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Une critique sociale qui passe par le regard de l’autre

Ce cours est presque fini : encore quelques images et on sera tout bon !
Nos graphistes travaillent dessus, encore un peu de patience !

Introduction :

Faire décrire une réalité par un observateur étranger, qui possède d’autres
références culturelles, est un topos en littérature. Les philosophes des
Lumières ont recours à cette pratique pour faire la satire de la société de leur
temps. En effet, le regard extérieur permet de mettre en relief les
dysfonctionnements d’une organisation sociale, faisant ainsi réfléchir le
lecteur sur les injustices, les inégalités, les superstitions etc.

Nous allons voir comment le regard de l’autre permet de mener cette


critique.
D’abord, nous essaierons de déf inir quel est le contexte favorable à
l’émergence de cet intérêt pour le regard de l’autre. Pourquoi l’étranger
devient-il personnage de roman ou de conte au XVIIIe siècle ?
Ensuite, nous présenterons le roman de Montesquieu : les Lettres persanes.
Enf in, nous étudierons la manière dont cet auteur fait penser et s’exprimer
ces Persans pour donner de la force à sa satire. La lettre XXIV de Rica à Ibben
apparaît comme un exemple saillant de la démarche d’écriture entreprise
par Montesquieu.

1 Le voyage, opportunité d’ouverture à l’altérité

a. Les grandes explorations

Le XVIIIe siècle est le siècle des « explorateurs », mot introduit dans le


Dictionnaire de l’Académie f rançaise en 1718. À cette époque, la France et
l’Angleterre entreprennent des voyages de « circumnavigation ».

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Circumnavigation :

La circumnavigation désigne des voyages autour d’un lieu, d’une


Déf inition île, voire même de la Terre. Le plus souvent, il s’agit d’expéditions
navales.

Le Pacif ique fait notamment l’objet d’un partage dont les desseins
À retenir commerciaux sont déclarés : établir des colonies et des comptoirs.

Les progrès en astronomie, mathématiques, horlogerie (montres,


chronomètres, horloge marine, compas, télescope) ainsi que dans la médecine
et l’hygiène (on sait mieux comment, par la nourriture notamment, protéger la
santé des équipages) permettent d’entreprendre des voyages au long cours.

IMG01 Les expéditions du XVIII e siècle

Remarque :

Les explorateurs agissent à la demande du pouvoir.


Astuce
Sous les ordres de Louis XVI, l’explorateur f rançais La Pérouse part
effectuer une circumnavigation en 1785 (ses navires s’échoueront à
Vanikoro, au nord-est de l’Australie, en 1788).

La mission des explorateurs, en sus de son caractère commercial,


est souvent scientifique : tracer la carte de territoires jusqu’alors
À retenir ignorés, effectuer des relevés de faune et de flore, réaliser des
observations astronomiques et météorologiques etc.

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Ainsi, des scientif iques de spécialités diverses embarquent ensemble sur des
navires et travaillent de concert : minéralogistes, jardiniers, botanistes,
astronomes, météorologistes, horlogers ; tandis que des peintres les assistent.

 Les visées scientif iques dépassent les objectifs commerciaux ou politiques.

C’est ainsi que le voyage est une occasion de rencontres en elles-mêmes.


Rencontres entre cultures, mais entre concitoyens explorateurs également.

Les hommes se croisent et les connaissances restent ; les échanges


À retenir
affluent et l’idée que c’est par la conf rontation des savoirs qu’on en
crée de nouveaux s’ancre dans l’histoire des réflexions de l’époque.

b. Les récits de voyages

Ces expéditions sont suivies de récits qui témoignent des conditions du périple
et des découvertes accomplies.

Le récit de voyage est à la fois le journal d’une aventure collective


et la description scientif ique des territoires visités et des peuples
À retenir rencontrés. Il contribue à l’enrichissement et à la vulgarisation des
nouvelles connaissances.

Bougainville publie son Voyage autour du monde sous la forme d’un journal ; et
James Cook (découverte de l’Australie, Nouvelle Calédonie, Nouvelle-Zélande)
ses Relations de voyages autour du monde  1768-1779. La rédaction du Voyage
de La Pérouse autour du monde est conf iée, selon la volonté de La Pérouse lui-
même, à un membre de sociétés littéraires de Paris (Milet-Mureau) qui
organise et met en forme les cartes et mémoires envoyés par le navigateur au
cours de son périple.

Des illustrations sous forme de


planches accompagnent les textes.
Elles donnent à voir des découvertes
aussi bien scientif iques et
géographiques, qu’ethnographiques.
Grâce à cette association de textes et
d’images, ces journaux de bord
constituent de véritables puits de
connaissances et se font le ferment de
la rêverie du lecteur. Ce dernier y
découvre des réalités très éloignées des
siennes (animaux inconnus, plantes…).
Dans le domaine de l’ethnographie, les

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illustrations insistent sur l’insolite :
tatouages, accessoires, bijoux.

En 1772, Diderot publie le Supplément au voyage de Bougainville , qui propose


un dialogue entre A et B au sujet des mœurs tahitiennes. Leurs échanges
conduisent à une remise en cause de la civilisation car, en assujettissant les
hommes à des lois artif icielles, elle s’oppose à la nature (notamment
concernant la vie amoureuse).
De la description initiale que Bougainville fait des Tahitiens, Diderot ne retient
que ce qui sert son utopie : la liberté sexuelle.

Plus proches de la nature, les peuplades du Pacif ique diffèrent de la civilisation


européenne. Ainsi, pour les Européens, le voyage dans l’espace se double d’un
voyage dans le temps : au contact des habitants de ces lointaines contrées, les
explorateurs (et les lecteurs de leurs récits) ont le sentiment de remonter aux
premiers âges de l’humanité.

L’idéalisation des peuples autochtones n’est pas neuve. Déjà,

Rappel au XVe et au XVIe siècles, on s’attache au mythe du « bon sauvage »


pour imaginer un « âge d’or » de l’humanité.

Certains auteurs intègrent cet « autre » à leurs récits, trouvant là


À retenir
une bonne occasion de remettre en cause et de critiquer la société
dans laquelle ils vivent.

C’est ce que fait Voltaire dans le conte L’Ingénu dont le personnage


principal est un Indien du Canada installé dans une famille
Ex em ple bretonne ; ou Diderot dans son Supplément (chapitre 2) qui met en
scène un vieux Tahitien.

Dans les Lettres persanes, Montesquieu amorce une conf rontation entre un
regard étranger et la France du XVIIIe siècle.
En ce qui le concerne, ce sont ses propres voyages qui l’inspireront.

2 Les Lettres persanes de Montesquieu

Le roman est publié en 1721 à Amsterdam de manière anonyme pour éviter la


censure. L’auteur feint alors de n’être que l’éditeur de vraies lettres échangées
entre des personnages ayant une existence propre.

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C’est un roman qui transcende la classif ication générique courante. Véritable
morceau de bravoure de la pensée des Lumières, pour en comprendre la
portée, il faut, dans un premier temps, se pencher sur l’originalité de sa forme
qui se partage entre roman épistolaire et conte philosophique. Nous pouvons
ensuite nous pencher sur la tension thématique qui anime un récit orientaliste
empreint de satire politique.

a. Un roman épistolaire

La Perse (actuelle Iran) est si lointaine que la plupart des Européens en ignore
les us et coutumes.

Montesquieu se sert de sa curiosité, qui est aussi celle des lecteurs,


pour imaginer la correspondance de deux Persans, Rica et Usbek,
partis d’Ispahan, leur capitale, en quête de sagesse. À Paris, les
À retenir deux hommes découvrent avec étonnement, parfois scepticisme et
incompréhension, les mœurs des habitants de la capitale et leurs
traditions politiques et religieuses.

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Pendant les huit ans que dure leur séjour, ils font part de leurs réflexions à leurs
amis et familiers restés au pays dans des lettres qu’ils leur envoient ; ils en
reçoivent aussi en retour qui les informent de ce qu’il se passe chez eux
pendant leur absence.

Cette forme particulière fait des Lettres persanes un roman


Astuce épistolaire.

Roman épistolaire :

Déf inition Un roman épistolaire est un roman composé de la correspondance


réelle ou f ictive d’un ou plusieurs personnages.

Même si le personnage de l’épistolier oriental est déjà apparu dans


la littérature, c’est le XVIIIe siècle qui lui donne ses lettres de
Attention
noblesse ; ainsi, Montesquieu s’inspire du roman L’Espion turc de
l’italien Giovanni Paolo Marana (1684).

Ce genre permet à Montesquieu d’aborder sans transition des sujets très divers,
de changer f réquemment de ton et de registre, ce qui rend l’ensemble très
vivant et renouvelle sans cesse l’intérêt du lecteur.
À cette dynamique eff rénée du récit, l’auteur ajoute une dimension
philosophique qui incite à la réflexion.

b. Un conte philosophique

En précurseur des philosophes des Lumières, Montesquieu aborde dans son


roman les thèmes majeurs de l’esprit nouveau du XVIIIe siècle : la liberté, le
bonheur, la tolérance, la nature.
Il encourage la lutte contre les superstitions, les préjugés, et l’artif ice
(hypocrisie, mode) qui éloigne de la nature profonde de l’Homme.

L’Homme, dans la philosophie des Lumières, est capable de penser


Rappel
par lui-même et il tend naturellement à faire advenir la justice
entre ses semblables.

L’étude est aussi politique et encourage une réflexion sur la légitimité de


l’absolutisme. Le roi de France et le régime monarchique ne sont donc pas
épargnés, en témoigne la lettre XXIV écrite par Rica à l’attention d’Ibben. Sa
lecture nous révèle les moyens littéraires grâce auxquels Montesquieu fait
parler les étrangers pour critiquer la société f rançaise.

3 La satire dans la lettre XXIV des Lettres persanes

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Rica et Usbek, observateurs étrangers qui s’étonnent de tout, relèvent ce que
les Français ne voient plus par habitude. Ils notent les absurdités, les injustices,
le ridicule de la société de la f in du règne de Louis XIV, puis de la Régence. La
satire est mordante : le roi est un « magicien » , le pape « une vieille idole qu’on
encense par habitude » .

Satire :

Une satire est un écrit par lequel l'auteur fait la critique ouverte
Déf inition d'une époque, d'une politique ou d'une morale. Il peut aussi
attaquer, directement ou indirectement, certains personnages en
s'en moquant.

Les Persans ne craignent pas de subir les conséquences de leur attitude parfois
irrévérencieuse à l’égard du pouvoir.
Tous les milieux parisiens sont passés au crible de la critique :

les salons : « Je demeurois quelquefois une heure dans une compagnie sans
qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche. »
(lettre XXX) ;

la mode : « Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la
campagne en revient aussi antique que si elle s’y était oubliée trente ans. »
(lettre XCIX) ;

la cour.

L’extrait étudié va de « Nous sommes à Paris depuis un mois »


Astuce jusqu’à « Et mille autres choses de cette espèce ».

Dans cette lettre, Rica aborde trois thèmes :

la vie à Paris : les « embarras » de la ville, le manque de courtoisie des gens


dans la rue, les diff icultés pour se loger dues à la surpopulation ;

le roi (Louis XIV à la f in de son règne) : sa gestion monétaire, les richesses


dues à sa politique colonialiste, l’absolutisme fondé sur la manipulation de
ses sujets, la corruption et l’orgueil des gens de cour ;

le pape (Clément XI) et certaines croyances religieuses.  

a. La double énonciation

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Le texte porte les marques du genre épistolaire. La situation de communication
est claire et précisée : sont indiqués l’auteur de la lettre et son destinataire
( « Rica à Ibben » ), les lieux d’envoi et de destination ( « De Paris, à Smyrne » ), la
date d’écriture ( « le 4 de la lune de Rebiab, 1712 » ).
Les pronoms personnels ont des référents clairs : « Nous [sommes à Paris
depuis un mois] » se réfère à Rica et Usbek ; « je » à Rica, l’auteur de la lettre ; et
« tu » au destinataire Ibben : ( « Tu juges bien » , « Tu ne le croiras peut-être pas » ,
« ce que je te dis » ).

Le propos de la missive est énoncé dès le début : Rica écrit à son ami resté en
Perse, au bout d’un mois de séjour à Paris, pour lui faire part de ses impressions
de voyage. Il émet pourtant une réserve : « ne crois pas que je puisse, quant à
présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai
moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de
m’étonner. »

Cette réserve de Rica sert le propos de Montesquieu : si la critique


est sévère, elle se justif ie non seulement par le fait que le locuteur
est étranger, mais aussi par son inexpérience de la vie en Europe.
À retenir

 La lettre se protège ainsi des lecteurs qui la trouverait


irrévérencieuse.

Il ne faut pas oublier cependant que ces personnages et cette


situation sont f ictifs. Si le destinataire aff irmé de la lettre est Ibben,
Attention
le vrai destinataire est le lecteur f rançais du roman.

Comme au théâtre, le texte repose sur une double énonciation.

Double énonciation :

On parle de double énonciation lorsqu’un personnage littéraire


Déf inition s’adresse à un double destinataire : un autre personnage (ou
plusieurs autres) et un public ou lecteur. Le théâtre ainsi que le
roman épistolaire reposent sur une double énonciation.

b. La confrontation de l’Orient et de l’Occident

Rica étant persan, la focalisation interne de la lettre donne à lire le point de vue
d’un étranger sur ce qu’il voit en France.

Ses références, quand il décrit Paris, sont orientales.


Astuce

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Par exemple, la date de la lettre appartient au calendrier persan, qui est
lunaire : « le 4 de la lune de Rebiab » .
Les comparaisons et oppositions permettent aussi bien à Rica qu’à Ibben une
meilleure appréciation des réalités parisiennes : « Paris est aussi grand
qu’Ispahan » , la vitesse des déplacements dans les rues de la capitale f rançaise
est implicitement opposée au « pas réglé de nos chameaux » ou aux « voitures
lentes d’Asie » .

L’étonnement de Rica est retranscrit via les adverbes d’intensité ( « si… que » ,
« extrêmement » ), et l’emploi répété des verbes « croire » ( « tu ne le croiras
peut-être pas » , « Ne crois pas que » ), et « étonner » ( « Ce que je dis […] ne doit
pas t’étonner » , « Je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner » ).

Sa surprise apparaît aussi dans les énumération et les f igures hyperboliques :


« ils courent, ils volent » pour évoquer le rythme fou des Parisiens, « le pas réglé
de nos chameaux les [ferait] tomber en syncope » , « je n’ai pas fait cent pas que
je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues » .

Elle est due au regard volontairement naïf que Montesquieu prête à son
personnage. Le caractère incongru de certaines remarques et certaines
références font ainsi sourire le lecteur : Paris est « une ville bâtie en l’air qui
a six ou sept maisons les unes sur les autres » , et «  [ces] maisons y sont si hautes
qu’on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues. » Le roi de
France est « un grand magicien » , de même que le pape.

La fausse naïveté de Rica off re à Montesquieu la distanciation


À retenir ironique nécessaire à une satire à la fois percutante et plaisante.

c. La distanciation ironique

Les descriptions décalées de Rica permettent à l’auteur de se livrer à une


critique acérée mais pleine d’humour de la société f rançaise.

 L’ironie est présente car l’auteur ne dit pas explicitement ce qu’il pense ; sa
critique est ainsi détournée.

L’ironie est une f igure de rhétorique par laquelle on dit le contraire


Rappel de ce qu’on souhaite faire entendre.

Elle s’exprime par des périphrases ou des expressions volontairement


imprécises comme « les grandes guerres » , évocation des nombreuses guerres
auxquelles la France a participé. Le locuteur, comme il l’a rappelé au
destinataire de la lettre, n’a en effet encore « qu’une légère idée » de ce qu’il
voit.

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Mais le lecteur du début du XVIIIe siècle, lui, comprend les allusions
et références ; il découvre certaines réalités bien connues de lui
À retenir d’un point de vue qui les éclaire d’un jour nouveau tout en relevant
d’un certain bon sens.

Ainsi, « il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux » fait référence aux
dévaluations qui ont eu lieu entre 1689 et 1715 mais c’est leur dimension
irrationnelle qui est soulignée : le roi est donc un « magicien » .
Il en va exactement de même pour les références à certains dogmes religieux ;
cette fois, c’est le pape qui se livre à la magie : « Trois ne sont qu’un » renvoie au
concept chrétien de la Sainte Trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) ; « le pain
qu’on mange n’est pas du pain » évoque l’eucharistie dans laquelle le pain est,
pour les chrétiens, le corps du Christ.

Le regard éloigné off re un grand nombre de procédés littéraires permettant


d’asseoir une critique sévère mais plaisante d’une société. Le Persan porte un
regard candide sur les réalités f rançaises et pointe ainsi, avec naïveté et
drôlerie, leurs imperfections. Mais c’est Montesquieu qui parle en coulisse. Un
lecteur du XXIe siècle doit prendre conscience des risques qu’encourait le
philosophe à conduire une telle satire ne ménageant ni le roi de France, ni le
pape.

Conclusion :

Entre ironie et prise de recul par le truchement de la double énonciation et


de l’exotisme, la lettre XXIV est un brillant exemple de la poétique déployée
par Montesquieu dans les Lettres persanes. Pour une dénonciation subtile
des mœurs et la création d’un récit distrayant à la hauteur des valeurs de la
philosophie des Lumières, le détour satirique semble plus eff icace que
l’attaque f rontale du pamphlet.

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