donner le
Ah ! Ça ira, ça ira.
Cette chanson, à l’unisson d’une nation recomposée, n’était fait initialement que de
paroles apaisantes qui disaient l’unité retrouvée. Elle empruntait à la culture commune,
aussi bien littéraire, « Boileau », le maître d’œuvre de la poétique du Grand Siècle, que
religieuse, « alléluia », pour emprunter au lexique de la jubilation :
L’hymne bon enfant va même jusqu’à concevoir une pacification des rapports entre
les trois ordres, la noblesse, le clergé, le tiers État, par la grâce d’une référence à La
Fayette, l’homme de la réunion de la couleur du roi, le blanc, et des couleurs de Paris,
le rouge et le bleu, dans le nouveau drapeau :
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96
Parler de violence collective supposerait un unanimisme qui ferait de tous les esprits
un seul, ce qui est contradictoire. Rien de moins superposable à un humain qu’un autre
humain. En effet, la perfectibilité, la possibilité humaine de s’écarter de l’instinct, ne
peut donner lieu qu’à des trajectoires disjointes. L’être humain ne peut accéder qu’à
sa propre intériorité, regrets et désirs confondus, que dans l’intime de l’intention.
Pourtant, Tocqueville, dans l’Ancien régime et la Révolution, fait bien l’hypothèse d’une
manipulation, celle d’une violence faite aux consciences des individus d’une génération
pour abolir la forme ancienne de la hiérarchie des trois ordres.
Mais une telle chirurgie est bien instable, puisque ce qui a été ruiné peut e pas avoir
été suffisamment ruiné, au point que les résidus qui structurent encore les esprits
permettent d’implémenter une variante plus tyrannique encore de l’architectonique
sociale d’avant. A été gardée en mémoire de chacun la trace d’une société contrainte,
où chacun sait qui est au-dessus de lui, qui est au-dessous de lui. L’arborescence
des subordinations peut ainsi, parce que la mémoire en ruines est une mémoire en
friches, repousser, plus drue encore.
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absolu que celui qui avait été exercé par aucun de nos rois… le dominateur
tomba, mais ce qu’il avait de plus substantiel dans son œuvre resta debout ;
son gouvernement mort, son administration continua de vivre, et, toutes
les fois qu’on a voulu abattre depuis le pouvoir absolu, on s’est borné à
placer la tête de la Liberté sur un corps servile. »
Ce passage montre la limite de notre thèse. Si la société, dans ses aspirations, va jusqu’à
congédier en totalité les modes d’agencement qui la constitue, alors ce tournant est
si brutal qu’il est inopérant et que son devenir impose de réactiver des repères des
occurrences précédentes. D’où, dans cette analyse du virage, pour la société, après
la Révolution, de l’Empire, puis de la Restauration, une insistance sur une autre figure
possible de la décadence : celle de la perte d’âme, non pas par entêtement, comme la
perte d’âme de la société romaine, mais de la perte d’âme par anarchie.
L’assise constituée par la violence serait fragile, tributaire des rapports de force.
On pourrait entendre par « grandeur des sociétés » une puissance d’imposer, une
vigueur inconditionnelle et fière d’elle-même. Si la notion de société se caractérise par
une fonction d’agrégation, de totalisation, alors il conviendra dans un premier temps
de confondre grandeur au sens de la quantité, et grandeur au sens de la qualité. Si
une société parvient à s’étendre, à s’imposer, c’est que son principe de transformation
du pluriel en singulier est opératoire et qu’il est admirable a posteriori par les effets
qui sont les siens. Une société est d’autant plus grande, dans tous les sens du terme,
qu’elle parvient le plus à s’imposer.
L’ensemble humain qui est apparu, à l’un de ses historiens, comme allant le plus loi
dans l’affirmation radicale de lui-même est la civilisation romaine. Lorsque Tacite
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Ce que l’on peut traduire par : « Là où ils font le vide, ils disent qu’ils font la paix. »
Mais alors, ne se désagrège-t-il pas lui-même ? Dans cette expansion vaste, y a-t-il
encore de la grandeur si l’invasion n’est pas assortie d’une refondation, d’une plasticité
suffisante ?
C’est ainsi que Montesquieu aborde les paradoxes de la grandeur d’une société qui
n’associe plus mais écrase, qui n’intègre pas, mais soumet. Dans son ouvrage de 1748
intitulé Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, qui devait faire
partie de l’Esprit des lois, l’auteur établit un rapport de condition à conséquence entre
s’imposer unilatéralement et se perdre. Par exemple dans le chapitre IX :
« Pour l’heure Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n’avait eu qu’un
même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la
tyrannie ; où cette jalousie du pouvoir du sénat et des prérogatives des
grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité… La ville
déchirée ne forma plus un tout ensemble : et comme on n’en était citoyen
que par une sorte de fiction ; qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les
mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures,
on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour
la patrie, et les sentiments romains ne furent plus. »
Par cette conclusion, Montesquieu manifeste que lorsque des valeurs partagées ne
s’infléchissent pas lorsqu’elles se répandent, mais s’imposent aux nouveaux associés
par la force, elles deviennent mythes diaphanes, fictions. Dès lors, sans décision de
se reconfigurer, dans l’affirmation absolue d’elle-même, que Tacite appelle solitude,
la société s’exténue.
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Amener des citoyens partager des souvenirs communs, pour qu’ils puissent « faire
peuple » est un acte politique fort. Ce par quoi la civilisation romaine a pu un certain
temps perdurer, en une mémoire partagée qu’ils auraient cultivée et aimée.
D’où l’importance de l’adhésion à une culture partagée autour de laquelle les humains
peuvent s’assembler pour se nourrir et créer.
Ainsi, dans The Human condition, texte traduit en français sous le nom de La condition
de l’homme moderne, Hannah Arendt compare le monde, l’élaboration culturelle de
la terre par les humains, à une table autour de laquelle les humains s’installent pour
se nourrir des œuvres du passé, s’humaniser par elles, et l’enrichir, avant de mourir,
à l’intention de la génération suivante :
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101
C’est dans le Capital, dans le livre I, section 8, au chapitre 26 qui a pour titre L’accumulation
primitive, que Marx suggère de l’histoire qu’elle fait surgir dans la violence de nouvelles
figures historiques. Lorsque certaines contradictions deviennent intenables, elles
sont dépassées par des formes jusqu’ici inédites qui sont générées dialectiquement
lorsque les sociétés ou les groupes humains sont dans une impasse :
Il souligne le caractère sanglant et souffrant de ce qui advient, non pas idyllique, mais
pathétique, l’histoire s’écrivant dans l’incandescence :
Marx reprend en effet à Hegel la notion de dialectique qui dit des contradictions
qu’elles sont motrices et génèrent des changements. À ceci près que Marx parle de
matérialisme dialectique là où Hegel parlait d’idéalisme dialectique en disant des
représentations abstraites qu’elles étaient décisives, alors que Marx en fait de simples
résultantes idéologiques de rapports de force concrets.
102
Le désir irresponsable, fût-il violent ou inhumain, peut-il être considéré comme moteur
de l’histoire ? Cette proposition est surprenante. En effet, le désir semble relever de
forces vives naturelles et spontanées. Comment dès lors pourrait-il générer des
institutions et des figures culturelles ?
On pense ici à la formulation très ironique de Pascal dans les Pensées en Lafuma 413 :
« Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les
causes et les effets de l’amour. La cause en est un Je ne sais quoi. Corneille.
Et les effets en sont effroyables. Ce Je ne sais quoi, si peu de chose qu’on
ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le
monde entier. Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court toute la face de
la terre aurait changé. »
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en quoi peuvent-ils amener les princes à lever des troupes, par amour ou jalousie ou
ambition ? L’histoire, si elle relève du registre culturel, devrait théoriquement faire
intervenir des décisions rationnelles et non pas passionnelles.
Ces œuvres sont-elles à lire comme des vanités, qui admonestent en suggérant que
même la civilisation la plus douce n’échapperait pas à la destruction, au devenir ?
Ou suggèrent-elles tout simplement l’invalidité de ces figures de l’âge d’or qui ne
sauraient manifester l’homme dans toute sa grandeur, sa compétence à vouloir et à
se donner les moyens de faire ce qu’il désire ?
Les peuples dans la détresse, saisis par l’imminence de la violence, seraient, eux,
contraints à se mobiliser. On peut se référer ici à une allégorie platonicienne qui est
évoquée dans le Timée et dans le Critias, l’allégorie de l’Atlantide. Un récit qui aurait été
transmis et préservé en Égypte, et que Solon aurait confié à Critias, raconte qu’Athènes
aurait autrefois combattu l’Atlantide, un continent d’une extrême puissance, vaste,
comprenant la quasi-totalité des terres habitées, riche, invincible, en 25 e du Timée :
« Nous gardons ici par écrit beaucoup de grandes actions de votre cité
qui provoquent l’admiration, mais il en est une qui les dépasse toutes en
grandeur et en héroïsme. En effet, les monuments écrits disent que votre
cité détruisit jadis une immense puissance qui marchait insolemment sur
l’Europe et l’Asie tout entières, venant d’un autre monde situé dans l’océan
104
« Ce fut alors, Solon, que la puissance de votre cité fit éclater aux yeux du
monde sa valeur et sa force. Comme elle l’emportait sur toutes les autres par
le courage et tous les arts de la guerre, ce fut elle qui prit le commandement
des Hellènes ; mais, réduite à ses seules forces par la défection des autres
et mise ainsi dans la situation la plus critique, elle vainquit les envahisseurs,
éleva un trophée, préserva de l’esclavage les peuples qui n’avaient pas encore
été asservis, et rendit généreusement à la liberté tous ceux qui, comme
nous, habitent à l’intérieur des colonnes d’Héraclès. »
Comblés, enivrés par l’évidence de leur position dominante, sans volonté ni détermination,
les Atlandes sont défaits par les Athéniens.
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En effet, comme les Athéniens, ravis de leur victoire sur l’Atlantide, rompent les
rangs pour jouir de leurs succès et de leurs trophées, butins et autres prises, le
déchaînement des intérêts particuliers non seulement les démobilise, mais finit par
détruire Athènes elle-même. Ce qui est manifesté par l’engloutissement symbolique
dans les eaux et de l’Atlantide et d’Athènes :
« Mais dans le temps qui suivit, il y eut des tremblements de terre et des
inondations extraordinaires, et, dans l’espace d’un seul jour et d’une seule
nuit néfastes, tout ce que vous aviez de combattants fut englouti d’un seul
coup dans la terre, et l’île Atlantide, s’étant abîmée dans la mer, disparut
de même. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, cette mer-là est impraticable
et inexplorable, la navigation étant gênée par les bas fonds vaseux que l’île
a formés en s’affaissant. »
Cette allégorie renvoie, à n’en pas douter, aux conséquences, à la fin des guerres
médiques, de la victoire d’Athènes sur la Perse. Comme la cité n’était plus unie,
alors les appétits et rivalités finirent par faire le lit de la tyrannie des Trente. Parler,
alors, du désir moteur de l’histoire au sens des ambitions, qui génèrent de telles
contradictions que des formes culturelles nouvelles surgissent pour dépasser des
tensions devenues intenables ?
Telle est bien la direction suggérée par Platon dans l’absence de fin du Critias, dialogue
qui succède au Timée et que Platon présente comme un dialogue inachevé, puisque
les points de suspension indique alors qu’il appartient aux Athéniens d’inventer des
formes politiques nouvelles pour surmonter les germes tyranniques qui demeurent
et trouver, comme Solon l’avait fait naguère, une constitution sage capable de mettre
les désirs en synergie. Dans le Critias, en 119 e :
106
Or, l’âge d’or s’étant défait, selon le récit, les dieux doivent aviser, et sans doute,
comme le suggère Platon, surtout les hommes :
« Mais quand la portion divine qui était en eux s’altéra par son fréquent
mélange avec un élément mortel considérable et que le caractère humain
prédomina, incapables dès lors de supporter la prospérité, ils se conduisirent
indécemment, et à ceux qui savent voir, ils apparurent laids, parce qu’ils
perdaient les plus beaux de leurs biens les plus précieux, tandis que ceux
qui ne savent pas discerner ce qu’est la vraie vie heureuse les trouvaient
justement alors parfaitement beaux et heureux, tout infectés qu’ils étaient
d’injustes convoitises et de l’orgueil de dominer. Alors le dieu des dieux,
Zeus, qui règne suivant les lois et qui peut discerner ces sortes de choses,
s’apercevant du malheureux état d’une race qui avait été vertueuse, résolut
de les châtier pour les rendre plus modérés et plus sages. À cet effet, il
réunit tous les dieux dans leur demeure, la plus précieuse, celle qui, située
au centre de tout l’univers, voit tout ce qui participe à la génération, et, les
ayant rassemblés, il leur dit : ... »
Telle est l’hypothèse que Hegel développe dans ses cours si l’on en croit les notes que
prennent ses étudiants, réunies sous le nom de La Raison dans l’Histoire.
Il fait l’hypothèse que celui qu’on appelle le « grand homme », sans avoir pleinement
idée de l’histoire qu’il fait lorsqu’il la fait, est capable de canaliser les désirs de ses
contemporains, par la violence du désir qu’il manifeste lui-même. Qu’il vise le pouvoir,
ou l’amour, ou la gloire, ses aspirations vont être portées à l’incandescence. Or, de
même que la maison est faite de terre, d’air, de feu, d’eau, et protège de l’eau, du feu,
107
contre eux-mêmes. Après, par exemple, le coup de force de César contre Rome, Rome
va pouvoir s’armer davantage, dans ses institutions, contre les abus de pouvoir :
Le désir, qui génère des tensions, génère de telles tensions que, pour les surmonter,
de nouvelles formes culturelles adviennent. Elles constituent un devenir. Elles font
l’histoire.
Dans le même sens, Claude Levi-Strauss dissocie les sociétés froides, qui ne connaissent
ni désirs, ni tensions, ni contradictions et n’ont pas de forme inédite à faire émerger,
des sociétés chaudes dont les désirs centrifuges et antagonistes génèrent dessinent
une accélération de l’histoire. Le travail du négatif, le déchaînement des passions y fait
advenir des successions rapides de nouvelles situations, qui elles-mêmes, devenues
intenables, en génèrent d’autres.
Lorsque la violence se fait l’accoucheuse de l’histoire, la tempête est là, qui peut
effrayer l’ange de l’histoire lui-même. Dans les Thèses sur la philosophie de l’histoire
de Walter Benjamin, celui-ci se réfère à un tableau de Paul Klee, Angelus Novus :
108
« Toute violence est, en tant que moyen, soit fondatrice, soit conservatrice
de droit. Lorsqu’elle ne prétend à aucun de ces deux attributs, elle renonce
d’elle-même à toute validité. »
Benjamin précise alors que la violence qui a accouché d’un régime politique doit être
ressentie comme encore présente dans les institutions sans quoi celles-ci peuvent
péricliter et s’affaiblir :
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Une huile sur toile du peintre et poète Gabriel Dante Rossetti, achevée en 1881,
intitulée Mnémosyne, ou encore La Lampe de la mémoire, ou encore Souvenir, fait de
cette amante de Zeus, mère des neuf Muses, une figure qui éclaire, instance tutélaire
de ressaisie et de vigilance, gardienne de l’esprit qui peut armer contre la mort et la
violence. Comme le suggèrent les vers de l’artiste destinés à l’accompagner :
Gabriel Dante Rossetti suggère des traces mémorielles conservées par la pensée
qu’elles peuvent faire surgir la lumière pour les temps à venir. Telle était d’ailleurs la
métaphore choisie par son contemporain Victor Hugo. Assistant, le 24 février 1877, à
un banquet commémorant la révolution du 24 février 1848, présidé par le socialiste
Louis Blanc, il avait déclaré :
C’est ainsi que le travail d’appropriation, répété, du souvenir des événements intenses,
libérateurs ou tragiques, constitue une tâche qui arme les esprits. Des dates ont été
choisies pour inviter à se référer aux armistices et aux soulèvements salvateurs, mais
aussi aux génocides, crimes contre l’humanité, déportations. Or, ces références ne
donnent-elles pas la tentation d’inculper un peuple de la violence de leurs prédécesseurs
de génération en génération ? Faut-il poser un droit d’inventaire et s’interroger sur la
pertinence d’une résilience de la violence ?
110
Dans la préface, Brigitte Krulic commence par rappeler qu’en Allemagne, c’est la
littérature qui constitue la référence commune et la mémoire du peuple :
« C’est dire l’importance cruciale qui revient aux écrivains : les « monuments »
de la langue allemande exercent, depuis la traduction de la Bible par Luther
les fonctions dévolues aux “lieux de mémoire” où se cristallise le sentiment
d’appartenance. Les Allemands partagent à cet égard le sort des nations
« tard venues d’Europe centrale et orientale ; c’est à la littérature et non à la
revendication politique qu’est revenue la mission d’incarner la permanence,
à travers les aléas de l’histoire et des changements de régime, d’une âme
collective à nulle autre semblable. De Herder à Gunther Grass revendiquant,
contre le processus de réunification des deux États allemands, l’appartenance
à une “nation culturelle”, la continuité est, en ce sens, indéniable. »
« On perçoit dès lors le rôle crucial que la littérature a exercé dans l’Allemagne
d’après-guerre ; la remise en question des valeurs humanistes suscitée par
la découverte des crimes perpétrés dans les camps avait provoqué une
crise morale, politique, spirituelle, sans précédent ; libérés des contraintes
de la censure, intellectuels et écrivains de l’émigration intérieure s’étaient
empressés de publier leurs manuscrits inédits, tandis que les émigrés
regagnaient peu à peu l’Allemagne, à l’exemple de Thomas Mann, de Berthold
Brecht ou d’Anna Seghers. La littérature a bénéficié, dans ce contexte, d’un
prestige accru, car elle pouvait revendiquer le statut enviable de modèle de
référence survivant à l’effondrement de l’“année zéro”, d’autant plus qu’à
de rares exceptions près les nazis n’avaient pas réussi à rallier à leur cause
beaucoup d’écrivains dotés d’un prestige incontestable. »
111
Comment éviter, alors, l’enkystement des traumatismes qui pourrait conduire à tout
jamais un peuple à se trouver, dans la mémoire des autres et la sienne, dans une
stigmatisation infinie de la violence inhumaine advenue ?
Se présenter, parler, être écouté, être assuré de ne pas être poursuivi pour les crimes
ayant fait l’objet d’aveux. Desmond Tutu s’était en effet demandé : how to turn human
wrongs into human rights ? (Comment commuer des atteintes à l’humain en respect
des humains ?) Cette mémoire sanglante publiée, de part et d’autre, et amnistiée, à
mesure de la comparution des membres des deux camps devant ces tribunaux, on
estima, au bout de trois ans que « suffisamment de vérité avait été produite » pour
pouvoir tourner une page et parvenir à la constitution « arc-en-ciel. »
112
« Passer. Passer quoi qu’il en coûte. Plutôt crever que ne pas passer. Passer
pour ne pas mourir dans ce territoire maudit et dans sa guerre civile. Avoir
fui, avoir tout perdu. Passer pour tenter de vivre ici où la guerre est moins
cruelle. Passer pour vivre comme sujets de droits, comme simples citoyens.
Peu importe le pays pourvu que ce soit un état de droit. Passer, donc, pour
cesser d’être hors de la loi commune. Dans tous les cas, passer pour vivre.
Mais là où vous avez fuit les murs clos des caves bombardées, vous avez
trouvé une frontière close et des barbelés au camp d’Idomeni. »
113
tragédies analogues non reconnues comme telles, lorsque l’oubli a fait disparaître
le souvenir de sombres temps :
Maintenant silence.
Que tout s’arrête.
Ils passent. »
Dans l’avertissement de son ouvrage intitulé La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur
dit son inquiétude concernant le « devoir de mémoire », son traitement à géométrie
variable :
114
Certes, l’éducation peut donner aux enfants des compétences à s’adapter aux
circonstances :
C’est en ce sens que la mémoire et l’oubli relèvent non de ce qui convient, au sens
d’une éthique, mais de ce qui est ou non universalisable, d’un « je dois » ou « je ne
dois pas », au sens d’une morale. Réguler les rapports entre droit à l’oubli et devoir
de mémoire en fonction de la dissociation entre objets et sujets. Je dois le souvenir
d’occurrences qui ont fait des humains non pas des fins mes des moyens.
Primo Levi, dans la préface de Se questo è un uomo, que l’on traduit en général par
Si c’est un homme, et qu’il faudrait traduire par Si cette chose-là est un homme, écrit :
« Aussi, en fait de détails atroces, mon livre n’ajoutera-t-il rien à ce que les
lecteurs du monde entier savent déjà sur l’inquiétante question des camps
d’extermination. Je ne l’ai pas écrit dans le but d’avancer de nouveaux
115
116
À cette fin, elle dissimule sa vive intelligence et prend l’apparence d’une femme docile
et totalement vouée à son époux :
C’est en ce sens qu’elle essaie de se conformer aux attentes de son milieu pour mieux
surprendre, jusqu’au jour où elle dispose de suffisamment d’éléments pour constituer
un dossier accablant et faire tomber la famille et les complices de son époux :
117
En Occident, dans l’antiquité grecque archaïque, c’est d’abord la vengeance qui tient
lieu de réponse à la violence. Il s’agit en effet, en infligeant la réciproque de ce qu’il
a fait à un agresseur, de lui faire ressentir la douleur qu’il a infligée, à la fois pour
extérioriser la peine et éviter qu’elle ne devienne une mélancolie infinie et pour ne pas
laisser une atteinte sans châtiment, qui pourrait alors se reproduire en toute impunité.
Ainsi, avec la « justice vindicatoire », celui dont le père a été tué par violence doit
éliminer par violence le père de l’agresseur. Une certaine proportionnalité, que la
Mésopotamie, par le Code d’Hammourabi, à des fins de modération, à adoptée – œil
pour œil, dent pour dent, la loi du talion – le cycle de la vengeance qui appelle à la
vengeance, puisque le sang exige à chaque fois réparation, va certes décimer la forces
vives d’une cité. Dans le cycle de l’Orestie d’Eschyle, composé de trois tragédies,
Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides, Athéna parvient à persuader les divinités
de la vengeance, les Erinnyes, de devenir plutôt les Euménides, soit les Bienveillantes,
soit les divinités tutélaires de l’Aréopage, soit le tribunal chargé de juger les crimes de
sang, pour éviter que la cité soit incapable de se défendre contre une autre cité, si les
forces vives qui la constituent se sont épuisées dans le cycle infernal des vengeances
entre familles. Mais il importe, qu’elle soit vindicatoire ou cadrée par des tiers, que
la justice passe. Dans la Grèce archaïque, on tue le criminel ou son parent ou allié.
Dans la Grèce classique, on châtie, ce qui civilise la violence de la réponse. Mais il
convient qu’elle advienne, l’indulgence faisant contresens.
Ainsi, dans Ainsi parlait Zarathoustra Nietzsche montre l’incohérence qu’il y aurait à
pardonner à un ami, puisque ceci revient à effacer une atteinte faite aux autres mais
surtout à soi, alors qu’un ami, qui aime bien et qui châtie bien devrait dire durement
son fait, et en vouloir, à celui qui a failli :
118
Celui qui, perfidement, dans un raffinement de cruauté, prétend vouloir faire disparaître
de sa mémoire et de la mémoire des autres ce qu’un être humain a fait, le dépossède
de lui-même. Il suggère par cette prétendue magnanimité que ce qu’il a fait n’est rien,
et, paradoxalement, ne fait qu’aiguiser ce qu’il dit vouloir éradiquer en s’y référant.
Une telle générosité serait violence, plus violente même que la vengeance qui, elle,
reconnaît ce que l’autre a fait.
D’où l’hypothèse, chez Nietzsche, que celui qui renonce à faire justice lui-même, par
la vengeance, est en réalité plus violent encore lorsqu’il fait mine de dire à l’offenseur
qu’il le tient quitte de son offense.
119
L’homme du ressentiment se venge plus qu’il ne le ferait en armant son bras contre
celui dont il a reçu préjudice. Ce qui, selon Nietzsche, caractérise par exemple du
christianisme :
Il s’agit alors, selon le philosophe, d’une « morale des esclaves ». Celui qui n’a pas le
pouvoir ou l’ambition de rendre violence pour violence, nourrit en réalité en lui un
ressentiment infini, une haine sans limite, sous le couvert de la charité :
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Alors que la vengeance est « un plat qui se mange froid », celui qui n’extériorise pas
la violence haineuse qui le ronge au-dedans, et qui le rongera toujours.
« L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae, [force d’inertie], comme le
croient les esprits superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté
d’enrayement dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que
tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente
tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de “digestion” (on pourrait
l’appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe
dans notre corps pendant que nous “assimilons” notre nourriture. Fermer
de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; demeurer
insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à
notre service livre pour s’entraider ou s’entre-détruire ; faire silence, un
peu, faire table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la
121
Nietzsche montre que celui qui garde en lui ce qu’il a subi se livre à une création
souffreteuse et même souffrante. La dyspepsie, advient lorsqu’on ne s’est pas vengé,
lorsqu’on n’a pas fait justice soi-même. Et alors, la vengeance qu’on n’a pas assumée
se retourne contre le lâche qui s’est laissé faire sans répondre et qui va laisser sourdre
une violence nommée moralité :
Ce ressassement est artificiel et malaisé, entretenu en soi par un effort de tous les
instants. La mauvaise conscience aurait la véhémence d’une plaie ouverte :
« Comment à l’homme animal faire une mémoire ? Comment sur cette intelligence
du moment, à la fois obtuse et trouble, sur cette incarnation de l’oubli, imprime-t-on
122
La notion de « mauvaise conscience », malsaine, est ainsi le fruit pourri qui accompagne
une intériorisation toxique permettant aux faibles de se venger de manière indirecte
et oblique en faisant prévaloir de valeurs paradoxales :
« C’est dans cette sphère du droit d’obligation que le monde des concepts
moraux “faute”, “conscience”, “devoir”, “sainteté du devoir” a son foyer
d’origine ; – à ses débuts, comme tout ce qui est grand sur la terre, il a été
longuement et abondamment arrosé de sang. »
« Tous les instincts qui n’ont pas de débouché, que quelque force répressive
empêche d’éclater au-dehors, retournent en dedans – c’est là ce que j’appelle
l’intériorisation de l’homme : de cette façon se développe en lui ce que plus
tard on appellera son “âmer”. Tout le monde intérieur, d’origine mince à
tenir entre cuir et chair, s’est développé et amplifié, a gagné en profondeur,
en largeur, en hauteur, lorsque l’expansion de l’homme vers l’extérieur a
été entravée. Ces formidables bastions que l’organisation sociale a élevés
pour se protéger contre les vieux instincts de liberté – et il faut placer le
châtiment au premier rang de ces moyens de défense – ont réussi à faire se
retourner tous les instincts de l’homme sauvage, libre et vagabond – contre
l’homme lui-même. La rancune, la cruauté, le besoin de persécution – tout
cela se dirigeant contre le possesseur de tels instincts : c’est là l’origine de
la “mauvaise consciencer”. L’homme qui par suite du manque de résistances
et d’ennemis extérieurs, serré dans l’étau de la régularité des mœurs,
impatiemment se déchirait, se persécutait, se rongeait, s’épouvantait et se
maltraitait lui-même, cet animal que l’on veut “domestiquer” et qui se heurte
jusqu’à se blesser aux barreaux de sa cage, cet être que ses privations font
languir dans la nostalgie du désert et qui fatalement devait trouver en lui
un champ d’aventures, un jardin de supplices, une contrée dangereuse et
123
de la “mauvaise conscience” ».
124
« … Le bon vieillard [...] fait effort pour se lever ; mais une de ses filles, à
genoux devant lui, le retient par les basques de son habit. Le jeune libertin
est entouré de l’aînée de ses sœurs, de sa mère et d’un de ses petits frères.
Sa mère le tient embrassé par le corps ; le brutal cherche à s’en débarrasser
et la repousse du pied. Cette mère a l’air accablé désolé ; la sœur aînée s’est
interposée entre son frère et son père ; la mère et la sœur semblent, par
leur attitude, chercher à les cacher l’un à l’autre. Celle-ci a saisi son frère
par son habit, et lui dit, par la manière dont elle le tire : “Malheureux, que
fais-tu ? Tu repousses ta mère, tu menaces ton père ; mets-toi à genoux et
demande pardon…” »
Le fils ne demandera pas pardon, ni lors de son départ, ni lors de son retour. Il se
heurtera à la tragédie de la mort du père :
125
Toujours est-il que le désespoir est tangible. La mort du père exclut la possibilité
d’implorer son pardon. À tout jamais, la voix de la conscience hantera le fils. La
violence de sa désertion relèvera de l’irréversible.
Dans le récit attribué au Christ, Luc décrit les circonstances qui amènent l’étourdi à
faire le projet de retourner chez lui pour bénéficier de ressources faciles.
« Un homme avait deux fils, dont le plus jeune dit à son père : “Mon père,
donne-moi la part du bien qui me doit échoir.” Ainsi, le père leur partagea
son bien. Et peu de temps après, ce plus jeune fils ayant tout amassé, s’en
alla dehors dans un pays éloigné, et il y dissipa son bien en vivant dans la
débauche. Après qu’il eut tout dépensé, il survint une grande famine en ce
pays-là ; et il commença à être dans l’indigence. Alors il s’en alla, et se mit
au service d’un des habitants de ce pays-là, qui l’envoya dans ses possessions
pour paître les pourceaux. Et il eût bien voulu se rassasier des carouges
que les pourceaux mangeaient ; mais personne ne lui en donnait. Étant donc
rentré en lui-même, il dit : Combien y a-t-il de gens aux gages de mon père,
qui ont du pain en abondance ; et moi je meurs de faim ! Je me lèverai, et
m’en irai vers mon père, et je lui dirai : “Mon père, j’ai péché contre le
ciel et contre toi, et je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi
comme l’un de tes domestiques.” »
126
« Il partit donc, et vint vers son père. Et comme il était encore loin, son
père le vit, et fut touché de compassion ; et courant à lui, il se jeta à son
cou et le baisa. Et son fils lui dit : “Mon père, j’ai péché contre le ciel et
contre toi, et je ne suis plus digne d’être appelé ton fils”. Mais le père dit à
ses serviteurs : “Apportez la plus belle robe et l’en revêtez ; et mettez-lui
un anneau au doigt et des souliers aux pieds ; et amenez un veau gras et
le tuez ; mangeons et réjouissons-nous ; parce que mon fils que voici était
mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, mais il est retrouvé.” »
« Et ils commencèrent à se réjouir. Or, le fils aîné était dans les champs.
Lorsqu’il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et les danses.
Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que c’était. Ce serviteur lui
dit : ton frère est de retour, et, parce qu’il l’a retrouvé en bonne santé, ton
père a tué le veau gras. Il se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son
père sortit, et le pria d’entrer. Mais il répondit à son père : voici, il y a tant
d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais
tu ne m’as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et
quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées,
c’est pour lui que tu as tué le veau gras ! Mon enfant, lui dit le père, tu es
toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à toi ; mais il fallait bien s’égayer
et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et qu’il est revenu à
la vie, parce qu’il était perdu et qu’il est retrouvé. »
Arbitraire du pardon ? L’offense subie est-elle ainsi réduite à rien ? Fêter à ce point celui
qui est revenu après avoir tout dilapidé et jamais celui qui est resté est-il pleinement
respectueux ? Le père miséricordieux est-il un père inconscient ?
127
En effet, si table rase est faite de la mémoire de ce qu’a fait ou n’a pas fait l’un ou
l’autre, tout se passe comme si ce qui avait été choisi était indifférent. En ce sens, le
pardon, qui efface, n’est-il pas un déni de ce qui a été ? Certes, d’une certaine façon,
le ressentiment enferme, rend difficile le passage à autre chose. Mais donner quitus
n’est-il pas plus contradictoire encore ?
On dit parfois que la lettre de rupture que Freud choisit d’adresser à Jung, qu’il
considérait comme son fils spirituel, le 3 janvier 1913, qu’elle sait mentionner ce
sur quoi Freud ne fera jamais l’impasse, une déclaration impardonnable à ses yeux,
émanant de celui dont il avait fait son dauphin, qui avait osé déclarer que Freud avait
à son égard une influence castratrice. D’où un rejet en bonne de Jung par Freud, eu
égard eu parricide symbolique ainsi perpétré :
« Je vous propose donc que nous rompions tout à fait nos relations privées.
Je n’y perds rien, car dans mon âme je ne suis plus lié à vous que par le fil
ténu de l’effet prolongé de déceptions antérieures, et vous ne pouvez qu’y
gagner, puisque vous avez récemment déclaré à Munich qu’une relation intime
avec un homme agissait de façon inhibitrice sur votre activité scientifique.
Prenez donc votre pleine liberté et épargnez-moi les prétendus “services
d’amitié”. Nous sommes d’accord sur ce point, que l’homme doit subordonner
dans son domaine ses sentiments personnels aux intérêts généraux. Vous
n’aurez donc jamais de raison de vous plaindre d’un manque de correction
chez moi là où il s’agit de communauté de travail et de la poursuite de buts
scientifiques ; je peux le dire, aussi peu de raison désormais que jusqu’à
présent. D’autre part j’attends la même chose de vous. »
128
Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt fait du pardon ce qui garantit
l’ouverture de l’avenir :
Or, Hannah Arendt prend bien soin d’articuler le pardon et la promesse, pour rendre
possible une modification des rapports inter-intersubjectifs :
129
surprendre par le pardon ? Contre toute attente, alors qu’on s’attendait à la violence
du ressentiment comme réplique à la violence de l’agression, le pardon peut advenir,
comme seule action qui ne soit pas ré-action :
« Le pardon est la seule réaction qui ne se borne pas à ré-agir mais qui
agisse de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a
provoquée ».
130
Ainsi, on dit de la promenade que faisait tous les soirs Emmanuel Kant à Königsberg
qu’elle était d’une telle régularité que les habitants se réglaient sur elle pour avoir
l’heure. Dans Les derniers jours d’Emmanuel Kant, Thomas de Quincey, dans la
compilation qu’il effectue à partir des biographies de Kant, et attribuant ce souvenir
à Wasianski, fait état d’un étrange revirement, eu égard au caractère très casanier
du philosophe. Après avoir demandé à Wasianski de rassembler de l’argent pour
financer un voyage à l’étranger, démarche très étonnante de la part de celui qui de
sa vie n’avait jamais quitté Königsberg, Kant se laisse persuader d’effectuer d’abord
une petite excursion dans la campagne environnante :
L’accoutumance l’emporte ici sur la tentative de sortir d’elle. Le choix délibéré de faire
de Königsberg un microcosme, un monde en miniature qui opère comme synthèse
de la terre habitée prévaut sur la tentative d’escapade, et l’arrête.
131
Reprenant à son compte la notion antique d’habitus, manière d’être par incorporation,
presque au sens d’une mémoire génétique, d’éléments satellites, le sociologue Pierre
Bourdieu a montré comment, du fait de stratégies émanant d’agents qui, dans des
champs de pouvoir, sont en situation dominante, des dispositions sociales sont
mémorisées, pour que la domination se trouve reconduite de génération en génération.
Il entend par disposition (terme qui traduit celui d’habitus, donc) comme une syntaxe, une
grammaire qui serait reçue dans la famille et qui faciliterait, dans les postures sociales
futures, des schémas d’appropriation. Ainsi dans Le Sens pratique, Bourdieu définit
les dispositions, viatiques familiaux pour affronter la société, comme des « structures
structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes. » L’habitus
serait non seulement un certain marqueur social mais aussi un outil d’appréhension
et de conquête qui relèverait d’un ADN culturel.
Entre ceux qui sont dans la prise en compte d’un strict nécessaire, qui ne laisse ni
loisir ni répit, ceux dont l’éducation, moyenne, ne fait connaître que les raccourcis,
les clichés, les tableaux dont il faut savoir parler, dans une confusion du jugement
déterminant et du jugement réfléchissant, et ceux dont le rapport aux œuvres et aux
paysages est comme une respiration naturelle. Le luxe du loisir, de la fréquentation
ordinaire de l’extraordinaire, opère alors comme ostentation, preuve ontologique
d’appartenance à l’élite.
132
Pierre Bourdieu décline dans un registre politique ce que Marcel Mauss, dans un
registre plus large, supposait des manières mêmes de faire usage de soi, dans son
ouvrage Les techniques du corps :
Dans Les Techniques du corps, Marcel Mauss se réfère à la manière qu’ont les individus
dans différentes sociétés de nager, défiler, marcher, courir, chasser…
Il se réfère à une évidence ancienne, qui l’amena ensuite à une enquête plus systématique :
« Je savais bien que la marche, la nage, par exemple, toutes sortes de choses
de ce type sont spécifiques à des sociétés déterminées ; que les Polynésiens
ne nagent pas comme nous, que ma génération n’a pas nagé comme la
génération actuelle nage. »
On le voit, Marcel Mauss va mettre à jour des schémas fonctionnels dont il importe
que le corps garde mémoire :
133
Si Mauss insiste à ce point sur la transmission des techniques du corps, c’est que
l’imitation est condition d’une appropriation qui pourra elle-même se trouver remise
en question, infléchie, et que le nouveau modèle sera lui-même un patrimoine à
compléter et à transmettre :
« L’enfant [...] imite des actes qui ont réussi et qu’il a vu réussir par des
personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L’acte s’impose du
dehors, d’en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son
corps. L’individu emprunte la série des mouvements dont il est composé
à l’acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres. »
Et, prenant à témoin les postures de ceux qui écoutent cette conférence, Mauss
interpelle son auditoire pour qu’il constate, ici et maintenant, quel fut un épisode,
collectif, du devenir de l’agencement des corps et des regards :
134
À cette fin, les apprentis sorciers missionnés par le ministère de l’intérieur viseront
à constituer chez lui des réflexes conditionnés en associant à des images de violence
des décharges électriques. À tel point qu’Alex, tant que les effets du conditionnement
ne seront pas dissipés, ne pourra même plus se défendre contre la violence lorsqu’il
sera libéré, associant à celle-ci une aversion radicale.
Certes, dans le texte de Burgess, il est présenté comme le premier criminel définitivement
adouci et apaisé, par la magie des associations synaptiques :
Jean-Paul Sartre, philosophe existentialiste, met en scène dans son roman de 1938, La
Nausée, un narrateur pris de dégoût lorsqu’il confronte le corps verrouillé des plantes
et le corps plastique, adaptatif, et qui devrait rester tel, des humains. Il personnifie
à cette fin le végétal pour manifester la violence des lois de l’espèce qui corsètent
son organisme.
Une envie de vomir saisit son héros Antoine Roquentin, fixant un jour une racine,
l’organe végétal le plus ancré, l’envers du sexe, à Bouville, la ville des bœufs :
135
n’avaient pas envie d’exister, seulement, ils ne pouvaient pas s’en empêcher,
voilà. Alors ils faisaient toutes leurs petites cuisines, doucement, sans entrain ;
la sève montait lentement dans les vaisseaux, à contrecœur, et les racines
s’enfonçaient lentement dans la terre. Mais ils semblaient à chaque instant
sur le point de tout planter là et de s’anéantir. Las et vieux, ils continuaient
d’exister, de mauvaise grâce, simplement parce qu’ils étaient trop faibles
pour mourir, parce que la mort ne pouvait leur venir que de l’extérieur :
il n’y a que les airs de musique pour porter fièrement leur propre mort
en soi, comme une nécessité interne ; seulement, ils n’existent pas. Tout
existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre. »
Dans ce texte, à l’écriture paradoxale où Sartre s’ingénie à peindre aussi bien les vivants
qui précisément n’ont pas à vouloir, et qui ont si peu à vouloir que leur vouloir est
languissant, pénible, alors que portant la sève est là, prête à monter, que les œuvres
de l’homme qui, significatives, ont à vouloir, à peiner et à jouir.
Au point que les plantes sont dites « prêtes à tout planter là », ne réalisant qu’une
nature, récurrente, sans signification individuelle, alors que les petites musiques,
elles, individuées, ne sont pas petites cuisines, mais participent de la douleur et de la
joie d’être faillible, jouissent de surgir, faillir, composer. Alors que les arbres, qui sont
autant de verges lasses même avoir d’avoir combattu, sont les effets d’une cause,
persistent dans une essence, sans porter en eux-mêmes la jubilation de la dernière
note. Les végétaux, par la tyrannie des corps qu’ils sont, végètent. Par l’ouverture des
corps qu’ils ont, les humains inventent.
Plus tard, en 1964, À la fin des Mots, roman autobiographique, Sartre reviendra sur
la nécessité qui fut la sienne, pour grandir, de se déprendre progressivement des
conditionnements familiaux. Par exemple, restituer la culture qui lui était inculquée
comme on restitue la chaleur :
« Qu’ils écoutent mon babillage ou l’art de la fugue, les adultes ont le même
sourire de dégustation malicieuse et de connivence ; cela montre ce que je
suis au fond : un bien culturel. La culture m’imprègne et je la rends à la famille
par rayonnement, comme les étangs, au soir, rendent la chaleur du jour. »
136
« J’ai changé. Je raconterai plus tard quels acides ont rongé les transparences
déformantes qui m’enveloppaient, quand et comment j’ai fait l’apprentissage
de la violence, découvert ma laideur – qui fut pendant longtemps mon
principe négatif, la chaux vive où l’enfant merveilleux s’est dissous – par
quelle raison je fus amené à penser systématiquement contre moi-même
au point de mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle me causait.
L’illusion rétrospective est en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se
délabre, l’édifice tombe en ruine, j’ai pincé le Saint-Esprit dans les caves et
je l’en ai expulsé ; l’athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine :
je crois l’avoir menée jusqu’au bout. Je vois clair, je suis désabusé, je connais
mes vraies tâches, je mérite sûrement un prix de civisme ; depuis à peu près
dix ans je suis un homme qui s’éveille, guéri d’une longue, amère et douce
folie et qui n’en revient pas et qui ne peut se rappeler sans rire ses anciens
errements et qui ne sait plus que faire de sa vie. »
Fait écho à cette audace de l’existence le souvenir d’une situation autrefois éprouvée,
mais désormais revendiquée : être sorti de la voie balisée d’une vie déjà sur les rails
à la destination sécurisée.
« Je suis redevenu le voyageur sans billet que j’étais à sept ans : le contrôleur
est entré dans mon compartiment, il me regarde, moins sévère qu’autrefois :
en fait il ne demande qu’à s’en aller, qu’à me laisser finir le voyage en paix ;
que je lui donne une excuse valable, n’importe laquelle, il s’en contentera.
Malheureusement je n’en trouve aucune et, d’ailleurs, je n’ai même pas
l’envie d’en chercher : nous resterons en tête à tête, dans le malaise, jusqu’à
Dijon où je sais fort bien que personne ne m’attend. »
L’habitude, sous la douceur apparente des conforts qu’elle offre, peut brutaliser.
137
Pour faire la paix, faut-il préparer la guerre ? Pour maintenir l’assise d’une paix
négociée qui reste fragile, puisque le rapport de force qui l’a installée est mouvant ?
Ou bien pour faire la guerre à la guerre ?
Les humains, êtres de désir et non de besoin, sont-ils constamment dans la rivalité ?
Autant les autres animaux, strictement soumis aux lois de l’espèce, sont voués à un
équilibre, autant l’homme, parce qu’il peut manifester une inventivité, et surprendre,
peut créer violemment des collisions. Il se heurte alors aux autres, ce qui peut
l’amener à se heurter à lui-même. La guerre au-dehors recouvre aussi bien une
guerre au-dedans. Les conflits extérieurs sont aussi intérieurs.
Henri Barbusse, dans Le Feu, journal d’une escouade, prix Goncourt 1916, dédié A la
mémoire des camarades tombés à côté de moi à Crouy et sur la côte 119, lors de la bataille
d’Artois, ouvre son texte de témoignage du poilu qu’il fut par un chapitre nommé La
vision. Les grands blessés d’un sanatorium, apprennent que la guerre est déclarée :
Dans cet échange paradoxal, est manifesté un pas de côté. Celui que préconisait
Emmanuel Kant, dans un texte des Lumières très puissant : le Projet de paix perpétuelle.
Pour faire la guerre à la guerre. Parce que la guerre c’est « la monotonie infinie des
misères ». Le roman de Henri Barbusse intitulé le Feu, comprend un chapitre intitulé
aussi le Feu.
138
« – C’est vrai, c’qu’i’ dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa cangue.
Quand j’sui’ été en permission, j’ai vu qu’j’avais oublié bien des choses de
ma vie d’avant. Y a des lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un
livre que j’ouvrais. Et pourtant, malgré ça j’ai oublié aussi ma souffrance de
la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui
pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu’on est.
– Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu !
Cette perspective vint s’ajouter à la déchéance de ces créatures comme la
nouvelle d’un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.
– Ah ! si on se rappelait ! s’écria l’un.
– Si on s’rappelait, dit l’autre, y aurait plus d’guerre !
Un troisième ajouta magnifiquement :
– Oui, si on s’rappelait, la guerre serait moins inutile qu’elle ne l’est.
Mais tout d’un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua
ses bras boueux et d’où tombait la boue, et, noir comme une grande chauve-
souris engluée, il cria sourdement :
– Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là ! »
Dans le chapitre XXIV, l’Aube, au sens propre comme au sens figuré, les combattants,
lors d’un épisode épouvantable de la bataille d’Artois, lorsque les explosions d’obus
occasionnent une inondation, attendent, dans l’eau et la boue, entourés de nombreux
cadavres de noyés, que le jour se lève. Ils attendent aussi que se lève l’esprit de la
paix, lorsque l’esprit de la guerre aura été abattu.
Le narrateur s’entretient alors avec son camarade Paradis, qui définit d’abord ce
qu’est la guerre, par la violence de ses effets :
« – Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-il d’une voix lointaine. C’est pa’ aut’
chose. »
« Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles
visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps
139
L’expression que Paradis emploie pour dire la guerre « une monotonie infinie de
misères », dans le chapitre XXIV du Feu fait écho au chant XXIV de l’Iliade.
« Monotonie infinie » met l’adversaire sur le même plan, établit une analogie avec lui,
de la même manière que Priam, père d’Hector, se compare à Pélée, père d’Achille,
pour obtenir d’Achille le corps abîmé d’Hector. Le corps très abîmé d’Hector qu’Achille
a traîné derrière son char pour se venger de la mort de Patrocle.
Cette entrevue entre le roi Priam, et Achille, qui a tué son fils Hector, est d’ailleurs
novatrice et surprenante.
En effet, au chant XXII, Achille a refusé de rencontrer Hector. Au nom de cette causalité
verticale qui veut que les êtres se situent strictement dans un rapport de descendance
qui détermine tout, ce à qui ils peuvent parler comme ceux auxquels ils ne peuvent
pas parler « Hector à jamais exécré, ne viens pas me parler d’accords. Car il n’y a
pas entre les lions et les hommes de serments assurés ; les loups et les agneaux
n’ont pas une âme animée de sentiments communs, de même il n’y a pas d’amitié
possible entre toi et moi. »
Or, contre toute attente, au chant XXIV, Priam compare Achille à Hector. Si Achille
était mort et non pas Hector, alors Pélée, père d’Achille, aurait imploré Hector de lui
rendre le corps de son fils, comme lui, Priam, est en train de le faire pour son fils
Hector. Certes, Achille et Hector sont des adversaires, mais aussi des fils qui ont en
commun l’amour que leurs pères respectifs leur portent.
140
D’où, dans la suite du chant XXIV, une comparaison entre Achille et Priam qui va
jusqu’à la substituabilité. Chacun découvre, dans celui de l’autre camp, son alter ego :
Cette analogie est tellement décisive dans la culture grecque que la plus ancienne
tragédie grecque à nous être parvenue, Les Perses d’Eschyle, célèbre la victoire des
Grecs sur les Perses, à Salamine, par l’évocation du désarroi des Perses, et notamment
d’Atossa la reine, veuve de Darios et mère du grand roi Xerxès, qui vient d’être défait.
Eschyle, qui a combattu en personne à Salamine, parvient à se mettre à la place de la
patrie rivale, du combattant de l’autre rive, comme pour pleurer avec lui, tout autant
qu’il se réjouit comme Athénien.
Le soldat de Marsala, chant de 1861 de Gustave Nadaud, après l’expédition des Mille, fait
état d’une analogie entre un soldat de l’armée de Garibaldi et un soldat de l’armée du
roi. La phrase de conclusion de la chanson, « C’était à Marsala », montre la souffrance
de celui qui, à Marsala, a tué un ennemi, quasiment par hasard, ayant en la chance
de faire mouche, pas l’autre :
141
au sien :
Souffrir, alors, de tourner la violence de la guerre contre son frère humain, son
alter ego ?
Dès lors, inhumaine, la guerre engendre des déperditions. L’animal ne peut pas se
dés-animaliser. L’homme, dans la guerre, peut se déshumaniser, et perdre de vue
que l’autre, même en face, est son alter ego :
« Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espèce de banquise
disputée par les éléments, avec leurs sombres masques en lambeaux. La
protestation qui les soulevait était tellement vaste qu’elle les étouffait.
– On est fait pour vivre, pas pour crever comme ça !
– Les hommes sont faits pour être des maris, des pères – des hommes,
quoi ! – pas des bêtes qui se traquent, s’égorgent et s’empestent.
On voyait que cette idée les tourmentait : qu’essayer de vivre sa vie sur la
terre et d’être heureux, ce n’est pas seulement un droit, mais un devoir – et
même un idéal et une vertu ; que la vie sociale n’est faite que pour donner
plus de facilité à chaque vie intérieure.
– Vivre !… »
142
La main de Madelon, être féminin actif et gentil, ne peut être accordée au soldat qui
la demande. Madelon en a besoin pour « servir à boire » à tout un régiment :
Mais ce pacifisme auquel tous aspirent risquerait d’être irénisme naïf, s’il ne se donnait
pas les moyens de s’opposer au bellicisme.
Le texte d’Henri Barbusse, le Feu, n’est pas un texte pacifiste inconditionnel. Il s’en
prend, certes, au bellicisme de ceux qui se réfèrent un patriotisme non respectueux
de l’adversaire. Mais il est aussi pragmatique.
Lorsque la guerre est là, il s’agit non plus de vivre, mais de survivre.
Il faut « tenir ». Et dans Le Feu ce verbe, initialement technique, de la poliorcétique, art
de résister quand on est assiégé, plus largement de la stratégie, veut dire « tenir la
143
c’est-à-dire « survivre » :
« – Il faut se battre ! gargouilla la voix rauque d’un corps qui, depuis notre
réveil, se pétrifiait dans la boue dévoratrice. Il le faut ! – et le corps se
retourna pesamment. – Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forces
et nos peaux, et nos cœurs, toute not’ vie, et les joies qui nous restaient !
L’existence de prisonniers qu’on a, il faut l’accepter des deux mains ! Il faut
tout supporter, même l’injustice, dont le règne est venu, et le scandale et
la dégoûtation qu’on voit – pour être tout à la guerre, pour vaincre ! Mais,
s’il faut faire un sacrifice pareil, ajouta désespérément l’homme informe, en
se retournant encore, c’est parce qu’on se bat pour un progrès, non pour
un pays ; contre une erreur, non contre un pays. »
« – Il n’y aura plus d’guerre, gronde un soldat, quand il n’y aura plus
d’Allemagne. – C’est pas ça qu’il faut dire ! crie un autre. C’est pas assez. Y
aura plus de guerre quand l’esprit de la guerre sera vaincu ! »
Il paye de sa personne. Lourdement. Quand il n’y laisse pas la vie. Tribut lourd que
de nombreuses chansons, à la fin de la Grande Guerre, rappellent.
Par exemple, dans la chanson de 1919 intitulée Qui a gagné la guerre ? de Charles-
Louis Pothier et Charles Borel-Clerc, est rappelé l’abnégation de celui qui a consenti
à faire barrage à l’agression :
144
Tel était bien le sens de l’ouvrage de Kant, de 1795, intitulé le Projet de paix perpétuelle.
Ou plus exactement Vers la paix perpétuelle.
Le texte auquel je vais faire appel est celui d’un grand humaniste, Kant, figure des
Lumières décisive, qui tira le bilan de ce moment de la pensée occidentale. Kant était
de Prusse orientale, d’une ville nommée alors Kœnigsberg. Inspiré par le projet d’une
autre figure des Lumières, cette fois française, Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur de
Paul et Virginie. Les aspirations à la paix, et les concepts qui les sous-tendent n’ont
pas de patrie. Non plus que la tentation du conflit permanent.
C’est ainsi que Kant, au début de son Projet de paix perpétuelle avoue ne connaître
pour paix perpétuelle que celle de la mort. L’enseigne d’un aubergiste, en face d’un
cimetière. En effet, comme la paix est assise sur les traités de guerres précédentes,
négociés dans le cadre d’un rapport de force. Il suffit que le rapport de force change
pour que la paix, frêle intermède, se trouve exténuée.
145
Dans cette chanson, ce qui succède à l’orage est encore tributaire de l’orage. D’ordinaire,
c’est en fonction de ce qui s’est passé, a posteriori, que la paix est imposée aux vaincus
par les vainqueurs. Paix imposée et non pas proposée. Ce qui signifie que c’est un
rapport de force, instable, qui est qui est la base des accalmies elles-mêmes. Accalmie :
le calme est adossé à ce qui n’est pas lui.
C’est en fonction de l’état actuel des forces en présence, des menaces, des occasions,
des possibilités, que telle configuration est préférée à telle autre. Aristote théorise cette
géométrie variable dans l’Éthique à Nicomaque. Il l’appelle casuistique ou prudence.
Ce qui revient à adopter, au cas par cas, des maximes hypothétiques, comme chez
Machiavel.
Kant, dans Vers la paix perpétuelle, suggère ainsi que les rapports humains sont plus
incertains dans la paix que dans la guerre. Comme ce qui est appelé paix n’est souvent
qu’une trêve assise sur une poudrière, les traités de paix contiennent des clauses
secrètes non publiables :
146
Poser des hommes qu’ils sont citoyens du monde, sans que pour autant il soit question
d’un seul état, parce que ce qui est vaste est tyrannique. Des états et non pas un état,
mais des états rassemblés dans une fédération. Ce texte est à la base de la SDN,
ancêtre de l’ONU.
Kant, toujours dans le Projet de paix perpétuelle, dans la seconde section, montre que
la paix et la république demandent plus de réflexion que la guerre et la tyrannie :
Dès lors, à la paix toujours circonstancielle, accalmie fragile, Kant oppose la paix qui
est exigence de justice, qui ne « fait pas avec » :
Cette maxime, posée a priori, au risque de l’imprudence, suggère qu’il faut faire de la
justice, qui est la paix-même, un principe absolu, de l’ordre de l’impératif catégorique,
du devoir. Cette paix a dès lors des chances d’être perpétuelle.
Kant précise à quel point le candidat à la paix perpétuelle et à la moralité est bien un
homme imparfait, sujet aux penchants sensibles :
« En sorte que bien des gens pensent que ce devrait être un état composé
d’anges, les hommes avec leurs penchants égoïstes étant incapables de
conserver une constitution de forme aussi sublime. »
C’est pourquoi la paix, aspiration du fragmentaire à la totalité perdue, est une tension de
l’âme qui relève de l’idéal, qui fait intervenir un dépassement difficile à mettre en œuvre.
C’est qu’il s’agit de manifester que l’expansion est plutôt du côté de la paix, expansion
147
Ainsi, Kant insiste bien sur l’idée que la paix perpétuelle ne doit pas être la paix
définitive, puisque dans une république, la réflexion des citoyens doit être invitée à
peser et la guerre et la paix, comme ceci est affirmé solennellement :
« Si l’assentiment des citoyens est exigé pour décider s’il y aura ou non
la guerre, ils réfléchiront mûrement avant d’entreprendre un jeu aussi
pernicieux. »
« En effet, de ces trois puissances, celle des armées, celle des alliances, et
celle de l’argent, celle-ci pourrait bien être l’instrument de guerre le plus
certain. »
« La paix perpétuelle qui suivra ce que l’on a nommé à tort jusqu’ici des
traités de paix (à vrai dire des armistices) n’est pas une idée creuse mais un
problème qui, solutionné peu à peu, se rapproche constamment de son but. »
La paix, chez Kant, est un idéal qui se forge, se reconfigure, mais sans jamais en
rester à l’assise conflictuelle. Le forgeron de la paix ne se venge pas, même s’ il a
perdu son fils. Il ne forge du fer que pour l’humanité.
Dans Le forgeron de la paix de Delormel, Villemer et Tac-Cœn, chanson crée vers 1880,
est manifestée la non-violence militante d’un forgeron qui ne consent qu’à forger des
outils qui permettent de faire vivre et non de faire mourir les hommes :
148
La paix n’est pas une résultante aléatoire, mais une vision, une aube. Il y a un
basculement, chez Kant, de l’a posteriori, faire avec, vers l’a priori, le devoir. Ou encore
de ce qui n’est que prudence vers ce qui est aussi moralité.
La paix est un bien commun fragile qui donne aux décideurs la tentation de rabattre
un horizon universel sur des intérêts particuliers temporaires et mouvants. La paix
ne va pas de soi, et se manifeste comme une tâche, qui apprivoise sans faillir la
rivalité et la violence.
149
« Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit
des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix… »
Ce que reprend la Charte des Nations Unies de 1945 : « Nous, peuples des Nations
Unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre… »
Comme l’a écrit Henri Barbusse dans le dernier chapitre du Feu, « la vie d’un être
humain est aussi grande que la vie d’un autre. »
« L’égalité (sociale, car les individus ont chacun plus ou moins de valeur,
mais chacun doit participer à la société dans la même mesure, et c’est
justice, parce que la vie d’un être humain est aussi grande que la vie d’un
autre), l’égalité, c’est la grande formule des hommes. Son importance est
prodigieuse. Le principe de l’égalité des droits de chaque créature et de
la volonté sainte de la majorité est impeccable, et il doit être invincible. »
150
Alain Badiou a trouvé, dans son Éloge de l’amour, une formulation qui décrit bien ce
qu’il en est de cette confusion entre désir de l’autre et désir de soi :
Don Juan méconnaît l’altérité, dans le tête à tête sans répit entre le séducteur qu’il
a été et le séducteur qu’il sera. Il ne se définit que par le nombre de proies qui sont
autant de miroirs qu’il se tend.
Telle sera la thèse de Kierkegaard, dans sa somme intitulée Ou bien… ou bien. Cet
ouvrage construit une alternative existentielle entre mener une vie d’esthète, faite
d’appétits égocentrés qu’il présente comme autant d’éblouissements ?
151
Des chiffres font d’abord disparaître la spécificité des conquêtes, comme si Leporello
voulait signifier à Elvire qu’elle-même ne constituait qu’une unité :
152
Non seulement il caricature les principes en les présentant comme des fantaisies
mais il présente ses fantaisies pour des principes et se présente lui-même comme
l’être le plus accompli, se comparant à Alexandre, dans la scène 2 de l’acte I :
Don Juan serait dans l’immaturité de qui ne peut dire que oui et jamais non :
La violence de la prédation qui réduit les femmes à de la chair fraîche, sans jamais les
viser comme fins mais seulement comme moyens, est-elle chez lui si irrépressible ?
Molière fait appel au lexique de l’animalité, soit d’une catégorie pourvue seulement de
153
de Don Juan à la scène 1 de l’acte I, l’abandon de celui-ci à une démesure qui est
revendiquée comme une particularité à assumer et à assouvir ;
C’est ainsi qu’à l’orée du xxie siècle, emboîtant le pas au Deuxième sexe de l’existentialiste
Simone de Beauvoir, Pierre Bourdieu avait dénoncé un « ordre masculin » :
Pierre Bourdieu fait remonter cet ordre aux racines même de la culture, soit à
la prohibition de l’inceste qui permet aux humains de remplacer la violence des
impulsions immédiates par les médiations et échanges qui fondent les structures
élémentaires de la parenté :
154
Ne se définir, pour autant, que par une singularité qui fait violence à soi ?
155
constitutives et provisoires d’un individu revenait pour lui à faire violence à lui-même
en s’incarcérant dans ce qui niait le devenir.
156
On pense bien sûr ici à un contexte plus dionysiaque, démesuré, extraverti qu’apollinien,
mesuré, introverti, pour reprendre la dissociation nietzschéenne. Ce qui donne idée du
désir dont l’orgie est porteuse. Celui, très déterminé physiologiquement, du jaillissement
de l’énergie, jusqu’à un point culminant, une acmé, au-delà duquel la jouissance fait
place à une descente, ce qui a été goûté ne pouvant plus l’être, On connaît l’adage
latin : animal post coïtum triste, qui signifie : le vivant, après copulation, est chagrin.
Amertume de la détente, qui succède à la tension du désir.
Dès lors, convient-il, pour éviter cette dégradation attendue du ressenti, se garder
de la violence du désir ? Par exemple, renoncer au vertige du possible, à l’appétit
157
Ainsi, l’épicurisme, parti d’expansion jubilatoire dans un monde vide de dieux, s’est
acheminé progressivement vers un repli, pour éviter le dégoût orgiaque.
Certes, il s’agit bien de se rasséréner, d’éviter le trouble que peut donner la perspective
de la mort, comme Épicure l’écrit dans le §124 de sa Lettre à Ménécée :
« Habitue-toi à penser que la mort n’est rien par rapport à nous ; car tout bien,
et tout mal, est dans la sensation : or la mort est privation de sensation. Par
suite la droite connaissance que la mort n’est rien par rapport à nous, rend
joyeuse la condition mortelle de la vie, non en ajoutant un temps infini, mais
en ôtant le désir de l’immortalité. Car il n’y a rien de redoutable pour la vie
pour qui a vraiment compris qu’il n’y a rien de redoutable dans la non vie. »
D’où, toujours dans le même texte, une classification des désirs qui a pour fonction
d’éviter le vertige et le dégoût :
« Il faut […] comprendre que, parmi les désirs, certains sont naturels et les
autres vains et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et
les autres sont seulement naturels. Enfin, parmi les désirs nécessaires, les
uns sont nécessaires au bonheur, les autres à la tranquillité du corps, et les
autres à la vie elle-même. Une théorie véridique des désirs sait rapporter
les désirs et l’aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque
c’est là la fin de la vie bienheureuse et que toutes nos actions ont pour but
d’éviter à la fois la souffrance et le trouble. »
158
L’être humain, dont la vie n’est pas de l’ordre de la « vivance », zoé en grec, comme
celle de l’espèce végétale ou animale, mais de l’ordre de l’existence bios en grec, la
vie en tant qu’elle est choisie et menée. Le goût de la vie, c’est le goût de la vie choisie.
Le dégoût de la vie, c’est le goût, de cendres, de la vie subie.
Michel Field, dans son article intitulé De la prostitution, dans un numéro de la revue
Autrement, sur le thème de l’argent, dissocie, dans le registre des délices tarifés, la
richesse d’un plaisir qui est en puissance, qui promet comme toutes les étreintes,
avec toutes les femmes et l’inconsistance d’un plaisir en acte, qui n’a gardé qu’un
paradigme, une seule occurrence, du syntagme initial qui faisait miroiter le virtuel :
159
de sensualité, quand la femme objet est saisie comme élément d’une structure (le
bitume comme syntagme, et les femmes juxtaposées, l’une après l’autre, l’une à côté
de l’autre, chacune ne valant que par le contraste et par le critère discriminant qui
l’unit et la sépare des autres – jupe/pantalon – jupe longue/courte – sous-vêtements
noirs/blancs – bottes/talons etc. cuir/dentelle etc.) capable de réaliser une anonyme
métonymie, et la frustration, dès lors que l’élément se singularise, s’extrait de l’ensemble
par lequel il valait. » On trouve ici la dualité de la puissance et de l’acte. Sans doute la
prostituée avec laquelle monte le client actualise-t-elle la promesse sexuelle. Mais ce
faisant, elle l’appauvrit ; la magie des rues chaudes, c’est la représentation du désir
en puissance ; l’incarnation d’une certaine taxinomie des fantasmes masculins. Dès
lors qu’il y a sélection, on quitte le syntagme pour le paradigme. Ce n’est plus de
métonymie qu’il s’agit. C’est de métaphore. Et la métaphore, c’est d’abord la modalité
par laquelle la représentation se substitue au réel.
Nietzsche, dans le § 545 de La Volonté de puissance, met en garde contre une telle
tentation, qui voudrait jouer Apollon contre Dionysos, la contemplation contre l’orgie,
et croirait pouvoir faire l’économie du devenir :
160
Bien sûr, le Christ et Dionysos ont un point commun : le martyre. La crucifixion pour
l’un, l’écorchement à vif et la dislocation des membres pour l’autre. Mais le sens de
161
« Tous les instincts qui n’ont pas de débouché, que quelque force répressive
empêche d’éclater au-dehors, retournent en dedans – c’est là ce que j’appelle
l’intériorisation de l’homme : de cette façon se développe en lui ce que plus
tard on appellera son “âme”. Tout le monde intérieur, d’origine mince à
tenir entre cuir et chair, s’est développé et amplifié, a gagné en profondeur,
en largeur, en hauteur, lorsque l’expansion de l’homme vers l’extérieur a
été entravée. Ces formidables bastions que l’organisation sociale a élevés
pour se protéger contre les vieux instincts de liberté – et il faut placer le
châtiment au premier rang de ces moyens de défense – ont réussi à faire se
retourner tous les instincts de l’homme sauvage, libre et vagabond – contre
l’homme lui-même. La rancune, la cruauté, le besoin de persécution – tout
cela se dirigeant contre le possesseur de tels instincts : c’est là l’origine de
la “mauvaise conscience”. »
162
« À vous tous, quels que soient les honneurs que vous vouliez prêter, que
vous vous appeliez les “esprits libres” ou bien “les véridiques”, ou bien “les
expiateurs de l’esprit”, “les déchaînés”, ou bien “ceux du grand désir” – à
vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le Dieu ancien
est mort, sans qu’un Dieu nouveau soit encore au berceau, enveloppé de
linges, – à vous tous, mon mauvais esprit, mon démon enchanteur, est
favorable. […] Ainsi parlait le vieil enchanteur, puis il regarda malicieusement
autour de lui et saisit sa harpe. »
163
164
La persistance de la mémoire est une œuvre qui a parfois été appelée par le public « les
montres molles ». À partir d’une représentation de Portlligat, avec la mer en arrière-
fond, Dali a réalisé une allégorie du conflit entre le temps objectif des montres et la
temporalité extensive et plastique de l’âme.
Parmi les quatre montres, une seule reste rigide, couverte de fourmis comme les
fleurs et fruits des vanités, alors que les trois autres coulent, comme des camemberts,
manifestant l’appréhension subjective du temps et la persistance de la mémoire à
vouloir assumer ses synthèses malgré ses défaillances. Au sol un gisant : l’autoportrait
symbolique et stylisé du peintre.
Dali, dans son tableau, donne-t-il à penser ou à éprouver la violence du temps objectif
qui méconnaît les intermittences de la durée ?
Lorsque le terrorisme frappe, lorsque les attentats s’en prennent à l’aveugle à qui que
ce soit, où que ce soit. C’est d’abord la fragilité, la douceur, la confiance des victimes
qui sont éprouvées et ressenties comme un dénominateur commun et qui permettent
à ceux qui ont été épargnés d’abriter dans le plus intime d’eux-mêmes, la douleur.
Tendres proies devenues chairs à fusil. Abattues par des « purs et durs ». On dit des
« durs de durs ». Ou encore des « vrais de vrais ». Revenus de tout. Blindés. Insensibles.
Une détermination glacée tue, sous le masque d’une intellectualité doctrinaire. Le
sérieux déteste le joyeux. La chaleur de la vie agace les intolérants, et le rire, aussi,
contagieux, collectif.
167
être Charlie, policier, juif, était plus qu’une écriture de soi. Démarche conceptuelle,
certes, mais beaucoup plus que cela. Être Charlie, policier, juif, musulman, agnostique :
c’est lorsque être, verbe d’état, se fait verbe d’action. Corporéité réinstallée, assumée
comme multiple, dans toutes ses fibres. Corps qui se définit par des appartenances,
mais surtout corps qui sent et qui ressent. Frappé, froissé, réconforté, mais affecté
toujours. Par toute l’étendue des émotions, jusqu’à la connivence du sourire et du
faire sourire. « Courage, rions. » disait même un slogan. Se référant non seulement
aux croquis intenses et chauds de cinq d’entre eux, mais à ce propre de l’homme,
rire, vibrer et faire vibrer, que tous partageaient. Trait d’union qui insupporte, en effet,
les convoyeurs de l’inhumain. Pulpe et chair de la démocratie, l’humour est respect.
De ce dernier, la devise était : « Le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale en moi. »
Dissociation du savoir et du devoir. Je peux bien être intelligent, avoir l’ingéniosité
d’un organisateur de basses œuvres, le savoir-faire d’un exécutant méticuleux. Mais
si je n’ai pas au-dedans cette inscription sensible qui me fait saisir la violence faite à
l’autre, ou le bien que je peux occasionner, en quoi tel acte portera ou non atteinte à
l’humain en l’autre et en moi, alors j’en reste à la barbarie de l’abstraction exclusive.
Brutalité détachée, qui n’accède pas à l’émotion, sensibilité attachante.
168
169
impunité.
Sade ne conçoit le rapport à l’autre que comme féodal, hiérarchisé, non réciproque.
Une révérence inconditionnelle est exigée du dominé. L’irrévérence est punie de mort.
Il convient, pour le dominant, de se rendre insensible à la pitié, soit d’éclipser en lui
le sentiment de plaisir et de peine. S’endurcir seulement. On dit « monstres froids »,
et l’on a raison. Pour dominer sans partage, dans tous les sens du terme, il faut donc
se rendre indifférent, et tarir en soi tout scrupule. Sur le mode de l’air du froid par
lequel un génie de glace demande à l’Amour de ne pas le toucher, dans l’opéra de
Purcell, parce s’il s’échauffe, il fondra. Ne surtout rien éprouver, pour imposer tout
et n’importe quoi, pour imposer sans mesurer ce qu’on impose. Doctrine de maîtres
qui ne se savent pas esclaves.
Ceux qui ont tué ont écarté le ressenti de qui intègre à ses pas la trajectoire des autres.
Les loups sectaires, solitaires, sont des handicapés du sensible. Chez eux, pas de
plénitude exubérante. Un tyran ne doit pas se laisser aller aux sentiments, par peur
de l’ouverture dissolvante à l’universel.
170
« Détester la mollesse, fuir le luxe, faire le bien, haïr le mal. Voilà, Madame,
ma sagesse. »
Ou encore, il fait mine, dans la 17e et dernière scène, de succomber aux charmes du
corps de la quinquagénaire, opulente, épicurienne et surtout riche. Charmes du corps
ou de l’or de la Présidente de Pouval ? Il feint alors de trahir pour elle ses maîtres à
penser :
« Le voilà, le voilà, cet homme si fier qui soupire à mes genoux pour les
beaux yeux de ma cassette ! Je vous le livre, mon rôle est joué. »
Sade, dans Le philosophe soi-disant, peint en Ariste un faux ascète, ennemi apparent,
comme Tartuffe, des plaisirs et des artifices, pour se tenir au plus près des artifices et
des plaisirs. Et en la Présidente de Pouval, celle qui s’en tient à pragmatisme factuel :
« J’ai dix mille écus de rente, et je les dépense gaiement. J’ai du bon vin de
Champagne que je bois avec mes amis. Je me porte bien. Je fais ce qu’il me
plaît, et laisse vivre chacun à sa guise. Voilà ma secte. »
Dans cet essai destiné à donner quelques loisirs théâtraux aux invités de son oncle, le
grand vicaire voluptueux Paul Alphonse de Sade, au château de Saumane, Sade montre
comment le soi-disant philosophe, prétendument tourné vers des préoccupations
spéculatives, cache un hédonisme inconditionnel et orgiaque.
171
des Lumières, qui s’inaugure, à la mort d’un Louis XIV devenu très austère, par la
surenchère hédoniste de la Régence, où liberté ne rime qu’avec libertinage, et qui voit
progressivement s’élaborer des formes d’émancipation beaucoup plus réfléchies et
authentiques, le rapport aux corps fait-il lui-même l’objet d’un déplacement théorique ?
La pièce de jeunesse de Sade joue-t-elle sur un malentendu ?
Ariste feindrait une visée du plaisir comme délectation d’une maîtrise de soi, jouissance
d’une autonomie spirituelle et morale, comme capacité à se déprendre de plaisirs
aliénants. Mais seulement pour donner le change, et pouvoir s’abandonner aux plaisirs
physiques immédiats. Ariste l’arriviste aspire-t-il à jouer au sens au « grand seigneur
méchant homme » ? A Dom Juan ?
Ce que nous appelons, pour faire vite, le sadisme, est-il une aspiration inconditionnelle
à la jouissance, quoi qu’il en coûte à l’autre ? Cet hédonisme matérialiste effréné,
est-il le combat théorique d’arrière-garde d’un aristocrate qui tente de réactiver,
d’absolutiser, un droit féodal, de cuissage, de vie, de mort, à bout de course ?
L’impulsion des appétits du corps dans les œuvres de maturité, et d’ailleurs de prison,
de Sade serait précisément la loi que prescriraient à eux-mêmes les grands fauves
que sont les libertins, Saint-Fond, Noirceul, Bressac, Clairwil, ou apprenties libertines,
l’Eugénie de la Philosophie dans le boudoir, la Juliette de l’Histoire de Juliette, figures
inversées d’Émile et du précepteur d’Émile. Sade alors, contre les Lumières dont pourtant
il se réclame, retenant surtout d’elles le matérialisme du baron d’Holbach, renouerait
avec une approche antique, organique, du plaisir, comme optimum physiologique.
Sous couvert d’une créativité sans pareille, d’une audace inouïe des postures de l’esprit
et du corps, d’une défense et illustration de perversions innombrables à l’inventaire
soigneux, celui qui est resté dans l’histoire sous le nom de divin marquis, philosophe
malgré soi, ne renverrait qu’à des plaisirs prétendus et frelatés. Jouer à jouir en étant
joué, et jouer à faire comme si on avait joui. En méconnaissant ce qu’il en coûte, la
pire des prisons qui soit, la soumission à la loi du corps.
172
D’où l’importance de discipliner ce potentiel, qui est susceptible aussi bien de dessiner
pour chaque individu un corps émancipé qu’un corps débridé.
Faire, alors des plaisirs et des douleurs du corps d’heureux gouvernails ? La sensibilité
du corps permet-elle d’ouvrir l’être à une existence accomplie ou l’enferme-t-elle ?
Quelle prise en compte de l’autre ? Avoir mal quand il a mal ? Trouver son plaisir dans
le plaisir d’autrui ? S’endurcir pour méconnaître son éventuelle douleur ?
Rousseau, dans Les Confessions, rappelle que sa mère, à qui il a coûté la vie, « avait
laissé des romans », qu’il avait, enfant, alors parcouru avec son père. D’où le primat
qu’il donne plus tard au sensible sur l’intelligible :
« Je n’avais aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà
connus. Je n’avais rien connu, j’avais tout senti. »
Ou encore :
Sentir d’abord, penser après. La faculté qui garde trace des sensations du corps,
l’imagination, permet ainsi de se réapproprier les jouissances passées, et du même
coup de lester et de douceur et d’amertume le ressenti futur. Mais une telle sensibilité
lui apparaît, dans l’inventaire rétrospectif qu’il en fait, comme porteuse de risques.
Ainsi, appeler sa protectrice, Madame de Warens, dont il partage les lectures et le lit,
« Maman », met en tension leur idylle, entre tendresse et interdit. Ainsi, l’imagination
étend les bornes du désir, démultiplie les appétences, fait ressortir d’autant plus la
misère des aspirations ainsi creusées. Comme elle peut, dans l’ambivalence qui est
la sienne, combler ce qu’elle a ouvert.
173
C’est pour encadrer, dans les spectacles, l’art de plaire et la grâce d’être touché,
au moment de l’éveil du corps qu’est l’adolescence, que Rousseau, dans le traité
pédagogique qu’est l’Émile, opère la distinction entre « nourrir la sensibilité » et
« émouvoir les sens ». D’où des précautions qui doivent entourer ce « transport hors
de soi », si exposé aux dérives et aux débordements. Et des préconisations qui opèrent
par oppositions : dilater et non pas re0sserrer, passions douces et non passions
cruelles, sensibilité positive ou négative, attraction et répulsion :
« Quand l’âge critique approche, offrez aux jeunes gens des spectacles qui
les retiennent, et non des spectacles qui les excitent ; donnez le change à
leur imagination naissante par des objets qui, loin d’enflammer leurs sens,
en répriment l’activité. Choisissez avec soi leurs sociétés, leurs occupations,
leurs plaisirs : ne leur montrez que des tableaux touchants mais modestes,
qui les remue sans les séduire, et qui nourrissent leur sensibilité sans
émouvoir leurs sens. Songez qu’il y a partout des excès à craindre, et que
les passions immodérées font toujours plus de mal qu’on en veut éviter. »
174
Sade, bien au contraire, fait de l’imagination la faculté reine du libertin. Celle qui
peut faire disparaître le réel sous les possibles. Ainsi, l’imagination des persécuteurs
de Justine, celle qui ne veut pas être initiée à la luxure, dans les trois versions de
Justine, néantise ses larmes et supplications. Elle peut aussi bien, comme interface
polyvalente, permettre aux roués d’envisager de rendre tel possible réel, quels qu’en
soient les moyens. Ou encore optimiser l’usage multiple du corps qu’on pourra faire
d’une nouvelle proie en concevant des tableaux complexes.
Dès lors, si l’on s’en tient à une première impression, on pourrait apercevoir une
analogie entre Rousseau et Sade, soit faire des pouvoirs de l’imagination, fer de lance
de la perfectibilité, ce qui permet de s’émanciper du réel et d’accéder aux plaisirs du
possible. Tous les deux, à des titres divers, invitent à s’assumer comme individu, et
non pas comme espèce. Les projets sensuels seraient à Sade ce que les délibérations
citoyennes sont à Rousseau : la construction d’alternatives, la mise en balance de
possibles et la prise de distance vis-à-vis de la tyrannie du factuel.
Or, cette lecture s’avère assez vite discutable, ne serait-ce que parce Sade, dans
son catalogue des jouissances, répertorie plutôt des manies que des variantes. La
conception rousseauiste de l’autonomie, exercice inventif de la perfectibilité qui ne
saurait s’enfermer dans une seule pratique, n’est en rien équivalente à celle de Sade.
175
Certes, dans La Philosophie dans le boudoir, du dit « divin marquis », Eugénie, élève
libertine de Madame de Saint-Ange et de Dolmancé se voit proposer une multiplicité
de jeux sexuels inouïs. Ainsi, dans le Troisième dialogue, elle semble éblouie par
l’inventivité émancipatrice et iconoclaste qui l’attend, transgressive aussi au sens où
la caresse concerne ici non pas les corps mais les idées :
Et la Saint-Ange, perverse endurcie de répondre en faisant état d’un summum, qui, bien
qu’il soit masqué par la persistance du pluriel, peut-être déjà emprisonne et aliène :
« Que les atrocités, les horreurs, que les crimes les plus odieux ne t’étonnent
pas davantage, Eugénie, ce qu’il y a de plus sale, de plus infâme et de plus
défendu est ce qui irrite le mieux la tête… »
Latitude, jouir qui est encore jouer, ou monomanie qui de sadienne a été retenue comme
unilatérale, sadique, enfermée, ne pouvant jouir et jouer qu’en portant atteinte à l’autre,
et là, jouir n’est plus jouer, et sans doute aussi porter atteinte à soi, déshumanisé. On
est loin de l’épanouissement mutuel et libérateur que Dolmancé, autre compulsif, fait
miroiter initialement à Eugénie, toujours au début du Troisième dialogue :
« Fous, Eugénie, fous donc, mon cher ange, ton corps est à toi, à toi seule,
il n’y a que toi seule au monde qui aies le droit d’en jouir et d’en faire jouir
qui bon te semble… »
On peut d’ailleurs relever que, dans les deux citations précédentes, il est question
d’« élans divins », de « mon cher ange » (qui fait d’ailleurs écho au nom de Madame de
Saint-Ange), et aussi de ce qu’il y a « de plus infâme et de plus défendu », comme si jouer
à jouir ne pouvait pas ne pas intégrer une profanation du sacré, et une sacralisation du
profane. Saint Simon, dans ses Mémoires, a en son temps suggéré du Régent, prince
des libertins, rendu malade par la tâche de se livrer à une surenchère sexuelle, et de
s’empiffrer de sorbets pendant l’office, pour prendre le contre-pied exact du Louis
XIV finissant, qu’« il n’aimait pas la débauche, mais le bruit que fait la débauche ».
176
Exercer ici une violence puissante ? Déployer une énergie réalisatrice qui relativise
infiniment plaisir et douleur, dans une jubilation physique qui actualise un potentiel
somatique ?
177
La perversion de celui qui adhère à un modèle, qui devient chez lui une seconde
nature, finit par relever de mécanismes obsessionnels dans une logique compulsive.
Elle n’a plus de dépravation que le nom, puisqu’elle devient la norme indépassable, le
plaisir spécifique qu’elle recherche n’étant plus un moyen, un mode d’individuation,
mais une fin. Cette jouissance prétendue nous paraît ainsi être manifestée dans les
pratiques des libertins des romans de Sade, qui « ne peuvent pas ne pas » se livrer à
des pratiques qui devraient être autant d’affirmations de leur identité, de leur inventivité
active, mais qui, passives et systématiques, se jouent d’eux.
Barthes, en ce sens, dans un texte critique intitulé L’Arbre du crime, précise bien que le
systématisme, l’absence de diversité d’un jouir qui n’est que contrefaçon, est à référer
seulement aux comportements des personnages, non à la rhétorique de l’auteur qui
manifeste une authentique variété :
« Sade est monotone si nous fixons notre regard sur les crimes rapportés
et non sur les performances du discours. »
Voir alors, chez ses criminels, une impuissance à sortir d’un usage répétitif su corps ?
« Sade le littérateur fait feu de tout bois, n’hésitant pas à emprunter ses
figures, tantôt métaphoriques, voilées et indirectes, comme dans les trois
versions de Justine, tantôt crues, explicites et sans détour comme dans
l’Histoire de Juliette, au théâtre, au barreau, à la théologie, à la philosophie,
à l’archéologie, allant de la dissertation au récit, du pamphlet au libelle, de
l’apologétique au panégyrique… alors que alors que les puissants qui parlent
et organisent méthodiquement figures et orgies, font du sur place. »
178
L’onirisme des « méchants organisateurs », se trouve ainsi bridé, dans une pénurie
symbolique qui n’a d’égale que leur prétention à affirmer jouir de tout. D’où un usage
de l’imagination d’autant plus appauvri qu’il se prive de la suspension d’intentionnalité,
du ressenti, pour le profit exclusif de théorisations qui sont autant de dénégations.
Le plaisir ainsi clamé, prétendant avoir rompu avec toute pitié pour faire d’autrui
un esclave sexuel, un moyen, et se faire du bien en lui faisant mal, serait alors une
contrefaçon en un double sens : à la fois une substitution et une feinte. La théâtralité
des postures se faisant alors indice d’une insatisfaction existentielle, impuissante à
dissocier sujet et objet, et en l’autre, et en soi.
Il faudra alors, pour les tyrans que sont Durcet, Dolmancé, Saint-Fond, Minski, Juliette,
et Rolland, d’ailleurs faux monnayeur, donner le change, présenter comme universel
l’arbitraire, masquer la singularité du particulier, opérer la transmutation de la douleur
en plaisir et du plaisir en douleur.
Chez Sade, dans l’essai politique de circonstance, destiné à donner des gages au
club révolutionnaire qu’est la Société des Piques, inséré dans la Philosophie dans le
boudoir : Français, encore un effort pour être Républicains, il s’agit de se contraindre,
de s’aguerrir, de feindre, au-dehors, ce qui n’est pas éprouvé au-dedans : la fraternité,
l’égalité, la liberté.
C’est qu’une dissymétrie se déploie, chez Sade, entre les porteurs de décision et de
parole, seuls habilités à expérimenter l’audace du corps et de l’entendement, et les
autres qui n’ont d’humain que le nom. Il n’est à aucun moment requis d’éprouver ce
que l’autre éprouve, ou seulement pour s’en délecter quoi qu’il advienne. Ainsi, dans
l’Histoire de Juliette, une des « préceptrices », dans l’école du vice, de Juliette, s’en
prend à la réciprocité morale :
179
Sade qualifie ici d’« obligation aussi enfantine qu’absurde », la pitié, pierre angulaire
de l’esthétique, de la morale, de la politique de Rousseau.
Dès les Confessions, Rousseau dit du jeune Jean-Jacques, voleur d’un ruban, quel
fut le ressenti cuisant, par le fripon, du désarroi de la servante accusée à sa place.
Esthétique décisive, base de tout respect ultérieur. Dans la Profession de foi du Vicaire
Savoyard, l’élève du vicaire, a eu maille à partir avec des êtres pervers auquel il avait
été confié. Ses souffrances, avant sa rencontre avec son mentor, sont décrites au début
du texte comme seulement occasion d’une surenchère de la part de ses bourreaux :
180
Dans la perspective de Sade, ce qui accable les autres créatures me réjouit, ce qui
les réjouit m’accable. Dans le Contrat Social, au chapitre 4 du livre I, Rousseau range
une telle dissymétrie dans le registre du droit d’esclave. Celui qui, pour rester vivant,
doit adhérer au contrat léonin de la non-réciprocité, s’inscrit dans un pur rapport de
force, qu’il subit aujourd’hui, qu’il inversera demain. C’est que le vainqueur, dans le
droit de la guerre, a dit au vaincu :
« Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que
j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observera tant qu’il me plaira. »
181
« [...] tous les individus et les organisations dans d’innombrables pays partout
dans le monde qui ont réussi à surmonter les barrières linguistiques et
géographiques pour se rassembler et défendre le droit des citoyens à la
vérité et la valeur de la vie privée ».
À cette fin, il se positionnait dans le sillage des idéaux des pères fondateurs des
États-Unis d’Amérique, comme Thomas Jefferson :
« La liberté licite est l’action non entravée selon notre volonté dans les
limites dessinées autour de nous par les droits égaux d’autrui. Je n’ajoute
pas dans les limites de la loi, parce que celle-ci n’est souvent que la volonté
du tyran, et il en est toujours ainsi quand elle viole les droits des individus. »
Edward Snowden était employé par la NSA américaine, National Security Agency,
sous le pseudonyme de Verax – celui qui dit la vérité – devint, le 6 juin 2013, lanceur
d’alerte. Ayant pris pour objectif de dévoiler ce qui fut fait « au nom du peuple, contre
le peuple », celui qui espionna fut aussi celui qui révéla. Il dit à des journalistes, dont
le travail fut ultérieurement reconnu par le prix Pulitzer, décerné au Guardian et au
Washington Post, ce qu’il en était de la violence du regard inquisiteur de la surveillance
de masse : il s’agissait de surveiller tout le monde, partout, tout le temps. Recueillir
des métadonnées par un maximum de « filets dérivants ». Moyens disproportionnés
pour garantir la sécurité du territoire.
182
L’affaire Snowden appelle à une vigilance analogue à celle que préconisait Kant, attentif
- dans Qu’est-ce que les Lumières ? - à la ruse de certains despotes éclairés. Ceux-ci
prétendaient que leurs peuples n’était pas mûrs pour la liberté pour les placer sous
surveillance, les infantiliser, en vue de les assujettir encore davantage, sous prétexte
de les préparer à devenir majeurs. Violence épouvantable dont Kant dit qu’elle foule
aux pieds les droits sacrés de l’humanité.
Ainsi, Rousseau, dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard, épisode de l’Émile, source
importante pour Kant, dit des coupables que non seulement ils sont coupables par
intention, par faute et non par erreur, mais qu’en plus, ils peuvent, pour se couvrir,
vouloir porter atteinte à la vérité ;
« Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que
méchants : comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent
est leur propre ouvrage ; que leur première dépravation vient de leur volonté ;
qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils leur cèdent enfin malgré
eux et les rendent irrésistibles ? Sans doute, il ne dépend plus d’eux de
n’être pas méchants et faibles, mais il dépendit d’eux de ne pas le devenir. »
Ainsi, la recherche de la vérité ne saurait en rien éviter de faire mal et de se faire mal.
Par contre, la loi morale, donnée à soi par soi, d’aller jusqu’à contrecarrer ses intérêts
particuliers, pourrait s’avérer douloureuse, pénible. Suivre sa pente et ses intérêts
irait de soi, serait immédiatement gratifiant. Alors que préférer l’universalisable à
183
la difficulté à le faire.
« Le même homme pourrait rendre, sans le lire, un livre instructif pour lui
qu’il n’a qu’une seule fois entre les mains, pour ne pas manquer une partie
de chasse, s’en aller au milieu d’un beau discours pour ne pas arriver en
retard à un repas, abandonner une conversation raisonnable, que d’ailleurs
il apprécie beaucoup, pour aller s’asseoir à la table de jeu. »
Or, se donner une telle tâche fait intervenir la vérité à deux titres : éviter de se mentir,
soit d’entrer dans un rapport inadéquat à son propre devoir d’humanité. Éviter de mentir
à l’autre. C’est-à-dire, le plus souvent, choisir le plus malaisé et le plus éprouvant. Avoir
une compétence théorique, penser juste et vrai, ou écouter seulement la voix de la
conscience qui parle à quiconque sans qu’un travail discursif ou déductif soit requis ?
Mais celle-ci, par volonté de ne pas blesser, peut avoir la tentation de s’abstenir de
dire, ou de cacher, pour ménager l’autre.
Jankélévitch affirme en effet que « toute vérité n’est pas bonne à dire ». On ne peut
pas dire toujours la vérité, n’importe quand et à n’importe qui. La vérité peut en effet
avoir des conséquences importantes : elle peut blesser et faire souffrir. Y compris
lorsque se trouve mis en balance un contexte lourd.
C’est ainsi que Kant, dans son opuscule : D’un prétendu droit de mentir par humanité,
envisage la situation extrême d’avoir à répondre à des poursuivants mal intentionnés
d’un ami dont on sait qu’il s’est caché dans la maison s’il s’y trouve ou non. Mentir,
alors, pour ne pas le livrer ? Mais alors effectuer une action dont la maxime n’est pas
universalisable et s’en prendre à l’humanité elle-même avec l’intention contradictoire
de la faire « par humanité ? » La réponse de Kant consiste à établir que rien ne dit que
l’ami ne se sera pas entre-temps enfui. Dire qu’il n’est pas dans la maison peut ainsi
revenir à le livrer. Alors que s’abstenir de mentir préserve, à coup sûr, la dignité de
tous. Mentir par humanité n’est donc qu’un droit prétendu à la maxime improbable.
Benjamin Constant, dans Des réactions politiques, dira ne pas comprendre l’argumentaire
de Kant et s’opposera à lui de manière caricaturale :
184
Ceci revient-il à dire qu’on ne peut faire violence aux autres alors même qu’on croit
les respecter ?
Dans le Protagoras, Platon fait l’hypothèse que « Nul n’est méchant volontairement ».
La perspective, mise par Platon dans la bouche de son personnage Socrate, d’une
méchanceté qui serait accidentelle et non pas volontaire repose sur l’hypothèse qu’il
serait incohérent, faisant du mal à l’autre, de s’exposer à recevoir soi-même du mal
en retour.
Ainsi, celui qui ferait le mal ne le ferait qu’en s’imaginant faire le bien. Comme l’adjectif
« méchant » le reflète en français, par l’étymologie qui fait remonter au verbe « choir »,
tomber, le méchant tombe mal, dans son appréciation inadéquate de ce qui serait le
bien. Ce qui fait du mal un accident de jugement qui n’aurait pas pris en compte tous
les paramètres, un dérapage de l’évaluation. La violence faite à l’autre relèverait donc
d’une distraction, ou d’une maladresse. Si le violent réfléchissait, il ne s’exposerait
pas à la violence que ceux qu’il violente pourraient déployer en retour.
Ainsi, dans le Protagoras, en 352 c, Platon fait tenir à Socrate que la connaissance
fait des hommes des kaloïkagathoï, c’est-à-dire littéralement des êtres « beaux et
bons », soit des « hommes de bien » :
185
Ceci, en vertu d’une rationalité grande, puisqu’il anticipe ce qui pourrait en résulter, il
analyse la teneur des situations. Ce que ne font pas les méchants, parce qu’ils ne sont
pas amants de la vérité. À moins qu’ils soient méchants au point de croire pouvoir
anticiper les conséquences de leurs agissements, mais sans saisir que par-là, ils
s’exposent à en pâtir eux-mêmes.
Ceci revient dès lors à faire du savoir ce qui pourrait éviter de faire mal comme de se
faire mal. La violence du méchant serait une simple erreur, une appréciation incomplète
d’une situation. On trouve ainsi, dans les différentes propositions platoniciennes, qu’il
s’agisse de registres politiques ou amoureux, des variations sur ce thème du mal
généré par une violence qui glisse, qui va trop vite, qui met en jeu une trop courte vue.
Par exemple, dans le Gorgias, en 494 b, le tyran ne vise la satisfaction de tous ses
désirs sensibles que par l’inconscience du pluvier qu’il est alors devenu, tête de linotte
qui ne réfléchit plus à ses actions. Le pluvier est l’oiseau qui défèque à mesure qu’il
mange, dans une succession perpétuelle de réplétion et de vacuité.
186
C’est ainsi que la violence de la jalousie peut s’avérer si intolérable que pour éviter
la collision entre l’avant où l’on était aimé et l’après où l’on est trompé, on peut être
amené à souhaiter l’effacement du réel, « ce à quoi on se cogne », comme l’écrit Lacan.
« La félicité que je venais d’éprouver était bien la même que celle que
j’avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais alors ajourné
de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle,
était dans les images évoquées : un azur profond enivrait mes yeux, des
impressions de fraîcheur, d’éblouissantes lumière tournoyaient près de
moi… Et presque tout de suite je le reconnus, c’était Venise dont mes
efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire
ne m’avaient jamais rien dit, et que la sensation que j’avais ressentie jadis
187
Dès lors, le jaloux se réfère à la logique passionnelle d’avant tout en posant qu’elle
n’est plus. Il se trouve par conséquent encore dedans et déjà dehors, déchiré par une
contradiction insurmontable. Jusqu’à ce que ce dehors fasse basculer le dedans.
Or, cette issue espérée est constamment retardée par l’obstination du jaloux à vouloir
réduire la mémoire affective des représentations logiques.
« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu
mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était
pas mon genre ! »
« Ainsi, par le chimisme même de son mal ; après qu’il avait fait de la jalousie
avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié
pour Odette. »
Un usage logique de la mémoire est impossible tant que la douleur est là. Lorsque
la mémoire s’évertue à restituer la succession de ce qui est advenu, elle peine à
188
C’est bien la mémoire d’esthète de Swann qui a été l’outil de cette projection. La
virtuosité du regard de celui qui s’est exercé à parcourir l’épure picturale, à fréquenter
des typologies les a rendues disponibles pour se substituer aux chairs abîmées et
peu intelligibles :
L’état amoureux sollicite initialement la mémoire pour inventer des rites, un dialecte,
des commémorations. Ainsi, l’énoncé « faire catleya » est métaphore, substitution
paradigmatique du trivial plaisir physique manifesté d’ordinaire par l’indétermination
de l’expression « faire l’amour ».
189
arrangements.” »
L’inventaire du réel auquel se livre, une fois jaloux, Swann, remémoration minutieuse
et infinie de la teneur d’une phrase de l’aimée, finit par miner la violence de ce qui
est examiné, la faisant disparaître sous les interprétations.
Swann demande à Odette de lui livrer un nom, véhicule d’une image, pour pouvoir
enfin ne plus y penser, mais cette image imposera à Swann la constitution d’autres
images, et d’autres questions, et ceci bien sûr à l’infini, dans la logique de l’apprenti
sorcier, comme on le comprend alors :
Odette qui trouverait commode de mentir pour échapper aux investigations jalouses
de Swann se heurte à la résistance d’images. En effet, les représentations mentales
de ce qu’elle a effectivement accompli s’opposent à ce qu’elle dise autre chose que
ce qu’elle a accompli, mentir est difficile, même si Odette le tente. Elle ment, mais elle
ment mal. Les mensonges qu’il serait utile de prononcer se dérobent :
En de rares moments, le passé laisse le présent reprendre ses droits. Par exemple
à l’occasion d’une orangeade offerte par une Odette de chair et de sang, qui fait
disparaître l’Odette des conjectures et des hypothèses :
190
Alors, il se convainc :
« … que le monde habité par Odette n’était pas cet autre monde effroyable
et surnaturel où il passait son temps à la situer et qui n’existait peut-être
que dans son imagination, mais l’univers réel, ne dégageant aucune tristesse
spéciale, comprenant cette table où il allait pouvoir écrire et cette boisson
à laquelle il lui serait permis de goûter… »
191
admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien
qu’il eût tellement plus d’années que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était
levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes
comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n’y a de solide que
leur croix métallique et vers lesquels s’empressent les jeunes séminaristes,
et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille sur le sommet peu
praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés
sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des
clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où
tout d’un coup ils tombent. Je m’effrayais que les miennes fussent déjà si
hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j’aurais encore la force de
maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et
que je portais si douloureusement en moi ! »
192
Dans son Conte de printemps, le cinéaste Éric Rohmer fait du spectateur l’observateur
invisible qui aurait à démêler les dits et les non-dits chaotiques des choses de l’amour.
Conte de Printemps porte bien son nom. L’éclosion est partout, ouverte aux désirs.
Cerisiers en fleurs de la maison de campagne aux papiers peints et rideaux fleuris
d’Igor à Fontainebleau. Primevères sur le balcon de l’appartement parisien de Jeanne.
Chemisiers à motifs floraux de Natacha et Eve. Natacha, dont l’anniversaire est le 22
mars, est le printemps même, et ses traits sont ceux de la Flore/Vénus de Botticelli.
Pourtant, le premier bouquet que l’on voit à l’écran, dans l’appartement de Mathieu
où vit Jeanne, se fane, entouré de miettes de pain et de vaisselle sale qui traîne, à
la manière picturale des vanités. Caractère vide de leur histoire d’où les désirs se
seraient retirés ?
Malheureusement, celui-ci est occupé plus longtemps que prévu par une nièce à
qui elle rend service, rejointe par son petit ami. Elle s’apprête donc à retourner chez
Mathieu lorsqu’une invitation téléphonique à une soirée tombe à pic et donne un point
de chute pour aviser. Là, elle fait connaissance de Natacha. Sur le canapé où elles se
confient, Jeanne évoque pour Natacha l’anneau de Gygès évoqué par Platon.
193
gestes – ce qu’a fait le spectateur en réalité –, il aurait perçu des caprices puérils,
des désirs inconsistants : Jeanne est à la rue alors qu’elle dispose de la clé de deux
appartements l’un vide, l’autre occupé. Elle ne veut pas rester seule chez Mathieu,
sans pouvoir retourner chez elle. Natacha lui propose alors s’installer temporairement
dans le grand appartement que lui laisse son père, Igor.
Trame désirante paradoxale, chez Jeanne, de son propre aveu. Chez Natacha aussi,
sans doute : celui avec qui elle sort, William, a presque l’âge de son père et celle avec
qui sort son père, Eve, a l’âge de Natacha. Œdipe non résolu ? Le collier de famille
qu’Igor destinait à Natacha, dans la tradition du père de Peau d’Âne, a-t-il été volé
par Eve ? Natascha, sans vouloir s’avouer la coloration incestueuse de sa vénération
pour son père, ne supporte pas cette Eve qu’elle ressent comme un vampire. Elle
s’interpose entre son père et elle. Même si Natacha a su infléchir son désir pour son
père en le reconfigurant comme désir pour un homme qui a l’âge de son père, Eve
est l’indésirable.
Lorsque, à l’occasion d’un séjour dans la maison de campagne d’Igor, par le jeu du
départ d’Eve et de Natacha, Jeanne se retrouve seule avec le maître de maison, elle
fait l’hypothèse d’une machination de Natacha pour que son père s’éprenne d’elle et
remplace Eve. Natacha donne ainsi l’occasion à Jeanne de tirer les conséquences
de son malaise initial généré par le désordre de Mathieu, qu’elle déteste chaque fois
qu’elle l’identifie à son territoire. Elle qui s’est vantée, devant Eve, Natacha et Igor,
d’être, dans ses cours de philosophie, totalement maîtresse des événements, semble
aspirer à un renouveau amoureux dont le printemps serait la métaphore. Alors, céder
à Igor dans le territoire d’Igor ?
C’est ce vers quoi le film de Rohmer semble s’acheminer, lorsque, seul avec elle, Igor
fait des avances à Jeanne :
Le vœu suivant, qui accomplirait l’issue attendue de ce crescendo, n’est pas agréé.
194
Il s’agir pour Jeanne d’encadrer cette attraction amoureuse pour la refouler et l’occulter.
Igor, qui aime désirer et être désiré lui reproche de dés-érotiser leurs rapports par
un discours froid sans nuance ni affect. Jeanne quitte alors, en pleine nuit, la maison
de Fontainebleau et la promesse de ses arbres en fleurs pour regagner Paris. Au
moment de prendre congé de Natacha et de quitter l’appartement parisien d’Igor, elle
retrouve par hasard le collier promis à Natacha en reprenant ses vêtements dans la
penderie d’Igor. Tout est désormais en ordre.
Mais comment exister si les désirs sont révoqués ? Deux occurrences sont le plus
souvent suggérées par Rohmer. Le divertissement et le pari, deux thématiques
pascaliennes.
Le divertissement, dans les Contes moraux, par exemple dans Ma nuit chez Maud, est
invoqué par Vidal pour convaincre son ancien ami d’études, le narrateur, de venir
dîner avec lui chez Maud, femme très belle dont il est l’amant par désœuvrement :
« Tu vois, si je t’ai dit de venir, c’est que je sais très bien ce que nous ferions
si tu ne venais pas. Nous ferions l’amour. »
« Alors je ne viens pas. »
« Si, si. Nous ferions l’amour, comme ça, par désœuvrement. Ce n’est pas
une solution, ni pour elle, ni pour moi. »
195
pour ne pas reprendre la route, à rester, par Maud et avec Maud. Nuit chez Maud qui
sera pour le narrateur, et au grand dam de Maud, chaste.
Le narrateur, ne trouvant pas en librairie d’ouvrage sur le calcul des probabilités, dans
sa « frénésie à renouer avec les mathématiques », s’était rabattu sur les Pensées de
Pascal et relu le pari de Pascal. Se convertir plutôt que se divertir, verbe qui signifie
« se détourner ». Miser sur l’existence d’un Dieu infini plutôt que sur une mécréance
dissipée faite de désirs destinés à tromper l’ennui.
Ayant aperçu à la messe une jeune femme recueillie avec qui faire sa vie, il estime
alors que la foi est un désir avantageux qui peut faire tout gagner sans rien faire
perdre. Comme l’écrit Pascal Bonitzer dans son Éric Rohmer :
Pour échapper à son vertige, à l’effroi des « espaces infinis » le narrateur a décidé de
désirer utile, en pariant bien. Pas sur Maud qui est franc-maçonne, infidèle, mécréante
et brune. Mais sur Dieu et sur Françoise pouvant mener à Dieu.
Le pari, alors, sur le mode de l’acte de foi démesuré, fou ? Dans le Conte d’hiver, une
femme commet un lapsus : Courbevoie au lieu de Levallois. Dès lors l’homme, dont
elle porte l’enfant sans le savoir encore, ne pourra pas la retrouver. De son désir avait-
elle à ce point à redouter pour que l’inconscient fasse barrage ? Ce film a une place
énigmatique dans la genèse de l’œuvre, à rebours de l’ordre attendu après Conte de
printemps. C’est qu’il décrit un enfouissement, un gel en attente d’une éclosion, un
peu au sens du mythe de Perséphone.
Les premières images du film sont pourtant la lumière même. Deux amants nus
s’étreignent, seuls au monde. Félicie, pour que Charles puisse la retrouver, veut lui
donner son adresse mais le fait de manière erronée. C’est donc seule qu’elle accouchera
de leur fille. Et seule qu’elle envisage de construire leurs deux existences sans Charles.
196
Ne vivre, alors, ses désirs que sur le mode des désirs intéressés, inavouables en un
autre sens ? Sans vergogne, est-il prudent, comme le fait le héros du Conte d’été, de
prévoir, pour se couvrir, si une petite amie fait faux bond, une remplaçante et même
une remplaçante de la remplaçante ?
Gaspard est venu à Dinard dans le but d’emmener Léna, femme désirée du moment, à
Ouessant. Au sens d’un embarquement pour Cythère. Mais Léna tarde à arriver. Margot,
la sage, souffle alors à Gaspard : « Si jamais elle ne veut pas y aller, pense à moi. »
Gaspard rencontre alors Solène, la solaire, qui le tente, à qui il propose aussi d’aller à
Ouessant. Mais Léna, la lunatique, finit par arriver à Saint-Lunaire. Il la rencontre, par
hasard, sur la plage. S’embarquer pour Cythère-Ouessant avec Léna, Solène, Margot ? À
laquelle dédier la chanson de marin qu’il compose à la guitare ? À laquelle faire l’amour ?
Margot a bien compris qu’elle était, pour Gaspard, peu valorisante et ne lui accorde
que des baisers symboliques à dose homéopathique :
197
quitter Dinard pour réaliser un achat au meilleur prix, s’en va. Montée en puissance
de l’intérêt ? Margot ne savait pas s’il fallait voir en lui un « amoureux transi » ou un
« dragueur maladroit ». Est-il seulement dans le calcul de l’avantageux ?
Osons une hypothèse tout autre. Le jugement de Pâris, chargé d’attribuer à l’une
des trois déesses la pomme destinée « à la plus belle », doit choisir entre Athéna qui
incarne la sagesse, Héra, le pouvoir, et Aphrodite, l’amour.
Si Gaspard laisse Margot, qui a le cœur gros, Léna qui a les dents longues et Solène
aux longs cheveux, derrière lui, à Dinard, sans doute préfère-t-il rêver à toutes. Se
gardant soigneusement de passer aux aveux, il évite d’actualiser un seul ou même
plusieurs des scenarii, il les garde en lui, d’autant plus forts qu’ils sont inaboutis. À
lui la sagesse, le pouvoir et l’amour.
« Si Henri m’échappe, tant mieux. Comme ça, je pourrai rêver de lui en son
absence et jouir de sa présence mille fois plus. J’aime mieux vivre avec lui
quelques moments intenses plutôt que de partager une existence douillette. »
Il s’agirait de ne jamais avouer son désir pour le garder tel, par exemple désirer par
procuration comme dans Conte d’Automne, qui clôt le cycle des Contes des quatre
saisons. Le soleil est encore chaud. À Saint Paul des trois châteaux, Isabelle, dans sa
Librairie des cinq continents passe une petite annonce :
Pas pour elle, mais pour son amie vigneronne, Magali, veuve qui s’est confiée à elle :
« A mon âge, [trouver un homme], c’est plus difficile que de trouver un trésor sous les
vignes. » Pour Magali, Isabelle ne se contente pas de passer l’annonce, mais rencontre
Gérald qui répond à celle-ci, se présentant comme celle qui cherche.
198
Parallèlement, la jeune Rosine, petite amie récente du fils de Magali, Léo, peine à
rompre avec son ancien professeur de philosophie. Étienne, bien plus âgé qu’elle,
lui donne le sentiment qu’elle est trop immature pour lui. Rosine est devenue la
confidente de Magali, sans doute sa future belle-mère, alors que jusque-là, Étienne
était son confident et son amant. « Je suis plus à l’aise avec elle qu’avec toi, parce
qu’il n’y a pas de désir », lui dit-elle, en précisant qu’elle ne veut le revoir que lorsqu’il
aura trouvé une femme.
L’art de Rohmer manifeste ici son infinie subtilité. Rosine fait le projet, pour mieux
s’interdire Étienne, de le marier à Magali :
Il s’agit bien d’une ruse pour venir à bout de son désir, qui, pour elle, est désordre,
comme elle l’explique à Emilia son amie, fille d’Isabelle :
« La petite trace de désir qui subsiste en moi disparaîtra. Il sera tabou pour
moi et je serai tabou pour lui. »
199
Chez Rohmer, les désirs sont toujours déplacés. Soit que leur violence les fasse
surgir, soit qu’elle soit détournée, apprivoisée. Telle est la démarche de l’érotisme,
dont Georges Bataille fut le théoricien.
Georges Bataille, dans son ouvrage intitulé l’Erotisme, fait intervenir l’opposition
entre immédiateté animale et médiations humaines pour faire l’hypothèse d’une
transmutation de la violence instinctive en un processus culturel subtil, puisque
l’érotisme est vacillement, mise en question de soi :
« L’érotisme est l’un des aspects de la vie intérieure de l’homme. Nous nous
y trompons parce qu’il cherche sans cesse au-dehors un objet du désir.
Mais cet objet répond à l’intériorité du désir. Le choix d’un objet dépend
toujours des goûts personnels du sujet : même s’il porte sur la femme que
la plupart auraient choisie, ce qui joue est souvent un aspect insaisissable,
non une qualité objective de cette femme, qui n’aurait peut-être, si elle ne
touchait en nous l’être intérieur, rien qui forçât la préférence. En un mot,
même conforme à celui de la plupart, le choix humain diffère encore de
celui de l’animal : il fait appel à cette mobilité intérieure, infiniment complexe,
qui est le propre de l’homme. L’animal a lui-même une vie subjective, mais
cette vie, semble-t-il, lui est donnée, comme le sont les objets inertes, une
fois pour toutes. L’érotisme de l’homme diffère de la sexualité animale en
ceci justement qu’il met la vie intérieure en question. L’érotisme est dans
la conscience de l’homme ce qui met en lui l’être en question. »
200
Le jeu, qui transpose et conjure ainsi la violence immédiate du désir, l’adoucit tout
en l’exacerbant, autrement.
201
« D’autres fois le bonheur baignait ses joues d’une clarté si mobile que la peau
devenue fluide et vague laissait passer comme des regards sous-jacents qui
la faisaient paraître d’une autre couleur, mais non d’une autre matière que
les yeux ; quelquefois, sans y penser, quand on regardait sa figure ponctuée
de petits points bruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues,
c’était comme on eût fait d’un œuf de chardonneret, souvent comme une
agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où, au milieu de la
pierre brune, luisaient comme les ailes transparentes d’un papillon d’azur,
les yeux où la chair devient miroir et nous donne l’illusion de nous laisser
plus qu’en les autres parties du corps, approcher de l’âme. »
« Mais le plus souvent aussi elle était plus colorée, et alors plus animée ;
quelquefois seul était rose dans sa figure blanche, le bout de son nez, fin
comme celui d’une petite chatte sournoise avec qui l’on aurait eu envie de
jouer ; quelquefois ses joues étaient si lisses que le regard glissait comme
sur celui d’une miniature sur leur émail rose que faisait encore paraître plus
délicat, plus intérieur, le couvercle entrouvert et superposé de ses cheveux
noirs ; il arrivait que le teint de ses joues atteignît le rose violacé du cyclamen,
et parfois même quand elle était congestionnée ou fiévreuse, et donnant
alors l’idée d’une complexion maladive qui rabaissait mon désir à quelque
chose de plus sensuel et faisait exprimer à son regard quelque chose de
plus pervers et de plus malsain, la sombre pourpre de certaines roses, d’un
rouge presque noir ; et chacune de ces Albertine était différente comme est
différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées
les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés
d’un projecteur lumineux. »
202
« Mais surtout de la même manière mais bien plus utilement qu’on dit, dans
un récit le temps qu’il faisait tel jour, je devrais donner toujours son nom
à la croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme, en
faisait l’atmosphère, l’aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant
de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose, par
leur concentration, leur mobilité, leur dissémination, leur fuite, – comme
celle qu’Elstir avait déchirée un soir en ne me présentant pas aux jeunes
filles avec qui il s’était arrêté et dont les images m’étaient soudain apparues
plus belles, quand elles s’éloignaient – nuée qui s’était reformée quelques
jours plus tard quand je les avais connues, voilant leur éclat, s’interposant
souvent entre elles et mes yeux, opaque et douce, pareille à la Leucothéa
de Virgile. »
203
La sérendipité, néologisme inspiré d’un compte persan forgé par Horace Walpole,
se réfère à une fertilité de ce qui n’est pas maîtrisé. Construit à partir du nom de
Serendip, ancien nom de Ceylan, lui-même ancien nom du Sri Lanka, « une terre du
sud, une terre d’épices et de chaleur, de verdure luxuriante et de colibris, baignée
par la mer, arrosée de soleil », cette notion se réfère à l’aventure de promeneurs qui
rencontrèrent fortuitement des animaux, qu’ils chassèrent, et ramenèrent comme
gibiers. La sérendipité, traduite parfois par « fortuité », ou « zadigacité », sagacité
involontaire de Zadig, héros de Voltaire, par laquelle on trouve par hasard ce qu’on
ne cherchait même pas.
La première fois que le jeune Poussin l’aperçoit, il est saisi par le magnétisme trouble
et violent, démoniaque, qui se dégage de sa personne :
204
Poussin est frappé par la teneur irascible, impulsive, de l’être qu’il rencontre. Et qui,
lorsqu’il peint, semble possédé par ce qui n’est pas lui :
Il tente, en effet, comme Orphée, de maîtriser les animaux et leur férocité pour faire
revenir de dessous la terre la beauté :
205
La Belle Noiseuse, œuvre en laquelle il s’épuise, ayant appris de Mabuse son maître
l’art du relief, qui rend les figures vivantes, relève dès lors d’un « art inconnu », tout
comme l’œuvre de Picasso fait advenir un mystère.
Kant avait dit sa méfiance envers la beauté artificielle, cousue de fil blanc, trop ingénieuse
pour être géniale, trop finalisée et soumise au concept pour pouvoir être goûtée. Le
chant du rossignol de la nature peut être candidat à l’appréciation esthétique, alors
que son imitation fait l’objet d’une évaluation intellectuelle et technique.
« Quoi de plus apprécié par les poètes que le joli chant, si charmant, du
rossignol dans un bosquet solitaire, durant un calme soir d’été, sous la
douce lumière de la lune ? Pourtant, on connaît des exemples où comme
on ne pouvait trouver un tel chanteur, quelque hôte jovial est parvenu à
tromper, à leur très grande satisfaction, ses invités venus chez lui jouir
de l’air de la campagne, en dissimulant dans un buisson un jeune garçon
malicieux sachant imiter (avec à la bouche un roseau ou un jonc) ce chant
de manière parfaitement conforme à la nature. Mais, dès que l’on prend
conscience qu’il s’agit d’une tromperie, personne ne supporte longtemps
d’entendre ce chant tenu auparavant pour si attrayant ; et il en va de même
pour tout autre oiseau chanteur. Il faut que la nature ou ce que nous tenons
pour elle, soit en cause, pour que nous puissions prendre au beau comme
tel un intérêt immédiat. »
206
« Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art. Puisque
le talent, comme faculté productive innée de l’artiste, appartient lui-même
à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est à la disposition innée
de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art.
Quoi qu’il en soit de cette définition, qu’elle soit simplement arbitraire, ou
qu’elle soit ou non conforme au concept que l’on a coutume de lier au mot
de génie […], on peut toutefois déjà prouver que, suivant la signification en
laquelle ce mot est pris ici, les beaux-arts doivent n nécessairement être
considérés comme des arts du génie.
Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles un produit
est tout d’abord représenté comme possible, si on doit l’appeler un produit
artistique. Mais le concept des beaux-arts ne permet pas que le jugement
sur la beauté de son produit soit dérivé d’une règle quelconque, qui possède
comme principe de détermination un concept, et par conséquent il ne
permet pas que l’on pose au fondement un concept de la manière dont le
produit est possible. Aussi bien les beaux-arts ne peuvent pas eux-mêmes
207
sans règle qui le précède un produit ne peut jamais être dit un produit de
l’art, il faut que la nature donne la règle à l’art dans le sujet (et cela par la
concorde des facultés de celui-ci) ; en d’autres termes les beaux-arts ne
sont possibles que comme produits du génie. »
Le lexique utilisé est celui de la spontanéité, de l’instinct. Il est question d’un jaillissement.
C’est pourquoi dans la suite, Kant parle d’originalité (de orior, surgir en latin).
Dire d’un processus de création qu’il est génial revient à lui reconnaître une capacité
à donner une unité, à faire une synthèse, à constituer une totalité, sans qu’on puisse
assigner à cette source créatrice une fin identifiable. C’est en ce sens que Kant parle
de l’imagination parle de l’imagination comme d’un « art obscur ».
208
Ainsi, le peintre qui définit son art ne se situe pas dans la réalisation laborieuse d’une
imitation réfléchie, mais dans le surgissement, le lâcher prise à la spontanéité qui
finit par convoquer la violence de l’énergie naturelle elle-même.
Walt Disney, dans Fantasia, a tenté ce pari de réaliser une œuvre plus géniale
qu’ingénieuse. Son ouverture tend vers une esthétique du désarroi, inspirée, non
figurative, porteuse de mondes indécidables.
En effet, à la suite d’une rencontre avec le chef d’orchestre Léopold Stokowski, dans
les années cinquante, Disney fait le projet d’une œuvre « qui ferait intervenir trois
genres de musique : la musique qui vaut par elle-même, la musique illustrative des
tableaux et la musique narrative des récits ». Ainsi, dans l’ouverture de Fantasia, portée
par la Toccata et fugue en ré de Jean-Sébastien Bach, le génie du musicien inspirant
le génie du cinéaste, les images appelées par la musique « qui vaut par elle-même »,
libérale et sans finalité, échappent à la pesanteur laborieuse du figuratif.
209
plongées dans l’ombre, puis à nouveau éclairées pour être ombres portées sur les
musiciens. Les instruments de l’orchestre se trouveront eux-mêmes décomposés
en parallèles et points, dont on rappellera brièvement qu’ils sont archets et cordes,
pour aussitôt l’oublier. Parce que la violence flamboyante de la musique emporte tout.
Ce lâcher prise, cette part instinctive et sauvage, chez Disney, n’a qu’un temps. Très
vite, l’imagination qui schématise est remise au service d’une narration moralisatrice
et normative, à la finalité marquée. Sur le Casse-noisette de Tchaïkovski, musique
illustrative, sont installés des tableaux où elfes, champignons, poissons bien léchés,
images d’Épinal d’une société rationnelle, reprennent leurs droits. On se trouve en
effet le plus souvent dans une démarche mimétique, où l’image se fait poncif, cliché.
C’est que l’auteur ne renonce que rarement à son habileté figurative apaisante,
normative. Norman Mailer disait de Marilyn qu’elle avait la netteté de la plus nette
cour américaine. Il disait de Disney, l’autre mythe, que la physionomie générale de
son œuvre, grâce aux lignes nettes et aux nuances délicates, fut « polie et fourbie
comme la plus belle maison de la meilleure des ménagères ».
Dans le même sens, le critique de films Robert Benayoun, dans son ouvrage sur Tex
Avery, qu’il qualifie au chapitre 5 d’« anti-Disney », évoque « la crédibilité, le tellurisme,
la solidité tout ésopienne de Disney, basés sur une observation minutieuse de l’univers
stable et immuable », ou encore le conventionnalisme idéologique de cet auteur qui
formate, par une imagination finalisée, les imaginaires enfantins :
210
On mesure d’autant plus ici, rompant avec les références attendues, le caractère
vivifiant du génie dont la violence se met à bouleverser les plans attendus. Et l’écart
entre ce qui, dans un corpus, est génial, ou seulement appliqué et ingénieux.
Il théorise ici, après Rousseau, la minoration que le goût d’une époque peut essayer
d’imposer au génie. Car tout contexte social et culturel veut soumettre les productions
culturelles à son horizon d’attente, puis essaient de les faire passer pour spontanées.
211
Jean-Jacques Rousseau s’est toujours situé aux carrefours des querelles esthétiques.
Dans la querelle des jardins, il a préféré le jardin à l’anglaise, porteur de surprises, de
ruptures, attentif à l’expression de l’énergie vitale indomptée, au jardin à la française,
symétrique, finalisé, géométrisé. Dans la querelle des Bouffons, il a préféré la musique
italienne, mélodique et expansive à la musique française, asservie aux harmonies
et comme arrêtée. Dans la querelle des coloris, il a préféré la peinture baroque,
vertigineuse et brutale, à la peinture classique parfaitement dominée.
Cette voie, qui fut fréquentée par Jean-Jacques Rousseau, Magritte, Arcimboldo,
Mylène Collot et Niki de Saint-Phalle, sollicite la violence de l’élan naturel et l’inscrit
dans l’œuvre.
Dans Alice au pays des merveilles, gouache sur papier de 1946, Magritte donne à
l’arbre un visage humain et aux yeux du visage humain des lunettes de feuillage.
Il fait du soleil une poire souriante, avec hélices de feuilles et mains d’hommes. La
confusion du minéral, du végétal et de l’humain est consommée. Ceci fait écho à
l’œuvre d’Arcimboldo.
Dans les Quatre saisons, Arcimboldo représente les visages du printemps, de l’été,
de l’automne et de l’hiver qui sont personnifiés par des entrelacs de feuilles, troncs,
racines, fruits, champignons, appartenant aux saisons respectives. Atteinte à la
hiérarchie intangible des essences ? Sont brutalement mélangés le végétal, le minéral,
le naturel, l’artificiel.
212
213
Dans l’Histoire, la mémoire, l’oubli, Paul Ricœur se réfère pouvoir de transporter des
ruines qui vont jusqu’à renvoyer avec tristesse à un monde culturel révolu :
Dans le même sens, et dans un registre plus littéraire, le poète et écrivain André
Theuriet, dans son évocation d’enfance Souvenir des vertes saisons, se livre à une
anamnèse, un travail d’évocation de ce qui, irréversiblement, fut emporté.
Il faudrait éviter de réduire les ruines à un registre purement esthétique. Que disent-
elles de la communauté des sujets, quels indices en elles ? Un colloque, à l’université
Diderot, avait été intitulé : Que faire avec les ruines ? Poétique et politique des vestiges.
214
Pourtant, même le critique d’art Diderot, dans ses Salons de 1767, à propos du Port
de Ripetta à Rome, œuvre de 1766 écrit :
« Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit,
tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps
qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De
quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent
une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence
éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon
qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues
au-dessus de ma tête, et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux
tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir ! Et j’envie un faible tissu de
fibres et de chair à une loi générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent
entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ;
moi, moi seul, je prétends m’arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule
à mes côtés ! »
Chateaubriand, dans les Mémoires d’outre tombe, se réfère aux ruines de façon
surprenante. Il commence par déplorer que la Restauration, régime politique dont
le nom suggère l’aspiration au retour du même se contente de reconstruire l’Ancien
Régime, au sens propre comme au sens figuré :
« J’ai peur que la Restauration ne se perde par les idées contraires à celles
que j’exprime ici ; la manie de s’en tenir au passé, manie que je ne cesse de
combattre, n’aurait rien de funeste si elle ne renversait que moi en me retirant
215
Dans Le Génie du christianisme, dans le chapitre 3, intitulé Les ruines en général – Qu’il
y en a de deux espèces, dans le livre 5 de la 3e partie de l’ouvrage, il va même jusqu’à
consacrer aux ruines une étude spécifique :
« Les premières n’ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès
des ans. Font-ils des décombres, elle y sème des fleurs ; entrouvrent-ils un
tombeau, elle y place le nid d’une colombe : sans cesse occupée à reproduire,
elle environne la mort des plus douces illusions de la vie. »
« Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines ; elles
n’offrent que l’image du néant, sans une puissance réparatrice. Ouvrage du
216
D’où, dans l’objectif apologétique qui est le sien, après la description d’une église
ruinée aperçue près du jardin du Luxembourg, l’acheminement patient vers une
analogie spirituelle qui clôt le chapitre :
On le voit, les ruines, chez Chateaubriand, sont investies par une intention, constituent une
métaphore puissante. Comme si se trouvaient relevées, par des énoncés performatifs,
les murailles abîmées.
Dans ses Dix livres d’architecture, chapitre 1 livre IV, Vitruve se réfère à la naissance
du chapiteau corinthien, à partir de la sollicitude d’une nourrice qui voulait honorer le
souvenir d’une jeune fille. Voici la traduction qu’en fait l’architecte classique Claude
Perrault, en 1684 :
« Une jeune fille de Corinthe prête à marier étant morte, sa nourrice posa
sur son tombeau dans un panier quelques petits vases que cette fille avait
aimé pendant sa vie, et afin que le temps ne les gâtât pas si tôt étant à
découvert, elle mit une tuile sur le panier, qui étant posé par hasard sur la
racine d’une plante d’acanthe, il arriva qu’au printemps les feuilles et les tiges
commencèrent à sortir, que le panier qui était sur le milieu de la racine fit
élever le long de ses côtés les tiges de la plante qui, rencontrant les coins
de la tuile furent contraintes de se recourber en leur extrémité, et faire le
contournement des volutes. »
217
individu humain pour inviter à se remémorer qui il était, ce qu’il a fait. Le chapiteau
fait signe vers la tombe, qui fait signe vers la jeune fille.
« Afin que le temps ne les gâtât pas » : il s’agit d’éviter la déréliction de ce qui fut
humain, sa décomposition. Et, merveille, cette séparation par une tuile finit par
générer, à partir des objets que cette jeune fille appréciait, une structure qui porte
mémoire, comme si les intempéries et la nature étaient contraintes d’abandonner
leur proie. Symboliquement, le chapiteau corinthien va naître du soin pris à ce que
les vases aimés ne se délitent pas. Le chapiteau corinthien est déjà métamorphose,
réinvestissement, réactivation architecturale.
Dans le même sens, Iannis Xenakis a composé une œuvre musicale A la mémoire
de Witold Lutoslawski, musicien qui lui-même avait composé une musique funèbre
en l’honneur de Bela Bartok. Ceci, bien sûr, dans la grande tradition du Tombeau de
Couperin.
Les vivants, rappelle Aristote dans son De l’Ame en II, 1, 412a, ont le pouvoir de se
constituer eux-mêmes, de se réparer eux-mêmes, de veiller eux-mêmes à leur propre
remplacement. Leur plasticité leur permet régénération et reconfiguration.
Certes, la maison protège, comme un compagnon offensif qui fait front aux éléments,
comme le suggère Bachelard dans sa Poétique de l’espace :
218
Menaçant ruine, le patrimoine, bel animal signifiant, peut même succomber aux
atteintes de restaurateurs qui sont comme les mauvais bouchers évoqués par Platon,
les mauvais dialecticiens. Viollet-le-Duc, qui voulait être un bon dialecticien et un
bon restaurateur se référait souvent au biologiste Cuvier, s’imposait une cohérence
globale, fût-ce au mépris de l’hétérogénéité historique.
Rodin, dans Les cathédrales de France, texte de fin de vie puisque daté de 1914, s’était
insurgé contre ce qu’on a appelé plus tard « le vandalisme embellisseur », selon
l’expression de Réau dans son Histoire du vandalisme :
219
La Danse d’Henri Matisse, peinture sur toile de 1909, à l’apogée du fauvisme, donne
à celui qui la regarde un élan, par les corps bondissants qui s’y déploient en une
farandole ouverte, en une énergie irrépressible que portent les trois couleurs primaires,
sorties pures de leurs tubes, dont la collision est vectrice de joie. Le surgissement
de ce tableau a choqué.
Le fauvisme est un mouvement pictural qui emprunte à certains prédateurs des chocs
chromatiques, une énergie qui fait trembler l’œil et l’esprit. Une violence irradie dans
ces œuvres, vecteur d’une puissance de la nature qui dépasse tout, sans retenue,
violemment.
Dans les Pensées, dans le fragment B 268, Pascal se réfère à l’effroi qu’il éprouve
face à la nature du fait de la violence de son indifférence aux misères des hommes :
220
Une telle immensité phénoménale, par l’infinité de ses dimensions, serait si grande,
que tout, à côté d’elle, serait petit. Telle est l’hypothèse de Kant au § 26 de la Critique
de la faculté de juger, dans la rubrique qui concerne le « sublime mathématique » :
221
contradictoire en soi (parce que la totalité absolue d’un progrès sans fin est
impossible), cette grandeur d’un objet de la nature, à laquelle l’imagination
applique vainement tout son pouvoir de compréhension, doit inévitablement
diriger le concept de la nature vers un substrat suprasensible (qui se trouve
au fondement de celle-ci en même temps que de notre pouvoir de penser)
– un substrat qui soit grand au-delà de toute mesure des sens et qui, par
conséquent, permette de juger sublime non pas tant l’objet que bien plutôt
la disposition d’esprit intervenant dans l’évaluation de celui-ci. »
« Par là se peut expliquer la façon dont Savary remarque dans ses lettres
d’Égypte, qu’il ne faudrait ni trop s’approcher ni davantage être trop
éloigné des Pyramides, si l’on veut ressentir toute l’émotion que produit
leur grandeur. Car, dans le dernier cas, les parties qui sont appréhendées
(les pierres superposées) ne sont représentées qu’obscurément, et leur
représentation ne produit aucun effet sur le jugement esthétique du sujet.
Mais, dans le premier cas, l’œil a besoin d’un certain temps pour achever
l’appréhension qui va depuis la base jusqu’au sommet ; or, au cours de
cette appréhension, les premières perceptions disparaissent toujours en
partie avant que l’imagination n’ait saisi les dernières, et la compréhension
n’est jamais complète. Observation qui peut aussi suffire pour expliquer
222
Kant, aperçoit également dans les phénomènes démesurés ce qui fait violence à
toute quantification au point de faire violence à l’être qui contemple et qui se trouve
brutalement ému et ébranlé, c’est-à-dire mis en mouvement récurrent et troublant :
Par de telles représentations, cette démesure nous donne une énergie, puisqu’elle nous
permet de nous dire que même si cette expression de l’énergie nous impressionne,
pour autant, elle est sans aucune conséquence sur l’humanité réfléchie dont nous
sommes porteurs :
223
peser comme une menace, des nuages orageux s’accumulant dans le ciel et
s’avançant dans les éclairs et les coups de tonnerre, des volcans dans toute
leur puissance destructrice, des ouragans auxquels succède la dévastation,
l’océan immense soulevé de fureur, la cascade gigantesque d’un fleuve puissant,
etc.…réduisent notre pouvoir de résister à une petitesse insignifiante en
comparaison de la force dont ces phénomènes font preuve. Mais plus leur
spectacle est effrayant, plus il ne fait qu’attirer davantage, pourvu que nous
nous trouvions en sécurité ; et nous nommons volontiers sublimes ces
objets, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de leur moyenne
habituelle et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’une
toute autre sorte qui nous donne le courage d’être capables de nous
mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature […] tant et si bien
que l’humanité en notre personne demeure non abaissée, quand bien même
l’homme devrait succomber devant cette puissance. »
Rappelons quelles sont les trois modalités possibles du rapport aux objets.
L’intentionnalité est un rapport aux objets qui vise à les connaître pour les arraisonner,
les utiliser. La contre intentionnalité est la démarche qui pose l’interdit de traiter les
autres sujets comme des objets. La suspension d’intentionnalité est la démarche qui
consiste à rapporter les objets à soi pour les goûter, les éprouver.
224
Dans le même sens, Hannah Arendt, dans La Banalité du mal : le procès Eichmann à
Jérusalem montrait la sinistre horreur de la défense choisir par cet exécutant du régime
nazi chargé d’acheminer les trains de déportés vers les camps de la mort : se réfugier
strictement dans une logique opératoire, celle de l’intentionnalité, en méconnaissant
complètement la dimension de la contre-intentionnalité puisque jamais il n’avait fait
la différence entre le statut des personnes et le statut des choses.
225
Il y aurait les « profanes », qui n’auraient pas accédé à cette dimension sacrée, et les
autres, ceux qui auraient « saisi ». Et la suite du texte revient sur ce qu’il y aurait à
saisir, dans la mise en péril de l’homme face à l’animal :
226
227
EN GUISE DE CONCLUSION
Dans le film de Richard Brooks de 1955, Graine de violence, la métaphore de la
germination est omniprésente. Des éducateurs vont récolter les fruits de ce qu’a
semé dans des cœurs d’adolescents la violence de leurs conditions d’existence, de
leur délaissement. Les semences de la révolte se sont insidieusement nourries de
ressentiments inconscients réitérés.
La violence serait l’aspiration à s’affirmer commune à tous les êtres qui auraient
à mûrir pour monter en puissance.
On peut trouver cette proposition dans la philosophie de Spinoza pour qui tous les êtres
qui composent la nature sont constamment pris dans des rapports d’affrontement
générés par leur appétit d’auto-réalisation, le conatus. Au tout début du livre IV de
son Éthique, Spinoza écrit :
« Cet être éternel que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même
nécessité qu’il existe. »
229
par « Dieu ou encore la Nature » soit « Dieu, c’est-à-dire la Nature. » Spinoza reprend
d’une tradition théologique médiévale deux expressions : il appelle, nature naturante :
« Dieu, en tant qu’il est considéré comme cause libre », et nature naturée, « tout ce
qui suit de la nature de Dieu ».
Ce qui revient à concevoir la nature comme nécessité divine, tant comme source
que comme résultante, double face d’une énergie irrépressible. Puisqu’elle vise
constamment elle-même, la nature est à la fois ce qui produit et ce qui est produit.
Or, un tel statut dote tous les êtres qui composent la nature d’une énergie d’affirmation.
Toute créature qui doit se réaliser suit sa voie, coûte que coûte, quitte à en écraser
une autre qui ne fait pas le poids et lui sert d’aliment ou de moyen jusqu’à ce que
trop usée pour s’auto-réparer, elle laisse la place à un exemplaire plus vigoureux de
son espèce.
C’est en ce sens que Spinoza écrit dans l’Éthique, livre I, propositions XXIX :
« Il n’est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est déterminé
par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet
d’une certaine manière. »
« Par droit et institution de la Nature, je n’entends autre chose que les règles
de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons
chaque être comme déterminé à exister et à se comporter d’une certaine
manière. »
230
EN GUISE DE CONCLUSION
poissons à manger les petits ; par suite les poissons jouissent de l’eau, et les
grands mangent les petits en vertu d’un droit naturel souverain. »
Violence, ou collision des forces, entre le gros poisson et le petit poisson. Pour autant,
la nature ne saurait, prise globalement, faire violence à elle-même.
« Qu’il soit sage ou insensé, l’homme est toujours une partie de la nature et
tout ce par quoi il est déterminé à agir doit être rapporté à la puissance de la
nature en tant qu’elle peut être définie par la nature de tel ou tel homme. »
La conséquence en est énoncée dans le §8, qui pose de la violence est la conséquence
de la complexion de chaque composante prise isolément :
« Il suit encore de ce qui précède que chacun est dans la dépendance d’un
autre aussi longtemps qu’il est soumis au pouvoir de cet autre, et qu’il
relève de lui-même dans la mesure où il peut repousser toute violence,
punir comme il le juge bon le dommage qui lui est causé, et de manière
générale vivre selon sa propre complexion. »
Or, dans le registre humain, celui qui subit la violence peut choisir le moment et le
moyen les plus propices pour passer à l’offensive, pour répondre à la violence par
la violence. Car l’homme, contrairement aux animaux, est capable de ruse, comme
Spinoza l’indique dans le §14 :
231
puissance l’ennemi de tous les autres, d’autant plus que sa ruse peut choisir dissimuler,
de garder à l’état de latence ce qu’il ne portera que par surprise à l’incandescence.
Défendre, alors, la perspective, chez les humains, d’une violence larvée d’autant
plus intense qu’elle pourrait surprendre ?
Telle est exactement la perspective que Hobbes développe. On connaît le plus souvent
sous une forme tronquée le postulat qu’il énonce dans l’épître dédicatoire son son
ouvrage Du Citoyen :
« L’une et l’autre formule sont vraies. L’une qui dit que l’homme est un
loup pour l’homme, l’autre qui dit que l’homme est un dieu pour l’homme.
Celle-ci est vraie dans la cité, celle-là pour l’homme hors de la cité et pour
les cités entre elles. »
L’expression « l’homme est un loup pour l’homme » signifie, chez Plaute comme chez
Rabelais, qu’il y a opacité des rapports entre les humains, comme entre un débiteur et
un créancier, celui qui doit de l’argent et celui qui le lui a prêté. L’homme est surprenant
et donc dangereux pour l’homme. Alors qu’un loup, radicalement soumis aux lois de
l’espèce, est un loup pour le loup, jamais l’homme ne pourra être un homme pour
l’homme. Il n’y aura jamais entre les hommes de rapports de transparence, puisqu’un
humain peut ruser et dissimuler pour surprendre et faire violence.
La cité peut rendre moins surprenant l’homme pour l’homme, puisque les régulations
qu’elle fait intervenir peuvent éviter la peur et la lutte perpétuelle de chacun contre
chacun. Dans la cité, l’homme porte un masque moins inquiétant que celui de loup :
il peut porter celui de dieu, sans pouvoir, pour autant, être percé à jour par un autre
humain. Alors que les cités, faute de droit international à l’époque de Hobbes, restent
des louves les unes pour les autres, restant follement imprévisibles.
232
EN GUISE DE CONCLUSION
est si impossible à vivre que l’aspiration à la régulation, à la pacification par une
instance politique se fait jour.
Si, pour éviter l’incandescence de la violence du jus in omnia, on la canalise par des
dispositifs qui s’en prennent aux aspirations même des êtres, il convient qu’ils passent
à l’offensive en reprenant leurs prérogatives d’affirmation s’ils sont niés dans leur
dignité et leur existence.
Mais ceci suppose qu’ils prennent conscience que la violence politique auxquels ils
sont subordonnés. Or, cette violence peut s’avancer masquée.
233
universels pour faire prévaloir des intérêts particuliers, fut régulièrement débusquée.
Celles des sophistes, suppôts du pouvoir tyrannique, par Platon. Celle du prétendu
droit d’esclave, par Rousseau. Celle du bio-pouvoir, mode de gouvernance consistant
à contraindre les corps sous le fallacieux prétexte de les guérir et de les protéger,
par Foucault.
Selon ce dernier, dès le milieu du xixe siècle, un prétendu discours savant tenta
d’installer un fatalisme social en biologisant la violence et en prétendant théoriser
une transmissibilité des semences de violence de génération en génération dans
certaines classes de la société, ce qui évitait de mettre en cause les infâmes conditions
d’existence qui leur étaient faites.
On peut en apercevoir des symptômes dans les vingt romans du cycle des Rougon
Macquart où Zola, animé par les principes naturalistes des cliniciens de son époque,
peint une famille travaillée du dedans, de génération en génération, par la folie de
l’aïeule Adélaïde Fouque.
Zola suggère en filigrane dans ses fictions que la dureté des conditions de vie faites
aux humbles sous le Second Empire avait pour alibi le passage à l’incandescence de
certaines prédispositions familiales, de semences de violence présentées comme en
germe dans les existences.
Dans l’Argent, Zola peint, comme un tableau clinique, les offensives de la violence chez
l’homme d’affaires Saccard, porteur du terrain physiologique facilitateur de sa lignée.
Ainsi, Madame Caroline diagnostique-t-elle, chez lui, la pathologie d’automutilation
des fanatiques de l’argent :
« Elle voyait Saccard à nu, cette âme dévastée d’un homme d’argent,
compliquée et trouble dans sa décomposition. Il était en effet sans liens ni
barrières, allant à ses appétits avec l’instinct déchaîné de l’homme qui ne
connaît d’autre borne que son impuissance. Il avait partagé sa femme avec
son fils, vendu son fils, vendu sa femme, vendu tous ceux qui lui étaient
tombés sous la main ; il s’était vendu lui-même, il la vendrait elle-aussi, il
vendrait son frère, battrait monnaie avec leurs cœurs et leurs cerveaux.
Ce n’était plus qu’un faiseur d’argent, qui jetait à la fonte les choses et les
êtres pour en tirer de l’argent ».
234
EN GUISE DE CONCLUSION
fièvre, une ébullition à partir d’une fermentation :
« Lui, n’en doutait plus, avait trouvé la guérison de son affreux mal héréditaire ;
car, depuis qu’il la possédait, la pensée du meurtre ne l’avait plus troublé.
Était-ce donc que la possession physique contentait ce besoin de mort ?
Posséder, tuer, cela s’équivalait-il, dans le fond de la bête humaine ? »
« Le couteau entrait dans la gorge d’un choc sourd, le corps avait trois
longues secousses, la vie s’en allait en un flot de sang tiède, un flot rouge
qu’il croyait sentir lui couler sur les mains. Vingt fois, trente fois, le couteau
entra, le corps s’agita. Cela devenait énorme, l’étouffait, débordait, faisait
éclater la nuit. Oh donner un coup de couteau pareil, contenter ce lointain
désir, savoir ce qu’on éprouve, goûter cette minute où l’on vit davantage
que dans toute une existence ».
Dans Nana, l’héroïne éponyme, une prostituée de luxe, poursuivie par la même
malédiction du sang de l’aïeule, est représentée comme chair à plaisir prête à se
déchaîner. Lorsqu’elle apparaît, dans le premier chapitre, en Vénus, simultanément
proie et prédatrice, l’animalité qu’elle dégage fait vaciller la salle :
235
Dans le dernier chapitre, sa chair corrompue se décompose dans une purulence finale :
« Vénus se décomposait. Il semblait que le virus pris par elle dans les
ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce ferment dont elle avait empoisonné
un peuple, venait de lui remonter au visage et l’avait pourri. »
Mais Zola, l’homme du J’accuse, n’est pas dupe de la violence sociale qui se dissimule
derrière le discours sur les prétendues tares physiologiques.
Dans Germinal, Étienne Lantier, qui a participé à une révolte sans merci contre la
misère et les conditions de travail intolérables des mineurs s’avise que la violence
qu’il a déployée ne permet pas véritablement de mettre fin à la violence économique
et politique qui se prévaut d’une posture moralisatrice, soit d’une violence symbolique
qui se drape dans une prétendue objectivité :
236
EN GUISE DE CONCLUSION
de fainéants, prendre le pouvoir, être les maîtres. »
237
Les sujets qui suivent sont volontairement en désordre, ils sont présentés sans être
articulés aux problématisations ordonnées de cet ouvrage pour que l’étudiant puisse
s’exercer, comme il aura à le faire au concours, à repérer quels sont les domaines
de définitions qui sont mobilisés, quelles conditions ou quelles conséquences sont à
interroger, quels clivages analogues ont déjà été rencontrés avec des configurations
différentes. Pour ajouter encore au désordre théorique initial, nous n’avons pas dissocié
sujets de dissertations et sujets de colles.
238
EN GUISE DE CONCLUSION
Le couloir de la mort
Le déchaînement des éléments
Le lanceur d’alerte
La Terreur
La sidération
Révolte et révolution
Toute passion est-elle violente ?
L’armistice
Être à la torture
Qui aime bien châtie bien
La brutalité
Les limites de la violence
S’emporter
La panique
La guillotine
Se forcer
Brutaliser ?
Que dit la violence de notre humanité ?
La raison peut-elle arrêter la violence ?
Le cri
Faut-il rechercher la violence des passions ?
La spirale de la violence
Qui sème le vent récolte la tempête
Tendre la joue gauche
La violence est-elle irrationnelle ?
La violence peut-elle désespérer ?
Les films de guerre
Peut-on détruire pour s’affirmer ?
La violence de la foi
Peut-on concevoir un pouvoir sans violence ?
Violences urbaines
Le théâtre comme purgation des violences ?
La surenchère de la violence
La violence silencieuse
239
240
Haine................................................................. 25, 81, 99, 119, 120, 121, 164, 174, 186, 231
Hard power......................................................................................................................................32
Inhumanité................................................................... 12, 44, 62, 69, 103, 112, 113, 142, 168
Instinct.........................................18, 25, 26, 42, 46, 50, 60, 66, 76, 97, 123, 133, 135, 162,
....................................................................................................................200, 206, 208, 210, 234
Pitié.................................................................................. 21, 119, 168, 170, 179, 180, 188, 209
Mort................12, 18, 26, 35, 36, 52, 55, 70, 71, 72, 74, 91, 93, 104, 110, 114, 125-127,
.........................................136, 140, 145, 153, 158, 170, 172, 216, 217, 225, 226, 232, 235
Nature......................................10, 15, 16, 26, 28, 29, 34, 42, 51-56, 58, 59, 65, 67, 75, 76,
............................................. 85, 86, 103, 106, 134, 155, 156, 158, 173, 180, 206-209, 216,
.........................................................................................218, 220-223, 225, 226, 229-231, 233
241
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Œuvres picturales
ARCIMBOLDO
– Les Quatre saisons
– Flora
– Portrait de l’empereur Rodolphe en Vertumne
– Portrait d’Eve
– Portrait d’Adam
COLLOT (Mylène), L’Ogre gourmand
DALI
– La Persistance de la mémoire
– La Désintégration de la persistance de la mémoire ou Le Chromosome d’un œil de
poisson très coloré commençant une désintégration harmonieuse de la mémoire
GREUZE, Le Fils ingrat et Le Fils puni
KLEE, Angelus Novus
MAGRITTE, Alice au pays des merveilles
MATISSE, La Danse
POUSSIN, Et in Arcadia ego
ROBERT (Hubert)
– Ruines d’Athènes
– Galerie en ruines
– Ruines du château de Meudon
– Ruines imaginaires du Louvre
– Capriccio
– Port de Ripetta à Rome
ROSSETTI (Gabriel Dante), Mnémosyne, ou La Lampe de la mémoire, ou Souvenir
SAINT-PHALLE (de) Niki, Tirs
Œuvres musicales
247
Œuvres cinématographiques
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