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LA VIOLENCE

EN 25 DISSERTATIONS
SUJET DES CONCOURS EC 2024

Véronique Bonnet

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SOMMAIRE
INTRODUCTION : MÉTHODOLOGIE DE LA DISSERTATION
APPLIQUÉE AU THÈME DU CONCOURS 2024 :
LA VIOLENCE.............................................................................................5
1. La violence conquérante........................................................................7

I. PENSER LA VIOLENCE :
UNE APPROCHE THÉORIQUE...................................................... 23
2. La violence consiste-t-elle à traiter les humains
comme des bêtes ?............................................................................... 25

3. La violence des mots............................................................................ 35

4. La violence de l’inconscient................................................................ 42

5. Violence de la nature, violence faite à la nature............................ 51

6. Le cynisme comme violence démonstrative ?................................ 60

7. Violence et transgression................................................................... 70

II. USER DE LA VIOLENCE :


UNE APPROCHE PRATIQUE........................................................ 79
8. Le dialogue contre la violence ?......................................................... 81

9. Peut-on concevoir une violence purement physique ?.................. 89

10. La violence comme assise des sociétés ?..................................... 95

11. La violence est-elle l’accoucheuse de l’histoire ?...................... 102

12. Violence et résilience....................................................................... 110

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13. Violence, vengeance et ressentiment........................................... 117

14. La violence est-elle impardonnable ? ......................................... 125

15. L’habitude comme violence dans la peau ?................................. 131

16. Pour faire la paix, s’opposer à la violence de la guerre ?........ 138

17. Le droit à la différence fait-il violence à l’universel ?............... 151

18. La violence comme orgie ?............................................................. 157

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE :


UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE............................................... 165
19. La violence se pense-t-elle ou s’éprouve-t-elle ?...................... 167

20. Quand la violence fait mal............................................................... 182

21. Apprivoiser la violence du désir ?................................................. 193

22. La violence du génie......................................................................... 204

23. Que disent les ruines de la violence ?.......................................... 214

24. La violence peut-elle être sublime ?............................................ 220

EN GUISE DE CONCLUSION ........................................................... 227


25. Graines de violence.......................................................................... 229

QUELQUES SUJETS SUR LA VIOLENCE


POUR S’ENTRAÎNER À L’ÉCRIT ET À L’ORAL......................... 238

GLOSSAIRE............................................................................................ 241

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE.......................................................... 243

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INTRODUCTION

Méthodologie
appliquée au thème
du concours 2024 :
la violence

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1. LA VIOLENCE CONQUÉRANTE __________________________________

INTRODUCTION
A. Problématiser une dissertation de culture générale

I. Principe

C’est à la main que vous rédigerez la dissertation de culture générale au concours. Il


faut, pour cette raison, s’astreindre, lors de la première et seconde année de CPGE,
à un entraînement assidu. À la main et seulement à la main, pour agencer les étapes
de la réflexion au brouillon et de la rédaction sur la copie. Ceci vous donnera une
grande confiance en vous. Il vous faudra arriver à une écriture bien agencée et lisible.
Désormais, les copies de concours sont numérisées. Faites en sorte que les lignes
se détachent bien, de préférence écrites en noir ou en bleu foncé.

Prenez l’habitude, pendant votre cursus en classe préparatoire, de vous entraîner à


penser avec un crayon à la main. Dans le but de rechercher une problématique, c’est-
à-dire un objectif pertinent à partir de la lecture du sujet. Peut-être, à l’occasion de
devoirs à la maison, vous est-il arrivé de construire une dissertation à l’ordinateur.
Or, ces deux démarches, réfléchir devant une feuille avec un crayon, ou bien devant
un écran avec un clavier, sont très différentes. Les deux ouvrent des possibilités
intéressantes. Mais pour le concours que vous préparez, c’est le travail conjoint de
la main et de la pensée qui est à exercer et fluidifier.

Le processus qui s’effectue, dès le brouillon, à la main, permet d’esquisser, sans la


développer, une hypothèse de lecture du sujet qui se heurte à une difficulté. Ceci a
pour but de dessiner au moins une alternative, une divergence entre deux propositions.
Le crayon permet une grande expressivité, flèches, intersections de cercles. Ce qui
permet de schématiser la représentation d’objectifs avec une grande précision et
lucidité. Il s’agit de rédiger un projet démonstratif. Il vous faut avoir en tête les étapes du
raisonnement. Vous pourrez ainsi les expliciter dans l’ordre dû sur la feuille définitive.
Ce travail est donc à différencier d’une construction à l’ordinateur : le traitement de
texte est une suite d’ébauches successives qui deviennent insensiblement le texte
final lui-même.

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Le travail de dissertation sur table qui est attendu de vous au concours fait intervenir
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deux phases bien nettes. Le brouillon, qui se permet des raccourcis. Puis la rédaction
« au propre », définitive, développée, cursive. Comment gérer ce basculement d’une
phase de recherche, où l’on ne rédige que pour soi, à une phase d’écriture aboutie
où l’on rédige pour un lecteur ? Il faudra l’accompagner, d’énoncé en énoncé, pour lui
donner le moyen de saisir la logique de la dissertation.

Celle-ci n’a de direction et de raison d’être que si votre lecture initiale du sujet est
arrêtée par une contradiction. Sinon, à quoi bon vous livrer à une construction qui
n’a pas d’enjeu ? Une fois la question directrice trouvée, vous allez pouvoir faire se
succéder des hypothèses. Celles-ci vont intégrer progressivement des objections, qui
vont devoir préciser des domaines de définition, et des conditions.

Vous devez vous consacrer totalement, au moins pendant le premier quart d’heure,
crayon en main, à une lecture très attentive du sujet, et seulement du sujet. Pour
l’analyser, il est important de définir les termes qui le composent, et de bien regarder
s’ils sont compatibles entre eux. Ce qu’ils supposent. Ce qu’ils entraînent. Quelle est
leur modalité. À l’indicatif ? Au conditionnel ? S’il y a ou non un cercle logique.

Vous allez gagner pour la suite beaucoup de temps et d’efficacité puisque vous saurez
ce que vous cherchez et pourquoi. Les intitulés des sujets proposés au concours
sont conçus pour que vous trouviez, en eux, des indices. Pour amener vous-même,
ainsi que votre lecteur, à affronter une difficulté dont le dépassement génère une
reformulation, puis éventuellement une autre.

Pendant l’année, vous rendez des dissertations de culture générale au professeur


qui vous fait cours : vous avez la tentation d’être allusif. Une telle connivence est
impossible, et pour cause, le jour du concours. Il est important de bien tout expliciter
pour ne pas laisser le lecteur deviner tout seul les transitions manquantes. Ou le lien
entre les propositions que vous ferez et le sujet. Les meilleures copies sont celles qui,
loin d’aligner dans un ordre approximatif des considérations vagues sur le thème de
l’année, font du « sur-mesure ».

Il convient d’éviter l’empilement des références. Une dissertation n’est pas une collection
d’illustrations de culture générale. Sinon, vous en restez à des résidus disjoints fait

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d’impressions, de noms d’œuvres et d’auteurs. L’épreuve de dissertation de culture

INTRODUCTION
générale ne requiert pas qu’un maximum d’occurrences interviennent. Évitez l’illusion
de briques illustratives qui se suffiraient à elles-mêmes. Elles ne sauraient tenir lieu
d’analyse du sujet.

Les responsables des épreuves rappellent régulièrement que les candidats n’ont pas à
s’installer dans une « acquisition restitution » qui reviendrait à ingurgiter et régurgiter.
Dites-vous que vous allez vous livrer à un acte de réflexion et à vous inscrire dans une
activité intellectuelle forte. Le but du jury n’est pas d’évaluer une docilité à restituer
un stock de données. Vous avez à vous installer dans la tâche de réfléchir.

Vous avez à vous réaliser des déductions. Il ne suffit pas d’apprendre, mais de
comprendre, avec intelligence, ce qui peut nourrir une réflexion à partir d’un axe. Ce
qui est le plus important dans l’évaluation d’une dissertation de culture générale est
la trajectoire qui mène à la thèse.

Cet ouvrage a donc pour fonction de vous entraîner à lire, au scalpel, un sujet. Et à
peser la teneur très particulière de chacun. La restitution systématique et non à propos
de références prêtes à l’emploi sur l’animal est à éviter. Certains ouvrages ou sites
peu scrupuleux proposent, sans les articuler entre elles, des références au kilomètre.
Les jurys des différentes grandes écoles du commerce ne s’y trompent jamais.

Ainsi, par exemple, selon le jury d’écrit de la BCE, l’essentiel est de creuser une formule
courte en « se battant avec le sujet », et en manifestant une pensée en marche. Que
le sujet proposé soit classique ou inattendu, c’est en lui que se trouvent les indices,
dans un nom, au pluriel ou au singulier, dans le temps d’un verbe ou le choix d’un
adjectif peu attendu.

En lisant un sujet, une première réponse vous vient à l’idée. Mais vous vous apercevez
qu’il y a en elle quelque chose qui vous empêche d’en rester à elle. Ceci s’appelle un
problème (du grec pro devant et blêma de ballô jeter, soit « ce qui est jeté devant »).
Problématiser, c’est donc montrer en quoi la lecture de l’énoncé proposé est arrêtée
par quelque chose qui l’empêche d’avancer. Dès lors, la dissertation trouve une
légitimité : analyser l’obstacle, l’utiliser comme indice pour reformuler de manière

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plus complète l’hypothèse entravée, s’en servir comme d’un levier pour aller vers
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des propositions successives de plus en plus satisfaisantes.

Certes, il ne saurait être question, même au terme de la dissertation, de lever totalement


l’énigme contenue dans une question (par exemple : Peut-on concevoir une violence
purement physique ?) ou dans une expression (par exemple : La violence du génie)
ou dans une proposition de comparaison (par exemple : Le cynisme comme violence
démonstrative ?) ou dans une alternative (par exemple : violence de la nature, violence
faite à la nature).

La dissertation, dans la tradition universitaire française, fait intervenir une introduction


qui donne lieu à trois hypothèses. La première, élémentaire, rencontre un obstacle.
Ce qui rend nécessaire une reformulation plus soigneuse exigeant elle aussi une
reconfiguration. Certes, en droit, toute proposition pourrait donner lieu à une nouvelle
enquête. Mais, comme le dit Aristote, anankê stênaï : il est nécessaire de s’arrêter. La
dissertation s’arrête alors même que sans doute d’autres obstacles ou imprécisions
auraient pu être levés. Mais la durée de l’épreuve impose tel ou tel format.

Aussi important que de savoir s’arrêter, il est essentiel de commencer. Nous avons
vu que le faire imposait de s’en donner le droit : problématiser, établir que la réflexion
sur le libellé proposé se trouve interrompue, entravée. Et déterminer par quoi.

Cet ouvrage, par les sujets de dissertation qu’il rencontre, s’imposera donc de rendre
compte, à chaque fois, de sa manière de commencer, qui est aussi décisive que la
manière de construire et d’illustrer.

II. Application du principe à un sujet

Supposons donc que l’énoncé « La violence comme énergie vitale ? » soit proposé au
concours à l’épreuve de dissertation de culture générale. Une lecture globale devra
alors être pratiquée, sans a priori et sans hâte.

Cette opération ouvre la problématisation dans une enquête au brouillon. Sur la copie
définitive, elle peut être précédée par un prétexte culturel choisi pour sa proximité
avec le sujet. C’est pourquoi, dans notre simulation, nous manifesterons d’abord les

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démarches mentales qui permettent de mettre en évidence l’énigme ouverte par

INTRODUCTION
l’énoncé. Ont d’excellents résultats les étudiants qui procèdent d’un seul mouvement
homogène, approfondissant et précisant à mesure les hypothèses de lecture.

Cette rédaction, pour avoir une dynamique propre, ne doit pas être perçue par vous
comme une suite d’opérations imposées, comme autant de phases incohérentes d’un
parcours arbitraire, mais doit se tenir au plus près de vos aspirations et affinités.
Dans un concours, il importe d’être le plus à l’aise possible.

L’écriture est partie prenante de ce confort : tel candidat aura besoin de tout annoncer
dès le départ, tel autre sera accoutumé à des propositions plus surprenantes, mais
néanmoins étayées, tel autre aura besoin de dramatiser sa copie pour préparer comme
un putsch théorique préparé dans la coulisse, tel autre aura besoin d’homogénéiser
les illustrations entre elles…

Le seul impératif incontournable est de ne jamais laisser le lecteur, en l’occurrence


l’examinateur, être perplexe devant votre logique d’exposition. Il faut toujours vous
donner les moyens de vos énoncés.

a) Problématisation au brouillon

Dans le sujet proposé, « La violence conquérante », on pourrait apercevoir non seulement


une alternative. Ceci revient-il à suggérer que toute violence est conquérante ? Ou bien
la fonction de l’adjectif est-elle de manifester une dissociation entre la violence qui
serait conquérante et la violence qui ne le serait pas, comme la violence défensive,
par exemple. L’expression de violence conquérante a-t-elle une teneur expansionniste
de l’ordre de la recherche d’un espace vital qui amènerait à écraser tout obstacle,
fût-il un autre être humain.

La violence est-elle une expansion naturelle, peut-elle utiliser des dispositifs culturels
telles que la pérennisation d’un pouvoir, ou la ruse du harcèlement récurrent ? Est-elle
compatible avec une existence humaine ayant à faire sens ? Quelles limites ou quelle
contradiction interne de la violence conquérante ? Est-elle dynamique et aspire-t-elle
à devenir statique ? Par des mythes, des postulats ?

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La violence conquérante fait-elle un usage spécifique de l’espace et du temps ? Est-elle
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instable, reposant sur des rapports de force qui sont sujets à des fluctuations ? Le
conquérant brutal est-il ou non maître de l’énergie qu’il déploie ? Ne devient-il pas
« une force qui va » ? Est-il emporté par l’élan qu’il déploie au point d’en devenir la
victime ? La violence conquérante est-elle action ou passion ?

Problématiser ce sujet revient donc à s’interroger sur les expressions progressives,


immédiates ou élaborées, naturelles ou culturelles, choisies ou subies, de l’expansion
d’une violence dont la racine est vis, la force vitale. Celle-ci vise-t-elle à subjuguer ou
anéantir pour s’imposer ? Peut-elle s’imposer longtemps ? Ses conditions de possibilité
sont-elles paradoxales ? Relève-t-elle de l’amoralité ou de l’immoralité ? La violence
conquérante est-elle inhumaine ?

b) P
 roblématisation cultivée et rédigée, qui constitue l’introduction de la
dissertation

Sophocle, dans son Antigone, fait référence à la souillure générée par la violence
transgressive de Créon lorsqu’il refuse l’inhumation d’un mort qui a combattu contre
sa propre cité. Ceci revient à porter atteinte au royaume d’Apollon, divinité solaire, qui
ne doit régner que sur les vivants alors qu’Hadès, divinité chthonienne, règne sur tous
les morts. Créon veut étendre le domaine des prérogatives de la loi de la cité en s’en
prenant au domaine de la loi divine que l’héroïne éponyme, Antigone, fille qu’Œdipe
a conçue avec sa propre mère, Jocaste, et donc simultanément sœur d’Œdipe, veut
préserver et défendre. Mais aussi parce que sa destinée est de neutraliser, et étant
enterrée vivante, la transgression que constitue l’ordre de Créon qui, pour faire un
exemple, a interdit que l’on enterre un mort. Pour conjurer l’abomination d’un mort
dans le royaume des vivants, une vivante est plongée dans le royaume des morts.

La violence conquérante serait une irruption, une invasion, accomplie et consacrée,


lorsque la prise de pouvoir est pérennisée, ou suspendue et arrêtée, voire inversée
par une violence défensive. L’histoire a appelé non pas « violents », mais « grands »
les conquérants, ceux qui ont non seulement assiégé, affronté, mais aussi envahi. En
un sens seulement quantitatif ? Ou quantitatif et qualitatif ? La violence conquérante,
expansive, est-elle prête à ruser, à harceler, pour envahir ? Qui a assiégé et conquis ne
sera-t-il pas à son tour envahi ? Être assiégé n’est-il que résister à ce qui veut envahir

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et conquérir ? Est-ce aussi résister à soi ? L’impulsion de la violence conquérante vers

INTRODUCTION
un espace qui n’est pas initialement le sien peut-elle être arrêtée pour préserver le
rapport entre soi et soi ?

B. Développer dans une dissertation de culture générale

I. Principe

On appelle développement, ou corps de la dissertation, ce qui est effectué après


l’introduction, soit au sens propre après avoir conduit soi-même et le lecteur à
l’intérieur du sujet (introduction vient du latin intra qui signifie « vers le dedans » et
ducere qui signifie « conduire »).

Le développement va exposer et examiner, en allant du plus sommaire au plus


soigneux, les énoncés qui essaient de rendre compte du sujet en examinant à quelle
condition ou pour quel domaine de définition telle formulation peut être opérée ou
non. Il utilise les contradictions, les incertitudes comme autant d’indices pour avancer.
Il est amené à déplacer des équivalences, à réaliser des dissociations éclairantes.

La dissertation de culture générale, pour chaque phase qu’elle propose, commence


par s’acquitter d’une légitimation minimale du postulat effectué. Elle le manifeste
ensuite par une incarnation particulière, dans un moment culturel circonstancié
relevant de l’histoire de la philosophie ou de la littérature ou de l’art ou de la science.
C’est la teneur spécifique de l’hypothèse qui fait choisir telle occurrence ou telle autre.

Il convient de se garder dans cet exercice de tout préjugé selon lequel il y aurait cette
référence à « placer », ou cette citation à faire comparaître. Il faut d’ailleurs se méfier
beaucoup des citations hors contexte qui opèrent comme des arguments d’autorité
ou des théorèmes abusifs. Une fois, donc, le postulat argumenté et illustré, il convient
de regarder à quelle objection cette étape est susceptible de se heurter, ou en quoi
elle reste imprécise et ambivalente.

Il peut être élégant, économique, fluide, si cela est possible, de choisir des illustrations
qui sont déjà en déséquilibre, c’est-à-dire qui contiennent déjà en elles des indices de
leur fragilité ou de leur incomplétude. Il sera essentiel d’opérer ces trois étapes pour

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les deux premiers moments, étant donné la tradition universitaire française dont il a
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déjà été fait mention, et de se contenter pour le troisième moment de soupçonner une
insuffisance sans l’expliciter pleinement, ce qui enclencherait une nouvelle proposition.

II. Application du principe au sujet

a) Développement au brouillon

Un brouillon veille à dresser le canevas possible d’une dynamique démonstrative. Il


est essentiel que quelque chose se passe dans la copie, que l’état du monde initial se
trouve modifié par un acte performatif de déplacement, de reformulation. Le brouillon
doit travailler à mettre en lumière et en écriture une reconfiguration du premier
postulat et à préparer une mise en examen du second pour aboutir à une troisième
phase qui constitue l’aboutissement effectif, avant une conclusion qui constituera
une récapitulation.

Effectuons alors un parcours non rédigé pour le sujet qui nous occupe :

La violence conquérante serait une propriété du vivant. Mais l’invocation, dans


certains totalitarismes, d’un droit à l’espace, à l’espace vital, au nom de la survie,
est-il recevable ? La violence conquérante du vivant peut-elle être revendiquée par
les individus humains et alimenter par exemple les problématiques du droit du plus
fort ? Dire de la violence conquérante qu’elle est vitale ne serait qu’un alibi irrecevable.
D’autant plus que la violence conquérante emporte et celui qui la déploie. D’où
l’importance de se laisser conquérir par la voix de la conscience qui parle au-dedans
de soin pour étendre ses prérogatives.

b) Développement rédigé

La violence conquérante serait une propriété du vivant.

Le vivant aurait à croître, s’auto-entretenir, s’auto-réparer, se reproduire, décroître,


chaque exemplaire végétal ou animal ayant à manifester à son tout les caractéristiques
de l’espèce. À cette fin, son élan vital est expansif. L’adjectif vital désigne ce qui est
nécessaire à la vie, qui la constitue d’où, selon l’étymologie, le repérage de la vitalité

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comme l’expression achevée des propriétés qui caractérisent tel ou tel vivant. Par voie

INTRODUCTION
de conséquence, la notion d’espace vital, que l’énergie naturelle aurait à conquérir se
réfère à une dimension qui serait commune aux vivants non humains et aux vivants
humains.

En effet, comme la cellule a la propriété de ne se reproduire qu’imparfaitement, cette


latitude permettant à la cellule fille d’avoir du jeu, de pouvoir relever d’une casuistique
d’adaptation à chaque fois singulière à un milieu à chaque fois singulier. Ainsi, lorsque
Darwin parle de sélection naturelle, il pose que disparaissent, faute de descendance
effective les espèces dont le milieu n’a pas permis la reproduction. L’espace vital
est pensé chez lui comme condition de la vitalité, aspiration du vivant à un biotope
suffisamment consistant, lui permettant de se reconfigurer, se redéfinir.

Par exemple, dans le livre II de sa Philosophie zoologique, il écrit :

« Ainsi, cette force singulière, qui prend sa source dans la cause excitatrice
des mouvements organiques, et qui, dans les corps organisés, fait exister la
vie et produit tant de phénomènes admirables, n’est pas le résultat de lois
particulières, mais celui de circonstances et d’un ordre de choses et d’actions
qui lui donnent le pouvoir de produire de pareils effets. Or, parmi les effets
auxquels cette force donne lui dans les corps vivants, il faut compter celui
d’effectuer des combinaisons diverses, de les compliquer, de les surcharger
de principes cœrcibles, et de créer sans cesse des matières qui, sans elle
et sans le concours des circonstances dans lesquelles elle agit, n’eussent
jamais existé dans la nature. »

Mais faut-il concevoir sur le même plan la vitalité de l’humain, fût-il héros ou athlète ?
La vitalité, même adaptative est-elle autre chose pour le sujet qu’un abandon passif à
la nature ? L’invocation, dans certains totalitarismes, d’un droit à l’espace, à l’espace
vital, au nom de la survie, est-il recevable ? La violence conquérante du vivant
peut-elle être revendiquée par les individus humains et alimenter par exemple les
problématiques du droit du plus fort ?

C’est la question qui est examinée dans le Gorgias de Platon, où l’hypothèse d’une
transgression bienheureuse se trouve effectivement incarnée par des personnages
qui veulent donner libre cours, dans la cité, à une expansion inconditionnelle et

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démesurée de leurs désirs, à n’importe quel prix. Ainsi, en 484, Calliclès énonce, que
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chaque homme doit occuper toute la place que la nature et son énergie lui donne,
quelles que soient les dispositions sociales existantes :

« Si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait


comme un maître, alors, à ce moment-là, le droit de nature brillerait de
tout son éclat. »

Ce qu’il reprend en 492 c, en manifestant la nécessité d’en revenir à la nature, en


dépit des limites fixées par la culture :

« Si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut


demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste,
ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à
l’encontre de la nature. »

Certes, Socrate essaie bien de montrer que cette boulimie spatiale perpétuelle rend
injuste et malheureux, en 507 d, préconisant la nécessité d’attribuer équitablement
aux autres une place, et de respecter et reconnaître à chacun un espace propre, ce
qui passe par le crible de la justice et de la mesure :

« Or si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous qui veut être
heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer,
mais qu’à l’inverse il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses
jambes et surtout s’arranger pour ne pas être puni. »

La mesure exclut la violence conquérante l’aspiration incontrôlée à l’espace vital.


Mais fait intervenir tellement de contraintes et de difficultés qu’existe une authentique
tentation de la démesure. Mais alors, et le bestiaire de Socrate est ici sévère, ce serait
vivre comme un pluvier, cet oiseau qui passe son temps à se remplir et se vider pour
se remplir à nouveau.

Dire de la violence conquérante qu’elle est vitale ne serait qu’un alibi irrecevable.

C’est le grand naturaliste, père de l’étude des vivants Aristote, qui, à partir de la
notion de « lieu propre », topos oikeios, aux éléments et aux vivants, fait de la cité, et

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de la pratique de la justice, délimitation réglée du territoire de chacun, le lieu propre

INTRODUCTION
de l’humain.

Du ciel le plus parfait au ciel le moins parfait, dans le contexte d’une hiérarchie réglée
des sphères, du supralunaire baigné par l’éther, le cinquième élément, au sublunaire
baigné par l’air, le chaud, le froid, le haut, le bas, déterminent des mouvements
rectilignes qui font que chaque élément occupe toujours un « lieu propre » : le feu
s’élève, la terre, lourde et froide, est le lieu propre des corps pesants…

Il en est de même des vivants, l’économie propre de chaque organisme lui imposant
un lieu où sa vitalité peut se déployer au mieux, comme le poisson dans l’eau. Aristote
entend par vital ce qui est nécessaire à la vie, qui la constitue. D’où le repérage de la
vitalité comme l’expression achevée des propriétés qui caractérisent tel ou tel vivant.
Ainsi, le parfait dynamisme, passage des potentialités, (dunamis) inscrites dans un
vivant, par leur actualisation, est nommé par Aristote, plutôt qu’énergeïa, mise en
œuvre (ergon) non totalement aboutie, entélécheïa, expression aboutie qui a touché
au but (télos).

La vitalité du vivant, éminemment vivant, se déclinerait alors, pour la plante, en


croissance (phusis) accomplie et féconde, la « belle plante » poussant la vigueur de sa
vie (zôè) jusqu’à constituer une semence propre à faire être à sa place un exemplaire
qui se substitue à elle, lorsque sa décroissance rend difficile son auto-entretien
plénier. Or, à cette fin, est requis un certain lieu. Certes, le lieu propre de l’homme
semble déterminé par analogie. Il est doté de trois possibilités de mouvement : phûsis
(croissance), phôra (déplacement) théôria (contemplation).

Dès lors, pour lui, la vie des vies la plus remarquable et la plus saine est celle qui
manifeste au plus haut la capacité humaine de contempler. Ce qui revient à dire que
l’être humain le plus éminemment vivant exerce sa vitalité dans l’imitation du premier
moteur immobile, qui est l’entéléchie ou la vie même. On est bien loin, et même à
l’opposé, d’une légitimation naturaliste de la violence conquérante.

Or, puisque l’homme est potentiellement théoricien, lorsque Aristote évoque, au début
de sa Politique, l’essence globale de l’homme, il envisage celui-ci comme animal
politique (en grec zôon politikon, soit celui qui vit dans une cité) parce qu’il est animal

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raisonnant (en grec zôon logikon, soit celui qui disposant du logos, aussi bien parole
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que calcul, doit cœxister avec d’autres pour apprendre à parler).

Dès lors, la cité, lieu du « bien vivre », et non pas du « vivre » tout court, est son lieu
propre, comme ceci est indiqué dans la Politique au livre I chapitre 2 : hors de la cité,
l’homme est « un monstre ou un Dieu ». L’homme, parce qu’il est un animal logique,
détenteur d’une compétence à parler qu’il lui faut actualiser, ne peut pas ne pas se
tenir hors de la cité, sans quoi il vivra dans la promiscuité de la caverne du Cyclope,
sans parler ni contempler. Ce qui requiert qu’il ne se tienne pas dans l’agressivité de
la violence conquérant mais dans une intersubjectivité respectueuse.

Ceci a deux conséquences. D’une part, le « lieu propre » de l’humain n’est pas espace
vital mais « espace linguistique », ou encore « espace discursif », « espace éducatif ».
D’autre part, la violence ne sera concevable que comme irruptions circonstanciée,
destinée à se garder de la barbarie d’une agression. Les modalités éventuelles d’une
violence défensive relèvent non pas de l’instinct, mais d’élaborations exigeantes.

Ainsi, dans l’art de la guerre, évoqué dans l’Éthique à Nicomaque, le courage devra
se garder aussi bien de la témérité que la lâcheté et cultiver une médiété, à égale
distance de l’excès et du défaut, qui n’a plus rien à voir avec l’invocation extasiée et
magique, de la part de Calliclès, d’un prétendu espace vital à déployer en fonction de
la puissance de chacun.

Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote montre que la prudence n’a pas à faire à la stabilité
du supralunaire, éternel, incorruptible, consistant, comme la mathématique, mais à
l’instabilité du sublunaire, mortel, corruptible, irrégulier, inconsistant, contradictoire.

La violence défensive, et non plus conquérante, relève du cas par cas. En effet, même
si ma délibération chevronnée me permet, par l’imagination qui se souvient et anticipe,
de déterminer un objectif Z et d’avoir idée que Z requiert Y, qui requiert X, qui requiert
W… et si je m’aperçois que W est à ma portée, alors ces deux prémisses du syllogisme
déclenchent l’action, qui en est la conclusion.

Pourtant, non seulement il est difficile de reconnaître W, puisque la contingence du


monde installe dans une casuistique d’approximation, mais ce que doit déployer la

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praxis est constamment dans un entre-deux, devant se garder de l’excès et du défaut.

INTRODUCTION
Pour le stratège qui vise la victoire, il n’y a qu’un pas entre le courage et la témérité,
entre le courage et la lâcheté. On voit, dès lors, à quel point l’emploi de la force brutale
n’a rien d’impulsif, mais passe par des modèles hypothétiques.

Certes, on peut s’étonner qu’Aristote ait été le précepteur d’Alexandre le grand,


conquérant par excellence de la quasi-intégralité des terres habitées connues d’alors.
Mais pour les Grecs d’alors, les autres peuples étaient des Barbares (terme qui vient
du grec bambaïnô, pousser des cris d’oiseau) et il importait de déployer à leur égard
une violence conquérante pour tenter de les faire accéder au langage réfléchi et au
calcul rationnel.

L’humanisme, notion clé de notre Renaissance, en mettant l’être humain au centre


de l’univers, va montrer que pour éviter d’être emporté par l’élan de la violence
conquérante au point de se perdre en elle, il importe de se laisser submerger par les
exigences de la conscience morale, par la voix de la conscience surgie de soi-même
à l’adresse de soi-même.

La violence conquérante emporte celui qui la déploie.

Dans l’anthologie thématique du xvie siècle, Préambule des Innombrables, l’un des
auteurs d’une œuvre foisonnante de 1569, intitulée La Forêt parœnétique ou admonitoire
de Ligier Du Chesne, le poète Léonard de la Ville se réfère à six transgresseurs, des
réformés accusés d’exercer contre le catholicisme une violence conquérante indue.

Le sonnet, très homogène, fait prévaloir le lexique de ce que les Grecs appellent
hubris, la démesure, ce qui dépasse les bornes.

Ni les écrits d’un Calvin hérétique,


Ni les erreurs d’un Luther malheureux,
Ni les ergots d’un Martyr songe-creux,
Ni les hauts cris d’un Marlorat inique :

Ni le gazouil et vaine Rhétorique


D’un Bèze en chaire à blasphémer heureux,
Ni les canons des Reîtres dangereux,
Ni les brocards d’un Viret frénétique :

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Ni les complots des trois outrecuidés,
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Ni les combats des Gueux persuadés,


Ne pourront point par leur sotte entreprise,

Ôter, changer, mettre en division,


Les Sacrements, le Règne, et l’union,
De Dieu, du Roi, ni de la sainte Église.

Jean Calvin, Martin Luther, Pierre Martyr, Augustin Marlorat, Théodore de Bèze et
Pierre Viret sont pourvus d’épithètes qui manifestent le mélange des genres. L’hérésie
désigne le choix de ce qui n’aurait pas dû être choisi, leur erreur est dite errance,
les ergots font passer pour du relief le creux, déclamations qui donnent à l’injuste
l’apparence du juste, au vide l’apparence du plein, à ce qui est saint l’apparence du rien.

Les références au contexte politique extérieur, Reîtres allemands, Gueux hollandais,


et au contexte politique intérieur, les trois outrecuidés, sans doute le prince de Condé,
Coligny et d’Andelot, sont estompées. Mais la dernière strophe explicite le sacrilège.
A été divisé ce qui aurait dû rester uni, la foi, la loi, le roi.

Le sonnet fait référence à la France, à sa monarchie de droit divin, qui est fragilisée
par les thèses et pratiques invasives de la Réforme. Ce réquisitoire contre six fauteurs
de troubles précède de trois ans le massacre de la Saint-Barthélemy.

Font irruption dans le royaume de France, extension symbolique du corps du roi, des
sujets qui adressent pétitions et remontrances pour pouvoir extérioriser la foi qu’ils
ont au-dedans. On leur reproche leur violence conquérante sans prendre garde à la
violence qui est déployée à leur égard.

La prévalence du dedans sur le dehors, amenant à la mise en question du formalisme


catholique d’alors, du mécanisme des indulgences, de la séduction des images, bien sûr
sans méconnaître ce que la foi non protestante pouvait elle-même avoir de profond,
ouvre la voie à des notions telles que la voix de la conscience, le devoir, préférés
à l’extériorité flatteuse ou bénéfique. Le protestantisme dans son sens propre, la
protestation intime qui s’offusque d’une extériorité vide, ouvre alors le chemin à des
tâches de l’âge classique et du siècle des Lumières, non seulement dans le devenir
de la tolérance, mais dans le devenir de l’autonomie, le souci de l’universel.

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Conquérir avec énergie certes, avec ingéniosité et à propos. Mais aussi peut-être se

INTRODUCTION
laisser envahir, conquérir, assiéger, par un sentiment intime qui peut même amener
à se retirer, préférer battre retraite, renoncer à ses terres, à sa patrie même. Ce que
fit l’ingénieur Jean Errard, qui quitta son Barrois natal, et devint plus tard l’architecte
militaire d’Henri IV, inspirateur ès architectonique de Vauban lui-même.

L’architectonique, qui signifie « l’art de construire harmonieusement », quand elle


s’applique à l’art d’assiéger et de résister aux sièges, reçoit alors le joli nom de
poliorcétique (du grec polis, la cité, et erkos, l’enceinte ou la clôture). Jean Errard fut
maître en cette discipline. Son Traité d’architecture est novateur sur la réalisation de
forteresses, de remparts, de lignes architecturées permettant aussi bien la défense que
l’attaque. À la suite de Léonard de Vinci, il reprend, pour leur trouver une application
militaire, les textes d’Aristote sur la « mathématique de la prudence », démarche
abstraite qui permet de concevoir des places fortes.

Sur le terrain militaire, il sera question d’assiégeants, d’assiégés, de rapports à


l’espace offensifs et défensifs. Sur le terrain idéologique, l’état de siège, l’injonction
d’abjurer, pour avoir le droit de rester chez soi, la fermeture, avant l’édit de Nantes, à
la possibilité d’exprimer sa foi, concerna aussi Jean Errard, réformé exilé, qui étudia
en pays acquis à la Réforme, et s’impliqua dans le siège de Jametz, que les troupes
catholiques voulurent réduire.

En conclusion, pour revenir à la définition de laquelle nous étions partis, on appelle


transgression, ou hubris, du grec hubris qui désigne le mélange des territoires, ce
qui porte atteinte à l’équilibre. Il a été montré que la notion de violence conquérante,
qui pouvait apparaître comme l’énergie spontanée et expansive de tout être vivant
pouvait devenir un alibi irrecevable pour l’être existant, l’humain. Celui-ci, pouvant
se trouver emporté et submergé par son propre élan vital démesuré, a tout à gagner
à se laisser envahir lui-même par la pitié, la prise en compte de ce que les autres
peuvent ressentir pour manifester éthique et mesure dans l’ordre humain.
Les dissertations sur la violence s’articuleront selon trois axes successifs.

I. Penser la violence : une approche théorique


II. User de la violence : une approche pratique
III. Éprouver la violence : une approche esthétique

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I. Penser la
violence :
une approche
théorique

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2. LA VIOLENCE CONSISTE-T-ELLE À TRAITER

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


LES HUMAINS COMME DES BÊTES ?______________________________

Dans l’Appendice de Si c’est un homme, que Primo Levi ajouta pour l’édition scolaire,
suite de réponses aux interrogations les plus fréquentes des lycéens, il répond ainsi
à la question 7 (Comment s’explique la haine fanatique des nazis pour les juifs) :

« Indubitablement, il s’agit à l’origine d’un problème zoologique : les animaux


d’une même espèce, mais appartenant à des groupes différents, manifestent
entre eux des sentiments d’intolérance. Cela se produit également chez
les animaux domestiques ; il est bien connu que si on introduit une poule
provenant d’un certain poulailler dans un autre poulailler, elle est repoussée
à coups de bec pendant plusieurs jours. On observe le même comportement
chez les rats, les abeilles, et en général chez toutes les espèces d’animaux
sociaux. L’animal est lui-aussi un animal social (Aristote l’avait déjà dit),
mais que deviendrait-il si toutes les impulsions animales qui subsistent en
lui devaient être tolérées ! Les lois humaines servent justement à ceci :
limiter l’instinct animal. »

On appelle violence un rapport à l’autre qui le nie comme autre et n’aperçoit plus
en lui qu’un vivant à rendre de moins en moins vivant. Bestialité de la violence, qui
va jusqu’à traiter les autres humains comme on traiterait les bêtes. Boris Cyrulnik
précise que dans les camps de concentration, les nazis considéraient les humains à
exterminer comme inférieurs aux bêtes. Aux bêtes ils manifestaient quelques égards.

Aux bêtes, douées de sensibilité, il faudrait éviter la cruauté.

Marguerite Yourcenar, a mis en mots le gain pour les rapports humains eux-mêmes
du partage du sensible.

D’abord dans les Archives du Nord :

« Le prédateur roi, le bûcheron des bêtes et l’assassin des arbres, le trappeur


ajustant ses rets où s’étranglent les oiseaux et ses pieux sur lesquels
s’empalent les bêtes à fourrure […]. L’homme avec ses pouvoirs qui, de
quelque manière qu’on les évalue, constitue une anomalie dans le reste
des choses, avec son don redoutable d’aller plus avant dans le bien et le

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mal que les autres espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

sublime faculté de choix. »

L’animal, lui, relève d’une prédation réglée, le prédateur et sa proie s’inscrivant dans
une économie globale de la nature, instinctive et dépourvue d’intentions.

Alors que l’humain est muni du pouvoir de choisir, d’intégrer ou non la sensibilité des
vivants à ses calculs. Il pourrait s’exercer à éviter la douleur de l’animal s’il se met
à sa place. Et se trouver dans une disposition propice à la morale lorsque ce vivant
est plus qu’un vivant, une personne.

C’est ce qu’elle suggère dans son Message à l’Œuvre d’Assistance aux bêtes d’abattoir :

« Soyons subversifs. Révoltons-nous contre l’ignorance, l’indifférence, la


cruauté, qui d’ailleurs ne s’exercent aussi souvent contre l’homme que
parce qu’elles se sont fait la main sur les bêtes. Rappelons-nous, s’il faut
toujours ramener les choses à nous-mêmes, qu’il y aurait moins d’enfants
martyrs s’il y avait moins d’animaux torturés, moins de wagons plombés
amenant à la mort les victimes de quelconques dictatures si nous n’avions
pris l’habitude des fourgons où des bêtes agonisent sans nourriture et sans
eau en attendant l’abattoir. »

Dans Le Silence des bêtes, dont le sous-titre est La philosophie à l’épreuve de l’animalité
Elisabeth de Fontenay prend bien la précaution d’exclure toute assimilation de l’animal
à l’homme. Avant de s’élancer vers son premier chapitre, Acheminement vers leur non
parole, elle formule un rapprochement qu’elle prend bien soin d’identifier comme
métaphorique :

« Oui, les pratiques d’élevage et de mise à mort industrielles des bêtes


peuvent rappeler les camps de concentration et même d’extermination, mais
à une condition : que l’on ait d’abord reconnu un caractère de singularité à
la destruction des Juifs d’Europe, ce qui donne pour tâche de transformer
l’expression figée “comme des brebis à l’abattoir” en une métaphore vive.
Car ce n’est pas faire preuve de manquement à l’humain que de conduire
une critique de la métaphysique humaniste, subjectiviste et prédatrice. »

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Elisabeth de Fontenay, sans proposer abruptement de traiter les animaux comme on

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


traite les humains, suggère à tout le moins de ne pas faire constamment de l’animal le
faire valoir ou le repoussoir de l’homme. Confrontée et au silence de sa mère rescapée
des camps et au mutisme d’un frère n’ayant jamais pu développer de façon plénière
la parole, elle approche le silence de l’animalité comme une « non parole » qui ne se
contente pas de dire quelque chose de l’homme :

« Une précaution encore et un dernier aveu. Il peut arriver à quelqu’un,


témoin et partie prenante d’une maladie de l’esprit qui a frappé son sang
de trouver un jour dans le vacillement même du malheur la bonne distance,
celle qui permette d’accueillir la fatalité tombée sur un enfant des hommes,
pour réfléchir désormais au destin donné en partage à ceux qu’on tient
pour simplement vivants. »

Revenant sur cet énoncé lors d’un entretien avec Stéphane Bou, intitulé Actes de
naissance, Elisabeth de Fontenay articule l’énigme posée par ce frère mutique et celle
qui est posée par la présence muette des animaux, sans assimiler l’une à l’autre :

« Je me suis tellement souvent demandé ce que mon frère ressentait


et pensait, ce que ça pouvait faire d’être lui… Je tente parfois un effort
d’imagination, d’identification, d’empathie, mais je n’arrive pas à grand-chose.
Il est beaucoup plus énigmatique encore qu’un animal, et vous comprenez,
avec quel amour, quel respect et avec tel sens du mystère. Il m’est parfois
arrivé de songer fantasmatiquement que sa maladie avait à voir avec notre
histoire d’enfance. Vous savez que les hitlériens, dès le programme T.4
d’élimination par le gaz des malades mentaux, interrompu officiellement
en août 1941 mais poursuivi clandestinement jusqu’à la fin de la guerre,
avaient déclaré certaines vies indignes d’être vécues : existences superflues
de semi-humains, d’avariés, d’esprits morts, d’enveloppes humaines vides :
cette désinfection a mis fin à plus de 70 000 vies. Vous comprendrez que
ces deux programmes d’élimination, celui des multiples sortes de pauvre
d’esprit (les handicapés mentaux), de pauvres en monde (les animaux) et celui
des Juifs m’obsèdent durablement. »

Dans l’ouvrage Sans offenser le genre humain, qui a pour sous-titre Réflexions sur la
cause animale, Elisabeth de Fontenay revient sur l’objectif du Silence des bêtes, où
elle construisait, pour les animaux moins endormis que sont les hommes, la tâche
de veiller sur les animaux plus endormis. Sans en appeler à traiter les animaux

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comme on traite les hommes, elle faisait l’hypothèse d’une dissymétrie mais aussi
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

d’une solidarité des plus éveillés à l’égard des moins éveillés. Ce qu’elle énonce de
manière synthétique :

« Je ne cesse de persévérer dans une réclamation en faveur des animaux,


dans le rappel de leur parenté avec nous et de notre iniquité envers eux
mais en essayant de faire entendre une basse continue qui n’a jamais cessé
de soutenir mon propos et dont le phrasé monotone dessine un humanisme
à la fois intraitable et vide de toute détermination. »

La violence infligerait aux humains ce quoi les bêtes elles-mêmes ne voudraient pas.

Dans le Discours de la servitude volontaire, La Boétie se réfère à des humains tyrannisés


qui sont comme démembrés, puisque, sans même s’en aviser, ils livrent docilement
leurs atouts, bras, yeux, à celui qui, insensiblement, en devient le maître :

« Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a
qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand
et infini nombre de nos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour
vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les
lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend
de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils ne sont des
vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? »

Alors que les bêtes, elles, du moins tel est l’argumentaire de La Boétie, ne se laisseraient
pas à ce point capturer :

« Mais, à la vérité, c’est bien pour néant de débattre si la liberté est naturelle,
puisqu’on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort, et qu’il n’y a
rien si contraire au monde à la nature, étant toute raisonnable, que l’injure.
Reste donc la liberté être naturelle, et par même moyen, à mon avis, que
nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais
aussi avec affectation de la défendre. Or, si d’aventure nous nous faisons
quelque doute en cela, et sommes tant abâtardis que ne puissions reconnaître
nos biens ni semblablement nos naïves affections, il faudra que je vous fasse
l’honneur qui vous appartient, et que je monte, par manière de dire, les
bêtes brutes en chaire, pour vous enseigner votre nature et condition. Les
bêtes, [...] si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté ! »

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Les bêtes sont alors invoquées comme des modèles, pour les hommes qui n’osent

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


pas se rebeller.

« Plusieurs en y a d’entre elles qui meurent aussitôt qu’elles sont prises :


comme le poisson quitte la vie aussitôt que l’eau, pareillement celles-là
quittent la lumière et ne veulent point survivre à leur naturelle franchise.
Si les animaux avaient entre eux quelques prééminences, ils feraient de
celles-là leur noblesse. Les autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites,
lorsqu’on les prend, font si grande résistance d’ongles, de cornes, de bec
et de pieds, qu’elles déclarent assez combien elles tiennent cher ce qu’elles
perdent ; puis, étant prises, elles nous donnent tant de signes apparents de
la connaissance qu’elles ont de leur malheur, qu’il est bel à voir que ce leur
est plus languir que vivre, et qu’elles continuent leur vie plus pour plaindre
leur aise perdue que pour se plaire en servitude. »

L’éléphant lui-même, sur le point d’être capturé par les chasseurs, préfère briser
ses défenses :

« Que veut dire autre chose l’éléphant qui, s’étant défendu jusqu’à n’en
pouvoir plus, n’y voyant plus d’ordre, étant sur le point d’être pris, il enfonce
ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que le grand
désir qu’il a de demeurer libre, ainsi qu’il est, lui fait de l’esprit et l’avise de
marchander avec les chasseurs si, pour le prix de ses dents, il en sera quitte,
et s’il sera reçu de bailler son ivoire et payer cette rançon pour sa liberté ?
Nous appâtons le cheval dès lors qu’il est né pour l’apprivoiser à servir ;
et si ne le savons-nous si bien flatter que, quand ce vient à le dompter, il
ne morde le frein, qu’il ne rue contre l’éperon, comme (ce semble) pour
montrer à la nature et témoigner au moins par-là que, s’il sert, ce n’est pas
de son gré, ainsi par notre contrainte. Que faut-il donc dire ? Même les bœufs
sous le poids du joug geignent. Et les oiseaux dans la cage se plaignent. »

La Boétie s’interroge alors sur cette énigme, qui fait que les bêtes se défendent alors
que les hommes se laissent faire :

« [...] Ainsi donc, puisque toutes choses qui ont sentiment, dès lors qu’elles
l’ont, sentent le mal de la sujétion et courent après la liberté, puisque les bêtes,
qui encore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoutumer
à servir qu’avec protestation d’un désir contraire, quel malencontre a
été cela qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né, de vrai, pour vivre

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franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier être et le
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

désir de le reprendre ? »

Les humains, du fait d’une emprise insensible et douce, puisque le tyran se rend
puissant par des manœuvres qui abêtissent les individus, se croient libres sans l’être.

Marguerite Yourcenar, dans les Mémoires d’Hadrien, met dans la bouche de son
empereur romain des conjectures à propos de certaines manœuvres dilatoires :

« Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer


l’esclavage, on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer
des formes de servitude pires que les nôtres parce que plus insidieuses. Soit
qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites
qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe
chez eux un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre […] »

La réduction des individus au machinal leur fait adopter des gestuelles dont ils ne
saisissent plus les tenants et aboutissants. Et va même jusqu’à faire du travail,
théoriquement émancipateur, une suite d’enchaînements sans signification. Cybernétique
étrange, dont les acteurs ne seraient plus que des agents dociles de mécanismes qui
n’auraient de sens que pour d’autres et qui ne serviraient qu’à d’autres. Comme si la
vocation humaine à faire de sa vie une histoire, s’essayer à des tournants, tenter une
élaboration symbolique intime, partagée ou non, n’avait plus cours.

Traiter apparemment les humains comme des humains serait une ruse de la violence.

Dans son Discours de la Servitude volontaire, La Boétie, lui, se référait à Cyrus qui avait
mis les Lydiens durablement sous sa coupe en ouvrant « des bordels, des tavernes et
des jeux publics ». Pour que ceux qu’il avait vaincus, subjugués par la prégnance des
sensations, laissent en sommeil leurs compétences à percevoir et analyser. Stratégie
de l’amollissement de l’esprit critique que Jules César pour les Romains, avait réitérée :

« … car son humanité même, que l’on prêche tant, fut plus dommageable
que la cruauté du plus sauvage tyran qui fût oncques, pour ce qu’à la vérité
ce fut cette sienne venimeuse douceur qui, envers le peuple romain, sucra
la servitude ».

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Tibère et Néron se hâtèrent de lui emboîter le pas. Le tyran prend le prétexte d’un

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


état du monde factuel, d’une réalité irrépressible pour présenter comme imaginable
et tolérable ce qui ne doit l’être en rien. Faire des individus une chair à agencer, de
la nature à sculpter, méconnaît bien sûr son irréductibilité à l’animal.

Débusquer alors la subordination derrière des activités qui occupent l’esprit en le


réduisant à une instantanéité sans recul ? La servitude s’avance masquée et peut
réduire les hommes à des mécanismes qu’ils ne maîtrisent pas. L’héritier de La Boétie
que fut Michel Foucault, au xxe siècle, choisit le terme de « bio-pouvoir » pour désigner
cette emprise sur les corps, soit cette réduction des humains à des organismes à
surveiller et orienter.

Les fictions sont parfois prémonitoires. Ainsi, dans 1984, œuvre de science-fiction
d’Orwell, écrite après la Seconde Guerre mondiale, au moment où les totalitarismes
ont suscité dégoût et analyses, la balbutiante technologie de la surveillance généralisée
met à rude épreuve les corps et les esprits. Le télécran, transposition de la télévision
qui a commencé à envahir les foyers américains, y a pour fonction de capter en
permanence la manière de respirer, bouger, trembler, des malheureux organismes
des citoyens. Insensiblement, partout et toujours, l’éventualité d’un regard braqué
sur tous les êtres les amène, dans leur volonté de rester naturels, de faire comme si
de rien n’était, à se raidir, réprimer tous les élans, pour ne pas encourir la foudre du
ministère de l’Amour ou du ministère de la Vérité.

Winston, héros rebelle, décide de suivre ses aspirations, ses penchants, en dépit d’un
espionnage généralisé qui repère puis fait disparaître les opposants, ose commencer,
un 4 avril, la rédaction d’un journal intime, ce qui, bien sûr lui impose de chercher
l’angle aveugle de la pièce, hors de portée du télécran. Et alors, il tente de se maîtriser :

« Le corps de Winston s’était brusquement recouvert d’une ondée de sueur


chaude, mais son visage demeura absolument impassible. Ne jamais montrer
d’épouvante ! Ne jamais montrer de ressentiment ! Un seul frémissement
des yeux peut vous trahir. »

1984 met en œuvre la figure du panoptikon, soit d’un « voir sans être vu », théorisé
par Bentham, et repris par Foucault, aussi bien concernant l’asile, que l’hôpital, que

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la prison. Foucault a constitué ces « cartographies », dans l’Histoire de la folie à l’âge
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

classique seconde édition en 1972, révisée, de Folie et déraison et aussi dans Surveiller
et punir, texte de 1975.

Michel Foucault, par la notion de bio-pouvoir, tente de conceptualiser une telle


subordination qui encadre les organismes pour mieux encadrer les esprits. Par le
biais d’un agencement des postures propre à canaliser les impulsions. Subordinations
d’autant plus efficaces qu’elles sont insensibles. Il appellera gouvernementalité, ou
encore soft power, pouvoir doux, par opposition au hard power, celui qui ne s’avance
pas masqué, l’arraisonnement physiologique, qui dicte sans qu’on s’en avise des
allégeances symboliques. N’oublions pas que 1516 est l’année de parution du Prince
de Machiavel, hard power, aussi bien que de l’Utopie de Thomas More, soft power :
visibilité, parois transparentes, regards qui se surveillent mutuellement.

Au moment où Foucault envisage cette hypothèse, on n’a pas encore idée de l’enjeu
économique et politique du séquençage du génome humain, qui intéresse tant la
Silicon Valley, ni de l’emprise, y compris physique, des pratiques de l’internet.

Le cours que Foucault effectue au Collège de France pour l’année scolaire 1978-1979,
envisage une bio-politique de la population, qui se double d’une anatomo-politique du
corps humain. Sa thèse est que la très lisible et classique contrainte par corps est
remplacée, à partir du xixe siècle, par des dispositifs technologiques de subordination
dont les intéressés ne peuvent pas se rendre compte.

Le regard et le droit de regard se trouveraient alors « endigués ». Foucault entreprend


de dessiner les entrelacs de regards empêchés, d’espaces fermés dans lesquels ceux
qui se déplacent n’ont pas idée qu’ils le sont. Il relève ce qui manifeste, dans l’espace,
des figures, des images, de la surveillance, de l’exclusion et de l’inclusion, des lignes
de fuite. Il évoque, par exemple, la notion clé de discipline dans un texte de 1974 :
L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne :

« La discipline est une technique de pouvoir qui implique une surveillance


constante et perpétuelle des individus. […] La discipline est l’ensemble des
techniques en vertu desquelles les systèmes de pouvoir ont pour objectif et
résultat la singularisation des individus. C’est le pouvoir de l’individualisation
dont l’instrument fondamental réside dans l’examen. L’examen, c’est la

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surveillance permanente, classificatrice, qui permet de répartir les individus,

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


de les juger, de les localiser, et, ainsi, de les utiliser au maximum. À travers
l’examen, l’individualité devient un élément pour l’exercice du pouvoir. »

Notre société, selon Foucault, qui énonce ceci bien avant Facebook et autres réseaux
sociaux où l’intime s’étale, a fini par réaliser la fiction qui est celle de Diderot dans
Les bijoux indiscrets, ou un tyran rêve de faire parler les corps de ses sujets.

Le modèle du panoptikon (soit un dispositif qui permet à une instance dominante de


tout surveiller de préférence sans que les surveillés puissent faire l’hypothèse qu’ils
sont surveillés) après Thomas More et avant Bentham et Michel Foucault, est exposée
dans une fiction libertine au xviiie siècle, par Diderot : Les bijoux indiscrets. Roman osé,
œuvre de science-fiction à la mode persane, qui représente le roi Louis XV comme
un sultan qui a reçu d’un génie un anneau qui possède le pouvoir de faire parler les
corps, notamment les sexes (« bijoux ») des femmes.

Dans ce roman philosophique, Diderot envisage la tentation qui est celle du tyran :
trouver un moyen de faire parler les corps sans pour autant faire usage de la torture.
Un anneau rend ce que cache les corps visible, inverse de l’anneau de Gygès qui,
évoqué par Platon, rend le corps invisible. Ce qui permet de voler et de tuer. Diderot
imagine un despote qui aurait trouvé la solution magique pour rendre indiscrets les
bijoux, soit le sexe de ses sujets, pour savoir qui couche avec qui, et qui jouit de qui.
Ce qui lui donne bien sûr la mainmise sur les êtres dont il prétend être le guide tout-
puissant. On peut faire le lien avec un autre délire panoptique : l’univers sadien, qui, lui,
n’est pas dans le recul critique de Diderot, mais se trouve emmuré dans un fantasme.

Faire, alors, de la physiologie des corps elle-même l’assise du pouvoir ? Au point de


téléguider les trajectoires, les conduites ? Ne jamais laisser les êtres se reconfigurer,
se réinstaller ?

Dans Qu’est-ce que les Lumières ?, de 1784, le philosophe Emmanuel Kant, relevait les
dispositifs confiscatoires, privateurs, favorisés par les gouvernants avides de garder
la haute main sur une population docile et désarmée :

« Un homme peut certes, pour sa personne, et même alors pour quelque


temps seulement, ajourner les Lumières quant à ce qui lui incombe de

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savoir ; mais y renoncer, que ce soit pour sa personne, mais plus encore
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

pour les descendants, c’est attenter aux droits sacrés de l’humanité et les
fouler aux pieds ».

L’homme est alors dépossédé de son corps lui-même, que d’autres font bouger à
sa place :

« Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience


qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon
régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il
ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres
assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. »

Ou encore, plus loin :

« Les préceptes et les formules, ces instruments mécaniques d’un usage


raisonnable ou plutôt d’un mauvais usage de ses dons naturels, sont les
entraves d’un état de tutelle permanent. »

Alors, laisser la nature se déployer, inventer, se reconfigurer. Ne pas laisser le


pouvoir brider la nature, donc, ni brider la sienne propre, par paresse ou inertie. Ne
pas réduire les autres à une physiologie endiguée, ni trouver commode de canaliser
à tout jamais la sienne.

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3. LA VIOLENCE DES MOTS_______________________________________

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


Dans De la colère, au livre III, le philosophe stoïcien Sénèque décrit à quel point ce qui
est manifesté sous le coup de la colère peut blesser, désespérer :

« Signalons donc, puisqu’il le faut, toute la difformité de ce féroce penchant.


Faisons voir à tous les yeux quel monstre est un homme en fureur contre
son semblable, comme il se déchaîne, comme il s’élance, ne pouvant le
perdre à son tour, ni l’engloutir qu’en s’abîmant dans le même naufrage.
Eh ! peut-on appeler sensé celui qui, comme emporté par un torrent, ne
marche plus, mais se précipite, jouet d’un barbare délire ? Il ne confie pas
sa vengeance à d’autres : l’exécuteur, c’est lui ; d’un cœur et d’un bras
désespérés, il frappe en bourreau ceux qu’il aime le plus, ceux dont la mort
va lui arracher des larmes de sang. »

En effet, il se trouve que la colère peut faire sortir un être de ses gonds, au point de
l’égarer, et de rendre délirantes sa gestuelle et son élocution :

« […] considérez sa rage, cette rage effrénée, son esprit de vertige ; ne la


séparez point de son appareil favori ; rendez-lui ses chevalets, ses cordes,
ses cachots, ses croix, ces feux qu’elle allume autour des fosses où sont à
demi enterrées ses victimes ; ces crocs à traîner les cadavres, ces chaînes
de toute forme et ces supplices de toute espèce : fouets déchirants, brûlants
stigmates, loges de bêtes féroces. Placez, au milieu de ces attributs, la colère
poussant d’aigres et épouvantables frémissements, et plus horrible encore
que tous les instruments de sa fureur. »

Une telle violence des mots, comparée par Sénèque à une torture pour ceux qu’elle
percute, peut-elle pour autant, une fois la colère retombée, être présentée comme
un dérapage accidentel ?

Certes, Sénèque évoque une métamorphose du colérique, comme si les rouages


organiques avaient pris le dessus, au point de faire disparaître toute maîtrise des
mécanismes physiologiques par une quelconque réflexion :

« Rien ne révolte autant les regards que ce visage menaçant et farouche, tantôt
pâle, par le refoulement subit du sang vers le cœur, tantôt devenant pourpre
et d’une teinte sanglante par l’excessive affluence de la chaleur et des esprits

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vitaux ; que ces veines gonflées, ces yeux roulants et s’échappant presque
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

de leurs orbites, puis fixes et concentrés sur un seul point. Impatientes de


dévorer leur proie, les dents se choquent avec le grincement du sanglier
qui aiguise ses défenses ; on entend crier les articulations de ses mains
contractées, dont l’insensé frappe à chaque instant sa poitrine. Ajoutez
encore sa respiration entrecoupée, ses pénibles et profonds gémissements,
l’agitation de toute sa personne, ses discours traversés d’exclamations
soudaines, ses lèvres tremblantes, comprimées par intervalles, et d’où
s’échappe je ne sais quel sifflement sinistre. »

La violence atteint un tel point de démesure que Sénèque n’hésite pas à comparer
l’emportement violent de l’être irrité à un tigre, le tigre étant moins effrayant parce
qu’il est toujours tigre, alors que l’homme en proie au déchaînement colérique n’est
pas toujours un monstre :

« Oui, le tigre lui-même, que tourmente la faim ou le dard enfoncé dans ses
flancs, le tigre qui dans une dernière morsure, exhale contre le chasseur les
restes de sa vie, paraît encore moins féroce que l’homme enflammé par la
colère. Écoutez, si vous pouvez, ses vociférations, ses menaces, et dites-
moi que vous semble d’une torture qui arrache à l’âme de tels cris. Est-il
un mortel qui ne fasse vœu de rompre avec cette passion, si on lui prouve
clairement qu’elle commence par son propre supplice ? »

Que ressentir alors lorsque les vociférations adviennent ? Ressentir une commotion
de surprise ? Éprouver une incompréhension, ou une admiration ?

Dans la violence verbale, certains voient vigueur et franchise.

Sénèque déplore que de telles manifestations indomptées et sauvages qui transforment


le visage et l’élocution de leurs auteurs soient traditionnellement prises pour des
indices de franchise, alors-même que ceux-ci sont soumis à leurs passions :

« Ces puissants de la terre qui s’y livrent, qui y voient une preuve de la
force, qui regardent comme un des grands avantages d’une haute fortune
d’avoir la vengeance à leurs ordres, me défendrez-vous de leur apprendre
que, loin d’être puissant, l’esclave de la colère ne peut même se dire libre ?
combien il abdique sa puissance, et jusqu’au titre d’homme libre celui
qu’asservit sa colère ? »

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Si Sénèque feint de s’interroger, c’est qu’il doit lutter contre des préjugés très enracinés :

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


« Me défendrez-vous de dire aux âmes vigilantes qu’elles aient à redoubler
d’attention sur elles-mêmes ; que si d’autres vices sont le partage de la
perversité, la colère se glisse jusque chez les hommes d’ailleurs les plus
éclairés et les plus sages, au point qu’à certains yeux l’irascibilité est signe
de franchise. »

L’invective relève, en effet, chez les Romains comme chez les Grecs, de la culture des
rituels déclaratifs de l’hostilité. Ce qui est parvenu jusqu’à nous, dans certains sports
comme le rugby, où les équipes commencent par s’agresser verbalement avant le
match était pratiqué dans l’antiquité par un camp en direction d’un autre camp, pour
déclencher dans les deux camps fureur et donc vigueur.

Ainsi, de manière très ironique, le dramaturge Jean Giraudoux s’était amusé, dans
La Guerre de Troie n’aura pas lieu, à mettre dans la bouche d’un géomètre mobilisé
la justification de cet usage de la violence pour s’échauffer et échauffer l’ennemi :

« Avant de se lancer leurs javelots, les guerriers grecs se lancent des


épithètes… Cousin de crapaud, se crient-ils ! Fils de bœuf… Ils s’insultent,
quoi ! Et ils ont raison. Ils savent que le corps est plus vulnérable quand
l’amour-propre est à vif. Des guerriers connus pour leur sang-froid le
perdent illico quand on les traite de verrues ou de corps thyroïdes. Nous
autres Troyens manquons terriblement d’épithètes. »

D’où un échange surréaliste entre Pâris, Demokos, Abnéos et Hécube :

« Pâris : Je les crois assez grands pour les trouver eux-mêmes.


Demokos : Quelle erreur ! Tu les trouverais de toi-même, tes épithètes,
toi qui passe pour habile ? Pâris : J’en suis persuadé.
Demokos : Tu te fais des illusions. Mets-toi en face d’Abnéos, et commence.
Pâris : Pourquoi d’Abnéos ?
Demokos : Parce qu’il prête aux épithètes, ventru et bancal comme il est.
Abnéos : Dis donc, moule à tarte !
Pâris : Vieux parasite ! Poète aux pieds sales ! [...] Demokos ! Œil de veau !
Arbre à pellicules !

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Demokos. C’est grammaticalement correct, mais bien naïf. En quoi le fait
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

d’être appelé arbre à pellicules peut-il me faire monter l’écume aux lèvres
et me pousser à tuer ! Arbre à pellicules est complètement inopérant.
Hécube : Il t’appelle aussi Œil de veau. »

Mais l’on voit bien qu’ici, la violence des attaques relève d’une stratégie, d’une intention.
Or, lorsque la colère délirante est là, ce qui est proféré peut se révéler parfaitement
hyperbolique et démesuré. À tel point que lorsque la violence décroît, ce qui a échappé
peut être présenté comme accidentel : « Mes paroles ont dépassé ma pensée. » ou
encore « Je n’ai pas voulu dire cela ».

Lorsque les mots sont lâchés, celui qui les a proférés peut-il faire croire qu’ils venaient
de nulle part ? Ceux qu’ils viennent de plonger dans un ressenti douloureux peuvent-ils
y croire un instant ? Les « paroles en l’air » véhémentes peuvent-elles, pour consoler,
être réduites à un lapsus linguae, un glissement de langue irréfléchi, qui se serait, par
mégarde, présenté ? La parole n’a-t-elle pas toujours pour assise la pensée ?

Le ressenti de la violence verbale peut faire l’objet d’un démenti et d’un déni.

« Ce n’est pas ce que je voulais dire ». On croit se disculper en suggérant que ce qu’on
a laissé exploser et sortir de soi, on ne l’avait pas pensé. Or, ce qui est dit est dit, sans
qu’on puisse effacer une occurrence passée.

Montaigne, dans ses Essais, au chapitre 9 du livre I, intitulé Des menteurs, montre à
quel point le diplomate qui méconnaît la discrétion qui sied à sa charge, lorsqu’il se
laisse aller à dire sa pensée au lieu de transmettre celle de son maître, risque d’en
pâtir gravement, et même de mourir :

« Le pape Jules second ayant envoyé un ambassadeur vers le roi d’Angleterre


pour l’animer contre le roi François, l’ambassadeur ayant été écouté sur sa
mission, et le roi d’Angleterre s’étant arrêté en sa réponse aux difficultés
qu’il trouvait à dresser les préparatifs qu’il faudrait pour combattre un roi
si puissant, et en alléguant quelques raisons, l’ambassadeur répliqua mal à
propos qu’il les avait aussi considérées de sa part et les avait bien dites au
Pape. De cette parole si éloignée de sa proposition, qui était de le pousser
incontinent à la guerre, le roi d’Angleterre prit le premier argument de
ce qu’il trouva depuis par effet que cet ambassadeur, de son intention

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particulière, pendait du côté de France. Et en ayant averti son maître, ses

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


biens furent confisqués, et ne tint à guère qu’il n’en perdit la vie. »

Certes, en ce cas, on peut toujours arguer que les paroles nous ont échappé, que
c’était trop fort, que le travail de retenue, réfléchi, n’a pas pu se mettre en place.
Mais toutes ces occurrences dans lesquelles on s’est laissé aller sont des situations
dans lesquelles ce qu’on a dit on l’a bien pensé. Et, de l’extériorisation de sa pensée
intérieure, on est effectivement comptable et responsable.

Une telle excuse, qui dissocie parole et pensée, prétend qu’il y a eu inadéquation. Or,
dissocier la pensée de la parole ne se peut.

De tous les théoriciens, c’est sans doute Merleau-Ponty qui a exclu le plus fermement
une telle possibilité. Dans la Phénoménologie de la perception, livre I chapitre 4, il
exclut que la pensée puisse être une intériorité qui cherche ses mots, puisque c’est
seulement par le discours, ouverture vers le monde et les autres, que la pensée
advient. Ainsi, il écrit :

« Il faut reconnaître déjà que la pensée, chez le sujet parlant, n’est pas une
représentation, c’est-à-dire qu’elle ne pose pas expressément des objets
ou des relations. L’orateur ne pense pas avant de parler, ni même pendant
qu’il parle. Sa parole est sa pensée. De même l’auditeur ne conçoit pas à
propos des signes. La “pensée” de l’orateur est vide pendant qu’il parle, et
quand on lit un texte devant nous, si l’expression est réussie, nous n’avons
pas une pensée en marge du texte lui-même, les mots occupent tout notre
esprit, ils viennent combler exactement notre attente et nous éprouvons
la nécessité du discours, mais nous ne serions pas capables de le prévoir
et nous sommes possédés par lui. La fin du discours ou du texte est la fin
d’un enchantement. »

La violence de la parole ne peut que traduire la violence de la pensée.

Merleau-Ponty exclut que la pensée soit un quelque chose intérieur qui doive, pour être
exposé et partagé « chercher ses mots ». Ce sont les mots qui constituent la pensée
au moment où ils se profèrent et se reçoivent, s’écrivent et se lisent.

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Dans la suite de ce chapitre, l’auteur dénonce quelques naïvetés, en construisant une
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

analogie entre expérience esthétique et expérience linguistique :

« L’expérience esthétique confère à ce qu’elle exprime l’existence en soi,


l’installe dans la nature comme une chose perçue accessible à tous, ou
inversement arrache les signes eux-mêmes ­– la personne du comédien,
les couleurs et la toile du peintre – à leur existence empirique et les ravit
dans un autre monde. Personne ne contestera qu’ici l’opération expressive
réalise ou effectue la signification et ne se borne pas à la traduire. Il n’en
va pas autrement, malgré l’apparence, de l’expression des pensées par la
parole. La pensée n’est rien d’intérieur, elle n’existe pas hors du monde
et hors des mots. »

Enfin, Merleau-Ponty prend soin de montrer quelle est la source d’une telle illusion :

« Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui
existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées
et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et
par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en
réalité ce silence prétendu est bruissement de paroles, cette vie intérieure
est un langage intérieur. »

La violence d’une profération ressentie comme blessure et agression, réalise bien


la violence d’une intention :

« Ainsi, la parole, chez celui qui parle, ne traduit pas une pensée déjà faite,
mais l’accomplit. À plus forte raison faut-il admettre que celui qui écoute
reçoit la pensée de la parole elle-même. À première vue, on croirait que
la parole entendue ne peut rien lui apporter : c’est lui qui donne leur sens
aux mots, aux phrases, et la combinaison même des mots et des phrases
n’est pas un apport étranger, puisqu’elle ne serait pas comprise si elle ne
rencontrait pas chez celui qui écoute le pouvoir de la réaliser spontanément.
Ici comme partout il paraît d’abord vrai que la conscience ne peut trouver
dans son expérience que ce qu’elle y a mis elle-même. »

Il s’agirait, alors, de tarir la violence en soi, pour la tarir hors de soi. Soit d’intégrer
des habitus, soit des manières de procéder que l’on finit par introjecter, incorporer en
soi. Les paroles peuvent faire honte, si l’on s’est laissé aller à des propos violents et
vulgaires auxquels on n’avait pas d’abord prêté attention. Aussi bien la violence que

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la démesure du politiquement incorrect qui peut accabler ou blesser, comme le note

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


le sociologue Pierre Bourdieu, dans le chapitre Les rites d’institution, de l’ouvrage
Ce que parler veut dire, dont le sous-titre est L’économie des échanges linguistiques.
Il y montre ainsi que pour ne pas déchoir du fait de proférations ressenties comme
inappropriées, les locuteurs des classes intermédiaires s’imposent une hyper-
correction linguistique, alors que les agents des classes sociales intellectuellement
supérieures, qui n’ont rien à prouver par la tenue de la parole, peuvent s’autoriser
des familiarités, quelques pointes locutoires relâchées :

« C’est ainsi qu’en matière d’usage de la langue, les bourgeois et surtout


les intellectuels peuvent se permette des formes d’hypocorrection, de
relâchement, qui sont interdites aux petits bourgeois, condamnés à l’hyper-
correction. Bref, un des privilèges de la consécration réside dans le fait
qu’en conférant aux consacrés une essence indiscutable et indélébile, elle
autorise des transgressions autrement interdites : celui qui est sûr de son
identité culturelle peut jouer avec la règle du jeu culturel, il peut jouer avec
le feu, il peut dire qu’il aime Tchaïkovski ou Gershwin, ou même, question
de “culot”, Aznavour ou les films de série B. »

Ce texte de 1982 évoque ce qu’il était alors imprudent de laisser transparaître comme
autant de marqueurs culturels accablants pour certains mais pas pour tous. Comme
si jouer avec le feu de la violence disruptive était un privilège de classe.

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4. LA VIOLENCE DE L’INCONSCIENT________________________________
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Dans son film Les Oiseaux, Hitchcock suit-il les traces du lanceur d’alerte Aristophane
dont la comédie du même nom voulait amener les Athéniens à faire l’hypothèse d’une
barbarie larvée au cœur même de leur cité ?

Aristophane, dans cette pièce, fait état d’une démocratie de plus en plus abîmée par
des forces antagonistes au-dehors et au-dedans. Certes, les Grecs, et notamment les
Athéniens, à l’âge d’or de la démocratie, considéraient tous ceux qui n’étaient pas grecs
comme des barbares, nommés ainsi pour suggérer qu’ils ne disposaient pas d’une
parole capable de raisonnement ou de calcul (logos) mais qu’ils avaient seulement
une voix (phôné) capable d’émettre des sons comme les oiseaux (bambaïnô en grec,
signifie pousser des cris d’oiseaux).

Aristote, dans Les Politiques, au chapitre 2 du livre I, fait du logos, discours ou calcul,
dimensions élaborées, ce qui différencie l’humain des sons émis spontanément
par les animaux. L’homme pourrait faire autre chose que pousser des cris, code
directement en phase avec besoins et instinct, puisqu’il est muni du potentiel de
développer à certaines conditions un logos, une expression réfléchie et rationnelle.
L’animal logique qu’il est ne pourrait s’y préparer que dans la cité. Il lui incomberait,
dès lors, de se faire animal politique :

« Il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe
quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le
disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme
a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable,
aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature en effet est parvenue
jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de
se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester
l’utile et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet
qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux animaux : le fait
que seuls ils ont la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste et
des autres notions de ce genre. »

Un peu moins d’un siècle auparavant, Aristophane, dans les Oiseaux, dystopie de
remontrance pour les Athéniens, avait inversé les statuts de la douceur cultivée du

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logos et de la violence naturelle du cri. Puisque la cité des hommes, Athènes, était

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


alors pleine de tricheurs, d’êtres corrompus et de démagogues, et ne pouvait plus
remplir sa fonction humanisante, il avait imaginé une cité idéale, Coucouville-les-Nuées.
Celle-ci aurait été conçue par deux Athéniens révoltés et les oiseaux, leurs alliés et
désormais compatriotes. Selon les mystères orphiques, l’univers étant né d’un œuf,
les animaux ailés étaient les plus proches de l’origine du monde. D’où le recours à
des oiseaux pour remettre les humains à leur place. Revenir à la violence archaïque
du cri était présenté par Aristophane comme préférable au discours doucereux et
trompeur de ses contemporains.

Dans ses Oiseaux à lui, Hitchcock semble dessiner à son tour une revanche, et même
un châtiment des humains, de moins en moins humains, par des choucas, corneilles,
goélands, moineaux, bouvreuils… Ceux-ci effectuent des attaques en piqué, terrifiantes,
comme pour dénoncer la persistance ou le retour de pulsions sauvages dans une
humanité indigne ou dégradée.

Pour s’humaniser, il faudrait, par l’éducation, refouler la violence originaire.

L’être humain, en effet, ne serait humain ni directement ni entièrement. Il doit se


désanimaliser, se dés-ensauvager, en finir avec le caprice. Ce terme vient de capra,
la chèvre, qui ne choisit pas sa manière de bondir, comme stricte résultante de son
organisme. L’animal, lui, serait animal directement et entièrement, voué à être un
exemplaire de telle ou telle espèce, nécessairement, sans qu’il puisse en être autrement.

Dans la sphère humaine, caractéristique difficile à installer, instable, l’enfant – terme


qui signifie « celui qui ne dispose pas encore de la parole » doit entrer dans un long
et complexe processus d’éducation, pour s’écarter de ce qui est en lui spontané et
l’empêche initialement d’être lui. Il pourra ainsi un jour donner des lois à lui-même,
choisir pour lui une certaine direction, donner à sa vie une certaine signification. Alors
que l’animal, non perfectible, soumis aux lois de l’espèce dont il ne peut pas s’écarter,
est unidimensionnel, voué à exprimer l’essence qui est la sienne.

Comme l’écrit Jacques-Alain Miller, dans sa présentation du livre VI du Séminaire de


Jacques Lacan, intitulé Le désir et son interprétation :

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« Si le désir déroute, il suscite en contrepartie l’invention d’artifices jouant
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

le rôle de boussole. Une espèce animale a sa boussole naturelle qui est


unique. Dans l’espèce humaine, les boussoles sont multiples : ce sont des
montages signifiants des discours. Ils disent ce qu’il faut faire : comment
penser, comment jouir, comment se reproduire. Cependant, le fantasme
de chacun demeure irréductible aux idéaux communs. »

Dans la condition humaine, l’humanisation est toujours instable, incomplète, réversible.


Elle a besoin d’être réitérée, de se confronter au risque de l’inhumain. On ne fait pas,
une fois pour toute, son « Œdipe », au sens où l’entendait Freud. La figure du Père,
instance porteuse de la Loi, de la Prohibition de l’inceste, de l’injonction à passer
d’impulsions immédiates vers des désirs œuvrés, élaborés, humanisés, est déjà en
crise en milieu du xxe siècle.

Jacques-Alain Miller fait état de l’infléchissement aperçu alors par Lacan, celui
d’une minoration de la figure paternelle au profit d’une omnipotence maternelle.
Représentation émergente qui est à l’œuvre non seulement dans Les Oiseaux d’Hitchcock
mais déjà dans Psychose :

« Jusqu’à une époque récente, nos boussoles, si diverses qu’elles soient,


indiquaient toutes le même nord : le Père. On croyait le patriarcat un
invariant anthropologique. Son déclin s’est accéléré avec l’égalité des
conditions, la montée en puissance du capitalisme, la domination de la
technique. Nous sommes à la sortie de l’âge du Père. Un autre discours
est en train de supplanter l’ancien. L’innovation à la place de la tradition.
Plutôt que la hiérarchie, le réseau. L’attrait de l’avenir prend le pas sur le
passé. Le féminin prend le pas sur le viril. »

Certes, dès 1929, dans Malaise dans la civilisation, Freud se disait déjà perplexe à
propos du processus d’humanisation. Il faisait l’hypothèse que les interdits, incarnés
par la figure sévère du Père, porteur d’autorité, pouvant à tout moment se trouver
débordés par le retour des pulsions :

« La tension entre le sévère surmoi et le moi qui lui est soumis, nous la
nommons conscience de culpabilité ; elle se manifeste comme besoin de
punition. La culture maîtrise ainsi le plaisir dangereux à l’agression en
affaiblissant et désarmant l’individu ; elle place à l’intérieur de lui une instance
de surveillance, comme des forces d’occupation dans une ville conquise. »

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La métaphore est explicite. Comme demeure au cœur de l’être humain éduqué des

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


pulsions sauvages qui ne sont que partiellement refoulées et ne demandent qu’à faire
retour, elles peuvent ainsi mettre à mal toute maîtrise de soi. Dans ses Conférences
d’introduction à la psychanalyse de 1936, Freud évoquera « un chaos, chaudron plein
d’excitations en ébullition ». L’image est sans doute empruntée à Shakespeare, aux trois
sorcières de Macbeth. Le feu brûle, le chaudron bout. Et cette ébullition d’aspirations
immédiates qui sont tenues en lisière, à un certain moment, finira par déborder et par
submerger les êtres que des impératifs trop durs ont contraints à des renoncements.

La Fièvre dans le sang (Splendor in the grass), réalisée par Elia Kazan en 1961, avait
manifesté l’embrasement des âmes et des corps qui pouvaient advenir dans le
contexte d’impératifs conservateurs violents interdisant par exemple tout rapport
sexuel avant le mariage.

Deux ans après, Hitchcock explore la métaphore animale pour manifester comment
les injonctions d’une mère toute-puissante peuvent, par leur intransigeance, se
retourner. Les attaques d’oiseaux qui s’abattent sur la petite ville de Bodega Bay, près
de San Francisco, la ville de Saint-François, celui parvient à parler paisiblement aux
animaux du Ciel, alors qu’Orphée l’avait fait pour les animaux des Enfers, opèrent
comme symptôme d’un malaise dans l’humanité.

L’hostilité de la mère de Mitch à toute aventure féminine, ou même à tout mariage,


qui éloignerait d’elle son fils est présentée dans le film comme pathologique. Elle
s’était déjà opposée à une jeune fille, Annie, lorsque son enfant chéri avait entamé
un flirt avec elle. Et cette dernière avait dû s’effacer, devenant néanmoins institutrice
du village pour rester près de Mitch et demeurant attachée à lui, sauvant sa sœur
Cathy en s’exposant elle-même, au moment des attaques, aux griffes des oiseaux
pour faire barrage de son corps.

Au préalable, la venue sur l’île de Mélanie, rencontrée par Mitch chez un oiseleur,
s’avère élément déclencheur. Elle fait alors la surprise d’apporter à Cathy, sœur de
Mitch, un couple d’inséparables, love birds en anglais, oiseaux symboles de fidélité
conjugale. Qu’elle veuille manifestement se prêter au jeu de la séduction, déchaîne
à un point tel la fureur maternelle que le ciel va s’abattre sur l’île, par le biais
cinématographique d’être ailés. Les oiseaux s’acharnent alors progressivement sur
tous et tuent quelques-uns, tels des anges exterminateurs.

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Dans Psychose, réalisée trois ans avant, les oiseaux étaient déjà présents, sous forme
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

d’animaux empaillés, comme avaient été empaillées les aspirations à grandir de


Norman Bates, contraint pour ne pas disparaître à tuer sa mère toute-puissante pour
l’absorber, l’installer en lui, essayer d’être simultanément lui et elle.

Dans Les Oiseaux, la mère abusive de Mitch relaie ce que dit l’opinion publique : la
violence des volatiles commence à déferler lorsque Mélanie, visiblement attirée par
son fils, débarque : « Ils disent que ça a commencé avec vous. »

Dans le chapitre The Birds de son Hitchcock (7) dans la collection Petite bibliothèque
du cinéma, le critique Jean Douchet fait bien de la blonde Mélanie – prénom ironique
puisque mélaïna signifie en grec la brune – celle qui a semé le vent et récolté la tempête :

« Mélanie vient relancer Mitch chez-lui dans l’intention de l’expérimenter


(dans tous les sens du terme) […] elle commet l’irréparable. Prendre
l’homme comme objet d’expérience. »

Mitch, l’homme que sa mère aimait trop, celle, dit Doucet, qui a essayé de « rogner les
ailes de son fils » comme elle l’a fait pour les poulets qu’elle élève, n’est pas insensible
au charme de Mélanie. Les instincts les plus extrêmes de sa mère tutélaire, prétendant
rester pour son fils la seule boussole, sont alors convertis symboliquement, échappant
aux filets qui devraient la capturer, pour prendre au piège l’humanité elle-même.
Comme l’écrit Jean Douchet :

« Les oiseaux forment une sorte de couvercle, tendent un immense filet


dans lequel se trouve prise l’humanité. »

La violence, dimension archaïque refoulée de l’inconscient, ne demanderait qu’à


faire retour.

L’animal est, en effet, dans ce film, matériau d’une métaphore, dans le bestiaire
constitué par Hitchcock, l’oiseau, descendant du dinosaure, symbolise la dimension
archaïque qui sommeille en tout être humain, toujours prête à reprendre son envol.

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Lorsque l’économie des pulsions se trouve lézardée, l’originaire fait retour. C’est

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


ainsi que la psychanalyste Anne Dufourmantelle, dans son ouvrage La sauvagerie
maternelle, analyse le legs sauvage inscrit dans chaque naissance d’un bébé humain :

« Toute mère est sauvage. Sauvage en ce qu’elle appartient à une mémoire


plus ancienne qu’elle, à un corps plus originaire que son propre corps, boue,
sable, eau, matière, liquide, sang, humeurs. […] Une mère donne accès au
monde à son enfant pour autant qu’elle est elle-même traversée par cet
espace maternel archaïque que j’appelle sauvage et qui l’excède constamment,
dont l’enfant se nourrit et qui la nourrit aussi. […] La sauvagerie maternelle
est un espace-temps pré-œdipien qui est la matrice de tout lieu humain
en tant qu’il est transcendé par ce lieu-même, à savoir une dimension que
certaines civilisations ont cru animale ou sacrée. »

Le fondateur de la psychanalyse, Freud, avait dit de cet espace qu’il était préhistorique,
non temporel, réservoir psychique rendant possible la pensée, l’imagination, les
représentations.

Faut-il voir, dans l’usage métaphorique des oiseaux de ce film, une célébration de
ce qui peut rendre l’humain créateur à condition d’être endigué ? Ou une déploration
de la précarité des régulations familiales et sociales que la démesure enfouie peut
à tout moment bouleverser ?

Dans son film Les Oiseaux, Alfred Hitchcock fait bien intervenir des oiseaux réels dont
il démultiplie la présence par des images en surimpression, donnant consistance et
épaisseur. On connaît, certes, la minutie de ce cinéaste, par exemple dans l’ouvrage
de Truffaut, résultante de quatre ans d’entretiens, intitulé Hitchcock/Truffaut ou Le
Cinéma selon Alfred Hitchcock, dans lequel Hitchcock avoue avoir été très précis dans
la préparation des Oiseaux :

« Pour The Birds [Les Oiseaux (1963], chaque habitant de Bodega Bay, homme,
femme, vieillard, enfant, a été photographié à l’intention du service des
costumes. Le restaurant est une copie exacte de celui qui existe là-bas.
Le logement de l’institutrice est une combinaison de l’appartement d’une
institutrice réelle à San Francisco et du logement de l’institutrice en titre
à Bodega Bay, car je vous rappelle que, dans le scénario, il s’agit d’une
institutrice de San Francisco qui vient enseigner à Bodega Bay. La maison du

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fermier dont les yeux ont été crevés par les oiseaux est la copie fidèle d’une
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

maison existante, la même entrée, le même corridor, la même chambre, la


même cuisine, et, derrière la petite fenêtre du couloir, le point de vue sur
la montagne est exactement le même. »

Cependant Hitchcock pose les limites d’une telle méticulosité :

« La vraisemblance ne m’intéresse pas. C’est ce qu’il y a de plus facile à


faire. Dans The Birds [Les Oiseaux, 1963], il y a cette longue scène dans le
bistrot où les gens parlent des oiseaux. Parmi ces gens, il y a une femme
avec un béret sur la tête, qui est justement une spécialiste des oiseaux, une
ornithologue. Elle se trouve là par pure coïncidence. Naturellement, j’aurais
pu tourner trois scènes pour la faire arriver vraisemblablement, mais ces
scènes n’auraient aucun intérêt. […] Soyons logiques : si vous voulez tout
analyser et tout construire en termes de plausibilité et de vraisemblance,
aucun scénario de fiction ne résisterait à cette analyse et vous n’auriez plus
qu’une chose à faire : des documentaires. »

Manifester, alors, le cheminement de la violence de l’inconscient ?

Les Oiseaux ne constituent en rien un film sur les oiseaux. Certes, une effective attaque
d’oiseaux a donné au cinéaste idée du scenario, et un certain nombre d’attaques
d’oiseaux factuelles ont été rapportées par la presse. Mais il s’agit pour Hitchcock
d’opposer au point de vue humain un prétendu point de vue des mouettes. Ceci
permet au stratège qu’il est de dilater ou condenser le temps pour jouer avec le désir
du spectateur, lui faire éprouver l’intensité des pulsions arrêtées, contrariées. Pour
d’une certaine façon les humaniser en les cultivant.

Ainsi, à Truffaut qui lui demandait quelles étaient ses intentions dans la scène saisissante
de la vue aérienne de l’incendie de Bodega Bay, qui rend visible la violence qui refait
surface, le cinéaste répondait :

« Je me suis placé là-haut pour trois raisons. La première, la principale, c’est


de montrer le début de la descente des mouettes sur la ville. La deuxième,
c’est de montrer sur la même image la topographie exacte de la baie de
Bodega avec la ville par-derrière, la mer, la côte et le garage en flammes.
La troisième était d’escamoter les opérations fastidieuses d’extinction
d’incendie. Il est toujours plus facile de montrer les choses lorsqu’on se

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tient à distance. […] En fait, les gens qui ont porté secours au pompiste

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


auraient dû [le] relever beaucoup plus vite, mais j’ai besoin d’une durée
plus longue pour faire naître le suspense à propos de la traînée d’essence
qui commence à se répandre sur la chaussée. Dans un autre cas ce sera
peut-être le contraire et nous nous tiendrons éloignés d’une action lente
pour la faire durer moins longtemps. »

Il s’agissait alors, pour la caméra, de désensauvager, désamorcer l’aspiration du


spectateur à une résolution immédiate de la tension de la situation. De lui éviter la
satisfaction qui ne convient qu’au registre animal, pour l’entraîner dans la délectation
de l’attente et de l’insatisfaction même.

Le film reste d’ailleurs sans conclusion et s’achève par un fondu au noir qui évite
soigneusement le mot « Fin » :

« Oui, nous en avons parlé déjà, la mise en scène de cinéma existe soit pour
contracter le temps, soit pour le dilater, selon nos besoins, à volonté. »

« La profonde émotivité » que Truffaut aperçoit chez Hitchcock est générée par des
mouvements de caméra savants qui ne doivent en aucun cas laisser place à ce qui est
attendu par le spectateur. Il importe que l’image soit constamment contre-intuitive,
évitant la fadeur de la satiété.

À Truffaut qui lui soumet ce qu’il croit avoir saisi de son art : « il ne faut jamais changer
la place de la caméra dans le dessein de favoriser la mise en place de ce qui va
suivre... », Hitchcock donne quitus : « Exactement, parce que cela détend l’émotion et je
suis convaincu que c’est mauvais. Si un personnage bouge et que l’on veut conserver
l’émotion sur sa figure, il faut faire voyager le gros plan. »

Garder l’émotion sur le visage du personnage, faire obstacle à toute résolution indue,
cultiver et transmettre le goût des médiations, des tensions, pour renvoyer le plus
longuement possible dans les cordes l’aspiration du spectateur à être enfin satisfait.

Les Oiseaux apparaissent comme une démonstration par l’absurde des ravages de
l’immédiateté, par le biais du caractère meurtrier de l’irruption de l’animalité dans
le monde des humains qui tentent de rester tels.

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Par les volatiles qu’il fait déferler sur le monde habité, Hitchcock décrit ce qu’il en serait
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

si les humains suivaient purement et simplement leurs pulsions. S’ils renonçaient à


élaborer leurs désirs, à les sublimer, les vectoriser pour les inscrire dans une histoire,
une constitution de soi.

Freud disait bien, dans Malaise dans la civilisation, que si la culture était malaisée et
instable, elle était néanmoins préférable à un lâcher prise qui ne serait porteur que
d’une satiété organique pauvre :

« Toute persistance d’une situation désirée par le principe de plaisir ne


donne qu’un sentiment d’aise assez tiède ».

Dans son cours du 29 juin 1960, repris dans Le Séminaire VII intitulé L’éthique de
la psychanalyse, Lacan préconisait une expression œuvrée du désir, allant jusqu’à
l’interdiction de s’en remettre purement et simplement à lui, l’être existant ne devant
pas se comporter seulement comme un vivant :

« La seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective


analytique, c’est d’avoir cédé à son désir. »

Seul, en effet, le « manque à jouir » fait exister, tenant à distance la satisfaction des
aspirations du corps et de l’esprit.

Dans son cours du 13 mars 1963, année de réalisation des Oiseaux, repris dans
Le Séminaire X intitulé L’Angoisse, Lacan allait jusqu’à se référer à un dispositif de
complexification, de cristallisation, inconnu des oiseaux, y compris des Love birds,
mais envisagé par Mélanie et Mitch, contre la sauvagerie instinctive et possessive
de l’immédiat :

« Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir. »

Si l’animal est pauvre en monde, si la satiété qu’il peut ressentir est indigente eu égard
à la brûlure du désir suspendu, dilaté, condensé, humanisé, il donne à ressentir, dans
les Oiseaux, la tyrannie de l’instinct et de l’instant. La violence de l’inconscient peut
se trouver réinitialisée et libérée.

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5. VIOLENCE DE LA NATURE, VIOLENCE FAITE À LA NATURE___________

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


Lors d’un voyage en Inde, ayant suivi, aux pieds de l’Himalaya, une conférence
spirituelle sur l’unité de l’homme et de la nature, Paul Mac Cartney et John Lennon
composent Mother nature song, la chanson de Mère nature, qui sera enregistrée en
1968 et figurera dans l’album blanc des Beatles :

« Born a poor young country boy / Mother Nature’s son/ All day I’m sitting singing
songs for everyone. / Sit beside a mountain stream/ See her waters rise/ Listen to the
pretty sound of music as she flies. / Find me in my field of grass/ Mother Nature’s
son / Swaying daisies sing a lazy song beneath the sun / Mother Nature’s son. »

(Un pauvre petit garçon de la campagne est né / fils de Mère Nature /Toute la journée,
je suis assis en chantant des chansons pour tout le monde. / Assis sur le bord d’un
ruisseau de montagne / Je vois ses eaux montées / J’écoute les jolis sons de la
musique quand elle s’envole. / Retrouve-moi dans mon champ d’herbe / fils de Mère
Nature / Des pâquerettes se balançant chantent une chanson paresseuse sous le
soleil / fils de Mère Nature.)

Le lexique de la chanson insiste sue la générosité de la campagne, de la montagne,


des ruisseaux et des fleurs à dispenser images et sons, dont le chanteur est le digne
continuateur, fils de la nature lui-aussi. Est ainsi réinvestie, à partir d’une expérience
spirituelle, la thématique religieuse et biblique des lys des champs qui ne travaillent
ni ne filent, vêtus de manière splendide par qui habite en eux. Ainsi, si la création est
issue d’un créateur, toutes les créatures, filles de la divinité source, qu’il s’agisse du
dieu des trois monothéismes ou de la païenne déesse mère, sont bénéficiaires d’une
filiation opulente et bienheureuse. On envisage ainsi une nature douce, attentive et
protectrice.

Déjà en son temps, Lucrèce, dans le poème De natura rerum, de la nature des choses,
faisait référence à Vénus comme Alma Mater, mère nourricière, que le christianisme
réinvestira comme attribut de la vierge Marie. Ainsi, dans le livre I, des vers 1 à 20, le
philosophe épicurien pense les enfants de Vénus comme inspirés par elle :

« Mère des Ennéades, plaisir des hommes et des dieux, Vénus nourricière,
toi par qui sous les signes errants du ciel, la mer porteuse de vaisseaux,

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les terres fertiles en moissons se peuplent de créature ; puisque c’est à toi
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

que toute espèce vivante doit d’être conçue et de voir, une fois sortie des
ténèbres, la lumière du soleil… Car sitôt qu’a reparu l’aspect printanier
des jours, et que brisant ses chaînes reprend vigueur le souffle fécondant
du Flavonius, tout d’abord les oiseaux des airs te célèbrent, ô déesse, et ta
venue, le cœur bouleversé par ta puissance. À leur suite, bêtes sauvages,
troupeaux bondissent à travers les gras pâturages, et passent à la nage les
rapides cours d’eau : tant épris de ton charme, chacun brûle de te suivre où
tu veux l’entraîner. Enfin par les mers et les monts et les fleuves impétueux,
parmi les demeures feuillues des oiseaux et les plaines, enfonçant dans
les cœurs les blandices de l’amour, tu inspires à tous les êtres le désir de
propager leur espèce. »

Ce qui lui assigne la mission de dire la teneur des plis et replis de la Mère Nature,
pour mieux s’en réjouir et les célébrer, du vers 55 au vers 61 :

« … Je veux te révéler les principes des choses, te montrer où la nature


puise les éléments dont elle crée, fait croître et nourrit toutes choses, où
elle les ramène de nouveau après la mort et la dissolution : ces éléments,
dans l’exposé de notre doctrine, nous les appelons ordinairement matière,
ou corps générateurs, ou semences des choses, leur donnant également
le nom de corps premiers, puisque c’est à eux les premiers que tout doit
son origine. »

Non seulement, pour le disciple de l’atomiste Démocrite, la Nature est généreuse,


mais de surcroît elle est rationnelle, puisque les compositions, décompositions,
recompositions d’atomes dont elle est faite peuvent se penser, à partir d’une physique
du vide, et de l’éternel retour. Les vers 153 à 173, toujours dans le livre I, en manifestent
la cohérence interne :

« Car si de rien pouvait se former quelque chose, de toutes choses pourrait


naître toute espèce, rien n ‘aurait besoin de semence. De la mer pourraient
soudain sortir les hommes, de la terre la gent porte écaille, et du ciel
s’élanceraient les oiseaux : bestiaux gros et petits, bêtes sauvages de toute
espèce, engendrés au hasard, occuperaient indifféremment lieux cultivés
et déserts. Sur les arbres, les fruits ne demeureraient pas les mêmes mais
changeraient ; tous pourraient tout produire. En effet, puisqu’il n’y aurait pas
d’éléments fécondants propres à chaque espèce, comment les choses ne
pourraient-elles se former que dans une mère déterminée ? Mais en réalité,

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comme tous les corps doivent leur création à des germes spécifiques, aucun

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


ne peut naître et aborder aux rives de la lumière ailleurs qu’au lieu où se
trouvent la matière et les corps premiers qui lui sont propres. Et c’est ainsi
que tout ne peut être engendré de tout, puisque chaque objet déterminé
possède des propriétés distinctes. »

Pourtant, ce travail de réduction de la nature en éléments simples et insécables, les


atomes, a pour enjeu de rasséréner, de montrer que la nature est tout aussi bien
vide de dieux, univers définalisé, dans lequel on peut s’avancer, sans crainte. Or, une
telle indétermination ne fait-elle pas davantage le malheur de qui s’y trouve plongé ?
Être créature de la nature, n’est-ce pas relever d’une fragilité de tous les instants ?

Serait à redouter une violence de la nature.

En employant l’expression « marâtre nature », Ronsard, dans l’Ode à Cassandre, se


réfère à la dureté d’une nature qui n’épanouit que pour exténuer, femme comme fleur :

« Mignonne, allons voir si la rose


Qui ce matin avait desclose
Sa robe de pourpre au soleil
À point perdu cette vesprée
Les plis de sa robe pourprée
Et son teint au vôtre pareil.

Las ! Voyez comme en peu d’espace,


Mignonne, elle a dessus la place
Las ! Las, ses beautés laissé choir !
Ô vraiment marâtre Nature,
Puis qu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir. »

Alors, Nature bonne mère ou mauvaise mère ? À supposer que l’amour maternel
soit naturel, mère dénaturée ? Si l’on est en vie, dans son cours, sa juridiction, son
rythme, alors n’est-on pas sous contrainte, au sens où alors le vivant serait assujetti,
soumis, ne pouvant se défaire d’une emprise impérative sans être lui-même défait.
Appartenir à la nature, être traversé par elle, serait subir des contraintes aussi bien
internes qu’externes.

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Que l’on envisage un mécanisme ou un finalisme, la créature naturelle est pieds et
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

poings liés, pris dans l’entrelacs de ce qui la constitue, substance qui ne serait que
résultante. C’est à Bergson qu’il appartiendra, dans L’Évolution créatrice, de manifester
à quel point la notion apparemment autonome d’adaptation doit être prise avec
précautions, l’animal par exemple ne levant une contrainte au-dehors que pour en
faire une contrainte au-dedans :

« Or, chez l’animal, l’invention n’est jamais qu’une variation sur le thème de
la routine. Enfermé dans les habitudes de l’espèce il arrive sans doute à les
élargir par son initiative individuelle ; mais il n’échappe à l’automatisme que
pour un instant, juste le temps de constituer un automatisme nouveau ; les
portes de sa prison se referment aussitôt ouvertes ; en tirant sur sa chaîne,
il ne réussit qu’à l’allonger. »

Pourtant, dans ce postulat lui-même, on envisage la contrainte comme s’opposant au


vivant, soumis, subjugué, non comme occasion du vivant, invitation faite au vivant de
vivre, de vivre d’autant plus qu’il est contraint. Dès lors, y lire une condition misérable,
faite de maltraitance, ou une saine injonction revigorante ?

Faire de cette violence de la nature une énergie vivifiante ?

En effet, la notion de contrainte semble manifester la spécificité du vivant. Si contrainte


il y a, elle irrigue la spontanéité de la cellule, susceptible, par une imperméabilité
partielle, soit par une stabilisation de ses caractéristiques par un programme
génétique, d’échapper au déterminisme intégral du milieu, de ne pas se plier à l’inertie
ambiante mais renaître, et non seulement renaître par clonage puis par reproduction
sexuée, depuis un milliard d’années, mais de surcroît renaître imparfaitement, pour
intégrer dans sa mémoire génétique, soit son précablage, telle ou telle modification
épigénétique, comme si d’apparents impératifs extérieurs étaient déjà en voie d’être
surmontés, de devenir la substance même du vivant, plutôt que sa limite.

C’est ainsi que Lamarck, pense, dans sa Philosophie zoologique, en I 366, la contrainte
sous le vocable de cause excitatrice, qui oblige le vivant à manifester sa vivance :

« Assurément quel que soit l’état d’organisation d’un corps, et quel que
soit celui de ses fluides existentiels, la vie active ne saurait exister dans ce

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corps sans une cause particulière capable d’y exciter les mouvements vitaux.

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


Quelque hypothèse que l’on imagine à cet égard, il faudrait toujours en
revenir à reconnaître la nécessité de cette cause particulière, pour que la vie
puisse exister activement. Or, il n’est plus possible d‘en douter ; cette cause
qui anime les corps qui jouissent de la vie se trouvent dans les milieux qui
environnent ces corps, y varie dans son intensité, selon les lieux, les saisons
et les climats de la terre, et elle n’est nullement dépendante des corps qu’elle
vivifie ; elle précède leur existence et subsiste après leur destruction ; enfin,
elle excite en eux les mouvements de vie, tant que l’état des parties de ce
corps le lui permet, et elle cesse de les animer lorsque cet état s’oppose à
l’exécution des mouvements qu’elle excitait. »

Pour autant, la brutalité des conditions de survie des vivants non humains, animaux et
végétaux, est sans commune mesure avec la violence prédatrice des vivants humains,
qui peuvent aller jusqu’à dépecer les forces vives de son habitat lui-même.

L’écologie, du grec oïkos, l’habitat, la maison, et logos, le discours, prétend préserver


les équilibres de la nature qui nous abrite, quitte à en rabattre sur les prétentions
humaines à les modifier. Des ouvrages qui ont fait date comme Le Nouvel ordre écologique
de Luc Ferry, ou Le contrat naturel de Michel Serres, ont progressivement installé
dans la conscience collective la nécessité de ne plus menacer, par des technologies
inconsidérées, la nature qui nous abrite.

Ne plus se comporter en prédateur ou en parasite, mais en symbiote, soit en utilisateur


de la nature susceptible de la laisser respirer, se reconfigurer, pour éviter l’atrophie
de la nature, soit l’invivable ? Telle serait la puissance terrible de celui qui pourrait
agresser la nature au point d’amener celle-ci à un déchaînement terrible et mortifère.

L’invivable désigne en effet aussi bien ce qui ne peut être intégré par la vie que ce
qui ne doit pas être intégré par la vie. Rendre la vie invivable à quelqu’un, à un vivant
humain, c’est donc le placer en situation de ne pas pouvoir s’adapter, ne pas pouvoir
se remettre d’un obstacle (en latin, ob-stare se dresser contre), d’un problème (= en
grec pro-blêma, ce qui a été jeté devant), d’un scandale (= en grec skandalon, la pierre
sur le chemin qui fait chuter).

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D’où l’alternative qui en découle : le vivant humain est-il ou non en mesure de d’identifier
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

la violence qu’il exerce, sans toujours s’en aviser, à l’encontre des cycles naturels ?

En effet, si les animaux, les êtres animés, sont dotés d’une perméabilité partielle leur
permettant une adaptabilité limitée, et une réflexivité seulement autotélique, alors
les inquiétudes écologiques actuelles sur les capacités de telle ou telle espèce se
reconfigurer pour survivre dans tel ou tel milieu dégradé, devenu invivable, n’impose-
t-elle pas au seul vivant lucide d’être comptable, responsable du vivable, au sens de
ce qui doit être posé pour que la vie reste la vie ?

Il faudrait préserver la nature des atteintes de la violence humaine.

Aussi bien Hans Jonas, dans le principe responsabilité que, dans Le silence des bêtes,
Elisabeth de Fontenay, suggèrent qu’il appartient au plus éveillé, l’homme, qui peut
détecter l’invivable, et faire du « qui ne peut pas être vécu » un « qui ne doit pas être
vécu » de faire attention aux plus endormis.

Délivré de l’immédiateté du toucher, la main n’étant ni la patte, ni la pince, ni la


tentacule, l’humain pourrait non seulement concevoir le vivable et l’invivable sur le
court terme, se faire une idée anticipée du danger sans avoir à attendre l’alerte de
la douleur, mais même saurait s’infliger à lui-même un invivable provisoire comme
moyen d’une vie élargie. L’homme est alors, de tous les vivants, le vivant du potentiel,
de l’optatif, du conditionnel, de l’irréel, pour lui-même et pour tous les autres.

L’urgence écologique que nous connaissons rencontre de plein fouet la question du


vivable et l’invivable. L’humain n’en est plus à envisager seulement la violence politique
ou sociale, mais la violence et la prédation environnementales.

Rousseau envisageait bien, dans la Profession de foi du vicaire savoyard incluse dans
le livre IV de l’Émile, un humain désemparé par le chaos des violences culturelles,
mais sur fond d’une nature encore préservée, harmonieuse, non encore violentée
par les excès humains :

« Après avoir découvert ceux de ses attributs par lesquels je conçois


mon existence, je reviens à moi, et je cherche quel rang j’occupe dans

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l’ordre des choses qu’elle gouverne, et que je puis examiner. Je me trouve

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


incontestablement au premier par mon espèce ; car, par ma volonté et par
les instruments qui sont en mon pouvoir pour l’exécuter, j’ai plus de force
pour agir sur tous les corps qui m’environnent, ou pour me prêter ou me
dérober comme il me plaît à leur action, qu’aucun d’eux n’en a pour agir sur
moi malgré moi par la seule impulsion physique ; et, par mon intelligence, je
suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel être ici-bas, hors l’homme,
sait observer tous les autres, mesurer, calculer, prévoir leurs mouvements,
leurs effets, et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de l’existence commune
à celui de son existence individuelle ? Qu’y a-t-il de si ridicule à penser que
tout est fait pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui ? »

Il en déduisait une royauté symbolique difficile à assumer :

« Il est donc vrai que l’homme est le roi de la terre qu’il habite ; car non
seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose de tous
les éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et
il s’approprie encore, par la contemplation, les astres mêmes qu’il ne peut
approcher. Qu’on me montre un autre animal sur terre qui sache faire usage
du feu et qui sache admirer le soleil. Quoi ! je puis observer, connaître les
êtres et leurs rapports ? je puis sentir ce que c’est qu’ordre, beauté, vertu ;
je puis contempler l’univers, m’élever à la main qui le gouverne ; je puis
aimer le bien, le faire ; et je me comparerais aux bêtes ! Âme abjecte, c’est
ta triste philosophie qui te rend semblable à elles : ou plutôt tu veux en
vain t’avilir, ton génie dépose contre tes principes, ton cœur bienfaisant
dément ta doctrine, et l’abus même de tes facultés prouve leur excellence
en dépit de toi. »

Rousseau faisait alors l’hypothèse d’un monde déchiré par les rivalités humaines, un
chaos s’opposant à l’harmonie de la flore et de la faune :

« Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce,
j’en considère les divers rangs et les hommes qui les remplissent, que
deviens-je ? Quel spectacle ! Où est l’ordre que j’avais observé ? Le tableau
de la nature ne m’offrait qu’harmonie et proportions, celui du genre humain
ne m’offre que confusion, désordre ! Le concert règne entre les éléments,
et les hommes sont dans le chaos ! Les animaux sont heureux, leur roi seul
est misérable ! O sagesse, où sont tes lois ? O Providence, est-ce ainsi que

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tu régis le monde ? Être bienfaisant, qu’est devenu ton pouvoir ? Je vois le
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

mal sur la terre. »

La douleur de la violence perpétrée est-elle alors suffisante pour alerter ? Et pour


amener les humains à faire de la nature un bien commun non seulement à préserver
mais à reconstituer ?

Si le terme de Commons, de la sphère anglo-saxonne, est commode pour désigner les


problématiques actuelles de préservation des ressources naturelles et des ressources
culturelles qui la prolongent, il est important de le rapprocher de la notion de patrimoine.

Le patrimoine, au sens propre : le legs qui nous vient du père, désigne tout héritage
qu’il soit culturel, génétique, symbolique, désigne ce qui est recueilli en aval. Soit ce
dont on va pouvoir disposer, sans en être intégralement l’auteur, ce que l’on pourra
infléchir, adapter, restaurer, préserver. Étant bien entendu que la succession des
générations nous place alors nous-même en posture de père, c’est-à-dire déjà en
amont d’une transmission à assurer.

L’économiste américaine disparue en 2011, Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie,


a rédigé dans son ouvrage Governing the Commons, que l’on peut traduire par La
gouvernance des biens communs, essaie de montrer par quels trésors d’inventivité
les ressources naturelles, biens communs, ont été préservés.

Elle répond dans ce livre à l’ouvrage d’un économiste, Garret Harding, qui dans La
tragédie des Communs fait l’hypothèse que ce qui est commun est toujours détourné
par quelques-uns qui en profitent au mépris de tous les autres.

Là où Harding pense inéluctable qu’une pâture commune finisse par se trouver


épuisée par une surexploitation qui bénéficie à quelques-uns et finit par priver tous
les autres, Ostrom montre que les biens communs naturels font l’objet, par exemple
pour l’irrigation des terres en Espagne, de systèmes variés auto-gérés traditionnels
qui ont su perdurer, grâce à une discipline collective.

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Les sols, l’eau, les poissons, les abeilles, la biodiversité. La nature, comme bien commun,

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


suggère des modalités inventives de partage. Et aussi la culture, patrimoniale, devenue
comme nature. Les grands auteurs sont aussi fondamentaux que l’eau des fontaines.

On peut évoquer, ainsi, dans ma lignée de la protection de « ce qui fait tenir les hommes
ensemble », pour reprendre les propositions d’Hannah Arendt, le mouvement Movilab,
qui s’est constitué, comme le rappelle son site, « à partir de l’appel à projet Movida
lancé par le Ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie en 2010.
Cet appel encourageait la mise en place de projets de recherche pluridisciplinaires
sur l’accompagnement au changement vers des modes de vie et de consommation
durables. »

D’où une démarche, dans la droite ligne des Communs d’Elinor Ostrom, qui vise à
établir un conservatoire de savoir-faire et de savoir-être, qui tente de pallier à la
toxicité de surexploitations préjudiciables et de privatisations indues :

« L’objectif est de multiplier les pilotes de modes de vie durables (les 5 %) et


de mettre en place un processus viral pour transformer l’économie dominante
de l’intérieur (les 95 %). La clé est de susciter le plus largement possible l’envie
de participer à la construction de ce “mieux vivre ensemble” en facilitant
les contributions de tout un chacun. Il faut notamment accompagner les
passeurs qui hackent à leurs frais et périls un système toxique, et changer
d’échelle. »

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6. LE CYNISME COMME VIOLENCE DÉMONSTRATIVE ?_________________
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

L’École cynique grecque, qui se développa à Athènes à l’âge classique pour relativiser
le modèle du raffinement sophistiqué dont les Athéniens se prévalaient, y compris
pour se moquer des Spartiates aux modèles plus rudes, tire son nom de kuôn, kunos,
le chien. Les cyniques ont-ils l’intention de mordre, de marquer leur territoire ? Il s’agit
pour eux de se faire lanceurs d’alerte, de faire violence aux prétendues évidences
idéologiques qui amènent les Athéniens à considérer comme barbares tous les peuples
qui ne parlent pas et ne pensent pas comme eux.

On dit qu’un maître de maison, à Athènes, avait invité un cynique pour épater ses
amis, et s’encanailler, au sens propre. Canaille vient de canis, le chien en latin. Pour
éviter toutefois les chienneries trop désagréables, l’hôte avait demandé à celui qu’il
avait convié de ne pas cracher par terre pour éviter de salir sa demeure. Le cynique
lui avait alors envoyé un crachat à la figure, lui disant que c’était le seul endroit sale
qu’il avait trouvé…

Les cyniques grecs se voulaient les chiens d’alerte d’une société athénienne considérant
ses valeurs politiques et culturelles comme absolues. C’est Diogène Laërce, le judicieux
compilateur, qui nous renseigne à leur propos dans sa Vie, doctrines et sentences
des philosophes illustres, tome II livre 6. Qu’il s’agisse d’Antisthène, Diogène, Cratès,
Hipparchia…

Pour relativiser l’excellence prétendue du raffinement dont les Athéniens étaient


si fiers et qu’ils opposaient à la rusticité de Sparte, les cyniques se livraient à des
comportements fort disruptifs, mangeant, s’accouplant à la vue de tous, tentant
d’exténuer le policé pour rejoindre l’instinctif. Pour choquer, provoquer les Athéniens
en « singeant » le caractère sophistiqué de leurs mœurs, ils déployaient une violence
dirigée contre la culture, en se réclamant de la nature.

Ainsi, aux passants qui les traitaient de chiens, lorsqu’ils se nourrissaient, sans écuelle
et sans cuisson, à même le sol, les Cyniques rétorquaient que c’était les Athéniens
qui étaient des chiens, puisqu’ils assistaient à leur repas en en espérant les miettes.

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Faire ainsi violence aux usages visait à interroger les égards, les rituels sociaux

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


destinés à mettre du liant dans les rapports de cœxistence. L’égard est une modalité
du regard : il dit à l’autre qu’on ne le voit pas comme un objet mais comme un sujet.
La politesse est comme une onction, elle « huile » les gonds de l’altérité qui pourraient
se trouver rouillés ou engourdis. Saluer, être dans la retenue, permet aussi d’aborder
pour la première fois, de faire connaissance sans perturber.

Ainsi, pour « faire société », pour s’associer, terme qui fait intervenir une forme
réfléchie, un rapport de soi à soi, il conviendrait d’être décentré, soit d’être arraché à
l’expression sans médiation des appétits et des intérêts. La politesse inculquée aux
enfants, dire « bonjour » à la dame, dire « merci » au lieu de dire « encore », à qui a
donné un gâteau, les fait entrer dans le registre humain de la parole œuvrée, retenue.
Parler, alors, chez les cyniques, d’un refus de la violence pédagogique usuelle qui
arrache aux impulsions ? Le cynisme déploierait une violence inverse de retour aux
appétits originaires.

Or – et c’est ce que suggèrent ceux qui font les chiens – ceux qu’ils scandalisent sont
peut-être, derrière le masque, des crapauds. La suave politesse prend assez vite le
sens d’obséquiosité (du latin sequor, suivre). S’incliner avec onction, être onctueux,
voire gluant : le liant qu’est la politesse peut indisposer. Le cynique serait intrusif et
disruptif pour s’attaquer aux faux-semblants, à une comédie sociale finissant par
aller de soi et saper les fondements de la hiérarchie elle-même.

Lorsque Diogène le Cynique dit à celui qui le regarde comme une bête curieuse :
« ôte-toi de mon soleil. » et que celui-ci lui répond : « Je suis Alexandre le Grand », il
ne se démonte pas et rétorque : « Je suis Diogène le Chien. »

Contrefaire l’animal pour faire sécession et renvoyer à la culture ses paradoxes ?


Inverser, relativiser, ridiculiser ? Mais alors, celui qui provoque ainsi n’est-il pas dans
une allégeance à ce qu’il dénonce ?

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Le cynisme serait une transgression et ferait violemment sortir la culture de ses
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

gonds.

Dans son sens plus large et plus actuel, on dit d’un individu qu’il est cynique lorsque
son impolitesse (rappelons que la racine de ce mot est polis, la cité) va jusqu’à la
brutalité (ce terme a à voir avec la bête sauvage, la bestialité, l’inhumanité). On dit
du cynique que c’est une brute, parce que ses procédures qui mettent devant le fait
accompli, surgissent sans médiation, avec violence, faisant penser qu’il n’a jamais
accédé à l’humanité de l’intersubjectivité, sans même parler de l’universalité de la
moralité. Il se comporte comme un crapaud, un butor, qui fait reposer son agir sur
du factuel, du vital, de la causalité. Le cynisme serait alors à saisir comme barbarie
résiduelle, celle de l’enfance (du latin in-fans, celui qui ne sait pas encore parler mais
pourra apprendre à le faire).

C’est dans le même sens qu’Aristote, dans la Politique, évoque l’incapacité des
Barbares, tout être qui n’est pas grec, à agencer, faute de logos, moyens et fins. Le
cynisme serait alors à saisir comme barbarie résiduelle. L’animal n’est pas cynique,
puisque, non perfectible, il ne peut interposer dans les impératifs vitaux l’épaisseur
des médiations. Dire d’un sujet qu’il est cynique ou inhumain revient à lui reconnaître
une compétence à s’humaniser un jour.

Faudrait-il pour autant réduire les cyniques, évoqués précédemment, comme des
humains en régression ? Ou comme des animaux attardés ? Car ils se dispenseraient
de la pudeur la plus élémentaire, de la retenue, de l’expression culturelle du respect
pour prétendre exprimer, purement et simplement, comme les animaux, les impulsions
du corps. Le cynisme, « c’est du brutal », pour plagier Audiard. Mais en même temps,
cette apparente réaction animale se donne pour fonction de dénoncer l’arbitraire des
usages des Athéniens. L’animalité comme levier pour dissoudre les obstacles culturels ?

Lorsque Calliclès, dans le Gorgias de Platon, revendique le droit du plus fort, est-il dans
un cynisme visant à faire prévaloir l’énergie sur la pensée ? Sa transgression est-elle
opératoire, ou contre-productive ? On appelle transgression, ou hubris, du grec hubris
qui désigne le mélange des territoires, ce qui porte atteinte à l’équilibre, à la mesure.

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C’est ainsi qu’en première analyse, il semblerait que la mesure soit la seule

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


démarche rationnelle pleinement cohérente, à partir du moment où elle fait passer
de l’indétermination à l’ordre en situant objets et sujets par l’analogie, qui permet de
repérer invariants et variantes. Dans le Gorgias, le travail d’évaluation élémentaire
permis par les définitions socratiques tente de dissiper la confusion des essences sur
laquelle la rhétorique joue et dont on dit en 456c qu’elle permet toutes les supercheries,
selon Gorgias lui-même : « J’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien du tout,
et que l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait. »

Pourtant, la mesure pourrait elle-même être suspectée de démesure, parce que


celle-là doit pour être opératoire se présenter comme radicale et absolue. La mesure
ne pourrait s’imposer qu’en se détériorant, en sombrant dans son autre. Car celui qui
mesure, calcule, se situe en dehors du champ d’articulation, ignore le conflit des valeurs
et des références, et pose comme absolu des repères qui ne sont que relatifs. D’où une
tendance à un dogmatisme qui fait appel aux figures transcendantes. Par exemple,
Socrate lui-même, à la fin du Gorgias, en 526 e en appelle au grand Rhadamante,
juge des Enfers, et annonce à un Calliclès qui conteste son mode d’évaluation : « Tu
resteras muet, tu auras le vertige, on te frappera sur la tête d’une façon indigne de toi. »

Or, et ceci corrige certainement cela, on voit que la démesure elle-même fait toujours
allégeance à ce qu’elle combat ou détériore, ce à quoi elle résiste, à partir du moment
où, comme la provocation, elle s’incline devant son autre, reconnaît comme n’étant
pas rien les valeurs du provoqué.

Il conviendrait d’apercevoir dans le cynisme la référence à un ordre. Comme l’excentricité


qui fait état d’un centre, le sublime, le délirant, l’incongru, l’indistinct, se définissent
par ce de quoi ils s’écartent. Ainsi, de même que nous avions trouvé de la démesure
dans la mesure, nous allons trouver de la mesure dans la démesure. La rébellion de
Calliclès n’est elle-même qu’une opposition très molle aux propositions socratiques,
dont il saisit bien l’enjeu et le risque, malgré ses dénégations, en 505 c, par exemple :

« Moi, en tous cas, je me moque bien de ce que tu dis. C’est pour faire
plaisir à Gorgias que j’ai répondu comme cela. »

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La brutalité cynique de Calliclès, qui revendique la force malgré les objections de
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

la philosophie, finit par faire le jeu de la philosophie. Ainsi, Socrate dit avoir besoin
de Calliclès comme pierre de touche, pour mettre à l’épreuve son propre discours,
et celui-ci se retire en laissant Socrate sans interlocuteur extérieur, dans une sorte
d’« autisme » philosophique, qu’il déplore en 527d :

« Il est laid de se trouver dans la situation qui semble la nôtre maintenant,


puis de faire les jeunes fanfarons comme si nous étions des gens sérieux,
nous qui n’avons pas les mêmes opinions sur les mêmes questions, alors
qu’elles sont fondamentales. »

On le voit, c’est d’abord une enquête visant un savoir qui est susceptible de distinguer
ce qui est adéquat ou non, ce qui est transgression ou non.

C’est en ce sens que l’expression de Protagoras, citée dans le Théétète de Platon,


« l’homme est la mesure de toutes choses », doit elle-même être évoquée avec précision
dans son contexte. En effet, alors que telle lecture peu précautionneuse peut y lire
une perspective humaniste, qui fait de l’être humain le seul arpenteur concevable, il
s’agit en réalité d’admettre une subjectivité qui disqualifie le discours lui-même et
la science elle-même. Ce qui intéresse Protagoras, le sophiste, c’est de dire par cet
énoncé qu’un tel a chaud alors que l’autre a froid. Ce qui permet de mettre le prétendu
arbitraire de la parole au service d’une démarche de séduction, non au service d’une
démarche de fondation rationnelle et objective de la mesure.

Faut-il se situer dans une perspective de soumission à des impressions, qui fait du
sujet un individu malléable et abusé, dans un matérialisme qui enferme chacun dans
son corps particulier, ou dans une perspective qui fait de l’homme un être actif et
concepteur d’hypothèses, qui rend concevable et l’universel, et la mesure ?

Il semblerait que la thèse subjectiviste et « sensualiste » de Protagoras se trouve


d’abord rencontrée, l’arpentage du monde et des autres se faisant, pour tel ou tel
personnage, par les organes des sens.

Dans le Gorgias, en 447 a, Calliclès accueille Socrate en insistant sur la sensation


esthétique, en parlant de l’élégance et non de la pertinence de la prestation de Gorgias :

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« Oui, c’était bien une belle fête, et rudement élégante. Juste avant que tu

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


arrives, Gorgias nous a présenté sa démonstration, pleine de belles choses. »

Celui qui transgresse, dans la violence du cynisme, serait submergé par des
sensations.

Une résistance à la brutalité de la réduction de la culture à la nature s’organise par


une aspiration à l’interprétation, à l’analyse, à la comparaison, soit d’une activité
intellectuelle du sujet. Par exemple, dans le Gorgias, en 465 d, par une proposition
de Socrate :

« Voilà, je viens de dire ce qu’est la rhétorique, tu as bien entendu : elle


correspond dans l’âme à ce qu’est la cuisine pour le corps. »

Socrate, en 487 e, demande à Calliclès de se livrer à un contrôle de ce qu’il dit :

« Si, dans ce que nous disons, tu es d’accord avec moi sur une chose, ce
point d’accord aura été à partir de ce moment-là suffisamment contrôlé par
toi et moi, et nous n’aurons plus besoin de nous soumettre à un contrôle
supplémentaire. »

C’est alors la question de la place de l’expérimentateur qui se pose. Quelle place


s’attribuer, ou quelle place recevoir, pour être à même de reconnaître aux autres
sujets leur place, et pour évaluer la puissance des êtres et de l’univers.

Calliclès, en 484 b, avait énoncé que chaque homme devait occuper toute la place
que la nature et son énergie lui donne, quelles que soient les dispositions sociales
existantes :

« Si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait


comme un maître, alors, à ce moment-là, le droit de nature brillerait de
tout son éclat. »

Pourtant, si précisément il y a des dispositifs culturels et sociaux régulateurs, c’est


qu’une autre modalité humaine que la stricte filiation, l’alliance, caractérise ce qui fait
la différence entre les animaux et les hommes, choisir et non pas seulement subir.

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C’est en ce sens que Socrate, dans le prologue du Gorgias, rappelle le caractère
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

essentiel, pour un Athénien, de cette institution qu’est l’agora, la place du marché où


l’on échange les nouvelles, où l’on s’enquiert les uns des autres :

« Mais c’est à cause de Chéréphon que voici, Calliclès, que nous sommes
en retard. Il nous a fait nous attarder sur la place du marché. »

On voit ici à quel point le rapport à autrui peut donner lieu à des formes de démesure,
qu’il s’agisse d’abus, de déni, d’oppression. C’est pourquoi, la place accordée et reconnue
à l’autre, et revendiquée pour soi-même, a besoin de passer par le crible de la justice,
ce qui fait intervenir une nouvelle énigme concernant la figure de la mesure : comment
être juste, ou attribuer équitablement une place humaine aux autres et à soi ?

Le Gorgias insiste, en 526 b, sur l’éminente rareté de l’homme politique juste :

« Or, il y en a un, un homme tout à fait illustre et honoré par les Grecs,
c’était Aristide, fils de Lysimaque. Mais sinon, bien cher Calliclès, la plupart
des hommes puissants sont des hommes mauvais. »

On le voit, la mesure fait intervenir tellement de contraintes et de difficultés qu’existe


une authentique tentation de la démesure. Vouloir est facile, devoir est difficile. En
effet, s’abandonner à ses instincts, dans le sens d’une expression naturelle, ne fait
intervenir aucun préalable.

La transgression serait alors un jeu d’enfants ou rien ne serait requis. Gorgias


revendique l’aisance que procure la rhétorique, elle qui se substitue à tout et qui
dispense de bien des travaux, en 459 c :

« Mais la vie n’en est-elle pas beaucoup plus facile, Socrate ? Il n’y a aucun
art à apprendre, sinon un seul, la rhétorique, et on n’est pas moins fort
qu’un spécialiste ! »

Certes, on pourrait rétorquer à cette thèse que cette attitude fait déjà intervenir
la mesure, ne serait-ce que comme évaluation du plaisir escompté, mais elle ne
s’approche en rien de ce marathon qu’est le travail de la mesure, qui multiplie les
paramètres et les conditions.

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Socrate, en 521 e, avoue que le dialecticien qu’il essaie d’être inflige effectivement à

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


ses interlocuteurs et élèves des tortures propres à les faire passer du paraître à l’être :

« Il déforme jusqu’aux plus jeunes d’entre vous en pratiquant sur eux


incisions et cautérisations, il vous rend impuissants et misérables, il vous
entrave, vous étouffe, vous donne à boire d’amères potions, vous force à
avoir faim, à avoir soif. »

Pourtant, ceci revient à faire de la mesure un moyen fait de conditions infinies, qui
n’atteignent jamais leur but. Or, ne peut-on concevoir que la mesure ait en elle-même
sa propre récompense, le bonheur de la tempérance ? La forme la plus explicite
de cette hypothèse se trouve dans le Gorgias, en 507 c, lorsque Socrate conclut sa
déclaration d’intention à Calliclès :

« Or, si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous qui veut être
heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance. »

Dans le texte de Platon, en 492 c, Calliclès manifeste en effet un hédonisme militant


et violent indifférent à toute forme de morale :

« Si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut


demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste,
ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à
l’encontre de la nature. »

Une telle boulimie imposant un mouvement perpétuel, dangereux et décevant, une


ascèse est requise, comme retravail qualitatif, au sens où celui qui voudra être heureux
devra commencer par gouverner lui-même, par construire lui-même.

Ceci est suggéré par exemple par Socrate dans le Gorgias, en 507 d :

« Or si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous qui veut être
heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer,
mais qu’à l’inverse il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses
jambes et surtout s’arranger pour ne pas être puni. »

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Pourtant, le passage de la première hypothèse à la seconde fait déjà entrevoir une
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

limite, au sens où celui qui se livre d’abord à la démesure risque d’être imperméable
à l’injonction de se livrer à l’ascèse. C’est ainsi que dans le Gorgias, Calliclès est rétif
aux propositions socratiques, lui qui dans l’élan qui est le sien ne peut faire retour
vers lui-même, en 284c :

« La philosophie, oui bien sûr, Socrate, c’est chose charmante, à condition


de s’y attacher modérément quand on est jeune ; mais si on passe plus de
temps qu’il ne faut à philosopher, c’est une ruine pour l’homme. »

Calliclès, dans sa revendication d’une vigueur qui n’aurait pas à s’encombrer des
impératifs de la culture, ne fait que se contredire. Il fait de son cynisme un argument.
Ce qui revient à l’inscrire dans l’ordre du discours et de la culture.

La violence du cynisme serait donc contradictoire et insuffisante.

Certes, on pourrait avoir la tentation, toute proportion gardée, dans nos civilisations
« politiquement correctes », d’être indisposé par le vernis social et de dégainer, comme
le firent les cyniques d’avant, la violence transgressive, pour en appeler à moins de
sophistication, comme le font les cyniques d’aujourd’hui.

Certes, le politiquement correct se dispenserait d’être moralement correct. Pour


autant, développer la violence du politiquement incorrect est-il une condition suffisante
pour s’humaniser ?

Kant, dans le § 88 de l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique opérait déjà, au


siècle des Lumières, une mise en garde à l’attention de ceux qui se contentent d’être
exquis ; pensant que ceci les dispense d’être vertueux et intelligents :

« … l’inclination à l’agrément de la vie et l’inclination à la vertu, dans leur


affrontement et la limitation qu’impose au principe de la première inclination
celui de la seconde, constituent toute la finalité de l’homme de bon aloi,
être sensible, pour une part, mais aussi moral et intellectuel pour l’autre. »

Pour autant, l’auteur se garde bien de récuser la retenue et les médiations, qui sont
comme des préalables à l’accueil :

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« Si insignifiantes que puissent paraître ces lois de l’humanité raffinée, surtout

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


lorsqu’on les compare à celles de la pure moralité, tout ce qui favorise la
sociabilité, fût-ce sous la simple forme de maximes et de manières plaisantes,
n’en est pas moins pour la vertu un habillement avantageux qu’il convient
de lui recommander, même dans une perspective sérieuse ».

Et à Kant de conclure, toujours dans le même article, en revenant aux cyniques :

« Le purisme du cynique et la macération de l’anachorète, coupés du bien


vivre social, sont des caricatures de la vertu qui n’engagent pas à sa pratique.
Abandonnés des Grâces, ils ne peuvent, bien au contraire, prétendre à
l’humanité. »

Être homme, c’est pouvoir le devenir ou non. Être humain, c’est pouvoir devenir
moral ou bestial, compréhensif ou féroce, doux ou violent. Vouloir faire de la violence
un outil pédagogique, c’est risquer de faire du scandale une fin en soi. Revendiquer
l’inhumain pour relativiser les modèles de l’humain, c’est risquer, comme Calliclès,
de développer en soi des aspirations tyranniques irréversibles.

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7. VIOLENCE ET TRANSGRESSION_________________________________
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Dans L’Appel de la transe Catherine Clément se réfère à un étrange récit de Tite-Live


qui évoque le massacre d’esclaves de Tarente, pudiquement nommé « scandale des
Bacchantes » les pratiques dionysiaques étant, à Rome, indésirables. Tarente, près
de Naples, faisait partie de la « Grande Grèce » où subsistaient des rituels archaïques
que les Romains ne pouvaient tolérer :

« Trente mille habitants de Tarente avaient été réduits à l’état d’esclaves,


apportant avec eux leurs cultes familiers, comme plus tard les esclaves noirs
emportèrent le vodoun du Golfe de Guinée au Brésil et dans les Caraïbes.
En 186 avant Jésus-Christ, la ville de Rome – la Ville – croit découvrir
que les bacchanales qui se déroulent la nuit couvrent en réalité des viols,
meurtres et orgies. Faux témoins, fausses accusations, toute la machinerie
de la persécution sorcière se déchaîne contre les transes des bacchanales.
D’où vient cette fureur contre une secte grecque ? De la morale romaine :
les femmes n’avaient pas droit au vin, boisson supposée abortive. D’une
menace politique : les bacchanales sont l’unique groupe sectaire rassemblant
des participants de toutes les classes sociales, esclaves compris. »

La violence des aspirations contraires est-elle amenée à se heurter, parce que


transgressive, à une répression de la part des institutions ?

La violence serait porteuse de chaos.

On appelle transgression, ou hubris, terme grec qui désigne le mélange des territoires
et des genres, ce qui porte atteinte à ce qui est mis à part comme devant rester intact,
intangible, par un ordre, religieux ou politique,

Ainsi, dans l’Antigone de Sophocle, Créon, qui règne sur Thèbes, désire faire un
exemple et choisit de priver de tombeau celui des deux frères d’Antigone qui s’est
retourné contre Thèbes, Polyneikos, alors que celui qui a défendu la ville, Étéoklès,
aura une sépulture :

« j’ai ordonné par un édit qu’on enfermât dans un tombeau Étéoklès qui,
en combattant pour cette ville, est mort bravement, et qu’on lui rendît les
honneurs funèbres dus aux ombres des vaillants hommes. Mais, pour son

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frère Polyneikès qui, revenu de l’exil, a voulu détruire par la flamme sa patrie

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


et les Dieux de sa patrie, qui a voulu boire le sang de ses proches et réduire
les citoyens en servitude, je veux que nul ne lui donne un tombeau, ni ne le
pleure, mais qu’on le laisse non enseveli, et qu’il soit honteusement déchiré
par les oiseaux carnassiers et par les chiens. Telle est ma volonté. Les impies
ne recevront jamais de moi les honneurs dus aux justes ; mais quiconque
sera l’ami de cette ville, vivant, ou mort, sera également honoré par moi. »

Or, pour Antigone, la violence de la décision de Créon est sacrilège, puisque, selon
la loi des dieux, ceci revient à laisser se décomposer un mort dans le royaume des
vivants. L’univers est en effet scindé entre le domaine d’Hadès, sous la terre, où
demeurent ceux qui ont vécu, et le domaine d’Apollon, baigné par la lumière du jour,
où ne peuvent se tenir que les vivants. Transgresser, c’est-à-dire passer outre, cette
séparation, c’est la profaner. Fanum, du latin fari, parler, désigne en latin ce qui a
été découpé par une parole puissante. Le profane qu’est Créon, c’est-à-dire celui qui
aurait dû « rester devant », rester à sa place, brouille la séparation entre les vivants
et les morts en « passant outre. »

Antigone, elle, respectueuse de cette séparation, est prise en flagrant délit de donner
une sépulture à son frère, et développe, devant Créon, un argumentaire manifestant
que c’est Créon qui transgresse l’ordre avec brutalité, et non pas elle :

« [...] Je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites
et immuables des Dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point
d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement
puissantes, et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai
pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par
les Dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ?
même sans ta volonté, et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je
pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là
n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en
rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela
m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir
agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insensé. »

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Le viol de l’ordre des dieux par Créon, qui veut que force reste à la loi des hommes, le
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

conduit alors à enfreindre une seconde fois les décrets divins, souillure pour souillure :
il ordonner que soit ensevelie vivante celle qui a voulu donner sépulture à un mort :

« Ne l’emmènerez-vous point promptement ? Enfermez-la, comme je l’ai


ordonné, et laissez-la seule, abandonnée, dans le sépulcre couvert, afin qu’elle
y meure, si elle veut, ou qu’elle y vive ensevelie. Nous serons ainsi purs de
toute souillure venant d’elle, et elle ne pourra plus habiter sur la terre. »

Violence pour violence ? Créon, s’avisant trop tard de l’équilibre immuable de ce qui
doit se tenir sur la terre ou sous la terre, ira ensevelir Polyneikos, voudra délivrer
Antigone qui entre-temps se sera pendue, ce qui amènera Hémon, fils de Créon, qui
aimait Antigone, à se tuer, et Eurydice, la mère d’Hémon et son épouse, à se donner
la mort.

Prenant conscience du chaos généré par sa propre violence Créon donne une portée
universelle à l’évocation du désordre sacrilège qu’il a généré en violant la sacralité
de la dissociation du royaume d’Apollon et du royaume d’Hadès :

« Hélas sur moi ! Jamais je n’accuserai aucun autre homme des maux que j’ai
seul causés ; car c’est moi qui t’ai tuée, misérable que je suis ! moi-même !
et c’est la vérité. Ô serviteurs, emmenez-moi très-vite, emmenez-moi au
loin, moi qui ne suis plus rien ! […] Emmenez au loin un insensé, moi qui
t’ai tué, ô enfant, et toi que voilà, aussi ! Ô malheureux ! Je ne sais, n’ayant
plus rien, de quel côté me tourner. Tout ce que j’avais en mains est tombé ;
une insupportable destinée s’est ruée sur ma tête. »

La violence, parce qu’elle émane d’un être humain au regard toujours parcellaire,
reste transgressive, qu’elle veuille s’en prendre à un ordre ou le rétablir. Par son
aveuglement, son immaîtrise.

La violence serait transgressive par sa démesure.

La violence désordonnée, comme aspiration singulière et chaotique, mettrait en


péril la recherche d’un équilibre du monde. Il conviendrait ainsi d’opposer la violence
incontrôlée des aspirations à une recherche de modération et de mesure. La géométrie,

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l’arithmétique, la philosophie, s par le travail de définition qu’elles pourraient opérer,

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


seraient des outils éclairants capables d’éviter le mélange des genres, la confusion
des ambitions et des sentiments.

Par exemple dans le Gorgias, dialogue de Platon destiné à un public plus large que
celui de l’Académie, le personnage de Socrate essaie de montrer à Polos que ce
n’est pas au nombre d’assouvissement violent des désirs incontrôlés que l’on juge
du bonheur d’un être, mais à son équité, l’être inéquitable et brutal étant voué au
malheur, en 471d :

« [...] je prétends que quiconque est honnête, homme ou femme, est heureux,
et quiconque est injuste et méchant, malheureux. »

Polos ne peut adhérer à une telle proposition, puisque pour lui, le tyran, l’être qui est
porteur d’une hubris, c’est-à-dire d’une tendance à transgresser et d’une multiplicité
de désirs brutaux, loin de se nier, s’affirme. Certes il est injuste, puisqu’il fait prévaloir
de manière dissymétrique ses appétits, mais il est de ce fait heureux. Comme c’est
le cas pour un certain Archélaos, dont Polos décrit les élans transgressifs amenés
à l’être à chaque fois davantage. Le propos de Polos est ironique. Il faudrait dire
malheureux l’être le plus puissant, parce que ses violences l’ont poussé à l’iniquité ?

« Et comment ne serait il pas injuste ? Il n’avait aucun droit au trône qu’il


occupe aujourd’hui, étant né d’une femme qui était esclave d’Alkétès, frère
de Perdiccas. Selon la justice, il était l’esclave d’Alkétès et, s’il avait voulu
observer la justice, il servirait Alkétès et serait heureux d’après ce que
tu prétends, au lieu qu’aujourd’hui le voilà prodigieusement malheureux,
puisqu’il a commis les plus grands forfaits. Tout d’abord il fit venir cet Alkétès,
son maître et son oncle, pour lui rendre, disait il, le trône dont Perdiccas
l’avait dépouillé ; il le reçut chez lui et l’enivra profondément, lui et son fils
Alexandre, qui était son propre cousin et à peu près du même âge que
lui ; puis, les mettant dans un chariot, il les emmena, les égorgea et les fit
disparaître tous les deux. Ce crime accompli, il ne s’aperçut pas qu’il était
devenu le plus malheureux des hommes et il n’éprouva aucun remords. »

Comme chaque crime en entraîne un autre, Polos se complaît dans la description


d’une trajectoire de vie qu’il paraît en réalité envier :

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« Peu de temps après, il s’en prit à son frère, le fils légitime de Perdiccas,
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

un enfant d’environ sept ans, à qui le pouvoir appartenait de droit. Au lieu


de consentir à se rendre heureux en l’élevant comme il le devait et en lui
rendant le pouvoir, il le jeta dans un puits, le noya puis dit à sa mère Cléopâtre
qu’en poursuivant une oie il était tombé dans le puits et qu’il y était mort.
Aussi, maintenant qu’il est l’homme le plus criminel de Macédoine, il est le
plus malheureux de tous les Macédoniens, loin qu’il en soit le plus heureux,
et peut être y a t il plus d’un Athénien, à commencer par toi, qui préférerait
la condition de n’importe quel autre Macédonien à celle d’Archélaos. »

Pour parfaire son argumentaire, Polos décrit ensuite les violences infligées à un juste
qui avait voulu s’opposer à la tyrannie, et qui, selon Socrate, serait plus heureux que
le tyran inique mais triomphant :

« Voici un scélérat qu’on surprend dans un attentat pour s’emparer de


la tyrannie et qui, arrêté, est mis à la torture ; on le châtie, on lui brûle
les yeux, on le mutile atrocement de cent autres façons et il voit infliger
les mêmes traitements à ses enfants et à sa femme ; à la fin on le met en
croix, on l’enduit de poix et on le brûle tout vif ; et cet homme-là serait
plus heureux que s’il s’était échappé, avait conquis la tyrannie et, maître
de sa ville, passait toute sa vie à satisfaire ses caprices, objet d’envie et
d’admiration pour ses concitoyens et pour les étrangers ! C’est cela que
tu donnes pour impossible à réfuter ? »

Socrate fait néanmoins l’hypothèse, puisqu’on ne peut pas décemment ici dire que
le rebelle est plus heureux, qu’il est le moins malheureux, ne se trouvant pas dans le
ressassement de désirs brutaux :

« Cela étant, aucun des deux ne sera jamais plus heureux que l’autre, ni
celui qui a réussi injustement à s’emparer de la tyrannie, ni celui qui est livré
au châtiment ; car de deux malheureux, ni l’un ni l’autre ne saurait être le
plus heureux ; mais le plus malheureux des deux est celui qui a échappé et
qui est devenu tyran. »

Ceci faisant ricaner Polos, Socrate démontre alors que qui se laisse emporter par
des appétits de plus en plus transgressifs est le jouet d’impulsions violentes qui le
privent de son humanité.

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Pourtant, qu’en est-il du désir de justice de l’homme supplicié et torturé évoqué par

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


Polos ?

La philosophie peut-elle arrêter la transgression de la violence ?

Dans le Gorgias, c’est la comparution devant le regard de la divinité qui permet à


Socrate de se référer à une transcendance organisatrice clairvoyante, pour tenter
d’amener Calliclès, en 526d, à soupçonner sa propre démesure en lui suggérant la
nécessité d’en venir à un savoir plus universel et mieux étayé.

Il est vrai que la parole peut s’avérer elle-même dogmatique, brutale stupidement
érudite, non réflexive. C’est pourquoi, plus que le croire, plus que le savoir, c’est
l’acte de douter qui paraît le plus fiable dans l’entreprise d’évaluation du monde, des
autres et de soi.

Dans le Gorgias, le personnage Socrate dit avoir besoin de Calliclès comme pierre
de touche, pour mettre à l’épreuve son propre discours. Mais ce dernier se retire en
laissant Socrate sans interlocuteur extérieur, dans une sorte de solitude philosophique.
Comment faire naître alors, en lieu et place de la violence transgressive et profanatrice,
un élan offensif dans la recherche de la mesure ?

Socrate, en 487 e, demande à Calliclès de se livrer à un contrôle de ce qu’il dit :

« Si, dans ce que nous disons, tu es d’accord avec moi sur une chose, ce
point d’accord aura été à partir de ce moment-là suffisamment contrôlé par
toi et moi, et nous n’aurons plus besoin de nous soumettre à un contrôle
supplémentaire. »

Or, parler de contrôle à Calliclès risque de ne pas être suivi d’effet, puisque Calliclès
revendique, en 484b, un droit de nature laissant ceux qui le peuvent laisser libre cours
à leurs appétits brutaux. Il énonce, que chaque homme doit occuper toute la place
que le déploiement violent de son énergie lui donne, quels que soient les dispositifs
sociaux existants :

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« Si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

comme un maître, alors, à ce moment-là, le droit de nature brillerait de


tout son éclat. »

On voit ici à quel point le rapport à autrui peut donner lieu à des formes de démesure,
qu’il s’agisse d’abus, de déni, d’oppression. Le Gorgias insiste, en 526 b, sur l’éminente
rareté de l’homme politique juste qui est parvenu à réprimer sa violence :

« Or, il y en a un, un homme tout à fait illustre et honoré par les Grecs,
c’était Aristide, fils de Lysimaque. Mais sinon, bien cher Calliclès, la plupart
des hommes puissants sont des hommes mauvais. »

On le voit, la mesure fait intervenir tellement de contraintes et de difficultés qu’existe


une authentique tentation d’une expression débridée de la violence Vouloir est facile,
devoir est difficile. En effet, s’abandonner à ses instincts, dans le sens d’une expression
naturelle, ne fait intervenir aucun préalable.

La transgression, la profanation, la violence, ne s’imposeraient aucune limite. Dans


le texte de Platon, en 492 c, Calliclès manifeste en effet un hédonisme, c’est-à-dire
une aspiration au plaisir, militant, indifférent à toute forme de morale :

« Si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut


demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste,
ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à
l’encontre de la nature. »

Une telle boulimie, dans sa brutalité, impose pourtant un mouvement perpétuel,


dangereux et décevant. C’est pourquoi, comme ceci est exposé par le personnage de
Socrate, une ascèse est requise, comme retravail qualitatif, au sens où celui qui voudra
être heureux devra commencer par gouverner lui-même, par construire lui-même.
Ceci est suggéré par exemple par Socrate à Calliclès en 507 d :

« Or si tout cela est vrai, il semble que celui d’entre nous qui veut être
heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer,
mais qu’à l’inverse il doit fuir le dérèglement de toute la vitesse de ses
jambes et surtout s’arranger pour ne pas être puni. »

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Pourtant, le passage de la première hypothèse à la seconde fait déjà entrevoir une

I. PENSER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE THÉORIQUE


limite, au sens où celui qui se livre d’abord à la violence risque d’être imperméable
à l’injonction de renoncer à elle. C’est ainsi que dans le Gorgias, Calliclès est rétif aux
propositions socratiques, lui qui dans l’élan qui est le sien ne peut faire retour vers
lui-même, en 284 c :

« La philosophie, oui bien sûr, Socrate, c’est chose charmante, à condition


de s’y attacher modérément quand on est jeune. »

Il se livre alors, avec violence, à une ironie brutale envers son interlocuteur, Socrate,
philosophe âgé :

« Mais, si c’est un homme d’un certain âge que je vois en train de faire de
la philosophie, un homme qui n’arrive pas à s’en débarrasser, à mon avis,
Socrate, cet homme-là ne mérite plus que des coups. »

Le violent, souvent, persiste et signe.

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II. User de
la violence :
une approche
pratique

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8. LE DIALOGUE CONTRE LA VIOLENCE ?____________________________

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


Sigmund Freud, dans un échange de lettres avec Albert Einstein, en septembre 1932,
disait que la culture, par les partages qu’elle générait, en développant sensibilité et
la réflexion, œuvrait contre la guerre :

« … les conceptions psychiques vers lesquelles l’évolution de la culture nous


entraîne se trouvent heurtées de la manière la plus vive par la guerre, et
c’est pour cela que nous devons nous insurger contre elle. [...] Et il semble
bien que les dégradations esthétiques que comporte la guerre ne comptent
pas pour beaucoup moins, dans notre indignation, que les atrocités qu’elle
suscite. Et maintenant combien de temps faudra-t-il encore pour que les
autres deviennent pacifistes à leur tour ? On ne saurait le dire, mais peut-être
n’est-ce pas une utopie que d’espérer dans l’action de ces deux éléments,
la conception culturelle et la crainte justifiée des répercussions d’une
conflagration future, – pour mettre un terme à la guerre, dans un avenir
prochain. Par quels chemins ou détours, nous ne pouvons le deviner. En
attendant, nous pouvons nous dire : Tout ce qui travaille au développement
de la culture travaille aussi contre la guerre. »

Dans le même sens, on pourrait dire que les réseaux sociaux, par la fluidification des
échanges qu’ils opèrent, sont des dispositifs porteurs d’apaisement.

Or, non seulement ils sont souvent sources d’invectives et de haines, mais ils permettent
avec brutalité, par le biais de « portes dérobées » et de cookies non consentis, un
siphonnage de données qui viole la vie privée des individus en récoltant des données
et des métadonnées qui les réduit à des profils dont on peut tirer bénéfice.

Ce qui fluidifierait le dialogue pourrait paradoxalement être porteur de violence.

Un ordinateur, un téléphone portable qui est un ordinateur, un objet connecté, ont


chacun leur propre adresse IP, ce qui permet aux différents sites qui sont sollicités
par eux de leur envoyer de l’information. Je le dis plus simplement, les échanges
sur internet supposent que l’envoyeur et le destinataire s’identifient. Sinon il n’y a ni
envoi, ni réception.

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Le problème est que dans le contexte du commerce électronique notamment,
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

des programmes ont été développés pour demander aux utilisateurs beaucoup
d’informations sur eux. Les utilisateurs peuvent le faire sciemment. Mais sans penser
que ces données peuvent être conservées, agrégées à d’autres, pour établir de nous
un profil, intéressant faire de nous des cibles, des acheteurs potentiels, en nous
envoyant des cookies, des petits fichiers qui vont être stockés dans notre ordinateur.
Certains permettent de mémoriser des paramètres nécessaires au fonctionnement
de l’échange, et d’autres pas, qui permettent de tracer notre navigation à des fins
statistiques ou publicitaires.

En Europe, la RGPD (Règlement global des données personnelles) impose aux sites de
nous demander notre consentement concernant l’usage de nos données. Mais comme
il est plus rapide et commode pour accéder à un nouveau site de cocher « accepter
tous les cookies », plutôt que d’avoir à détailler lesquels on accepte et lesquels on
refuse, le bouton « continuer sans accepter », ou « tout refuser », étant parfois difficiles
à trouver, six utilisateurs sur dix disent oui à tout…

Il y a des programmes plus intrusifs encore qui, à notre insu, sans rien nous demander,
siphonnent des données qui ne concernent que nous. L’historique de nos clics, nos
likes, les personnes qui font partie de nos réseaux, les lieux où l’on se trouve quand on
se connecte, la fréquence de connexion sur tel ou tel site, les publicités sur lesquelles
on s’attarde, les produits qu’on commande, les articles qu’on consulte, etc.

Une chercheuse, Laurane Raimondo, a établi que de tels traçages permettaient un


profil complet de l’utilisateur, qui pouvait contenir jusqu’à 30 000 points de données.
Ce qui permet d’anticiper nos désirs, de les créer.

L’utilisateur pressé risque ne pas lire les conditions d’utilisation écrites en très petit.
Il est dépossédé de ce qu’il poste sur les réseaux sociaux. Il ne mesure pas non plus
l’ampleur, ni la valeur marchande des données qu’il génère par ses navigations.

Michel Foucault, avant même que l’internet n’existe, dans ses articles et livres sur la
surveillance, disait de la gouvernementalité, soft power technologique insidieux, qu’elle
serait de plus en plus invasive. Il parlait même d’archivage intégral. Nous y sommes.

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Olivier Ertzscheid a écrit en 2009 un article intitulé L’homme est un document comme

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


les autres sur le caractère indexable de l’être humain, qui alors n’est plus considéré
comme un sujet mais comme un objet. Le traçage transforme l’homme en document.

On appelle un panoptique un dispositif qui permet de tout voir sans être vu. Comme
le profilage se fait en grande partie à l’insu de l’utilisateur qui est identifié, percé à
jour, par les traces qu’il laisse, il est dépossédé d’une partie de lui-même. Ce qui le
concerne, ne concerne que lui, touche à sa vie même et à ce qu’il veut en faire ou ne
surtout pas en faire, lui est volé. Et il devient source de profit, parce que ces données
sont ensuite rentabilisées, monnayées, pour ces voleurs et les tiers auxquels ces
voleurs vendent ces données. Certains libristes appellent les données : les volées.
Le big data est comme un butin. On se paye sur la bête. On s’en prend à l’autonomie
d’une personne.

Une telle violence des réseaux irait jusqu’au viol de la vie privée. Ce profilage concerne
nos rapports aux autres, à la société. On peut savoir quelle association, quel syndicat,
quel cercle, chacun fréquente. Ce qui devrait relever du domaine privé et intime devient
de plus en plus poreux. Alors que nos fréquentations, qui ne regardent personne
d’autre que nos proches, nos amis, nos collègues ne devrait regarder que ceux qui
y sont impliqués.

Bien sûr, la démocratie a besoin de se protéger de ceux qui veulent lui porter atteinte,
des réseaux malveillants, des projets criminels, et a besoin de les démanteler, de les
neutraliser. Mais cette vigilance n’a pas à se banaliser, ni à justifier tout et n’importe
quoi. Par exemple récolter les données sensibles de chacun d’entre nous sous le
prétexte qu’elles pourraient servir un jour.

Une démocratie n’a pas à tout savoir sur la totalité de ses citoyens. Ou alors, c’est un
démocrature. La démocratie, gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, doit
laisser son peuple respirer, avoir une vie privée. On retrouve ici les préoccupations des
philosophes des Lumières lorsqu’ils craignaient que certains dispositifs politiques ou
cosmopolitiques n’amènent les gouvernants à une parole fallacieuse ou sophistique.

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Des stratégies brutales peuvent manipuler le discours lui-même.
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Dans Vers la paix perpétuelle, Emmanuel Kant dénonce les clauses secrètes des
prétendus traités de paix qui sont tellement dissymétriques en faveur du vainqueur
et tellement à charge pour le vaincu que ces traités ne sont qu’armistices, cessations
précaires des hostilités, puisqu’ils sont lestés de violence. La non publiabilité de telles
dispositions en dit long sur le leur caractère intolérable.

Kant se livre également à un relevé des éléments de langage, inspirés par Machiavel,
qui sont préconisés pour donner l’illusion aux interlocuteurs d’un respect. Alors qu’ils
sont conçus pour passer en force et faire violence aux êtres sans qu’ils y consentent.
Ceux qui entendent gouverner « demandent à l’expérience ce qu’ont été les meilleures
constitutions qui ont existé jusque-là, quoique la plupart du temps elles aient violé
le droit. »

C’est donc sur des bases transgressives et mensongères que se constituent des
manières de s’adresser aux autres gouvernants et aux autres peuples, éléments de
langage en réalité inavouables, présentés sous la forme de trois maximes latines qui
donnent à l’interlocuteur l’illusion d’un dialogue :

« 1. Fac et excusa. Saisis l’occasion favorable de prendre arbitrairement


possession (d’un droit sur le peuple dont tu gouvernes l’État ou sur un
État voisin) ; après l’action, la justification pourra se faire avec bien plus de
facilité et d’élégance, et il sera bien plus aisé de pallier la violence (surtout
dans le premier cas, où le pouvoir suprême est en même temps le souverain
législateur, auquel il faut obéir sans raisonner), que si l’on voulait chercher
d’abord des raisons convaincantes et écarter les objections. Cette hardiesse
même annonce une sorte de conviction intérieure de la légitimité de l’action,
et le dieu du succès, bonus eventus, est ensuite le meilleur avocat. »

« Fait d’abord et excuse-toi ensuite » : un tel énoncé, dont Kant précise qu’il est
sophistique, revient à ne pas ouvrir de dialogue avant d’agir, à ne le faire que lorsqu’il
est trop tard.

« 2. Si fecisti, nega. Ce que tu as fait toi-même, par exemple, pour pousser


ton peuple au désespoir et par là à la révolte, nie que ce soit ta faute, mais
soutiens que c’est celle de l’obstination de tes sujets ; ou, s’il s’agit de la

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conquête d’un peuple voisin, rejette la faute sur la nature de l’homme, en

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


disant que, si tu ne prévenais pas les autres par la force, tu ne pourrais
certainement compter que ceux-ci ne te préviendraient pas de leur côté
et ne s’empareraient pas de ce qui t’appartient. »

« Si tu as fait quelque chose, dis que tu ne l’as pas fait. » : ce second principe d’évitement
d’un échange authentique avec l’autre revient purement et simplement à un déni, qui
réfute brutalement ce qui toutefois est factuel.

3. Divide et impera. C’est-à-dire, y a-t-il dans ton peuple certains chefs


privilégiés qui t’aient choisi pour leur souverain (primus inter pares), divise-les
entre eux et brouille-les avec le peuple ; flatte ce dernier en lui promettant
une plus grande liberté, et bientôt tout dépendra absolument de ta volonté.
Ou bien convoites-tu des États étrangers, excite entre eux des discordes ;
c’est un moyen assez sûr de te les assujettir les uns après les autres, sous
prétexte de défendre toujours les plus faibles.

« Divise pour mieux régner » : le troisième item de Kant revient à préconiser sans
vergogne une stratégie rusée et violente qui revient à faire de tous les autres des
moyens à jouer les uns contre les autres.

Kant admet, certes, que malgré leur caractère éculé et éventé, ces modalités d’une
parole inauthentique sont massivement employées sans hésitation aucune par des
personnes avides d’étendre leur pouvoir et le préserver :

« Personne, il est vrai, n’est plus la dupe de ces maximes politiques, car
elles sont déjà toutes universellement connues ; aussi bien n’y a-t-il plus lieu
d’en rougir, comme si l’injustice en était par trop éclatante. Car, puisque
de grands États ne rougissent que du jugement qu’ils portent les uns des
autres et non de celui du vulgaire, et que, quant à ces principes, ce dont ils
rougissent, ce n’est pas de les laisser paraître, mais de les appliquer sans
succès (car, sous le rapport de la moralité des maximes, ils se valent tous),
il leur reste toujours l’honneur politique, sur lequel ils peuvent sûrement
compter, c’est-à-dire l’agrandissement de leur puissance, de quelque manière
qu’ils y soient arrivés. »

C’est en ce sens que Kant pointe l’immoralité d’une apparence de dialogue qui cache
en réalité une parole despotique et stigmatisante :

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« Tous ces détours où s’engage une politique immorale, sous prétexte de
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

conduire les peuples de l’état de guerre, qui est l’état de nature, à l’état de
paix, montrent du moins que, ni dans leurs relations privées, ni dans leurs
relations publiques, les hommes ne peuvent se soustraire à l’idée du droit,
et qu’ils ne se hasardent pas à fonder ouvertement leur politique sur de
simples artifices de prudence [...] alors même qu’ils imaginent toutes sortes
de subterfuges et de déguisements pour s’en écarter dans la pratique, et pour
faire de la violence aidée de la ruse l’origine et le soutien de tout droit. »

Dès lors, ces manières de parler aux autres gouvernants ou à son propre peuple
finissent pas abuser ceux qui les utilisent, tout comme elles abusent ceux auxquelles
elles sont destinées :

« Pour mettre fin à ces sophismes (sinon à l’injustice qu’ils servent à déguiser)
et forcer les faux représentants des puissances de la terre à avouer qu’ils
ne plaident pas en faveur du droit, mais de la force, dont ils prennent le ton
comme si elle leur donnait le droit de commander, il sera bon de dissiper
l’illusion par laquelle ils s’abusent eux-mêmes et abusent les autres. »

Le respect d’un authentique dialogue entre les personnes œuvrerait contre la violence.

Voir, dès lors, dans les êtres non pas un potentiel d’accroissement de son propre
pouvoir, mais des personnes ? Les visages seraient invitation à l’attention la plus
grande. On appelle respect le regard qui dissocie les visages des autres phénomènes.
Supposer du visage qu’il est celui d’un autre, et de l’autre qu’il peut me regarder, serait
devoir rendre des comptes, ne serait-ce qu’à soi-même. S’il y a des autres, alors ce
que je pense et ce que je fais peut être évalué.

En effet, sans l’hypothèse de la présence d’au moins un autre, mon discours et mes
actions ne seraient ni urgentes ni falsifiables. La société serait ainsi la structure contre
intentionnelle permettant le respect réciproque et attentif de chacun pour chacun.

Nous pourrions, en guise d’illustration, non référer à une représentation, par l’absurde,
de ce que serait être privé de société. Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique, de
Michel Tournier, le naufragé a perdu l’autre, porteur de perceptions rivales. Il ne fait
plus qu’un avec la terre. La bienheureuse déstabilisation ouverte par la rencontre de
Vendredi intervient hélas trop tard.

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Pourtant, cet énoncé est encore peu soigneux, puisqu’il revient à disqualifier l’autre

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


comme autre, à retenir surtout qu’il est même. D’où la perte du bénéfice de l’intrusion.
Ainsi, il s’agirait d’avoir recours aux autres non pas surtout pour leur équivalence, mais
pour leur dissymétrie. L’autre serait susceptible de m’apercevoir comme objet, alors
que je m’apercevrais comme sujet, il aurait un regard discontinu alors que le mien
serait continu. Me percevant de manière continue, je ne pourrais pas me remettre en
question ni m’évaluer. Ni être fier, ni avoir honte.

Ainsi, toujours chez Tournier, dans La goutte d’or, l’auteur montre que c’est parce que
l’image de nous dont l’autre s’empare est inadéquate qu’elle est intéressante. C’est parce
que l’autre, du dehors, ne me saisit que d’une façon fragmentaire et discontinue, qu’il
rend ma pensée urgente. Indispensable, l’autre n’est pas pour autant un instrument.
La société serait ainsi l’expression d’une contre intentionnalité.

Mais, et telle sera l’objection la plus décisive, donner une place dans le monde à
l’autre serait la lui ôter. En effet, attendre quelque chose de l’autre serait faire de lui
un moyen. Attendre a priori quelque chose d’un autre serait le poser comme objet,
non comme sujet. En effet, ne pas pouvoir se passer des autres reviendrait à les
instrumentaliser. Donc, se passer des autres permettrait de sauvegarder l’autre
comme autre, comme sujet et non comme objet.

Dans le roman de Michel Tournier, Les Météores, l’auteur, à partir de la figure de la


gémellité, montre que donner une place à l’autre revient à la lui faire perdre, et perdre
la sienne, et que devoir se donner à soi-même une place à l’aide de l’autre revient à ne
pas pouvoir l’occuper. Violence persistante ou ébauche d’une altérité respectueuse ?

Ainsi, il conviendrait de ne plus seulement se demander ce qu’apporte la présence de


l’autre, mais si elle peut être l’occasion d’un dépassement d’une recherche de gain.
L’autre peut-il être fréquenté dans le cadre d’une amitié, ou d’une collégialité, ou
d’une citoyenneté partagée, au sens, purement et simplement, d’une reconnaissance
mutuelle ?

Par définition, l’autre, comme moi, aurait un statut incertain : il serait, bien que sujet,
perçu par moi comme objet porteur d’une autonomie hypothétique. De même que je
ne saurais pas, en tant qu’être en construction, quoi attendre de moi, je ne saurais,

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à plus forte raison, quoi attendre de l’autre. Ne sachant pas formellement, mais
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

seulement hypothétiquement que l’autre est l’autre, je serais, heureusement, sinon le


respect ne serait pas un choix, pris entre l’appel de l’avantageux et l’appel du gratuit.

Pour que la contre intentionnalité soit morale, dans un rapport de soi à soi capable
de surmonter l’intérêt immédiat, encore faut-il que l’appartenance à la société ne
fasse basculer l’être ni dans une structure qui fasse obstacle à l’attention à l’autre au
nom d’un utilitarisme étroit, ni dans un contexte qui impose la répression de l’avidité.

On pourra se référer ici aux travaux de Marcel Mauss, qui réarticule, comme deux
faces de la sociabilité, l’échange désintéressé et intéressé, le don et le contre don, le
nécessaire et le facultatif, le respect et la lutte.

Ainsi, dans l’Essai sur le don, il montre que dans les pratiques ritualisées du don, qui
est plutôt échange, le « plutôt volontaire » est indissociable du « plutôt obligé » :

« Ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses,


des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce
sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires,
des femmes des enfants, des denses, des fêtes, des foires dont le marché
n’est qu’un des moments et où la circulation des richesses n’est qu’un des
termes d’un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent.
Enfin, ces prestations et contre prestations s’engagent sous une forme
plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu’elles soient au
fond rigoureusement obligatoires, à peine de guerre privée ou publique. »

La forme globale de ces prestations, nommée potlatch, relève à la fois de la contre


intentionnalité la plus pure, le don étant comme une atteinte à son propre avoir, dont
l’autre est destinataire, et à la fois, cette dilapidation étant ostentatoire, d’un mode
d’écriture du collectif où chacun devient moyen et partie d’une totalité.

Ces rituels mettent en dialogue groupes et individus, l’éventualité de la violence ayant


pour seule fonction de garantir la solennité et la gravité de la double reconnaissance
ainsi manifestée.

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9. PEUT-ON CONCEVOIR UNE VIOLENCE PUREMENT PHYSIQUE ?________

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


« J’ai retrouvé ce journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-
Château. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit. Je sais que je l’ai fait, que c’est moi qui
l’ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je raconte, je revois l’endroit, la
gare d’Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas écrivant ce Journal. Quand l’aurais-je
écrit, en quelle année, à quelles heures du jour, dans quelles maisons ? Je ne sais plus
rien. » écrit Marguerite Duras à propos de La Douleur, récit exhumé et publié en 1985.

La violence pourrait se décrire en des termes purement physiologiques.

Dans La Douleur Marguerite Duras décrit ce à quoi a été réduit le corps de Robert
Antelme, au retour des camps. Son état est tel qu’il convient d’éviter qu’il peut mourir
à tout instant :

« S’il avait mangé dès le retour des camps, son estomac se serait déchiré
sous le poids de la nourriture, ou bien le poids de celle-ci aurait appuyé sur
le cœur qui lui, au contraire, dans la caverne de sa maigreur était devenu
énorme : il battait si vite qu’on n’aurait pas pu compter ses pulsations, qu’on
n’aurait pas pu dire qu’il battait à proprement parler mais qu’il tremblait
comme sous l’effet de l’épouvante. Non, il ne pouvait pas manger sans
mourir. Or il ne pouvait plus rester encore sans manger sans en mourir.
C’était là la difficulté. »

Bouillie, donc, qui étouffe :

« Une cuillère à café de bouillie l’étouffait, il s’accrochait à nos mains, il


cherchait l’air et retombait sur son lit. Mais il avalait. De même six à sept
fois par jour il demandait à faire. On le soulevait en le prenant par-dessous
les genoux et sous les bras. Il devait peser entre trente-sept et trente-huit
kilos : l’os, la peau, le foie, les intestins, la cervelle, le poumon, tout compris :
trente-huit kilos répartis sur un corps d’un mètre soixante-dix-huit. On le
posait sur le seau hygiénique sur le bord duquel on posait un petit coussin :
là où les articulations jouaient à nu sous la peau, la peau était à vif. (La petite
juive de dix-sept ans du faubourg du Temple a les coudes qui ont troué la peau
de ses bras, sans doute à cause de sa jeunesse et de la fragilité de la peau, son
articulation est dehors au lieu d’être dedans, elle sort nue, propre, elle ne souffre

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pas ni de ses articulations ni de son ventre duquel on a enlevé un par un, à
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

intervalles réguliers, tous ses organes génitaux.) »

Horreur au-delà de l’horreur, douleur au-delà de la douleur. Éléments physiologiques très


précis. Le nazisme a fait peser sur les corps de ceux qui n’étaient pas immédiatement
gazés, après un acheminement déjà éprouvant, la violence du travail forcé, de la torture,
de la faim, de la soif, de l’absence de sommeil et de soins, jusqu’à nier, paralyser,
déchirer, faire mourir.

On voit déjà que de telles atteintes aux personnes ne sauraient concerner purement
et simplement leurs corps. Pour reprendre l’analogie utilisée par Descartes dans les
Méditations, l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote dans son navire. Lorsqu’un
navire se heurte à des rochers, lorsque sa coque se brise, lorsque ses voiles se
déchirent, le pilote constate ce qu’il en est sans être affecté. Alors que lorsque la
violence du contexte blesse le corps, l’âme est elle-même blessée, c’est tout l’être
qui a mal puisque l’homme est constitué par la « troisième substance », mélange
intime et indémêlable entre la corporéité, la substance étendue, et le psychisme, la
substance pensante.

Dès lors, on ne pourrait dissocier la violence physique de la violence morale.

Robert Antelme, victime de la déportation, est dans un état d’exténuation aussi bien
psychique que physiologique, et celle qui l’attendait et qui doit veiller à ne pas le faire
mourir en lui donnant à manger, s’est parallèlement trouvée affectée par une violence
simultanément psychique et physique.

Lorsqu’elle indique avoir retrouvé le cahier bleu de La Douleur sans avoir eu aucunement
le souvenir de l’avoir écrit, manifestant là un déni très radical, sans doute pour se
protéger, elle manifeste ainsi l’étendue des violences subies par son être.

Sans en avoir le souvenir, Marguerite Duras avait tenu un journal, au sens d’une
rédaction régulière et répétée, qui aurait été rédigé au fil des nouvelles reçues
concernant l’internement dans les camps de son mari. Écrit destiné à consigner des
faits sans que son auteure ait pensé, sur le moment, à une publication. Texte destiné
à supporter la tension, à en appréhender obliquement la violence.

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« Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


m’épouvante quand je la relis. Comment ai-je pu de même abandonner ce texte
pendant des années dans cette maison de campagne régulièrement inondée en hiver. »
Marguerite Duras s’étonne d’une telle éclipse, d’un abandon possible, même, aux
intempéries. D’un texte, on prend soin. Lorsque de sa main et de sa pensée on a
élaboré une construction, fût-ce dans un désarroi, on essaie de préserver ce qui est
sorti de soi.

Or, non seulement Marguerite Duras dit d’être retrouvée devant « une écriture », et
non pas « son écriture », comme si elle ne la reconnaissait pas dans tous les sens du
terme – écrit illégitime, enfant naturel qui ressurgit, mais le terme même d’« écrit »
lui paraît usurpé, abusif. Lignes déconcertantes. Est-ce parce que l’écriture fixe les
souvenirs qu’on va jusqu’à oublier qu’on les a fixés ? La sérénité apparente du tracé
est sans commune mesure avec le chaos d’une âme :

« Le mot “écrit” ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages


régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière
et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée
et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la
littérature m’a fait honte. »

D’où une publication sans modification, l’intensité de ce qui se trouvait manifesté


rendant toute retouche inappropriée. Aux antipodes de la futile fiction, la gravité d’une
chronique. Sans elle, rien ne serait resté. Par elle, une part de la vie de Marguerite
Duras est rendue à Marguerite Duras. Ici, l’écriture s’est substituée à la mémoire, et en
dit long sur la défaillance de celle-ci. Oublier, au sens de cacher aux autres et à soi ?

Dans Écrire, elle avoue qu’elle a toujours caché à ses amants les textes qu’elle était
en train d’écrire, et aussi, qu’une femme qui écrit fait peur aux hommes. Elle dit aussi
qu’écrire permet de savoir ce que ces textes « auraient pu être ». Comme si, d’eux, on
ne pouvait parler qu’à l’irréel du passé. Écho de l’enfant, mort dont elle avait accouché
et dont n’a pas voulu lui montrer la face ? Jouissance de mère, écrasante, d’écrire
pour savoir ce que les mots auraient pu être, pour celle qui ne put inscrire dans sa
mémoire le visage de l’enfant qu’elle aurait pu voir grandir ?

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La violence physique perdurerait toujours comme violence morale.
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Le journal permet à celui qui le tient régulièrement d’effectuer des mises en relation ou
de se surprendre lui-même. Prendre des notes permet à la fois de fixer son attention et
de disposer de suffisamment de champ pour laisser venir à soi une décantation de ce
que l’on a mémorisé, pour l’aérer, l’éprouver à nouveau et autrement. Sans doute pour
s’installer autrement dans la violence des blessures existentielles toujours vivaces.

On peut ici évoquer ce qu’écrit Chateaubriand, en 1833, dans ce qui constitue la


Préface testamentaire des Mémoires d’Outre-Tombe. Certes, le début du texte réaffirme
la fonction de préservation de l’écrit. Soit de permettre à l’explication de perdurer,
alors même que le rédacteur peut décéder à tout moment :

« Comme il m’est impossible de prévoir le moment de ma fin ; comme à


mon âge les jours accordés à l’homme ne sont que des jours de grâce, ou
plutôt de rigueur, je vais, dans la crainte d’être surpris, m’expliquer sur
un travail destiné à tromper pour moi l’ennui de ces heures dernières et
délaissées, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire. »

Mais cette préface souligne aussi la fonction de constitution, par l’écriture, d’un
mémorial homogène, qui permet de suturer autrement les traumatismes de la vie,
alors que des rubriques plurielles sont énumérées :

« Les Mémoires à la tête desquels on lira cette préface embrassent et


embrasseront le cours entier de ma vie ; ils ont été commencés dès l’année
1811 et continués jusqu’à ce jour. Je raconte dans ce qui est achevé et
raconterai dans ce qui n’est encore qu’ébauché mon enfance, mon éducation,
ma jeunesse, mon entrée au service, mon arrivée à Paris, ma présentation à
Louis XVI, les premières scènes de la Révolution, mes voyages en Amérique,
mon retour en Europe, mon émigration en Allemagne et en Angleterre, ma
rentrée en France sous le consulat, mes occupations et mes ouvrages sous
l’empire, ma course à Jérusalem, mes occupations et mes ouvrages sous la
restauration, enfin l’histoire complète de cette restauration et de sa chute. »

C’est bien la constitution d’une narration qui va tisser une logique entre des souvenirs
d’abord évoqués comme disparates et sans liens afin de donner aux atteintes subies
par l’écrivain une nouvelle physionomie :

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« J’ai exploré les mers de l’Ancien et du Nouveau-Monde, et foulé le sol des

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


quatre parties de la terre. Après avoir campé sous la hutte de l’Iroquois
et sous la tente de l’Arabe, dans les wigwams des Hurons, dans les débris
d’Athènes, de Jérusalem, de Memphis, de Carthage, de Grenade, chez le
Grec, le Turc et le Maure, parmi les forêts et les ruines ; après avoir revêtu
la casaque de peau d’ours du sauvage et le cafetan de soie du mameluk,
après avoir subi la pauvreté, la faim, la soif et l’exil, je me suis assis, ministre
et ambassadeur, brodé d’or, bariolé d’insignes et de rubans, à la table des
rois, aux fêtes des princes et des princesses, pour retomber dans l’indigence
et essayer de la prison. »

L’œuvre littéraire elle-même, vectrice si besoin était d’une nouvelle disparité, est
évoquée par morceaux, ne regroupant les personnages que par le biais du masculin
et du féminin, et cette liste fait espérer qu’une continuité soit établie par l’ouvrage
annoncé :

« Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de


réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes,
Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet, avec les filles de mes chimères, Atala,
Amélie, Blança, Velléda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle,
j’exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple
influence religieuse, politique et littéraire. »

Au terme de ce prologue énigmatique se dessine déjà une tripartition des plus


classiques, qui, donnant structure et signification au drame vécu à travers la violence
de l’histoire, d’une certaine façon l’apaise.

« Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que


mon drame se divise en trois actes.

Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur ;


depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le consulat et l’empire, ma vie a été
littéraire ; depuis la restauration jusqu’à aujourd’hui, ma vie a été politique. »

Certes, un texte peut toujours, une fois orphelin, se trouver lui-même violenté et forcé.
Dans le Phèdre, en 275d, Platon dit des textes dont l’auteur n’est plus là qu’il est sans
défense. Comme si le texte, après l’auteur, avait à subir les violences de la vie :

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« Une fois écrit, le discours roule partout et passe indifféremment dans
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas
distinguer à qui il faut et à qui il ne faut pas parler. S’il se voit méprisé ou
injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est
pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même. »

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10. LA VIOLENCE COMME ASSISE DES SOCIÉTÉS ?____________________

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


Le 14 juillet, fête nationale de la France, ne renvoie pas, comme on le croit parfois, au
14 juillet 1789, date de la prise de la Bastille, mais au 14 juillet 1989, mais à la fête
de la Fédération qui, le 14 juillet 1990, voulait manifester une forme de consensus
entre les sujets du roi, le roi, la constitution.

L’accompagnement musical prévu pour cette cérémonie était bien en phase avec cette
tentative politique de synthèse. Sur une musique préexistante du violoniste Bécour,
une contredanse qui s’appelait Le Carillon national, jouée sous l’Ancien Régime, des
paroles de conciliation avaient été composées sur mesure par Ladré pour donner le
Ah ! Ça ira, ça ira.

Cette chanson, à l’unisson d’une nation recomposée, n’était fait initialement que de
paroles apaisantes qui disaient l’unité retrouvée. Elle empruntait à la culture commune,
aussi bien littéraire, « Boileau », le maître d’œuvre de la poétique du Grand Siècle, que
religieuse, « alléluia », pour emprunter au lexique de la jubilation :

« Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,


Le peuple en ce jour sans cesse répète,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Malgré les mutins tout réussira.
Nos ennemis confus en restent là.
Et nous allons chanter alléluia !
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Quand Boileau jadis du clergé parla
Comme un prophète il a prédit cela. »

L’hymne bon enfant va même jusqu’à concevoir une pacification des rapports entre
les trois ordres, la noblesse, le clergé, le tiers État, par la grâce d’une référence à La
Fayette, l’homme de la réunion de la couleur du roi, le blanc, et des couleurs de Paris,
le rouge et le bleu, dans le nouveau drapeau :

« Réjouissons-nous, le bon temps viendra !


Le peuple français jadis à quia,
L’aristocrate dit : mea culpa !
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira !

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Le clergé regrette le bien qu’il a,
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Par justice, la nation l’aura.


Par le prudent Lafayette,
Tout le monde s’apaisera.
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira !
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! »

Or la convergence de façade ne dura pas, sous-tendue par des rapports de force


amenés à évoluer, des comptes à régler, le consensus s’étant trouvé sous l’épée de
Damoclès du dissensus. Furent alors écrites, pour remplacer les précédentes, les
paroles crues et agressives qui permirent, du reste, à cette chanson de rester dans
les mémoires, par la violence lexicale qui renvoie à celle de la Terreur.

« Ah ! ça ira, ça ira, ça ira !


Les aristocrates à la lanterne,
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira !
Les aristocrates, on les pendra !
Et quand on les aura tous pendus,
On leur fich’ra la pelle au cul. »

Peut-on parler de constitution culturelle d’une mémoire collective capable de dépasser


les clivages des souvenirs de misère, d’abondance, de luxe, de mépris, d’admiration ?
Ou cette démarche est-elle constamment déchirée par des d’abcès de fixation qui
suppurent de temps à autre ?

Toute société s’édifie-t-elle violemment sur les ruines d’une autre ?

La sortie de l’Ancien Régime se fit-elle par l’ensauvagement progressif qui conduisit


à la Terreur et sa violence hyperbolique ? Peut-on même évoquer une violence
collective fondatrice ?

Certes, à proprement parler, on ne pourrait pas plus parler de violence collective


que de conscience collective. Par définition, la notion de conscience collective est
contradictoire. En effet, la conscience d’un objet quelconque suppose la constitution
d’un univers d’objets à travers lesquels le contextualiser, pour saisir sa fonction.

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Or, la constitution d’un univers d’objets suppose un rapport de soi à soi, qui, percevant

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


simultanément les objets, installe une première unité dans la diversité sensible. C’est
donc bien la saisie de soi par soi comme étant au monde qui constitue le monde
comme tel en le percevant dans l’espace et dans le temps.

Parler de violence collective supposerait un unanimisme qui ferait de tous les esprits
un seul, ce qui est contradictoire. Rien de moins superposable à un humain qu’un autre
humain. En effet, la perfectibilité, la possibilité humaine de s’écarter de l’instinct, ne
peut donner lieu qu’à des trajectoires disjointes. L’être humain ne peut accéder qu’à
sa propre intériorité, regrets et désirs confondus, que dans l’intime de l’intention.

Pourtant, Tocqueville, dans l’Ancien régime et la Révolution, fait bien l’hypothèse d’une
manipulation, celle d’une violence faite aux consciences des individus d’une génération
pour abolir la forme ancienne de la hiérarchie des trois ordres.

« Comme la révolution française n’a pas eu seulement pour objet de changer


un gouvernement ancien mais d’abolir la forme ancienne de la société, elle a
dû s’attaquer à la fois à tous les pouvoirs établis, ruiner toutes les influences
reconnues, effacer les traditions, renouveler les mœurs et les usages et
vider en quelque sorte l’esprit humain de toutes les idées sur lesquelles
s’étaient fondées jusque-là le respect et l’obéissance. De là son caractère
si singulièrement anarchique. »

Mais une telle chirurgie est bien instable, puisque ce qui a été ruiné peut e pas avoir
été suffisamment ruiné, au point que les résidus qui structurent encore les esprits
permettent d’implémenter une variante plus tyrannique encore de l’architectonique
sociale d’avant. A été gardée en mémoire de chacun la trace d’une société contrainte,
où chacun sait qui est au-dessus de lui, qui est au-dessous de lui. L’arborescence
des subordinations peut ainsi, parce que la mémoire en ruines est une mémoire en
friches, repousser, plus drue encore.

Toujours dans le même texte, voici ce qu’écrit Tocqueville :

« On ressaisit la centralisation de ses ruines et on la restaura ; et comme,


en même temps qu’elle se relevait, tout ce qui avait pu autrefois la limiter
restait détruit, des entrailles mêmes d’une nation qui venait de renverser la

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royauté on vit sortir tout à coup un pouvoir plus étendu, plus détaillé, plus
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

absolu que celui qui avait été exercé par aucun de nos rois… le dominateur
tomba, mais ce qu’il avait de plus substantiel dans son œuvre resta debout ;
son gouvernement mort, son administration continua de vivre, et, toutes
les fois qu’on a voulu abattre depuis le pouvoir absolu, on s’est borné à
placer la tête de la Liberté sur un corps servile. »

Ce passage montre la limite de notre thèse. Si la société, dans ses aspirations, va jusqu’à
congédier en totalité les modes d’agencement qui la constitue, alors ce tournant est
si brutal qu’il est inopérant et que son devenir impose de réactiver des repères des
occurrences précédentes. D’où, dans cette analyse du virage, pour la société, après
la Révolution, de l’Empire, puis de la Restauration, une insistance sur une autre figure
possible de la décadence : celle de la perte d’âme, non pas par entêtement, comme la
perte d’âme de la société romaine, mais de la perte d’âme par anarchie.

L’assise constituée par la violence serait fragile, tributaire des rapports de force.

On parle ainsi de la grandeur et de la décadence des sociétés. Les sociétés constituées


par un arrachement violent à des modalités précédentes, même apparemment grandes
et fortes, sont amenées tôt ou tard à tomber, comme l’indique la notion de décadence
qui vient du latin cadere, s’écrouler. Les sociétés sombrent-elles ? S’émiettent-elles ?
Peuvent-elles de relever ? Renaître de leurs cendres ? Dire alors aussi bien décadence
et grandeur des sociétés ? Ne concevoir de grandeur des sociétés qu’en faisant du
risque de décadence, soit de la fragilité, une garantie ?

On pourrait entendre par « grandeur des sociétés » une puissance d’imposer, une
vigueur inconditionnelle et fière d’elle-même. Si la notion de société se caractérise par
une fonction d’agrégation, de totalisation, alors il conviendra dans un premier temps
de confondre grandeur au sens de la quantité, et grandeur au sens de la qualité. Si
une société parvient à s’étendre, à s’imposer, c’est que son principe de transformation
du pluriel en singulier est opératoire et qu’il est admirable a posteriori par les effets
qui sont les siens. Une société est d’autant plus grande, dans tous les sens du terme,
qu’elle parvient le plus à s’imposer.

L’ensemble humain qui est apparu, à l’un de ses historiens, comme allant le plus loi
dans l’affirmation radicale de lui-même est la civilisation romaine. Lorsque Tacite

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évoque la pax romana, qui signifie, en latin « paix romaine », il définit la manière de

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


procéder de Rome par la forme la plus extrême :

« Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. »

Ce que l’on peut traduire par : « Là où ils font le vide, ils disent qu’ils font la paix. »

Le mode d’expression et d’expansion des Romains est présenté comme tellement


intransigeant et affirmatif qu’il est solitude, qu’il désagrège les autres sociétés.

Mais alors, ne se désagrège-t-il pas lui-même ? Dans cette expansion vaste, y a-t-il
encore de la grandeur si l’invasion n’est pas assortie d’une refondation, d’une plasticité
suffisante ?

C’est ainsi que Montesquieu aborde les paradoxes de la grandeur d’une société qui
n’associe plus mais écrase, qui n’intègre pas, mais soumet. Dans son ouvrage de 1748
intitulé Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, qui devait faire
partie de l’Esprit des lois, l’auteur établit un rapport de condition à conséquence entre
s’imposer unilatéralement et se perdre. Par exemple dans le chapitre IX :

« Pour l’heure Rome ne fut plus cette ville dont le peuple n’avait eu qu’un
même esprit, un même amour pour la liberté, une même haine pour la
tyrannie ; où cette jalousie du pouvoir du sénat et des prérogatives des
grands, toujours mêlée de respect, n’était qu’un amour de l’égalité… La ville
déchirée ne forma plus un tout ensemble : et comme on n’en était citoyen
que par une sorte de fiction ; qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les
mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures,
on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour
la patrie, et les sentiments romains ne furent plus. »

Par cette conclusion, Montesquieu manifeste que lorsque des valeurs partagées ne
s’infléchissent pas lorsqu’elles se répandent, mais s’imposent aux nouveaux associés
par la force, elles deviennent mythes diaphanes, fictions. Dès lors, sans décision de
se reconfigurer, dans l’affirmation absolue d’elle-même, que Tacite appelle solitude,
la société s’exténue.

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Le déni de fragilité peut faire tomber les sociétés, si la véritable grandeur n’est pas
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

dans l’enquête de la société sur elle-même, dans la mise en examen de sa teneur.


Ainsi, éviterait la décadence, soit la chute, la société qui ne poserait pas comme absolu
ce de quoi elle est faite, mais qui pourrait, mettant en examen ce qui la constitue,
accueillir les forces émergentes, se reconfigurer, se réinstaller.

Une authentique assise des sociétés serait la culture, alternative à la violence.

Amener des citoyens partager des souvenirs communs, pour qu’ils puissent « faire
peuple » est un acte politique fort. Ce par quoi la civilisation romaine a pu un certain
temps perdurer, en une mémoire partagée qu’ils auraient cultivée et aimée.

On peut penser ici à la fonction de l’Énéide commandée à Virgile pour donner à la


civilisation latine un fonds littéraire qui puisse jouer une fonction analogue à celle de
l’Iliade et l’Odyssée pour le monde grec. C’est bien une fiction unificatrice et solide, qui
est alors souhaitée comme matrice mémorielle, creuset intellectuel.

Plus tard, avec la politique d’expansion romaine transformant la Méditerranée en


mare nostrum, soit en mer dont tous les rivages étaient devenus romains, les mythes
fédérateurs ne furent plus à même d’intégrer à l’empire les populations plurielles
qui furent conquises.

D’où l’importance de l’adhésion à une culture partagée autour de laquelle les humains
peuvent s’assembler pour se nourrir et créer.

Ainsi, dans The Human condition, texte traduit en français sous le nom de La condition
de l’homme moderne, Hannah Arendt compare le monde, l’élaboration culturelle de
la terre par les humains, à une table autour de laquelle les humains s’installent pour
se nourrir des œuvres du passé, s’humaniser par elles, et l’enrichir, avant de mourir,
à l’intention de la génération suivante :

« Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde


d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est
située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout
entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes. le domaine public,
monde commun, nous rassemble, mais nous empêche, pour ainsi dire, de
tomber les uns sur les autres. »

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En effet :

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


« Le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que
nous laissons derrière nous en mourant. […] C’est la publicité du domaine
public qui sait absorber et éclairer d’âge en âge tout ce que les hommes
peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps. »

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11. LA VIOLENCE EST-ELLE L’ACCOUCHEUSE DE L’HISTOIRE ?__________
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

C’est dans le Capital, dans le livre I, section 8, au chapitre 26 qui a pour titre L’accumulation
primitive, que Marx suggère de l’histoire qu’elle fait surgir dans la violence de nouvelles
figures historiques. Lorsque certaines contradictions deviennent intenables, elles
sont dépassées par des formes jusqu’ici inédites qui sont générées dialectiquement
lorsque les sociétés ou les groupes humains sont dans une impasse :

« Dans les annales de l’histoire réelle, c’est la conquête, l’asservissement, la


rapine à main armée, le règne de la force brutale, qui l’a toujours emporté.
Dans les manuels béats de l’économie politique, c’est l’idylle au contraire
qui a de tout temps régné. À leur dire il n’y eut jamais, l’année courante
exceptée, d’autres moyens d’enrichissement que le travail et le droit. En
fait, les méthodes de l’accumulation primitive sont tout ce qu’on voudra,
hormis matière à idylle ».

Il souligne le caractère sanglant et souffrant de ce qui advient, non pas idyllique, mais
pathétique, l’histoire s’écrivant dans l’incandescence :

« Quant au travailleur, au producteur immédiat, pour pouvoir disposer de


sa propre personne, il lui fallait d’abord cesser d’être attaché à la glèbe
ou d’être inféodé à une autre personne ; il ne pouvait non plus devenir
libre vendeur de travail, apportant sa marchandise partout où elle trouve
un marché, sans avoir échappé au régime des corporations, avec leurs
maîtrises, leurs jurandes, leurs lois d’apprentissage, etc. Le mouvement
historique qui convertit les producteurs en salariés se présente donc
comme leur affranchissement du servage et de la hiérarchie industrielle. De
l’autre côté, ces affranchis ne deviennent vendeurs d’eux-mêmes qu’après
avoir été dépouillés de tous leurs moyens de production et de toutes les
garanties d’existence offertes par l’ancien ordre des choses. L’histoire de
leur expropriation n’est pas matière à conjecture : elle est écrite dans les
annales de l’humanité en lettres de sang et de feu indélébiles. »

Marx reprend en effet à Hegel la notion de dialectique qui dit des contradictions
qu’elles sont motrices et génèrent des changements. À ceci près que Marx parle de
matérialisme dialectique là où Hegel parlait d’idéalisme dialectique en disant des
représentations abstraites qu’elles étaient décisives, alors que Marx en fait de simples
résultantes idéologiques de rapports de force concrets.

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II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE
Dans l’Introduction à la philosophie de l’histoire, Hegel se référait au désir de changement
de l’être humain, perfectible, c’est-à-dire non soumis aux lois de l’espèce. Or,
étrangement, ce philosophe s’attache moins à la pertinence des connaissances et
des actions des hommes qu’à leurs passions perverses porteuses de révolution et
de destruction de ce qui a été légitimé :

« Ce qui apparaît dans le domaine spirituel manifeste chez l’homme une


autre détermination que celle qui régit les choses simplement naturelles.
Celles-ci sont soumises à une seule détermination ; elles présentent toujours
le même caractère stable qui efface le changement et le réduit à quelque
chose de subordonné. En revanche, la détermination qui apparaît chez
l’homme, est une véritable aptitude au changement et plus précisément,
comme il a été dit, une aptitude de devenir meilleur, plus parfait : une
impulsion vers la perfectibilité. Ce principe qui légitime le changement a
été mal accueilli par certaines religions comme le catholicisme, par certains
états aussi qui affirment comme leur droit effectif d’être statique ou tout
au moins stable. Si l’on reconnaît en général l’instabilité des choses de
ce monde, notamment des états, on en exclut en partie la religion en
tant que religion de la vérité ; il est permis aussi d’attribuer en partie les
changements, révolution et destruction de ce qui a été légitime, au hasard,
aux maladresses, mais surtout à la légèreté d’esprit, à la corruption et aux
passions perverses des hommes. »

Le désir irresponsable, fût-il violent ou inhumain, peut-il être considéré comme moteur
de l’histoire ? Cette proposition est surprenante. En effet, le désir semble relever de
forces vives naturelles et spontanées. Comment dès lors pourrait-il générer des
institutions et des figures culturelles ?

On pense ici à la formulation très ironique de Pascal dans les Pensées en Lafuma 413 :

« Qui voudra connaître à plein la vanité de l’homme n’a qu’à considérer les
causes et les effets de l’amour. La cause en est un Je ne sais quoi. Corneille.
Et les effets en sont effroyables. Ce Je ne sais quoi, si peu de chose qu’on
ne peut le reconnaître, remue toute la terre, les princes, les armées, le
monde entier. Le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court toute la face de
la terre aurait changé. »

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Si les désirs sont vains, c’est-à-dire apparemment consistants mais en réalité illusoires,
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

en quoi peuvent-ils amener les princes à lever des troupes, par amour ou jalousie ou
ambition ? L’histoire, si elle relève du registre culturel, devrait théoriquement faire
intervenir des décisions rationnelles et non pas passionnelles.

Pourtant, l’histoire des hommes serait la résultante d’une multiplicité d’interactions


faites d’intérêts particuliers, d’aspirations fugaces, brutales, énergiques. La violence
du désir arracherait-elle les êtres à une possible léthargie, ou la prolongerait-il ?
Serait-il moteur ou entrave ?

Les peuples heureux, privés de la violence du désir, n’auraient pas d’histoire.

Le mythe des bergers d’Arcadie désignerait des êtres absolument comblés, ne


connaissant ni le manque ni la mort. Les deux tableaux de Nicolas Poussin Et in
Arcadia ego dont le titre signifie « moi, [la mort] je suis aussi en Arcadie », se réfèrent
au moment où les bergers sortent de leur sérénité puisqu’ils viennent de découvrir
une pierre tombale.

Ces œuvres sont-elles à lire comme des vanités, qui admonestent en suggérant que
même la civilisation la plus douce n’échapperait pas à la destruction, au devenir ?
Ou suggèrent-elles tout simplement l’invalidité de ces figures de l’âge d’or qui ne
sauraient manifester l’homme dans toute sa grandeur, sa compétence à vouloir et à
se donner les moyens de faire ce qu’il désire ?

Les peuples dans la détresse, saisis par l’imminence de la violence, seraient, eux,
contraints à se mobiliser. On peut se référer ici à une allégorie platonicienne qui est
évoquée dans le Timée et dans le Critias, l’allégorie de l’Atlantide. Un récit qui aurait été
transmis et préservé en Égypte, et que Solon aurait confié à Critias, raconte qu’Athènes
aurait autrefois combattu l’Atlantide, un continent d’une extrême puissance, vaste,
comprenant la quasi-totalité des terres habitées, riche, invincible, en 25 e du Timée :

« Nous gardons ici par écrit beaucoup de grandes actions de votre cité
qui provoquent l’admiration, mais il en est une qui les dépasse toutes en
grandeur et en héroïsme. En effet, les monuments écrits disent que votre
cité détruisit jadis une immense puissance qui marchait insolemment sur
l’Europe et l’Asie tout entières, venant d’un autre monde situé dans l’océan

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Atlantique. On pouvait alors traverser cet Océan ; car il s’y trouvait une île

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


devant ce détroit que vous appelez, dites-vous, les colonnes d’Héraclès.
Cette île était plus grande que la Libye et l’Asie réunies. De cette île on
pouvait alors passer dans les autres îles et de celles-ci gagner tout le
continent qui s’étend en face d’elles et borde cette véritable mer. Car tout
ce qui est en deçà du détroit dont nous parlons ressemble à un port dont
l’entrée est étroite, tandis que ce qui est au-delà forme une véritable mer
et que la terre qui l’entoure a vraiment tous les titres pour être appelée
continent. Or dans cette île Atlantide, des rois avaient formé une grande
et admirable puissance, qui étendait sa domination sur l’île entière et sur
beaucoup d’autres îles et quelques parties du continent. En outre, en deçà
du détroit, de notre côté, ils étaient maîtres de la Libye jusqu’à l’Égypte, et
de l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie. Or, un jour, cette puissance, réunissant
toutes ses forces, entreprit d’asservir d’un seul coup votre pays, le nôtre
et tous les peuples en deçà du détroit. »

Les Atlantes, se sachant invincibles, n’auraient pas combattu, et l’Atlantide se serait


effondrée, géant aux pieds d’argile évoquant très fortement la défaite de la Perse lors
des guerres médiques. Alors qu’Athènes, certaine d’être vaincue et conquise aurait,
dans son malheur, fait front et fédéré les énergies vers un tel désir de vaincre qu’elle
aurait été victorieuse, comme Athènes le fut de la Perse :

« Ce fut alors, Solon, que la puissance de votre cité fit éclater aux yeux du
monde sa valeur et sa force. Comme elle l’emportait sur toutes les autres par
le courage et tous les arts de la guerre, ce fut elle qui prit le commandement
des Hellènes ; mais, réduite à ses seules forces par la défection des autres
et mise ainsi dans la situation la plus critique, elle vainquit les envahisseurs,
éleva un trophée, préserva de l’esclavage les peuples qui n’avaient pas encore
été asservis, et rendit généreusement à la liberté tous ceux qui, comme
nous, habitent à l’intérieur des colonnes d’Héraclès. »

Comblés, enivrés par l’évidence de leur position dominante, sans volonté ni détermination,
les Atlandes sont défaits par les Athéniens.

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Mais la violence des désirs particuliers peut dissuader d’agir, et même engloutir.
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

En effet, comme les Athéniens, ravis de leur victoire sur l’Atlantide, rompent les
rangs pour jouir de leurs succès et de leurs trophées, butins et autres prises, le
déchaînement des intérêts particuliers non seulement les démobilise, mais finit par
détruire Athènes elle-même. Ce qui est manifesté par l’engloutissement symbolique
dans les eaux et de l’Atlantide et d’Athènes :

« Mais dans le temps qui suivit, il y eut des tremblements de terre et des
inondations extraordinaires, et, dans l’espace d’un seul jour et d’une seule
nuit néfastes, tout ce que vous aviez de combattants fut englouti d’un seul
coup dans la terre, et l’île Atlantide, s’étant abîmée dans la mer, disparut
de même. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, cette mer-là est impraticable
et inexplorable, la navigation étant gênée par les bas fonds vaseux que l’île
a formés en s’affaissant. »

Cette allégorie renvoie, à n’en pas douter, aux conséquences, à la fin des guerres
médiques, de la victoire d’Athènes sur la Perse. Comme la cité n’était plus unie,
alors les appétits et rivalités finirent par faire le lit de la tyrannie des Trente. Parler,
alors, du désir moteur de l’histoire au sens des ambitions, qui génèrent de telles
contradictions que des formes culturelles nouvelles surgissent pour dépasser des
tensions devenues intenables ?

Telle est bien la direction suggérée par Platon dans l’absence de fin du Critias, dialogue
qui succède au Timée et que Platon présente comme un dialogue inachevé, puisque
les points de suspension indique alors qu’il appartient aux Athéniens d’inventer des
formes politiques nouvelles pour surmonter les germes tyranniques qui demeurent
et trouver, comme Solon l’avait fait naguère, une constitution sage capable de mettre
les désirs en synergie. Dans le Critias, en 119 e :

« Pendant de nombreuses générations, tant que la nature du dieu se fit sentir


suffisamment en eux, ils obéirent aux lois et restèrent attachés au principe
divin auquel ils étaient apparentés. Ils n’avaient que des pensées vraies et
grandes en tout point, et ils se comportaient avec douceur et sagesse en
face de tous les hasards de la vie et à l’égard les uns des autres. Aussi,
n’ayant d’attention qu’à la vertu, faisaient-ils peu de cas de leurs biens et
supportaient-ils aisément le fardeau qu’était pour eux la masse de leur or

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et de leurs autres possessions. Ils n’étaient pas enivrés par les plaisirs de la

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


richesse et, toujours maîtres d’eux-mêmes, ils ne s’écartaient pas de leur
devoir. Tempérants comme ils étaient, ils voyaient nettement que tous ces
biens aussi s’accroissaient par l’affection mutuelle unie à la vertu, et que,
si on s’y attache et les honore, ils périssent eux-mêmes et la vertu avec
eux. Tant qu’ils raisonnèrent ainsi et gardèrent leur nature divine, ils virent
croître tous les biens dont j’ai parlé. »

Or, l’âge d’or s’étant défait, selon le récit, les dieux doivent aviser, et sans doute,
comme le suggère Platon, surtout les hommes :

« Mais quand la portion divine qui était en eux s’altéra par son fréquent
mélange avec un élément mortel considérable et que le caractère humain
prédomina, incapables dès lors de supporter la prospérité, ils se conduisirent
indécemment, et à ceux qui savent voir, ils apparurent laids, parce qu’ils
perdaient les plus beaux de leurs biens les plus précieux, tandis que ceux
qui ne savent pas discerner ce qu’est la vraie vie heureuse les trouvaient
justement alors parfaitement beaux et heureux, tout infectés qu’ils étaient
d’injustes convoitises et de l’orgueil de dominer. Alors le dieu des dieux,
Zeus, qui règne suivant les lois et qui peut discerner ces sortes de choses,
s’apercevant du malheureux état d’une race qui avait été vertueuse, résolut
de les châtier pour les rendre plus modérés et plus sages. À cet effet, il
réunit tous les dieux dans leur demeure, la plus précieuse, celle qui, située
au centre de tout l’univers, voit tout ce qui participe à la génération, et, les
ayant rassemblés, il leur dit : ... »

[Le manuscrit de Platon finit sur ces mots.]

Rien de grand ne se ferait donc sans la violence des passions.

Telle est l’hypothèse que Hegel développe dans ses cours si l’on en croit les notes que
prennent ses étudiants, réunies sous le nom de La Raison dans l’Histoire.

Il fait l’hypothèse que celui qu’on appelle le « grand homme », sans avoir pleinement
idée de l’histoire qu’il fait lorsqu’il la fait, est capable de canaliser les désirs de ses
contemporains, par la violence du désir qu’il manifeste lui-même. Qu’il vise le pouvoir,
ou l’amour, ou la gloire, ses aspirations vont être portées à l’incandescence. Or, de
même que la maison est faite de terre, d’air, de feu, d’eau, et protège de l’eau, du feu,

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de l’air, de la terre, ses désirs vont se trouver, par la ruse de la Raison, retournés
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

contre eux-mêmes. Après, par exemple, le coup de force de César contre Rome, Rome
va pouvoir s’armer davantage, dans ses institutions, contre les abus de pouvoir :

« L’intérêt particulier de la passion est donc inséparable de l’affirmation active


de l’universel… Ce n’est pas l’Idée qui s’expose au conflit, au combat et au
danger ; elle se tient en arrière hors de toute attaque et de tout dommage
et envoie au combat la passion pour s’y consumer. On peut appeler ruse de
la raison le fait qu’elle laisse agir à sa place les passions, en sorte que c’est
seulement le moyen par lequel elle parvient à l’existence qui éprouve des
pertes et subit des dommages. »

Le désir, qui génère des tensions, génère de telles tensions que, pour les surmonter,
de nouvelles formes culturelles adviennent. Elles constituent un devenir. Elles font
l’histoire.

Dans le même sens, Claude Levi-Strauss dissocie les sociétés froides, qui ne connaissent
ni désirs, ni tensions, ni contradictions et n’ont pas de forme inédite à faire émerger,
des sociétés chaudes dont les désirs centrifuges et antagonistes génèrent dessinent
une accélération de l’histoire. Le travail du négatif, le déchaînement des passions y fait
advenir des successions rapides de nouvelles situations, qui elles-mêmes, devenues
intenables, en génèrent d’autres.

Lorsque la violence se fait l’accoucheuse de l’histoire, la tempête est là, qui peut
effrayer l’ange de l’histoire lui-même. Dans les Thèses sur la philosophie de l’histoire
de Walter Benjamin, celui-ci se réfère à un tableau de Paul Klee, Angelus Novus :

« Il existe [...] un tableau de Klee qui s’appelle Angelus Novus. Il représente


un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner du lieu où il se tient immobile.
Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est
l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné
vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit
qu’une seule et unique catastrophe. […] Il voudrait bien s’attarder, réveiller
les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête
qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne les peut plus refermer.
Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le
dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette
tempête est ce que nous appelons le progrès. »

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C’est pourquoi Walter Benjamin, dans un ouvrage intitulé Pour une critique de la violence

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


admet que la violence opère comme moyen mais à la condition qu’elle soit articulée
à un droit qu’elle fonde ou qu’elle conserve. Sans quoi la violence serait hors la loi :

« Toute violence est, en tant que moyen, soit fondatrice, soit conservatrice
de droit. Lorsqu’elle ne prétend à aucun de ces deux attributs, elle renonce
d’elle-même à toute validité. »

Benjamin précise alors que la violence qui a accouché d’un régime politique doit être
ressentie comme encore présente dans les institutions sans quoi celles-ci peuvent
péricliter et s’affaiblir :

« Comme fondatrice de droit, elle n’a pas besoin d’être immédiatement


présente en lui, mais elle est représentée en lui dans la mesure où la
puissance qui garantit le contrat juridique est née elle-même de la violence,
sinon précisément installée dans la violence par le contrat lui-même. Que
disparaisse la conscience de cette présence latente de la violence dans une
institution, celle-ci alors périclite. Les parlements aujourd’hui en donnent
un exemple. Ils présentent le déplorable spectacle qu’on connaît parce
qu’ils ont perdu conscience des formes révolutionnaires auxquelles ils
doivent d’exister. »

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12. VIOLENCE ET RÉSILIENCE_____________________________________
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Une huile sur toile du peintre et poète Gabriel Dante Rossetti, achevée en 1881,
intitulée Mnémosyne, ou encore La Lampe de la mémoire, ou encore Souvenir, fait de
cette amante de Zeus, mère des neuf Muses, une figure qui éclaire, instance tutélaire
de ressaisie et de vigilance, gardienne de l’esprit qui peut armer contre la mort et la
violence. Comme le suggèrent les vers de l’artiste destinés à l’accompagner :

« Thou fill’st from the winged chalice of the soul


Thy lamp, O Memory, fire-winged to its goal. »
(Toi qui as empli du calice ailé de l’esprit, O Mémoire, ta lampe aux ailes
de feu pour qu’elle aille à son but.)

Gabriel Dante Rossetti suggère des traces mémorielles conservées par la pensée
qu’elles peuvent faire surgir la lumière pour les temps à venir. Telle était d’ailleurs la
métaphore choisie par son contemporain Victor Hugo. Assistant, le 24 février 1877, à
un banquet commémorant la révolution du 24 février 1848, présidé par le socialiste
Louis Blanc, il avait déclaré :

« Les souvenirs sont nos forces. En prononçant ces mots : 14 juillet, 22


septembre, 24 février, on dissipe les ténèbres. Ne laissons jamais s’effacer
les anniversaires mémorables. Quand la nuit essaie de revenir, il faut allumer
les grandes dates, comme on allume des flambeaux. »

C’est ainsi que le travail d’appropriation, répété, du souvenir des événements intenses,
libérateurs ou tragiques, constitue une tâche qui arme les esprits. Des dates ont été
choisies pour inviter à se référer aux armistices et aux soulèvements salvateurs, mais
aussi aux génocides, crimes contre l’humanité, déportations. Or, ces références ne
donnent-elles pas la tentation d’inculper un peuple de la violence de leurs prédécesseurs
de génération en génération ? Faut-il poser un droit d’inventaire et s’interroger sur la
pertinence d’une résilience de la violence ?

Comment se référer aux archives et témoignages pour aborder équitablement le


statut mémoriel des événements historiques épouvantables ? Comment se référer à
un devoir de mémoire qui puisse faire des violences advenues ce qui pourrait mettre
en garde l’humanité sans pour autant l’accabler ?

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Ouvrir la résilience à la violence permettrait aux peuples d’avancer.

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


La revue Autrement de mars 2001, Écrivains, identité, mémoire : Miroirs d’Allemagne
1945-2000, sous la direction de Brigitte Krulic, se livre à une synthèse de cette tension
entre droit à l’oubli et devoir de mémoire. Il y est question de « normalisation » de
l’image de l’Allemagne après le génocide d’Auschwitz.

Dans la préface, Brigitte Krulic commence par rappeler qu’en Allemagne, c’est la
littérature qui constitue la référence commune et la mémoire du peuple :

« C’est dire l’importance cruciale qui revient aux écrivains : les « monuments »
de la langue allemande exercent, depuis la traduction de la Bible par Luther
les fonctions dévolues aux “lieux de mémoire” où se cristallise le sentiment
d’appartenance. Les Allemands partagent à cet égard le sort des nations
« tard venues d’Europe centrale et orientale ; c’est à la littérature et non à la
revendication politique qu’est revenue la mission d’incarner la permanence,
à travers les aléas de l’histoire et des changements de régime, d’une âme
collective à nulle autre semblable. De Herder à Gunther Grass revendiquant,
contre le processus de réunification des deux États allemands, l’appartenance
à une “nation culturelle”, la continuité est, en ce sens, indéniable. »

L’auteur évalue ensuite les chances d’une tentative de catharsis, de purification et


d’apaisement, qui paraissait d’autant mieux partie que peu d’écrivains avaient cautionné
la violence du régime nazi et que beaucoup avaient dû fuir :

« On perçoit dès lors le rôle crucial que la littérature a exercé dans l’Allemagne
d’après-guerre ; la remise en question des valeurs humanistes suscitée par
la découverte des crimes perpétrés dans les camps avait provoqué une
crise morale, politique, spirituelle, sans précédent ; libérés des contraintes
de la censure, intellectuels et écrivains de l’émigration intérieure s’étaient
empressés de publier leurs manuscrits inédits, tandis que les émigrés
regagnaient peu à peu l’Allemagne, à l’exemple de Thomas Mann, de Berthold
Brecht ou d’Anna Seghers. La littérature a bénéficié, dans ce contexte, d’un
prestige accru, car elle pouvait revendiquer le statut enviable de modèle de
référence survivant à l’effondrement de l’“année zéro”, d’autant plus qu’à
de rares exceptions près les nazis n’avaient pas réussi à rallier à leur cause
beaucoup d’écrivains dotés d’un prestige incontestable. »

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Or, une grande difficulté surgit, au sens où la littérature se heurta à l’indicible :
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

« Mais ce besoin d’expliquer, de démonter les rouages de l’engrenage


totalitaire, né du souci d’alerter les esprits et de prévenir les résurgences
du mal s’est heurté à des difficultés jusqu’alors insoupçonnées. La littérature
d’après-guerre a tâtonné à la recherche de modes d’expression susceptibles
d’appréhender une réalité qui se définissait d’emblée comme une réalité
indicible, pour des raisons d’ordre esthétique – comment rendre compte
de ce qui dépasse l’entendement et la parole – et d’ordre éthique : ne
risquait-on pas de “récupérer”, à des fins égoïstes, sinon suspectes, des actes
qui semblaient imposer le silence ? On connaît le mot célèbre d’Adorno :
“Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en
bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de
la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz
est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi
il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes.” »

Comment éviter, alors, l’enkystement des traumatismes qui pourrait conduire à tout
jamais un peuple à se trouver, dans la mémoire des autres et la sienne, dans une
stigmatisation infinie de la violence inhumaine advenue ?

On peut penser à la construction, en Afrique du Sud, du peuple arc-en-ciel, après


une guerre civile tellement violente que tout semblait l’exclure. Les tribunaux de la
Commission de vérité et de conciliation, instaurée par Nelson Mandela en 1995 et
présidée par Desmond Tutu, ont permis aux membres de chacun des deux camps
d’être assurés d’une amnistie à la condition de déclarer publiquement les meurtres
et exactions commises. Pour sortir d’une longue période de violences réciproques
générées par l’apartheid, pour parler et rendre publiques les atteintes à l’humain en
vue de pouvoir faire son deuil, tourner la page, mettre en place un vivre ensemble
sous l’égide d’une nouvelle constitution.

Se présenter, parler, être écouté, être assuré de ne pas être poursuivi pour les crimes
ayant fait l’objet d’aveux. Desmond Tutu s’était en effet demandé : how to turn human
wrongs into human rights ? (Comment commuer des atteintes à l’humain en respect
des humains ?) Cette mémoire sanglante publiée, de part et d’autre, et amnistiée, à
mesure de la comparution des membres des deux camps devant ces tribunaux, on
estima, au bout de trois ans que « suffisamment de vérité avait été produite » pour
pouvoir tourner une page et parvenir à la constitution « arc-en-ciel. »

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Mais la voie de la résilience ne reviendrait-elle pas à minorer la violence ?

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


Dans Passer quoiqu’il en coûte Georges Didi-Huberman commente un poème de Niki
Giannari intitulé Des spectres hantent l’Europe :

« Passer. Passer quoi qu’il en coûte. Plutôt crever que ne pas passer. Passer
pour ne pas mourir dans ce territoire maudit et dans sa guerre civile. Avoir
fui, avoir tout perdu. Passer pour tenter de vivre ici où la guerre est moins
cruelle. Passer pour vivre comme sujets de droits, comme simples citoyens.
Peu importe le pays pourvu que ce soit un état de droit. Passer, donc, pour
cesser d’être hors de la loi commune. Dans tous les cas, passer pour vivre.
Mais là où vous avez fuit les murs clos des caves bombardées, vous avez
trouvé une frontière close et des barbelés au camp d’Idomeni. »

Au camp d’Idomeni, à Thessalonique, au nord de la Grèce, où destiné aux réfugiés des


guerres de Syrie et d’Afghanistan, la poétesse Niki Giannari dit avoir ressenti le retour
de l’inhumain ajouté à l’inhumain, comme si étaient sortis des spectres pour rappeler
l’expérience des camps. Dans le poème Des Spectres hantent l’Europe, elle écrit :

« Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Où vont-ils ?


Il semble qu’ils soient ici depuis toujours.
Ils se cachent
et au moment où le danger disparaît,
ils réapparaissent
comme l’accomplissement d’une prophétie
presque oubliée du regard.

Pendant que les jours passent je comprends qu’ils ne


veulent nulle part aboutir
seulement encore et encore traverser l’histoire,
comme des contrevenants et indisciplinés,
des élus, et tellement animés
qu’ils sont capables de partir et de revenir
au cœur de cet hospice inhospitalier
qu’est devenue
l’Europe […] »

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Le poème se réfère alors aux oublis de l’histoire qui peuvent laisser advenir des
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

tragédies analogues non reconnues comme telles, lorsque l’oubli a fait disparaître
le souvenir de sombres temps :

« Ils passent et ils nous pensent.

Les morts que nous avons oubliés


les engagements que nous avons pris et les promesses,
les idées que nous avons aimées,
les révolutions que nous avons faites,
les sacrements que nous avons niés,
tout cela est revenu avec eux.
Où que tu regardes dans les rues
ou les avenues de l’Occident,
ils cheminent : cette procession sacrée
nous regarde et nous traverse.

Maintenant silence.
Que tout s’arrête.

Ils passent. »

La violence aurait une portée universelle, concernerait tous les humains.

Dans l’avertissement de son ouvrage intitulé La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur
dit son inquiétude concernant le « devoir de mémoire », son traitement à géométrie
variable :

« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire


ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire des commémorations et des
abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire
est à cet égard l’un de mes thèmes civiques avoués. »

Pour éviter de faire du devoir de mémoire une démarche seulement circonstancielle,


liée aux enjeux politiques d’un moment particulier, au risque de s’inscrire dans une
« mise en concurrence des mémoires » il faudrait ici rappeler la différence entre
éthique et devoir. Le devoir de mémoire ne sera tel que s’il concerne l’universel, non
le particulier.

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Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant écrit :

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


« On ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de
l’espèce humaine mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire
conformément à l’idée de l’humanité et à sa destination totale. »

Certes, l’éducation peut donner aux enfants des compétences à s’adapter aux
circonstances :

« Il faut aussi veiller à ce que l’homme devienne prudent, qu’il s’adapte à


la société humaine, qu’il soit aimé, qu’il ait de l’influence. C’est là ce qui
appartient à une certaine forme de culture que l’on appelle civilisation. Elle
exige des manières, de la politesse, et une certaine prudence qui fait qu’on
peut user de tous les hommes pour ses fins essentielles. Elle se règle sur
le goût changeant de chaque siècle. »

Mais aussi des compétences à se désadapter à congédier l’avantageux pour viser


l’universel :

« On doit enfin veiller à la moralisation. L’homme ne doit pas seulement


être apte à toutes sortes de fins, mais il doit aussi acquérir une disposition
à ne choisir que les fins bonnes. Des fins bonnes sont celles qui sont
nécessairement approuvées par chacun et qui au même moment pourraient
être les fins de chacun. »

C’est en ce sens que la mémoire et l’oubli relèvent non de ce qui convient, au sens
d’une éthique, mais de ce qui est ou non universalisable, d’un « je dois » ou « je ne
dois pas », au sens d’une morale. Réguler les rapports entre droit à l’oubli et devoir
de mémoire en fonction de la dissociation entre objets et sujets. Je dois le souvenir
d’occurrences qui ont fait des humains non pas des fins mes des moyens.

Primo Levi, dans la préface de Se questo è un uomo, que l’on traduit en général par
Si c’est un homme, et qu’il faudrait traduire par Si cette chose-là est un homme, écrit :

« Aussi, en fait de détails atroces, mon livre n’ajoutera-t-il rien à ce que les
lecteurs du monde entier savent déjà sur l’inquiétante question des camps
d’extermination. Je ne l’ai pas écrit dans le but d’avancer de nouveaux

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chefs d’accusation, mais plutôt pour fournir des documents à une étude
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine. Beaucoup d’entre nous,


individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente,
que “l’étranger c’est l’ennemi.” Le plus souvent, cette conviction sommeille
dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par
des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne fonde pas un système. Mais
lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de
prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a
le Lager ; c’est-à-dire le produit d’une conception du monde poussée à ses
plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse ; tant que la
conception a cours, les conséquences nous menacent. Puisse l’histoire des
camps d’extermination retentir pour tous comme un sinistre signal d’alarme. »

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13. VIOLENCE, VENGEANCE ET RESSENTIMENT______________________

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


Dans Mary et la ligne rouge, une nouvelle du recueil De la liberté du poisson dans son
bocal publié en 2023 par Luc Abergel, une citoyenne devenue activiste pour avoir
côtoyé des situations de violence sociale se fait épouser par l’héritier d’une riche
famille peu regardante sur l’éthique des affaires afin d’accéder à des informations
sensibles pour faire tomber un réseau mafieux reposant sur le délit d’initié.

À cette fin, elle dissimule sa vive intelligence et prend l’apparence d’une femme docile
et totalement vouée à son époux :

« Le quotidien de Mary-Line changea dès le lendemain du mariage. Il ne fut


plus question pour elle d’une officielle carrière. Elle savait que ses jours
seraient en totalité occupés par la parfaite tenue du couple. Bien sûr, il ne
s’agissait pas des tâches dévolues aux petites mains, mais il fallait préparer
la réception suivante, dépenser selon le train de vie en cours dans ce milieu
au final particulièrement confiné, et afficher une irréprochable beauté,
sans être trop voyante. Dans ses occupations, il y avait donc tous les soins
dévolus à cette perfection attendue, le choix de nouveaux ustensiles d’une
décoration intérieure qui cachait sa banalité derrière de coûteuses marques,
ou l’affichage d’éléments d’art contemporain selon les moyens de la maison. »

C’est en ce sens qu’elle essaie de se conformer aux attentes de son milieu pour mieux
surprendre, jusqu’au jour où elle dispose de suffisamment d’éléments pour constituer
un dossier accablant et faire tomber la famille et les complices de son époux :

« Cela devrait y être diffusé à l’heure du petit-déjeuner pour les hommes


d’affaires, soit longtemps après le réveil des petites gens. Mais cela devrait
être suffisant d’après nous. Car le besoin de survie devrait obliger le groupe
à se séparer de l’arbre porteur du champignon de mort, le scolyte, de peur
de contaminer le reste de la forêt. Je crois que la collation matinale, pour
certains, sera difficile à digérer…
Il en fut ainsi.
La famille Favre d’Éricourt en fut la première et principale victime. L’ampleur
des détournements fit qu’il ne lui fut pas possible de nier, ni d’éviter une
sanction de grande ampleur. La vindicte universelle, aussi bien de la populace
que des amis anciens les renvoya au statut de ceux qu’ils méprisaient encore
la veille. Ils perdirent tout en un instant. »

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Une vengeance qui déclenche la vindicte universelle… Le parti pris de celle qui franchit
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

ainsi la ligne rouge consiste à privilégier la vengeance particulière à une action en


justice faisant intervenir une évaluation dépassionnée de la part de tiers.

La vengeance serait la forme la plus élémentaire de réponse à la violence.

En Occident, dans l’antiquité grecque archaïque, c’est d’abord la vengeance qui tient
lieu de réponse à la violence. Il s’agit en effet, en infligeant la réciproque de ce qu’il
a fait à un agresseur, de lui faire ressentir la douleur qu’il a infligée, à la fois pour
extérioriser la peine et éviter qu’elle ne devienne une mélancolie infinie et pour ne pas
laisser une atteinte sans châtiment, qui pourrait alors se reproduire en toute impunité.

Ainsi, avec la « justice vindicatoire », celui dont le père a été tué par violence doit
éliminer par violence le père de l’agresseur. Une certaine proportionnalité, que la
Mésopotamie, par le Code d’Hammourabi, à des fins de modération, à adoptée – œil
pour œil, dent pour dent, la loi du talion – le cycle de la vengeance qui appelle à la
vengeance, puisque le sang exige à chaque fois réparation, va certes décimer la forces
vives d’une cité. Dans le cycle de l’Orestie d’Eschyle, composé de trois tragédies,
Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides, Athéna parvient à persuader les divinités
de la vengeance, les Erinnyes, de devenir plutôt les Euménides, soit les Bienveillantes,
soit les divinités tutélaires de l’Aréopage, soit le tribunal chargé de juger les crimes de
sang, pour éviter que la cité soit incapable de se défendre contre une autre cité, si les
forces vives qui la constituent se sont épuisées dans le cycle infernal des vengeances
entre familles. Mais il importe, qu’elle soit vindicatoire ou cadrée par des tiers, que
la justice passe. Dans la Grèce archaïque, on tue le criminel ou son parent ou allié.
Dans la Grèce classique, on châtie, ce qui civilise la violence de la réponse. Mais il
convient qu’elle advienne, l’indulgence faisant contresens.

Ainsi, dans Ainsi parlait Zarathoustra Nietzsche montre l’incohérence qu’il y aurait à
pardonner à un ami, puisque ceci revient à effacer une atteinte faite aux autres mais
surtout à soi, alors qu’un ami, qui aime bien et qui châtie bien devrait dire durement
son fait, et en vouloir, à celui qui a failli :

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« Cependant, si tu as un ami qui souffre, sois un asile pour sa souffrance,

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


mais en quelque sorte un lit dur, un lit de camp : c’est ainsi que tu lui seras
le plus utile.
Et si un ami te fait du mal, dis-lui : “ Je te pardonne ce que tu m’as fait ; mais
que tu te le sois fait à toi, – comment saurais-je pardonner cela !”
Ainsi parle tout grand amour : il surmonte même encore le pardon et la pitié. »

Celui qui, perfidement, dans un raffinement de cruauté, prétend vouloir faire disparaître
de sa mémoire et de la mémoire des autres ce qu’un être humain a fait, le dépossède
de lui-même. Il suggère par cette prétendue magnanimité que ce qu’il a fait n’est rien,
et, paradoxalement, ne fait qu’aiguiser ce qu’il dit vouloir éradiquer en s’y référant.
Une telle générosité serait violence, plus violente même que la vengeance qui, elle,
reconnaît ce que l’autre a fait.

D’où l’hypothèse, chez Nietzsche, que celui qui renonce à faire justice lui-même, par
la vengeance, est en réalité plus violent encore lorsqu’il fait mine de dire à l’offenseur
qu’il le tient quitte de son offense.

Ainsi, dans la première dissertation de la Généalogie de la morale, intitulée « Bien et


mal », « bon et mauvais », Nietzsche fait du ressentiment une dyspepsie, soit ce qui
est indigeste, ce qui reste sur l’estomac. Celui qui rumine, tel un bovin, ne peut pas
faire son deuil. Il se venge alors en adhérant à une morale prétendument édifiante,
dont il se vante, qui n’est en réalité qu’une morale de haine. Mais c’est la morale des
faibles. Ce que l’esprit ressasse de manière maladive prend le masque d’une absence
de violence qui est encore violence :

« L’homme du ressentiment fait passer l’impuissance qui ne relève pas


l’outrage pour de la bonté, la bassesse la plus craintive pour de l’humilité, la
soumission à ce que l’on hait pour de l’obéissance. Ce qu’il y a d’inoffensif
chez le faible, la lâcheté dont il est riche, le fait qu’il doit toujours faire
antichambre, toujours attendre, s’appelle ici avantageusement patience,
parfois même vertu ; ne pas pouvoir se venger s’appelle ne pas vouloir se
venger, peut-être même pardonner (car ils ne savent pas ce qu’ils font –
nous seuls savons ce qu’ils font) ! On parle aussi d’aimer ses ennemis – et
l’on transpire. »

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La violence du ressentiment serait plus intense encore que celle de la vengeance.
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

L’homme du ressentiment se venge plus qu’il ne le ferait en armant son bras contre
celui dont il a reçu préjudice. Ce qui, selon Nietzsche, caractérise par exemple du
christianisme :

« Dieu se sacrifiant lui-même pour payer la dette de l’homme, Dieu se faisant


payer lui-même par lui-même, Dieu comme seul capable de racheter l’homme
de ce dont l’homme lui-même est devenu incapable de se racheter – le
créancier se sacrifiant pour son débiteur, par amour (est-ce croyable ? –),
par amour pour son débiteur ».

Il s’agit alors, selon le philosophe, d’une « morale des esclaves ». Celui qui n’a pas le
pouvoir ou l’ambition de rendre violence pour violence, nourrit en réalité en lui un
ressentiment infini, une haine sans limite, sous le couvert de la charité :

« La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment


lui-même devient créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces
êtres, à qui la vraie réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne trouvent
de compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute
morale aristocratique naît d’une triomphale affirmation d’elle-même, la
morale des esclaves oppose dès l’abord un “non” à ce qui ne fait pas partie
d’elle-même, à ce qui est “différent” d’elle, à ce qui est son “non-moi” : et
ce non est son acte créateur. Ce renversement du coup d’œil appréciateur
– ce point de vue nécessairement inspiré du monde extérieur au lieu de
reposer sur soi-même – appartient en propre au ressentiment : la morale
des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d’un
monde opposé et extérieur : il lui faut, pour parler physiologiquement, des
stimulants extérieurs pour agir ; son action est foncièrement une réaction. »

La prétendue abstention de vengeance, la très recommandable non-violence, est


donc la résultante du ressentiment et de la lâcheté :

« Ce qu’il y a d’inoffensif chez le faible, la lâcheté dont il est riche, le


fait qu’il doit toujours faire antichambre, toujours attendre, s’appelle ici
avantageusement “patience”, parfois même vertu ; ne-pas-se-venger s’appelle
ne-pas-vouloir-se-venger, peut-être même pardonner »

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Pour Nietzsche, celui qui a l’âme noble répond à l’offense par l’offense, blesse celui

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


qui l’a blessé. Au lieu de ruminer, il agit :

« […] le ressentiment, lorsqu’il s’empare de l’homme noble, s’achève et


s’épuise par une réaction instantanée, c’est pourquoi il n’empoisonne pas :
en outre, dans des cas très nombreux, le ressentiment n’éclate pas du tout,
lorsque chez les faibles et les impuissants il serait inévitable. Ne pas pouvoir
prendre longtemps au sérieux ses ennemis, ses malheurs et jusqu’à ses
méfaits – c’est le signe caractéristique des natures fortes, qui se trouvent
dans la plénitude de leur développement et qui possèdent une surabondance
de force plastique, régénératrice et curative qui va jusqu’à faire oublier. (Un
bon exemple dans ce genre, pris dans le monde moderne, c’est Mirabeau,
qui n’avait pas la mémoire des insultes, des infamies que l’on commettait
à son égard, et qui ne pouvait pas pardonner, uniquement parce qu’il –
oubliait). Un tel homme, en une seule secousse, se débarrasse de beaucoup
de vermine qui chez d’autres s’installe à demeure ; c’est ici seulement qu’est
possible le véritable “amour pour ses ennemis”, à supposer qu’il soit possible
sur terre. Quel respect de son ennemi a l’homme supérieur ! – et un tel
respect est déjà la voie toute tracée vers l’amour. »

Alors que la vengeance est « un plat qui se mange froid », celui qui n’extériorise pas
la violence haineuse qui le ronge au-dedans, et qui le rongera toujours.

Dans la seconde dissertation de la Généalogie de la morale intitulée La « faute », la


« mauvaise conscience » et ce qui leur ressemble, Nietzsche montre que celui qui ne
rend pas violence pour violence, en extériorisant sa haine, celui-ci se prive de la
liquidation de la haine qui lui permettrait d’oublier effectivement la violence subie :

« L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae, [force d’inertie], comme le
croient les esprits superficiels ; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté
d’enrayement dans le vrai sens du mot, faculté à quoi il faut attribuer le fait que
tout ce qui nous arrive dans la vie, tout ce que nous absorbons se présente
tout aussi peu à notre conscience pendant l’état de “digestion” (on pourrait
l’appeler une absorption psychique) que le processus multiple qui se passe
dans notre corps pendant que nous “assimilons” notre nourriture. Fermer
de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; demeurer
insensibles au bruit et à la lutte que le monde souterrain des organes à
notre service livre pour s’entraider ou s’entre-détruire ; faire silence, un
peu, faire table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la

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place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir


(car notre organisme est une véritable oligarchie) – voilà, je le répète, le
rôle de la faculté active d’oubli, une sorte de gardienne, de surveillante
chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l’étiquette. On en
conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance,
nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans
faculté d’oubli. »

La violence du ressentiment, celle qu’on garde en soi, serait pathologique.

Nietzsche montre que celui qui garde en lui ce qu’il a subi se livre à une création
souffreteuse et même souffrante. La dyspepsie, advient lorsqu’on ne s’est pas vengé,
lorsqu’on n’a pas fait justice soi-même. Et alors, la vengeance qu’on n’a pas assumée
se retourne contre le lâche qui s’est laissé faire sans répondre et qui va laisser sourdre
une violence nommée moralité :

« L’homme chez qui cet appareil d’amortissement est endommagé et ne


peut plus fonctionner est semblable à un dyspeptique (et non seulement
semblable) – il n’arrive plus à “en finir” de rien… Eh bien ! cet animal
nécessairement oublieux, pour qui l’oubli est une force et la manifestation
d’une santé robuste s’est créé une faculté contraire, la mémoire, par quoi,
dans certains cas, il tiendra l’oubli en échec, – à savoir dans les cas où il s’agit
de promettre : il ne s’agit donc nullement de l’impossibilité purement passive
de se soustraire à l’impression une fois reçue, ou du malaise que cause une
parole une fois engagée et dont on n’arrive pas à se débarrasser, mais bien
de la volonté active de garder une impression, d’une continuité dans le
vouloir, d’une véritable mémoire de la volonté : de sorte que, entre le primitif
“je ferai” et la décharge de volonté proprement dite, l’accomplissement de
l’acte, tout un monde de choses nouvelles et étrangères, de circonstances
et même d’actes de volonté, peut se placer sans inconvénient et sans qu’on
doive craindre de voir céder sous l’effort cette longue chaîne de volonté. »

Ce ressassement est artificiel et malaisé, entretenu en soi par un effort de tous les
instants. La mauvaise conscience aurait la véhémence d’une plaie ouverte :

« Comment à l’homme animal faire une mémoire ? Comment sur cette intelligence
du moment, à la fois obtuse et trouble, sur cette incarnation de l’oubli, imprime-t-on

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quelque chose assez nettement pour que l’idée en demeure présente »… Ce problème

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


très ancien, comme bien l’on pense, n’a pas été résolu par des moyens précisément
doux ; peut-être n’y a-t-il même rien de plus terrible et de plus inquiétant dans la
préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique. « On applique une chose avec un
fer rouge pour qu’elle reste dans la mémoire : seul ce qui ne cesse de faire souffrir
reste dans la mémoire »

La notion de « mauvaise conscience », malsaine, est ainsi le fruit pourri qui accompagne
une intériorisation toxique permettant aux faibles de se venger de manière indirecte
et oblique en faisant prévaloir de valeurs paradoxales :

« C’est dans cette sphère du droit d’obligation que le monde des concepts
moraux “faute”, “conscience”, “devoir”, “sainteté du devoir” a son foyer
d’origine ; – à ses débuts, comme tout ce qui est grand sur la terre, il a été
longuement et abondamment arrosé de sang. »

D’où la dénonciation non seulement de la supercherie du pardon mais de celles


d’intériorité et d’âme.

« Tous les instincts qui n’ont pas de débouché, que quelque force répressive
empêche d’éclater au-dehors, retournent en dedans – c’est là ce que j’appelle
l’intériorisation de l’homme : de cette façon se développe en lui ce que plus
tard on appellera son “âmer”. Tout le monde intérieur, d’origine mince à
tenir entre cuir et chair, s’est développé et amplifié, a gagné en profondeur,
en largeur, en hauteur, lorsque l’expansion de l’homme vers l’extérieur a
été entravée. Ces formidables bastions que l’organisation sociale a élevés
pour se protéger contre les vieux instincts de liberté – et il faut placer le
châtiment au premier rang de ces moyens de défense – ont réussi à faire se
retourner tous les instincts de l’homme sauvage, libre et vagabond – contre
l’homme lui-même. La rancune, la cruauté, le besoin de persécution – tout
cela se dirigeant contre le possesseur de tels instincts : c’est là l’origine de
la “mauvaise consciencer”. L’homme qui par suite du manque de résistances
et d’ennemis extérieurs, serré dans l’étau de la régularité des mœurs,
impatiemment se déchirait, se persécutait, se rongeait, s’épouvantait et se
maltraitait lui-même, cet animal que l’on veut “domestiquer” et qui se heurte
jusqu’à se blesser aux barreaux de sa cage, cet être que ses privations font
languir dans la nostalgie du désert et qui fatalement devait trouver en lui
un champ d’aventures, un jardin de supplices, une contrée dangereuse et

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incertaine, – ce fou, ce captif aux aspirations désespérées, devint l’inventeur
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

de la “mauvaise conscience” ».

C’est pourquoi, dans la troisième dissertation de la Généalogie de la morale intitulée


Quel est le sens de tout idéal ascétique, Nietzsche fait de l’ascétisme, soit d’un système
de contraintes imposé à soi sans être verbalisé, une construction pathologique de
l’intériorité :

« Dans un certain sens tout l’ascétisme est de ce domaine : quelques idées


doivent être rendues ineffaçables, inoubliables, toujours présentes à la
mémoire, “fixes”, afin d’hypnotiser le système nerveux et intellectuel tout
entier au moyen de cette “idée fixe” – et par les procédés et les manifestations
de l’ascétisme on supprime, au profit de ces idées, la concurrence des autres
idées, on les rend inoubliables. Plus l’humanité a eu mauvaise mémoire,
plus l’aspect de ses coutumes a été épouvantable ; en particulier la dureté
des lois pénales permet d’évaluer les difficultés qu’elle a éprouvées pour
se rendre maîtresse de l’oubli et pour maintenir présentes à la mémoire
de ces esclaves du moment, soumis aux passions et aux désirs, quelques
exigences primitives de la vie sociale. »

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14. LA VIOLENCE EST-ELLE IMPARDONNABLE ?______________________

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


Diderot critique d’art a commenté le salon de peinture de 1765, et notamment deux
esquisses de Greuze, Le Fils ingrat et Le Fils puni qui constituent le diptyque de La
Malédiction paternelle. Le premier tableau représente un fils maudit par son père
puisqu’il s’est enrôlé dans l’armée et quitte sa famille alors qu’il en est le seul soutien.
Le second tableau peint le retour du fils après la mort du père, et manifeste par la
pauvreté du décor à quel point la famille a pâti de l’absence du fils.

Le commentaire que fait Diderot du premier tableau suggère déjà l’irréparable, eu


égard à la souffrance subie par le père :

« … Le bon vieillard [...] fait effort pour se lever ; mais une de ses filles, à
genoux devant lui, le retient par les basques de son habit. Le jeune libertin
est entouré de l’aînée de ses sœurs, de sa mère et d’un de ses petits frères.
Sa mère le tient embrassé par le corps ; le brutal cherche à s’en débarrasser
et la repousse du pied. Cette mère a l’air accablé désolé ; la sœur aînée s’est
interposée entre son frère et son père ; la mère et la sœur semblent, par
leur attitude, chercher à les cacher l’un à l’autre. Celle-ci a saisi son frère
par son habit, et lui dit, par la manière dont elle le tire : “Malheureux, que
fais-tu ? Tu repousses ta mère, tu menaces ton père ; mets-toi à genoux et
demande pardon…” »

Le fils ne demandera pas pardon, ni lors de son départ, ni lors de son retour. Il se
heurtera à la tragédie de la mort du père :

« … La fille aînée, assise dans le vieux confessionnal de cuir, a le corps


renversé en arrière, dans l’attitude du désespoir, une main portée à sa
tempe, et l’autre élevée et tenant encore le crucifix qu’elle a fait baiser à
son père. La cadette, placée entre la fenêtre et le lit, ne saurait se persuader
qu’elle n’a plus de père : elle est penchée vers lui ; elle semble chercher ses
derniers regards ; elle soulève un de ses bras, et sa bouche entrouverte crie :
“Mon père, mon père ! est-ce que vous n’entendez plus ?” La pauvre mère
est debout, vers la porte, le dos contre le mur, désolée, et ses genoux se
dérobant sous elle. [...] Il [le fils ingrat] a perdu la jambe dont il a repoussé sa
mère. Il entre. C’est sa mère qui le reçoit. Elle se tait ; mais les bras tendus
vers le cadavre lui disent : “Tiens, vois, regarde ; voilà l’état où tu l’as mis.” »

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Certes, le regard acéré du critique trouve la posture de la mère perfectible :
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

« Je ne crois pas que la mère ait l’action vraie du moment ; il me semble


que pour se dérober à elle-même la vue de son fils et celle du cadavre de
son époux, elle a dû [aurait dû] porter une de ses mains sur ses yeux, et de
l’autre montrer à l’enfant ingrat le cadavre de son père. On n’en aurait pas
moins aperçu sur le reste de son visage toute la violence de sa douleur ; et
la figure en eût été plus simple et plus pathétique encore… »

Toujours est-il que le désespoir est tangible. La mort du père exclut la possibilité
d’implorer son pardon. À tout jamais, la voix de la conscience hantera le fils. La
violence de sa désertion relèvera de l’irréversible.

Pardonner la violence, notamment la violence filiale, serait vertu.

Le diptyque de Greuze est l’antithèse de la parabole de l’enfant prodigue de l’Évangile


de Luc, verset 15, qui évoque un retour au bercail apparemment peu glorieux, la part
d’héritage ayant été dissipée.

Dans le récit attribué au Christ, Luc décrit les circonstances qui amènent l’étourdi à
faire le projet de retourner chez lui pour bénéficier de ressources faciles.

Jésus leur dit encore :

« Un homme avait deux fils, dont le plus jeune dit à son père : “Mon père,
donne-moi la part du bien qui me doit échoir.” Ainsi, le père leur partagea
son bien. Et peu de temps après, ce plus jeune fils ayant tout amassé, s’en
alla dehors dans un pays éloigné, et il y dissipa son bien en vivant dans la
débauche. Après qu’il eut tout dépensé, il survint une grande famine en ce
pays-là ; et il commença à être dans l’indigence. Alors il s’en alla, et se mit
au service d’un des habitants de ce pays-là, qui l’envoya dans ses possessions
pour paître les pourceaux. Et il eût bien voulu se rassasier des carouges
que les pourceaux mangeaient ; mais personne ne lui en donnait. Étant donc
rentré en lui-même, il dit : Combien y a-t-il de gens aux gages de mon père,
qui ont du pain en abondance ; et moi je meurs de faim ! Je me lèverai, et
m’en irai vers mon père, et je lui dirai : “Mon père, j’ai péché contre le
ciel et contre toi, et je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi
comme l’un de tes domestiques.” »

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Dans le texte évangélique, le père privé de fils ne maudit pas le fils qui revient mais

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


le bénit, comme si ce qu’il avait fait n’était rien.

« Il partit donc, et vint vers son père. Et comme il était encore loin, son
père le vit, et fut touché de compassion ; et courant à lui, il se jeta à son
cou et le baisa. Et son fils lui dit : “Mon père, j’ai péché contre le ciel et
contre toi, et je ne suis plus digne d’être appelé ton fils”. Mais le père dit à
ses serviteurs : “Apportez la plus belle robe et l’en revêtez ; et mettez-lui
un anneau au doigt et des souliers aux pieds ; et amenez un veau gras et
le tuez ; mangeons et réjouissons-nous ; parce que mon fils que voici était
mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, mais il est retrouvé.” »

Ce qui aurait dû être considéré comme violence impardonnable se trouve pardonné,


et même au-delà, presque fêté, comme si la présence du fils était d’autant plus
précieuse. À tel point que le fils aîné qui, lui, était resté fidèlement auprès des siens
s’en offusque. La parabole dite du père miséricordieux ne semble pas tenir compte
de la fidélité sans faille de celui-ci, malgré l’argumentaire de celui qui, n’étant jamais
parti, n’en revient pas que son frère se trouve à ce point fêté :

« Et ils commencèrent à se réjouir. Or, le fils aîné était dans les champs.
Lorsqu’il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et les danses.
Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que c’était. Ce serviteur lui
dit : ton frère est de retour, et, parce qu’il l’a retrouvé en bonne santé, ton
père a tué le veau gras. Il se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son
père sortit, et le pria d’entrer. Mais il répondit à son père : voici, il y a tant
d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais
tu ne m’as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et
quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées,
c’est pour lui que tu as tué le veau gras ! Mon enfant, lui dit le père, tu es
toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à toi ; mais il fallait bien s’égayer
et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et qu’il est revenu à
la vie, parce qu’il était perdu et qu’il est retrouvé. »

Arbitraire du pardon ? L’offense subie est-elle ainsi réduite à rien ? Fêter à ce point celui
qui est revenu après avoir tout dilapidé et jamais celui qui est resté est-il pleinement
respectueux ? Le père miséricordieux est-il un père inconscient ?

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Refuser de pardonner la violence serait respecter sa liberté de son auteur.
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

En effet, si table rase est faite de la mémoire de ce qu’a fait ou n’a pas fait l’un ou
l’autre, tout se passe comme si ce qui avait été choisi était indifférent. En ce sens, le
pardon, qui efface, n’est-il pas un déni de ce qui a été ? Certes, d’une certaine façon,
le ressentiment enferme, rend difficile le passage à autre chose. Mais donner quitus
n’est-il pas plus contradictoire encore ?

On dit parfois que la lettre de rupture que Freud choisit d’adresser à Jung, qu’il
considérait comme son fils spirituel, le 3 janvier 1913, qu’elle sait mentionner ce
sur quoi Freud ne fera jamais l’impasse, une déclaration impardonnable à ses yeux,
émanant de celui dont il avait fait son dauphin, qui avait osé déclarer que Freud avait
à son égard une influence castratrice. D’où un rejet en bonne de Jung par Freud, eu
égard eu parricide symbolique ainsi perpétré :

« Je vous propose donc que nous rompions tout à fait nos relations privées.
Je n’y perds rien, car dans mon âme je ne suis plus lié à vous que par le fil
ténu de l’effet prolongé de déceptions antérieures, et vous ne pouvez qu’y
gagner, puisque vous avez récemment déclaré à Munich qu’une relation intime
avec un homme agissait de façon inhibitrice sur votre activité scientifique.
Prenez donc votre pleine liberté et épargnez-moi les prétendus “services
d’amitié”. Nous sommes d’accord sur ce point, que l’homme doit subordonner
dans son domaine ses sentiments personnels aux intérêts généraux. Vous
n’aurez donc jamais de raison de vous plaindre d’un manque de correction
chez moi là où il s’agit de communauté de travail et de la poursuite de buts
scientifiques ; je peux le dire, aussi peu de raison désormais que jusqu’à
présent. D’autre part j’attends la même chose de vous. »

Cette lettre effectue un bilan, en prenant acte de déceptions éprouvées, et d’une


blessure avérée, Jung ayant évoqué devant des tiers des effets indésirables de sa
fréquentation de Freud, la rupture est consommée sans ajournement ni tentative
infructueuse de réconciliation ou d’explication.

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Le pardon serait la seule alternative à la violence.

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


Certes, pardonner la violence d’une blessure pourrait manifester quelque chose
comme un déni. Mais pour autant, n’est-ce pas le seul moyen d’éviter l’enfermement
et de garder une porte ouverte ?

Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt fait du pardon ce qui garantit
l’ouverture de l’avenir :

« Le pardon est certainement l’une des plus grandes facultés humaines


et peut-être la plus audacieuse des actions, dans la mesure où elle tente
l’impossible – à savoir défaire ce qui a été fait – et réussit à inaugurer un
nouveau commencement là où tout semblait avoir pris fin. »

Ou encore, l’énergie du pardon et son intensité pourraient faire ombrage à la violence


elle-même :

« Contre l’irréversibilité et l’imprévisibilité du processus déclenché par


l’action, le remède ne vient pas d’une autre faculté éventuellement supérieure,
c’est l’une des virtualités de l’action elle-même. La rédemption possible de
la situation d’irréversibilité – dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a
fait, alors que l’on ne savait pas, et qu’on ne pouvait pas savoir ce que l’on
faisait – c’est la faculté de pardonner. »

Or, Hannah Arendt prend bien soin d’articuler le pardon et la promesse, pour rendre
possible une modification des rapports inter-intersubjectifs :

« Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le


remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. Ces
deux facultés vont de pair : celle du pardon sert à supprimer les actes du
passé, dont les fautes» sont suspendues comme une épée de Damoclès
au-dessus de chaque génération nouvelle, l’autre, qui consiste à se lier par
des promesses, sert à disposer, dans cet océan d’incertitude qu’est l’avenir
par définition, des îlots de sécurité sans lesquels aucune sécurité, sans même
parler de durée, ne serait possible dans les rapports des hommes entre eux. »

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Faut-il se priver alors, sous le prétexte que la violence est violence, de la possibilité de
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

surprendre par le pardon ? Contre toute attente, alors qu’on s’attendait à la violence
du ressentiment comme réplique à la violence de l’agression, le pardon peut advenir,
comme seule action qui ne soit pas ré-action :

« Le pardon est la seule réaction qui ne se borne pas à ré-agir mais qui
agisse de façon nouvelle et inattendue, non conditionnée par l’acte qui l’a
provoquée ».

S’installer dans une logique de violence et de vengeance reviendrait ainsi à faire


violence à soi :

« Si nous n’étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous


avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique
dont nous ne pourrions jamais nous relever, nous resterions à jamais
victimes de ses conséquences, pareils à l’apprenti sorcier qui, faute de
formule magique, ne pouvait jamais briser le charme. Si nous n’étions liés
par des promesses, nous serions incapables de conserver nos identités, nous
serions condamnés à errer sans force et sans but, chacun dans les ténèbres
de son cœur solitaire, pris dans les équivoques et les contradictions de ce
cœur – dans les ténèbres que rien ne permet de dissiper, sinon la lumière
que porte dans le domaine public la présence des autres, qui confirment
l’identité de l’homme qui promet et de l’homme qui accomplit. »

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15. L’HABITUDE COMME VIOLENCE DANS LA PEAU ?__________________

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


L’habitude, terme qui vient de latin habere, avoir, désigne une incorporation. C’est
une appropriation tellement radicale, une introjection tellement décisive qu’elle finit
par faire corps avec nous. On pourrait, à titre de métaphore, parler de l’habitude non
seulement comme d’une « mémoire dans la peau », pour reprendre le titre d’un film
de Doug Liman, mais aussi et surtout d’une « violence dans la peau ». On se serait
tellement accoutumé à un comportement qu’on ne pourrait plus ni faire ni exister
autrement.

Ainsi, on dit de la promenade que faisait tous les soirs Emmanuel Kant à Königsberg
qu’elle était d’une telle régularité que les habitants se réglaient sur elle pour avoir
l’heure. Dans Les derniers jours d’Emmanuel Kant, Thomas de Quincey, dans la
compilation qu’il effectue à partir des biographies de Kant, et attribuant ce souvenir
à Wasianski, fait état d’un étrange revirement, eu égard au caractère très casanier
du philosophe. Après avoir demandé à Wasianski de rassembler de l’argent pour
financer un voyage à l’étranger, démarche très étonnante de la part de celui qui de
sa vie n’avait jamais quitté Königsberg, Kant se laisse persuader d’effectuer d’abord
une petite excursion dans la campagne environnante :

« En se mettant en voiture, l’ordre du jour de Kant fut : “De la distance,


de la distance ! Surtout, allons bien loin.” Mais à peine eûmes-nous atteint
les portes de la ville que le voyage sembla avoir duré trop longtemps. En
arrivant au cottage, nous trouvâmes le café qui nous attendait. Mais il ne
voulut même pas se donner le temps de le boire avant de redemander la
voiture, et le voyage du retour lui sembla insupportablement long, quoique
nous n’y mîmes qu’un peu moins de vingt minutes. Il ne cessait de s’écrier :
“Ce ne sera donc jamais fini ?” Et grande fut sa joie quand il se retrouva dans
son cabinet de travail, déshabillé, et au lit. Et cette nuit-là, il dormit en paix
et fut délivré pour une fois de la persécution des rêves. »

L’accoutumance l’emporte ici sur la tentative de sortir d’elle. Le choix délibéré de faire
de Königsberg un microcosme, un monde en miniature qui opère comme synthèse
de la terre habitée prévaut sur la tentative d’escapade, et l’arrête.

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L’habitude serait une emprise qui pourrait faire violence à l’autonomie.
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Reprenant à son compte la notion antique d’habitus, manière d’être par incorporation,
presque au sens d’une mémoire génétique, d’éléments satellites, le sociologue Pierre
Bourdieu a montré comment, du fait de stratégies émanant d’agents qui, dans des
champs de pouvoir, sont en situation dominante, des dispositions sociales sont
mémorisées, pour que la domination se trouve reconduite de génération en génération.

Il entend par disposition (terme qui traduit celui d’habitus, donc) comme une syntaxe, une
grammaire qui serait reçue dans la famille et qui faciliterait, dans les postures sociales
futures, des schémas d’appropriation. Ainsi dans Le Sens pratique, Bourdieu définit
les dispositions, viatiques familiaux pour affronter la société, comme des « structures
structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes. » L’habitus
serait non seulement un certain marqueur social mais aussi un outil d’appréhension
et de conquête qui relèverait d’un ADN culturel.

On pourrait ainsi envisager un empire de la mémoire familiale ou clanique transmise.


Par exemple, dans un texte qui s’intitule La Distinction, et dont le sous-titre est Critique
sociale du jugement, le sociologue envisage la fréquentation réglée du beau comme
manière de maintenir et de transmettre les inégalités sociales.

Entre ceux qui sont dans la prise en compte d’un strict nécessaire, qui ne laisse ni
loisir ni répit, ceux dont l’éducation, moyenne, ne fait connaître que les raccourcis,
les clichés, les tableaux dont il faut savoir parler, dans une confusion du jugement
déterminant et du jugement réfléchissant, et ceux dont le rapport aux œuvres et aux
paysages est comme une respiration naturelle. Le luxe du loisir, de la fréquentation
ordinaire de l’extraordinaire, opère alors comme ostentation, preuve ontologique
d’appartenance à l’élite.

Ainsi, toujours dans La Distinction, la « science du goût et de la consommation


culturelle », héritage familial qui fait rencontrer sélectivement la nourriture, à travers
les pratiques sociales apparemment les plus anodines :

« L’antithèse entre la quantité et la qualité, la grande bouffe et les petits plats,


la substance et la forme ou les formes, recouvre l’opposition, liée à des
distances inégales à la nécessité, entre le goût de nécessité, qui porte vers

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les nourritures à la fois les plus nourrissantes et les plus économiques, et le

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


goût de liberté- ou de luxe- qui, par opposition au franc-manger populaire,
porte à déplacer l’accent de la matière vers la matière (de présenter, de
servir, de manger, etc.) par un parti de stylisation qui demande à la forme
et aux formes d’opérer une dénégation de la fonction. »

De telles structurations familiales, élitistes ou populaires, qui permettent à l’individu


d’hériter symboliquement de modalités de comportements sociaux très spécifiques. Si
la transmission familiale est essentiellement reproductrice, même si les dispositions
sont plastiques et adaptatives, peut-on même parler, pour les individus, d’autonomie,
s’ils sont sous l’emprise de conditionnements qui les déterminent ?

Le conditionnement de l’habitude fait-il toujours violence à l’être ?

Pierre Bourdieu décline dans un registre politique ce que Marcel Mauss, dans un
registre plus large, supposait des manières mêmes de faire usage de soi, dans son
ouvrage Les techniques du corps :

Dans Les Techniques du corps, Marcel Mauss se réfère à la manière qu’ont les individus
dans différentes sociétés de nager, défiler, marcher, courir, chasser…

Il se réfère à une évidence ancienne, qui l’amena ensuite à une enquête plus systématique :

« Je savais bien que la marche, la nage, par exemple, toutes sortes de choses
de ce type sont spécifiques à des sociétés déterminées ; que les Polynésiens
ne nagent pas comme nous, que ma génération n’a pas nagé comme la
génération actuelle nage. »

On le voit, Marcel Mauss va mettre à jour des schémas fonctionnels dont il importe
que le corps garde mémoire :

« Autrefois, on nous apprenait à plonger après avoir nagé. Et quand on


nous apprenait à plonger, on nous apprenait à fermer les yeux, puis à les
ouvrir dans l’eau. Aujourd’hui, la technique est inverse. On commence tout
l’apprentissage en habituant l’enfant à se tenir dans l’eau les yeux ouverts.
Ainsi, avant même qu’ils nagent, on exerce les enfants surtout à dompter
des réflexes dangereux mais instinctifs des yeux, on les familiarise avant

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tout avec l’eau, on inhibe des peurs, on crée une certaine assurance, on
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

sélectionne des arrêts et des mouvements. Il y a donc une technique de la


plongée et une technique de l’éducation de la plongée qui ont été trouvées
de mon temps. »

Si Mauss insiste à ce point sur la transmission des techniques du corps, c’est que
l’imitation est condition d’une appropriation qui pourra elle-même se trouver remise
en question, infléchie, et que le nouveau modèle sera lui-même un patrimoine à
compléter et à transmettre :

« L’enfant [...] imite des actes qui ont réussi et qu’il a vu réussir par des
personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L’acte s’impose du
dehors, d’en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son
corps. L’individu emprunte la série des mouvements dont il est composé
à l’acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres. »

Ces perspectives conduisent donc Mauss à une définition :

« …nous avons affaire à des techniques du corps. Le corps est le premier et


le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler
d’instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même
temps, moyen technique, de l’homme, c’est son corps. »

Et, prenant à témoin les postures de ceux qui écoutent cette conférence, Mauss
interpelle son auditoire pour qu’il constate, ici et maintenant, quel fut un épisode,
collectif, du devenir de l’agencement des corps et des regards :

« Regardons-nous en ce moment nous-mêmes. Tout en nous tous se


commande. Je suis en conférencier avec vous ; vous le voyez à ma posture
assise et à ma voix, et vous m’écoutez assis et en silence. Nous avons un
ensemble d’attitudes, permises ou non, naturelles ou non. Ainsi, nous
attribuerons des valeurs différentes au fait de regarder fixement : symbole
de politesse à l’armée, et d’impolitesse dans la vie courante. »

Conditionnement consenti ? Ou subi ? Dans Orange mécanique, dont le titre original


est A Clockwork Orange, film de 1971 de Stanley Kubrick, d’après le roman d’Anthony
Burgess de 1962, une proposition est faite au jeune Alex, incarcéré à la suite de crimes

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relevant de l’« ultra-violence » : être libéré s’il accepte d’être conditionné, comme le

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


chien de Pavlov, à un rejet physique de l’agressivité.

À cette fin, les apprentis sorciers missionnés par le ministère de l’intérieur viseront
à constituer chez lui des réflexes conditionnés en associant à des images de violence
des décharges électriques. À tel point qu’Alex, tant que les effets du conditionnement
ne seront pas dissipés, ne pourra même plus se défendre contre la violence lorsqu’il
sera libéré, associant à celle-ci une aversion radicale.

Certes, dans le texte de Burgess, il est présenté comme le premier criminel définitivement
adouci et apaisé, par la magie des associations synaptiques :

« Et en dessous de ma photo ça disait qu’on avait là le premier diplômé


du nouvel Institut d’État pour la Récupération des Personnes Criminelles,
guéri de ses instincts criminels… »

La violence faite à Alex pour le détourner de l’ultra-violence n’est-elle pas elle-même


ultra-violence ? Elle revient à vouloir enfermer de toute force un individu en devenir
dans un carcan et dans une essence.

Opposer alors, à la violence de l’habitude, l’énergie de la pensée ?

Jean-Paul Sartre, philosophe existentialiste, met en scène dans son roman de 1938, La
Nausée, un narrateur pris de dégoût lorsqu’il confronte le corps verrouillé des plantes
et le corps plastique, adaptatif, et qui devrait rester tel, des humains. Il personnifie
à cette fin le végétal pour manifester la violence des lois de l’espèce qui corsètent
son organisme.

Une envie de vomir saisit son héros Antoine Roquentin, fixant un jour une racine,
l’organe végétal le plus ancré, l’envers du sexe, à Bouville, la ville des bœufs :

« Et cette racine ? Il aurait sans doute fallu que je me la représente comme


une griffe vorace, déchirant la terre, lui arrachant sa nourriture ? Impossible
de voir les choses de cette façon-là. Des mollesses, des faiblesses, oui. Les
arbres flottaient. Un jaillissement vers le ciel ? Un affalement plutôt ; à chaque
instant, je m’attendais à voir les troncs se rider comme des verges lasses, se

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recroqueviller et tomber sur le sol en un tas noir et mou avec des plis. Ils
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

n’avaient pas envie d’exister, seulement, ils ne pouvaient pas s’en empêcher,
voilà. Alors ils faisaient toutes leurs petites cuisines, doucement, sans entrain ;
la sève montait lentement dans les vaisseaux, à contrecœur, et les racines
s’enfonçaient lentement dans la terre. Mais ils semblaient à chaque instant
sur le point de tout planter là et de s’anéantir. Las et vieux, ils continuaient
d’exister, de mauvaise grâce, simplement parce qu’ils étaient trop faibles
pour mourir, parce que la mort ne pouvait leur venir que de l’extérieur :
il n’y a que les airs de musique pour porter fièrement leur propre mort
en soi, comme une nécessité interne ; seulement, ils n’existent pas. Tout
existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre. »

Dans ce texte, à l’écriture paradoxale où Sartre s’ingénie à peindre aussi bien les vivants
qui précisément n’ont pas à vouloir, et qui ont si peu à vouloir que leur vouloir est
languissant, pénible, alors que portant la sève est là, prête à monter, que les œuvres
de l’homme qui, significatives, ont à vouloir, à peiner et à jouir.

Au point que les plantes sont dites « prêtes à tout planter là », ne réalisant qu’une
nature, récurrente, sans signification individuelle, alors que les petites musiques,
elles, individuées, ne sont pas petites cuisines, mais participent de la douleur et de la
joie d’être faillible, jouissent de surgir, faillir, composer. Alors que les arbres, qui sont
autant de verges lasses même avoir d’avoir combattu, sont les effets d’une cause,
persistent dans une essence, sans porter en eux-mêmes la jubilation de la dernière
note. Les végétaux, par la tyrannie des corps qu’ils sont, végètent. Par l’ouverture des
corps qu’ils ont, les humains inventent.

Plus tard, en 1964, À la fin des Mots, roman autobiographique, Sartre reviendra sur
la nécessité qui fut la sienne, pour grandir, de se déprendre progressivement des
conditionnements familiaux. Par exemple, restituer la culture qui lui était inculquée
comme on restitue la chaleur :

« Qu’ils écoutent mon babillage ou l’art de la fugue, les adultes ont le même
sourire de dégustation malicieuse et de connivence ; cela montre ce que je
suis au fond : un bien culturel. La culture m’imprègne et je la rends à la famille
par rayonnement, comme les étangs, au soir, rendent la chaleur du jour. »

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Or, penser requiert d’aller contre des habitudes transmises comme par des gènes, ou

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


encore de faire jouer l’énergie de la pensée ouverte contre la violence de l’habitude
qui incarcère :

« J’ai changé. Je raconterai plus tard quels acides ont rongé les transparences
déformantes qui m’enveloppaient, quand et comment j’ai fait l’apprentissage
de la violence, découvert ma laideur – qui fut pendant longtemps mon
principe négatif, la chaux vive où l’enfant merveilleux s’est dissous – par
quelle raison je fus amené à penser systématiquement contre moi-même
au point de mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle me causait.
L’illusion rétrospective est en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout se
délabre, l’édifice tombe en ruine, j’ai pincé le Saint-Esprit dans les caves et
je l’en ai expulsé ; l’athéisme est une entreprise cruelle et de longue haleine :
je crois l’avoir menée jusqu’au bout. Je vois clair, je suis désabusé, je connais
mes vraies tâches, je mérite sûrement un prix de civisme ; depuis à peu près
dix ans je suis un homme qui s’éveille, guéri d’une longue, amère et douce
folie et qui n’en revient pas et qui ne peut se rappeler sans rire ses anciens
errements et qui ne sait plus que faire de sa vie. »

Fait écho à cette audace de l’existence le souvenir d’une situation autrefois éprouvée,
mais désormais revendiquée : être sorti de la voie balisée d’une vie déjà sur les rails
à la destination sécurisée.

« Je suis redevenu le voyageur sans billet que j’étais à sept ans : le contrôleur
est entré dans mon compartiment, il me regarde, moins sévère qu’autrefois :
en fait il ne demande qu’à s’en aller, qu’à me laisser finir le voyage en paix ;
que je lui donne une excuse valable, n’importe laquelle, il s’en contentera.
Malheureusement je n’en trouve aucune et, d’ailleurs, je n’ai même pas
l’envie d’en chercher : nous resterons en tête à tête, dans le malaise, jusqu’à
Dijon où je sais fort bien que personne ne m’attend. »

L’habitude, sous la douceur apparente des conforts qu’elle offre, peut brutaliser.

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16. POUR FAIRE LA PAIX, CONSENTIR À LA VIOLENCE DE LA GUERRE ?__
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Pour faire la paix, faut-il préparer la guerre ? Pour maintenir l’assise d’une paix
négociée qui reste fragile, puisque le rapport de force qui l’a installée est mouvant ?
Ou bien pour faire la guerre à la guerre ?

Les humains, êtres de désir et non de besoin, sont-ils constamment dans la rivalité ?
Autant les autres animaux, strictement soumis aux lois de l’espèce, sont voués à un
équilibre, autant l’homme, parce qu’il peut manifester une inventivité, et surprendre,
peut créer violemment des collisions. Il se heurte alors aux autres, ce qui peut
l’amener à se heurter à lui-même. La guerre au-dehors recouvre aussi bien une
guerre au-dedans. Les conflits extérieurs sont aussi intérieurs.

Henri Barbusse, dans Le Feu, journal d’une escouade, prix Goncourt 1916, dédié A la
mémoire des camarades tombés à côté de moi à Crouy et sur la côte 119, lors de la bataille
d’Artois, ouvre son texte de témoignage du poilu qu’il fut par un chapitre nommé La
vision. Les grands blessés d’un sanatorium, apprennent que la guerre est déclarée :

« Si attendue qu’elle soit, la nouvelle cause une sorte d’éblouissement, car


les assistants en sentent les proportions démesurées.
Ces hommes intelligents et instruits, approfondis par la souffrance et la
réflexion, détachés des choses et presque de la vie, aussi éloignés du reste
du genre humain que s’ils appartenaient déjà à la postérité, regardent au
loin, devant eux, vers le pays incompréhensible des vivants et des fous.
- C’est un crime que commet l’Autriche, dit l’Autrichien.
- Il faut que la France soit victorieuse, dit l’Anglais.
- J’espère que l’Allemagne sera vaincue, dit l’Allemand. »

Dans cet échange paradoxal, est manifesté un pas de côté. Celui que préconisait
Emmanuel Kant, dans un texte des Lumières très puissant : le Projet de paix perpétuelle.

Pour préparer la paix, il faudrait consentir à la violence de la guerre.

Pour faire la guerre à la guerre. Parce que la guerre c’est « la monotonie infinie des
misères ». Le roman de Henri Barbusse intitulé le Feu, comprend un chapitre intitulé
aussi le Feu.

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Au sens propre : il s’agit d’un épisode où les poilus affrontent le terrain à découvert,

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


deviennent pour la mitraille ennemie comme du gibier, pour aller d’une tranchée
l’autre. Au sens figuré : Ce texte met flamme et lumière à la conscience, Barbusse
étant aussi un lanceur d’alerte :

« – C’est vrai, c’qu’i’ dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa cangue.
Quand j’sui’ été en permission, j’ai vu qu’j’avais oublié bien des choses de
ma vie d’avant. Y a des lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un
livre que j’ouvrais. Et pourtant, malgré ça j’ai oublié aussi ma souffrance de
la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui
pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu’on est.
– Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu !
Cette perspective vint s’ajouter à la déchéance de ces créatures comme la
nouvelle d’un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.
– Ah ! si on se rappelait ! s’écria l’un.
– Si on s’rappelait, dit l’autre, y aurait plus d’guerre !
Un troisième ajouta magnifiquement :
– Oui, si on s’rappelait, la guerre serait moins inutile qu’elle ne l’est.
Mais tout d’un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua
ses bras boueux et d’où tombait la boue, et, noir comme une grande chauve-
souris engluée, il cria sourdement :
– Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là ! »

Dans le chapitre XXIV, l’Aube, au sens propre comme au sens figuré, les combattants,
lors d’un épisode épouvantable de la bataille d’Artois, lorsque les explosions d’obus
occasionnent une inondation, attendent, dans l’eau et la boue, entourés de nombreux
cadavres de noyés, que le jour se lève. Ils attendent aussi que se lève l’esprit de la
paix, lorsque l’esprit de la guerre aura été abattu.
Le narrateur s’entretient alors avec son camarade Paradis, qui définit d’abord ce
qu’est la guerre, par la violence de ses effets :

« – Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-il d’une voix lointaine. C’est pa’ aut’
chose. »

Il veut dire, et je comprends avec lui :

« Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles
visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps

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où l’on se démène en criant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable,
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâme


saleté. C’est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui
ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace.
C’est cela, cette monotonie infinie de misères, interrompue par des drames
aigus, c’est cela, et non pas la baïonnette qui étincelle comme de l’argent,
ni le chant de coq du clairon au soleil ! »

Un tel propos s’attache à désesthétiser la guerre. Revue, oriflamme, argent, soleil,


risquent de cacher sa dimension déformante et repoussante.

L’expression que Paradis emploie pour dire la guerre « une monotonie infinie de
misères », dans le chapitre XXIV du Feu fait écho au chant XXIV de l’Iliade.

« Monotonie infinie » met l’adversaire sur le même plan, établit une analogie avec lui,
de la même manière que Priam, père d’Hector, se compare à Pélée, père d’Achille,
pour obtenir d’Achille le corps abîmé d’Hector. Le corps très abîmé d’Hector qu’Achille
a traîné derrière son char pour se venger de la mort de Patrocle.

Cette entrevue entre le roi Priam, et Achille, qui a tué son fils Hector, est d’ailleurs
novatrice et surprenante.

En effet, au chant XXII, Achille a refusé de rencontrer Hector. Au nom de cette causalité
verticale qui veut que les êtres se situent strictement dans un rapport de descendance
qui détermine tout, ce à qui ils peuvent parler comme ceux auxquels ils ne peuvent
pas parler « Hector à jamais exécré, ne viens pas me parler d’accords. Car il n’y a
pas entre les lions et les hommes de serments assurés ; les loups et les agneaux
n’ont pas une âme animée de sentiments communs, de même il n’y a pas d’amitié
possible entre toi et moi. »

Or, contre toute attente, au chant XXIV, Priam compare Achille à Hector. Si Achille
était mort et non pas Hector, alors Pélée, père d’Achille, aurait imploré Hector de lui
rendre le corps de son fils, comme lui, Priam, est en train de le faire pour son fils
Hector. Certes, Achille et Hector sont des adversaires, mais aussi des fils qui ont en
commun l’amour que leurs pères respectifs leur portent.

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Priam à Achille : « J’ai eu le courage de ce qu’aucun mortel n’a jamais fait sur terre :

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


porter jusqu’à ma bouche la main de celui qui tua mon enfant. »

D’où, dans la suite du chant XXIV, une comparaison entre Achille et Priam qui va
jusqu’à la substituabilité. Chacun découvre, dans celui de l’autre camp, son alter ego :

« Priam, fils de Dardanos, admirait Achille, et si grand, et si beau. De son


côté, Achille admirait Priam, issu de Dardanos, considérant sa belle apparence
et l’écoutant parler. »

Cette analogie est tellement décisive dans la culture grecque que la plus ancienne
tragédie grecque à nous être parvenue, Les Perses d’Eschyle, célèbre la victoire des
Grecs sur les Perses, à Salamine, par l’évocation du désarroi des Perses, et notamment
d’Atossa la reine, veuve de Darios et mère du grand roi Xerxès, qui vient d’être défait.
Eschyle, qui a combattu en personne à Salamine, parvient à se mettre à la place de la
patrie rivale, du combattant de l’autre rive, comme pour pleurer avec lui, tout autant
qu’il se réjouit comme Athénien.

Le soldat de Marsala, chant de 1861 de Gustave Nadaud, après l’expédition des Mille, fait
état d’une analogie entre un soldat de l’armée de Garibaldi et un soldat de l’armée du
roi. La phrase de conclusion de la chanson, « C’était à Marsala », montre la souffrance
de celui qui, à Marsala, a tué un ennemi, quasiment par hasard, ayant en la chance
de faire mouche, pas l’autre :

« Nous étions au nombre de mille,


Venus d’Italie et d’ailleurs,
Garibaldi, dans la Sicile,
Nous conduisait en tirailleurs ;
J’étais un jour seul dans la plaine
Quand je trouve en face de moi
Un soldat de vingt ans à peine
Qui portait les couleurs du roi.
Je vois son fusil se rabattre :
C’était son droit ; j’arme le mien,
II fait quatre pas, j’en fais quatre,
II vise mal, je vise bien. »

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Sa douleur vient d’avoir découvert, sur le corps de l’autre, un médaillon semblable
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

au sien :

« Je voulus panser sa blessure,


J’ouvris son uniforme blanc :
La balle, sans éclaboussure,
Avait passé du cœur au flanc.
Entre le drap et la chemise,
Je vis le portrait en couleurs
D’une femme vieille et bien mise
Qui souriait avec douceur.
Depuis, j’ai vécu Dieu sait comme,
Mais tant que cela doit durer,
Je verrai mourir le jeune homme
Et la bonne dame pleurer. »

Souffrir, alors, de tourner la violence de la guerre contre son frère humain, son
alter ego ?

Dans le chapitre XXIV du Feu de Barbusse, l’appartenance commune à l’humanité est


manifestée, magnifiée, la guerre allant jusqu’à être pensée comme un suicide collectif :
– « Deux armées qui se battent, c’est comme une grande armée qui se suicide ! »

Dès lors, inhumaine, la guerre engendre des déperditions. L’animal ne peut pas se
dés-animaliser. L’homme, dans la guerre, peut se déshumaniser, et perdre de vue
que l’autre, même en face, est son alter ego :

« Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espèce de banquise
disputée par les éléments, avec leurs sombres masques en lambeaux. La
protestation qui les soulevait était tellement vaste qu’elle les étouffait.
– On est fait pour vivre, pas pour crever comme ça !
– Les hommes sont faits pour être des maris, des pères – des hommes,
quoi ! – pas des bêtes qui se traquent, s’égorgent et s’empestent.
On voyait que cette idée les tourmentait : qu’essayer de vivre sa vie sur la
terre et d’être heureux, ce n’est pas seulement un droit, mais un devoir – et
même un idéal et une vertu ; que la vie sociale n’est faite que pour donner
plus de facilité à chaque vie intérieure.
– Vivre !… »

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Pour faire la paix, il faudrait aspirer d’abord et avant tout à la douceur de la paix.

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


Dans La Madelon, chanson de 1912, créée par Bach en 1914, paroles de Louis Bousquet,
musique de Camille Robert, l’aspiration à la paix s’énonce à travers l’aspiration à
l’amour. Le Temps des cerises que Jean-Baptiste Clément a écrit en 1868 aspirait à
la paix civile. La Madelon, chanson écrite en 1912, lors de la montée des périls, aspire
à une sérénité internationale compromise :

« La servante est jeune et gentille,


Légère comme un papillon.
Comme son vin son œil pétille,
Nous l’appelons la Madelon
Nous en rêvons la nuit, nous y pensons le jour,
Ce n’est que Madelon mais pour nous c’est l’amour. »

La main de Madelon, être féminin actif et gentil, ne peut être accordée au soldat qui
la demande. Madelon en a besoin pour « servir à boire » à tout un régiment :

« Un caporal en képi de fantaisie


S’en fut trouver Madelon un beau matin
Et, fou d’amour, lui dit qu’elle était jolie
Et qu’il venait pour lui demander sa main
La Madelon, pas bête, en somme,
Lui répondit en souriant :
“Et pourquoi prendrais-je un seul homme
Quand j’aime tout un régiment ?
Tes amis vont venir. Tu n’auras pas ma main
J’en ai bien trop besoin pour leur verser du vin.” »

Mais ce pacifisme auquel tous aspirent risquerait d’être irénisme naïf, s’il ne se donnait
pas les moyens de s’opposer au bellicisme.
Le texte d’Henri Barbusse, le Feu, n’est pas un texte pacifiste inconditionnel. Il s’en
prend, certes, au bellicisme de ceux qui se réfèrent un patriotisme non respectueux
de l’adversaire. Mais il est aussi pragmatique.
Lorsque la guerre est là, il s’agit non plus de vivre, mais de survivre.
Il faut « tenir ». Et dans Le Feu ce verbe, initialement technique, de la poliorcétique, art
de résister quand on est assiégé, plus largement de la stratégie, veut dire « tenir la

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position », la ligne de front, ne pas reculer. Mais aussi, « tenir bon », « tenir le coup »,
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

c’est-à-dire « survivre » :

« – Il faut se battre ! gargouilla la voix rauque d’un corps qui, depuis notre
réveil, se pétrifiait dans la boue dévoratrice. Il le faut ! – et le corps se
retourna pesamment. – Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forces
et nos peaux, et nos cœurs, toute not’ vie, et les joies qui nous restaient !
L’existence de prisonniers qu’on a, il faut l’accepter des deux mains ! Il faut
tout supporter, même l’injustice, dont le règne est venu, et le scandale et
la dégoûtation qu’on voit – pour être tout à la guerre, pour vaincre ! Mais,
s’il faut faire un sacrifice pareil, ajouta désespérément l’homme informe, en
se retournant encore, c’est parce qu’on se bat pour un progrès, non pour
un pays ; contre une erreur, non contre un pays. »

Cette distinction fait écho à un échange précédent entre poilus :

« – Il n’y aura plus d’guerre, gronde un soldat, quand il n’y aura plus
d’Allemagne. – C’est pas ça qu’il faut dire ! crie un autre. C’est pas assez. Y
aura plus de guerre quand l’esprit de la guerre sera vaincu ! »

Vaillamment, alors que fraternisations, interrogations morales, « immensité infinie


des misères » se font jour, le poilu fait la guerre, et la guerre à l’esprit de la guerre,
dans l’impératif qui est le sien de tenir, de repousser l’ennemi.

Il paye de sa personne. Lourdement. Quand il n’y laisse pas la vie. Tribut lourd que
de nombreuses chansons, à la fin de la Grande Guerre, rappellent.

Par exemple, dans la chanson de 1919 intitulée Qui a gagné la guerre ? de Charles-
Louis Pothier et Charles Borel-Clerc, est rappelé l’abnégation de celui qui a consenti
à faire barrage à l’agression :

« C’est le Poilu, soldat de France


Qui, sans peur, marchait au combat
Bravant la lutte et la souffrance
Le Poilu était toujours là !
Le sac au dos, couvert de terre
Oui, c’est lui qui fit nos succès
C’est lui qui l’a gagnée, la guerre,
Le Poilu, le soldat français ! »

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En rester, toutefois, à des alternances de guerre et de paix, d’armistice en armistice,

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


sans interroger les clauses secrètes des traités qui peuvent rivaliser en violence
avec le son des armes ?

Faire, alors, plutôt la guerre à l’esprit de guerre en installant l’esprit de paix.

Tel était bien le sens de l’ouvrage de Kant, de 1795, intitulé le Projet de paix perpétuelle.
Ou plus exactement Vers la paix perpétuelle.

Le texte auquel je vais faire appel est celui d’un grand humaniste, Kant, figure des
Lumières décisive, qui tira le bilan de ce moment de la pensée occidentale. Kant était
de Prusse orientale, d’une ville nommée alors Kœnigsberg. Inspiré par le projet d’une
autre figure des Lumières, cette fois française, Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur de
Paul et Virginie. Les aspirations à la paix, et les concepts qui les sous-tendent n’ont
pas de patrie. Non plus que la tentation du conflit permanent.

C’est ainsi que Kant, au début de son Projet de paix perpétuelle avoue ne connaître
pour paix perpétuelle que celle de la mort. L’enseigne d’un aubergiste, en face d’un
cimetière. En effet, comme la paix est assise sur les traités de guerres précédentes,
négociés dans le cadre d’un rapport de force. Il suffit que le rapport de force change
pour que la paix, frêle intermède, se trouve exténuée.

Telle l’accalmie amoureuse de la cabane au cœur de l’orage de la chanson de Fabre


d’Églantine composée en 1780, sur un air du violoniste Simon, l’Hyménée, appelée aussi
l’Orage. Son auteur fut guillotiné en l’an II de son calendrier républicain. Cette œuvre
suggère que la bergère, après l’orage, est encore affectée par celui-ci. Comme l’énonce
son amoureux : « Non, tu ne manges pas. Tu te sens de l’orage. Il a lassé tes pas. »

« Il pleut, il pleut, bergère, Presse tes blancs moutons, Allons sous ma


chaumière, Bergère, vite, allons ; J’entends sur le feuillage, L’eau qui tombe
à grand bruit : Voici, voici l’orage ; Voilà l’éclair qui luit.
Entends-tu le tonnerre ? Il roule en approchant ; Prends un abri, bergère,
À ma droite, en marchant. Je vois notre cabane… Et, tiens, voici venir Ma
mère et ma sœur Anne, Qui vont l’étable ouvrir.

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Soupons, prends cette chaise, Tu seras près de moi ; Ce flambeau de mélèze
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Brûlera devant toi ; Goûte de ce laitage ; Mais tu ne manges pas ? Tu te sens


de l’orage. Il a lassé tes pas. »

Dans cette chanson, ce qui succède à l’orage est encore tributaire de l’orage. D’ordinaire,
c’est en fonction de ce qui s’est passé, a posteriori, que la paix est imposée aux vaincus
par les vainqueurs. Paix imposée et non pas proposée. Ce qui signifie que c’est un
rapport de force, instable, qui est qui est la base des accalmies elles-mêmes. Accalmie :
le calme est adossé à ce qui n’est pas lui.

C’est en fonction de l’état actuel des forces en présence, des menaces, des occasions,
des possibilités, que telle configuration est préférée à telle autre. Aristote théorise cette
géométrie variable dans l’Éthique à Nicomaque. Il l’appelle casuistique ou prudence.
Ce qui revient à adopter, au cas par cas, des maximes hypothétiques, comme chez
Machiavel.

Celles-là même que Kant examine ici :

Divide ut regnes. Si tu veux régner, tu as intérêt à diviser.


Fac et excusa. Si tu fais quelque chose, fais-le en demandant pardon.
Si fecisti, nega. Si tu as fait quelque chose, dis que tu ne l’as pas fait.

Il s’agit pour le Prince de diviser pour mieux régner, de faire en s’excusant, si on a


fait quelque chose, dire qu’on ne l’a pas fait…

Beaucoup d’accalmies furent empoisonnées, sous-tendues par des contextes amenés


à s’inverser.

Kant, dans Vers la paix perpétuelle, suggère ainsi que les rapports humains sont plus
incertains dans la paix que dans la guerre. Comme ce qui est appelé paix n’est souvent
qu’une trêve assise sur une poudrière, les traités de paix contiennent des clauses
secrètes non publiables :

« Réserver mentalement (reservatio mentalis) de vieilles prétentions à


déterminer ce qu’aucune des parties ne tient présentement à mentionner,
c’est un procédé qui relève de la casuistique des Jésuites. »

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De ces « petits arrangements circonstanciels », le texte de Kant essaye de faire table

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


rase. En passant de la paix comme résultante à la paix comme projet. Celui d’un
cosmopolitisme sous la condition de l’hospitalité.

Poser des hommes qu’ils sont citoyens du monde, sans que pour autant il soit question
d’un seul état, parce que ce qui est vaste est tyrannique. Des états et non pas un état,
mais des états rassemblés dans une fédération. Ce texte est à la base de la SDN,
ancêtre de l’ONU.

Kant, toujours dans le Projet de paix perpétuelle, dans la seconde section, montre que
la paix et la république demandent plus de réflexion que la guerre et la tyrannie :

« … tandis qu’au contraire dans une constitution où le sujet n’est pas un


citoyen, qui par conséquent n’est pas républicaine, la guerre est la chose
du monde qui demande le moins de réflexion. »

Dès lors, à la paix toujours circonstancielle, accalmie fragile, Kant oppose la paix qui
est exigence de justice, qui ne « fait pas avec » :

Fiat justitia, pereat mundus.


« Que la justice soit, quoi qu’il en coûte. »

Cette maxime, posée a priori, au risque de l’imprudence, suggère qu’il faut faire de la
justice, qui est la paix-même, un principe absolu, de l’ordre de l’impératif catégorique,
du devoir. Cette paix a dès lors des chances d’être perpétuelle.

Kant précise à quel point le candidat à la paix perpétuelle et à la moralité est bien un
homme imparfait, sujet aux penchants sensibles :

« En sorte que bien des gens pensent que ce devrait être un état composé
d’anges, les hommes avec leurs penchants égoïstes étant incapables de
conserver une constitution de forme aussi sublime. »

C’est pourquoi la paix, aspiration du fragmentaire à la totalité perdue, est une tension de
l’âme qui relève de l’idéal, qui fait intervenir un dépassement difficile à mettre en œuvre.
C’est qu’il s’agit de manifester que l’expansion est plutôt du côté de la paix, expansion

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qualitative, dans l’explosion de l’inventaire du réel et d’une créativité tranquille. L’être
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

s’affirmerait par une paix conditionnelle, préférée non mécaniquement à la guerre.

Ainsi, Kant insiste bien sur l’idée que la paix perpétuelle ne doit pas être la paix
définitive, puisque dans une république, la réflexion des citoyens doit être invitée à
peser et la guerre et la paix, comme ceci est affirmé solennellement :

« Si l’assentiment des citoyens est exigé pour décider s’il y aura ou non
la guerre, ils réfléchiront mûrement avant d’entreprendre un jeu aussi
pernicieux. »

Et Kant va jusqu’à préciser qu’un tel déploiement doit éviter la saturation, la


thésaurisation, car celle-ci serait à nouveau un facteur de guerre :

« En effet, de ces trois puissances, celle des armées, celle des alliances, et
celle de l’argent, celle-ci pourrait bien être l’instrument de guerre le plus
certain. »

D’où un retournement de perspective :

« La paix perpétuelle qui suivra ce que l’on a nommé à tort jusqu’ici des
traités de paix (à vrai dire des armistices) n’est pas une idée creuse mais un
problème qui, solutionné peu à peu, se rapproche constamment de son but. »

La paix, chez Kant, est un idéal qui se forge, se reconfigure, mais sans jamais en
rester à l’assise conflictuelle. Le forgeron de la paix ne se venge pas, même s’ il a
perdu son fils. Il ne forge du fer que pour l’humanité.

Dans Le forgeron de la paix de Delormel, Villemer et Tac-Cœn, chanson crée vers 1880,
est manifestée la non-violence militante d’un forgeron qui ne consent qu’à forger des
outils qui permettent de faire vivre et non de faire mourir les hommes :

« Dans un village minuit sonne


Un forgeron frappe le fer
Auprès du brasier qui rayonne
Son marteau s’élève dans l’air
Il retombe et sa main velue

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S’accompagne d’une chanson

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


En forgeant un soc de charrue
Pour une prochaine moisson
C’est pour la paix, dit-il, que je travaille
Loin des canons, je vis en liberté
Je façonne l’acier qui sert à la semaille
Et ne forge du fer que pour l’humanité. »

Et lorsque l’allégorie de la guerre frappe à la porte, elle trouve aussitôt sa réponse :

« Soudain par la porte qui s’ouvre


Entre une femme au teint bronzé
Sous le long manteau qui la couvre
Elle tient un glaive brisé
Sa poitrine est toute sanglante
Et l’homme en fronçant les sourcils
Lui demande avec épouvante
“Femme que viens-tu faire ici ?”
Moi, répond alors l’étrangère
Dans les sillons, je mets du sang
Reconnais moi, je suis la Guerre !
Et Forge mon sabre à l’instant !
Le forgeron saisit la lame
Mais la broyant sous ses outils
Il lui dit : «Sois maudite, ô femme !
Toi qui m’as, un jour, pris mon fils. »

La paix n’est pas une résultante aléatoire, mais une vision, une aube. Il y a un
basculement, chez Kant, de l’a posteriori, faire avec, vers l’a priori, le devoir. Ou encore
de ce qui n’est que prudence vers ce qui est aussi moralité.

La paix est un bien commun fragile qui donne aux décideurs la tentation de rabattre
un horizon universel sur des intérêts particuliers temporaires et mouvants. La paix
ne va pas de soi, et se manifeste comme une tâche, qui apprivoise sans faillir la
rivalité et la violence.

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Ce qu’énonce l’acte constitutif de l’UNESCO de 1945 :
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

« Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit
des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix… »

Ce que reprend la Charte des Nations Unies de 1945 : « Nous, peuples des Nations
Unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre… »

Comme l’a écrit Henri Barbusse dans le dernier chapitre du Feu, « la vie d’un être
humain est aussi grande que la vie d’un autre. »

« L’égalité (sociale, car les individus ont chacun plus ou moins de valeur,
mais chacun doit participer à la société dans la même mesure, et c’est
justice, parce que la vie d’un être humain est aussi grande que la vie d’un
autre), l’égalité, c’est la grande formule des hommes. Son importance est
prodigieuse. Le principe de l’égalité des droits de chaque créature et de
la volonté sainte de la majorité est impeccable, et il doit être invincible. »

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17. LE DROIT À LA DIFFÉRENCE FAIT-IL VIOLENCE À L’UNIVERSEL ?_____

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


Le Narcisse du Caravage, peint à la toute fin du xvie siècle, représente un jeune homme
fasciné au corps en mouvement prêt à glisser dans l’eau pour se fondre à l’image dont
il est épris. Enfermé dans une adoration unidimensionnelle, il ouvre une régression
à l’infini, se mirant en train de se mirer dans l’eau.

Alain Badiou a trouvé, dans son Éloge de l’amour, une formulation qui décrit bien ce
qu’il en est de cette confusion entre désir de l’autre et désir de soi :

« C’est l’égoïsme qui est l’ennemi de l’amour, non le rival. On pourrait


dire : l’ennemi principal de mon amour, celui que je dois vaincre, ce n’est
pas l’autre, c’est le “moi” qui veut l’identité contre la différence, qui veut
imposer son monde contre le monde filtré et reconstruit dans le prisme
et la différence. »

Don Juan méconnaît l’altérité, dans le tête à tête sans répit entre le séducteur qu’il
a été et le séducteur qu’il sera. Il ne se définit que par le nombre de proies qui sont
autant de miroirs qu’il se tend.

Faire de Don Juan l’incarnation de la séduction, n’est-ce pas en faire l’incarnation


d’un égoïsme violent qui, au nom d’une particularité à assumer opère un harcèlement
incessant et successif de tous les être féminins qui se présentent à lui. Puisqu’il ne
vise que sa propre jouissance esthétique ?

Telle sera la thèse de Kierkegaard, dans sa somme intitulée Ou bien… ou bien. Cet
ouvrage construit une alternative existentielle entre mener une vie d’esthète, faite
d’appétits égocentrés qu’il présente comme autant d’éblouissements ?

Ne vouloir affirmer que sa particularité pourrait violenter l’universel.

Le tableau de chasse que présente l’Air du catalogue de la scène V de l’acte I du Don


Giovanni de Mozart, est éloquent à cet égard, par la totale absence de prise en compte
de l’appartenance de ses proies à la communauté universelle des humains.

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Leporello, le valet fidèle et ambigu, se délecte de l’ampleur des conquêtes sans merci
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

de son maître, de leur variété, leur qualité, leur quantité.

Des chiffres font d’abord disparaître la spécificité des conquêtes, comme si Leporello
voulait signifier à Elvire qu’elle-même ne constituait qu’une unité :

« Chère madame, voici le catalogue


Des belles qu’a aimées mon maître ;
C’est un catalogue que j’ai fait moi-même ;
Regardez, lisez avec moi.
En Italie six cent quarante,
En Allemagne deux cent trente et une,
Cent en France, en Turquie quatre-vingt-onze,
Mais en Espagne elles sont déjà mille trois. »

Puis il fait intervenir des caractéristiques qualitatives qui se veulent ouvertes et


inclusives, comme pour caricaturer l’universel qu’il viole et foule aux pieds, par le
biais de caractérisations qui n’en omettent aucune :

« Il y a parmi celles-ci des paysannes,


Des femmes de chambre et des bourgeoises,
Il y a des comtesses, des baronnes,
Des marquises, des princesses
Et des femmes de tout rang,
De toute forme, de tout âge.
Chez la blonde, il a coutume
De louer la gentillesse ;
Chez la brune, la constance ;
Chez la grisonnante, la douceur.
Il recherche en hiver la grassouillette,
En été la maigrelette ;
La grande est majestueuse,
La petite toujours coquette ;
Des vieilles il ne fait la conquête
Que pour le plaisir de les coucher sur la liste ;
Mais sa passion prédominante
Est la jeune débutante.
Il n’a cure qu’elle soit riche,
Qu’elle soit laide, qu’elle soit belle :

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Pourvu qu’elle porte jupe

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


Vous savez ce qu’il fait. »

Trousser avec brutalité, et trousser encore, pour augmenter le catalogue et la


fascination trouble de Don Juan par Don Juan.

Molière, dans son retravail du thème dramaturgique de Tirso de Molina représente


un être parlant qui passe son temps à défaire, par ses paroles, d’autres paroles. Peu
importe ce qu’il a dit, peu importe ce qu’il dira. Ce qu’il dit, il le dit pour parvenir à ses
fins. La parole du renégat, dans la mouvance de l’occasion et des caprices particuliers,
s’oppose à l’exigence sociale d’une clarté attributive de la parole donnée.

La violence symbolique, paradoxalement, présenterait le particulier comme universel,


pour mieux écraser l’universel.

« La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de


s’ensevelir pour toujours dans une passion et d’être mort dès sa jeunesse
à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux. »

Non seulement il caricature les principes en les présentant comme des fantaisies
mais il présente ses fantaisies pour des principes et se présente lui-même comme
l’être le plus accompli, se comparant à Alexandre, dans la scène 2 de l’acte I :

« Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens un


cœur à aimer toute la terre, et comme Alexandre je souhaiterais qu’il y eût
d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »

Don Juan serait dans l’immaturité de qui ne peut dire que oui et jamais non :

« Ciel offensé, lois violées, femmes séduites, familles déshonorées, parents


outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est
content. »

La violence de la prédation qui réduit les femmes à de la chair fraîche, sans jamais les
viser comme fins mais seulement comme moyens, est-elle chez lui si irrépressible ?
Molière fait appel au lexique de l’animalité, soit d’une catégorie pourvue seulement de

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phonation et dépourvue d’intellection pour évoquer, dans le portrait que fait Sganarelle
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

de Don Juan à la scène 1 de l’acte I, l’abandon de celui-ci à une démesure qui est
revendiquée comme une particularité à assumer et à assouvir ;

« un enragé, un chien… qui passe sa vie en véritable bête brute, un pourceau


d’Épicure, un vrai Sardanapale. »

Dom Juan, une exception honnie et punie, ou un archétype ne faisant qu’intensifier


et condenser une domination à penser et analyser ?

Le sociologue Pierre Bourdieu, dans La Domination masculine, texte de 1998, se livre à


un inventaire et à une lecture des modalités d’un « faire croire » qui semble aller de soi :

« Si les femmes soumises à un travail de socialisation qui tend à les diminuer, à


les nier, font l’apprentissage des vertus négatives d’abnégation, de résignation
et de silence, les hommes sont aussi prisonniers, et sournoisement victimes,
de la représentation dominante. »

C’est ainsi qu’à l’orée du xxie siècle, emboîtant le pas au Deuxième sexe de l’existentialiste
Simone de Beauvoir, Pierre Bourdieu avait dénoncé un « ordre masculin » :

« La force de l’ordre masculin se voit au fait qu’il se passe de justification :


la vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a pas besoin de
s’énoncer dans des discours visant à la légitimer. L’ordre social fonctionne
comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination
masculine sur laquelle il est fondé. »

Pierre Bourdieu fait remonter cet ordre aux racines même de la culture, soit à
la prohibition de l’inceste qui permet aux humains de remplacer la violence des
impulsions immédiates par les médiations et échanges qui fondent les structures
élémentaires de la parenté :

« Le tabou de l’inceste dans lequel Lévi-Strauss voit l’acte fondateur de


la société, en tant qu’il implique l’impératif de l’échange entendu comme
communication égale entre les hommes, est corrélatif de l’institution de la
violence par laquelle les femmes sont niées en tant que sujets de l’échange
et de l’alliance qui s’instaurent à travers elles, mais en les réduisant à l’état

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d’objets ou, mieux, d’instruments symboliques de la politique masculine :

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


étant vouées à circuler comme des signes fiduciaires et à instituer ainsi des
relations entre les hommes, elles sont réduites au statut d’instruments de
production ou de reproduction du capital symbolique et social. »

Vouloir inverser, purement et simplement, ce rapport de domination en ne faisant que


le reconduire ? Se déterminer seulement comme activiste d’un ordre contre en autre ?
Ou, plus subtilement, revendiquer un droit à l’indifférence, c’est-à-dire à un respect
indifférencié de tout être quelle que soit sa communauté, sa culture, sa religion, ses
choix politiques, ses orientations sexuelles et existentielles ?

Ne se définir, pour autant, que par une singularité qui fait violence à soi ?

Le différentialisme, idéologie qui amène les individus à ne revendiquer, au nom d’un


ressenti qui peut être passager, y compris très tôt dans leur existence, est-il alors la
réponse qui convient ? Ceci ne revient-il pas à s’enfermer prématurément dans une
essence singulière qui fait violence à soi en coupant de la communauté des humains
et en se privant de l’horizon du devenir ?

Claude Levi-Strauss, après la barbarie d’Auschwitz, avait dans Race et histoire,


manifesté, certes, les outrances de l’ethnocentrisme. Celui qui ne prend en compte
que sa position dans le monde peut ainsi, très facilement, stigmatiser avec violence
ceux qui n’en font pas partie, comme les Grecs, et notamment les Athéniens, l’avaient
fait pour les autres peuples, les qualifiant globalement de barbares.

« L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois


même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites
primitives se désignent d’un nom qui signifie les “hommes” – ou parfois
– dirons-nous avec plus de discrétion – les “bons”, les “excellents”, les
“complets”), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne
participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont
tout au plus composés de “mauvais”, de “méchants”, de “singes de terre”
ou d’ “œufs de pou”. »

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Mais il avait aussi posé que ne s’affirmer que par la somme des particularités
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

constitutives et provisoires d’un individu revenait pour lui à faire violence à lui-même
en s’incarcérant dans ce qui niait le devenir.

« La tolérance n’est pas une position contemplative, dispensant les indulgences


à ce qui fut ou à ce qui est. C’est une attitude dynamique, qui consiste à
prévoir, à comprendre et à promouvoir ce qui veut être. La diversité des
cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous. La seule
exigence que nous puissions faire valoir à son endroit (créatrice pour chaque
individu des devoirs correspondants) est qu’elle se réalise sous des formes
dont chacune soit une contribution à la plus grande générosité des autres. »

À cette fin, il avait souligné l’importance le dynamisme des sociétés et l’inventivité


des êtres, capables d’infléchir leurs regards et leurs pratiques, capables de prendre
en compte l’universel dans leurs réalisations les plus singulières :

« [L’humanité] ne se développe pas sous le régime d’une uniforme monotonie,


mais à travers des modes extraordinairement diversifiés de sociétés et de
civilisations ; cette diversité intellectuelle, esthétique, sociologique, n’est unie
par aucune relation de cause à effet à celle qui existe, sur le plan biologique,
entre certains aspects observables des groupements humains ; elle lui est
seulement parallèle sur un autre terrain. »

Il avait lui-même, dans Tristes tropiques, remis en question sa posture d’anthropologue


ayant contribué à défaire la richesse symbolique inouïe des formes de civilisations
amérindiennes qu’il avait étudiées en faisant intrusion en elles. Ne faisant ainsi que
précéder leur subordination à des prétentions hégémoniques qui abîment l’humain,
la culture, et même la nature :

« Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées


en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l’Asie tout
entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent
l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt
américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité,
comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose
que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence
historique ? »

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18. LA VIOLENCE COMME ORGIE ?__________________________________

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


« Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant.
Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez
fermes pour soutenir un éventail ; ce visage morne, qui sourit quelquefois,
mais qui n’a pas la force de rire. C’est là un homme à craindre ? Allons,
allons, vous vous moquez de lui. »

Dans la scène 4 de l’acte I du Lorenzaccio de Musset, le duc Alexandre de Médicis


dit au cardinal qu’il a tort de lui suggérer de se méfier de Lorenzo, compagnon de
débauche. Ce « lendemain d’orgie ambulant » est, selon lui, enfermé dans des désirs
si bas qu’il ne peut en rien en vouloir à sa vie. Alors que Lorenzo, porteur d’idéaux
humanistes, contrefait des désirs qu’il n’éprouve pas pour faire partie du premier
cercle de celui qu’il veut assassiner.

La notion d’orgie, du grec orgè, état tumultueux de l’âme, passion, ou violence, ou


colère, de orgaô, qui signifie être plein de sève, terme à l’origine du mot orgasme.
Par extension, orgaô renvoie avoir l’humeur ou le sang en mouvement, bouillonner
de désirs ou d’ardeur.

Un verbe apparenté, orgiazo, signifie célébrer des mystères, des cérémonies de


sacrifices, de manière inspirée, comme en transe, ce qui donne notre adjectif orgiaque.

La violence aspirerait à la démesure de l’orgie.

On pense bien sûr ici à un contexte plus dionysiaque, démesuré, extraverti qu’apollinien,
mesuré, introverti, pour reprendre la dissociation nietzschéenne. Ce qui donne idée du
désir dont l’orgie est porteuse. Celui, très déterminé physiologiquement, du jaillissement
de l’énergie, jusqu’à un point culminant, une acmé, au-delà duquel la jouissance fait
place à une descente, ce qui a été goûté ne pouvant plus l’être, On connaît l’adage
latin : animal post coïtum triste, qui signifie : le vivant, après copulation, est chagrin.
Amertume de la détente, qui succède à la tension du désir.

Dès lors, convient-il, pour éviter cette dégradation attendue du ressenti, se garder
de la violence du désir ? Par exemple, renoncer au vertige du possible, à l’appétit

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exacerbé par le pluriel, pour rentrer sagement dans les clous de ce qui est ? Renoncer
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

à la discontinuité magique pour se borner aux mécanismes du quotidien ?

Même l’école philosophique qui semble la plus proche de l’hédonisme, la recherche


du plaisir, s’est employé à éviter, par le biais d’une ascèse, soit d’exercices répétés,
ce que l’excès de désir, générant le dégoût, pourrait avoir de décevant. À cette fin, elle
a préféré à l’expansion sans frein de désirs innombrables leur retravail qualitatif. Par
exemple, savoir se priver afin de « s’évanouir de volupté en buvant un verre d’eau ».

Ainsi, l’épicurisme, parti d’expansion jubilatoire dans un monde vide de dieux, s’est
acheminé progressivement vers un repli, pour éviter le dégoût orgiaque.

Certes, il s’agit bien de se rasséréner, d’éviter le trouble que peut donner la perspective
de la mort, comme Épicure l’écrit dans le §124 de sa Lettre à Ménécée :

« Habitue-toi à penser que la mort n’est rien par rapport à nous ; car tout bien,
et tout mal, est dans la sensation : or la mort est privation de sensation. Par
suite la droite connaissance que la mort n’est rien par rapport à nous, rend
joyeuse la condition mortelle de la vie, non en ajoutant un temps infini, mais
en ôtant le désir de l’immortalité. Car il n’y a rien de redoutable pour la vie
pour qui a vraiment compris qu’il n’y a rien de redoutable dans la non vie. »

La violence irait pourtant à l’encontre de l’équilibre vital.

D’où, toujours dans le même texte, une classification des désirs qui a pour fonction
d’éviter le vertige et le dégoût :

« Il faut […] comprendre que, parmi les désirs, certains sont naturels et les
autres vains et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et
les autres sont seulement naturels. Enfin, parmi les désirs nécessaires, les
uns sont nécessaires au bonheur, les autres à la tranquillité du corps, et les
autres à la vie elle-même. Une théorie véridique des désirs sait rapporter
les désirs et l’aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque
c’est là la fin de la vie bienheureuse et que toutes nos actions ont pour but
d’éviter à la fois la souffrance et le trouble. »

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Or, ceci ne revient-il pas à préconiser, par prudence, un repli sur la réalité d’une

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


physiologie qui serait impérative et contraignante ? Et à renoncer à l’aventure du
possible ?

Le déchaînement de la violence s’écarte de l’équilibre de la vie des vivants. L’imagination


de l’être humain le fait aspirer à l’illimitation, qui est pathologique lorsqu’elle perd
tout contact avec le réel.

L’être humain, dont la vie n’est pas de l’ordre de la « vivance », zoé en grec, comme
celle de l’espèce végétale ou animale, mais de l’ordre de l’existence bios en grec, la
vie en tant qu’elle est choisie et menée. Le goût de la vie, c’est le goût de la vie choisie.
Le dégoût de la vie, c’est le goût, de cendres, de la vie subie.

Comme l’écrit le philosophe existentialiste Jean-Paul Sartre dans L’Imaginaire, la


violence est le symptôme d’une incapacité à se poser des limites, ce qui rend malade :

« On ne choisit pas seulement telle ou telle image, on choisit l’état imaginaire


avec tout ce qu’il comporte, on ne fuit pas uniquement le contenu du réel
(pauvreté, amour déçu, échec de nos entreprises, etc.), on fuit la forme
même du réel, son caractère de présence, le genre de réaction qu’il demande
de nous, la subordination de nos conduites à l’objet, l’inépuisabilité des
perceptions, leur indépendance, la façon même que nos sentiments ont de se
développer ? Cette vie factice, figée, ralentie, scolastique qui, pour la plupart
des gens n’est qu’un pis-aller, c’est elle précisément qu’un schizophrène
désire. Le rêveur morbide qui s’imagine être roi ne s’accommoderait pas
d’une royauté effective ; même pas d’une tyrannie où tous ses désirs seraient
exaucés… En un mot, si le schizophrène imagine tant de scènes amoureuses
ce n’est pas seulement parce que son amour réel a été déçu : mais avant
tout c’est qu’il n’est plus capable d’aimer. »

Faut-il alors refouler la violence de l’orgie ?

Michel Field, dans son article intitulé De la prostitution, dans un numéro de la revue
Autrement, sur le thème de l’argent, dissocie, dans le registre des délices tarifés, la
richesse d’un plaisir qui est en puissance, qui promet comme toutes les étreintes,
avec toutes les femmes et l’inconsistance d’un plaisir en acte, qui n’a gardé qu’un
paradigme, une seule occurrence, du syntagme initial qui faisait miroiter le virtuel :

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« Sa [de la prostitution] vérité, c’est l’écart désespérément reconduit entre la promesse
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

de sensualité, quand la femme objet est saisie comme élément d’une structure (le
bitume comme syntagme, et les femmes juxtaposées, l’une après l’autre, l’une à côté
de l’autre, chacune ne valant que par le contraste et par le critère discriminant qui
l’unit et la sépare des autres – jupe/pantalon – jupe longue/courte – sous-vêtements
noirs/blancs – bottes/talons etc. cuir/dentelle etc.) capable de réaliser une anonyme
métonymie, et la frustration, dès lors que l’élément se singularise, s’extrait de l’ensemble
par lequel il valait. » On trouve ici la dualité de la puissance et de l’acte. Sans doute la
prostituée avec laquelle monte le client actualise-t-elle la promesse sexuelle. Mais ce
faisant, elle l’appauvrit ; la magie des rues chaudes, c’est la représentation du désir
en puissance ; l’incarnation d’une certaine taxinomie des fantasmes masculins. Dès
lors qu’il y a sélection, on quitte le syntagme pour le paradigme. Ce n’est plus de
métonymie qu’il s’agit. C’est de métaphore. Et la métaphore, c’est d’abord la modalité
par laquelle la représentation se substitue au réel.

Nietzsche, dans le § 545 de La Volonté de puissance, met en garde contre une telle
tentation, qui voudrait jouer Apollon contre Dionysos, la contemplation contre l’orgie,
et croirait pouvoir faire l’économie du devenir :

« Expériences psychologiques fondamentales : le mot d’apollinisme désigne


la contemplation extasiée d’un monde d’imagination et de rêve, du monde
de la belle apparence qui nous délivre du devenir ; le dionysisme, d’autre
part, conçoit activement le devenir, le ressent subjectivement comme la
volupté furieuse du créateur, mêlée au courroux du destructeur. »

Dans le §390 de La volonté de puissance, il s’était étonné que la tradition philosophique


antique et classique ait à ce point voulu construire l’ataraxie, l’absence de trouble,
alors que le trouble est moteur :

« Il n’est pas vrai que l’homme recherche le plaisir et fuie la douleur : on


comprend à quel préjugé illustre je romps ici en visière. Le plaisir et la
douleur sont des conséquences de phénomènes concomitants ; ce que
veut l’homme, ce que veut la moindre parcelle d’un organisme vivant, c’est
un accroissement de puissance. Dans l’effort qu’il fait pour le réaliser, le
plaisir et la douleur se succèdent ; à cause de cette volonté, il cherche la
résistance, il a besoin de quelque chose qui s’oppose à lui… la douleur,
qui est une entrave à sa volonté de puissance, est donc un fait normal,

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l’ingrédient normal de tout phénomène organique ; l’homme ne cherche

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


pas à l’éviter, il en a constamment besoin ; toute victoire, toute sensation
de plaisir, tout phénomène supposent une résistance vaincue. Prenons le
cas le plus simple, celui de la nutrition primitive : le protoplasme étend
ses pseudopodes pour chercher ce qui lu résiste, poussé non par la faim
mais par la volonté de puissance. Là-dessus, il tente de vaincre cet être,
de se l’approprier, de se l’incorporer : ce que l’on appelle la nutrition n’est
qu’un phénomène consécutif, une application de cette volonté originelle
de devenir plus fort. »

Faire, alors, de la vitalité animale une représentation de la violence de l’imaginaire ? Il


s’agit ici bien sûr de ne se référer à l’exubérance joyeuse des vivants que pour préconiser
à l’homme de la retrouver, et de cesser de vouloir constamment se culpabiliser.

Dans les Fragments posthumes, du même Nietzsche, on trouve plutôt la figure de


Dionysos, divinité de la démesure et de la violence expansive.

On trouve, dans le traité intitulé l’Antéchrist, au chapitre V du tome IV une dissociation


entre la figure religieuse du crucifié et Dionysos :

« Les deux types : Dionysos et le crucifié. – Déterminer si l’homme religieux


typique est une forme de la décadence […] Mais n’oublions-nous pas l’un
des types de l’homme religieux, le type païen ? Le type païen n’est-il pas
une forme de la reconnaissance et de l’affirmation de la vie ? Son type le
plus élevé ne devrait-il pas donner une apologie et une divinisation de la
vie ? Le type d’un esprit bien venu et débordant dans le ravissement ! Le
type d’un esprit qui accueille les contradictions et les problèmes de la vie
et qui les résout ! C’est là que je place le Dionysos des Grecs : l’affirmation
religieuse de la vie totale, non point reniée et morcelée – (il est typique
que l’acte sexuel éveille des idées de profondeur, de mystère, de respect).
Dionysos contre le “crucifié” : voilà l’opposition. »

Le christianisme est ici identifié comme porteur d’expiation, de culpabilité, au point de


retourner la violence démesurée contre soi-même, alors que le paganisme est ouvert
au monde et à tous ce qui pourra surgir du monde, s’en réjouissant avec exubérance.

Bien sûr, le Christ et Dionysos ont un point commun : le martyre. La crucifixion pour
l’un, l’écorchement à vif et la dislocation des membres pour l’autre. Mais le sens de

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la souffrance est tout autre, puisque le sens chrétien la retourne contre l’aspiration
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

à l’illimitation alors que le sens païen l’affronte au nom de la violence du désir :

« Il n’y a pas de différence quant au martyre – mais celui-ci prend un autre


sens. La vie elle-même, avec son caractère éternellement redoutable et son
éternel retour, nécessite l’angoisse, la destruction, la volonté de destruction…
Dans l’autre cas, la souffrance, le “crucifié innocent” sert d’argument contre
cette vie, de formule pour la condamner. On le devine : le problème est
celui de la signification à donner à la souffrance : un sens chrétien ou un
sens tragique. Dans le premier cas cela doit être le chemin qui mène à une
existence sacrée, dans le dernier cas l’existence elle-même paraît assez
sacrée pour justifier encore un monstre de souffrance. L’homme tragique
dit “oui” en face même de la souffrance la plus dure : il est assez fort, assez
abondant, assez divinisateur pour cela ; l’homme chrétien dit “non” même
en face du sort le plus heureux sur la terre : il est assez faible, assez pauvre,
assez déshérité pour souffrir de la vie sous toutes ses formes… Le Dieu en
croix est une malédiction à la vie, une indication pour s’en délivrer, Dionysos
déchiré en morceaux est une prouesse de vie, il renaîtra éternellement et
reviendra de la destruction. »

Le christianisme condamne et appelle à enchaîner la violence transgressive alors que


le paganisme, par la figure de Dionysos, la déchaîne. Nietzsche préconise de procéder
ainsi puisque selon lui la violence qu’on réprime au-dedans de soi devient pathogène :

« Tous les instincts qui n’ont pas de débouché, que quelque force répressive
empêche d’éclater au-dehors, retournent en dedans – c’est là ce que j’appelle
l’intériorisation de l’homme : de cette façon se développe en lui ce que plus
tard on appellera son “âme”. Tout le monde intérieur, d’origine mince à
tenir entre cuir et chair, s’est développé et amplifié, a gagné en profondeur,
en largeur, en hauteur, lorsque l’expansion de l’homme vers l’extérieur a
été entravée. Ces formidables bastions que l’organisation sociale a élevés
pour se protéger contre les vieux instincts de liberté – et il faut placer le
châtiment au premier rang de ces moyens de défense – ont réussi à faire se
retourner tous les instincts de l’homme sauvage, libre et vagabond – contre
l’homme lui-même. La rancune, la cruauté, le besoin de persécution – tout
cela se dirigeant contre le possesseur de tels instincts : c’est là l’origine de
la “mauvaise conscience”. »

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Cette sauvagerie, refoulée, fermente :

II. USER DE LA VIOLENCE : UNE APPROCHE PRATIQUE


« L’homme qui par suite du manque de résistances et d’ennemis extérieurs,
serré dans l’étau de la régularité des mœurs, impatiemment se déchirait,
se persécutait, se rongeait, s’épouvantait et se maltraitait lui-même, cet
animal que l’on veut “domestiquer” et qui se heurte jusqu’à se blesser aux
barreaux de sa cage, cet être que ses privations font languir dans la nostalgie
du désert et qui fatalement devait trouver en lui un champ d’aventures, un
jardin de supplices, une contrée dangereuse et incertaine, – ce fou, ce captif
aux aspirations désespérées, devint l’inventeur de la “mauvaise conscience” ».

Dans la troisième dissertation de la Généalogie de la morale intitulée Quel est le sens


de tout idéal ascétique, Nietzsche dénonce l’ascétisme, la renonciation à la violence de
l’orgie, ainsi que son anesthésie préconisée par le christianisme à travers ses dogmes :

« Dans un certain sens tout l’ascétisme est de ce domaine : quelques idées


doivent être rendues ineffaçables, inoubliables, toujours présentes à la
mémoire, “fixes”, afin d’hypnotiser le système nerveux et intellectuel tout
entier au moyen de cette “idée fixe” – et par les procédés et les manifestations
de l’ascétisme on supprime, au profit de ces idées, la concurrence des autres
idées, on les rend inoubliables. Plus l’humanité a eu mauvaise mémoire,
plus l’aspect de ses coutumes a été épouvantable ; en particulier la dureté
des lois pénales permet d’évaluer les difficultés qu’elle a éprouvées pour
se rendre maîtresse de l’oubli et pour maintenir présentes à la mémoire
de ces esclaves du moment, soumis aux passions et aux désirs, quelques
exigences primitives de la vie sociale. »

À la fin d’Ainsi parlait Zarathoustra, dans Le chant de la mélancolie, un vieil enchanteur


oppose le « grand désir » et « le grand dégoût » :

« À vous tous, quels que soient les honneurs que vous vouliez prêter, que
vous vous appeliez les “esprits libres” ou bien “les véridiques”, ou bien “les
expiateurs de l’esprit”, “les déchaînés”, ou bien “ceux du grand désir” – à
vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le Dieu ancien
est mort, sans qu’un Dieu nouveau soit encore au berceau, enveloppé de
linges, – à vous tous, mon mauvais esprit, mon démon enchanteur, est
favorable. […] Ainsi parlait le vieil enchanteur, puis il regarda malicieusement
autour de lui et saisit sa harpe. »

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Le chant qu’il profère alors oppose aux figures divines passives l’activité dionysiaque
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

de Zarathoustra qui a su préférer le désert aux temples, et la violence des impulsions


à la résignation des brebis :

« ni silencieux, ni rigide, lisse et froid,


changé en image,
en statue divine,
ni placé devant les temples,
gardien du seuil d’un Dieu :
non ! ennemi de tous ces monuments de la vertu,
plus familier de tous les déserts que de l’entrée des temples […]
Ah ! que tu coures dans les forêts vierges,
parmi les fauves bigarrés,
bien portant, colorié et beau comme le péché,
avec les lèvres lascives,
divinement moqueur, divinement infernal, divinement sanguin
que tu coures sauvage, rampeur, menteur : –
Ou bien, semblable aux aigles, qui regardent longtemps,
longtemps, le regard fixé dans les abîmes,
dans leurs abîmes : – –
ô comme ils planent en cercle,
descendant toujours plus bas,
au fond de l’abîme toujours plus profond ! –
puis
soudain,
d’un trait droit,
les ailes ramenées,
fondant sur des agneaux,
d’un vol subit, affamés,
pris de l’envie de ces agneaux,
détestant toutes les âmes d’agneaux,
haineux de tout ce qui a le regard
de l’agneau, l’œil de la brebis, la laine frisée
et grise, avec la bienveillance de l’agneau !
Tels sont,
comme chez l’aigle et la panthère,
les désirs du poète,
tels sont tes désirs, entre mille masques,
toi qui es fou, toi qui es poète !… »

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III. Éprouver la
violence : une
approche
esthétique

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19. LA VIOLENCE SE PENSE-T-ELLE OU S’ÉPROUVE-T-ELLE ?__________

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


Salvator Dali a peint, en 1931, un premier tableau, La persistance de la mémoire, puis
un second tableau, La désintégration de la persistance de la mémoire, en 1954, connu
aussi sous le titre Le Chromosome d’un œil de poisson très coloré commençant une
désintégration harmonieuse de la mémoire pour le décliner, de manière ironique, sur
le mode de la physique quantique.

La persistance de la mémoire est une œuvre qui a parfois été appelée par le public « les
montres molles ». À partir d’une représentation de Portlligat, avec la mer en arrière-
fond, Dali a réalisé une allégorie du conflit entre le temps objectif des montres et la
temporalité extensive et plastique de l’âme.

Parmi les quatre montres, une seule reste rigide, couverte de fourmis comme les
fleurs et fruits des vanités, alors que les trois autres coulent, comme des camemberts,
manifestant l’appréhension subjective du temps et la persistance de la mémoire à
vouloir assumer ses synthèses malgré ses défaillances. Au sol un gisant : l’autoportrait
symbolique et stylisé du peintre.

Dali, dans son tableau, donne-t-il à penser ou à éprouver la violence du temps objectif
qui méconnaît les intermittences de la durée ?

La violence serait d’abord ressentie par chacun « dans sa chair ».

Lorsque le terrorisme frappe, lorsque les attentats s’en prennent à l’aveugle à qui que
ce soit, où que ce soit. C’est d’abord la fragilité, la douceur, la confiance des victimes
qui sont éprouvées et ressenties comme un dénominateur commun et qui permettent
à ceux qui ont été épargnés d’abriter dans le plus intime d’eux-mêmes, la douleur.
Tendres proies devenues chairs à fusil. Abattues par des « purs et durs ». On dit des
« durs de durs ». Ou encore des « vrais de vrais ». Revenus de tout. Blindés. Insensibles.
Une détermination glacée tue, sous le masque d’une intellectualité doctrinaire. Le
sérieux déteste le joyeux. La chaleur de la vie agace les intolérants, et le rire, aussi,
contagieux, collectif.

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Dans cette fêlure générale, le partage, en marchant, d’une appartenance symbolique,
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

être Charlie, policier, juif, était plus qu’une écriture de soi. Démarche conceptuelle,
certes, mais beaucoup plus que cela. Être Charlie, policier, juif, musulman, agnostique :
c’est lorsque être, verbe d’état, se fait verbe d’action. Corporéité réinstallée, assumée
comme multiple, dans toutes ses fibres. Corps qui se définit par des appartenances,
mais surtout corps qui sent et qui ressent. Frappé, froissé, réconforté, mais affecté
toujours. Par toute l’étendue des émotions, jusqu’à la connivence du sourire et du
faire sourire. « Courage, rions. » disait même un slogan. Se référant non seulement
aux croquis intenses et chauds de cinq d’entre eux, mais à ce propre de l’homme,
rire, vibrer et faire vibrer, que tous partageaient. Trait d’union qui insupporte, en effet,
les convoyeurs de l’inhumain. Pulpe et chair de la démocratie, l’humour est respect.

Le doux Jean-Jacques Rousseau, posait, comme condition du contrat social même,


la faculté d’être affecté par ce qui affecte l’autre. Que ce soit peine ou plaisir. Lorsque
le ressenti est douloureux, il le nomme « pitié ». Ce qui atteint l’autre m’atteint. La
souffrance, qui résonne en tout l’être, résonne en tous les êtres. Et la joie aussi. Celle
du goûter impromptu de fruits rouges, partagés dans un jardin de montagne, qui
irradie les Confessions. Délectation commune. Qui n’est pas affaire de concept mais
de percept, et d’affect. Prendre en compte ou non, décider de se laisser traverser ou
non par le plaisir ou le déplaisir de l’autre ?

Ni endurcissement, ni sensiblerie. Sensibilité. Comme l’élève imaginaire du précepteur


Rousseau dans l’Émile, le citoyen, pour s’humaniser, se doit d’affiner une compétence à
ressentir. Faculté de « se mettre à la place de l’autre », d’éprouver, en juste proportion,
ce qu’il éprouve. Pour constituer ce que Kant appellera la « communauté des sujets ».

De ce dernier, la devise était : « Le ciel étoilé au-dessus de moi, et la loi morale en moi. »
Dissociation du savoir et du devoir. Je peux bien être intelligent, avoir l’ingéniosité
d’un organisateur de basses œuvres, le savoir-faire d’un exécutant méticuleux. Mais
si je n’ai pas au-dedans cette inscription sensible qui me fait saisir la violence faite à
l’autre, ou le bien que je peux occasionner, en quoi tel acte portera ou non atteinte à
l’humain en l’autre et en moi, alors j’en reste à la barbarie de l’abstraction exclusive.
Brutalité détachée, qui n’accède pas à l’émotion, sensibilité attachante.

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Commune écrasée, cœurs brisés. Le temps des cerises fut dédié par Jean-Baptiste

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


Clément, en 1971, à une infirmière courageuse, Louise, fusillée pendant la semaine
sanglante :

« Mais il est bien court, le temps des cerises,


Où l’on s’en va deux cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles.
Cerises d’amour aux robes pareilles
Tombant sous la feuille en gouttes de sang.
Mais il est bien court le temps des cerises,
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant. »

La violence de la répression des communards, aussi soudaine que meurtrière se


trouve euphémisée, les blessures des balles étant transposées en blessures d’amour :

« Quand vous en serez au temps des cerises,


Si vous avez peur des chagrins d’amour
Évitez les belles.
Moi qui ne crains pas les peines cruelles,
Je ne vivrai pas sans souffrir un jour.
Quand vous en serez au temps des cerises,
Vous aurez aussi des chagrins d’amour. »

La dernière strophe de la chanson dit le caractère irréversible du traumatisme que


nul deuil ne saurait conjurer :

« J’aimerai toujours le temps des cerises :


C’est de ce temps-là que je garde au cœur
Une plaie ouverte,
Et dame Fortune, en m’étant offerte,
Ne saurait jamais calmer ma douleur.
J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cœur. »

Sur les pas de Rousseau, Jean-Baptiste Clément conjugue synergie citoyenne et


sympathie, fruits qui se cueillent, eux-aussi, en rêvant. Au moins à deux. Le consensus
est à ressentir, et l’émancipation d’un peuple est joie. Non pas malgré l’autre, ou par un
autre qui ne serait pas reconnu comme un autre, mais joie par l’autre et avec l’autre.

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Réduire le ressenti de la violence à la pensée permettrait de l’exercer en toute
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

impunité.

Aux antipodes de Rousseau, le très indifférent Donatien-Alphonse-François de Sade.


Il prétendit congédier la sensibilité, affect par trop social, pour mieux se l’approprier,
la plier à son bon plaisir de tyran féodal. Au profit de combinatoires abstraites,
hallucinatoires, jamais réciproques. Monotonie et tristesse de la récurrence. Aspiration
à une jouissance de contrefaçon, despotique, quoi qu’il en coûte à l’autre, sans d’ailleurs
mesurer ce qu’il en coûte à soi : « Mettons maintenant nos principes en pratique, et
après t’avoir démontré que tu peux tout faire sans crime, commettons un tant soit
peu de crimes, pour nous convaincre que l’on peut faire tout. » La pitié, chez Sade,
est qualifiée d’« obligation aussi enfantine qu’absurde ».

Sade ne conçoit le rapport à l’autre que comme féodal, hiérarchisé, non réciproque.
Une révérence inconditionnelle est exigée du dominé. L’irrévérence est punie de mort.
Il convient, pour le dominant, de se rendre insensible à la pitié, soit d’éclipser en lui
le sentiment de plaisir et de peine. S’endurcir seulement. On dit « monstres froids »,
et l’on a raison. Pour dominer sans partage, dans tous les sens du terme, il faut donc
se rendre indifférent, et tarir en soi tout scrupule. Sur le mode de l’air du froid par
lequel un génie de glace demande à l’Amour de ne pas le toucher, dans l’opéra de
Purcell, parce s’il s’échauffe, il fondra. Ne surtout rien éprouver, pour imposer tout
et n’importe quoi, pour imposer sans mesurer ce qu’on impose. Doctrine de maîtres
qui ne se savent pas esclaves.

Rousseau ne conçoit le rapport à l’autre que comme réciproque et républicain. Pour


qu’à la servitude des penchants particuliers succède la liberté d’une loi donnée à soi
par soi, une sensibilité effective, appelée sympathie ou convivialité, est essentielle. En
la Julie de sa Nouvelle Héloïse, il esquisse un être accompli, dont « l’âme [est] aussi
sensible que le corps ». Ni liberté ni égalité sans fraternité. Triade qui ne s’impose
que parce qu’elle se propose. Force toujours, violence jamais.

Ceux qui ont tué ont écarté le ressenti de qui intègre à ses pas la trajectoire des autres.
Les loups sectaires, solitaires, sont des handicapés du sensible. Chez eux, pas de
plénitude exubérante. Un tyran ne doit pas se laisser aller aux sentiments, par peur
de l’ouverture dissolvante à l’universel.

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Dans Le philosophe soi-disant, pièce de théâtre en un acte qui fait partie du manuscrit

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


des premières œuvres, le jeune marquis de Sade fait d’Ariste, personnage dont le
nom veut dire en grec, ici ironiquement, « le meilleur », celui qui prétend être dans
un mépris des plaisirs du corps. Celui-ci déclare, par exemple, dans la scène 2, à
l’aristocrate Clarice, qui voit clair dans son jeu et le fait marcher :

« Détester la mollesse, fuir le luxe, faire le bien, haïr le mal. Voilà, Madame,
ma sagesse. »

Ou encore, il fait mine, dans la 17e et dernière scène, de succomber aux charmes du
corps de la quinquagénaire, opulente, épicurienne et surtout riche. Charmes du corps
ou de l’or de la Présidente de Pouval ? Il feint alors de trahir pour elle ses maîtres à
penser :

« O Socrate, ô Platon, qu’est devenu votre disciple ? Le reconnaissez-vous


en cet état d’avilissement ? »

Et la Présidente de faire tomber la voile du philosophe soi-disant, qui avait déclaré,


dans la scène 3, n’avoir pour plaisir que « celui de les mépriser tous » :

« Le voilà, le voilà, cet homme si fier qui soupire à mes genoux pour les
beaux yeux de ma cassette ! Je vous le livre, mon rôle est joué. »

Sade, dans Le philosophe soi-disant, peint en Ariste un faux ascète, ennemi apparent,
comme Tartuffe, des plaisirs et des artifices, pour se tenir au plus près des artifices et
des plaisirs. Et en la Présidente de Pouval, celle qui s’en tient à pragmatisme factuel :

« J’ai dix mille écus de rente, et je les dépense gaiement. J’ai du bon vin de
Champagne que je bois avec mes amis. Je me porte bien. Je fais ce qu’il me
plaît, et laisse vivre chacun à sa guise. Voilà ma secte. »

Dans cet essai destiné à donner quelques loisirs théâtraux aux invités de son oncle, le
grand vicaire voluptueux Paul Alphonse de Sade, au château de Saumane, Sade montre
comment le soi-disant philosophe, prétendument tourné vers des préoccupations
spéculatives, cache un hédonisme inconditionnel et orgiaque.

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Le plaisir du corps a-t-il à cette époque un tel enjeu social et politique ? Dans ce siècle
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

des Lumières, qui s’inaugure, à la mort d’un Louis XIV devenu très austère, par la
surenchère hédoniste de la Régence, où liberté ne rime qu’avec libertinage, et qui voit
progressivement s’élaborer des formes d’émancipation beaucoup plus réfléchies et
authentiques, le rapport aux corps fait-il lui-même l’objet d’un déplacement théorique ?
La pièce de jeunesse de Sade joue-t-elle sur un malentendu ?

Ariste feindrait une visée du plaisir comme délectation d’une maîtrise de soi, jouissance
d’une autonomie spirituelle et morale, comme capacité à se déprendre de plaisirs
aliénants. Mais seulement pour donner le change, et pouvoir s’abandonner aux plaisirs
physiques immédiats. Ariste l’arriviste aspire-t-il à jouer au sens au « grand seigneur
méchant homme » ? A Dom Juan ?

Ce que nous appelons, pour faire vite, le sadisme, est-il une aspiration inconditionnelle
à la jouissance, quoi qu’il en coûte à l’autre ? Cet hédonisme matérialiste effréné,
est-il le combat théorique d’arrière-garde d’un aristocrate qui tente de réactiver,
d’absolutiser, un droit féodal, de cuissage, de vie, de mort, à bout de course ?

L’impulsion des appétits du corps dans les œuvres de maturité, et d’ailleurs de prison,
de Sade serait précisément la loi que prescriraient à eux-mêmes les grands fauves
que sont les libertins, Saint-Fond, Noirceul, Bressac, Clairwil, ou apprenties libertines,
l’Eugénie de la Philosophie dans le boudoir, la Juliette de l’Histoire de Juliette, figures
inversées d’Émile et du précepteur d’Émile. Sade alors, contre les Lumières dont pourtant
il se réclame, retenant surtout d’elles le matérialisme du baron d’Holbach, renouerait
avec une approche antique, organique, du plaisir, comme optimum physiologique.

Sous couvert d’une créativité sans pareille, d’une audace inouïe des postures de l’esprit
et du corps, d’une défense et illustration de perversions innombrables à l’inventaire
soigneux, celui qui est resté dans l’histoire sous le nom de divin marquis, philosophe
malgré soi, ne renverrait qu’à des plaisirs prétendus et frelatés. Jouer à jouir en étant
joué, et jouer à faire comme si on avait joui. En méconnaissant ce qu’il en coûte, la
pire des prisons qui soit, la soumission à la loi du corps.

À l’opposé, dans le Contrat social, Rousseau appelle perfectibilité la potentialité de


s’écarter des lois de l’espèce qui régissent le corps. L’être humain est un animal

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dépravé, soit, au sens propre, celui qui peut prendre des chemins de traverse, comme

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


manger sans appétit ou boire sans soif :

« la volonté parle encore quand la nature se tait. »

D’où l’importance de discipliner ce potentiel, qui est susceptible aussi bien de dessiner
pour chaque individu un corps émancipé qu’un corps débridé.

Faire, alors des plaisirs et des douleurs du corps d’heureux gouvernails ? La sensibilité
du corps permet-elle d’ouvrir l’être à une existence accomplie ou l’enferme-t-elle ?
Quelle prise en compte de l’autre ? Avoir mal quand il a mal ? Trouver son plaisir dans
le plaisir d’autrui ? S’endurcir pour méconnaître son éventuelle douleur ?

L’imagination permettrait d’étendre les aspirations à la jouissance sensible.

Rousseau, dans Les Confessions, rappelle que sa mère, à qui il a coûté la vie, « avait
laissé des romans », qu’il avait, enfant, alors parcouru avec son père. D’où le primat
qu’il donne plus tard au sensible sur l’intelligible :

« Je n’avais aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà
connus. Je n’avais rien connu, j’avais tout senti. »

Ou encore :

« Je sentis avant de penser, c’est le sort commun de l’humanité. »

Sentir d’abord, penser après. La faculté qui garde trace des sensations du corps,
l’imagination, permet ainsi de se réapproprier les jouissances passées, et du même
coup de lester et de douceur et d’amertume le ressenti futur. Mais une telle sensibilité
lui apparaît, dans l’inventaire rétrospectif qu’il en fait, comme porteuse de risques.
Ainsi, appeler sa protectrice, Madame de Warens, dont il partage les lectures et le lit,
« Maman », met en tension leur idylle, entre tendresse et interdit. Ainsi, l’imagination
étend les bornes du désir, démultiplie les appétences, fait ressortir d’autant plus la
misère des aspirations ainsi creusées. Comme elle peut, dans l’ambivalence qui est
la sienne, combler ce qu’elle a ouvert.

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LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

C’est pour encadrer, dans les spectacles, l’art de plaire et la grâce d’être touché,
au moment de l’éveil du corps qu’est l’adolescence, que Rousseau, dans le traité
pédagogique qu’est l’Émile, opère la distinction entre « nourrir la sensibilité » et
« émouvoir les sens ». D’où des précautions qui doivent entourer ce « transport hors
de soi », si exposé aux dérives et aux débordements. Et des préconisations qui opèrent
par oppositions : dilater et non pas re0sserrer, passions douces et non passions
cruelles, sensibilité positive ou négative, attraction et répulsion :

« Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la


suivre dans sa pente naturelle, qu’avons-nous donc à faire, si ce n’est d’offrir
au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de
son cœur, qui le dilatent, qui l’étendent sur les autres êtres, qui le fasse
partout retrouver hors de lui ; d’écarter avec soin ceux qui le resserrent, le
concentrent et tendent le ressort du moi humain ; c’est-à-dire, en d’autres
termes, d’exciter en lui la bonté, l’humanité, la commisération, la bienfaisance,
toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux
hommes, et d’empêcher de naître l’envie, la convoitise, la haine, toutes les
passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité
non seulement nulle mais négative, et font le tourment de ceux qui les
éprouvent. »

C’est pourquoi, les plaisirs eux-mêmes, et leur usage, nécessitent de la part de


l’éducateur discernement et tact, celui-ci devant s’interroger sur ce qui le touche
lui-même, pour éprouver, à la place de son élève, de l’adolescent qu’il s’emploie à
guider, ce qui sera feu ou nourriture :

« Quand l’âge critique approche, offrez aux jeunes gens des spectacles qui
les retiennent, et non des spectacles qui les excitent ; donnez le change à
leur imagination naissante par des objets qui, loin d’enflammer leurs sens,
en répriment l’activité. Choisissez avec soi leurs sociétés, leurs occupations,
leurs plaisirs : ne leur montrez que des tableaux touchants mais modestes,
qui les remue sans les séduire, et qui nourrissent leur sensibilité sans
émouvoir leurs sens. Songez qu’il y a partout des excès à craindre, et que
les passions immodérées font toujours plus de mal qu’on en veut éviter. »

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Rousseau se réfère ici à l’expérience qui a été la sienne, d’effectuer par l’imagination

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


une sublimation métaphorique des pulsions du corps, comme il le décrit dans les
Confessions :

« Mon imagination prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma


naissante sensualité ; ce fut de se nourrir de situations qui m’avaient intéressé
dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les
approprier tellement que je devinsse un de ces personnages que j’imaginais,
que je me visse toujours dans les positions les plus agréables, selon mes
goûts, et enfin que l’état fictif où je venais me mettre me fît oublier mon
état réel, dont j’étais si mécontent. »

Sade, bien au contraire, fait de l’imagination la faculté reine du libertin. Celle qui
peut faire disparaître le réel sous les possibles. Ainsi, l’imagination des persécuteurs
de Justine, celle qui ne veut pas être initiée à la luxure, dans les trois versions de
Justine, néantise ses larmes et supplications. Elle peut aussi bien, comme interface
polyvalente, permettre aux roués d’envisager de rendre tel possible réel, quels qu’en
soient les moyens. Ou encore optimiser l’usage multiple du corps qu’on pourra faire
d’une nouvelle proie en concevant des tableaux complexes.

Dès lors, si l’on s’en tient à une première impression, on pourrait apercevoir une
analogie entre Rousseau et Sade, soit faire des pouvoirs de l’imagination, fer de lance
de la perfectibilité, ce qui permet de s’émanciper du réel et d’accéder aux plaisirs du
possible. Tous les deux, à des titres divers, invitent à s’assumer comme individu, et
non pas comme espèce. Les projets sensuels seraient à Sade ce que les délibérations
citoyennes sont à Rousseau : la construction d’alternatives, la mise en balance de
possibles et la prise de distance vis-à-vis de la tyrannie du factuel.

Or, cette lecture s’avère assez vite discutable, ne serait-ce que parce Sade, dans
son catalogue des jouissances, répertorie plutôt des manies que des variantes. La
conception rousseauiste de l’autonomie, exercice inventif de la perfectibilité qui ne
saurait s’enfermer dans une seule pratique, n’est en rien équivalente à celle de Sade.

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Aspirer inconditionnellement à la jouissance sans ressentir la violence faite à l’autre ?
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Certes, dans La Philosophie dans le boudoir, du dit « divin marquis », Eugénie, élève
libertine de Madame de Saint-Ange et de Dolmancé se voit proposer une multiplicité
de jeux sexuels inouïs. Ainsi, dans le Troisième dialogue, elle semble éblouie par
l’inventivité émancipatrice et iconoclaste qui l’attend, transgressive aussi au sens où
la caresse concerne ici non pas les corps mais les idées :

« Ah ! ma chère, quelles dispositions je me sens à connaître ces élans divins


d’une imagination déréglée ! Tu n’imaginerais pas… Tu ne concevrais pas
toutes les idées voluptueuses que mon esprit a caressées… ».

Et la Saint-Ange, perverse endurcie de répondre en faisant état d’un summum, qui, bien
qu’il soit masqué par la persistance du pluriel, peut-être déjà emprisonne et aliène :

« Que les atrocités, les horreurs, que les crimes les plus odieux ne t’étonnent
pas davantage, Eugénie, ce qu’il y a de plus sale, de plus infâme et de plus
défendu est ce qui irrite le mieux la tête… »

Latitude, jouir qui est encore jouer, ou monomanie qui de sadienne a été retenue comme
unilatérale, sadique, enfermée, ne pouvant jouir et jouer qu’en portant atteinte à l’autre,
et là, jouir n’est plus jouer, et sans doute aussi porter atteinte à soi, déshumanisé. On
est loin de l’épanouissement mutuel et libérateur que Dolmancé, autre compulsif, fait
miroiter initialement à Eugénie, toujours au début du Troisième dialogue :

« Fous, Eugénie, fous donc, mon cher ange, ton corps est à toi, à toi seule,
il n’y a que toi seule au monde qui aies le droit d’en jouir et d’en faire jouir
qui bon te semble… »

On peut d’ailleurs relever que, dans les deux citations précédentes, il est question
d’« élans divins », de « mon cher ange » (qui fait d’ailleurs écho au nom de Madame de
Saint-Ange), et aussi de ce qu’il y a « de plus infâme et de plus défendu », comme si jouer
à jouir ne pouvait pas ne pas intégrer une profanation du sacré, et une sacralisation du
profane. Saint Simon, dans ses Mémoires, a en son temps suggéré du Régent, prince
des libertins, rendu malade par la tâche de se livrer à une surenchère sexuelle, et de
s’empiffrer de sorbets pendant l’office, pour prendre le contre-pied exact du Louis
XIV finissant, qu’« il n’aimait pas la débauche, mais le bruit que fait la débauche ».

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Sade, le ci-devant marquis, se réfère à des libertins, aristocrates ou dignitaires religieux,

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


grands seigneurs, persécuteurs, ogres impitoyables, qui articulent le plus souvent
plaisir et impulsion, plaisir et bon plaisir. D’où une part très réduite de la réflexivité,
malgré la scansion systématique des scènes d’orgie par des épisodes dissertatifs,
la plupart du temps unilatéraux et dogmatiques.

Exercer ici une violence puissante ? Déployer une énergie réalisatrice qui relativise
infiniment plaisir et douleur, dans une jubilation physique qui actualise un potentiel
somatique ?

Ainsi, Nietzsche, au § 390 de La Volonté de puissance évoque une logique du corps


qui vise à incorporer d’autres corps pour se les approprier, se confronter à eux, s’en
nourrir, au sens propre comme au sens figuré :

« Il n’est pas vrai que l’homme recherche le plaisir et fuie la douleur : on


comprend à quel préjugé illustre je romps ici en visière. Le plaisir et la
douleur sont des conséquences de phénomènes concomitants ; ce que
veut l’homme, ce que veut la moindre parcelle d’un organisme vivant, c’est
un accroissement de puissance. Dans l’effort qu’il fait pour le réaliser, le
plaisir et la douleur se succèdent ; à cause de cette volonté, il cherche la
résistance, il a besoin de quelque chose qui s’oppose à lui… la douleur,
qui est une entrave à sa volonté de puissance, est donc un fait normal,
l’ingrédient normal de tout phénomène organique ; l’homme ne cherche
pas à l’éviter, il en a constamment besoin ; toute victoire, toute sensation
de plaisir, tout phénomène supposent une résistance vaincue. Prenons le
cas le plus simple, celui de la nutrition primitive : le protoplasme étend
ses pseudopodes pour chercher ce qui lu résiste, poussé non par la faim
mais par la volonté de puissance. Là-dessus, il tente de vaincre cet être,
de se l’approprier, de se l’incorporer : ce que l’on appelle la nutrition n’est
qu’un phénomène consécutif, une application de cette volonté originelle
de devenir plus fort. »

Évoquer, alors, une aspiration aveugle irrépressible, la volonté de puissance, destinée


à accomplir les penchants du corps ?

Pourtant, certaines aspirations du corps au plaisir sont violentes et douloureuses.

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Le plaisir du corps auquel se réfère Sade est un « jouir » qui ne serait qu’un « être
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

joué », une autonomie qui ne serait qu’hétéronomie.

La perversion de celui qui adhère à un modèle, qui devient chez lui une seconde
nature, finit par relever de mécanismes obsessionnels dans une logique compulsive.
Elle n’a plus de dépravation que le nom, puisqu’elle devient la norme indépassable, le
plaisir spécifique qu’elle recherche n’étant plus un moyen, un mode d’individuation,
mais une fin. Cette jouissance prétendue nous paraît ainsi être manifestée dans les
pratiques des libertins des romans de Sade, qui « ne peuvent pas ne pas » se livrer à
des pratiques qui devraient être autant d’affirmations de leur identité, de leur inventivité
active, mais qui, passives et systématiques, se jouent d’eux.

Barthes, en ce sens, dans un texte critique intitulé L’Arbre du crime, précise bien que le
systématisme, l’absence de diversité d’un jouir qui n’est que contrefaçon, est à référer
seulement aux comportements des personnages, non à la rhétorique de l’auteur qui
manifeste une authentique variété :

« Sade est monotone si nous fixons notre regard sur les crimes rapportés
et non sur les performances du discours. »

Voir alors, chez ses criminels, une impuissance à sortir d’un usage répétitif su corps ?

« Sade le littérateur fait feu de tout bois, n’hésitant pas à emprunter ses
figures, tantôt métaphoriques, voilées et indirectes, comme dans les trois
versions de Justine, tantôt crues, explicites et sans détour comme dans
l’Histoire de Juliette, au théâtre, au barreau, à la théologie, à la philosophie,
à l’archéologie, allant de la dissertation au récit, du pamphlet au libelle, de
l’apologétique au panégyrique… alors que alors que les puissants qui parlent
et organisent méthodiquement figures et orgies, font du sur place. »

Ainsi, pour citer encore le même article de Barthes :

« On voyage facilement dans l’univers de Sade… Cependant, le voyage sadien


n’enseigne aucune diversité ; que ce soit à Astrakhan, à Angers, à Naples ou
à Paris, les villes ne sont que des pourvoyeuses, les campagnes de retraites,
les jardins des décors et les climats des opérateurs de luxure ; c’est toujours
la même géographie, la même population et les mêmes fonctions. »

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Et encore, dans ces fonctions au pluriel, encore faudrait-il apercevoir des manies, des

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


trajectoires systématiques, sérielles. Tel est, systématiquement, et « serial lover » et
« serial killer », ne pouvant éprouver de plaisir qu’en consommant ses proies, ogre.
Tel ne trouve son plaisir que dans le sacrilège, ou seulement dans l’inceste.

L’onirisme des « méchants organisateurs », se trouve ainsi bridé, dans une pénurie
symbolique qui n’a d’égale que leur prétention à affirmer jouir de tout. D’où un usage
de l’imagination d’autant plus appauvri qu’il se prive de la suspension d’intentionnalité,
du ressenti, pour le profit exclusif de théorisations qui sont autant de dénégations.
Le plaisir ainsi clamé, prétendant avoir rompu avec toute pitié pour faire d’autrui
un esclave sexuel, un moyen, et se faire du bien en lui faisant mal, serait alors une
contrefaçon en un double sens : à la fois une substitution et une feinte. La théâtralité
des postures se faisant alors indice d’une insatisfaction existentielle, impuissante à
dissocier sujet et objet, et en l’autre, et en soi.

Il faudra alors, pour les tyrans que sont Durcet, Dolmancé, Saint-Fond, Minski, Juliette,
et Rolland, d’ailleurs faux monnayeur, donner le change, présenter comme universel
l’arbitraire, masquer la singularité du particulier, opérer la transmutation de la douleur
en plaisir et du plaisir en douleur.

Faire plaisir à son corps malgré la douleur de l’autre ?

Chez Sade, dans l’essai politique de circonstance, destiné à donner des gages au
club révolutionnaire qu’est la Société des Piques, inséré dans la Philosophie dans le
boudoir : Français, encore un effort pour être Républicains, il s’agit de se contraindre,
de s’aguerrir, de feindre, au-dehors, ce qui n’est pas éprouvé au-dedans : la fraternité,
l’égalité, la liberté.

C’est qu’une dissymétrie se déploie, chez Sade, entre les porteurs de décision et de
parole, seuls habilités à expérimenter l’audace du corps et de l’entendement, et les
autres qui n’ont d’humain que le nom. Il n’est à aucun moment requis d’éprouver ce
que l’autre éprouve, ou seulement pour s’en délecter quoi qu’il advienne. Ainsi, dans
l’Histoire de Juliette, une des « préceptrices », dans l’école du vice, de Juliette, s’en
prend à la réciprocité morale :

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« O Juliette, tu vas me trouver bien tranchante, bien ennemie de toutes
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

les chaînes ; mais je vais jusqu’à repousser sévèrement cette obligation


aussi enfantine qu’absurde, qui nous enjoint de ne pas faire aux autres ce
que nous ne voudrions pas qu’il nous fut fait. C’est précisément tout le
contraire que la nature nous conseille, puisque son seul précepte est de
nous délecter n’importe aux dépens de qui. Sans doute, il peut arriver,
d’après ces maximes, que nos plaisirs troubleront la félicité des autres : en
seront-ils moins vifs pour cela ? Cette prétendue loi de la nature, à laquelle
les sots veulent nous astreindre, est donc aussi chimérique que celle des
hommes, et nous savons, en foulant aux pieds les unes et les autres, nous
persuader intimement qu’il n’est de mal à rien. Mais nous reviendrons sur
tous ces objets, et je me flatte de te convaincre en morale comme je crois
t’avoir persuadée en religion. Mettons maintenant nos principes en pratique,
et après t’avoir démontré que tu peux tout faire sans crime, commettons
un tant soit peu de crimes, pour nous convaincre que l’on peut faire tout. »

Sade qualifie ici d’« obligation aussi enfantine qu’absurde », la pitié, pierre angulaire
de l’esthétique, de la morale, de la politique de Rousseau.

Dès les Confessions, Rousseau dit du jeune Jean-Jacques, voleur d’un ruban, quel
fut le ressenti cuisant, par le fripon, du désarroi de la servante accusée à sa place.
Esthétique décisive, base de tout respect ultérieur. Dans la Profession de foi du Vicaire
Savoyard, l’élève du vicaire, a eu maille à partir avec des êtres pervers auquel il avait
été confié. Ses souffrances, avant sa rencontre avec son mentor, sont décrites au début
du texte comme seulement occasion d’une surenchère de la part de ses bourreaux :

« … Il voulut fuir et on l’enferma ; il se plaignit, on le punit de ses plaintes :


à la merci de ses tyrans, il se vit traiter en criminel pour n’avoir pas voulu
céder au crime ».

L’empathie manifestée par le vicaire, elle, va donner au malheureux la perspective


d’une communauté de sensibilité, dans la souffrance et la jubilation, pour le pire
et pour le meilleur. C’est par la pitié qu’est suggérée une compétence humaine à
dépasser les inclinations particulières, pouvoir ainsi éviter ce qui fait mal à tout autre
quel qu’il soit, fût-il le créateur lui-même, pour se donner la loi de vibrer à l’unisson
d’un ressenti jubilatoire et éclairant. Ce qui accable les autres créatures m’accable,
ce qui les réjouit me réjouit.

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III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE
On voit alors à quel point cette proposition rousseauiste est éloignée de ce qu’on croit
pouvoir appeler « sadisme », au sens le plus immédiat de la langue.

Dans la perspective de Sade, ce qui accable les autres créatures me réjouit, ce qui
les réjouit m’accable. Dans le Contrat Social, au chapitre 4 du livre I, Rousseau range
une telle dissymétrie dans le registre du droit d’esclave. Celui qui, pour rester vivant,
doit adhérer au contrat léonin de la non-réciprocité, s’inscrit dans un pur rapport de
force, qu’il subit aujourd’hui, qu’il inversera demain. C’est que le vainqueur, dans le
droit de la guerre, a dit au vaincu :

« Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que
j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observera tant qu’il me plaira. »

Ariste, personnage sadien, contrefait la béatitude du dénuement, dans l’espoir d’avoir


un jour l’argent et le pouvoir de la jubilation des sens, quels qu’en soient les moyens.
Fiat libido mea, pereat mundus. La Présidente de Pouval, elle, personnage sadien, et
peut-être exception qui confirme la règle, non seulement se livre au plaisir de boire
son vin de Champagne avec des amis, mais limite son « je fais ce qu’il me plaît » par
la clause « et laisse vivre chacun à sa guise. » Rousseauisme entrevu, et à tout jamais
congédié, d’une définition de « ce qui plaît » susceptible d’intégrer le respect et de
l’autre et de soi ? Plaisir non pas malgré l’autre, ou par un autre qui ne serait pas
reconnu comme un autre, mais plaisir par l’autre et avec l’autre.

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20. QUAND LA VIOLENCE FAIT MAL________________________________
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Le 30 août 2013, à Berlin, lieu de la cérémonie de remise du prix international de


lanceur d’alerte à Edward Snowden, et en son absence, fut lue une lettre que celui-ci
avait fait parvenir. Il s’y référait aux choix qui avait été le sien de faire violence à
lui-même, de prendre tous les risques, pour dénoncer le viol de la vie privée auquel
il avait contribué comme employé de la NSA. Il s’y définissait comme veilleur des
droits à l’intimité et à la vérité :

« [...] tous les individus et les organisations dans d’innombrables pays partout
dans le monde qui ont réussi à surmonter les barrières linguistiques et
géographiques pour se rassembler et défendre le droit des citoyens à la
vérité et la valeur de la vie privée ».

À cette fin, il se positionnait dans le sillage des idéaux des pères fondateurs des
États-Unis d’Amérique, comme Thomas Jefferson :

« La liberté licite est l’action non entravée selon notre volonté dans les
limites dessinées autour de nous par les droits égaux d’autrui. Je n’ajoute
pas dans les limites de la loi, parce que celle-ci n’est souvent que la volonté
du tyran, et il en est toujours ainsi quand elle viole les droits des individus. »

Edward Snowden était employé par la NSA américaine, National Security Agency,
sous le pseudonyme de Verax – celui qui dit la vérité – devint, le 6 juin 2013, lanceur
d’alerte. Ayant pris pour objectif de dévoiler ce qui fut fait « au nom du peuple, contre
le peuple », celui qui espionna fut aussi celui qui révéla. Il dit à des journalistes, dont
le travail fut ultérieurement reconnu par le prix Pulitzer, décerné au Guardian et au
Washington Post, ce qu’il en était de la violence du regard inquisiteur de la surveillance
de masse : il s’agissait de surveiller tout le monde, partout, tout le temps. Recueillir
des métadonnées par un maximum de « filets dérivants ». Moyens disproportionnés
pour garantir la sécurité du territoire.

De telles révélations supposèrent des précautions et donnèrent lieu à des conséquences


lourdes. Être accusé d’espionnage, subir l’exil, avoir à solliciter l’asile politique. Dans
la vidéo conférence consentie à SXSW le 10 mars 2014, Edward Snowden déclara ne
rien regretter. Et que, s’il fallait le refaire, il le referait, quoiqu’il en coûte.

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III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE
Héroïsme contemporain de qui fit violence à lui-même, et se mit en danger pour
dénoncer la violence insidieuse d’une certaine technologie appliquée à l’espace
numérique. Il y a maintenant un « après-Snowden » et un « avant Snowden ».

L’affaire Snowden appelle à une vigilance analogue à celle que préconisait Kant, attentif
- dans Qu’est-ce que les Lumières ? - à la ruse de certains despotes éclairés. Ceux-ci
prétendaient que leurs peuples n’était pas mûrs pour la liberté pour les placer sous
surveillance, les infantiliser, en vue de les assujettir encore davantage, sous prétexte
de les préparer à devenir majeurs. Violence épouvantable dont Kant dit qu’elle foule
aux pieds les droits sacrés de l’humanité.

Double violence. Celle qui consiste à payer de sa personne, pour manifester la


prévalence de l’universel sur le particulier. Le primat de la communauté des sujets,
du respect, sur les intérêts particuliers, qu’ils soient stratégiques, économiques ou
politiques. Celle qui est dénoncée et qui, étant dénoncée, se fait plus violente encore
pour se présenter comme légitime.

Vouloir faire violence à la violence pourrait se révéler doublement douloureux.

Ainsi, Rousseau, dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard, épisode de l’Émile, source
importante pour Kant, dit des coupables que non seulement ils sont coupables par
intention, par faute et non par erreur, mais qu’en plus, ils peuvent, pour se couvrir,
vouloir porter atteinte à la vérité ;

« Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que
méchants : comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent
est leur propre ouvrage ; que leur première dépravation vient de leur volonté ;
qu’à force de vouloir céder à leurs tentations, ils leur cèdent enfin malgré
eux et les rendent irrésistibles ? Sans doute, il ne dépend plus d’eux de
n’être pas méchants et faibles, mais il dépendit d’eux de ne pas le devenir. »

Ainsi, la recherche de la vérité ne saurait en rien éviter de faire mal et de se faire mal.
Par contre, la loi morale, donnée à soi par soi, d’aller jusqu’à contrecarrer ses intérêts
particuliers, pourrait s’avérer douloureuse, pénible. Suivre sa pente et ses intérêts
irait de soi, serait immédiatement gratifiant. Alors que préférer l’universalisable à

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du particulier fait sur mesure pour convenir à soi, reviendrait à se maltraiter. D’où
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

la difficulté à le faire.

Ce que Kant avoue bien volontiers dans la Critique de la Raison Pratique :

« Le même homme pourrait rendre, sans le lire, un livre instructif pour lui
qu’il n’a qu’une seule fois entre les mains, pour ne pas manquer une partie
de chasse, s’en aller au milieu d’un beau discours pour ne pas arriver en
retard à un repas, abandonner une conversation raisonnable, que d’ailleurs
il apprécie beaucoup, pour aller s’asseoir à la table de jeu. »

Or, se donner une telle tâche fait intervenir la vérité à deux titres : éviter de se mentir,
soit d’entrer dans un rapport inadéquat à son propre devoir d’humanité. Éviter de mentir
à l’autre. C’est-à-dire, le plus souvent, choisir le plus malaisé et le plus éprouvant. Avoir
une compétence théorique, penser juste et vrai, ou écouter seulement la voix de la
conscience qui parle à quiconque sans qu’un travail discursif ou déductif soit requis ?
Mais celle-ci, par volonté de ne pas blesser, peut avoir la tentation de s’abstenir de
dire, ou de cacher, pour ménager l’autre.

Jankélévitch affirme en effet que « toute vérité n’est pas bonne à dire ». On ne peut
pas dire toujours la vérité, n’importe quand et à n’importe qui. La vérité peut en effet
avoir des conséquences importantes : elle peut blesser et faire souffrir. Y compris
lorsque se trouve mis en balance un contexte lourd.

C’est ainsi que Kant, dans son opuscule : D’un prétendu droit de mentir par humanité,
envisage la situation extrême d’avoir à répondre à des poursuivants mal intentionnés
d’un ami dont on sait qu’il s’est caché dans la maison s’il s’y trouve ou non. Mentir,
alors, pour ne pas le livrer ? Mais alors effectuer une action dont la maxime n’est pas
universalisable et s’en prendre à l’humanité elle-même avec l’intention contradictoire
de la faire « par humanité ? » La réponse de Kant consiste à établir que rien ne dit que
l’ami ne se sera pas entre-temps enfui. Dire qu’il n’est pas dans la maison peut ainsi
revenir à le livrer. Alors que s’abstenir de mentir préserve, à coup sûr, la dignité de
tous. Mentir par humanité n’est donc qu’un droit prétendu à la maxime improbable.
Benjamin Constant, dans Des réactions politiques, dira ne pas comprendre l’argumentaire
de Kant et s’opposera à lui de manière caricaturale :

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« Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en
avons la preuve dans les conséquences directes qu’a tirées de ce premier
principe un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre qu’envers des
assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas
réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. »

Ceci revient-il à dire qu’on ne peut faire violence aux autres alors même qu’on croit
les respecter ?

Le violent ne serait pas violent volontairement.

S’il comprenait qu’il s’expose à la violence de la vengeance, le violent préférerait


la douceur pour éviter la douleur. Exposer autrui à la violence de la vérité, comme
nous l’avons vu, peut amener autrui à une détestation. Il peut vouloir rendre le mal
pour le mal.

Dans le Protagoras, Platon fait l’hypothèse que « Nul n’est méchant volontairement ».

La perspective, mise par Platon dans la bouche de son personnage Socrate, d’une
méchanceté qui serait accidentelle et non pas volontaire repose sur l’hypothèse qu’il
serait incohérent, faisant du mal à l’autre, de s’exposer à recevoir soi-même du mal
en retour.

Ainsi, celui qui ferait le mal ne le ferait qu’en s’imaginant faire le bien. Comme l’adjectif
« méchant » le reflète en français, par l’étymologie qui fait remonter au verbe « choir »,
tomber, le méchant tombe mal, dans son appréciation inadéquate de ce qui serait le
bien. Ce qui fait du mal un accident de jugement qui n’aurait pas pris en compte tous
les paramètres, un dérapage de l’évaluation. La violence faite à l’autre relèverait donc
d’une distraction, ou d’une maladresse. Si le violent réfléchissait, il ne s’exposerait
pas à la violence que ceux qu’il violente pourraient déployer en retour.

Ainsi, dans le Protagoras, en 352 c, Platon fait tenir à Socrate que la connaissance
fait des hommes des kaloïkagathoï, c’est-à-dire littéralement des êtres « beaux et
bons », soit des « hommes de bien » :

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« Pour moi, je suis à peu près persuadé que, parmi les philosophes, il n’y en a
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

pas un qui pense qu’un homme pèche volontairement et fasse volontairement


des actions honteuses et mauvaises ; ils savent tous au contraire que tous
ceux qui font des actions honteuses et mauvaises les font involontairement,
et Simonide ne dit pas qu’il loue l’homme qui ne commet pas volontairement
le mal ; mais c’est à lui-même qu’il rapporte le mot volontairement ; car
il pensait qu’un homme de bien se force souvent à témoigner à autrui de
l’amitié et de l’estime. »

Ceci, en vertu d’une rationalité grande, puisqu’il anticipe ce qui pourrait en résulter, il
analyse la teneur des situations. Ce que ne font pas les méchants, parce qu’ils ne sont
pas amants de la vérité. À moins qu’ils soient méchants au point de croire pouvoir
anticiper les conséquences de leurs agissements, mais sans saisir que par-là, ils
s’exposent à en pâtir eux-mêmes.

« Par exemple, on est parfois en butte à d’étranges procédés de la part d’une


mère, d’un père, de sa patrie, d’autres hommes qui nous touchent aussi
de près. En ce cas, les méchants regardent la malignité de leurs parents ou
de leur patrie avec une sorte de joie, l’étalent avec malveillance ou en font
des plaintes, afin de se mettre à couvert des reproches et des outrages
que mérite leur négligence ; ils en arrivent ainsi à exagérer leurs sujets de
plainte, et à grossir de haines volontaires leurs inimitiés forcées. Les gens
de bien au contraire jettent un voile sur les torts des leurs et se forcent à
en dire du bien ; et si l’injustice de leurs parents ou de leur patrie suscite
en eux quelque accès de colère, ils s’apaisent eux-mêmes et se réconcilient
avec eux, en se contraignant à les aimer et à en dire du bien. »

Ceci revient dès lors à faire du savoir ce qui pourrait éviter de faire mal comme de se
faire mal. La violence du méchant serait une simple erreur, une appréciation incomplète
d’une situation. On trouve ainsi, dans les différentes propositions platoniciennes, qu’il
s’agisse de registres politiques ou amoureux, des variations sur ce thème du mal
généré par une violence qui glisse, qui va trop vite, qui met en jeu une trop courte vue.

Par exemple, dans le Gorgias, en 494 b, le tyran ne vise la satisfaction de tous ses
désirs sensibles que par l’inconscience du pluvier qu’il est alors devenu, tête de linotte
qui ne réfléchit plus à ses actions. Le pluvier est l’oiseau qui défèque à mesure qu’il
mange, dans une succession perpétuelle de réplétion et de vacuité.

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Si on le situe dans le bestiaire du Timée, en 91 d, le méchant est donc celui qui

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


tombe tellement mal dans la saisie du vrai que sa maladresse comporte des degrés
d’incomplétude qui font de lui, s’il est homme, une femme, pire un oiseau, pire un
reptile, pire un poisson, dans un déséquilibre des facultés de plus en plus fort. Il
chute donc, symboliquement, dans une échelle des êtres à l’imperfection croissante,
parce qu’il a fait violence à la réalité et à lui-même en s’abstenant de se retirer en
lui-même pour penser.

Quand la violence fait mal alors intervient la tentation du déni.

C’est ainsi que la violence de la jalousie peut s’avérer si intolérable que pour éviter
la collision entre l’avant où l’on était aimé et l’après où l’on est trompé, on peut être
amené à souhaiter l’effacement du réel, « ce à quoi on se cogne », comme l’écrit Lacan.

« L’oubli est un puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit


peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle »
écrit Marcel Proust dans A la recherche du temps perdu. Dans cette œuvre, l’auteur
fait intervenir un narrateur qui se trouve confronté à la subjectivité de la synthèse
temporelle, tantôt jubilatoire, tantôt souffrante.

Interpellé par la jubilation que crée en lui ressurgissement d’impressions sensorielles


enfouies, il tente de mettre en synergie mémoire volontaire et involontaire. Pour
chercher des articulations perdues entre des images, des saveurs, des formes.
Certes, l’occurrence la plus connue est l’épisode dit de la madeleine, qui fait revenir
un contexte lumineux et bienheureux, reliquat d’une scène d’enfance chez tante
Léonie. Le hasard d’un cheminement sur le pavé d’un Hôtel particulier où il est reçu
peut suffire pour envahir le narrateur d’un ressenti oublié :

« La félicité que je venais d’éprouver était bien la même que celle que
j’avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais alors ajourné
de rechercher les causes profondes. La différence, purement matérielle,
était dans les images évoquées : un azur profond enivrait mes yeux, des
impressions de fraîcheur, d’éblouissantes lumière tournoyaient près de
moi… Et presque tout de suite je le reconnus, c’était Venise dont mes
efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire
ne m’avaient jamais rien dit, et que la sensation que j’avais ressentie jadis

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sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

toutes les autres sensations jointes à ce jour-là. »

Le plus souvent, la mémoire fait violemment et douloureusement entrer en collision


le passé et le présent. La jalousie, par exemple, est un état de conscience qui pose
simultanément que l’être aimé est resté le même et a changé. La mémoire en effet
persiste à maintenir une adoration qui se trouve traversée par le sentiment actuel
de trahison.

Dès lors, le jaloux se réfère à la logique passionnelle d’avant tout en posant qu’elle
n’est plus. Il se trouve par conséquent encore dedans et déjà dehors, déchiré par une
contradiction insurmontable. Jusqu’à ce que ce dehors fasse basculer le dedans.

Or, cette issue espérée est constamment retardée par l’obstination du jaloux à vouloir
réduire la mémoire affective des représentations logiques.

Dans Du côté de chez Swann, le premier opus de A la recherche du temps perdu, et


plus spécifiquement dans Un amour de Swann, la jalousie qu’éprouve Swann à l’égard
d’Odette de Crécy l’amène dans des affres qu’il ne perçoit qu’a posteriori, une fois que
l’illusion s’est dissipée. Swann, dans l’exclamation finale qui est la sienne, et qui met fin
à des années de captivité non soupçonnée comme telle, fait bien état d’une tromperie
sur le genre, d’un aveuglement portant sur les catégories perceptives elles-mêmes :

« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu
mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était
pas mon genre ! »

Proust évoque un « chimisme ». C’est que l’alchimie de la mémoire, amoureuse et


jalouse, finit par fabriquer, finit par fabriquer une substance douce-amère :

« Ainsi, par le chimisme même de son mal ; après qu’il avait fait de la jalousie
avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, de la pitié
pour Odette. »

Un usage logique de la mémoire est impossible tant que la douleur est là. Lorsque
la mémoire s’évertue à restituer la succession de ce qui est advenu, elle peine à

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saisir la confusion dont l’amour de Swann pour Odette s’est nourri. Seul le narrateur

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


dépassionné peut faire le diagnostic d’une cristallisation originaire. L’assiduité de
Swann à fréquenter les musées et les tableaux lui a permis de superposer à une
Odette aux joues creuses et aux yeux battus un portrait qui l’a transfigurée pour faire
d’elle un tableau ravissant :

« … elle [Odette, debout à côté de lui] frappa Swann par sa ressemblance


avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque
de la chapelle Sixtine. »

C’est bien la mémoire d’esthète de Swann qui a été l’outil de cette projection. La
virtuosité du regard de celui qui s’est exercé à parcourir l’épure picturale, à fréquenter
des typologies les a rendues disponibles pour se substituer aux chairs abîmées et
peu intelligibles :

« Il n’estima plus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne qualité de


ses joues et d’après la douceur purement carnée qu’il supposait devoir leur
trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais
comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent,
poursuivant la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la
nuque à l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un
portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair ».

L’état amoureux sollicite initialement la mémoire pour inventer des rites, un dialecte,
des commémorations. Ainsi, l’énoncé « faire catleya » est métaphore, substitution
paradigmatique du trivial plaisir physique manifesté d’ordinaire par l’indétermination
de l’expression « faire l’amour ».

Swann, se réfère en effet à l’épisode de remise en ordre des orchidées du corsage


d’Odette, première occurrence de l’amour physique qui s’ensuivit. Ainsi, que les
orchidées soient présentes ou non, la métaphore subsiste, comme reviviscence d’une
révélation inaugurale :

« Si elle avait des catleyas à son corsage, il disait : “C’est malheureux, ce


soir, les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont pas été déplacés
comme l’autre soir ; il me semble pourtant que celui-ci n’est pas très droit.
Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que les autres ?” Ou bien, si elle n’en

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avait pas : “Oh, pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à mes petits
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

arrangements.” »

L’inventaire du réel auquel se livre, une fois jaloux, Swann, remémoration minutieuse
et infinie de la teneur d’une phrase de l’aimée, finit par miner la violence de ce qui
est examiné, la faisant disparaître sous les interprétations.

Swann demande à Odette de lui livrer un nom, véhicule d’une image, pour pouvoir
enfin ne plus y penser, mais cette image imposera à Swann la constitution d’autres
images, et d’autres questions, et ceci bien sûr à l’infini, dans la logique de l’apprenti
sorcier, comme on le comprend alors :

« De pouvoir me représenter la personne, cela m’empêcherait de plus


jamais y penser. Je le dis pour toi, parce que je ne t’ennuierais plus. C’est si
calmant de se représenter les choses ! Ce qui est affreux c’est ce qu’on ne
peut pas imaginer. Mais tu as déjà été si gentille, je en veux pas te fatiguer.
Je te remercie de tout mon cœur de tout le bien que tu m’as fait. C’est fini.
Seulement ce mot : “Il y a combien de temps ?”  »

Odette qui trouverait commode de mentir pour échapper aux investigations jalouses
de Swann se heurte à la résistance d’images. En effet, les représentations mentales
de ce qu’elle a effectivement accompli s’opposent à ce qu’elle dise autre chose que
ce qu’elle a accompli, mentir est difficile, même si Odette le tente. Elle ment, mais elle
ment mal. Les mensonges qu’il serait utile de prononcer se dérobent :

« Ces paroles étaient mensongères ; du moins pour Odette, elles étaient


mensongères, inconsistantes, n’ayant pas, comme si elles avaient été vraies,
un point d’appui dans le souvenir de son arrivée à la gare ; même elle était
empêchée de se les représenter au moment où elle les prononçait, par
l’image contradictoire de ce qu’elle avait fait de tout différent au moment
où elle prétendait être descendue du train ».

En de rares moments, le passé laisse le présent reprendre ses droits. Par exemple
à l’occasion d’une orangeade offerte par une Odette de chair et de sang, qui fait
disparaître l’Odette des conjectures et des hypothèses :

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« Alors, à ces moments-là, pendant qu’elle leur faisait de l’orangeade, tout

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


d’un coup, comme un réflecteur mal réglé d’abord promène autour d’un
objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques, qui viennent ensuite
se replier et s’anéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantes qu’il
se faisait d’Odette s’évanouissaient, rejoignaient le corps charmant que
Swann avait devant lui ».

Alors, il se convainc :

« … que le monde habité par Odette n’était pas cet autre monde effroyable
et surnaturel où il passait son temps à la situer et qui n’existait peut-être
que dans son imagination, mais l’univers réel, ne dégageant aucune tristesse
spéciale, comprenant cette table où il allait pouvoir écrire et cette boisson
à laquelle il lui serait permis de goûter… »

Pourtant, laisser faire la mémoire pourrait faire basculer de la violence à la douceur.


Proust rappelle par exemple, quelle est la riche tradition épistémologique, de la
révolution copernicienne qui consiste, aussi bien pour un savant que pour un poète et
que pour un jaloux, à faire d’abord sécession pour accéder aux choses. Ainsi Copernic
se représente-t-il d’abord l’inconsistance du géocentrisme pour renoncer à lui, rêver
à l’héliocentrisme pour l’apercevoir et l’expérimenter. Le savant n’est pas seul poète,
ainsi procède le jaloux. S’écarter, fantasmer, permet parfois de trouver. Ce n’est pas
la réflexion mais une brusque inspiration qui sera pour Swann une clé qu’il aura
trouvée sans la chercher, par une brusque réminiscence :

« Mais à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux, analogues à celle


qui apporte au poète ou au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une
observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se
rappela pour la première fois une phrase qu’Odette lui avait dite, il y avait
déjà deux ans : “Oh ! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour
moi, je suis un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses
avec elle, elle veut que je la tutoie.” »

Dans la conclusion du dernier opus, Le Temps retrouvé, le narrateur admet le caractère


violent d’une existence que la mémoire confronte constamment à l’allant de la jeunesse,
imposant aux humains des échasses de plus en plus hautes, à mesure que le présent
s’écarte de la jeunesse. Et la marche de la vie s’en trouve affectée :

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« Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

admiré, en le regardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli bien
qu’il eût tellement plus d’années que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était
levé et avait voulu se tenir debout, avait vacillé sur des jambes flageolantes
comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels il n’y a de solide que
leur croix métallique et vers lesquels s’empressent les jeunes séminaristes,
et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille sur le sommet peu
praticable de quatre-vingt-trois années, comme si les hommes étaient juchés
sur de vivantes échasses grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des
clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d’où
tout d’un coup ils tombent. Je m’effrayais que les miennes fussent déjà si
hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j’aurais encore la force de
maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin, et
que je portais si douloureusement en moi ! »

Néanmoins, la perspective consolatrice de l’écriture, par la synthèse sensible qu’elle


effectue, fait ressentir que la mémoire est infinie, souveraine, alors que la place que
chacun occupe dans l’espace est exiguë :

« Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre,


je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée
s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes,
cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant
dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte
qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans
mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans
les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles
tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. »

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21. APPRIVOISER LA VIOLENCE DU DÉSIR ?_________________________

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


On appelle désir un élan irrépressible, ce qui au-dedans de nous nous met hors de
nous, qui nous détruit et peut détruire les amitiés et même les sociétés. Les désirs,
aspirations inavouables et inavouées auraient une logique sous-jacente, sordide et
intéressée. Faudrait-il les réprimer, se garder d’en faire état, pour les préserver et les
sublimer ? Mais leur violence est-elle compatible avec une recherche de prudence ?

La violence du désir ne cesse de faire surface.

Dans son Conte de printemps, le cinéaste Éric Rohmer fait du spectateur l’observateur
invisible qui aurait à démêler les dits et les non-dits chaotiques des choses de l’amour.
Conte de Printemps porte bien son nom. L’éclosion est partout, ouverte aux désirs.
Cerisiers en fleurs de la maison de campagne aux papiers peints et rideaux fleuris
d’Igor à Fontainebleau. Primevères sur le balcon de l’appartement parisien de Jeanne.
Chemisiers à motifs floraux de Natacha et Eve. Natacha, dont l’anniversaire est le 22
mars, est le printemps même, et ses traits sont ceux de la Flore/Vénus de Botticelli.

Pourtant, le premier bouquet que l’on voit à l’écran, dans l’appartement de Mathieu
où vit Jeanne, se fane, entouré de miettes de pain et de vaisselle sale qui traîne, à
la manière picturale des vanités. Caractère vide de leur histoire d’où les désirs se
seraient retirés ?

La caméra de Rohmer découpe en pans successifs le désordre de Mathieu, absent


pour quelque temps. Puis on assiste aux gestes décidés de Jeanne. D’une armoire,
elle tire une pile impeccable de vêtements à elle. Et, d’une bibliothèque, un Platon et
un Kant, outils du professeur de philosophie qu’elle est, pour rejoindre l’appartement
qu’elle a gardé, dans un autre quartier de Paris.

Malheureusement, celui-ci est occupé plus longtemps que prévu par une nièce à
qui elle rend service, rejointe par son petit ami. Elle s’apprête donc à retourner chez
Mathieu lorsqu’une invitation téléphonique à une soirée tombe à pic et donne un point
de chute pour aviser. Là, elle fait connaissance de Natacha. Sur le canapé où elles se
confient, Jeanne évoque pour Natacha l’anneau de Gygès évoqué par Platon.

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Si quelqu’un, rendu invisible par cet anneau magique avait observé ses faits et
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

gestes – ce qu’a fait le spectateur en réalité –, il aurait perçu des caprices puérils,
des désirs inconsistants : Jeanne est à la rue alors qu’elle dispose de la clé de deux
appartements l’un vide, l’autre occupé. Elle ne veut pas rester seule chez Mathieu,
sans pouvoir retourner chez elle. Natacha lui propose alors s’installer temporairement
dans le grand appartement que lui laisse son père, Igor.

Trame désirante paradoxale, chez Jeanne, de son propre aveu. Chez Natacha aussi,
sans doute : celui avec qui elle sort, William, a presque l’âge de son père et celle avec
qui sort son père, Eve, a l’âge de Natacha. Œdipe non résolu ? Le collier de famille
qu’Igor destinait à Natacha, dans la tradition du père de Peau d’Âne, a-t-il été volé
par Eve ? Natascha, sans vouloir s’avouer la coloration incestueuse de sa vénération
pour son père, ne supporte pas cette Eve qu’elle ressent comme un vampire. Elle
s’interpose entre son père et elle. Même si Natacha a su infléchir son désir pour son
père en le reconfigurant comme désir pour un homme qui a l’âge de son père, Eve
est l’indésirable.

Lorsque, à l’occasion d’un séjour dans la maison de campagne d’Igor, par le jeu du
départ d’Eve et de Natacha, Jeanne se retrouve seule avec le maître de maison, elle
fait l’hypothèse d’une machination de Natacha pour que son père s’éprenne d’elle et
remplace Eve. Natacha donne ainsi l’occasion à Jeanne de tirer les conséquences
de son malaise initial généré par le désordre de Mathieu, qu’elle déteste chaque fois
qu’elle l’identifie à son territoire. Elle qui s’est vantée, devant Eve, Natacha et Igor,
d’être, dans ses cours de philosophie, totalement maîtresse des événements, semble
aspirer à un renouveau amoureux dont le printemps serait la métaphore. Alors, céder
à Igor dans le territoire d’Igor ?

C’est ce vers quoi le film de Rohmer semble s’acheminer, lorsque, seul avec elle, Igor
fait des avances à Jeanne :

« Je peux m’asseoir près de vous ? » « Oui. »


« Je peux vous prendre la main ? » « Oui. »
« Je peux vous embrasser ? » « Oui. »

Le vœu suivant, qui accomplirait l’issue attendue de ce crescendo, n’est pas agréé.

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III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE
Jeanne se livre, devant Igor, à une cérémonie des aveux. Pour tenter de discipliner
la violence de ses émois, Jeanne a recours à la sacralité du chiffre trois, le conte
des trois souhaits, la trinité, la triade hégélienne, dont elle admet l’arbitraire. Trois
vœux seulement et pas davantage, comme dans les contes. Certes, ce recours à
l’arithmétique est absurde en soi, mais puissant. Empruntant à Pascal une modalité
de sa raison des effets, Jeanne « met les formes », « met en forme » pour endiguer la
brutalité des désirs qui seraient ravageurs.

Il s’agir pour Jeanne d’encadrer cette attraction amoureuse pour la refouler et l’occulter.
Igor, qui aime désirer et être désiré lui reproche de dés-érotiser leurs rapports par
un discours froid sans nuance ni affect. Jeanne quitte alors, en pleine nuit, la maison
de Fontainebleau et la promesse de ses arbres en fleurs pour regagner Paris. Au
moment de prendre congé de Natacha et de quitter l’appartement parisien d’Igor, elle
retrouve par hasard le collier promis à Natacha en reprenant ses vêtements dans la
penderie d’Igor. Tout est désormais en ordre.

De retour dans l’appartement de Mathieu, son premier geste est de remplacer le


bouquet fané dans l’eau croupie par des fleurs toutes neuves, dans de l’eau toute
neuve. Comme pour conjurer, par ce rituel régénérant, sa prise de conscience de
la déliquescence de son désir pour Mathieu qu’elle choisit d’enfouir en elle-même.

Mais comment exister si les désirs sont révoqués ? Deux occurrences sont le plus
souvent suggérées par Rohmer. Le divertissement et le pari, deux thématiques
pascaliennes.

Le divertissement, dans les Contes moraux, par exemple dans Ma nuit chez Maud, est
invoqué par Vidal pour convaincre son ancien ami d’études, le narrateur, de venir
dîner avec lui chez Maud, femme très belle dont il est l’amant par désœuvrement :

« Tu vois, si je t’ai dit de venir, c’est que je sais très bien ce que nous ferions
si tu ne venais pas. Nous ferions l’amour. »
« Alors je ne viens pas. »
« Si, si. Nous ferions l’amour, comme ça, par désœuvrement. Ce n’est pas
une solution, ni pour elle, ni pour moi. »

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Soirée à trois, donc, puis à deux, Vidal s’étant fâché et ayant laissé le narrateur, invité,
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

pour ne pas reprendre la route, à rester, par Maud et avec Maud. Nuit chez Maud qui
sera pour le narrateur, et au grand dam de Maud, chaste.

Le narrateur, ne trouvant pas en librairie d’ouvrage sur le calcul des probabilités, dans
sa « frénésie à renouer avec les mathématiques », s’était rabattu sur les Pensées de
Pascal et relu le pari de Pascal. Se convertir plutôt que se divertir, verbe qui signifie
« se détourner ». Miser sur l’existence d’un Dieu infini plutôt que sur une mécréance
dissipée faite de désirs destinés à tromper l’ennui.

Ayant aperçu à la messe une jeune femme recueillie avec qui faire sa vie, il estime
alors que la foi est un désir avantageux qui peut faire tout gagner sans rien faire
perdre. Comme l’écrit Pascal Bonitzer dans son Éric Rohmer :

« [l’]héroïsme, dont se targuent si volontiers les narrateurs des Contes,


consiste à vaincre le désir après avoir failli y céder… Maud ne se définit
pas seulement négativement par rapport à Françoise – elle n’est ni blonde,
ni catholique, ni à marier, et elle ne croit pas en la fidélité – […] Maud
incarne, absolument parlant, le négatif. Le négatif, c’est le désir sexuel. »

Pour échapper à son vertige, à l’effroi des « espaces infinis » le narrateur a décidé de
désirer utile, en pariant bien. Pas sur Maud qui est franc-maçonne, infidèle, mécréante
et brune. Mais sur Dieu et sur Françoise pouvant mener à Dieu.

Le pari, alors, sur le mode de l’acte de foi démesuré, fou ? Dans le Conte d’hiver, une
femme commet un lapsus : Courbevoie au lieu de Levallois. Dès lors l’homme, dont
elle porte l’enfant sans le savoir encore, ne pourra pas la retrouver. De son désir avait-
elle à ce point à redouter pour que l’inconscient fasse barrage ? Ce film a une place
énigmatique dans la genèse de l’œuvre, à rebours de l’ordre attendu après Conte de
printemps. C’est qu’il décrit un enfouissement, un gel en attente d’une éclosion, un
peu au sens du mythe de Perséphone.

Les premières images du film sont pourtant la lumière même. Deux amants nus
s’étreignent, seuls au monde. Félicie, pour que Charles puisse la retrouver, veut lui
donner son adresse mais le fait de manière erronée. C’est donc seule qu’elle accouchera
de leur fille. Et seule qu’elle envisage de construire leurs deux existences sans Charles.

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Après deux liaisons sans conviction, prévenant ses amants qu’elle ne pouvait pas

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


les désirer, son être étant tout entier occupé par un autre, Félicie décide de s’en
remettre au hasard, assume une sérendipité. Elle se rend à Nevers, la ville la moins
porteuse d’espoir, dont le nom rime avec jamais, ou avec la désolation d’Hiroshima.
La machinerie cinématographique fait qu’elle y retrouve Charles, en disant qu’elle
« pleure de joie », comme Blaise Pascal lors de la révélation théologique qu’il consigne
dans son Mémorial.

Ne vivre, alors, ses désirs que sur le mode des désirs intéressés, inavouables en un
autre sens ? Sans vergogne, est-il prudent, comme le fait le héros du Conte d’été, de
prévoir, pour se couvrir, si une petite amie fait faux bond, une remplaçante et même
une remplaçante de la remplaçante ?

Un étudiant, Gaspard, débarque à Dinard au sortir d’une maîtrise de mathématiques.


Il installe ses affaires dans l’armoire d’un appartement prêté par un ami. Plage,
pull marin et guitare. À la crêperie, Margot la serveuse l’interroge : « vous désirez
le café, l’addition ? » Question anodine, serveuse anodine. Lorsque Gaspard liera
connaissance avec elle, cette impression d’insignifiance persistera, alors même que
Margot, ethnologue enthousiaste, continuera à se rapprocher progressivement de lui.

Gaspard est venu à Dinard dans le but d’emmener Léna, femme désirée du moment, à
Ouessant. Au sens d’un embarquement pour Cythère. Mais Léna tarde à arriver. Margot,
la sage, souffle alors à Gaspard : « Si jamais elle ne veut pas y aller, pense à moi. »

Gaspard rencontre alors Solène, la solaire, qui le tente, à qui il propose aussi d’aller à
Ouessant. Mais Léna, la lunatique, finit par arriver à Saint-Lunaire. Il la rencontre, par
hasard, sur la plage. S’embarquer pour Cythère-Ouessant avec Léna, Solène, Margot ? À
laquelle dédier la chanson de marin qu’il compose à la guitare ? À laquelle faire l’amour ?

Margot a bien compris qu’elle était, pour Gaspard, peu valorisante et ne lui accorde
que des baisers symboliques à dose homéopathique :

« Je ne veux pas être la remplaçante de la remplaçante. […] Mon p’tit vieux,


tu te couvres. Si c’est pas l’une, ça sera l’autre. J’aimerais bien que tu aies
à choisir. […] T’es comme un clochard qui se réveille milliardaire : trois
filles à la fois. »

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Il n’y en aura aucune. Gaspard, sauvé par un appel téléphonique qui lui impose de
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

quitter Dinard pour réaliser un achat au meilleur prix, s’en va. Montée en puissance
de l’intérêt ? Margot ne savait pas s’il fallait voir en lui un « amoureux transi » ou un
« dragueur maladroit ». Est-il seulement dans le calcul de l’avantageux ?

Osons une hypothèse tout autre. Le jugement de Pâris, chargé d’attribuer à l’une
des trois déesses la pomme destinée « à la plus belle », doit choisir entre Athéna qui
incarne la sagesse, Héra, le pouvoir, et Aphrodite, l’amour.

Si Gaspard laisse Margot, qui a le cœur gros, Léna qui a les dents longues et Solène
aux longs cheveux, derrière lui, à Dinard, sans doute préfère-t-il rêver à toutes. Se
gardant soigneusement de passer aux aveux, il évite d’actualiser un seul ou même
plusieurs des scenarii, il les garde en lui, d’autant plus forts qu’ils sont inaboutis. À
lui la sagesse, le pouvoir et l’amour.

Se faire violence pour enfouir en soi la violence du désir ?

Se délecter, alors, des désirs en eux-mêmes, se garder soigneusement de les réaliser


pour mieux les élaborer, en soi ? Telle est la proposition de Marion dans Pauline à la
plage :

« Si Henri m’échappe, tant mieux. Comme ça, je pourrai rêver de lui en son
absence et jouir de sa présence mille fois plus. J’aime mieux vivre avec lui
quelques moments intenses plutôt que de partager une existence douillette. »

Il s’agirait de ne jamais avouer son désir pour le garder tel, par exemple désirer par
procuration comme dans Conte d’Automne, qui clôt le cycle des Contes des quatre
saisons. Le soleil est encore chaud. À Saint Paul des trois châteaux, Isabelle, dans sa
Librairie des cinq continents passe une petite annonce :

« Cherche homme épris de beauté physique et morale ».

Pas pour elle, mais pour son amie vigneronne, Magali, veuve qui s’est confiée à elle :
« A mon âge, [trouver un homme], c’est plus difficile que de trouver un trésor sous les
vignes. » Pour Magali, Isabelle ne se contente pas de passer l’annonce, mais rencontre
Gérald qui répond à celle-ci, se présentant comme celle qui cherche.

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Désir par procuration, parenthèse fantasmée et non dénuée d’émois pour celle qui,

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


bien ancrée dans son couple et dans sa vie veut éprouver « ce que ça fait » de désirer
ailleurs. Au sens où Jankélévitch, dans le chapitre L’aventure amoureuse de son livre
L’aventure, le jeu, le sérieux, évoque la dimension ludique et insulaire de l’écart. Mais
pour jouer seulement. Et Gérald est interloqué lorsqu’il comprend qu’elle le fait pour
une autre.

Parallèlement, la jeune Rosine, petite amie récente du fils de Magali, Léo, peine à
rompre avec son ancien professeur de philosophie. Étienne, bien plus âgé qu’elle,
lui donne le sentiment qu’elle est trop immature pour lui. Rosine est devenue la
confidente de Magali, sans doute sa future belle-mère, alors que jusque-là, Étienne
était son confident et son amant. « Je suis plus à l’aise avec elle qu’avec toi, parce
qu’il n’y a pas de désir », lui dit-elle, en précisant qu’elle ne veut le revoir que lorsqu’il
aura trouvé une femme.

L’art de Rohmer manifeste ici son infinie subtilité. Rosine fait le projet, pour mieux
s’interdire Étienne, de le marier à Magali :

« J’ai trouvé une femme que tu intéresses ».

Il s’agit bien d’une ruse pour venir à bout de son désir, qui, pour elle, est désordre,
comme elle l’explique à Emilia son amie, fille d’Isabelle :

« La petite trace de désir qui subsiste en moi disparaîtra. Il sera tabou pour
moi et je serai tabou pour lui. »

A l’occasion du mariage d’Emilia où Gérald et Étienne sont présentés à Magali, les


deux machinations se dénouent. Gérald raccompagne chez elle Magali, et Isabelle,
comblée, peut refermer la parenthèse de son fantasme. Étienne raccompagne chez
elle Rosine, qui a pu vérifier, par sa tentative, qu’il n’était pas en quête d’une compagne
plus mûre. Rosine se rend à l’évidence du désir persistant d’Étienne pour elle et de
son désir persistant pour Étienne.

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Les désirs ne sont pléniers que s’ils sont mis à distance et à l’épreuve, qu’ils restent
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

au bord des lèvres ou se disent et se vivent en se déclinant autrement. Translation


plutôt que sublimation.

Chez Rohmer, les désirs sont toujours déplacés. Soit que leur violence les fasse
surgir, soit qu’elle soit détournée, apprivoisée. Telle est la démarche de l’érotisme,
dont Georges Bataille fut le théoricien.

Adoucie, la violence du désir est-elle pour autant infléchie ?

Georges Bataille, dans son ouvrage intitulé l’Erotisme, fait intervenir l’opposition
entre immédiateté animale et médiations humaines pour faire l’hypothèse d’une
transmutation de la violence instinctive en un processus culturel subtil, puisque
l’érotisme est vacillement, mise en question de soi :

« L’érotisme est l’un des aspects de la vie intérieure de l’homme. Nous nous
y trompons parce qu’il cherche sans cesse au-dehors un objet du désir.
Mais cet objet répond à l’intériorité du désir. Le choix d’un objet dépend
toujours des goûts personnels du sujet : même s’il porte sur la femme que
la plupart auraient choisie, ce qui joue est souvent un aspect insaisissable,
non une qualité objective de cette femme, qui n’aurait peut-être, si elle ne
touchait en nous l’être intérieur, rien qui forçât la préférence. En un mot,
même conforme à celui de la plupart, le choix humain diffère encore de
celui de l’animal : il fait appel à cette mobilité intérieure, infiniment complexe,
qui est le propre de l’homme. L’animal a lui-même une vie subjective, mais
cette vie, semble-t-il, lui est donnée, comme le sont les objets inertes, une
fois pour toutes. L’érotisme de l’homme diffère de la sexualité animale en
ceci justement qu’il met la vie intérieure en question. L’érotisme est dans
la conscience de l’homme ce qui met en lui l’être en question. »

Ainsi, la violence surmontée de la culture ne serait en rien réductible au besoin de


reproduction de l’espèce, pourrait s’en écarter et en jouer :

« Quoi qu’il en soit, si l’érotisme est l’activité sexuelle de l’homme, c’est


dans la mesure où celle-ci diffère de celle des animaux. L’activité sexuelle
des hommes n’est pas nécessairement érotique. Elle l’est chaque fois qu’elle
n’est pas rudimentaire, qu’elle n’est pas simplement animale. »

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Ainsi, dans Les Larmes d’Eros, il construit une analogie entre la chasse et la sexualité

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


lorsqu’il déchiffre certaines peintures préhistoriques sur les parois des grottes. Il
aperçoit en elles un jeu, propre à l’humain, qui prend du recul, à la chasse, par rapport
à la proie, dans la sexualité, par rapport au partenaire :

« Quel est finalement le sens des peintures merveilleuses qui ornent en


désordre des cavernes difficiles d’accès ? Ces cavernes étaient de sombres
sanctuaires que des torches éclairaient faiblement ; ces peintures, il est
vrai, devaient opérer magiquement la mort des bêtes, du gibier qu’elles
figuraient. Mais leur beauté animale, fascinante, après des millénaires d’oubli,
a toujours un sens premier : celui de la séduction et de la passion, celui du jeu
émerveillé, du jeu qui retient le souffle et que sous-tend le désir du succès. »

La dimension ludique de la configuration montre bien que ces premiers humains se


sont joués du besoin, ont joué avec lui, s’écartant alors de sa teneur animale :

« Essentiellement, ce domaine des cavernes-sanctuaires est en effet celui


du jeu. La première place, dans les cavernes, est donnée à la chasse, en
raison de la valeur magique des peintures, peut-être aussi de la beauté des
figurations : elles étaient d’autant plus efficaces qu’elles étaient belles. Mais
la séduction, la profonde séduction du jeu, l’emportait sans doute dans
l’atmosphère surchargée des cavernes, et c’est en ce sens qu’il convient
d’interpréter l’association des figures animales de la chasse et des figures
humaines érotiques. […] Mais il est vrai qu’avant tout, ces cavernes sombres
furent en fait consacrées à ce qu’est en profondeur, le jeu – le jeu qui
s’oppose au travail, et dont le sens est avant toutes choses d’obéir à la
séduction, de répondre à la passion. Or la passion, introduite, en principe,
là où des figures humaines apparaissent, peintes ou dessinées, sur les murs
des cavernes préhistoriques, est l’érotisme. […] beaucoup de ces figures,
masculines, ont le sexe levé. Même une figure féminine exprime le désir
avec évidence. Une image double enfin représente, dans l’abri-sous-roche
de Laussel, l’union sexuelle ouverte. »

Le jeu, qui transpose et conjure ainsi la violence immédiate du désir, l’adoucit tout
en l’exacerbant, autrement.

On pourra en ce sens goûter à la subtile transmutation opérée par Proust, dans A


l’ombre des jeunes filles en fleurs, second opus d’A la Recherche du temps perdu.

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« Il en était d’Albertine comme de ses amies. Certains jours, mince, le teint
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

gris, l’air maussade, une transparence violette descendant obliquement au


fond de ses yeux comme il arrive quelquefois pour la mer, elle semblait
éprouver une tristesse d’exilée. D’autres jours, sa figure plus lisse engluait
les désirs à sa surface vernie et les empêchait d’aller au-delà ; à moins que
je ne la visse tout à coup de côté, car ses joues mates comme une blanche
cire à la surface étaient roses par transparence, ce qui donnait tellement
envie de les embrasser, d’atteindre ce teint différent qui se dérobait. »

Il s’agit alors de s’ouvrir aux variations infinies de la carnation et de ses métaphores :

« D’autres fois le bonheur baignait ses joues d’une clarté si mobile que la peau
devenue fluide et vague laissait passer comme des regards sous-jacents qui
la faisaient paraître d’une autre couleur, mais non d’une autre matière que
les yeux ; quelquefois, sans y penser, quand on regardait sa figure ponctuée
de petits points bruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues,
c’était comme on eût fait d’un œuf de chardonneret, souvent comme une
agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où, au milieu de la
pierre brune, luisaient comme les ailes transparentes d’un papillon d’azur,
les yeux où la chair devient miroir et nous donne l’illusion de nous laisser
plus qu’en les autres parties du corps, approcher de l’âme. »

Et parmi ces métaphores, celle de la femme chat :

« Mais le plus souvent aussi elle était plus colorée, et alors plus animée ;
quelquefois seul était rose dans sa figure blanche, le bout de son nez, fin
comme celui d’une petite chatte sournoise avec qui l’on aurait eu envie de
jouer ; quelquefois ses joues étaient si lisses que le regard glissait comme
sur celui d’une miniature sur leur émail rose que faisait encore paraître plus
délicat, plus intérieur, le couvercle entrouvert et superposé de ses cheveux
noirs ; il arrivait que le teint de ses joues atteignît le rose violacé du cyclamen,
et parfois même quand elle était congestionnée ou fiévreuse, et donnant
alors l’idée d’une complexion maladive qui rabaissait mon désir à quelque
chose de plus sensuel et faisait exprimer à son regard quelque chose de
plus pervers et de plus malsain, la sombre pourpre de certaines roses, d’un
rouge presque noir ; et chacune de ces Albertine était différente comme est
différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées
les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés
d’un projecteur lumineux. »

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Les métamorphoses auxquelles s’applique la perception de l’autre finissent par

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


concerner l’opérateur lui-même, comme si le peintre se faisait peinture :

« C’est peut-être parce qu’étaient si divers les êtres que je contemplais en


elle à cette époque que plus tard je pris l’habitude de devenir moi-même un
personnage autre selon celle des Albertine à laquelle je pensais : un jaloux,
un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux, recréés, non
seulement au hasard du souvenir qui renaissait, mais selon la force de la
croyance interposée pour un même souvenir, par la façon différente dont
je l’appréciais. Car c’est toujours à cela qu’il fallait revenir, à ces croyances
qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre insu, mais qui ont
pourtant plus d’importance pour notre bonheur que tel être que nous voyons,
car c’est à travers elles que nous le voyons, ce sont elles qui assignent sa
grandeur passagère à l’être regardé. Pour être exact, je devrais donner
un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine ; je
devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui
apparaissaient devant moi, jamais la même, comme – appelées simplement
par moi pour plus de commodité la mer – ces mers qui se succédaient et
devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait. »

La femme aux mille visages est alors transfigurée :

« Mais surtout de la même manière mais bien plus utilement qu’on dit, dans
un récit le temps qu’il faisait tel jour, je devrais donner toujours son nom
à la croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme, en
faisait l’atmosphère, l’aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant
de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose, par
leur concentration, leur mobilité, leur dissémination, leur fuite, – comme
celle qu’Elstir avait déchirée un soir en ne me présentant pas aux jeunes
filles avec qui il s’était arrêté et dont les images m’étaient soudain apparues
plus belles, quand elles s’éloignaient – nuée qui s’était reformée quelques
jours plus tard quand je les avais connues, voilant leur éclat, s’interposant
souvent entre elles et mes yeux, opaque et douce, pareille à la Leucothéa
de Virgile. »

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22. LA VIOLENCE DU GÉNIE_______________________________________
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Dans Le Mystère Picasso, Henri-Georges Clouzot, qui voulait initialement filmer un


matador affrontant une bête, filme un peintre s’adonnant à un corps à corps. Il y a
une grande violence dans ce défi. Le cinéaste, persuadé que le peintre ne parviendra
pas dans le temps à finir l’œuvre, est subjugué par un jaillissement.

La sérendipité, néologisme inspiré d’un compte persan forgé par Horace Walpole,
se réfère à une fertilité de ce qui n’est pas maîtrisé. Construit à partir du nom de
Serendip, ancien nom de Ceylan, lui-même ancien nom du Sri Lanka, « une terre du
sud, une terre d’épices et de chaleur, de verdure luxuriante et de colibris, baignée
par la mer, arrosée de soleil », cette notion se réfère à l’aventure de promeneurs qui
rencontrèrent fortuitement des animaux, qu’ils chassèrent, et ramenèrent comme
gibiers. La sérendipité, traduite parfois par « fortuité », ou « zadigacité », sagacité
involontaire de Zadig, héros de Voltaire, par laquelle on trouve par hasard ce qu’on
ne cherchait même pas.

Le tournage du Mystère Picasso a été l’occasion du fameux « je ne cherche pas,


je trouve », du créateur. Comme si le génie, avec brutalité, avait fini par lui bondir
dessus, aussitôt capturé. Dans le film de Clouzot, Picasso est un peu un matador, un
taureau aussi.

Dans le roman de Balzac, Le chef-d’œuvre inconnu, qu’illustra d’ailleurs Picasso, Frenhofer,


qui fascina Picasso au point qu’il s’installa au 7 quai des Grands Augustins apparaît
comme un être habité par un magnétisme diabolique susceptible d’emportements.
Il tient de Protée, maître du relief, d’Orphée, charmeur de bêtes fauves, pour faire
surgir des Enfers la beauté.

La première fois que le jeune Poussin l’aperçoit, il est saisi par le magnétisme trouble
et violent, démoniaque, qui se dégage de sa personne :

« il se recula sur le palier pour lui faire place, et l’examina curieusement,


espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable
des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique
dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes.
Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur

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un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé,
garni d’une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en
apparence par l’âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel
flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort
de la colère ou de l’enthousiasme. »

Poussin est frappé par la teneur irascible, impulsive, de l’être qu’il rencontre. Et qui,
lorsqu’il peint, semble possédé par ce qui n’est pas lui :

« Tout en parlant, l’étrange vieillard touchait à toutes les parties du tableau :


ici deux coups de pinceau, là un seul, mais toujours si à propos qu’on
aurait dit une nouvelle peinture, mais une peinture trempée de lumière. Il
travaillait avec une ardeur si passionnée que la sueur se perla sur son front
dépouillé ; il allait si rapidement par de petits mouvements si impatients, si
saccadés, que, pour le jeune Poussin il semblait qu’il y eût dans le corps de
ce bizarre personnage un démon qui agissait par ses mains en les prenant
fantastiquement contre le gré de l’homme. »

La référence au génie, notion qui s’élève de manière brutale et surhumaine, advient


alors :

« À ce mot, Nicolas Poussin se sentit sous la puissance d’une inexplicable


curiosité d’artiste. Ce vieillard aux yeux blancs, attentif et stupide, devenu
pour lui plus qu’un homme, lui apparut comme un génie fantasque qui vivait
dans une sphère inconnue. Il réveillait mille idées confuses en l’âme. Le
phénomène moral de cette espèce de fascination ne peut pas plus se définir
qu’on ne peut traduire l’émotion excitée par un chant qui rappelle la patrie
au cœur de l’exilé. Le mépris que ce vieil homme affectait d’exprimer pour
les plus belles tentatives de l’art, sa richesse, ses manières, les déférences
de Porbus pour lui, cette œuvre tenue si longtemps secrète, œuvre de
patience, œuvre de génie sans doute, s’il fallait en croire la tête de Vierge
que le jeune Poussin avait si franchement admirée, et qui belle encore, même
près de l’Adam de Mabuse, attestait le faire impérial d’un des princes de
l’art ; tout en ce vieillard allait au-delà des bornes de la nature humaine. »

Il tente, en effet, comme Orphée, de maîtriser les animaux et leur férocité pour faire
revenir de dessous la terre la beauté :

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« Mais où est-elle vivante, dit-il en s’interrompant, cette introuvable Vénus
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

des anciens, si souvent cherchée, et de qui nous rencontrons à peine


quelques beautés éparses ? Oh ! pour voir un moment, une seule fois, la
nature divine, complète, l’idéal enfin, je donnerais toute ma fortune, mais
j’irais te chercher dans tes limbes, beauté céleste ! Comme Orphée, je
descendrais dans l’enfer de l’art pour en ramener la vie. »

La Belle Noiseuse, œuvre en laquelle il s’épuise, ayant appris de Mabuse son maître
l’art du relief, qui rend les figures vivantes, relève dès lors d’un « art inconnu », tout
comme l’œuvre de Picasso fait advenir un mystère.

Génial désignerait ce qui se présenterait instinctivement, avec la violence de la


spontanéité.

Kant avait dit sa méfiance envers la beauté artificielle, cousue de fil blanc, trop ingénieuse
pour être géniale, trop finalisée et soumise au concept pour pouvoir être goûtée. Le
chant du rossignol de la nature peut être candidat à l’appréciation esthétique, alors
que son imitation fait l’objet d’une évaluation intellectuelle et technique.

Dans le § 42 de la Critique de la faculté de juger esthétique, il énonce ce qui manque


à l’imitation du rossignol, soit le génie du rossignol, sa spontanéité sauvage, pure et
élémentaire :

« Quoi de plus apprécié par les poètes que le joli chant, si charmant, du
rossignol dans un bosquet solitaire, durant un calme soir d’été, sous la
douce lumière de la lune ? Pourtant, on connaît des exemples où comme
on ne pouvait trouver un tel chanteur, quelque hôte jovial est parvenu à
tromper, à leur très grande satisfaction, ses invités venus chez lui jouir
de l’air de la campagne, en dissimulant dans un buisson un jeune garçon
malicieux sachant imiter (avec à la bouche un roseau ou un jonc) ce chant
de manière parfaitement conforme à la nature. Mais, dès que l’on prend
conscience qu’il s’agit d’une tromperie, personne ne supporte longtemps
d’entendre ce chant tenu auparavant pour si attrayant ; et il en va de même
pour tout autre oiseau chanteur. Il faut que la nature ou ce que nous tenons
pour elle, soit en cause, pour que nous puissions prendre au beau comme
tel un intérêt immédiat. »

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Hegel, dans son Introduction à l’Esthétique, fait écho à ce texte :

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


« D’une façon générale, il faut dire que l’art, quand il se borne à imiter, ne
peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en
rampant d’imiter un éléphant. Dans ces reproductions toujours plus ou
moins réussies, si on les compare aux modèles naturels, le seul but que
puisse se proposer l’homme, c’est le plaisir de créer quelque chose qui
ressemble à la nature. Et de fait, il peut se réjouir de produire lui aussi, grâce
à son travail, son habileté, quelque chose qui existe déjà indépendamment
de lui. Mais justement, plus la reproduction est semblable au modèle, plus
sa joie et son admiration se refroidissent, si même elles ne tournent pas à
l’ennui et au dégoût. Il y a des portraits dont on a dit spirituellement qu’ils
sont ressemblant à vous donner la nausée. Kant donne un autre exemple
de ce plaisir qu’on prend aux imitations : qu’un homme imite les trilles du
rossignol à la perfection comme cela arrive parfois, et nous en avons vite
assez ; dès que nous découvrons que l’homme en est l’auteur, le chant nous
paraît fastidieux ; à ce moment nous n’y voyons qu’un artifice, nous ne le
tenons ni pour une œuvre d’art, ni pour une libre production de la nature. »

C’est pourquoi, dans le § 46 de la Critique de la faculté de juger esthétique, Kant dissocie


le génie, qu’il place du côté de la nature jaillissante et rebelle, de l’imitation, qu’il place
du côté du calcul :

« Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l’art. Puisque
le talent, comme faculté productive innée de l’artiste, appartient lui-même
à la nature, on pourrait s’exprimer ainsi : le génie est à la disposition innée
de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne les règles à l’art.
Quoi qu’il en soit de cette définition, qu’elle soit simplement arbitraire, ou
qu’elle soit ou non conforme au concept que l’on a coutume de lier au mot
de génie […], on peut toutefois déjà prouver que, suivant la signification en
laquelle ce mot est pris ici, les beaux-arts doivent n nécessairement être
considérés comme des arts du génie.
Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles un produit
est tout d’abord représenté comme possible, si on doit l’appeler un produit
artistique. Mais le concept des beaux-arts ne permet pas que le jugement
sur la beauté de son produit soit dérivé d’une règle quelconque, qui possède
comme principe de détermination un concept, et par conséquent il ne
permet pas que l’on pose au fondement un concept de la manière dont le
produit est possible. Aussi bien les beaux-arts ne peuvent pas eux-mêmes

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concevoir la règle d’après laquelle ils doivent réaliser leur produit. Or puisque
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

sans règle qui le précède un produit ne peut jamais être dit un produit de
l’art, il faut que la nature donne la règle à l’art dans le sujet (et cela par la
concorde des facultés de celui-ci) ; en d’autres termes les beaux-arts ne
sont possibles que comme produits du génie. »

Le lexique utilisé est celui de la spontanéité, de l’instinct. Il est question d’un jaillissement.
C’est pourquoi dans la suite, Kant parle d’originalité (de orior, surgir en latin).

« On voit par là que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce


dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une
aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit
que l’originalité doit être sa première propriété ; 2° que l’absurde aussi
pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles,
c’est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes
engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure
ou de règle du jugement ; 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer
scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est
en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un
produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en
lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à
volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres
dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits
semblables (Ce pourquoi vraisemblablement le terme de génie est dérivé
de genius, l’esprit donné en propre à un homme à sa naissance, chargé de
le protéger et de le diriger, et qui fournit l’inspiration dont émanent les
idées originales) ; 4° que la nature par le génie ne prescrit pas de règle à la
science, mais à l’art ; et que cela n’est le cas que s’il s’agit des beaux-arts. »

Dire d’un processus de création qu’il est génial revient à lui reconnaître une capacité
à donner une unité, à faire une synthèse, à constituer une totalité, sans qu’on puisse
assigner à cette source créatrice une fin identifiable. C’est en ce sens que Kant parle
de l’imagination parle de l’imagination comme d’un « art obscur ».

Le génie, dans l’art, cheminerait avec la violence de l’enthousiasme, de l’inspiration


débridée.

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C’est en ce sens que Léonard de Vinci, dans son Traité de Peinture, décrit le peintre

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


comme source jaillissante face à une autre source jaillissante. Comme nature fertile
qui peut aller jusqu’à faire surgir, selon son désir, et la vitalité de son esprit et de ses
mains, une nature, comme un autre démiurge l’a fait pour l’autre :

« Le peintre est maître de toutes sortes de gens et de toutes choses. Si le


peintre veut voir des beautés capables de lui inspirer l’amour, il a la faculté
de les créer, et s’il veut voir des choses monstrueuses qui font peur, ou
bouffonnes pour faire rire, ou encore propres à inspirer la pitié, il est leur
maître et dieu ; et s’il veut créer des paysages, des déserts, des lieux d’ombre
et de frais pendant les chaleurs, il les représente ; et de même les lieux
chauds par mauvais temps. S’il veut des vallées, s’il veut des hautes cimes de
montagnes découvrir de grandes étendues, et s’il veut ensuite voir l’horizon
de la mer, il en a la puissance. Et si, du fond des vallées il veut apercevoir
de hautes montagnes, ou des hautes montagnes les vallées basses ou les
côtes, ce qu’il y a dans l’univers par essence, présence ou fiction, il l’a, dans
l’esprit d’abord, puis dans les mains. Et celles-ci ont une telle vertu qu’elles
engendrent à un moment donné une harmonie de proportions embrassée
par le regard comme la réalité même. »

Ainsi, le peintre qui définit son art ne se situe pas dans la réalisation laborieuse d’une
imitation réfléchie, mais dans le surgissement, le lâcher prise à la spontanéité qui
finit par convoquer la violence de l’énergie naturelle elle-même.

Walt Disney, dans Fantasia, a tenté ce pari de réaliser une œuvre plus géniale
qu’ingénieuse. Son ouverture tend vers une esthétique du désarroi, inspirée, non
figurative, porteuse de mondes indécidables.

En effet, à la suite d’une rencontre avec le chef d’orchestre Léopold Stokowski, dans
les années cinquante, Disney fait le projet d’une œuvre « qui ferait intervenir trois
genres de musique : la musique qui vaut par elle-même, la musique illustrative des
tableaux et la musique narrative des récits ». Ainsi, dans l’ouverture de Fantasia, portée
par la Toccata et fugue en ré de Jean-Sébastien Bach, le génie du musicien inspirant
le génie du cinéaste, les images appelées par la musique « qui vaut par elle-même »,
libérale et sans finalité, échappent à la pesanteur laborieuse du figuratif.

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Les mains de Stokowski de dos vont dessiner la musique elle-même puis seront
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

plongées dans l’ombre, puis à nouveau éclairées pour être ombres portées sur les
musiciens. Les instruments de l’orchestre se trouveront eux-mêmes décomposés
en parallèles et points, dont on rappellera brièvement qu’ils sont archets et cordes,
pour aussitôt l’oublier. Parce que la violence flamboyante de la musique emporte tout.

Vagues, poussières lumineuses, laisseront transparaître des incandescences,


flamboiements, volumes, cathédrales, pour enfin rétablir Stokowski de dos, face
à une sphère orange, comme pour suggérer extrinsèquement que ce monde, nous
l’avions quitté pour d’autres.

Mais parfois le génie et sa violence indomptée cède sa place à l’ingéniosité docile.

Ce lâcher prise, cette part instinctive et sauvage, chez Disney, n’a qu’un temps. Très
vite, l’imagination qui schématise est remise au service d’une narration moralisatrice
et normative, à la finalité marquée. Sur le Casse-noisette de Tchaïkovski, musique
illustrative, sont installés des tableaux où elfes, champignons, poissons bien léchés,
images d’Épinal d’une société rationnelle, reprennent leurs droits. On se trouve en
effet le plus souvent dans une démarche mimétique, où l’image se fait poncif, cliché.

C’est que l’auteur ne renonce que rarement à son habileté figurative apaisante,
normative. Norman Mailer disait de Marilyn qu’elle avait la netteté de la plus nette
cour américaine. Il disait de Disney, l’autre mythe, que la physionomie générale de
son œuvre, grâce aux lignes nettes et aux nuances délicates, fut « polie et fourbie
comme la plus belle maison de la meilleure des ménagères ».

Dans le même sens, le critique de films Robert Benayoun, dans son ouvrage sur Tex
Avery, qu’il qualifie au chapitre 5 d’« anti-Disney », évoque « la crédibilité, le tellurisme,
la solidité tout ésopienne de Disney, basés sur une observation minutieuse de l’univers
stable et immuable », ou encore le conventionnalisme idéologique de cet auteur qui
formate, par une imagination finalisée, les imaginaires enfantins :

« Walt Disney avait fixé et fixe encore le standard absolu de l’animation


objective littérale, basé sur les études du mouvement animal et humain,
sur la structure osseuse et musculaire. »

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On pourrait insister sur la dimension statique et tautologique ainsi offerte en pâture :

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


dans Bambi est installé la persistance, la récurrence que constitue l’apparition d’une
nouvelle génération : le père de Bambi, cerf roi de la forêt dans une posture de
surplomb, initie son fils. Tel père tel fils. Bambi se trouve, après initiation, dans une
posture de surplomb. Ce qui permet à son fils de se retirer.

Ou encore, dans Pinocchio, le végétal, la marionnette de bois, ne peut manquer de


retourner au végétal, ou à se trouver dégradé en âne sur l’Île des Plaisirs s’il cesse
d’aller à l’école, jusqu’à ce qu’il affronte filialement la baleine, la fée n’ayant consenti
à une exception que parce que Gepetto lui-même était méritant.

On mesure d’autant plus ici, rompant avec les références attendues, le caractère
vivifiant du génie dont la violence se met à bouleverser les plans attendus. Et l’écart
entre ce qui, dans un corpus, est génial, ou seulement appliqué et ingénieux.

Dans la Critique de la faculté de juger, Kant examine précisément cette confusion :

« Le goût est, comme la faculté de juger en général, la discipline (ou le


dressage) du génie ; il lui rogne durement les ailes et le civilise, ou le polit ;
mais en même temps, il lui donne une direction qui lui indique en quel
sens et jusqu’où il doit s’étendre pour demeurer conforme à une fin ; et
en introduisant de la clarté et de l’ordre dans les pensées dont l’esprit est
rempli, il donne une consistance aux Idées et les rend capables d’obtenir
un assentiment durable, mais aussi, en même temps, universel. Si, par
conséquent, en cas de conflit entre ces deux sortes de qualité, quelque
chose, dans une production artistique, doit être sacrifié, ce sacrifice doit
plutôt intervenir du côté du génie ; et la faculté de juger, qui tranche dans
le domaine des beaux-arts à partir de ses propres principes, permettra
plutôt qu’il soit porté préjudice à la liberté et à la richesse de l’imagination
qu’à l’entendement.
Pour les beaux-arts seraient donc requis l’imagination, l’entendement, l’esprit
(ce qui anime l’œuvre) et le goût. »

Il théorise ici, après Rousseau, la minoration que le goût d’une époque peut essayer
d’imposer au génie. Car tout contexte social et culturel veut soumettre les productions
culturelles à son horizon d’attente, puis essaient de les faire passer pour spontanées.

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Le génie serait l’expression vigoureuse d’une violence créatrice.
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Jean-Jacques Rousseau s’est toujours situé aux carrefours des querelles esthétiques.
Dans la querelle des jardins, il a préféré le jardin à l’anglaise, porteur de surprises, de
ruptures, attentif à l’expression de l’énergie vitale indomptée, au jardin à la française,
symétrique, finalisé, géométrisé. Dans la querelle des Bouffons, il a préféré la musique
italienne, mélodique et expansive à la musique française, asservie aux harmonies
et comme arrêtée. Dans la querelle des coloris, il a préféré la peinture baroque,
vertigineuse et brutale, à la peinture classique parfaitement dominée.

Cette voie, qui fut fréquentée par Jean-Jacques Rousseau, Magritte, Arcimboldo,
Mylène Collot et Niki de Saint-Phalle, sollicite la violence de l’élan naturel et l’inscrit
dans l’œuvre.

Dans Alice au pays des merveilles, gouache sur papier de 1946, Magritte donne à
l’arbre un visage humain et aux yeux du visage humain des lunettes de feuillage.
Il fait du soleil une poire souriante, avec hélices de feuilles et mains d’hommes. La
confusion du minéral, du végétal et de l’humain est consommée. Ceci fait écho à
l’œuvre d’Arcimboldo.

Dans les Quatre saisons, Arcimboldo représente les visages du printemps, de l’été,
de l’automne et de l’hiver qui sont personnifiés par des entrelacs de feuilles, troncs,
racines, fruits, champignons, appartenant aux saisons respectives. Atteinte à la
hiérarchie intangible des essences ? Sont brutalement mélangés le végétal, le minéral,
le naturel, l’artificiel.

Flora, représentation de la divinité romaine des jardins, a le visage constellé de fleurs,


ce qui lui permet la formulation d’une énigme interactive au spectateur. Voit-il Flora,
déesse des jardins, ou des fleurs ?

Le Portrait de l’empereur Rodolphe en Vertumne, divinité des métamorphoses, de


l’abondance et des récoltes, repose sur force fruits et force fleurs. Triomphe de
l’empereur sur le temps et les changements ? Mais son visage garde le dynamisme
d’une corne d’abondance.

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Enfin, le Portrait d’Eve et le Portrait d’Adam sont constitués d’organismes humains

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


mêlés, la chair étant figurée par une multiplicité de chairs.

L’artiste photographe Mylène Collot, dans sa collection SURRéAMYLèNISME, pour son


œuvre L’Ogre gourmand a enlacé le minéral et le végétal, pour adoucir la violence de
la figure dévoratrice.

Radicale dans la brutalité de sa gestuelle inventive, la plasticienne Niki de Saint-


Phalle, au moment très bipolaire du féminisme des années soixante, réalisa ses
Tirs, performances filmées destinées à caricaturer et détourner ce qu’elle apercevait
comme virilité agressive.

En un sens cathartique et sacrificiel, au sens d’un « meurtre sans victime », elle


demandait à des visiteurs de tirer au pistolet, arme présentée comme phallique, de
tirer sur des poches de peinture logées dans du plâtre blanc. Lorsque les poches
éclataient, la peinture dessinait sur le plâtre des traînées et coulures, saignement
conjuratoire. Comme pour vider de son sens et investir autrement une gestuelle a
priori masculine. Et comme pour conjurer le viol autrefois subi.

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23. QUE DISENT LES RUINES DE LA VIOLENCE ?______________________
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Dans l’Histoire, la mémoire, l’oubli, Paul Ricœur se réfère pouvoir de transporter des
ruines qui vont jusqu’à renvoyer avec tristesse à un monde culturel révolu :

« Je me souviens d’avoir joui et souffert dans ma chair à telle ou telle


période de ma vie passée ; je me souviens d’avoir longtemps habité telle
maison de telle ville, d’avoir voyagé dans telle partie du monde, et c’est
d’ici que j’évoque tous ces là-bas où j’étais. Je me souviens de l’étendue de
tel paysage marin qui me donnait le sentiment de l’immensité du monde.
Et, lors de la visite de tel site archéologique, j’évoquais le monde culturel
disparu auquel ces ruines renvoyaient tristement. Comme le témoin dans
une enquête de police, je puis dire de ces lieux que “j’y étais.” »

Dans le même sens, et dans un registre plus littéraire, le poète et écrivain André
Theuriet, dans son évocation d’enfance Souvenir des vertes saisons, se livre à une
anamnèse, un travail d’évocation de ce qui, irréversiblement, fut emporté.

« … à l’époque de mon enfance, la rue du Bourg [de Bar-le-Duc], que nous


habitions, offrait de quoi réjouir un poète et un artiste, avec sa double rangée
de curieuses maisons bâties au xvie siècle, accostées presque toutes d’un
perron en pierre garni d’une rampe en fer forgé. Les façades de ces logis
étaient décorées et sculptées dans le goût de Renaissance, et, le long des
chéneaux du toit, de fantastiques gargouilles dégorgeaient les eaux fluviales
sur la tête des passants. À l’intérieur, les pièces tendues de verdures, les
cours guirlandées d’aristoloches, les vastes greniers encombrés d’antiquailles,
étaient prodigieusement suggestifs pour une imagination. Et les hôtes de ces
pittoresques demeures, gentilshommes revenus de l’émigration, chevaliers de
Saint-Louis, … toutes ces figures, depuis longtemps disparues, s’harmonisaient
à souhait avec le cadre antique et charmant qui les faisait valoir. »

La beauté des ruines occulterait une violence sous-jacente.

Il faudrait éviter de réduire les ruines à un registre purement esthétique. Que disent-
elles de la communauté des sujets, quels indices en elles ? Un colloque, à l’université
Diderot, avait été intitulé : Que faire avec les ruines ? Poétique et politique des vestiges.

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Ce titre même suggérait une ambivalence. Florence Dupont y suggérait, par exemple,

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


une fonction politique des ruines dans les Troyennes de Sénèque.

On peut rencontrer cette ambivalence à travers certaines œuvres d’Hubert Robert,


et la lecture qu’en fait Diderot, critique d’art. Ce peintre, très inspiré par Piranèse,
opère des constructions qui font état de destructions, d’érosions, de recompositions
surprenantes. Les Ruines d’Athènes du salon de 1783 actuellement à Saint-Pétersbourg,
à l’Ermitage. Ou sa Galerie en ruines, œuvre de 1785, actuellement au Musée Jacquemart
André. Ou encore ses Ruines du château de Meudon, de 1786. Il a même, très tôt dans
sa production, conçu un tableau des ruines imaginaires du Louvre où doit figurer là
tableau qui les représente. Il s’agit du Capriccio de 1767.

Pourtant, même le critique d’art Diderot, dans ses Salons de 1767, à propos du Port
de Ripetta à Rome, œuvre de 1766 écrit :

« Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit,
tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps
qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De
quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent
une fin, et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence
éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon
qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues
au-dessus de ma tête, et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux
tomber en poussière ; et je ne veux pas mourir ! Et j’envie un faible tissu de
fibres et de chair à une loi générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent
entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun ;
moi, moi seul, je prétends m’arrêter sur le bord, et fendre le flot qui coule
à mes côtés ! »

Chateaubriand, dans les Mémoires d’outre tombe, se réfère aux ruines de façon
surprenante. Il commence par déplorer que la Restauration, régime politique dont
le nom suggère l’aspiration au retour du même se contente de reconstruire l’Ancien
Régime, au sens propre comme au sens figuré :

« J’ai peur que la Restauration ne se perde par les idées contraires à celles
que j’exprime ici ; la manie de s’en tenir au passé, manie que je ne cesse de
combattre, n’aurait rien de funeste si elle ne renversait que moi en me retirant

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la faveur du prince ; mais elle pourrait bien renverser le trône. L’immobilité
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

politique est impossible ; force est d’avancer avec l’intelligence humaine. »

Il s’en explique en faisant des ruines un moyen de construction d’une intelligence


plutôt qu’une fin en soi.

« Respectons la majesté du temps ; contemplons avec vénération les


siècles écoulés, rendus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères ;
toutefois n’essayons pas de rétrograder vers eux, car ils n’ont plus rien de
notre nature réelle, et, si nous prétendions les saisir, ils s’évanouiraient.
Le chapitre de Notre-Dame d’Aix-la-Chapelle fit ouvrir, dit-on, vers l’an
1450, le tombeau de Charlemagne. On trouva l’empereur assis dans une
chaise dorée, tenant dans ses mains de squelette le livre des Évangiles écrit
en lettres d’or ; devant lui étaient posés son sceptre et son bouclier d’or ;
il avait au côté sa Joyeuse engainée dans un fourreau d’or. Il était revêtu
des habits impériaux. Sur sa tête, qu’une chaîne d’or forçait à rester droite,
était un suaire qui couvrait ce qui fut son visage et que surmontait une
couronne. On toucha le fantôme ; il tomba en poussière. »

Les ruines feraient écho à la violence des hommes.

Dans Le Génie du christianisme, dans le chapitre 3, intitulé Les ruines en général – Qu’il
y en a de deux espèces, dans le livre 5 de la 3e partie de l’ouvrage, il va même jusqu’à
consacrer aux ruines une étude spécifique :

« Il y a deux sortes de ruines : l’une, ouvrage du temps ; l’autre, ouvrage


des hommes. »

La mémoire se trouve donc sollicitée de manière différenciée, selon que la nature


soit seule intervenue, ou des vandales :

« Les premières n’ont rien de désagréable, parce que la nature travaille auprès
des ans. Font-ils des décombres, elle y sème des fleurs ; entrouvrent-ils un
tombeau, elle y place le nid d’une colombe : sans cesse occupée à reproduire,
elle environne la mort des plus douces illusions de la vie. »

« Les secondes ruines sont plutôt des dévastations que des ruines ; elles
n’offrent que l’image du néant, sans une puissance réparatrice. Ouvrage du

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malheur et non des années, elles ressemblent aux cheveux blancs sur la tête

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


de la jeunesse. Les destructions des hommes sont d’ailleurs plus violentes
et plus complètes que celles des âges ; les seconds minent, les premiers
renversent. Quand Dieu, pour des raisons qui nous sont inconnues, veut
hâter les ruines du monde, il ordonne au Temps de prêter sa faux à l’homme,
et le temps nous voit avec épouvante ravager dans un clin d’œil ce qu’il eût
mis des siècles à détruire. »

D’où, dans l’objectif apologétique qui est le sien, après la description d’une église
ruinée aperçue près du jardin du Luxembourg, l’acheminement patient vers une
analogie spirituelle qui clôt le chapitre :

« Pardonne, ô Seigneur, si nous avons murmuré en voyant la désolation de


ton temple ; pardonne à notre raison ébranlée ! L’homme n’est lui-même
qu’un édifice tombé, qu’un débris du péché et de la mort ; son amour tiède,
sa foi chancelante, sa charité bornée, ses sentiments incomplets, ses pensées
insuffisantes, son cœur brisé, tout chez lui n’est que ruines. »

On le voit, les ruines, chez Chateaubriand, sont investies par une intention, constituent une
métaphore puissante. Comme si se trouvaient relevées, par des énoncés performatifs,
les murailles abîmées.

Les ruines pourraient faire barrage à la violence du temps.

Dans ses Dix livres d’architecture, chapitre 1 livre IV, Vitruve se réfère à la naissance
du chapiteau corinthien, à partir de la sollicitude d’une nourrice qui voulait honorer le
souvenir d’une jeune fille. Voici la traduction qu’en fait l’architecte classique Claude
Perrault, en 1684 :

« Une jeune fille de Corinthe prête à marier étant morte, sa nourrice posa
sur son tombeau dans un panier quelques petits vases que cette fille avait
aimé pendant sa vie, et afin que le temps ne les gâtât pas si tôt étant à
découvert, elle mit une tuile sur le panier, qui étant posé par hasard sur la
racine d’une plante d’acanthe, il arriva qu’au printemps les feuilles et les tiges
commencèrent à sortir, que le panier qui était sur le milieu de la racine fit
élever le long de ses côtés les tiges de la plante qui, rencontrant les coins
de la tuile furent contraintes de se recourber en leur extrémité, et faire le
contournement des volutes. »

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Les Grecs appellent sêma aussi bien le signe que le tombeau, qui fait signe vers un
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

individu humain pour inviter à se remémorer qui il était, ce qu’il a fait. Le chapiteau
fait signe vers la tombe, qui fait signe vers la jeune fille.

« Afin que le temps ne les gâtât pas » : il s’agit d’éviter la déréliction de ce qui fut
humain, sa décomposition. Et, merveille, cette séparation par une tuile finit par
générer, à partir des objets que cette jeune fille appréciait, une structure qui porte
mémoire, comme si les intempéries et la nature étaient contraintes d’abandonner
leur proie. Symboliquement, le chapiteau corinthien va naître du soin pris à ce que
les vases aimés ne se délitent pas. Le chapiteau corinthien est déjà métamorphose,
réinvestissement, réactivation architecturale.

Dans le même sens, Iannis Xenakis a composé une œuvre musicale A la mémoire
de Witold Lutoslawski, musicien qui lui-même avait composé une musique funèbre
en l’honneur de Bela Bartok. Ceci, bien sûr, dans la grande tradition du Tombeau de
Couperin.

Apercevoir en quoi, à travers les ruines, se manifeste le devenir, érodé, de ce qui


sort des mains humaines, de la communauté des sujets, et en quoi cette même
communauté peut, par elles, non seulement se souvenir, mais créer, prolonger les
ruines autrement.

Les vivants, rappelle Aristote dans son De l’Ame en II, 1, 412a, ont le pouvoir de se
constituer eux-mêmes, de se réparer eux-mêmes, de veiller eux-mêmes à leur propre
remplacement. Leur plasticité leur permet régénération et reconfiguration.

Or, le patrimoine se défait, et par le travail du temps, et par l’indifférence ou l’activisme


de telle ou telle pratique humaine, qui peut décider de laisser s’écouler telle grange
inopportune, de faire table rase, d’éroder, et même de restaurer à mauvais escient.
Il n’a pas le pouvoir de se reconstituer, de se reconfigurer.

Certes, la maison protège, comme un compagnon offensif qui fait front aux éléments,
comme le suggère Bachelard dans sa Poétique de l’espace :

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« Ainsi, en face de l’hostilité, aux formes animales de la tempête et de

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


l’ouragan, les valeurs de protection et de résistance de la maison sont
transposées en valeurs humaines. La maison prend les énergies physiques
et morales d’un corps humain. Elle bombe le dos sous l’averse, elle raidit
les reins […] Envers et contre tout, la maison nous aide à dire : je serai un
habitant de monde, malgré le monde. »

Menaçant ruine, le patrimoine, bel animal signifiant, peut même succomber aux
atteintes de restaurateurs qui sont comme les mauvais bouchers évoqués par Platon,
les mauvais dialecticiens. Viollet-le-Duc, qui voulait être un bon dialecticien et un
bon restaurateur se référait souvent au biologiste Cuvier, s’imposait une cohérence
globale, fût-ce au mépris de l’hétérogénéité historique.

Rodin, dans Les cathédrales de France, texte de fin de vie puisque daté de 1914, s’était
insurgé contre ce qu’on a appelé plus tard « le vandalisme embellisseur », selon
l’expression de Réau dans son Histoire du vandalisme :

« Lourde restauration, c’est l’équilibre changé. Oh, je vous en supplie,


au nom de nos ancêtres et dans l’intérêt de nos enfants, ne cassez et ne
restaurez plus ! »

Quelle législation alors, susceptible d’aider l’inerte à se ressaisir ? Animer ressemble


trop à ranimer. Pourquoi pas faire vivre ? Pour le dire plus précisément et complètement,
le patrimoine ne parvient peut-être jusqu’à nous que s’il est réaffecté, s’il fait l’objet
d’une réappropriation qui fait barrage à la violence du temps.

De manière très lucide, l’article 5 de la Charte internationale de Venise sur la conservation


des monuments et des sites, de 1964, reconnaît que le bâti qui nous vient de nos pères
n’a de chance de traverser le temps qu’habité et réinvesti :

« La conservation des monuments est toujours favorisée par l’affectation


de ceux-ci ; une telle affectation est donc souhaitable mais elle ne peut
altérer l’ordonnance ou le décor des édifices. C’est dans ces limites qu’il
faut concevoir et que l’on peut autoriser les aménagements exigés par
l’évolution des usages et des coutumes. »

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24. LA VIOLENCE PEUT-ELLE ÊTRE SUBLIME ?_______________________
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

La Danse d’Henri Matisse, peinture sur toile de 1909, à l’apogée du fauvisme, donne
à celui qui la regarde un élan, par les corps bondissants qui s’y déploient en une
farandole ouverte, en une énergie irrépressible que portent les trois couleurs primaires,
sorties pures de leurs tubes, dont la collision est vectrice de joie. Le surgissement
de ce tableau a choqué.

Les silhouettes sont nues, sexuellement indéfinies, abandonnées à la frénésie du


rythme, renouant avec les pulsions primitives. Quatre ans plus tard, la création, par
les Ballets russes, du Sacre du printemps d’Igor Stravinski, créera le même scandale,
par le séisme sonore des rituels archaïques de la danse sacrale à la Terre, paganisme
contraire à toute accalmie symphonique, crescendo d’énergie inarrêtable.

Matisse, Derain, de Vlaminck, Stravinski, Diaghilev, Nijinski, fauves ? Grands fauves


plutôt. Il n’est pas indifférent que le fauvisme chromatique et chorégraphique tienne
son nom d’animaux redoutables dont la robe et les griffes se trouvent dans une
expression acérée, parce qu’il fait trembler l’œil, le corps et l’esprit.

Le fauvisme est un mouvement pictural qui emprunte à certains prédateurs des chocs
chromatiques, une énergie qui fait trembler l’œil et l’esprit. Une violence irradie dans
ces œuvres, vecteur d’une puissance de la nature qui dépasse tout, sans retenue,
violemment.

Dans les Pensées, dans le fragment B 268, Pascal se réfère à l’effroi qu’il éprouve
face à la nature du fait de la violence de son indifférence aux misères des hommes :

« En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout


l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même et comme
égaré dans ce coin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu
faire et ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance,
j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une
île déserte et effroyable et qui s’éveillerait sans connaître et sans moyen
d’en sortir. Et sur cela, j’admire comment on n’entre point en désespoir
d’un si misérable état ».

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Ce texte fait écho à un autre fragment des Pensées intitulé les deux infinis, où Pascal se

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


demande comment il se fait que l’homme « n’entre point en désespoir ». Ceci semble
paradoxal, mais le philosophe pose, alors même que la nature peut, dans la tempête,
se déchaîner et l’écraser, que l’homme garde le dessus du fait qu’il pense, alors que
la nature écrase sans penser qu’elle le fait :

« Toute notre dignité consiste en la pensée. C’est de là qu’il nous faut


relever et non de l’espace et de la durée que nous ne saurions remplir ».

Si la violence irrépressible des manifestations de la nature dépasse tout ce qu’on


peut imaginer, un tel déchaînement pourrait être dit « sublime », terme qui vient du
latin limes, les frontières. Est sublime, ce qui est démesuré, ce qui est « hors cadre »,
ce qu’on ne parvient pas à saisir dans son entier.

L’expansion démesurée de la nature serait sublime au sens mathématique.

Une telle immensité phénoménale, par l’infinité de ses dimensions, serait si grande,
que tout, à côté d’elle, serait petit. Telle est l’hypothèse de Kant au § 26 de la Critique
de la faculté de juger, dans la rubrique qui concerne le « sublime mathématique » :

« C’est donc nécessairement dans l’évaluation esthétique de la grandeur


qu’est ressenti l’effort en vue de la compréhension qui dépasse le pouvoir
que possède l’imagination de rassembler l’appréhension progressive dans
un tout de l’intuition, et c’est à cette occasion aussi qu’est perçue en
même temps l’incapacité de ce pouvoir, illimité dans sa progression, à
saisir une mesure fondamentale susceptible de convenir pour le moindre
investissement de l’entendement dans l’évaluation de la grandeur et à
utiliser cette mesure dans l’évaluation de la grandeur. Or la véritable et
invariable mesure fondamentale de la nature, c’est celle-ci comme totalité
absolue, c’est-à-dire la compréhension de l’infinité contenue elle en tant
que phénomène. »

Le caractère gigantesque des modalités d’expression de la démesure, ne pouvant


être appréhendé dans toutes ses parties, simultanément, par l’imagination, génère
alors une déstabilisation, une perte de repères :

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« Mais étant donné que cette mesure fondamentale est un concept
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

contradictoire en soi (parce que la totalité absolue d’un progrès sans fin est
impossible), cette grandeur d’un objet de la nature, à laquelle l’imagination
applique vainement tout son pouvoir de compréhension, doit inévitablement
diriger le concept de la nature vers un substrat suprasensible (qui se trouve
au fondement de celle-ci en même temps que de notre pouvoir de penser)
– un substrat qui soit grand au-delà de toute mesure des sens et qui, par
conséquent, permette de juger sublime non pas tant l’objet que bien plutôt
la disposition d’esprit intervenant dans l’évaluation de celui-ci. »

Dès lors, comparant l’expérience du sublime de la nature à l’expérience du beau, Kant


voit dans le sublime mathématique une recherche d’idées, soit de formes capables
de présenter comme achevé ce qui est non inachevable et infini :

« En ce sens, de même que la faculté de juger esthétique, dans l’appréciation


du beau, rapporte l’imagination en son libre jeu à l’entendement pour
l’accorder avec les concepts en général de celui-ci (sans que les concepts
soient déterminés), de même, dans l’appréciation d’une chose comme sublime,
elle rapporte à la raison ce même pouvoir pour l’accorder subjectivement
avec les Idées de celle-ci (sans déterminer lesquelles), c’est-à-dire pour
produire une disposition de l’esprit qui soit en conformité et en accord
avec celle que susciterait l’influence d’Idées déterminées (à savoir les Idées
pratiques) sur le sentiment. »

Une telle expérience n’est pas spécifique à la monstruosité gigantesque de la violence,


qui dépasse tout, qui ne peut être quantifiée par rien, puisque certaines réalisations
architecturales peuvent également la susciter :

« Par là se peut expliquer la façon dont Savary remarque dans ses lettres
d’Égypte, qu’il ne faudrait ni trop s’approcher ni davantage être trop
éloigné des Pyramides, si l’on veut ressentir toute l’émotion que produit
leur grandeur. Car, dans le dernier cas, les parties qui sont appréhendées
(les pierres superposées) ne sont représentées qu’obscurément, et leur
représentation ne produit aucun effet sur le jugement esthétique du sujet.
Mais, dans le premier cas, l’œil a besoin d’un certain temps pour achever
l’appréhension qui va depuis la base jusqu’au sommet ; or, au cours de
cette appréhension, les premières perceptions disparaissent toujours en
partie avant que l’imagination n’ait saisi les dernières, et la compréhension
n’est jamais complète. Observation qui peut aussi suffire pour expliquer

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la stupeur ou cette espèce d’embarras qui, comme on le raconte, saisit le

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


spectateur quand il pénètre pour la première fois dans l’Église Saint-Pierre de
Rome. Car il éprouve ici un sentiment de l’impuissance de son imagination
à présenter l’idée d’un tout – ce en quoi l’imagination atteint son maximum
et, en s’efforçant de le dépasser, s’effondre sur elle-même, tandis qu’elle se
trouve ainsi plongée dans une satisfaction émouvante. »

Kant, aperçoit également dans les phénomènes démesurés ce qui fait violence à
toute quantification au point de faire violence à l’être qui contemple et qui se trouve
brutalement ému et ébranlé, c’est-à-dire mis en mouvement récurrent et troublant :

« L’esprit se sent ému lors de la représentation du sublime dans la nature,


tandis que, lors du jugement esthétique sur le beau dans la nature, il est
dans un état de calme contemplation Ce mouvement peut… être comparé
à un ébranlement, c’est-à-dire à une rapide alternance de répulsion et
d’attraction face au même objet. »

La violence relèverait surtout du sublime au sens dynamique.

Le déchaînement de l’énergie naturelle, dans la dimension du sublime dynamique,


serait l’occasion de découvrir en nous-même un courage, un pouvoir de résistance.

Dans le §28 de la Critique de la Faculté de juger, dans l’Analytique du sublime, intitulé De


la nature comme force, Kant envisage des images par lesquelles l’imagination permet
de comprendre (c’est-à-dire de saisir comme achevé), ce qui peine à être intégralement
appréhendé (c’est-à-dire saisi comme inachevé, puisque dépassant tout) :

« La force est un pouvoir qui est supérieur à de grands obstacles. Cette


force est dite puissance quand elle manifeste sa supériorité même vis-à-vis
de la résistance émanant de ce qui possède soi-même une force. La nature,
dans le jugement esthétique qui la considère comme une force ne possédant
pas de puissance sur nous, est dynamiquement sublime. »

Par de telles représentations, cette démesure nous donne une énergie, puisqu’elle nous
permet de nous dire que même si cette expression de l’énergie nous impressionne,
pour autant, elle est sans aucune conséquence sur l’humanité réfléchie dont nous
sommes porteurs :

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« Des rochers audacieusement suspendus au-dessus de nous et faisant
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

peser comme une menace, des nuages orageux s’accumulant dans le ciel et
s’avançant dans les éclairs et les coups de tonnerre, des volcans dans toute
leur puissance destructrice, des ouragans auxquels succède la dévastation,
l’océan immense soulevé de fureur, la cascade gigantesque d’un fleuve puissant,
etc.…réduisent notre pouvoir de résister à une petitesse insignifiante en
comparaison de la force dont ces phénomènes font preuve. Mais plus leur
spectacle est effrayant, plus il ne fait qu’attirer davantage, pourvu que nous
nous trouvions en sécurité ; et nous nommons volontiers sublimes ces
objets, parce qu’ils élèvent les forces de l’âme au-dessus de leur moyenne
habituelle et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d’une
toute autre sorte qui nous donne le courage d’être capables de nous
mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature […] tant et si bien
que l’humanité en notre personne demeure non abaissée, quand bien même
l’homme devrait succomber devant cette puissance. »

Mais l’expérience esthétique du sublime de la violence peut masquer sa teneur


abominable.

Dire de la violence qu’elle est occasion d’une expérience du sublime, pourrait


déshumaniser plutôt qu’humaniser. Si le jugement esthétique fait perdre de vue le
jugement moral. En effet, comme le rapport esthétique au monde nous amène à une
suspension d’intentionnalité, alors il peut amener à se focaliser à tel point sur ce qui
est ressenti que l’urgence de penser peut disparaître.

Rappelons quelles sont les trois modalités possibles du rapport aux objets.

L’intentionnalité est un rapport aux objets qui vise à les connaître pour les arraisonner,
les utiliser. La contre intentionnalité est la démarche qui pose l’interdit de traiter les
autres sujets comme des objets. La suspension d’intentionnalité est la démarche qui
consiste à rapporter les objets à soi pour les goûter, les éprouver.

D’où le risque d’un rapport à la violence qui consiste seulement à la ressentir, la


goûter dans l’expérience du sublime : à force de l’esthétiser on risque de ne plus voir
ses caractéristiques irrespectueuses des humains. La violence qui traite les sujets
comme des objets, si elle n’est pas analysée, mais seulement éprouvée du dehors,
peut faire perdre de vue le devoir de toujours traiter un être humain comme une fin
et jamais comme un moyen.

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Lorsque l’empereur Néron, ayant mis le feu à Rome, s’écrie : « qualis artifex ! », c’est-à-

III. ÉPROUVER LA VIOLENCE : UNE APPROCHE ESTHÉTIQUE


dire : « quel artiste je suis » devant la violence des flammes qui dévorent les habitats
et les habitants, il est dans la monstruosité de l’unilatéralité de son rapport au monde.
Il n’y voit plus que des formes sans se demander ce qu’il en est des conséquences
atroces de son acte.

Dans le même sens, Hannah Arendt, dans La Banalité du mal : le procès Eichmann à
Jérusalem montrait la sinistre horreur de la défense choisir par cet exécutant du régime
nazi chargé d’acheminer les trains de déportés vers les camps de la mort : se réfugier
strictement dans une logique opératoire, celle de l’intentionnalité, en méconnaissant
complètement la dimension de la contre-intentionnalité puisque jamais il n’avait fait
la différence entre le statut des personnes et le statut des choses.

Par conséquence, jouir esthétiquement de la violence de l’énergie déchaînée, peut


détourner de la prise en compte de la loi morale.

L’expérience esthétique détournerait du pouvoir de connaître et de la loi morale,


L’esthète se retire doublement du champ du réel. Violence sublime, peut-être, si
l’expérience esthétique éprouve sa démesure. Mais violence à interroger, à mettre
en examen dans ses teneurs et finalités.

Dans sa Philosophie de la corrida, Francis Wolff se réfère à une expérience triplement


sublime :

« Il arrive que la grandeur absolue du torero et la toute-puissance du taureau


se mêlent, et que la nature elle-même s’en mêle. Rencontre sublime de ces
trois dimensions du sublime, la grandeur de l’homme, la puissance de la
force animale, et la nature furieuse unissant puissance et grandeur. C’est
le 14 juillet 1973 à Pampelune. […] Au cinquième taureau, le ciel se fait
menaçant : “des nuées orageuses s’amoncelant dans le ciel et s’avançant
parcourues d’éclairs et de fracas” comme dit Kant… Et puis soudain, l’orage
éclate lorsque sort le sixième taureau, d’une rare bravoure. […] L’orage
se fait immense, mais le taureau est sorti, la corrida ne peut plus s’arrêter,
il faut aller jusqu’au bout. »

La description par le menu, de l’affrontement entre l’homme et le taureau suit, alors.


L’auteur parvient à sa conclusion :

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« Oui, sublime, il n’y a pas d’autre mot. Mais qui peut savoir (pauvres
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

profanes !) que ce bouleversement de tous les sens existe et que la corrida


peut aller jusque-là ? C’est le seul spectacle où la démesure du réel peut
être vue avec autant d’évidence. Où peut-on ainsi être saisi de cet effroi
et de cette admiration pour la puissance de la nature hors de l’homme et
pour la grandeur de la nature en l’homme. »

Il y aurait les « profanes », qui n’auraient pas accédé à cette dimension sacrée, et les
autres, ceux qui auraient « saisi ». Et la suite du texte revient sur ce qu’il y aurait à
saisir, dans la mise en péril de l’homme face à l’animal :

« Il semble mettre son corps entre parenthèses, s’élever au-dessus de sa


vie, la jouer : présenter sa vie au taureau pour la représenter pour nous.
Le détachement de sa propre vie nous permet d’entrevoir dans sa pureté
la beauté sans la crainte. Sa mise à distance éthique est le pendant de notre
mise à distance esthétique. C’est au fond la même : l’élévation au-dessus de
la vie et de la mort. Et la contemplation du torrero [l’acte de torréer] se
confond avec l’admiration pour le torero, alors les deux émotions contraires,
la peur et la beauté, se fondent en une seule, improbable, et plus violente
que toute autre. »

Se glisse néanmoins, dans l’ultime paragraphe, une forme interrogative, comme si


l’auteur reprenait, en toute fin, les objections éthiques qui furent examinées au début de
l’ouvrage, concernant « nos devoirs vis-à-vis des animaux en général et des taureaux
en particulier. » Certes, on est bien dans le registre esthétique du sentiment de plaisir
et de peine, celui de la « représentation pure », qui occulte les autres dimensions. Ce
de quoi il convient d’avoir conscience :

« Cherchez donc en vous-même quand surgit spontanément le olé de vos


entrailles : n’est-ce pas justement quand, sur fond de ce risque extrême, de
cette tension absolue, surgit l’évidence du geste apparemment dénué de toute
pression vitale et qui semble venu du monde apaisé de la représentation
pure ? N’est-ce pas ce qu’on appelle justement le geste torero – geste
éthique autant qu’esthétique ? Et vous, ne savez-vous pas qu’il n’y a que
la corrida pour vous procurer ce plaisir unique, aussi charnel que chaste,
aussi profondément physique que spirituel, aussi vital en son fond que
désintéressé dans sa forme ? »

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EN GUISE DE CONCLUSION
En guise de
conclusion

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25. GRAINE DE VIOLENCE________________________________________

EN GUISE DE CONCLUSION
Dans le film de Richard Brooks de 1955, Graine de violence, la métaphore de la
germination est omniprésente. Des éducateurs vont récolter les fruits de ce qu’a
semé dans des cœurs d’adolescents la violence de leurs conditions d’existence, de
leur délaissement. Les semences de la révolte se sont insidieusement nourries de
ressentiments inconscients réitérés.

Ces offensives agressives se constituent d’abord à l’état de latence dans le déploiement


intime de chacun. Cette germination fait croître ces semences au point qu’elles
finissent par effleurer, par grandir et fleurir vers une manifestation patente, jusqu’à
l’incandescence du ressentiment ou de l’agression.

La violence serait d’abord insidieuse et larvée. Pour exploser de manière aussi


soudaine qu’intense, il serait requis que la violence – terme qui vient du latin vis,
la force brutale – ait préalablement mûri. Que ce soit à partir d’une pulsion vitale
originaire qui serait le lot de tous les humains, voire de tous les êtres, soit comme
résultante d’une répression culturelle qui pourrait dénaturer et abîmer un potentiel
de confiance et de douceur.

La violence serait l’aspiration à s’affirmer commune à tous les êtres qui auraient
à mûrir pour monter en puissance.

La violence serait à considérer comme l’énergie vitale elle-même dont le plein


développement serait atteint lorsqu’un vivant aurait à s’affirmer parmi les autres
vivants.

On peut trouver cette proposition dans la philosophie de Spinoza pour qui tous les êtres
qui composent la nature sont constamment pris dans des rapports d’affrontement
générés par leur appétit d’auto-réalisation, le conatus. Au tout début du livre IV de
son Éthique, Spinoza écrit :

« Cet être éternel que nous appelons Dieu ou la Nature, agit avec la même
nécessité qu’il existe. »

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L’expression utilisée dans le texte latin est « Deus sive Natura », que l’on peut traduire
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

par « Dieu ou encore la Nature » soit « Dieu, c’est-à-dire la Nature. » Spinoza reprend
d’une tradition théologique médiévale deux expressions : il appelle, nature naturante :
« Dieu, en tant qu’il est considéré comme cause libre », et nature naturée, « tout ce
qui suit de la nature de Dieu ».

Ce qui revient à concevoir la nature comme nécessité divine, tant comme source
que comme résultante, double face d’une énergie irrépressible. Puisqu’elle vise
constamment elle-même, la nature est à la fois ce qui produit et ce qui est produit.

L’Ouroboros de Zosime l’alchimiste, serpent dont la tête mord la queue, symbolise la


nature, alpha et oméga, énergie sans dehors. Ce qui revient, pour Spinoza à envisager
globalement la nature comme une puissance souveraine dotée d’un pouvoir inarrêtable
d’affirmation et de visée d’elle-même.

Or, un tel statut dote tous les êtres qui composent la nature d’une énergie d’affirmation.
Toute créature qui doit se réaliser suit sa voie, coûte que coûte, quitte à en écraser
une autre qui ne fait pas le poids et lui sert d’aliment ou de moyen jusqu’à ce que
trop usée pour s’auto-réparer, elle laisse la place à un exemplaire plus vigoureux de
son espèce.

C’est en ce sens que Spinoza écrit dans l’Éthique, livre I, propositions XXIX :

« Il n’est rien donné de contingent dans la nature, mais tout y est déterminé
par la nécessité de la nature divine à exister et à produire quelque effet
d’une certaine manière. »

Cet énoncé est à rapprocher du chapitre XVI du Traité théologico-politique, où il fait


état d’une puissance suprême ne pouvant en aucun cas être contredite :

« Par droit et institution de la Nature, je n’entends autre chose que les règles
de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons
chaque être comme déterminé à exister et à se comporter d’une certaine
manière. »

Or, cette totalité est composée de parties :

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« Par exemple les poissons sont déterminés par la Nature à nager, les grands

EN GUISE DE CONCLUSION
poissons à manger les petits ; par suite les poissons jouissent de l’eau, et les
grands mangent les petits en vertu d’un droit naturel souverain. »

Le conatus, tentative de persévérer dans son être de chaque créature, expansion


irrépressible, peut bien sûr entrer en collision avec un autre conatus.

Violence, ou collision des forces, entre le gros poisson et le petit poisson. Pour autant,
la nature ne saurait, prise globalement, faire violence à elle-même.

Dans le §5 de son Traité politique, Spinoza se réfère au caractère souverain de cette


puissance souveraine globale de la nature pour énoncer que l’être humain ne peut
que difficilement se soustraire, par sa raison, aux appétits qui le traversent :

« Qu’il soit sage ou insensé, l’homme est toujours une partie de la nature et
tout ce par quoi il est déterminé à agir doit être rapporté à la puissance de la
nature en tant qu’elle peut être définie par la nature de tel ou tel homme. »

La conséquence en est énoncée dans le §8, qui pose de la violence est la conséquence
de la complexion de chaque composante prise isolément :

« Il suit encore de ce qui précède que chacun est dans la dépendance d’un
autre aussi longtemps qu’il est soumis au pouvoir de cet autre, et qu’il
relève de lui-même dans la mesure où il peut repousser toute violence,
punir comme il le juge bon le dommage qui lui est causé, et de manière
générale vivre selon sa propre complexion. »

Or, dans le registre humain, celui qui subit la violence peut choisir le moment et le
moyen les plus propices pour passer à l’offensive, pour répondre à la violence par
la violence. Car l’homme, contrairement aux animaux, est capable de ruse, comme
Spinoza l’indique dans le §14 :

« En tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie, ou à quelque


sentiment de haine, ils sont entraînés à l’opposé les uns des autres et
contraires les uns aux autres, et d’autant plus redoutables qu’ils ont plus
de pouvoir et sont plus habiles et rusés que les autres animaux. »

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Si les appétits des humains entrent en collision les uns avec les autres, l’homme est en
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

puissance l’ennemi de tous les autres, d’autant plus que sa ruse peut choisir dissimuler,
de garder à l’état de latence ce qu’il ne portera que par surprise à l’incandescence.

Défendre, alors, la perspective, chez les humains, d’une violence larvée d’autant
plus intense qu’elle pourrait surprendre ?

Telle est exactement la perspective que Hobbes développe. On connaît le plus souvent
sous une forme tronquée le postulat qu’il énonce dans l’épître dédicatoire son son
ouvrage Du Citoyen :

« L’une et l’autre formule sont vraies. L’une qui dit que l’homme est un
loup pour l’homme, l’autre qui dit que l’homme est un dieu pour l’homme.
Celle-ci est vraie dans la cité, celle-là pour l’homme hors de la cité et pour
les cités entre elles. »

L’expression « l’homme est un loup pour l’homme » signifie, chez Plaute comme chez
Rabelais, qu’il y a opacité des rapports entre les humains, comme entre un débiteur et
un créancier, celui qui doit de l’argent et celui qui le lui a prêté. L’homme est surprenant
et donc dangereux pour l’homme. Alors qu’un loup, radicalement soumis aux lois de
l’espèce, est un loup pour le loup, jamais l’homme ne pourra être un homme pour
l’homme. Il n’y aura jamais entre les hommes de rapports de transparence, puisqu’un
humain peut ruser et dissimuler pour surprendre et faire violence.

La cité peut rendre moins surprenant l’homme pour l’homme, puisque les régulations
qu’elle fait intervenir peuvent éviter la peur et la lutte perpétuelle de chacun contre
chacun. Dans la cité, l’homme porte un masque moins inquiétant que celui de loup :
il peut porter celui de dieu, sans pouvoir, pour autant, être percé à jour par un autre
humain. Alors que les cités, faute de droit international à l’époque de Hobbes, restent
des louves les unes pour les autres, restant follement imprévisibles.

Dans le Léviathan, Hobbes évoque ce qu’il en est de la violence originaire, le jus in


omnia, c’est-à-dire une aspiration de tous les humains à s’emparer de toute chose,
ce qui bien sûr conduit à de perpétuelles collisions. Au point que ce droit de chacun
à tout, s’il n’est pas régulé, conduit au vol, au viol, à la mort violente, et à une crainte

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qui paralyse. Or, une telle situation de perpétuelle guerre de chacun contre chacun

EN GUISE DE CONCLUSION
est si impossible à vivre que l’aspiration à la régulation, à la pacification par une
instance politique se fait jour.

Hobbes, dans la première partie du Léviathan intitulée De l’homme, envisage ce


déplacement à la fin de son chapitre XIII (Condition naturelle des hommes : leur félicité,
leur misère). Il préconise, dès le chapitre XIV la conversion du droit de nature en lois
de nature, puis en pactes, en contrats. C’est pourquoi, au tout début de la seconde
partie du Léviathan intitulée De la république, au chapitre XVII intitulé Des causes, de
la génération et de la définition de la république, il fait état d’une régulation qui ne pose
de restrictions aux individualités que pour les préserver :

« La cause finale, le but, le dessein, que poursuivirent les hommes, eux


qui par nature aiment la liberté et l’empire exercé sur autrui, lorsqu’ils se
sont imposé ces restrictions au sein desquelles on les voit vivre dans les
Républiques, c’est le souci de pourvoir à leur propre préservation et de
vivre plus heureusement par ce moyen : autrement dit se s’arracher à ce
misérable état de guerre qui est, je l’ai montré, la conséquence nécessaire
des passions naturelles des hommes, quand il n’existe pas de pouvoir visible
pour les tenir en respect, et de les lier par la crainte des châtiments. »

Pourtant, dans la suite du Léviathan, au chapitre XX intitulé Des dominations paternelles


et despotiques, Hobbes admet que certaines régulations sont confiscatoires et prévoit
qu’un individu, menacé dans son existence, puisse résister à l’oppression.

Si, pour éviter l’incandescence de la violence du jus in omnia, on la canalise par des
dispositifs qui s’en prennent aux aspirations même des êtres, il convient qu’ils passent
à l’offensive en reprenant leurs prérogatives d’affirmation s’ils sont niés dans leur
dignité et leur existence.

Mais ceci suppose qu’ils prennent conscience que la violence politique auxquels ils
sont subordonnés. Or, cette violence peut s’avancer masquée.

On appelle violence symbolique la violence qui se dissimule, pour éviter l’incandescence


de la révolte.

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Une telle violence, qui s’installe dans une latence en se cachant sous des énoncés
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

universels pour faire prévaloir des intérêts particuliers, fut régulièrement débusquée.
Celles des sophistes, suppôts du pouvoir tyrannique, par Platon. Celle du prétendu
droit d’esclave, par Rousseau. Celle du bio-pouvoir, mode de gouvernance consistant
à contraindre les corps sous le fallacieux prétexte de les guérir et de les protéger,
par Foucault.

Selon ce dernier, dès le milieu du xixe siècle, un prétendu discours savant tenta
d’installer un fatalisme social en biologisant la violence et en prétendant théoriser
une transmissibilité des semences de violence de génération en génération dans
certaines classes de la société, ce qui évitait de mettre en cause les infâmes conditions
d’existence qui leur étaient faites.

On peut en apercevoir des symptômes dans les vingt romans du cycle des Rougon
Macquart où Zola, animé par les principes naturalistes des cliniciens de son époque,
peint une famille travaillée du dedans, de génération en génération, par la folie de
l’aïeule Adélaïde Fouque.

Zola suggère en filigrane dans ses fictions que la dureté des conditions de vie faites
aux humbles sous le Second Empire avait pour alibi le passage à l’incandescence de
certaines prédispositions familiales, de semences de violence présentées comme en
germe dans les existences.

Dans l’Argent, Zola peint, comme un tableau clinique, les offensives de la violence chez
l’homme d’affaires Saccard, porteur du terrain physiologique facilitateur de sa lignée.
Ainsi, Madame Caroline diagnostique-t-elle, chez lui, la pathologie d’automutilation
des fanatiques de l’argent :

« Elle voyait Saccard à nu, cette âme dévastée d’un homme d’argent,
compliquée et trouble dans sa décomposition. Il était en effet sans liens ni
barrières, allant à ses appétits avec l’instinct déchaîné de l’homme qui ne
connaît d’autre borne que son impuissance. Il avait partagé sa femme avec
son fils, vendu son fils, vendu sa femme, vendu tous ceux qui lui étaient
tombés sous la main ; il s’était vendu lui-même, il la vendrait elle-aussi, il
vendrait son frère, battrait monnaie avec leurs cœurs et leurs cerveaux.
Ce n’était plus qu’un faiseur d’argent, qui jetait à la fonte les choses et les
êtres pour en tirer de l’argent ».

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Zola décrit ainsi la violence de la soif démesurée de l’argent comme une poussée de

EN GUISE DE CONCLUSION
fièvre, une ébullition à partir d’une fermentation :

« … et de grandes affiches jaunes, collées dans tout Paris, annonçant la


prochaine exploitation des mines d’argent du Carmel achevaient de troubler
les têtes, y allumaient un commencement de griserie, cette passion qui
devait croître et emporter toute raison. Le terrain était préparé, le terreau
impérial, fait de débris en fermentation, chauffé des appétits exaspérés,
extrêmement favorable à une de ces poussées folles de spéculation qui,
toutes les dix à quinze années, obstruent et empoisonnent la Bourse, ne
laissant après elles que des ruines et du sang. »

Dans La Bête humaine, le personnage de Jacques Lantier, fils de Gervaise Macquart


et d’Auguste Lantier dont l’alcoolisme est évoqué dans L’Assommoir, est en proie à
des pulsions sexuelles meurtrières. Devenu amant de Séverine, il se croit un instant
sauvé et pense que ses pulsions destructrices pourront rester à l’état de latence :

« Lui, n’en doutait plus, avait trouvé la guérison de son affreux mal héréditaire ;
car, depuis qu’il la possédait, la pensée du meurtre ne l’avait plus troublé.
Était-ce donc que la possession physique contentait ce besoin de mort ?
Posséder, tuer, cela s’équivalait-il, dans le fond de la bête humaine ? »

Mais ce n’est qu’une illusion, et le prétendu déterminisme physique reprend le dessus :

« Le couteau entrait dans la gorge d’un choc sourd, le corps avait trois
longues secousses, la vie s’en allait en un flot de sang tiède, un flot rouge
qu’il croyait sentir lui couler sur les mains. Vingt fois, trente fois, le couteau
entra, le corps s’agita. Cela devenait énorme, l’étouffait, débordait, faisait
éclater la nuit. Oh donner un coup de couteau pareil, contenter ce lointain
désir, savoir ce qu’on éprouve, goûter cette minute où l’on vit davantage
que dans toute une existence ».

Dans Nana, l’héroïne éponyme, une prostituée de luxe, poursuivie par la même
malédiction du sang de l’aïeule, est représentée comme chair à plaisir prête à se
déchaîner. Lorsqu’elle apparaît, dans le premier chapitre, en Vénus, simultanément
proie et prédatrice, l’animalité qu’elle dégage fait vaciller la salle :

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« Nana était nue. Elle était nue avec une tranquille audace, certaine de la
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

toute-puissance de sa chair. Une simple gaze l’enveloppait ; ses épaules rondes,


sa gorge d’amazone dont les pointes roses se tenaient levées et rigides
comme des lances, ses larges hanches qui roulaient dans un balancement
voluptueux, ses cuisses de blonde grasse, tout son corps se devinait, se
voyait sous le tissu léger, d’une blancheur d’écume. C’était Vénus naissant
des flots, n’ayant pour voile que ses cheveux. Et, lorsque Nana levait les
bras, on apercevait, aux feux de la rampe, les poils d’or de ses aisselles. Il n’y
eut pas d’applaudissements. Personne ne riait plus, les faces des hommes,
sérieuses, se tendaient, avec le nez aminci, la bouche irritée et sans salive.
Un vent semblait avoir passé, très doux, chargé d’une sourde menace.
Tout d’un coup, dans la bonne enfant, la femme se dressait, inquiétante,
apportant le coup de folie de son sexe, ouvrant l’inconnu du désir. Nana
souriait toujours, mais d’un sourire aigu de mangeuse d’hommes. »

Dans le dernier chapitre, sa chair corrompue se décompose dans une purulence finale :

« Vénus se décomposait. Il semblait que le virus pris par elle dans les
ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce ferment dont elle avait empoisonné
un peuple, venait de lui remonter au visage et l’avait pourri. »

Mais Zola, l’homme du J’accuse, n’est pas dupe de la violence sociale qui se dissimule
derrière le discours sur les prétendues tares physiologiques.

Dans Germinal, Étienne Lantier, qui a participé à une révolte sans merci contre la
misère et les conditions de travail intolérables des mineurs s’avise que la violence
qu’il a déployée ne permet pas véritablement de mettre fin à la violence économique
et politique qui se prévaut d’une posture moralisatrice, soit d’une violence symbolique
qui se drape dans une prétendue objectivité :

« Et il songeait à présent que la violence peut-être ne hâtait pas les choses.


Des câbles coupés, des rails arrachés, des lampes cassées, quelle inutile
besogne ! Cela valait bien la peine de galoper à trois mille, en une bande
dévastatrice ! Vaguement, il devinait que la légalité, un jour, pouvait être
plus terrible. Sa raison mûrissait, il avait jeté la gourme de ses rancunes.
Oui, la Maheude le disait bien avec son bon sens, ce serait le grand coup :
s’enrégimenter tranquillement, se connaître, se réunir en syndicats, lorsque
les lois le permettraient ; puis, le matin où l’on se sentirait les coudes, où

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l’on se trouverait des millions de travailleurs en face de quelques milliers

EN GUISE DE CONCLUSION
de fainéants, prendre le pouvoir, être les maîtres. »

Sortant de la désespérance et de la soumission aveugle à un ordre social présenté


comme le seul possible, il entrevoit, en quittant la mine, des semences de révolte en
pleine germination, prêtes à éclore, offensive protestataire qui finira par se dresser
et fleurir. Et ce sont des hommes qui poussent :

« Maintenant, en plein ciel, le soleil d’avril rayonnait dans sa gloire, échauffant


la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons
crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes.
De toutes parts, des graines se gonflaient, s’allongeaient, gerçaient la plaine,
travaillées d’un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève
coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s’épandait en un grand
baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent
rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre,
par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était
grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait
lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et
dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »

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QUELQUES SUJETS SUR LA VIOLENCE
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

POUR S’ENTRAÎNER À L’ÉCRIT ET À L’ORAL_________________________

Les sujets qui suivent sont volontairement en désordre, ils sont présentés sans être
articulés aux problématisations ordonnées de cet ouvrage pour que l’étudiant puisse
s’exercer, comme il aura à le faire au concours, à repérer quels sont les domaines
de définitions qui sont mobilisés, quelles conditions ou quelles conséquences sont à
interroger, quels clivages analogues ont déjà été rencontrés avec des configurations
différentes. Pour ajouter encore au désordre théorique initial, nous n’avons pas dissocié
sujets de dissertations et sujets de colles.

De quoi la violence est-elle le symptôme ?


L’impuissance de la violence
Dire ses quatre vérités
D’une violence l’autre
De quoi s’indigner ?
Le temps de la violence
La paix perpétuelle
Que vise la violence ?
La violence reste-t-elle un rapport de force ?
L’étonnement
La tyrannie du vrai
Hard power, soft power
Jeter un froid
Mort ou vif
Le poids des mots, le choc des photos
Faire pression
Le chantage
Les armes et les toges
Harceler
La violence s’avance-t-elle masquée ?
Soudain
Foule et violence
Il faut se méfier de l’eau qui dort
S’alarmer

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L’intimidation

EN GUISE DE CONCLUSION
Le couloir de la mort
Le déchaînement des éléments
Le lanceur d’alerte
La Terreur
La sidération
Révolte et révolution
Toute passion est-elle violente ?
L’armistice
Être à la torture
Qui aime bien châtie bien
La brutalité
Les limites de la violence
S’emporter
La panique
La guillotine
Se forcer
Brutaliser ?
Que dit la violence de notre humanité ?
La raison peut-elle arrêter la violence ?
Le cri
Faut-il rechercher la violence des passions ?
La spirale de la violence
Qui sème le vent récolte la tempête
Tendre la joue gauche
La violence est-elle irrationnelle ?
La violence peut-elle désespérer ?
Les films de guerre
Peut-on détruire pour s’affirmer ?
La violence de la foi
Peut-on concevoir un pouvoir sans violence ?
Violences urbaines
Le théâtre comme purgation des violences ?
La surenchère de la violence
La violence silencieuse

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Heureux le pays qui n’a pas besoin de héros
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Que cherche la violence ?


Violence aveugle ?
« O comme la vie est lente
Et comme l’existence est violente… »
Les sacrifices humains
Peut-on renoncer à la violence ?
Dépasser les bornes
Est-on naturellement violent ?
« Du sang, de la sueur et des larmes. »
L’objecteur de conscience
La violence est-elle courageuse ou lâche ?
La violence fait-elle peur ?
La violence sociale
Interdits et transgressions
S’abriter de la violence ?
La violence des extrêmes
La violence est-elle toujours un échec ?
Celui qui va trop loin est-il nécessairement violent ?
Destruction et création
Haine et violence
Quand la violence se déchaîne
Amours violentes, amitiés douces
Violence et tyrannie
Comment percevoir sa propre violence ?
Infantile violence
De la douleur à la douceur
La démocratie est-elle totalement exempte de violence ?
L’atteinte aux personnes et aux biens
La répression
La violence de l’apparition de l’autre
La violence fait-elle le jeu de la raison ?
Comment être non violent ?
La violence peut-elle laisser indifférent ?
La violence des origines

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GLOSSAIRE SUR LA VIOLENCE____________________________________

GLOSSAIRE SUR LA VIOLENCE


Amour de soi......................................................................................................................... 37, 151
Blessure.............................................................................................. 40, 92, 128, 129, 142, 169
Brutalité................................................... 55, 62, 64, 65, 71, 76, 81, 153, 168, 195, 204, 213
Culture.................... 16, 37, 41, 44, 50, 56, 58-62, 65, 68, 81, 95, 96, 100, 103, 104, 106,
......................................... 108, 111, 112, 115, 132, 136, 141, 154-156, 200, 211, 214, 229
Désir................................16, 29, 30, 43, 44, 48, 50, 52, 73-75, 82, 97, 103-108, 124, 138,
................................................... 151, 153, 157-160, 162-164, 173, 186, 193-202, 209, 236
Douceur..............................30, 42, 106, 137, 142, 143, 152, 167, 173, 185, 189, 191, 229
Douleur.....26, 56, 58, 89, 90, 118, 126, 136, 142, 160, 167, 169, 173, 177, 179, 185, 188
Énergie..................................7, 10, 12, 15, 16, 21, 54, 62, 65, 75, 105, 129, 135, 137, 157,
.............................................................................. 177, 209, 212, 219, 220, 223, 225, 229, 230
Esclavage.................... 16, 30, 36, 65, 70, 73, 76, 105, 120, 124, 163, 170, 179, 181, 234
Fin................................... 49, 62, 68, 92, 115, 122, 129, 153, 178, 208, 211, 215, 222, 224
Force.................12, 15, 19, 36, 42, 44, 55, 57, 64, 72, 84-86, 96, 98-100, 102, 103, 105,
.............................. 110, 118, 121, 122, 135, 138, 145, 146, 154, 170, 181, 186, 192, 203,
....................................................................................................................212, 223, 224, 229, 231
Guerre................................................30, 81, 86, 88, 105, 112, 113, 138-140, 142-150, 233

Haine................................................................. 25, 81, 99, 119, 120, 121, 164, 174, 186, 231
Hard power......................................................................................................................................32
Inhumanité................................................................... 12, 44, 62, 69, 103, 112, 113, 142, 168
Instinct.........................................18, 25, 26, 42, 46, 50, 60, 66, 76, 97, 123, 133, 135, 162,
....................................................................................................................200, 206, 208, 210, 234
Pitié.................................................................................. 21, 119, 168, 170, 179, 180, 188, 209
Mort................12, 18, 26, 35, 36, 52, 55, 70, 71, 72, 74, 91, 93, 104, 110, 114, 125-127,
.........................................136, 140, 145, 153, 158, 170, 172, 216, 217, 225, 226, 232, 235
Nature......................................10, 15, 16, 26, 28, 29, 34, 42, 51-56, 58, 59, 65, 67, 75, 76,
............................................. 85, 86, 103, 106, 134, 155, 156, 158, 173, 180, 206-209, 216,
.........................................................................................218, 220-223, 225, 226, 229-231, 233

Pulsion.............................................................................43-45, 47, 48, 50, 175, 220, 229, 235

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Rivalité..................................................................................................................57, 106, 138, 149
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

Sacré..................................................................................34, 47, 114, 162, 176, 183, 216, 226


Soft power................................................................................................................................32, 82
Tyrannie.............................................................................. 50, 74, 99, 106, 136, 147, 159, 175

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BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE SUR LA VIOLENCE :

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE SUR LA VIOLENCE : ŒUVRES ÉVOQUÉES DANS CET OUVRAGE


ŒUVRES ÉVOQUÉES DANS CET OUVRAGE__________________________

Œuvres philosophiques

ARENDT (Hannah), E  ichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, Paris, Folio
histoire, 1997.
—, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, 1983.
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Édition Tricot, Paris, Vrin, 1959.
—, De l’âme, Traduction Bodëus, Paris, GF-Flammarion, 1999.
—, Politique, Édition Tricot, Paris, Vrin, 1963.
BACHELARD, Poétique de l’espace, Paris, PUF, 2012.
BARTHES, L’Arbre du crime, Paris, Seuil, 1964.
BATAILLE, L’Érotisme, Paris, 10/18, 1965.
—, Les Larmes d’Éros, Paris, Livre de poche, 2012.
BENJAMIN, Thèses sur la philosophie de l’histoire, Paris, Klincksieck, 2023.
BERGSON, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 1995.
BEAUVOIR (de), Le Deuxième sexe, Paris, Champion, 2015.
BONITZER, Éric Rohmer, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1999.
BOURDIEU, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982.
—, Le Sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980.
—, La Distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.
—, La Domination masculine, Paris, ‎Seuil, 1998.
CONSTANT, Des réactions politiques, Paris, Hachette Livre, BNF, 2017.
DIDI-HUBERMAN (Georges), Passer quoi qu’il en coûte, Paris, Éditions de Minuit, 2017.
DIOGENE LAËRCE, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, traduction
Genaille, Paris, GF.
DUFOURMANTELLE (Anne), La sauvagerie maternelle, Paris, Rivages Poche, 2001.
ÉPICURE, Lettre à Ménécée, Paris, Livre de Poche, 2008.
ERTZSCHEID (Olivier), L’homme est un document comme les autres,
https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00377457v1/document
ERRARD, La fortification démontrée et réduite en art, Paris, 1600.
FERRY (Luc), Le Nouvel ordre écologique, Paris, Le Livre de poche, 2002.
FONTENAY (de) (Élisabeth), Le silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998.
—, Sans offenser le genre humain, Paris, Le Livre de poche, 2013.

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—, Actes de naissance, Paris, Seuil, 2011.
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976.
—, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993.
—, Bio-politique de la population, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2015.
—, Anatomo-politique du corps humain, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2015.
FREUD, Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999.
—, Malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010.
HEGEL, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Le Livre de Poche, 2011.
—, La Raison dans l’histoire, Paris, 10/18, 2003.
—, Introduction à l’Esthétique, Paris, Flammarion, 2009.
HOBBES, Léviathan, Paris, Sirey, 1971.
—, Du Citoyen, Paris. Flammarion. 2010.
JONAS (Hans), Évolution et liberté, Paris, Rivages, coll. « Petite bibliothèque », 2005.
KANT, D’un prétendu droit de mentir par humanité, Paris, Flammarion, 1996.
—, A
 nthropologie d’un point de vue pragmatique, Édition M. Foucault. Paris, Vrin, 1964.
—, Critique de la faculté de juger, Édition A. Philonenko, Paris, Vrin, 1979.
—, Critique de la Raison Pratique, Traduction Fussier, Paris, GF, 2003.
—, Qu’est-ce que les Lumières ? Édition Poirier et Proust, Paris, GF-Flammarion, 1991.
—, Vers la paix perpétuelle, Paris, Vrin, 2007.
—, Réflexions sur l’éducation, Traduction Philonenko, Paris, Vrin, 1990.
KRULIC (Brigitte), A
 utrement de mars 2001, Écrivains, identité, mémoire : Miroirs
d’Allemagne 1945-2000.
LA BOETIE, Discours de la servitude volontaire, Paris, Mille et une nuits, 1997.
LACAN (Jacques), Le Séminaire VII intitulé L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Champ
freudien, 1960.
—, Le Séminaire X intitulé L’Angoisse, Paris, Le Champ freudien, 2004.
LAMARCK, Philosophie zoologique, Paris, GF, 1999.
LEVI (Primo), Si c’est un homme, Paris, Pocket, 1988.
LEVI-STRAUSS (Claude), Race et histoire, Paris, ‎Folio Essais, 1987.
—, Tristes tropiques, Paris,‎Pocket, Terre humaine, 2001.
LUCRECE, De natura rerum, Paris, Flammarion, 2021.
MARX, Le Capital, Paris,‎Folio, 2008.
MAUSS, Essai sur le don, Paris,‎PUF, 2012.
—, Les techniques du corps, Paris. Payot. ‎2021.
MERLEAU-PONTY (Maurice), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.

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MILLER (Jacques-Alain),dans sa présentation du livre VI du Séminaire de Jacques

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE SUR LA VIOLENCE : ŒUVRES ÉVOQUÉES DANS CET OUVRAGE


Lacan, intitulé Le désir et son interprétation, Paris, Le Champ
freudien, 2013.
MONTAIGNE, Les Essais, Paris, Pocket, 2009.
MONTESQUIEU, Sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence dans
L’Esprit des lois, Paris, ‎Flammarion, 1993.
NIETZSCHE, Généalogie de la morale, Paris, GF, 2009.
—, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, GF, 2011.
—, La Volonté de puissance, Essai d’inversion de toutes les valeurs, Paris, GF, 2011.
—, Fragments posthumes, Paris, Gallimard, 1977.
OSTROM (Elinor), L  a gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des
ressources naturelles, Paris, Poche, 2015.
PASCAL, Pensées, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1963.
PLATON, Gorgias, Paris, GF, 1993.
—, Phèdre, Paris, GF, 1989.
—, Timée, Paris, GF, 1999.
—, Critias, Paris, GF, 1999
—, Protagoras, Paris, GF, 2001.
QUINCEY (de), Les derniers jours d’Emmanuel Kant, Paris, Mille et une nuits 1997.
RICOEUR, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, ‎2003.
RODIN, Les cathédrales de France, Paris, Denoël, 1983.
ROUSSEAU, Emile, Édition Richard, Paris, Garnier, 1964.
—, Contrat social, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1964.
SARTRE, L’Imaginaire, Paris, Folio Essais, 1986.
SENEQUE, De la colère, Arléa, 2011.
SPINOZA, É  thique, In Œuvres complètes, Traduction Appuhn, Paris, GF Flammarion, 1966.
—, Traité politique, Traduction Appuhn, GF Flammarion, 1966.
—, Traité théologico-politique, In Œuvres complètes, Traduction Appuhn, Paris, GF
Flammarion, 1966.
SERRES (Michel), Le Contrat naturel, Paris, Champs, Essais, 1998.
TOCQUEVILLE, L’Ancien régime et la Révolution, Paris, Folio, 1985.
VINCI, Traité de Peinture, Paris, Calmann Levy, 2003.
VITRUVE, Dix livres d’architecture, Paris, Hachette, BNF, 2012.
WOLFF (Francis), Philosophie de la corrida, Paris, Fayard. 2010.

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Œuvres littéraires
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

ABERGEL (Luc), D
 e la liberté du poisson dans son bocal,
http://jds-mpstar1.e-monsite.com/pages/un-peu-de-litterature.html
ARISTOPHANE, Les Oiseaux, Actes Sud, 1996.
BALZAC, Le chef d’oeuvre inconnu, Paris, Le Livre de Poche, 1992.
BURGESS (Anthony), Orange mécanique, Paris, Robert Laffont, 2010.
CHATEAUBRIAND, Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, Gallimard, 1947.
—, Le Génie du christianisme, Paris, Flammarion, 2018.
DIDEROT, Les Bijoux indiscrets, Paris, Folio classique, 1997.
DURAS, La Douleur, Paris. Folio. 1993.
—, Écrire. Paris, Folio, 1993.
GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Paris, Flammarion, 2015.
HOMERE, Iliade, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2006.
—, Odyssée, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2005.
MUSSET, Lorenzaccio, Paris, Folio plus classique, 2003.
ORWELL, 1984, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1972.
PROUST, À la Recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1990.
ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse, Paris, ‎Le Livre de Poche, 2002.
—, Les Confessions, Paris, Folio, 2009.
SAINT SIMON, Mémoires, Paris, Folio, 1999.
SADE, Le philosophe soi-disant, ‎Gale Éditions, 2017.
—, La Philosophie dans le boudoir, Paris, 10/18, 1999.
SARTRE, La Nausée, Paris, Folio, 1972.
—, Les Mots, Paris, Folio, 1977.
SOPHOCLE, Antigone, Paris, Le Livre de Poche, 1991.
THEURIET (André), Souvenir des vertes saisons, Paris, Hachette, BNF, 2016.
TOURNIER (Michel), Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Paris, GF, 2000.
—, La goutte d’or, Paris, GF, 2002.
—, Les Météores, Paris, GF, 2002.
VIRGILE, Énéide, Paris,‎Le Livre de Poche, 2004.
YOURCENAR, Archives du Nord, Paris, GF, 2008.
—, Mémoires d’Hadrien, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1990.
—, Message à l’Œuvre d’Assistance aux bêtes d’abattoir, Paris, Gallimard, 1981.
ZOLA, La Bête humaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1980.

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—, Nana, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1981.

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE SUR LA VIOLENCE : ŒUVRES ÉVOQUÉES DANS CET OUVRAGE


—, L’Argent, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1980.

Œuvres picturales

ARCIMBOLDO
– Les Quatre saisons
– Flora
– Portrait de l’empereur Rodolphe en Vertumne
– Portrait d’Eve
– Portrait d’Adam
COLLOT (Mylène), L’Ogre gourmand
DALI
– La Persistance de la mémoire
– La Désintégration de la persistance de la mémoire ou Le Chromosome d’un œil de
poisson très coloré commençant une désintégration harmonieuse de la mémoire
GREUZE, Le Fils ingrat et Le Fils puni
KLEE, Angelus Novus
MAGRITTE, Alice au pays des merveilles
MATISSE, La Danse
POUSSIN, Et in Arcadia ego
ROBERT (Hubert)
– Ruines d’Athènes
– Galerie en ruines
– Ruines du château de Meudon
– Ruines imaginaires du Louvre
– Capriccio
– Port de Ripetta à Rome
ROSSETTI (Gabriel Dante), Mnémosyne, ou La Lampe de la mémoire, ou Souvenir
SAINT-PHALLE (de) Niki, Tirs

Œuvres musicales

BACH, Toccata et fugue en ré


BACH et BOUSQUET, La Madelon

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BECOUR et LADRE, Ah ! Ça ira, ça ira
LA VIOLENCE EN 25 DISSERTATIONS

CLEMENT, Le Temps des cerises


DELORMEL, VILLEMER et TAC-COEN, Le Forgeron de la paix
FABRE d’ÉGLANTINE, L’Hyménée ou l’Orage
LUTOSLAWSKI, Musique funèbre en l’honneur de Bela Bartok
MAC CARTNEY et LENNON, Mother nature song
MOZART, Don Giovanni
NADAUD, Le soldat de Marsala
POTHIER et BOREL-CLERC, Qui a gagné la guerre ?
STRAVINSKI, Le Sacre du printemps
TCHAÏKOVSKI, Casse-noisette
XENAKIS, À la mémoire de Witold Lutoslawski

Œuvres cinématographiques

BROOKS (Richard), Graine de violence


CLOUZOT (Henri-Georges), Le Mystère Picasso
DISNEY
– Fantasia
– Pinocchio
HITCHCOCK, Les Oiseaux
DOUCHET (Jean), H  itchcock, collection Petite bibliothèque du cinéma, Éditions Cahiers
du cinéma, 2003
TRUFFAUT, Hitchcock/Truffaut ou Le Cinéma selon Alfred Hitchcock, Paris, Ramsay, 1985
KUBRICK, Orange mécanique
ROHMER
– Conte d’hiver
– Conte de printemps
– Conte d’été
– Conte d’automne
– Ma nuit chez Maud
BONITZER, Éric Rohmer, Paris. Les Cahiers du cinéma, 1999

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Imprimé en France - 3e trimestre 2023

Service éditorial : Benjamin Dias Pereira, Deborah Lopez


Conception graphique : Catherine Aubin

Dépôt légal à parution


ISBN 978-2-7590-5265-3

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