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La Justice pénale au rabais en période de confinement et après : bienvenue

chez Franz Kafka version 2.0

Nous ne pouvons plus longtemps taire les difficultés de gestion des affaires pénales,
encore accentuées en cette période de crise. Cela fait de nombreuses années que les
acteurs de la Justice mettent en exergue ses besoins financiers. Outre le manque de
personnel, l’absence du moindre outil informatique de communication performant est
criant.

Cette carence induit une gestion d’une lenteur effarante que nous devons refuser
d’accepter. Les justiciables en sont les premières victimes. Il n’est pas question de
laisser les multiples efforts de l’ensemble des intervenants du monde judiciaire
(greffiers, magistrats, avocats, services de sécurité) servir de trompe-l’œil. La justice
pénale est à l’agonie dans un parfum de naphtaline, non pas victime de la crise
sanitaire, mais terrassée par son archaïsme.

Nous ne pouvons plus l’accepter. Nous nous refusons à nous y habituer. Il en est de
notre devoir. Il en est de notre serment. Il en va de l’intérêt de chaque citoyen.

Pour bien faire comprendre un aspect du monde kafkaïen dans lequel nous évoluons,
abordons un exemple, celui de l’accès au dossier sur lequel se fonde le procès pénal.

Il vous paraît sans doute évident que si l’on vous accuse d’avoir commis une infraction,
ou que si vous êtes victime d’une infraction, vous pourrez disposer des facilités et du
temps nécessaire à l’exercice de votre défense, et donc en premier lieu, d’une copie
du dossier fondant l’accusation portée à votre encontre ou regroupant les éléments
recueillis suite aux faits dont vous avez été victime.

Il vous semble certainement logique qu’aucune distinction ne puisse être faite en


fonction de votre situation financière quant à l’exercice de ce droit élémentaire.

Il vous semble encore plus acquis que, dans l’hypothèse où vous seriez privé de liberté
avant même tout jugement, il en sera de même. Après tout, cueilli sans préavis sur le
pas de votre porte et devant être présenté devant un juge dans les 5 jours de la
délivrance de votre mandat d’arrêt, il peut être à tout le moins espéré que vous soyez
pleinement mis en position, de même que votre avocat, de prendre connaissance et
de rencontrer l’accusation que l’on vous oppose.

Enfin, cette façon de faire n’est-elle pas encore plus évidente que ces impératifs
humains et juridiques rejoignent des impératifs de service public : un dossier mis
rapidement et facilement à disposition est un dossier qui avance efficacement et dont
le traitement est plus économique.

Pourtant, en 2020, il n’en est rien.

Lorsqu’une personne est détenue préventivement, l’accès au dossier se borne à la


possibilité d’une consultation, sur un intervalle de deux jours, dans les heures
d’ouverture du greffe, sans possibilité de copie. Cette situation ne connaissait aucune
exception jusqu’à ce qu’il y a peu. Très récemment, une révolution copernicienne a eu
lieu : les avocats sont désormais autorisés à « scanner » les pièces du dossier.
Concrètement, cette opération se réalise au moyen de son smartphone. S’il s’agit,
exceptionnellement, d’un dossier papier, il doit photographier les pages unes à unes.
S’il s’agit d’un dossier électronique, comme c’est désormais la règle, les avocats
doivent alors rivaliser de contorsions pour photographier un écran d’ordinateur en
évitant les reflets qui rendraient ces photographies illisibles, afin de collecter ainsi les
pièces qui les intéressent.

Les magistrats et policiers ont une copie du dossier en leur possession, et aujourd’hui
en version informatisée, mais les justiciables n’y ont pas droit.

Enfin, les magistrats ... pour autant que la connexion à l’informatique du palais depuis
leur domicile leur permette d’espérer apercevoir la page de garde d’un dossier dans
un délai de moins de 45 minutes.

Pour faire simple, un dossier de mille pages, c’est deux journées complètes de travail
pour scanner, trier et imprimer le dossier pour en discuter avec son client. Outre un
travail administratif inutile, se cache derrière ces heures de travail le coût de deux jours
d’honoraires à payer inutilement à son avocat, avant même qu’il n’ait pu produire un
travail digne de la formation qu’il a reçue, et aider concrètement son client.

Nos contradicteurs nous répondront qu’il est tout à fait possible de commander une
copie complète du dossier. Exact. Ce qu’ils oublieront sans doute de préciser c’est ce
qu’il vous en coûtera. Votre dossier est actuellement en cours d’enquête auprès d’un
juge d’instruction ? Vous souhaitez savoir ce qu’il en est ? Il vous est loisible de
quémander auprès du juge d’instruction une copie du dossier. Il vous sera répondu
dans un délai d’un mois et, soyons pragmatique, dans 90% des cas, il y sera répondu
négativement. Sans parler du coût. 1000 pages ? Plus de 750€.

Il existe pourtant une alternative très simple, qui est par ailleurs la règle dans plusieurs
pays. Toute partie à une enquête pénale recevrait gratuitement une copie du dossier
informatisé, le cas échéant via une clef USB. Dans le meilleur des mondes, mais pas
celui d’Huxley, il existerait un réseau sécurisé auxquels seuls les acteurs de la Justice,
y compris les avocats, auraient accès.

Heureusement, en période de confinement, les mesures de précaution sont strictes. À


Bruxelles, il a été décidé qu’il ne peut pas y avoir plus qu’un nombre limité de
personnes dans un greffe pour consulter un dossier.

Une personne au greffe de la Chambre des mises en accusation et dix au greffe de la


Chambre du conseil pour prendre connaissance des pièces sur base desquelles une
personne se trouve privée de sa liberté, mises à disposition pendant deux jours, durant
les heures d’ouvertures. Et cela alors même qu’une audience moyenne à la Chambre
du conseil entraîne la comparution de plusieurs dizaines d’inculpés.
Trois personnes au greffe correctionnel (justiciables compris) pour consulter des
dizaines de dossiers volumineux.

Passer des heures à prévoir des techniques d’infiltration, des systèmes complexes
pour faire usage de déclarations de repentis, augmenter les mesures policières
d’intrusion dans la vie privée, pas de problème. Mais prévoir une mesure aussi simple
que la copie gratuite des dossiers d’enquête, cela semble insurmontable pour nos
gouvernants.

Personne n’a même imaginé que pour éviter des déplacements inutiles, les avocats
recevraient une copie informatisée du dossier répressif pour faire du … télétravail.
C’est inimaginable en raison d’un retard abyssal dans la gestion saine de la Justice.

Comment comprendre qu’il soit sciemment choisi de demeurer dans un système d’un
autre temps ? L’argent ? Les frais de copie, il est vrai, rapportent des droits de greffe
à l’État fédéral. Vous êtes victime d’une infraction pénale ? Votre fils se retrouve
accusé, à tort ou à raison ? Il vous en coûtera au bénéfice de l’État et seule votre
défense sera contrainte de payer pour avoir copie du dossier détenu par tous les autres
acteurs de la Justice. Oui, la Justice pénale, celle que l’on subit, est payante et difficile
d’accès.

Un autre exemple ?

La justice pénale ne dispose d’aucun système informatisé accessible à tous les


intervenants avec une information claire relative aux audiences à venir.

Une information doit être donnée en vue de l’une de celles-ci ? Une remise doit avoir
lieu ? Un aménagement particulier de l’audience est souhaité ? Un simple calendrier
d’échange de conclusions doit être acté? Rien n’est prévu dans le système mis en
place pour traiter ces demandes ou informer les parties.

Le lieu de ces discussions périphériques sera l’audience qui s’en trouvera privée du
temps qui aurait dû être réservé au traitement de son principal, les dossiers. Les
désappointés en seront ses intervenants qui auront exposé inutilement de longues
heures de travail. La victime en sera le justiciable qui devra s’armer d’une infinie
patience pour voir son dossier traité et indemniser son avocat pour des prestations
inutiles.

Pour tenter de faire échapper la justice à ce siècle passé dans lequel on veut la garder
enfermée, des initiatives se sont multipliées à Bruxelles de la part de magistrats, de
greffiers et avocats afin de tenter de mettre en place, hors de tout soutien, un mode
de fonctionnement plus moderne. Des adresses ont été créées par certaines
chambres du Tribunal correctionnel. Non sans mal, il a fallu recourir aux services de
Gmail. Récemment des adresses sécurisées ont finalement été mises à disposition de
certaines chambres par le SPF Justice. Progressivement, des greffes se mettent à
adresser des copies des décisions aux avocats (parce que oui, pas plus qu’une copie
du dossier de la procédure, le justiciable ne reçoit automatiquement et gratuitement
une copie de la décision prononcée en sa cause alors même que les délais de recours
contre cette décision commencent à courir de par son seul prononcé). Au quotidien,
des magistrats tentent ainsi, tant que faire se peut avec les moyens mis à leur
disposition, de faire bouger les choses.

Ces efforts ne peuvent masquer la forêt d’une justice d’un autre temps, dépassée,
abandonnée, humiliée, dont l’inefficacité n’est pas la conséquence du travail de ses
intervenants mais celle du manque de moyens en laquelle on l’entretient.
Tout ce qui est exposé ci-avant n’a rien d’exagéré Et le confinement ne fait que
ridiculiser un peu plus le fonctionnement de la Justice pénale.

Il paraît si évident que, comme dans la grande majorité des autres pays, l’accès aux
informations de la Justice pénale soit informatisé et aisément accessible.

Dans le contexte de l’épidémie en cours, et afin de limiter les contacts, il est


expressément demandé dans un premier temps par tous les signataires de la présente
carte blanche qu’il soit immédiatement mis fin à cette incurie et que l’arrêté royal n°3
du 9 avril 2020 soit modifié afin de prévoir que :

- tous les dossiers soient gratuitement remis en copie à toutes les parties qui en
formulent la demande, d’une manière simple et efficace. La copie sera mise à
disposition de tous les justiciables et leurs avocats dans le délai d’accès au
dossier ;

- un réseau accessible à tous les acteurs de la Justice leur permette de savoir,


par une simple connexion sécurisée, si leur affaire sera traitée à l’audience
prévue, d’indiquer le calendrier d’échange de conclusions lorsqu’il a été
convenu entre les parties, d’indiquer les indisponibilités éventuelles des
avocats.

Il est en outre demandé qu’à moyenne échéance, un réseau sécurisé soit


définitivement mis en place pour permettre aux avocats des justiciables d’avoir accès
aux dossiers répressifs depuis leurs cabinets, afin de permettre l’exercice le plus
élémentaire des droits de la défense et de rendre la justice accessible à tous.

Deborah Albelice, Maryse Alié, Martin Aubry, Denis Bosquet, Mélanie Bosmans,
Mariana Boutuil, Samira Bouyid, Benjamine Bovy, Laïs Brackelaire Alix Burghelle-
Vernet, Sylvie Callewaert, Xavier Carette, Alexandre Chateau, Carine Couquelet
Sophie Cuykens, Mathilde Dasnoy, Dimitri De Béco, Estelle de Beukelaer, Florence
De Cock, Justine Doigni, Nathalie Gallant, Caroline Heymans, Damien Holzapfel,
Edouard Huysmans, Laurent Kennes, Steve Lambert, Véronique Laurent, Christophe
Marchand, Juliette Moreau, Maxime Nardone, Joelle Noel, Delphine Paci, Nelle
Philippot, David Ribant, André Risopoulos, Harold Sax, Jean-Joris Schmidt, Daniel
Spreutels, Virgine Taelman, Catherine Toussaint, Marc Uyttendaele, Xavier Van Der
Smissen,Fanny Vansiliette, Aurélie Verheylesonne.

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