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3/6/2020 L'invention du solitaire - Moi, seul, contre l’humanité - Presses Universitaires de Bordeaux

Presses
Universitaires
de
Bordeaux
L'invention du solitaire | Dominique Rabaté

Moi, seul, contre


l’humanité
Valéry Hugotte
p. 193-214

Texto completo
, de même : Mais fermez donc cette
malheureuse porte ! cette chambre ne sera plus
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habitable. (Le comte ferme la porte)


Alfred de Musset
1 « L’invention du solitaire » : cette question ouvre, il me
semble, une porte privilégiée pour entrer dans l’énigme
posée par Les Chants de Maldoror, tant ce livre apparaît
comme une étonnante monstruosité de notre littérature –
livre bien seul en effet, l’œuvre même de Sade ne pouvant
véritablement partager son enfer. Pourquoi alors ce
sentiment, péremptoire chez tant d’écrivains de notre
modernité, que l’énigme des Chants de Maldoror se confond
pour ainsi dire avec l’énigme de toute écriture, une écriture
dont ils seraient comme un cas limite et exemplaire tout à la
fois ? Peut-être en premier lieu parce que cette œuvre, d’une
manière tout à fait frappante, ne s’offre qu’en se refusant,
feint d’appeler la lecture avant d’affirmer sa foncière
illisibilité, semble nous inviter à un dialogue pour mieux
nous enfermer dans la muraille d’un solipsisme sans
échappatoire. Double jeu qui en un sens est toujours celui de
la littérature, mais n’avait jamais été mené de manière aussi
radicale. De fait, ces mots aux accents faussement
rousseauistes que j’emprunte au début du Chant : « moi,
seul, contre l’humanité », ces mots, qui substituent au repli
paranoïaque d’autres temps un sursaut farouche, nous
renvoient bien à l’aberration d’un texte jeté contre son
lecteur comme un camouflet, ou une fin de non-recevoir, ou
plutôt comme une diabolique excommunication qui
frapperait toute personne pour la lire. Songeons également à
l’inscription menaçante qui accueille le voyageur parvenu
aux portes du terrible couvent-lupanar : « Vous, qui passez
sur ce pont, n’y allez pas » (III, 5)1 , avertissement qu’un
éditeur scrupuleux pourrait à bon droit reproduire sur la
couverture même d’un livre décidément peu amène. La
monstruosité de ce texte tiendrait donc surtout à cela : il
n’est peut-être pas d’écrivain plus fièrement solitaire que
Lautréamont, nulle œuvre qui ne donne un sentiment aussi
puissant de l’absolue solitude d’une écriture, de sorte que sa
séduction entêtante n’est pas le moindre de ses paradoxes.
2 1. Avons-nous vraiment besoin, sitôt une porte entrouverte,
de sortir du livre pour mieux le considérer, sous prétexte

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qu’il est facile d’esquisser du dehors un tableau des plus


suggestifs ? Rappelons du moins ceci, que l’on trouverait
dans toute Histoire de la littérature : en 1870, Isidore
Durasse est encore un jeune homme, mais son œuvre est
déjà derrière lui ; l’année précédente, il a achevé ses Chants
de Maldoror, signés par le comte de Lautréamont, et vient
de publier sous son nom deux plaquettes de Poésies aussi
obscures que contradictoires. Nous n’irons pas au-delà,
puisque Ducasse s’éteint alors dans un Paris assiégé, bientôt
ébranlé par la Commune – tout comme il est né dans une
autre ville assiégée, Montevideo, vingt-quatre ans
auparavant. D’un siège à l’autre, en somme. D’ailleurs, la vie
tout entière du jeune Uruguayen ne fut-elle pas un continuel
état de siège, dont témoigneraient ses contre-offensives
meurtrières contre la morale étouffante d’un règne à
l’agonie, ainsi que ses furieuses sorties contre les formes
pétrifiées d’une littérature moribonde ? On conviendra en
tous cas que cette rime saisissante entre deux villes
assiégées, cet écho jeté à travers l’Océan et retardé le temps
d’une vie coïncidant presque avec le Second Empire, donne
rétrospectivement une résonance déconcertante à la bravade
juvénile : « moi, seul, contre l’humanité ». Mais, au delà de
cette sorte de confirmation biographique, reste à savoir
comment le livre pouvait, lui, respecter ce serment
désespéré. Et c’est là que se pose la question du « cas
Lautréamont », simple mystification pour les uns,
« apocalypse définitive » pour les autres, fascinante énigme
de toutes manières qu’un siècle de commentaires exaltés ou
condescendants n’auront pu résoudre.
3 2. Ecrire une aussi hautaine déclaration d’indépendance,
voilà qui paraîtra peut-être un peu facile, comme si toute
œuvre littéraire, dès lors que simplement elle se donne à lire,
n’était pas d’une manière ou d’une autre appel à réunion, ne
visait à fonder quelque communauté, fût-elle inavouable...
Après tout, la seule inscription dans une langue partagée
suppose déjà le sol commun sur lequel peut se déployer le
dialogue et se produire la rencontre, ce que Barthes appelait
« l’espace de la jouissance ». Ainsi se dessinerait la scène où,
pour le dire sous la forme d’un simple proverbe, « il n’y a
rien de tel que de s’entendre ». « Moi, seul, contre
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l’humanité » – que nous comprenions ces mots suffirait à en


relativiser la portée et à les ramener à une posture littéraire
plus ou moins paradoxale, à la manière d’un très raisonnable
aveu de démence. Pourtant, le lecteur des Chants de
Maldoror le sait bien, cette réaction de bon sens est bien vite
balayée par un ricanement assourdissant pour qui refuse de
rester sur le seuil.
4 En effet, dès la première page s’imposent deux remarques.
Tout d’abord, le lecteur n’est convié à rentrer dans l’œuvre, si
l’on considère que son statut même de livre a la valeur d’une
invitation, que pour se voir aussitôt congédié. Le célèbre
incipit des Chants de Maldoror : « Plût au ciel que le
lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce
qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et
sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages
sombres et pleines de poison... » (I, 1), le célèbre incipit n’est
guère engageant. Outre le fait qu’une référence au ciel dans
une œuvre des plus sacrilèges ne peut manquer de prendre
une connotation carrément sarcastique, le livre se désigne
comme un paysage pour le moins hostile, avant que les
phrases suivantes ne nous indiquent assez clairement la
porte, si je puis dire. Non seulement le lecteur devrait se
détourner au plus vite de ces pages trop venimeuses pour lui,
mais le miroir de la métaphore lui renvoie l’image peu
flatteuse d’une grue déplumée et sentencieuse. Bien assez en
somme pour nous convaincre d’emblée d’abandonner cette
voix à son superbe isolement, d’autant qu’il y a là bien
davantage qu’un simple renversement de topos, qu’un
plaisant retournement de l’appel rituel à la bienveillance du
lecteur : peu d’œuvres où soit si violemment agressé, si
constamment tourné en dérision, si sciemment égaré le
lecteur qui aurait bravé l’avertissement liminaire – le
Bavard de des Forêts s’en souviendrait dans son apostrophe
finale. Peuvent donc être légitimement méprisés ceux « qui
écrivent pour rechercher les applaudissements humains » (I,
4), même si reste ouverte la question des motivations d’un
solitaire qui « chante pour lui seul, et non pas pour ses
semblables » (IV, 2).
5 (J’ai suggéré que l’existence même du livre était une
invitation suffisante. Encore convient-il de rappeler que,
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pour Isidore Ducasse et ses contemporains, le livre à vrai


dire n’exista jamais, sinon comme la plus fragile des
bouteilles à la mer. Les Chants de Maldoror furent certes
imprimés en 1869, mais l’éditeur, par crainte de la censure
impériale sans doute, peut-être aussi pour avoir tiré toutes
les conséquences de cette gifle donnée à tout possible lecteur,
se garda bien de les mettre en vente. De sorte que pendant
quinze ans, tandis que s’effaçait tout souvenir d’Isidore
Ducasse, les exemplaires du livre furent simplement entassés
dans la cave d’un libraire de Bruxelles – attendant, tel un
génie des Mille et Une Nuits, qu’une main intrépide ou
inconsciente les délivre de leur malédiction. Et il est
troublant de songer au mauvais génie de notre littérature
dont le destin éditorial devait répondre littéralement à telle
déclaration narquoise : « moi, seul, contre l’humanité ».)
6 Quant à la deuxième remarque suscitée par la première
page, elle concerne la langue même des Chants, que je disais
un peu trop vite « partagée ». En vérité, quel lecteur
prétendra partager avec Lautréamont cette langue
étrangement bancale et viciée ? Quel enseignant n’aurait
nerveusement souligné en rouge, dès les premières lignes, ce
« dirige tes talons en arrière et non en avant » ? Et, s’il avait
surmonté son agacement pendant quelques dizaines de
pages, qu’aurait-il pensé de cette phrase dont la préciosité ne
dissimule guère la maladresse : « Plongeurs éminents, vous
glissâtes dans la masse aqueuse, les bras étendus entre la
tête, et se réunissant aux mains » ? (V, 7) Tl serait facile de
multiplier de tels exemples, sans même parler des fautes
d’orthographe, de toutes les taches que de nombreux
éditeurs ont cru bon de gommer plus ou moins élégamment
afin de présenter au lecteur une version « normalisée » du
texte – comme si une telle œuvre ne faisait précisément sens
par ses anomalies. Le bon goût des éditeurs zélés n’y fera
rien : l’œuvre de Lautréamont, pas davantage que la lettre de
Maldoror à Mervyn, ne paraît disposée à trouver place
« parmi les livres à tranche dorée et les albums à couverture
de nacre » (VI, III). « Par leur violence, soulignait Eluard,
Sade et Lautréamont débarrassent la solitude de tout ce dont
elle se pare »2 .

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7 Que Lautréamont soit un écrivain aussi incorrigible que


Gautier était impeccable, c’est ce qu’Antonin Artaud a
montré mieux que personne. Comment s’en étonner, quand
on songe que, dès ses lettres à Jacques Rivière, il évoquait
« un quelque chose de furtif qui m’enlève les mots que j’ai
trouvés, [...] qui m’enlève jusqu’à la mémoire des tours par
lesquels on s’exprime3 » ? Oui, comment s’étonner que le
poète du Pèse-nerfs relève chez Lautréamont une
« trépidation épileptoïde du Verbe » ? A ceci près que, dans
sa bouleversante Lettre sur Lautréamont4 , Artaud ne
s’attache pas tant aux Chants de Maldoror, dont on dirait
que quelque terreur superstitieuse le détourne, qu’à la
poignée de lettres qui constituent une correspondance
dérisoire, mais sans égale. Une correspondance, soit le lieu
entre tous, surtout s’il s’agit comme pour Isidore Ducasse de
dialoguer avec un banquier ou un éditeur, où un écrivain
doit bien se résigner à cette « fonction de numéraire facile et
représentatif » de la langue bientôt évoquée par Mallarmé.
Mais il n’est qu’à feuilleter les quelques pages qui pour nous
rassemblent tous les mots échappés à Ducasse en dehors de
ses deux livres, afin de constater à quel point Artaud voit
juste : les lettres présentent les mêmes expressions décalées,
la même irrévérence à l’égard du lecteur, la même incapacité
dirait-on à faire de la langue un espace de rencontre et ainsi
à renoncer un peu à sa singularité. Que l’on en juge par ces
quelques lignes d’une lettre destinée au banquier Durasse, où
l’insolence rivalise avec l’incorrection :
Pardon, Monsieur, j’ai une prière à vous faire : si mon père
envoyait d’autres fonds avant le 1er septembre, époque à
laquelle mon corps fera une apparition devant la porte de
votre banque, vous aurez la bonté de me le faire savoir ? Au
reste, je suis chez moi à toute heure du jour ; mais vous
n’auriez qu’à m’écrire un mot, et il est probable qu’alors je le
recevrai presque aussitôt que la demoiselle qui tire le cordon,
ou bien avant, si je me rencontre sur le vestibule... Et tout
cela, je le répète, pour une bagatelle insignifiante de
formalité ! Présenter dix ongles secs au lieu de cinq, la belle
affaire ; après avoir réfléchi beaucoup, je confesse qu’elle m’a
paru remplie d’une notable quantité d’importance nulle...
(p. 398)

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8 Un « corps faisant une apparition devant la porte d’une


banque »... En quelques mots, Ducasse donne au plus
prosaïque un relief saisissant, tandis que vacille un réel
perdant l’assise que lui donnait la solidité de la langue.
9 Il apparaît ainsi que, pour Lautréamont comme pour
Ducasse, pour le poète des Chants de Maldoror comme pour
le jeune Uruguayen exilé dans Paris, le langage ne peut servir
la moindre relation sociale, ne doit précisément pas être le
heu d’un partage. Chercher une explication positive à une
telle trépidation du verbe, en évoquant par exemple le
bilinguisme de Ducasse déchiré entre l’espagnol et le
français5 , serait donc occulter l’enjeu d’une démarche que
l’on comprendrait bien mieux en songeant avec Proust que
« les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue
étrangère »6 . « Moi, seul, contre l’humanité » – la langue de
Lautréamont, loin de contredire l’affirmation catégorique,
lui donnerait toute sa portée : rarement le français aura
suscité une telle impression d’étrangeté, rarement un
écrivain aura été à ce point seul dans ses mots. Solitaire
« absolument moderne », Lautréamont le serait d’abord
dans son refus de ce que Michaux appellera les « mots des
autres »7 . Ou, selon l’expression de Barthes, pour avoir tenté
de se soustraire au « long concubinage avec un langage qui
est toujours antérieur8 » – ce qui nous amènerait à
reconnaître dans l’écriture des Chants de Maldoror comme
un grand rêve de célibat.
10 3. Pourtant... La voix du bon sens nous rappelle que ce livre
« illisible », tout de même nous le lisons, qu’il nous semble le
plus souvent comprendre cette langue se refusant au
partage, même si constamment notre lecture est dérangée
par une tournure subvertie ou contrariée par une rupture
narrative. Mais ce que nous lisons, c’est encore, scandée avec
la même rage, l’affirmation d’un isolement absolu. C’est
même l’un des principaux leitmotive des Chants de
Maldoror, l’une des obsessions lancinantes leur conférant
une relative homogénéité malgré leur éclatement apparent.
La surenchère dans le Mal peut d’ailleurs être comprise
comme un moyen de prendre ses distances avec une
humanité irrémédiablement corrompue, une humanité qui
ne trouve guère de cohésion que dans son dédain de
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l’orphelin ou dans ses célébrations vertueuses de crimes


soigneusement déguisés. Diderot faisait erreur : il ne suffit
pas d’être méchant pour être seul ; encore faut-il le faire
savoir. Proclamer à voix haute sa résolution de vivre dans le
Mal, tel est encore, dans un monde surtout soucieux de la
dignité de ses façades, le plus sûr moyen de préserver sa
solitude. Qui oserait aller à la rencontre de Maldoror, après
lecture de ses méfaits ou de ses avertissements plutôt
effrayants : « Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi,
car mon haleine exhale un souffle empoisonné » (I, 8) ?
« Pages pleines de poison », « souffle empoisonné » – déjà,
on aura remarqué combien se multiplient dans le texte les
interdits lourds de menaces, qu’ils concernent le livre même
ou le sujet énigmatique qui s’y débat, comme si rien
n’importait tant que de rester seul. Que de ne pas tirer le
cordon.
11 « La honte d’être un homme, y a-t-il une meilleure raison
d’écrire ? » s’interrogeait Gilles Deleuze9 . De fait, une telle
honte explique bien que Maldoror ne cesse de contester son
appartenance à l’humanité. Quelle définition de « l’humain »
pourrait-elle lui correspondre ? S’il est bien trop méchant
pour être en quelque façon un « animal politique »,
Maldoror ne sera pas davantage capable de produire un rire,
ce « propre de l’homme » qui lui inspire la plus vive
répugnance. Essaie-t-il de s’entailler les lèvres afin de se
transformer en un très hugolien homme qui rit, il ne pourra,
au terme de cette démonstration par l’absurde, que s’infliger
une cruelle défiguration sans pour autant rire « comme les
autres » (I, 5). Il est vrai que, selon un procédé que l’on
pourrait, au prix d’un périlleux anachronisme, qualifier de
« keatonien », l’absence de rire peut être un ressort
particulièrement efficace du comique. D’autant que la
virulence de la condamnation du rire confine parfois à la
plus franche bouffonnerie, comme dans l’interpellation du
Chant :
Je ne puis m’empêcher de rire, me répondrez-vous ; j’accepte
cette explication absurde, mais, alors, que ce soit un rire
mélancolique. Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne
pouvez pleurer par les yeux, pleurez par la bouche. Est-ce
encore impossible, urinez ; mais, j’avertis qu’un liquide
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quelconque est ici nécessaire, pour atténuer la sécheresse que


porte, dans ses flancs, le rire, aux traits fendus en arrière. (IV,
2)

12 Difficile, on le voit, de prendre tout au fait au sérieux un


aussi réjouissant procès du rire. Il n’empêche : de la nature
humaine, rien ne semble devoir ici être sauvé, et le rire qui
échapperait au lecteur n’aurait pas vraiment la valeur d’une
complicité.
13 En outre, ce refus de l’humanité passe par une alliance avec
l’animalité dont les conséquences sont suivies jusqu’au délire
après le regret du Chant premier : « Je suis fils de l’homme
et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne... je
croyais être davantage ! Au reste, que m’importe d’où je
viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j’aurais
voulu être plutôt le fils de la femelle de requin » (I, 8). Afin
d’effacer son origine honteuse et banalement humaine,
Maldoror ne cessera de pactiser avec l’animal, surtout s’il se
montre hostile ou néfaste à l’homme. Ainsi, faute d’être né de
la femelle de requin, Maldoror s’accouplera avec elle au cours
du Chant II, dans une eau rougie du sang de ses victimes, le
temps d’une étreinte monstrueuse qui ravira Huysmans. De
même, alors qu’il se défend d’avoir jamais eu la moindre
relation avec une femme, ce célibataire prêt à tous les
sacrifices couche avec un pou femelle afin de donner
naissance à une inépuisable mine d’insectes qu’il peut lancer
rageusement contre une humanité impuissante. Rappelons
la conclusion de cette strophe ahurissante, qui à elle seule
justifierait, non seulement l’intitulé de cette communication,
mais surtout la place définitivement marginale donnée à une
œuvre si résolument haineuse :
Si la terre était couverte de poux, comme de grains de sable le
rivage de la mer, la race humaine serait anéantie, en proie à
des douleurs terribles. Quel spectacle ! Moi, avec des ailes
d’ange, immobile dans les airs, pour le contempler. (II, 9)

14 Le désir du solitaire semble ainsi trouver sa formulation


achevée avec l’assomption satanique par laquelle le sujet
peut enfin se désolidariser sans réserve d’une humanité
réduite à néant, aussi vaine vue d’en haut qu’un grouillement
de poux dans une chevelure.

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15 Quand même... pourrait-on soupirer dans un nouveau


sursaut de bon sens, cela n’est pas très sérieux. Tous ces
exemples pourraient ainsi constituer un catalogue assez
cocasse de poncifs romantiques tourmentés et outrés jusqu’à
l’absurde. « Moi, seul, contre l’humanité » – n’est-ce pas une
posture littéraire parfaitement identifiable et déjà datée
alors que Lautréamont entreprend la rédaction de ses
Chants ? En 1869, le lecteur est depuis longtemps habitué à
de tels personnages solitaires, ténébreux et sataniques ; tout
au plus Lautréamont a-t-il, selon sa propre expression dans
une lettre adressée à l’éditeur Poulet-Malassis, « un peu
exagéré le diapason » (p. 398). Non, tout cela n’est pas très
sérieux. Les références à une certaine tradition romantique
apparaissent dans Les Chants de Maldoror tellement
exagérées, tellement grossies et caricaturales qu’elles ne sont
guère recevables. A moins de les replacer dans une entreprise
de subversion parodique qui révélerait, derrière l’apparente
naïveté, une insolence véritablement ravageuse. Faute de
pouvoir ici nous étendre trop longuement sur cette question
essentielle1 0 , reportons-nous à une phrase révélatrice du
Chant II :
Un jour, donc, fatigué de talonner du pied le sentier abrupt
du voyage terrestre, et de m’en aller, en chancelant comme un
homme ivre, à travers les catacombes obscures de la vie, je
soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques, cernés d’un
grand cercle bleuâtre, vers la concavité du firmament, et
j’osai pénétrer, moi, si jeune, les mystères du ciel ! (II, 8)

16 Une telle accumulation de stéréotypes, dans la rhétorique


ampoulée comme dans la pose du jeune homme en proie à
un incurable mal du siècle, dénonce assez une distanciation
des plus irrespectueuses, bien peu sérieuse en effet mais
cruellement dévastatrice1 1 .
17 D’autant que l’on ne saurait réduire le projet parodique des
Chants de Maldoror à un jeu avec la seule littérature
romantique. Dans ce formidable jeu de massacre, est
également visé le vieux modèle homérique, qui non
seulement se surimpose au récit d’un combat sanglant entre
l’aigle Maldoror et le dragon Espérance, mais inspire surtout
de nombreux démarquages amusés des « épithètes
homériques » : le lecteur rencontre ainsi des « hommes, aux
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épaules étroites » (I, 5), un « horrible Eternel, à la figure de


vipère » (II, 2) ou le « rire, aux traits fendus en arrière » que
nous évoquions. Les discours qui faisaient alors la gloire des
professeurs de rhétorique (et notamment de Monsieur
Hinstin, l’enseignant auquel Durasse déifiera ses Poésies)
sont également victimes de cette vaste entreprise de
démolition. Les procédés oratoires, les envolées
grandiloquentes, mais aussi les maladresses de l’orateur
égaré dans ses propres digressions interviennent
fréquemment à partir du Chant : « Par cela même, me
dépouillant des allures légères et sceptiques de l’ordinaire
conversation, et, assez prudent pour ne pas poser... je ne sais
plus ce que j’avais l’intention de dire, car, je ne me rappelle
pas le commencement de la phrase » (VI, 2). Enfin, on sait
que le Chant se donne essentiellement à lire comme une
parodie des romans-feuilletons dont les ficelles par trop
grossières invitaient naturellement à la caricature.
L’intention parodique est d’ailleurs explicite, puisque la
« préface » qui ouvre ce dernier chant fait de Maldoror un
« poétique Rocambole » et que le narrateur devient un
romancier des plus désinvoltes : « Aujourd’hui, je vais
fabriquer un petit roman de trente pages ». Par ailleurs,
l’intrigue trop littéralement « rocambolesque », les décors et
les personnages fortement typés ainsi que l’accumulation de
clichés amplifiés jusqu’au burlesque montrent qu’il s’agit
bien moins de rivaliser avec Ponson du Terrail, que de ruiner
délibérément une forme prisonnière de ses propres codes.
Déjà, il n’est plus temps pour la marquise de sortir à cinq
heures.
18 Qu’en est-il alors du solitaire : s’agit-il pour Lautréamont
d’un simple poncif romantique qu’il importerait, avec
sacrifice du pélican, océan déchaîné et autres accessoires
d’une imagerie périmée, de tourner en dérision par une
reprise délibérément outrancière ? Ce serait se débarrasser
un peu vite d’une revendication de la solitude répétée avec
une telle constance et une telle âpreté qu’elle paraît bien
échapper à la seule visée sarcastique. Certes, les Poésies
de 1870 témoigneront d’un effacement de la subjectivité bien
éloigné du « moi, seul » des Chants de Maldoror. Tandis que
l’élan lyrique de Lautréamont laissera place à la froideur
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aphoristique et à la syntaxe presque classique de Durasse, le


je ne se dira plus que pour affirmer son retrait : « Je ne
laisserai pas des Mémoires » (p. 361). Et s’écrira surtout une
phrase dans laquelle on pourrait lire une mise à mort
définitive du solitaire : « La poésie doit être faite par tous.
Non par un » (p. 386). Comment comprendre que la porte
hermétiquement scellée du comte dédaigneux s’ouvre à
présent à tous, comme si était arrivé le temps du grand
soir ?
19 Sans même parler de la solution facile attribuant à une
banale psychologie de l’individu ce renversement sans
précédent d’une œuvre dans son contraire en l’espace de
quelques mois, ce serait sans doute fausser le sens même du
dispositif formé par Les Chants de Maldoror et les Poésies,
que de vouloir de force réconcilier ces deux pôles rivaux nous
empêchant, justement, de considérer l’œuvre de
Lautréamont/Durasse telle qu’elle aurait été « faite par
un » : le scandale persistant de ces deux textes et de ces deux
noms passe aussi par la contestation frontale du sacro-saint
principe de non-contradiction au service de notre religion de
l’Un – notre Être suprême. Pourtant, la fameuse formule de
Durasse ne me paraît pas vraiment contredire l’isolement de
Maldoror, si on la replace dans un ensemble d’affirmations
des Poésies à valeur programmatique, tendues vers l’avenir,
qui ne remettent nullement en question une posture
foncièrement solitaire d’énonciation familière au lecteur de
Lautréamont. « Jusqu’à nos temps, la poésie fit une route
fausse » (IV, 2), lisait-on dans Les Chants de Maldoror ; à
cette condamnation du passé pouvait répondre tel précepte
pour l’avenir (« La poésie doit être faite par tous. Non par
un »), sans que l’isolement fût en quelque façon amoindri,
mais plutôt déplacé, amplifié même par une pose
savamment révolutionnaire1 2 .
20 C’est dire aussi qu’il y a un autre point sur lequel se
rejoignent Lautréamont et Ducasse : un rejet des modèles
hérités (y compris la conception d’une poésie « faite par
un »1 3 ) et un profond irrespect à l’égard de tous les
devanciers, dont témoignent la parodie dans Les Chants de
Maldoror, le plagiat systématisé dans les Poésies. Aussi
pouvons-nous lire ensemble, comme l’affirmation redoublée
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d’une hostilité à l’égard de tout voisinage, Les Chants de


Maldoror et les Poésies – les deux œuvres unies, par-delà
leur opposition symétrique1 4 , dans une attaque en règle de la
littérature et un acharnement à dénoncer les « tics » des
grands maîtres. Et la parodie, comme le plagiat manifeste,
supposent une aliénation exhibée à des formes et des
imaginaires familiers qui me semble d’abord exprimer le
désir de neutraliser l’irrésistible aimantation de ces modèles
contrariant toute création singulière ; le désir aussi, d’autant
plus pressant qu’il se sait condamné d’avance, d’être seul
dans son livre, toute bibliothèque effacée et une page
blanche, vraiment, devant soi. Nous pourrions le formuler
autrement : moi, seul, contre la littérature.
21 Contre une littérature que l’on peut être tenté d’identifier,
dans Les Chants de Maldoror, avec ce Créateur
continuellement agressé et perpétuellement renaissant, qui à
toute velléité d’action personnelle oppose l’évidence d’une
Création déjà constituée, nous emprisonnant dans ses lois et
ses catégories trop bien définies. De ce point de vue, le désir
de solitude qui s’exprimerait derrière les bravades de
Maldoror tendrait à se confondre avec cette soif du nouveau
annoncée comme on sait par Baudelaire, avant de hanter la
modernité poétique. De fait, après Lautréamont, la
littérature – raillée par Dada, dénigrée par le surréalisme
avant que Bataille ne clame sa haine de la poésie – la
littérature apparaîtra à plus d’un écrivain comme quelque
divinité omnisciente et jalouse, cachée encore dans le veau
d’or (le Maldoror ?) qui semblait appeler une prière inouïe,
n’autorisant en dernier recours qu’un salut bien dérisoire :
retrouver à l’identique les mots de Don Quichotte ou récrire
telle page du romantisme bien au-delà de son crépuscule,
mais toujours actif dans les tissus de ce qui s’écrit. Comment
faire place à un héritage envahissant et gagner tout de même
une terre vierge, comment réinventer la solitude parmi tant
de livres ? Au moins Lautréamont aura-t-il conquis l’espace
d’une respiration minimale – j’entends un écart gagné par la
déviance et le sarcasme1 5 , une distance préservée grâce à une
subversion (l’épargnant aucun des modèles sanctifiés qui
toujours tendent à surimposer leurs marques sur le texte
naissant à peine, et déjà confisqué.
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22 Pour qui ne voulait pas s’en tenir prématurément à une fin


de l’histoire, on admettra qu’il était grand temps, à l’aube
d’un siècle où la littérature ne cesserait de se retourner
contre elle-même, de mettre fin à l’isolement de
Lautréamont – et de le libérer de la cave du libraire de
Bruxelles où toujours il attendait son heure : « La fin du dix-
neuvième siècle verra son poète », avait-il prophétisé à la fin
du Chant premier (I, 14). Le mauvais génie, pourvu qu’on lui
ouvrît la porte, saurait bien relancer l’intrigue pour quelques
nuits qui ne ressembleraient à aucune autre.
23 4. Reste qu’il ne peut s’agir que de cela. Certes, on ne saurait
ignorer le travail de l’ironie et de la parodie dans l’écriture de
Lautréamont sans être les premières victimes de ses
« ironies terribles » (II, 3). Mais réduire les obsessions
lancinantes de l’œuvre – la tentation constante d’une
régression vers une animalité conquérante, la rage
destructrice dirigée contre une divinité tyrannique et avilie,
l’affirmation furieuse d’un isolement sans concession –
réduire tout cela, qui pour le lecteur des Chants de Maldoror
produit cette impression si troublante de malaise et de
fascination, à la seule entreprise d’une déconstruction
subversive de la littérature, reviendrait aussi bien à ne pas
vraiment lire ce qui s’écrit et s’éprouve chez un jeune émigré
du Nouveau Monde brutalement confronté à l’effondrement
d’un inonde ancien. De sorte qu’il semble bien que le lecteur
doive d’abord entendre ce récit aberrant et cette quête
effrénée de la solitude « abstraction faite de toute
métaphore », pour reprendre les mots importants du Chant
.
24 Si je ne peux reprendre ici le détail d’une démonstration que
j’ai proposée ailleurs1 6 , il me paraît nécessaire, quitte à
m’éloigner provisoirement de notre sujet, de souligner
certains aspects du texte qui révèlent sa profonde cohérence
par delà l’apparent éclatement narratif et la dispersion
fragmentaire. Tout se passe comme si, dans l’espace ouvert
par le déploiement des six chants, un sujet tentait d’articuler
son propre récit malgré l’obstacle contrariant toute
confession trop directe. C’est pourquoi le Chant II s’ouvre
également sur un renversement de topos : à l’inspiration
reçue du ciel, Lautréamont substitue une foudre paralysante
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qui vise à l’« empêcher d’écrire » (II, 2). Progresser tout de


même dans le développement de son récit – ou, selon une
expression du texte, « démêle[r] [s]es souvenirs confus » (V,
7), supposera en conséquence de les transposer dans
l’imaginaire et d’extraire, du filon inépuisable offert par la
littérature, mais aussi par telle réclame ou telle page d’une
Histoire naturelle, divers motifs ou décors susceptibles de
favoriser l’enchaînement de souvenirs suffisamment travestis
pour n’être plus entravés par quelque censure. La fiction
serait ainsi convoquée, jusque dans ses poncifs et ses effets
faciles, comme cet « instrument révélateur » du Chant – à
la manière, si l’on veut, d’une tache de Rorschach dans
laquelle un sujet est invité à reconnaître sa vérité intime. Et
cette tentative toujours relancée d’aller plus avant dans un
récit impossible par les voies multiples de la fiction
expliquerait ce double mouvement des Chants de Maldoror,
de ressassement et de déplacement, si précisément illustré
par la description des étourneaux qui ouvre le Chant , une
description empruntée sans scrupule à l’Encyclopédie
d’histoire naturelle du Docteur Chenu : « C’est à la voix de
l’instinct que les étourneaux obéissent, et leur instinct les
porte à se rapprocher toujours du centre du peloton, tandis
que la rapidité de leur vol les emporte sans cesse au delà »
(V, 1).
25 Or, dès que nous reconnaissons dans Les Chants de
Maldoror une éprouvante tentative pour énoncer une
confession en contournant les vigilantes sentinelles de la
censure, tout le texte nous apparaît tendu vers la longue
strophe qui referme le Chant , telle une conclusion anticipée
de l’œuvre. De fait, cet avant-dernier Chant s’achève sur
l’attente d’un « changement de décors » et la tonalité du
Chant sera radicalement différente : un romancier
facétieux prendra la place du poète tourmenté, et Maldoror
n’aura plus même besoin de se trancher les lèvres pour
éclater d’un rire homérique à la vue d’un envoyé du Créateur.
Certes, dans la dernière strophe du Chant , l’imaginaire de
Lautréamont se révèle plus que jamais redevable aux
archétypes d’une fiction assez grossière. Araignée géante,
métamorphose, trahisons et retrouvailles providentielles :
nous ne sommes pas si loin de ces effets naïfs et tape-à-l’œil
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des illustrés ou des « séries B » qui devaient ravir les


surréalistes au siècle suivant. Et pourtant, il se pourrait que
jamais le lecteur ne soit aussi proche du noyau incandescent
autour duquel se resserrent progressivement les ellipses de
l’écriture – je veux dire du cœur même du récit impossible
qui nous serait donné à lire à travers les multiples emprunts
de Lautréamont aux « trésors de la littérature » (V, 7), des
trésors retravaillés jusqu’à devenir autant de miroirs
donnant à voir une intimité secrète. Le texte est même tout à
fait explicite puisque, malgré une exhibition des codes de la
fiction, le narrateur nous prévient que « nous ne sommes
plus dans la narration. [...] Hélas ! nous sommes maintenant
arrivés dans le réel ».
26 Que se dévoile-t-il au juste dans cette strophe capitale qui
nous entraîne dans une chambre plongée dans l’obscurité ?
S’il est difficile de faire totalement abstraction des
métaphores, le récit apparaîtra tout de même assez
évocateur. Chaque nuit, un sujet1 7 est victime d’une
immense tarentule qui lui suce le sang à la manière d’un
remords lancinant. Le calvaire finit enfin quand se déploie le
corps de l’araignée – comme pour nous s’ouvre le livre
censuré que Les Chants de Maldoror ne cessaient de faire
pressentir en le dérobant toujours – et que jaillissent de
l’animal monstrueux deux adolescents. Ceux-ci font alors
entendre à Maldoror l’exposé de ses crimes afin de le
« remettre dans le chemin de la mémoire ». Le fait que le
récit de la faute soit redoublé nous invite à souligner les
éléments communs, à faire ressortir la trame obsédante qui
traverse l’ensemble du texte : les deux jeunes hommes,
Reginald et Elsseneur, ont d’abord été séduits par Maldoror
avant que celui-ci ne profite de leur amitié pour se livrer sur
eux à un acte criminel. Un tel récit est déjà familier au
lecteur des Chants de Maldoror. D’autres jeunes gens ont été
victimes de ses agressions au cours des chants précédents. Le
Chant IV se terminait même sur une évocation assez proche ;
le narrateur se déclarait hanté chaque nuit par le souvenir de
son ami Falmer, victime de l’un de ses irrépressibles
déchaînements de violence. Mais, comme si l’écriture s’était
prématurément approchée d’un intolérable champ de forces,
comme si le je n’avait pu assumer un récit par trop
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inavouable, la confession avait été avortée et à demi dérobée


par un bégaiement des plus révélateurs.
27 En revanche, le récit de la fin du Chant V, non plus assumé
par le coupable mais par l’une des victimes, est autrement
plus clair – ou d’une obscurité qui ne peut guère gêner le
déchiffrement. D’une part, le texte souligne le caractère
« mystérieux » de la blessure de Réginald, dont Maldoror
s’éloigne précipitamment en poussant par trois fois « un cri
de volupté » ; d’autre part, la description de la violence
exercée contre Elsseneur ne peut manquer de faire songer à
celle d’une étreinte des plus suggestives :
Un de tes genoux sur ma poitrine, et l’autre appuyé sur
l’herbe humide, tandis qu’une de tes mains arrêtaient la
binarité de mes bras dans son étau, je vis l’autre sortir un
couteau, de la gaine appendue à ta ceinture. Ma résistance
était presque nulle, et je fermai les yeux.

28 La faute inavouable qui semble donner son moteur à


l’écriture en lui échappant sans cesse concernerait ainsi une
union homosexuelle interdite. Le récit récurrent mais
constamment brouillé se livrerait finalement à la faveur
d’une image transparente. Le texte, il est vrai, semblait nous
avoir prévenus contre une lecture métaphorique. Reste que
cette mise en garde nous donnait aussi les moyens de
décrypter sans ambiguïté cette image qui fait de la sexualité
l’arme du crime. Il n’est qu’à revenir à la strophe précédente
du Chant V et à la description pour le moins déroutante d’un
prêtre « tenant à la main un drapeau blanc, signe de la paix,
et de l’autre un emblème d’or qui représente les parties de
l’homme et de la femme, comme pour indiquer que ces
membres charnels sont la plupart du temps, abstraction
faite de toute métaphore, des instruments très dangereux
entre les mains de ceux qui s’en servent » (V, 6 ; nous
soulignons). En somme, la métaphore s’éclaire là où elle
paraît discréditée. Si le sexe est une arme, nous comprenons
inversement ce qu’il faut penser des couteaux brandis par
Maldoror face à ses victimes, ainsi que d’une gestuelle peut-
être moins agressive qu’ouvertement pulsionnelle.
Admettons donc que la métaphore obsédante est de nature
sexuelle.

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29 Mais il y a bien plus. En faisant brandir à un prêtre ce qu’il


faut bien considérer comme la clef de l’énigme, Lautréamont
désigne implicitement la principale cause d’un obsédant
sentiment de culpabilité : le discours répressif de l’Eglise,
condamnant toute libre manifestation du désir. D’ailleurs,
l’évocation du prêtre est située très précisément entre la
strophe de l’araignée et l’éloge enfiévré, quoique non dénué
de mauvaise conscience1 8 , de la pédérastie. « Quels étaient
donc tes valables motifs pour fuir les ruches humaines ? Je
me posais cette question avec un certain trouble », déclare
Elsseneur. La réponse est à la fois évidente et effectivement
troublante pour un jeune homme victime des assauts de
Maldoror : la solitude apparaît comme la rançon d’un vice
interdit, dans un monde où trop désirer les hommes
condamne à les fuir...
30 On comprend que, si Les Chants de Maldoror s’articulent
autour du souvenir coupable d’une union illégitime, la
question du solitaire peut à présent être posée dans une tout
autre perspective. Il est ainsi remarquable que la strophe
sans doute la moins minée par l’ironie et le sarcasme mette
en scène un hermaphrodite condamné à une éprouvante
solitude :
Si on lui demande pourquoi il a pris la solitude pour
compagne, ses yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avec
peine une larme de reproche contre la Providence ; mais, il ne
répond pas à cette question imprudente, qui répand, dans la
neige de ses paupières, la rougeur de la rose matinale. (II, 7).

31 La rougeur de l’hermaphrodite est une réponse assez


éloquente à une question qui rejoint celle d’Elsseneur :
l’impossibilité de vivre une sexualité « normale » condamne
le personnage à un isolement qui n’est pas sans rappeler
celui de Maldoror. La solitude n’est-elle donc pas subie bien
plus que désirée ? Car, par delà les tonitruantes déclarations
de guerre à l’humanité et la revendication hargneuse d’un
isolement radical, l’œuvre n’en est pas moins traversée par la
nostalgie d’une tendresse et d’un désir auxquels seule la
mauvaise conscience semble rétrospectivement donner une
nature coupable. Que l’on songe aux chevauchées complices
de Mario et Maldoror, les deux frères mystérieux, au début
du Chant ; ou bien à Holzer, ramené à la vie grâce à un
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personnage qui pour lui oublie subitement sa résolution


diabolique ; ou encore au sympathique Lombano de la
strophe de l’omnibus, uni à Maldoror dans sa condamnation
de l’égoïsme contemporain. Que l’on songe surtout à
l’énigmatique Dazet, victime d’une expulsion littéraire sans
équivalent.
32 (Rappelons l’enjeu de cet apparent détail éditorial dont
Maurice Blanchot a le premier montré toute l’importance,
dans son admirable Lautréamont et Sade. En 1868, Isidore
Durasse, qui n’est pas encore devenu Lautréamont, propose
une édition séparée du Chant premier sans nom d’auteur. Le
texte diffère de la version définitive par quelques variantes,
mais surtout par l’évocation répétée au cours du Chant d’un
certain Dazet. Bientôt, une seconde version du Chant
premier est reprise dans l’ouvrage collectif Les Parfums de
l’âme. Cette fois, toutes les occurrences du nom de Dazet ont
été remplacées par la simple initiale D., qui tout à la fois le
rapproche de Ducasse et le rejette dans un quasi-anonymat.
Mais la vraie métamorphose de D. – anticipation d’un
certain K. ? – a lieu avec l’édition complète et définitive des
six Chants de Maldoror en 1869. Dans cet ouvrage, le seul à
être signé par le comte de Lautréamont, on ne trouve plus ni
Dazet ni D. ; en revanche, chaque fois qu’apparaissait le nom
ou l’initiale, le lecteur est confronté à une nouvelle
déclinaison d’un bestiaire pour le moins déroutant : poulpe,
au regard de soie, infortuné crapaud, pou vénérable... Dazet
n’a pas seulement été éliminé, il se révèle victime d’une
étrange prolifération animale – qui sera également éprouvée
par le narrateur du Chant , dépossédé de son corps par
divers parasites.
33 Il est vrai que Dazet reviendra une dernière fois dans l’œuvre
de Ducasse, retrouvant son nom, trouvant même un prénom,
mais cette fois relégué dans les marges du texte. Figure en
effet, parmi les dédicataires des Poésies de 1870, un Georges
Dazet qui ne nous est pas inconnu. Ce proche de Jules
Guesde, le fondateur du Parti ouvrier français, fut en effet
l’un des camarades d’Isidore Ducasse durant son
adolescence. Résistons à l’illusion d’avoir trouvé la source
biographique de l’union coupable hantant Maldoror, et
soulignons plutôt l’importance de cet adieu à Dazet, inscrit
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en creux dans le texte des Chants, comme si l’entrée en


littérature supposait avant tout une sortie de la vie « réelle ».
Comme si le prix à payer était cet isolement – isolement sur
le « lit de mort » d’où parle le narrateur des Chants (I, 10),
ou dans la cave retranchée qu’évoquera Kafka – un isolement
garantissant le surgissement des imprévisibles figures de
l’imaginaire : pou vénérable ou infortuné crapaud. Et l’on
comprend que Blanchot ait attiré notre attention sur ce
Dazet qui devient pour une certaine modernité comme la
figure sacrificielle abandonnée sur le seuil de l’espace
littéraire.)
34 Soulignons encore, pour fermer notre parenthèse et
retrouver le fil de notre propos, que cet assassinat textuel est
aussi un nouvel indice d’une censure qui oblige à des
chemins de traverse au cœur des zones turbulentes de
l’imaginaire. Il est évidemment révélateur que l’attachement
à Dazet ne puisse s’énoncer sans détours. Encore faudrait-il à
présent préciser de quelle censure il s’agit au juste, qui
semble tout à la fois entraver la confession directe et associer
un tel sentiment de culpabilité au souvenir d’une union
perdue. Certes, le texte nous a déjà répondu en partie. Cette
censure est clairement liée à l’autorité religieuse, comme le
confirmerait assez le combat acharné de Maldoror contre
l’ordre divin. Ce n’est pourtant pas aussi simple, si nous nous
interrogeons sur l’origine de l’araignée qui punit chaque nuit
Maldoror. Tandis qu’Elsseneur affirme que la tarentule a été
envoyée par « un archange, descendu du ciel et messager du
Seigneur », Maldoror laisse échapper cet aveu des plus
révélateurs :
je me rappelle vaguement que je t’ai donné la permission de
laisser tes pattes grimper sur l’éclosion de ma poitrine, et de
là jusqu’à la peau qui recouvre mon visage ; que par
conséquent, je n’ai pas le droit de te contraindre.

35 Voilà qui change tout.


36 5. Voilà qui change tout, puisque Maldoror aurait lui-même
ouvert la porte à l’intrus. Pour comprendre cette apparente
négligence, U convient de se reporter à une strophe
importante du Chant . Maldoror décide alors de combattre
la conscience qui aurait été, tout comme la monstrueuse

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araignée, envoyée sur terre par le Créateur. Duel expéditif :


le personnage satanique semble facilement triompher de
l’orgueilleuse conscience en lui arrachant la tête. Cependant,
bien loin de jouir de sa victoire, Maldoror apparaît alors
saisi d’un étrange égarement marqué jusque dans le texte
par la scansion lancinante d’un leitmotiv qui suggère un
douloureux enraiement verbal. Plus encore : pris d’une
soudaine frénésie suicidaire, le héros désemparé se dirige
vers une guillotine et par trois fois fait retomber la lame sur
son cou – avant que la strophe ne s’achève abruptement avec
le constat d’une impossible décapitation. L’enseignement de
cette strophe, si on la confronte avec l’épisode de l’araignée,
apparaît assez clair. Il est facile de combattre la conscience
dès lors que, grâce au subterfuge d’une allégorie, elle se
présente comme un être extérieur à nous-mêmes ; mais sa
tête arrachée est un trophée bien dérisoire, quand elle
continue à régner dans son vrai séjour – j’entends dans notre
tête, d’où il est autrement plus délicat de la déloger.
Comment donc se rebeller contre un ennemi, la conscience
ou l’araignée, qui s’est déjà infiltré en nous ?
37 Poser une dernière fois la question du solitaire exige de
revenir au Chant V, qui peut se lire comme une condensation
des problématiques engagées par Les Chants de Makloror,
avant le défoulement du « roman » final. La troisième
strophe repose en effet sur une condamnation du sommeil
qui exprime surtout un refus de l’inconscience. Cesser d’être
conscient, suggère en substance Lautréamont, reviendrait à
cesser d’être seul. Non pas que soit redouté l’envahissement
de tapageuses figures oniriques ou telle succube qui, comme
dans La Morte amoureuse, peuplerait abusivement les nuits
d’un homme envoûté. En vérité, la cible n’a pas changé. C’est
encore le Créateur, dont Maldoror n’a de cesse de dénoncer
l’encombrante fréquentation, qui menacerait de ses
irruptions l’esprit du solitaire endormi. A ceci près, le détail
aura son importance, que deux nouveaux surnoms désignent
la divinité abusive après le « Tout-Puissant », l’« Etre
suprême » ou le « Créateur » : le « Céleste Bandit » et,
surtout, le « Grand Objet Extérieur » – périphrase sur
laquelle le narrateur attire notre attention par une
parenthèse amusée : « (qui ne sait pas son nom ?) ».
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38 Ce cri d’une solitude violée constitue certainement l’un des


moments cruciaux de l’œuvre, annonciateur à bien des
égards de certains livres à venir :
Humiliation ! notre porte est ouverte à la curiosité farouche
du Céleste Bandit. Je n’ai pas mérité ce supplice infâme, toi,
le hideux espion de ma causalité ! Si j’existe, je ne suis pas un
autre. Je n’admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je
veux résider seul dans mon intime raisonnement.
L’autonomie... ou bien qu’on me change en hippopotame. [...]
Ma subjectivité et le Créateur, c’est trop pour un cerveau. (V,
3)

39 Phrases étrangement prophétiques, indépendamment même


d’un renversement par anticipation du fameux je est un
autre rimbaldien et d’une volonté d’en finir avec le jugement
de dieu préfigurant d’autres combats. Je pense surtout à un
rapport du dehors et du dedans que l’on pourrait nommer
intrusion ou insinuation, si Lautréamont ne nous avait
suggéré un bien meilleur terme. C’est que la périphrase a en
fait la valeur d’une antiphrase : le propre du « Grand Objet
Extérieur » reside dans un mouvement d’intériorisation
d’une morale qui rend bien vaine la guerre de Maldoror
contre son adversaire divin – tout aussi vaine que la lutte
contre une conscience appréhendée en dehors de soi.
Difficile d’être seul, avec un esprit aussi poreux. D’ailleurs, la
strophe de la conscience et celle du sommeil s’achèvent
toutes deux par une image de la guillotine, comme si notre
tête ne nous appartenait décidément pas.
40 De plus, si l’on considère l’évocation d’un « rasoir, se frayant
un passage à travers le cou » à la fin de la strophe du
sommeil, cette violence exercée contre soi fera penser à une
autre intériorisation. Le terme désignerait cette fois une
force qui ne pouvant se libérer vers l’extérieur se retourne
en dedans – expression que j’emprunte à la définition
nietzschéenne de l’intériorisation : « Tous les instincts qui
ne se libèrent pas vers l’extérieur se retournent en dedans –
c’est là ce que j’appelle l’intériorisation de l’homme : de cette
façon se développe en lui ce que plus tard on appellera son
ʻâme’ »1 9 . Ce double mouvement d’intériorisation
constituerait ainsi l’homme en sujet tout en l’aliénant à des
forces qui le nient, ce qui l’isole l’empêcherait aussi bien
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d’être seul dans son intime raisonnement. Comment


refermer la porte sans laisser entrer quelqu’un derrière soi –
l’écrivain de la « modernité » n’aurait pas fini de buter
contre cette question-là.
41 La rencontre de Nietzsche et de Lautréamont m’apparaît à
ce point éclairante, et d’autant plus frappante qu’elle ne doit
évidemment rien à quelque « source » ou « influence », que
c’est le projet même des Chants de Maldoror que je suis
tenté de retrouver dans une autre analyse de la Généalogie
de la morale :
L’homme souffrant à son propre sujet [...] finit par s’en
rapporter à quelqu’un qui connaît même ce qui est caché – et
voici ! il obtient une indication, – son sorcier, le prêtre
ascétique, lui donne la première indication sur la « cause »
de sa « souffrance » : il doit la chercher en lui-même, dans
une faute commise, dans le temps passé, il doit comprendre
sa douleur elle-même comme un châtiment...2 0

42 S’il fallait résumer en quelques lignes le questionnement des


cinq premiers Chants de Maldoror, cette formulation serait
l’une des plus justes. Elle nous éclairerait autant le discours
du « prêtre des religions » que l’épisode de l’araignée
châtiant Maldoror et lui révélant ses fautes anciennes, elle
permettrait aussi d’expliquer les souffrances d’un sujet
déchiré entre son désir de cruauté et le souvenir confus d’une
culpabilité inexpiable. Ajoutons que Nietzsche évoque
« l’homme souffrant de l’homme, malade de soi-même »
comme la « conséquence d’un divorce violent avec le passé
animal »2 1 . La tension que nous évoquions vers une bestialité
dominatrice, dont témoigne l’alliance de Maldoror avec
l’aigle ou le requin, serait de ce point de vue une manière de
réparer ce « divorce violent » et de reconquérir une liberté
contrariée par une morale oppressante. En outre, le
diagnostic de Nietzsche nous permet de comprendre
l’alternative en apparence bien incongrue du passage que
nous citions précédemment : « L’autonomie... ou bien qu’on
me change en hippopotame ».
43 En hippopotame, ou bien encore, suggèrent implicitement
Les Chants de Maldoror, en porc. En effet, une strophe du
Chant IV a rapporté un rêve très révélateur :

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Je rêvais que j’étais entré dans le corps d’un pourceau [...].


Etait-ce comme une récompense ? Objet de mes vœux, je
n’appartenais plus à l’humanité ! [...] Il ne restait plus la
moindre parcelle de divinité : je sus élever mon âme jusqu’à
l’excessive hauteur de cette volupté ineffable. [...] Là, plus de
contrainte. Quand je voulais tuer, je tuais ; cela, même,
m’arrivait souvent, et personne ne m’en empêchait. Les lois
humaines me poursuivaient encore de leur vengeance,
quoique je n’attaquasse pas la race que j’avais abandonnée si
tranquillement ; mais ma conscience ne me faisait aucun
reproche. (IV, 6)

44 Ainsi vaudrait-il mieux devenir un porc autonome qu’un


homme aliéné, si j’ose dire. Tel serait le paradoxe constitutif
de cet improbable solitaire dont le portrait se dessine à
travers les fictions foisonnantes des Chants de Maldoror :
être pleinement et librement soi-même exigerait, non
seulement d’être seul, mais aussi de ne plus être un homme...
Ou du moins d’être un homme lavé enfin de ses moindres
« parcelles de divinité » – entendons : le cerveau fermé à
toute intrusion du Créateur, délivré des effets dévastateurs
d’une morale religieuse intériorisée malgré soi. On ne
s’étonnera donc pas que, près d’un siècle plus tard, les
« solitaires » de l’Internationale situationniste aient reconnu
en Lautréamont l’un de leurs principaux alliés, avec
Nietzsche naturellement.
45 Par ailleurs, l’épisode de la métamorphose en porc pourrait
inspirer un dernier rapprochement : le rêve comme espace
libre de toute contrainte, offert à un déchaînement
pulsionnel aussi violent qu’amoral, cette évocation anticipe
là encore sur l’une des pensées fondatrices de notre
modernité. Que l’on relise seulement cette page dans le
prolongement des Chants de Maldoror :
Le moi débarrassé de toute entrave morale cède à toutes les
exigences de l’instinct sexuel, à celles que notre éducation
esthétique a depuis longtemps condamnées et à celles qui
sont en opposition avec toutes les règles de restriction morale.
La recherche du plaisir, ce que nous appelons la libido,
choisit ses objets sans rencontrer aucune résistance, et elle
choisit de préférence les objets défendus [...]. Des convoitises
que nous croyons étrangères à la nature humaine se montrent

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suffisamment fortes pour provoquer des rêves. La haine se


donne librement carrière.2 2

46 L’analyse de Freud se superpose si exactement au rêve du


pourceau que l’on pourrait être tenté de reformuler à présent
le combat des Chants de Maldoror comme un écartèlement
du sujet entre ça et surmoi – mais l’essentiel est ailleurs. Ce
que révèle la rencontre anachronique du paratonnerre
nietzschéen et de la machine freudienne sur cette terrible
table de dissection de la morale et de la littérature, c’est
l’étonnante lucidité d’un double constat, pour qui reconnaît
dans l’œuvre de Lautréamont l’impossible récit d’un sujet
scindé, tiraillé entre l’afflux de ses désirs enfouis et la
répression d’une morale s’insinuant en lui comme le texte de
la Loi s’imprimera sur le corps des condamnés de La Colonie
pénitentiaire. Aussi, comment être réellement seul, quand
on ne finit pas de buter sur le sentiment d’une éprouvante
scission dont témoigne assez le choix d’un pseudonyme – et
quel pseudonyme : L’autre-éamont... « Si j’existe, je ne suis
pas un autre » : le cri du solitaire apparaît bien dérisoire,
quand tout ici le dément et révèle que, si, je est un autre.
D’ailleurs, pourquoi attendre les deux années qui en 1869
nous séparent de la « lettre du voyant » de Rimbaud ? Il
suffit, pour que l’affirmation orgueilleuse trouve un démenti
cinglant, de tourner quelques pages et de se reporter au
Chant 2 3 , dont la tonalité plus apaisée et ludique tient
peut-être en partie à l’acceptation du dédoublement : « je
jette un long regard de satisfaction sur la dualité qui me
compose... et je me trouve beau ! » (VI, IV). Que le beau
jaillisse de cette dualité, que le solitaire entende résonner
l’autre en lui-même, on ne pouvait mieux annoncer les
« landes inexplorées » de la poésie à venir, de Jarry à
Michaux, des surréalistes à Beckett. Ainsi le début du
vingtième siècle verrait-il son poète dans ce solitaire
curieusement fédérateur, dans cet irréductible rebelle
anticipant tant de révoltes futures.
47 Etre seul dans la langue, être seul dans la littérature, être
seul enfin dans son cerveau : il y a bien trois batailles dans la
guerre déclarée par le jeune Uruguayen – ou plutôt par le
sujet indécis dont la voix semble nous parvenir depuis le
triangle maudit formé par les noms de Ducasse, de
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Lautréamont et de Maldoror. Trois batailles pour ce « triple


dard de platine que la nature [lui] donna comme une
langue » (II, 3). La lutte, en tous cas, était sans doute perdue
d’avance – nous pouvons en découvrir l’issue sans même
sortir du livre. Il n’est qu’à penser à l’ultime image des
Chants de Maldoror : le squelette desséché de Mervyn
suspendu au dôme du Panthéon, annonce de la véritable
assomption de Lautréamont, finalement immobilisé dans
quelque mémorial de la littérature. Quel spectacle. On croit
écrire seul, contre l’humanité, dans l’attente de son
anéantissement complet, et l’on doit subir pour l’éternité la
promiscuité des grands noms de la littérature, ces
« Grandes-Têtes-Molles » qui se rient bien de vos mises en
garde et de vos menaces, quand après l’insurrection vient
l’heure de vous entraîner de force dans leurs monuments
bondés et leurs bibliothèques saturées. Roland Barthes
trouvera même une redoutable formule pour fixer les
solitaires dans son « espace de la jouissance » et les
soumettre au plaisir de tous, une formule qu’il est tentant
d’appliquer à notre célibataire endurci : « ces textes terribles
sont tout de même des textes coquets »2 4 . Coquets... Cela
expliquerait bien des choses, et tout d’abord ce battement
incessant, cette hésitation constante entre l’ouvert et le clos
– il n’empêche : bien la peine de se montrer si méchant pour
en arriver là, cruellement percé à jour, contraint à un
mariage futile avec un lecteur qui ne respecte plus rien. Telle
est, nous le savons bien, la cruauté de toute écriture, qui ne
condamne une vie à se dessécher, dans une cave oubliée ou
face à l’écritoire qui est toujours un « lit de mort », que pour
mieux en livrer les restes à une postérité populeuse. « Qui
ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J’avais dit que
personne n’entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous » (I,
10) : même Lautréamont ne pouvait transgresser cette loi de
la littérature – toujours quelqu’un pour forcer la porte, et
assiéger le solitaire.

Notas
1. La référence au Chant est suivie du numéro de la strophe en chiffres
arabes, à l’exception des huit « chapitres » du Chant pour lesquels
nous conservons la numérotation de Lautréamont en chiffres romains.

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Pour la correspondance et les Poésies, la pagination renvoie à l’édition


Corti.
2. L’Evidence poétique, in Œuvres complètes, t. I, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 518.
3. L’Ombilic des limbes, Gallimard, « Poésie », 1979, p. 26 ; il souligne.
4. Ce texte superbe est repris dans le précieux ouvrage de Michel Philip :
Lectures de Lautréamont (Armand Colin, 1971, p. 194-198).
5. Parti pris que Ton ne s’étonne pas de voir placé sous le signe de
l’irréfutable bon sens : « admettre qu’il parlait couramment l’espagnol, ce
n’était qu’une question de bon sens » (L. Perrone-Moisés et E. Rodriguez
Monegal, Lautréamont, l’identité culturelle, L’Harmattan, 2001, p. 6).
Mais il ne s’agit pas tant de contester la possibilité qu’« une partie
importante des fautes de Lautréamont » provienne « de son
bilinguisme » (ibid., p. 77), que de souligner les limites de ce type
d’analyses, convaincantes ni plus ni moins que les traditionnelles
explications biographiques, qui ont pour principales lacunes d’ignorer à la
fois le projet d’une écriture et les effets produits sur le lecteur par une
incorrection généralisée prenant bien valeur de poétique.
6. Contre Sainte-Beuve, Gallimard, « Idées », 1965, p. 361.
7. Face aux verrous, Gallimard, « Poésie », 1992, p. 201.
8. Essais critiques, Seuil, « Points », 1981, p. 14 ; il souligne.
9. Critique et clinique, Editions de Minuit, 1993, p. 11.
10. On lira à ce sujet l’étude de Claude Bouché : Lautréamont, du lieu
commun à la parodie (Larousse, « Thèmes et textes », 1974).
11. A travers ces quelques exemples, on aura également remarqué
comment le sujet s’isole syntaxiquement dans la phrase : « moi, seul »,
« moi, avec des ailes d’ange », « moi, si jeune »...
12. Un siècle plus tard, Alain Jouffroy parlerait ainsi, se souvenant
notamment de la dérive parisienne du Chant VI, de l’individu
révolutionnaire – une autre « invention du solitaire » (cf. De
l’individualisme révolutionnaire, Gallimard, « Tel », 1997).
13. D’ailleurs, on pourrait appliquer littéralement la formule des Poésies
aux Chants de Maldoror, en prenant en compte une pratique inédite du
collage par laquelle le texte de Lautréamont est effectivement « fait par
tous ».
14. On sait que les Poésies s’ouvrent avec l’annonce d’une inversion
généralisée – à la manière d’une étrange contrainte formelle : « Je
remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le
désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le
devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et
l’orgueil par la modestie » (p. 361).

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15. Ecart faisant opportunément référence au titre du dernier recueil de


Jacques Dupin qui, par une réécriture d’une phrase célèbre des Poésies,
s’inscrit non sans ironie dans une très paradoxale filiation avec Isidore
Durasse : « tout le foutre de l’océan/ne lavera jamais la flaque de
sang/suicidaire » (Ecart, P.O.L., 2000, p. 88).
16. Je me permets de renvoyer à mon étude des Chants de Maldoror
(P.U.F., « Etudes littéraires », 1999).
17. Un sujet que nous appellerons Maldoror, quoique son nom ne soit cité
qu’à la fin de la strophe, comme s’il importait ici de préserver une
ambiguïté du texte : qui – personnage, narrateur ou auteur – assume en
fait la confession ? Plus généralement, le texte ne cesse de brouiller de
telles distinctions.
18. En effet, tout en paraissant célébrer les « pédérastes
incompréhensibles », le narrateur évoque certaines « maladies
honteuses » qui seraient l’« immanquable châtiment » de ce vice (V, 5).
19. La Généalogie de la morale, trad. H. Albert, Nathan, 1988. p. 135 ; il
souligne.
20. Ibid., p. 185 ; il souligne.
21. Ibid., p. 136 ; il souligne.
22. Introduction à la psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Payot, « Petite
bibliothèque Payot », 1984, p. 127-128 ; il souligne.
23. Mais la hantise d’un dédoublement traverse l’ensemble de l’œuvre.
Ainsi, la foudre céleste du Chant n’empêche pas seulement le narrateur
d’écrire, mais « coup[e] précisément [s]on visage en deux » (II, 2).
24. Le Plaisir du texte, Seuil. « Points », 1973, p. 12 ; il souligne.

Autor

Valéry Hugotte

Université Michel de Montaigne


Del mismo autor

L'irressemblance, Presses
Universitaires de Bordeaux,
2007

https://books.openedition.org/pub/6033 28/29
3/6/2020 L'invention du solitaire - Moi, seul, contre l’humanité - Presses Universitaires de Bordeaux

Les bas fonds de l’esprit in L’art


et question de la valeur,
Presses Universitaires de
Bordeaux, 2007
Le bon Hinstin et les mauvais
instincts in Le lecteur engagé,
Presses Universitaires de
Bordeaux, 2007
Todos los textos
© Presses Universitaires de Bordeaux, 2003

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Referencia electrónica del capítulo


HUGOTTE, Valéry. Moi, seul, contre l’humanité In: L'invention du
solitaire [en línea]. Pessac: Presses Universitaires de Bordeaux, 2003
(generado el 03 juin 2020). Disponible en Internet:
<http://books.openedition.org/pub/6033>. ISBN: 9791030004106.
DOI: https://doi.org/10.4000/books.pub.6033.

Referencia electrónica del libro


RABATÉ, Dominique (dir.). L'invention du solitaire. Nueva edición [en
línea]. Pessac: Presses Universitaires de Bordeaux, 2003 (generado el 03
juin 2020). Disponible en Internet:
<http://books.openedition.org/pub/5967>. ISBN: 9791030004106.
DOI: https://doi.org/10.4000/books.pub.5967.
Compatible con Zotero

https://books.openedition.org/pub/6033 29/29

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