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Dans l’Empire mongol

Collection Famagouste
Jean de Plancarpin

Dans l’Empire mongol

Textes rassemblés, présentés


et traduits du latin par Thomas Tanase

ANACHARSIS
Ouvrage publié avec le soutien du Conseil régional Midi-Pyrénées

ISBN : 979-10-92011-18-0

Diffusion-distribution : Les Belles Lettres

© Anacharsis Éditions, 2014


43, rue de Bayard
31000 Toulouse
www.editions-anacharsis.com
Introduction

Le 16 avril 1245, le jour de Pâques, le frère franciscain Jean


de Plancarpin partait de la ville de Lyon où se trouvait alors la
cour pontificale afin de se rendre, sur ordre du pape Inno-
cent IV, à des milliers de kilomètres de là, au cœur des
steppes, et d’y rencontrer le grand-khan de l’Empire mongol
dont les troupes venaient d’attaquer l’Europe en 1241 avant
de se retirer et de s’installer entre le Dniestr et la Volga. Plan-
carpin, accompagné d’un frère originaire de Pologne, Benoît,
sur lequel nous n’avons guère d’autres informations (un troi-
sième frère originaire de Bohême fut obligé de s’arrêter en
chemin), traversa l’Europe orientale, les principautés russes
soumises au pouvoir mongol, l’Asie centrale et parvint auprès
de la horde du grand-khan à l’été 1246, où il assista à l’intro-
nisation d’un petit-fils de Gengis Khan, Güyük ; il put remet-
tre à ce dernier les lettres rédigées par le souverain pontife
pour le souverain des « Tartares », ainsi que les Occidentaux
appelaient les Mongols, et attendre la réponse de Güyük.
Dans une première lettre, la Cum non solum homines 1, le
pape sommait le grand-khan de livrer les raisons de l’attaque
de 1241 comme des massacres accomplis et de cesser sur-le-
champ de mener des actions si contraires aux droits les plus
élémentaires de l’être humain. Le grand-khan lui répondit
que tous ces massacres étaient parfaitement justifiés par la

1. Il est d’usage, pour attribuer un titre à une lettre pontificale, de


reprendre les premiers termes de la lettre. Nous avons traduit ces diffé-
rentes lettres en ouverture de l’ensemble de textes ici proposés.
6 Dans l’Empire mongol
perfidie des Occidentaux et en particulier des Hongrois, qui
avaient mis à mort ses ambassadeurs. Dans une deuxième
lettre, la Dei patris immensa, le pape Innocent IV exposait
au souverain des Mongols les grands principes de la foi
chrétienne, dont il était le représentant sur terre, et lui
demandait de se faire baptiser avec tous les siens. Le grand-
khan répondit qu’il ne comprenait pas comment le pape
pouvait se permettre de lui faire une telle demande. Pour
finir, le grand-khan expliqua au souverain pontife que s’il
voulait vraiment la paix, il ferait mieux de rassembler autour
de lui tous les rois et souverains de l’Occident afin de venir se
présenter en personne à la horde et de faire acte de soumis-
sion au pouvoir mongol. Au printemps 1247, Plancarpin
était de retour en Europe et regagnait Lyon pour faire son
rapport au pape.
Mais chemin faisant, à travers les couvents ou les cours
royales où s’arrêtait le franciscain, le récit de ses aventures
suscitait curiosité et engouement. Le frère Jean se mit alors à
rédiger une Histoire des Mongols qu’il faisait lire partout où il
passait et dont ses différents interlocuteurs pouvaient reco-
pier un exemplaire qu’ils garderaient avec eux. Un manuscrit
conservé au Luxembourg donne par exemple une version de
ce texte accompagnée d’une apostille racontant comment
Jean de Plancarpin passa par la cour hongroise échanger
ses informations avec le roi Béla IV, qui avait envoyé ses
propres espions. Un franciscain de la ville de Parme, le frère
Salimbene de Adam, alors anonyme mais aujourd’hui célè-
bre grâce à sa chronique qui constitue un des témoignages les
plus personnels de la vie des couvents du XIIIe siècle, raconta
une quarantaine d’années plus tard comment il avait rencon-
tré Plancarpin à proximité de Lyon, et comment il en avait
profité pour recopier la traduction latine de la lettre de
Güyük, ce qui lui donnait la possibilité d’insérer cette der-
nière dans sa chronique vers 1283.
Dans un deuxième temps, le frère Jean, une fois qu’il eut
plus de temps libre après avoir fait son rapport, reprit son
Introduction 7
texte, le remania et en fit une deuxième rédaction, aug-
mentée notamment d’un dernier chapitre qui changeait la
structure du récit : la première rédaction était une étude sur
les Mongols ; ce livre supplémentaire était, lui, un véritable
compte rendu des différentes étapes du voyage accompli. Un
frère inconnu fit de son côté un bref résumé des souvenirs du
compagnon de Plancarpin, Benoît de Pologne, offrant ainsi
un deuxième texte dont le principal intérêt est d’avoir reco-
pié la traduction latine de la lettre de Güyük que Plancarpin
avait laissée de côté dans son Histoire des Mongols. Enfin, une
troisième variante a été récemment découverte, une Histoire
des Tartares rédigée par un certain C. de Bridia (nous ne
connaissons que l’initiale du prénom de ce personnage). Il
s’agit d’un récit dont la parenté avec l’Histoire des Mongols de
Plancarpin est évidente, même si le texte fait aussi référence
au témoignage oral de Benoît de Pologne : l’auteur, peut-être
originaire de Silésie mais inconnu par ailleurs, aura repris
et résumé le texte de Plancarpin, agrémenté de remarques
empruntées à Benoît de Pologne, son compatriote.
Les lettres rédigées par la chancellerie d’Innocent IV peu-
vent être consultées dans les registres réalisés à cette époque
par la Curie pontificale. Mais surtout, la lettre originale de
Güyük, écrite en persan, se trouve encore aujourd’hui aux
archives vaticanes, où elle a été redécouverte dans les années
1920 et dont elle constitue un des trésors les plus précieux 2.
Toutefois, il faut bien reconnaître que l’intérêt pour le
texte de Plancarpin se dissipa rapidement. Les circonstances
changèrent très vite et la menace mongole ne tarda pas à s’ef-
facer, nous y reviendrons. Le nombre de manuscrits repor-
tant l’œuvre de Plancarpin est resté limité (une douzaine de

2. La lettre fut placée dans un coffre de documents « orientaux » ; un


siècle plus tard, les catalogues réalisés par les scribes de la chancellerie pon-
tificale prouvent que l’on ne connaissait plus l’origine de ce document. La
lettre fut oubliée avant d’être redécouverte en 1920 puis transmise à
l’orientaliste français Paul Pelliot pour être publiée et traduite dans son
article sur la papauté et les missions d’Orient (voir bibliographie).
8 Dans l’Empire mongol
manuscrits connus aujourd’hui) et le récit fut rapidement
laissé de côté, sans jamais être complètement oublié. Il fut en
effet largement repris au cours des années 1250 par un des
textes les plus célèbre du Moyen Âge, le Speculum Historiale
de Vincent de Beauvais : l’ouvrage, qui faisait partie d’une
somme encyclopédique de tous les savoirs réalisée par les
Dominicains à l’usage de leurs prédicateurs, compila et
résuma des passages entiers de l’Histoire des Mongols, assurant
le souvenir de Plancarpin. L’Histoire des Mongols fut par la
suite imprimée en 1598 dans le fameux recueil de récits de
voyage de l’érudit élisabéthain Richard Hakluyt, version
reprise et traduite en français en 1634 par Pierre Bergeron.
Enfin, l’œuvre du franciscain attira de nouveau l’attention
des érudits à partir du XIXe siècle. Le bref récit de Benoît de
Pologne fut recopié en supplément dans deux manuscrits
de l’Histoire des Mongols et le récit de C. de Bridia, complè-
tement oublié, réapparut dans les années 1960 dans un
manuscrit devenu célèbre acquis par l’université de Yale 3.
Ainsi la rencontre de Plancarpin et du grand-khan peut-
elle être résumée en quelques lignes. L’événement est sim-
ple, et spectaculaire. Il étonne encore aujourd’hui par son

3. Ce manuscrit, qui contient, outre le récit de C. de Bridia, des


extraits du Speculum Historiale de Vincent de Beauvais, reste très pro-
blématique. Il est célèbre par la carte qui se trouve en ouverture, qui a
les apparences d’une carte du XVe siècle (donc d’une époque précédant
les voyages de Christophe Colomb), mais qui représente avec précision
le Groenland et ce qui pourrait être considéré comme les côtes nord-
américaines. Cependant, les analyses très détaillées auxquelles a été sou-
mise cette carte laissent penser qu’il s’agirait d’un faux particulièrement
réussi (mais le débat n’est pas encore clos). Quoi qu’il en soit, la carte
forme un ensemble rattaché seulement dans un deuxième temps au texte
de C. de Bridia : il n’y a donc pas lieu de remettre en cause l’authenticité
de ce récit, et ce d’autant plus qu’un deuxième exemplaire de ce même
texte a été encore plus récemment découvert, toujours en complément
d’une version du Speculum Historiale, datant cette fois-ci de 1339
(G. G. Guzman, « The Vinland Map Controversy and the Discovery of a
Second Version of the Tartar Relation : The Authenticity of the 1339
Text », Terrae Incognitae, 28, 2008, p. 19-26).
Introduction 9
caractère aventureux : voilà qu’un compagnon déjà âgé de
saint François réussit tout à coup à traverser l’Eurasie, affron-
tant les risques du voyage, le manque de nourriture, des
orages diluviaux, l’hiver le plus rigoureux, et à arriver dans
un monde radicalement inconnu, celui des nomades de la
steppe, que le franciscain est pourtant capable de compren-
dre et de décrire dans un rapport que les historiens contem-
porains utilisent encore aujourd’hui comme l’une de leurs
meilleures sources sur les Mongols. D’emblée, il sera donc
facile de remettre en cause l’idée que les hommes du Moyen
Âge, même lorsqu’ils voyageaient si loin, ne savaient ni voir,
ni écouter, et étaient incapables de se détacher d’une vision
du monde fantastique que leur tradition leur imposait, tan-
dis que la capacité d’observation aurait été le fait des seuls
modernes, ainsi que l’écrivait autrefois Jacques Le Goff 4.
Toutefois, l’intérêt de cet événement réside en quelque chose
de beaucoup plus profond. À travers l’irruption de ce fait
brut, de courte durée, il est en effet possible de voir à l’œuvre
toute une histoire de très long terme : celle des échanges le
long des routes de l’Eurasie et d’une dilatation progressive
des espaces de civilisation urbaine, laquelle atteint à l’époque
de Plancarpin son extension maximale et provoque la ren-
contre des mondes les plus périphériques du continent eura-
siatique, les Mongols et l’Occident.

Le long des routes de l’Eurasie

En effet, la horde du grand-khan vers laquelle part


Plancarpin est le centre d’un des plus grands empires ayant
jamais existé et, derrière le mode de vie nomade qui s’y
maintient encore, elle est le centre d’une administration très
sophistiquée, faisant collaborer au service du khan une mul-
titude de peuples les plus divers, comme l’a très bien mis en

4. J. Le Goff, « l’Occident médiéval et l’océan Indien : un horizon oni-


rique », dans id., Pour un autre Moyen Âge, Paris, 1977, p. 280-299, p. 283.
10 Dans l’Empire mongol
évidence Plancarpin lui-même : une partie du charme du
récit vient de cette longue liste de peuples si variés et qui
pour beaucoup d’entre eux existent encore aujourd’hui
(puisque leur conquête postérieure par l’Empire russe, pour
brutale qu’elle ait pu être, ne les a finalement pas fait dis-
paraître à la manière des Indiens d’Amérique du Nord).
Mais pour comprendre ce qui permit l’incroyable succès de
Gengis Khan et de ses successeurs, il faut définitivement lais-
ser de côté l’image de populations nomades sauvages et
menaçantes, ou d’un « empire des steppes ».
Il est certes tout à fait exact qu’à l’origine les Mongols
étaient un des peuples de la steppe les plus éloignés des
grands centres urbains et qu’à l’époque de Plancarpin, le
pouvoir mongol cultivait encore cette image comme un
motif de fierté. Il est encore vrai qu’à partir de cette position
marginale les Mongols furent capables d’unir tout un ensem-
ble de peuples et tribus de la steppe qui avaient été leurs
ennemis immédiats, les Tatars, les Naimans, les Kereits 5.
C’est que l’unification de la steppe turco-mongole fut en fait
l’aboutissement d’une lutte entre tribus longue de plusieurs
décennies et qui se jouait sur une échelle plus large, impli-
quant la Chine comme l’Asie des oasis 6. Les nomades de la
steppe n’ont en effet jamais vécu de manière séparée, mais
ont toujours existé en interaction avec les mondes séden-
taires, sur lesquels ils prélevaient une partie de leurs richesses,
par les tributs et les échanges ou, le cas échéant, par la guerre
et le pillage. L’interaction entre la steppe turco-mongole et la
Chine fut d’ailleurs d’une certaine manière déjà à l’œuvre
lors de la naissance d’une Chine unifiée avec les conquêtes
de l’empereur Zheng en 221 av. J.-C. ; or ce rassemblement

5. Le lecteur trouvera en fin de volume un glossaire des noms de peuples.


6. Par « Route des Oasis » on désigne cette route très ancienne remon-
tant à l’Antiquité que l’on a pris l’habitude d’appeler « la Route de la Soie »
qui unissait la Perse à la Chine à travers les villes du Kharezm et de
Transoxiane, Samarkand, Boukhara, et de là le bassin du Tarim puis l’oasis
de Tourfan aux confins du monde chinois.
Introduction 11
des terres de culture chinoise avait été réalisé par le souve-
rain d’un royaume de marge, à l’ouest, le royaume de Qin,
royaume qui était perçu par ses contemporains comme bar-
bare, hybride, mélangeant civilisation chinoise et culture des
steppes. Au IVe siècle apr. J.-C., l’unité de l’Empire fut remise
en cause par la pénétration dans l’espace chinois de popula-
tions de la steppe et la formation de nouveaux royaumes sep-
tentrionaux dominés par ces « barbares » d’origine nomade
plus ou moins sinisés. Dès lors, même les populations de la
steppe plus éloignées entrèrent progressivement dans la sphère
d’attraction chinoise – c’est ainsi que le terme « Mongols »
apparut pour la première fois dans les annales chinoises de
l’époque de la dynastie des Tang (VIIe-IXe siècles), sous la
forme Mong-wu.
Au Xe siècle, le nord de la Chine passa sous le contrôle de
la tribu mongolophone des Khitai, qui prirent le nom dynas-
tique chinois de Liao (907-1125). Les Khitai furent à leur
tour chassés au XIIe siècle par une autre tribu nomade venue
de Mandchourie, les Jürchens. Mais les Khitai comme les
Jürchens surveillaient de près ce qui se passait dans la steppe,
afin d’éviter qu’une tribu trop puissante ne vienne les mena-
cer : à la fin du XIIe siècle, les Jürchens choisirent ainsi de sou-
tenir les Kereits, dans le but d’affaiblir un autre peuple, les
Tatars, jugés trop turbulents. Le chef des Kereits, To’oril,
obtint de la part des Jürchens le titre d’ong khan (du chinois
wang, « roi »), et c’est dans le sillage de ce chef que com-
mença à apparaître un nouveau personnage, un protégé de
To’oril, un certain Temüjin, le futur Gengis Khan.
Quant aux Khitai, après leur chute, des éléments épars se
réfugièrent en Transoxiane (c’est-à-dire dans cette région tra-
versée par les fleuves de l’Amou-Daria et du Syr-Daria, s’éten-
dant du sud du Kazakhstan d’aujourd’hui à l’Afghanistan)7.
Là, ils fondèrent un nouvel ensemble : celui des Qara-Khitai,

7. Là-dessus et pour la suite, voir la carte de l’Eurasie et la conquête


mongole p. 50.
12 Dans l’Empire mongol
qui furent en mesure pour s’installer de vaincre en 1141
Sanjar, le sultan de la dynastie des Turcs seldjoukides qui
dominait un espace allant de l’Anatolie à la mer d’Aral. La
nouvelle eut un grand écho et elle arriva jusque dans les États
croisés de Terre sainte, acheminée par les chrétiens d’Orient.
Mais chemin faisant elle se combina avec la connaissance
que l’on avait en Occident de l’existence de communautés
chrétiennes le long des routes de l’Asie, ou même en Inde
(où l’on considérait qu’elles remontaient à l’apostolat de
saint Thomas), ce qui put donner naissance à une légende
inédite : celle du Prêtre Jean, dont on entendit parler pour la
première fois en Europe en 1145 lorsqu’un évêque de Terre
sainte, Hugues de Nevers, expliqua à la cour pontificale que
le souverain seldjoukide avait en fait été vaincu par un roi
chrétien « habitant au-delà de la Perse et de l’Arménie, un
certain Jean, roi et prêtre ». En attendant, les peuples turcs
ou mongols gardèrent l’habitude d’utiliser le terme khitai
pour parler du nord de la Chine, emploi qui se généralisa à
partir du XIIIe siècle jusqu’en Occident, où l’on prit l’habi-
tude de parler du « Cathay ».
Le déplacement des Khitai vers l’Asie centrale n’était
cependant pas un effet du hasard : il s’agissait de l’autre
direction vers laquelle les nomades de la steppe avaient
toujours été attirés. Là aussi, les Mongols furent les héri-
tiers lointains d’une histoire prestigieuse, celle des différents
empires d’origine turque qui avaient uni la steppe pendant
un temps, notamment lors de l’apogée aux VIIe et VIIIe siècles
de l’empire des « Turcs célestes », lesquels ont laissé les
stèles célébrant l’empire éternel du grand-khan (le qa’an)
retrouvées dans la région de l’Orqon, au sud du lac Baïkal.
Cette vision du monde fut transmise aux Ouighours, qui
prirent la relève au IXe siècle, puis passa aux Qara-Khitai de
Transoxiane. Quant aux Ouighours, ils finirent par émigrer
et s’installer dans l’actuel Xinjiang, dans l’ouest de la Chine,
où ils entrèrent en contact avec les cultures circulant le long
de la route des oasis dont ils s’imprégnèrent au point de
Introduction 13
développer un nouvel alphabet pour transcrire leur langue,
lequel était indirectement dérivé de l’alphabet araméen-
syriaque. Car les Ouighours furent aussi bien touchés par le
manichéisme ou le bouddhisme que par le christianisme
nestorien ou le judaïsme.

Les chrétiens d’Asie

En effet, le christianisme né en Judée fut d’abord une reli-


gion des parties orientales de l’Empire romain. C’est ce qui
explique en partie les divergences ecclésiales apparues au
IVe siècle, lorsque le christianisme devint la religion officielle
de tout l’Empire. Rapidement, le dogme et le rite qui s’im-
posèrent furent ceux de Rome ou de Constantinople, la
capitale de langue grecque de la partie orientale de l’Empire,
ce que l’on appellera par la suite l’Empire byzantin. Mais
à Antioche et en Syrie, les thèses sur la juste définition
théologique de la personne du Christ d’un prêtre nommé
Nestorius avaient rencontré un large succès, même si elles
furent condamnées par un concile tenu à Éphèse en 431 qui
reflétait largement la théologie de Constantinople, soutenue
par le pape romain et l’Église d’Occident. De plus, la contre-
réaction au nestorianisme fit naître un autre mouvement
d’opposition radicale, le monophysisme, refusé lui aussi par
l’Église gréco-romaine, mais qui fut repris par l’Église copte
d’Égypte, l’Église fondée en Syrie au VIe siècle par Jacques
Baradée (que ses adversaires prirent l’habitude de désigner
comme Église jacobite) et l’Église arménienne, pour laquelle
cette définition dogmatique devint un élément d’identité
fondant une Église nationale. Ce sont donc plusieurs Églises
orientales qui naquirent à travers ces querelles en se séparant
de l’Église impériale où la synthèse gréco-romaine s’imposa,
même si l’éloignement de plus en plus important entre les
terres latines de l’Occident et les Byzantins de culture
grecque finit là aussi par amener ces deux chrétientés à s’éloi-
gner et à se séparer officiellement à partir de 1054, donnant
14 Dans l’Empire mongol
naissance à deux chrétientés distinctes, celle des Latins, c’est-
à-dire du catholicisme romain, dominée par le pape, et celle
du christianisme orthodoxe, transmis par les Byzantins aux
terres russes.
Quant à l’Église nestorienne, expulsée de la partie orien-
tale de l’Empire romain, elle établit son centre en Méso-
potamie et s’imposa auprès des chrétiens d’Asie, notamment
en Inde. Cette situation lui permit de fonder des commu-
nautés le long des routes reliant la Perse à la Chine, autour de
Samarkand ou de l’oasis de Tourfan. En 635, les Nestoriens
en arrivèrent à soumettre un mémoire sur le monothéisme à
l’empereur de Chine, qui les autorisa officiellement à prêcher
en 638, tandis que des œuvres de théologie syriaques étaient
traduites en chinois. Évidemment, la situation changea avec
la naissance d’un empire d’Islam qui, en l’espace d’un siècle,
des années 630 aux années 750, s’étendit jusqu’à la pénin-
sule ibérique ou jusqu’en Perse et s’ouvrit les portes de
l’Asie centrale lors de la bataille du Talas, remportée sur les
troupes chinoises en 751. Les différents peuples de l’Asie
des oasis commencèrent donc à se convertir à l’islam, tan-
dis que les Turcs furent en mesure de circuler et de former
des castes guerrières à travers tout le monde musulman,
donnant naissance au XIe siècle à la dynastie seldjoukide,
capable de vaincre les Byzantins et de s’ouvrir l’Anatolie.
Néanmoins, les missions nestoriennes, organisées depuis
Bagdad, continuèrent à parcourir l’Asie et furent même en
mesure de convertir des peuples de la steppe comme les
Naimans et les Kereits.
C’est donc tout ce mouvement de diffusion culturelle sur
la longue durée qui avait fini par toucher les tribus turco-
mongoles de la steppe. Les Naimans reprirent par exemple
aux Ouighours leur alphabet, ce qui leur permit de mettre en
place une administration rudimentaire dont allaient hériter
Gengis Khan et ses successeurs. Les Tatars étaient si bien
connus des auteurs chinois et arabes que ces derniers prirent
l’habitude de qualifier en bloc tous les peuples de la steppe
Introduction 15
de « Tatars », terme qu’ils utilisèrent de nouveau lorsqu’ils
virent apparaître les Mongols : l’usage s’imposa de traiter les
Mongols de « Tatars » et il passa auprès des Occidentaux, qui
se mirent à parler des « Tartares » par assimilation au Tartare
de l’Antiquité, c’est-à-dire aux Enfers – phénomène relevé
par Plancarpin qui précise dans son ouvrage que le peuple
qu’il a rencontré est celui des « Mongols que nous appelons
Tartares ». Mais surtout les Naimans, les Kereits et, dans une
moindre mesure, les Tatars, furent en partie convertis au
christianisme nestorien, de sorte que nombre de person-
nages ou de princes de premier plan de la cour mongole
étaient bel et bien chrétiens, même s’il s’agissait d’un chris-
tianisme hérétique et très irrégulier aux yeux de la papauté.
La conquête des principautés russes ou la domination mon-
gole au Caucase allaient ajouter encore des chrétiens armé-
niens ou orthodoxes aux nombreux chrétiens de rites divers
et variés entourant le grand-khan.

Naissance de l’Empire mongol

De premières tentatives d’union des clans mongols


purent ainsi brièvement voir le jour à partir du XIIe siècle
dans une steppe elle-même touchée par ce vaste mouvement
de diffusion des acquis des cultures environnantes. Mais ces
différentes tentatives ne purent vraiment aboutir qu’avec
l’action du chef mongol Temüjin lequel, après une longue
période d’apprentissage, parvint à diviser ses différents
adversaires et à défaire, de 1202 à 1206, les Tatars, considérés
comme les ennemis héréditaires des Mongols (le père de
Gengis Khan avait été tué par des Tatars), les Kereits, les
Naimans et les Merkits. Toutes ces tribus fusionnèrent alors
autour du pouvoir mongol au cours d’une grande assemblée
(un quriltai) tenue en 1206. Selon toute vraisemblance, ce
fut à l’occasion de ce quriltai de 1206 que Temüjin fit recon-
naître son titre de Chingis Qan, Gengis Khan, titre dont la
nature est encore débattue mais qui semble bien témoigner
16 Dans l’Empire mongol
de cette volonté d’unir tous les peuples de la steppe 8. Et c’est
cette dynamique entre l’unité du nouveau pouvoir et son
inscription dans un espace d’interaction large, ouvert
jusqu’en Chine ou en Transoxiane, mais aux ensembles poli-
tiques faibles et divisés, qui explique les conquêtes ultérieures
d’armées mongoles fortes de leur cohésion.
Une fois les peuples de la steppe unis autour de Gengis
Khan, les Ouighours se soumirent en 1209 et les Mongols
purent s’en prendre au monde chinois. Pékin fut pillée en
1215 et en 1217, l’essentiel de la Chine septentrionale était
pris (les Jürchens ne furent définitivement éliminés qu’en
1234) – toutefois la Chine méridionale de la dynastie des
Song continua de résister jusqu’à sa conquête par Qubilai en
1279. Profitant de la fuite du chef naiman Küchlüg chez les
Qara-Khitai, Gengis Khan envoya ses troupes envahir ces
derniers puis, à partir de 1218, il s’en prit au royaume voisin
du Kharezm. Le sultan du Kharezm, Muhammad, s’enfuit
puis fut tué en 1220, et son fils Jalal al-Din se réfugia en
Inde, sans être rattrapé par les troupes mongoles envoyées à
sa poursuite. Deux chefs mongols, Jebe et Sübötei, se lan-
cèrent à l’occasion de cette campagne dans une gigantesque
aventure. Ils traversèrent le Caucase et arrivèrent sur les
terres soumises au peuple turcophone des Comans, dans le
sud de l’Ukraine actuelle, où ils défirent une coalition de
princes russes et comans sur la rivière Kalka en 1223 ; puis ils
revinrent en pays mongol en contournant par le nord la
Caspienne et la mer d’Aral. Les Mongols avaient pu tester

8. On explique en général ce titre depuis Paul Pelliot en le traduisant


par « khan océanique », désignation qui aurait repris l’usage turc d’utiliser
dans la titulature des souverains l’image de la mer ou du lac (comme sym-
bole de l’immensité : l’océan est ce qui entoure la terre tout entière). Dans
ce cas, le titre renverrait à l’idée de khan universel et ferait écho au titre pos-
térieur de « lama océanique » (dalaï lama). Mais cette explication a été
remise en cause et parfois remplacée par une interprétation qui verrait dans
ce Chingis Qan le sens de « khan féroce », auquel cas d’ailleurs le terme
« Gengis » pourrait même être envisagé comme un simple nom propre, sans
qu’il faille nécessairement lui attribuer une signification quelconque.
Introduction 17
leurs adversaires et semer la terreur sans avoir d’emblée l’in-
tention de s’installer dans ces régions éloignées à l’occasion
d’une première campagne menée si loin de leurs bases ; mais,
conformément à leurs habitudes, le terrain avait été préparé
pour une attaque ultérieure, laquelle fut lancée en 1236 et
permit aux Mongols en l’espace de quelques années de sou-
mettre toutes les populations de Sibérie ainsi que les princi-
pautés russes, puis, en 1241, d’attaquer la Hongrie et la
Pologne, dévastant tout sur leur passage, avant de se retirer
au début de l’année 1242 et de s’installer entre le Dniestr et
la Volga, d’où leurs troupes menaçaient sans cesse de lancer
de nouveaux raids.
Les conquêtes de Gengis Khan furent partagées entre ses
héritiers de son vivant 9. Jochi, l’aîné, puis, à partir de 1227,
le fils de Jochi, Batu, reçurent en apanage les terres de
l’Ouest (c’est donc à eux qu’il revenait de mener en première
ligne l’expansion en direction de l’Europe, et ce fut Batu
qui mena l’assaut de 1241). Chaghatai, le deuxième fils, en
rivalité avec Jochi, obtint la Transoxiane. Ögödei, le troi-
sième fils, fut désigné comme futur grand-khan et il put suc-
céder à son père après la mort de celui-ci en 1227. Tolui, le
dernier né, fut lui, conformément à la coutume, installé sur
les terres mongoles traditionnelles d’où était parti son père.
Les rivalités entre frères perdurèrent jusqu’à la génération des
petits-fils de Gengis Khan et ne cessèrent de s’aggraver. De
fortes dissensions apparurent entre Batu et Güyük, le fils
d’Ögödei, notamment lors de la campagne de 1236-1242. Il
est vrai qu’après la mort d’Ögödei en 1241 Batu donna fina-
lement son accord pour l’élection de Güyük, non sans avoir
longuement temporisé, ce qui explique que le quriltai tenu
pour désigner Güyük comme grand-khan n’ait eu lieu qu’à
l’été 1246 et que Plancarpin ait pu y assister. Il n’en reste pas
moins que les deux hommes étaient en réalité bel et bien des
ennemis, et la grande armée levée par Güyük pour marcher

9. Voir ci-après l’arbre généalogique simplifié des fils de Gengis Khan.


18 Dans l’Empire mongol
vers l’ouest devait d’abord servir à soumettre Batu, voire à
l’éliminer : il s’agissait des prémisses d’une véritable guerre
intestine entre les descendants de Gengis Khan.
L’empire des héritiers de Gengis Khan était néanmoins
uni par un discours reprenant au service des Mongols une
idéologie du mandat céleste héritée des Turcs du VIIe siècle : à
l’image de l’unicité de Dieu, il ne devait y avoir sous le ciel
qu’un seul pouvoir unifiant le monde, celui du grand-khan.
On peut discuter du moment exact de la formulation de cette
idéologie, qui semble davantage dater de l’époque d’Ögödei
que de celle de Gengis Khan. Gengis se contenta sans doute
de porter le titre de qan c’est-à-dire, transposé dans le vocabu-
laire occidental, de roi, tandis que le titre de qa’an, souverain
unique commandant aux différents khans, empereur (ce que
nous traduisons par « grand-khan »), ne fut au mieux adopté
que par Ögödei10. En tout état de cause, l’idéologie du
mandat céleste était déjà clairement formulée à l’époque de
Plancarpin, comme en témoigne la lettre rédigée par la chan-
cellerie de Güyük : tous les peuples de la planète, y compris
les Européens, devaient venir se présenter devant le grand-
khan, sans quoi ils étaient tenus pour rebelles à l’ordre mon-
gol et susceptibles d’être frappés à tout moment.
En outre, les Mongols surent faire travailler des personnes
de toutes origines à leur service. Des gouvernements locaux,
mélangeant fonctionnaires étrangers et autochtones, étaient

10. Il n’existe en effet pas de preuve irréfutable de l’emploi du terme


qa’an dans leur titulature par Ögödei ou Güyük (lequel emploie seulement
le titre de qan sur son sceau ou dans sa lettre à Innocent IV). Néanmoins,
le témoignage de Plancarpin, qui fait bien de Güyük un « empereur »,
accompagné de nombreux autres témoignages indirects, ou l’affirmation
dans les lettres mongoles d’une idéologie de conquête universelle plaident
pour l’utilisation du titre de qa’an par Ögödei ou Güyük. La chancellerie
mongole devait sans doute utiliser les deux titres à la fois, le titre courant
et habituel de qan tribal, pour indiquer l’unité des peuples de la steppe
mongole autour du khan, et le titre de qa’an, réservé à des occasions plus
solennelles, pour désigner le souverain d’un empire universel constitué de
nombreux peuples vassaux.
Introduction 19
immédiatement installés après la conquête : la Chine fut ainsi
confiée à des administrateurs musulmans, vite accusés de
corruption, à l’image de cet Abd al-Rahman, préposé aux
Finances et exécuté sur l’ordre de Güyük en 1246 ; en sens
inverse, on connaît un Ching Sang Taï-fu nommé gouver-
neur de Samarkand. Une large part du pouvoir des Mongols
passait par les souverains qui leur étaient soumis. Plancarpin
évoque dans son récit tous ces princes et sultans obligés de
venir offrir le tribut à la cour de Güyük. Mais un exemple
particulièrement significatif est donné par les princes russes.
En effet, la question de la soumission au pouvoir mon-
gol était dans ce dernier cas compliquée par le jeu entre
princes concurrents : cela faisait bien longtemps que la
principauté de Kiev s’était divisée en plusieurs ensembles
rivaux, en guerre permanente pour contrôler un espace par
ailleurs uni par la langue, la culture et l’Église orthodoxe.
Trois principautés en particulier jouaient un rôle domi-
nant. La première était celle de Galicie, la plus occidentale.
Son prince, Daniel Romanovitch, bien que son domaine ait
été relativement épargné par l’invasion mongole (il semble
même s’être entendu au moins jusqu’à un certain point avec
l’envahisseur), s’était réfugié pendant cette période en Hon-
grie, puis en Pologne, avant de revenir sur ses terres. Tcherni-
gov, au sud-ouest, était la seconde de ces principautés, menée
par le prince Michel, qui s’était lui aussi réfugié en Hongrie et
en Pologne au moment de l’attaque mongole. Tchernigov
était concurrencée par la principauté de Vladimir, réunis-
sant la Russie du Nord-Est autour du grand-duc Iaroslav11.

11. Iaroslav tenta d’ailleurs de profiter de l’invasion mongole pour atta-


quer les terres de Michel de Tchernigov en 1239, tout en négociant avec
Daniel de Galicie. Pendant ce temps, le fils de Iaroslav, le fameux
Alexandre Nevski, à la tête de la principauté de Novgorod, dut repousser
l’attaque des Suédois en 1240, qui voulaient profiter de la faiblesse des
pouvoirs russes, puis celles des Chevaliers Teutoniques en 1242 : nous
avons là un bon exemple pour comprendre comment la fragmentation
politique facilitait considérablement la tâche des armées mongoles.
Achevé d’imprimer en novembre 2014
sur les presses de France Quercy
à Mercuès (46)

Imprimé en France

No d’impression : 00000

Dépôt légal : novembre 2014

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