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Revue germanique internationale

18 | 2002
Trieb : tendance, instinct, pulsion

Le terme « Trieb » et l’homme comme fin dernière


et ultime
Jean-Paul Paccioni

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rgi/904
DOI : 10.4000/rgi.904
ISSN : 1775-3988

Éditeur
CNRS Éditions

Édition imprimée
Date de publication : 15 juillet 2002
Pagination : 25-44
ISSN : 1253-7837

Référence électronique
Jean-Paul Paccioni, « Le terme « Trieb » et l’homme comme fin dernière et ultime », Revue germanique
internationale [En ligne], 18 | 2002, mis en ligne le 29 juillet 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://
journals.openedition.org/rgi/904 ; DOI : 10.4000/rgi.904

Tous droits réservés


Le terme « Trieb » et l'homme
comme fin dernière et ultime

JEAN-PAUL PACCIONI

Le terme « Trieb » ne correspond pas à un concept clairement déter-


miné dans l'opus kantien. Par ailleurs, l'œuvre de Kant semble censurer de
manière anticipée sur ce point tous les apports de l'Idéalisme allemand.
Notre but sera pourtant de montrer l'importance de l'œuvre kantienne
dans les tentatives pour élaborer un concept de Trieb, en soulignant
l'apport constitué par cette indétermination. Cette dernière est liée à une
élaboration positive qui marque un tournant par rapport à toute la téléo-
logie physique de l'époque. Ce tournant commande la manière dont les
tentatives ultérieures vont se disposer jusqu'à l'époque contemporaine, tout
en donnant aussi la possibilité de les mettre en question.
Le fait dont partira notre recherche sera donc l'indétermination et
l'équivocité particulière qui affecte l'emploi du mot « Trieb » dans l'œuvre
kantienne, et des mots de la famille auquel il appartient. Nous verrons que
cette indétermination et cette équivocité doivent être une polysémie réglée
au sein d'un discours qui doit utiliser l'analogie. Nous nous demanderons
dans quelle mesure Kant peut mener à bien à cette tâche. Ce qui est fon-
damentalement concerné est la manière dont l'œuvre kantienne doit
admettre et interroger le principe de finalité à propos des « êtres vivants
dans le monde » et de l'homme lui-même. Comment le terme « Trieb »,
quand il est spécifiquement attribué à l'homme, peut-il à la fois s'inscrire
dans le discours concernant la finalité naturelle dans le monde et s'en
extraire ? Comment Kant peut-il considérer, dans ce cas, qu'une fin est
inscrite dans la poussée qu'indique le terme « Trieb » ? Pour répondre à
cette question, il nous faudra examiner plus généralement comment la Cri-
tique de la facultédejuger conduit son enquête concernant la finalité objective,
car c'est l'usage général du principe de finalité qui est en jeu. Il nous fau-
dra analyser plus précisément comment Kant y traite la question de la
possibilité d'un principe objectif déterminant la production d'une liaison
finale dans le monde. C'est ainsi que l'interrogation sur la manière dont

Revue germanique internationale, 18/2002, 25 à 44


l'usage du terme « Trieb » peut trouver sa règle nous conduira à examiner
comment Kant doit soumettre à une critique radicale le lien intime entre
théologie et téléologie, en donnant une place particulière au domaine pra-
tique. Nous pourrons alors mieux saisir les particularités de l'anthropologie
kantienne.

LA FAMILLE DU TERME « TRIEB », ET « L'ORDRE DES FINS


QUI EST EN MÊME TEMPS UN ORDRE DE LA NATURE »

La manière dont la deuxième édition de la Critique de la raison pure sauve-


garde la preuve de l'immortalité de l'âme, en utilisant le terme « Trieb », per-
met de découvrir l'indétermination et l'équivocité particulière qui affecte
l'usage de ce terme et de ceux de sa famille dans l'œuvre de Kant. Il permet
aussi de découvrir l'usage analogique paradoxal qui doit leur donner sens. Il
importe donc d'analyser cette démonstration dans son détail.
Kant, après avoir exposé le paralogisme psychologique, montre que
d'un point de vue pratique la preuve de la nécessité d'admettre une vie
1
future (eines kunftigen Lebens), après la mort, est toujours valide . La preuve
de l'immortalité de l'âme doit nous persuader que, d'un point de vue pra-
tique, notre raison « est en droit (berechtigt) d'étendre (...) notre propre exis-
tence (Existenz) au-delà des limites (Grenzen) de l'expérience et de la vie
2
(Leben) » . L ' h o m m e disposerait ainsi de ce que la conclusion de la Critique
de la raison pratique appellera une vie indépendante de l'animalité et du
3
m o n d e sensible . Ici doit se mettre en place toute une approche des êtres
vivants naturels, de leurs organes, de leurs pouvoirs, et des dispositions
humaines, dans ce qu'ils ont de c o m m u n et de différent.
C'est l'usage du concept de fin qui permet de conduire l'argumen-
tation. La critique de l'argumentation purement spéculative a donné toute
sa place au pouvoir pratique. Ainsi, nous dit Kant, la raison se voit placée
dans son « domaine propre » : « l'ordre des fins qui est en même temps un
4
ordre de la nature » . D'un point de vue pratique, la raison a le droit de
prétendre que l'ordre des fins s'étend au-delà des limites de l'expérience et
de la vie, puisqu'elle n'est pas bornée aux conditions de l'ordre de la
nature. Elle peut alors considérer « qu'avec » l'ordre des fins s'étend notre

1. « Des paralogismes de la raison pure », KRV, В 424 sq. Nous donnerons toujours ensuite
la référence à la traduction française des Œuvres philosophiques dans la collection de La Pléiade
(Paris, Gallimard, 1980-1986), en la rectifiant quand cela est nécessaire : I, 1064-1065. Pour les
autres œuvres critiques nous commencerons toujours par donner la référence dans l'édition de
l'Académie de Berlin.
2. KRV, B, 425, I, 1064.
3. KPV, V, 162, II, 802. Il faut remarquer que Monique David-Ménard, dans son ouvrage
La folie dans la raison pure (Paris, Vrin, 1990), s'appuie sur ce texte pour rapprocher la conception
psychanalytique du « Trieb » et les analyses kantiennes (p. 184-186).
4. « Ihr eigentümliches Gebiet, nämlich die O r d n u n g der Zwecke, die doch zugleich eine
O r d n u n g der Natur ist. »
propre existence, et, dans cette mesure, faire la preuve de notre immorta-
lité. C'est donc seulement en fonction de ce recours à la notion de fin que
nous pouvons admettre une existence au-delà de la vie sensible. Mais pour
que cette deuxième extension ait lieu, il faut effectivement pouvoir utiliser
cette notion. C'est pourquoi K a n t doit faire jouer une analogie entre les
« dispositions (Naturanlagen) de la nature humaine » et la « nature des êtres
1
vivants dans ce monde » . Dans cette analogie, la différence entre les deux
natures va être poussée à son extrême, tout en gardant un point c o m m u n :
le principe de l'exacte proportion à sa destination ou à sa détermination
(Bestimmung). Il faudra cependant appliquer ce principe à l'homme en tant
m ê m e qu'il y fait exception. C'est dans ce cadre paradoxal que vont inter-
venir les termes « Trieb » et « Antrieb ».
L'analogie suppose d'abord l'exposé de ce qui est du cфté de la
« nature des êtres vivants dans le monde ». D'emblée est employé le mot
« Antrieb », qui est traduit en français dans l'édition de La Pléiade p a r
« penchant ». Cependant, ce terme est généralement choisi en français
pour traduire le mot allemand « Hang », qui correspond, lui, à un concept
2
spécifique du lexique kantien . L'Antrieb ne peut donc être strictement
identifié au penchant, mais l'impulsion qui se manifeste en lui oriente
d'emblée le comportement, comme celui-ci. L'Antrieb a la particularité
d'être finalisé, adapté à une destination dans la vie. En effet, nous dit
Kant, la raison attribue à l'ordre des fins un tel rфle, qu'en ce qui
concerne la nature des êtres vivants, elle « doit nécessairement admettre
pour principe qu'il n'y a pas u n organe (Organ), pas un pouvoir (Vermögen),
3
pas un Antrieb , rien enfin qui soit inutile ou en désaccord avec son usage,
et par conséquent dépourvu de finalité, mais que tout, au contraire, est
4
exactement proportionné à sa destination dans la vie » . Ainsi, Organ, Ver-

1. « Mit der Natur lebender Wesen in dieser Welt. »


2. Nous ferons le point concernant la traduction des termes concernés dans la deuxième
partie. Remarquons pour le moment que dans la suite de ce texte, l'éd. Pléiade traduira aussi
e
« Trieb » par « penchant ». Treymesaygues et Pacaud (Paris, PUF, 9 éd., 1980, p . 314-316) tra-
duisaient « Antrieb » par « propension », et « Trieb » par « penchant », mais le terme latin « pro-
pensio » est, selon l'Anthropologie, l'équivalent du terme « H a n g » qu'on traduit par « penchant ».
O n serait tenté de traduire « Antrieb » en français par les mots « stimulation » ou « impulsion ».
Comme nous le verrons, c'est ce dernier terme qu'utilise Alain Renaut en traduisant la page VII,
325 de l'Anthropologie du point de vue pragmatique (Paris, GF, 1993, p . 314-315) ; il l'utilise aussi pour
traduire le terme « Trieb » qui figure dans la même page. Il fait ici le même choix de traduction
que celui de Michel Foucault (Paris, Vrin, 1964). Dans l'éd. Pléiade (1986), Pierre Jalabert traduit
lui aussi « Antrieb » par « impulsion », mais traduit ensuite « Trieb » par « instinct » (III, 11 36-
l l 37). Selon l'Anthropologie, le penchant ( « H a n g » ) est « la possibilité subjective que vienne à
naоtre un certain désir qui précède la représentation de son objet », l'instinct est « la contrainte
intérieure de la faculté de désirer (innere Nцtigung des Begehrungsvermцgens) à prendre posses-
sion de cet objet avant même qu'on le connaisse » (§ 80, VII, 265, trad. Renaut, p . 236).
3. Nous préférons laisser le terme allemand, comme nous le ferons dans le cas du terme
« Trieb » lui-même.
4. « DaЯ kein Organ, kein Vermцgen, kein Antrieb, also nichts Entbehrliches, oder für den
Gebrauch Unproportioniertes, mithin UnzweckmäЯiges anzutreffen, sondern alles seiner Bestim-
mung im Leben genau angemessen sei. »
1
mögen, Antrieb, tous ont une finalité et sont adéquats à une détermination .
Le texte célèbre des Fondements de la métaphysique des mœurs consacré à la
misologie est strictement parallèle à celui-ci, il commence lui aussi p a r évo-
2
quer ce m ê m e principe de finalité .
Sur cette base, l'analogie avec l'homme va commencer p a r fonctionner
négativement pour montrer que l'homme fait exception à la finalité natu-
3
relle . C'est ainsi que l'étude des « dispositions (Naturanlagen) » de la nature
de l'homme mettra en jeu le fait que celui-ci, irréductible aux autres fins
de la nature, est le seul être à contenir en lui « la dernière fin ultime (den
4
letzten Endzweck) de tout cela » . C o m m e n t l'homme peut-il contenir en lui
la « dernière fin ultime » en tant m ê m e qu'il s'excepte de la nature ? Ce
sont les difficultés que soulève cette thèse dans l'œuvre kantienne qui
déterminent la complexité de l'usage de la famille du mot Trieb. Elles nous
préoccuperont jusqu'à la fin de cette étude.
Les dispositions naturelles (Naturanlagen) de l'homme consistent dans ses
talents (Talente), et les Antriebe que l'homme « a reçus pour en faire usage ».
Dans le contexte de cette argumentation, « Antrieb» désigne bien ce qui
met en mouvement, une capacité ou une faculté ; en cela, il s'applique à la
fois aux êtres vivants dans le monde et à l'homme. C'est pourquoi
l'analogie peut s'appuyer sur leur ressemblance, mais elle le fait au
m o m e n t m ê m e oщ il faut nettement les distinguer. L ' h o m m e doit être situé
au-dessus des autres êtres vivants. En effet, puisqu'il faut surtout compter
la loi morale parmi les dispositions de sa nature, le but de son existence se
situe au-delà de l'utilité et des avantages qu'il pourrait en tirer dans cette
vie.
Il faut souligner la complexité de la thèse que K a n t soutient ici et
l'immanence que met en jeu sa démonstration. Par la loi morale, l'homme
« se sent intérieurement appelé à se rendre apte, par sa conduite dans ce
m o n d e , en méprisant beaucoup d'autres avantages, à devenir citoyen d'un
5
m o n d e meilleur, qu'il a dans l'idée » . Ainsi, la preuve de l'immortalité de
l'âme présente dans cette seconde édition des Paralogismes nous indique que
l'homme ne se sent pas tant appelé à exister dans u n autre monde, q u ' à
exister dans celui-ci en tant qu'il y a une destination, une détermination

1. Rappelons que le terme « Bestimmung » peut à la fois signifier « destination » et « déter-


mination ».
2. « Dans la disposition naturelle (Naturanlage) d'un être organisé, c'est-à-dire d'un être
conformé en vue de la vie, nous posons en principe qu'il ne se trouve pas d'organe pour une fin
quelconque, qui ne soit du coup le mieux destiné et le mieux proportionné à cette fin » (IV, 395,
trad. Delbos/Alquié modifiée, II, 212).
3. Selon les Fondements de. la Métaphysique des mœurs, cette disposition de l'homme serait inap-
propriée s'il ne s'agissait que de sa destination dans la vie.
4. B, 425, 1, 1065, trad. modifiée, les difficultés qu'elle affronte apparaоtront au fur et
à mesure de cette étude. Pour un état de la recherche concernant les problèmes en jeu, voir la
n. 1, p. 40.
5. Trad. Pléiade rectifiée : « innerlich dazu berufen fühlt, sich durch sein Verhalten in dieser
Welt, mit Verzichtung auf viele Vorteile, zum Bürger einer besseren, der er in der Idee hat tau-
glich zu machen » (B, 426, I, 1065).
pratique. Les dispositions de sa nature sont telles qu'il se sent d'emblée
appelé à réaliser d'autres fins que les fins naturelles : un monde meilleur
qu'il a en idée. Mais ces dispositions engagent sa conduite dans ce monde
lui-même. L'existence humaine tire alors sa raison de cette détermination
pratique, non des simples déterminations naturelles, si bien que l'humanité
se sent justifiée à considérer son existence en dehors des conditions de
celle-ci.
Le c h a m p de l'Anthropologie du point de vue pragmatique est strictement
parallèle à celui de cette argumentation, on y découvre le m ê m e paradoxe.
L'anthropologie y engage une « connaissance de l'homme comme citoyen
1
du m o n d e » , mais la connaissance pragmatique de l'homme se distingue
d'une simple connaissance physiologique (physiologische Menschenkenntnis) de
ce que la nature fait de ce dernier. Elle est en effet la recherche,
l'exploration (Erforschung), de ce que l'homme « comme être agissant p a r
2
liberté, fait ou peut et doit faire de lui-même » . Il faut ici considérer
l'homme de manière immanente, dans le monde, doté de dispositions
naturelles, et pourtant irréductible à la nature en tant qu'il agit p a r liberté.
C'est ce paradoxe que la preuve de l'immortalité de l'âme située dans
ce texte de la seconde édition des Paralogismes doit déjà développer.
L'analogie de l'homme avec les autres êtres vivants doit seulement lui indi-
quer négativement qu'il est au-dessus de cette destination et qu'il est
3
appelé à développer autre chose . L'indication est négative, mais la théma-
tique de l'appropriation à une destination telle qu'elle fonctionne pour tout
organe, pouvoir ou Antrieb doit continuer à opérer. Elle continue à soutenir de
manière paradoxale et équivoque toute la suite de l'argumentation, et c'est précisément ce
contexte qui va déterminer l'apparition du terme « Trieb » lui-même.
En effet, la preuve pratique de l'immortalité de l'homme se soutient de
la connaissance croissante de la finalité de ce que nous avons devant les
yeux avec « la perspective ouverte sur l'immensité de la création, et p a r
conséquent, aussi, la conscience d'une illimitation certaine dans la possibi-
lité de l'extension de notre connaissance, accompagnée d'un Trieb qui y
4
correspond » . A l' Antrieb finalisé correspond maintenant u n Trieb pour la
connaissance. Celui-ci, référé à l'immensité de la création et à la possibilité
d'une extension illimitée de notre connaissance, est loin du type
d'appropriation à sa destination qui régnait au niveau de l'ordre de la

1. « (Die) Erkenntnis des Menschen als Weltbürger », VII, 120, trad. Jalabcrt, p. 940, trad.
Renaut, p. 42, trad. Foucault, p. 11.
2. « Auf das, was er als freihandelndes Wesen auf sich selber macht oder machen kann und
soll.» (VII, 119, trad. Jalabert, p. 939, trad. Renaut, p. 4 1 , trad. Foucault, p. 11.
3. O n pourra lire, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, qu'en ce qui concerne
l'homme « sa vraie destination » est de « produire une volonté bonne en soi-même ».
4. Treymesaygues et Pacaud traduisent « Trieb » par penchant, La Pléiade garde cette
même traduction ; nous avons vu qu'elle est en partie inappropriée. « (Dieser Beweisgrund) mithin
auch durch das BewuЯtsein einer Gewissen Unbcgrenztheit in der mцglichen Erweiterung unserer
Kenntnisse, samt einem dieser angemessenen Triebe bleibt immer noch übrig (...) » (B, 426, I,
1065 ; trad. modifiée).
nature ; pourtant c'est la référence à l'Antrieb, ou du moins à la finalité en
jeu au moment de son évocation, qui permet l'utilisation du terme
« Trieb ».
Ce qui nous « pousse » à étendre notre connaissance ne peut plus être
référé aussi facilement à un but, et c'est probablement parce que le terme
« Trieb » ne renvoie pas dans sa structure même à une finalité ou à un
usage déterminé qu'il est maintenant employé. Le but en jeu n'est plus
celui d'un être vivant naturel. Si ce Trieb indique que l'homme est « une
dernière fin ultime de la nature », s'il est l'indice d'une destination, d'une
fin pratique, c'est de manière négative, par opposition aux fins limitées des
êtres vivants naturels. En effet, ce qu'il nous fait réaliser, l'extension illi-
mitée de la connaissance, est une poussée qui est une illusion naturelle de
la raison du point de vue spéculatif; elle peut donc être destructrice pour
ce point de vue. Il est ainsi difficile de considérer d'emblée cette fin
comme utile, et ce qui est engagé en elle est une tâche infinie. O n connaоt
les réglages complexes qui devront être opérés dans l'Appendice à la dialec-
1
tique transcendantale et dans la Théorie transcendantale de la méthode pour arriver
à démontrer que ce qui a Heu a « sa destination (Bestimmung) bonne et
finale (Zweckmäßige) dans la constitution (ou la disposition : " Naturanlage ") de
2
notre raison » . Il est essentiel de souligner, cependant, que cette démons-
tration, de m ê m e que celle de l'immortalité de l'âme d'un point de vue
pratique, ne permet pas d'identifier la poussée de ce Trieb à la détermina-
tion (Bestimmung) pratique. Si ce Trieb est le signe d'une détermination ou
d'une destination il n'est pas par lui-même son effectuation. Ce point cor-
respond à ce que K a n t va de plus en plus clairement thématiser : le déve-
loppement de la culture n'est pas le développement moral, il nous y dis-
pose. Mais c'est précisément la possibilité et les limites de ce « réglage »
qu'il nous faut découvrir.
A l'issue de cette analyse de la preuve pratique de l'immortalité de
l'âme dans la Critique de la raison pure, nous nous retrouvons face à une série
de difficultés. Antrieb et Trieb mettent-ils en jeu un concept déterminé ? Dans
quelle mesure n'y a-t-il pas entre l'ordre de la nature, et l'homme en tant
qu'il est partie prenante du domaine pratique, une totale différence et non

1. Cf. notamment, à ce propos, la première section du Canon de la raison pure : « Von dem
letzten Zwecke des reinen Gebrauchs unserer Vernunft » ( « De la fin dernière de l'usage pur de
notre raison » ). Kant commence par y relever que « Die Vernunft wird durch einen H a n g ihrer
Natur getrieben über der Erfahrung gebrauch hinauszugehen » (« La raison est poussée par un
penchant de sa nature à dépasser l'usage de l'expérience pour s'aventurer dans un usage pur... »),
A, 797/B, 825, I, 1359). O n remarquera ici l'emploi du terme « penchant » ( « H a n g » ), joint à
l'usage du verbe « treiben ». C'est de ce point de vue que la traduction de « Trieb » par « pen-
chant » n'est pas totalement inappropriée. Kant souligne ainsi l'orientation « naturelle » donnée
dans la poussée qui fait dépasser à la raison l'usage de l'expérience, orientation qui précisément
correspond à une illusion transcendantale d'un point de vue théorique. La justification définitive
de cette « Bestrebung » contradictoire (le terme est généralement traduit par « tendance ») est
alors trouvée en mettant en avant l'intérêt pratique.
2. A, 6 6 9 / B , 697, I, 1266.
pas une analogie ? Ce texte laisse ces deux questions pendantes, elles
appellent toute la réélaboration conduite dans la Critique de la faculté de juger.
Nous allons voir que la solution sera telle qu'il ne sera pas ici question de
détermination mais de réflexion, et que si une opération analogique peut
bien opérer, c'est à la condition qu'entre le domaine de la nature et le
domaine pratique le décrochage soit total. C'est alors toute la manière de
concevoir la téléologie et la physico-théologie qui devra être revue.

LES TERMES «TRIEB » « ANTRIEB » AU CЊUR DE LA DIFFICULTЙ


DE L'ARTICULATION
ENTRE NATURE ET NATURE HUMAINE:
L'EMPLOI DE LA NOTION DE CAUSALITЙ FINALE

L'étude de la preuve pratique de l'immortalité de l'âme dans la


seconde édition des Paralogismes nous a permis de percevoir les problèmes
en jeu. Nous pouvons maintenant faire le point concernant l'utilisation
générale du mot « Trieb » et de sa famille p a r Kant. Cela nous conduira à
examiner à la fin de cette partie, comment leur utilisation se rejoue dans
l'Anthropologie du point de vue pragmatique, d'une manière totalement identique,
mais aussi totalement opposée à ce que nous avons vu opérer dans la
preuve pratique de l'immortalité de l'âme.

L'utilisation de la famille du mot « Trieb »


Dans les lexiques kantiens le terme « Trieb » est généralement accouplé
1
au terme « Instinct », sans être considéré à part . Effectivement « Trieb » est
un terme que K a n t a pu utiliser parfois pour désigner l'instinct animal,
comme c'est le cas dans l'Essai sur la fausse subtilité des quatre figures du syllo-
gisme. Cet usage n'est pas original ; ainsi, par exemple, Reimarus, dont
K a n t a lu les ouvrages, a écrit en 1760 des Allgemeine Betrachtungen über die
Triebe der Tiere. Mais, il est plus notable que dans La religion dans les limites de
la simple raison le terme « Trieb » apparaisse encore quand il est question de
2
« la disposition à l'animalité dans l'homme en tant qu'être vivant » . Cette
disposition est placée en tant que telle « sous le titre général de l'amour de
soi physique et simplement mécanique, c'est-à-dire tel qu'on n'y exige pas
3
la raison » . K a n t y énumère la conservation de soi-même, la reproduction
de l'espèce p a r u n Trieb sexuel (Trieb zum Geschlecht), et un Trieb social
(Trieb zur Gesellschaft). La traduction par le terme « instinct » s'impose
d'elle-même. Pour définir, quelques pages plus loin, l'instinct (Instinct) p a r

1. Voir, par exemple, le Kant Lexikon de Rudolf Eisler ou le CD-Rom Kant im Kontext.
2. « Die Anlage für die Thierheit des Menschen als eines lebenden. »
3. « (Diese Anlage) kann mann unter dem allgemeinen Titel der physischen und bloЯ
mechanischen Selbsliebe, d. i. einer solchen bringen, wozu nicht Vernunft erfordert wird » (VI,
26,III,37-38).
rapport au penchant (Hang) et à l'inclination (Neigung), K a n t va précisé-
1
ment évoquer le Kunsttrieb animal et le Trieb zum Geschlecht . De m ê m e , en
définissant l'instinct au § 80 de l'Anthropologie du point de vue pragmatique, K a n t
donne deux exemples employant des termes composés comportant le
terme Trieb, l'instinct sexuel (l'instinct à s'accoupler : Begattungstrieb),
2
l'instinct parental (Elterntrieb) .
La notion de Trieb zur Gesellschaft que nous venons de découvrir dans
La religion dans les limites de la simple raison semble tirer le Trieb vers ce qui est
proprement humain, mais le texte souligne bien, nous l'avons vu, qu'il
s'agit d'une disposition animale en nous. Pourtant, dans la preuve pratique
de l'immortalité de l'âme présentée dans la Critique de la raison pure, le Trieb
a engagé une dimension spécifiquement humaine, l'extension de nos
connaissances requise p a r la raison. D a n s ce contexte et cette dimension,
nous avons vu le concept classique de fin porté jusqu'à l'éclatement. Nous
avons retrouvé ce Trieb zur Wissenschaft à d'autres endroits de la Critique de
la raison pure, mais nous allons aussi le retrouver dans l'Anthropologie du point
de vue pragmatique.
La manière ambiguл dont se mélangent et s'opposent ainsi l'animal, le
naturel et le proprement humain q u a n d intervient le terme « Trieb » se
retrouve dans la Critique de la faculté de juger. O n y voit alors les difficultés se
concentrer sur le statut et les caractéristiques qu'il faut accorder à la socia-
bilité et aux progrès de la culture. C'est le cas, p a r exemple, q u a n d il s'agit
3
de montrer qu'il y a u n intérêt empirique concernant le beau . Le texte
commence p a r mentionner le Trieb zur Gesellschaft que nous venons de ren-
4
contrer, en soulignant que ce Trieb est naturel à l'homme . Il en distingue
alors « l'aptitude (Tauglichkeit) et le penchant (Hang) pour la société » en
tant qu'elles sont « une nécessité (Erfordernis) propre à l'homme en tant que
créature destinée à vivre en société, donc (...) une propriété (Eigenschaft) de
l'humanité (Humanität) ». Cette aptitude (Tauglichkeit) et ce penchant (Hang)
constituent la sociabilité (Geselligkeit). Il semble donc pertinent de distinguer
ce qui est naturel et ce qui est nécessaire à l'humanité du point de vue des
relations sociales, en distinguant Trieb zur Gesellschaft et Geselligkeit. Pourtant,
q u a n d il s'agit de montrer comment le goыt, comme faculté de communi-
quer son sentiment à tout autre, peut être u n moyen de réaliser la sociabi-
lité, K a n t souligne que c'est « ce qu'exige l'inclination naturelle (natürliche
Neigung) de chacun ». La sociabilité peut donc, de ce point de vue, être

1. VI, 32, III, 4 1 .


2. Cf. n. 2, p. 27.
3. § 4 1 , V 296-297, trad. Philonenko (1), (Paris, Vrin, 1979, p . 129-131), trad. Philonenko
(2), (Paris, Vrin, 1993), p. 189-191, trad. Delamarre dans La Pléiade (1985), II, 1076-1078, trad.
A. Renaut (Paris, Aubier, GF, 1995), p . 282. Nous utilisons le plus souvent la première traduction
de A. Philonenko.
4. A. Philonenko (1) traduisait ici « Trieb » par « tendance », il garde cette traduction en (2).
A. Delamarre préfère la traduction par « instinct ». A. Renaut traduit par « ce qui pousse
l'homme vers la société ».
considérée comme la réalisation du Trieb zur Gesellschaft. Ainsi, bien que
dans cette expression le terme « Trieb » renvoie plutфt à un instinct, ce qu'il
exprime peut pourtant trouver sa réalisation et son accomplissement dans
ce qui constitue une nécessité propre à l'homme. Ainsi se manifeste encore
une fois l'ambiguпté et l'indétermination de la conceptualisation kantienne
quand il s'agit d'articuler ce qui est nécessaire à l'homme comme être pro-
prement humain, et ce qui est naturel à l'homme comme espèce animale.
La preuve en est donnée dans la Critique de la faculté de juger lorsque le
§ 60 évoque u n « Trieb actif pour une sociabilité légale (der rege Trieb zur
1
gezsetzlichen Geselligkeit). » Le Trieb est alors référé à une dimension propre-
ment humaine, il apparaоt dans une analyse du développement historique
des progrès de la « sociabilité conforme à l'espèce humaine, p a r laquelle
2
elle se distingue de l'animalité bornée » . Ainsi présenté, il se situe du cфté
de ce qui est proprement humain et nous permet de progresser hors de
l'animalité. Le problème en j e u est évidemment celui que nous avons ren-
contré en nous penchant sur le statut de l'analogie entre l'être vivant dans
3
le m o n d e et l'homme lui-même . Il s'agit de trouver une médiation qui
respecte les différences. C'est pourquoi le § 60 s'interroge sur le statut des
4
« humanités » , en tant qu'elles sont conçues comme ce qui permet le
développement de l'humain, à l'intersection du naturel et du proprement
pratique. Il est notable que les difficultés propres à l'articulation de ces
deux domaines dans la problématique de K a n t ne font que se rejouer dans
le pessimisme que manifeste la fin du paragraphe. Si cette dernière sou-
ligne l'importance des modèles culturels, c'est que l' « heureuse union » de
la « contrainte légale » qu'exerce u n e culture supérieure avec « la nature
libre » peut devenir de plus en plus difficile à réaliser, et m ê m e simplement
5
à concevoir . Retenons, pour l'instant, de nos analyses que c'est bien la

1. V, 355-356. Ici, A. Delamarre traduit « Trieb » par « tendance », III, 1146-1147 ; trad.
déjà adoptée par A. Philonenko (1), p. 177, qui la conserve ensuite (2), p . 269. A. Renaut adopte
ici le terme « penchant », p. 344.
2. « Der Menschheit angemessene Geselligkeit ausmachen, wodurch sie sich von der tieris-
e e
chen Eingeschränktheit unterscheidet. » Dans la 2 (1793) et la 3 éd. (1799) de la Critique de la
faculté de juger, le terme « Geselligkeit » sera remplacé par celui de « Glückseligkeit » : « félicité ».
3. Il faut être attentif au fait que toute la démarche kantienne engage une remise en cause de
ce que Wolff et Baumgarten, dans une filiation leibnizienne, appelaient « l'analogon de la rai-
son ».
4. « La propédeutique pour tous les beaux-arts, lorsqu'il s'agit du suprême degré de leur per-
fection ne semble pas consister dans des préceptes (ou des prescriptions : Vorschriften), mais dans
la culture des facultés de l'âme grâce à ces connaissances préliminaires que l'on nomme "humano-
ria", sans doute parce que "humanité" signifie d'une part le sentiment universel de sympathie
(Teilnehmungsgefühl), d'autre part la faculté de pouvoir se communiquer de façon intime et uni-
verselle (...) ». V, 355, trad. A. Philonenko (1), p. 1 7 7 ; (2), p. 2 6 9 ; trad. A. Delamarre, II, 1146,
trad. A. Renaut, p . 344.
5. « Il sera difficile pour un siècle à venir de se passer de ces modèles, car il sera toujours
plus éloigné de la nature et il pourrait bien être à peine capable, sans en posséder des exemples
durables, de se faire une Idée de l'heureuse union (von der glücklichen Vereinigung) dans un seul
et même peuple de la contrainte légale qu'exige la culture supérieure (des gesetzlichen Zwanges
der hцchsten Kultur) avec la force (Kraft) et la justesse (Richtigkeit) d'une nature libre (freien
manière ambiguл dont s'identifient et se distinguent l' « être vivant dans le
m o n d e » et le proprement humain qui c o m m a n d e l'usage du terme
« Trieb ». Il en va de m ê m e pour les mots qui appartiennent à la même
famille. Ainsi, dans le lexique kantien, « Triebfeder », le « mobile » se com-
prend p a r opposition au « Bewegungsgrund », le « motif » ; on peut ainsi dis-
tinguer le fondement subjectif du désir et le fondement objectif du vou-
1
loir . E n ce qui concerne le « Triebfeder » lui-même, il faudra fixer la distinc-
2
tion entre les mobiles naturels et le mobile de la raison pratique . Dans la
preuve pratique de l'immortalité de l'âme que comportait la Critique de la
raison pure, le terme « Trieb » est apparu en m ê m e temps que le terme
« Antrieb ». C'est couplé avec lui que K a n t a précisément fait jouer
l'analogie entre les « dispositions (Naturanlagen) de la nature humaine » et la
« nature des êtres vivants » en poussant la différence entre les deux natures
à l'extrême, tout en sauvegardant le principe de l'exacte proportion à sa
destination, à sa détermination. Dans ce couplage, « Antrieb » se retrouve
plus clairement du cфté de l'instinct. O n retrouvera u n couplage assez
similaire à la fin del'Anthropologie.
Pour conclure cette étude de l'usage de la famille du m o t « Trieb », nous
noterons tout d'abord qu'elle est susceptible d'être utilisée q u a n d des cau-
ses finales sont en jeu : des causes exprimant u n accomplissement, une des-
tination, une appropriation ou une proportionnalité à u n e détermination.
La famille du m o t « Trieb » est employée alors pour souligner la particula-
rité de cette poussée, son irréductibilité aux poussées simplement méca-
niques que suppose la causalité étudiée dans l' Analytique transcendantale. Pour
nous s'annoncent toujours des buts dans les forces concernées. C'est ainsi
que dans la Critique de la faculté de juger K a n t fait l'éloge de Blumenbach
pour avoir utilisé le terme « Bildungstrieb », plutфt que « Bildungskraft », q u a n d
3
il s'agit d'étudier l'apparition des êtres vivants . Au-delà de ce simple usage
concernant la causalité finale, mais toujours en liaison avec lui, nous
savons q u e les mots de la famille du terme « Trieb » peuvent apparaоtre
q u a n d la détermination en j e u dépasse les strictes déterminations naturel-
les, tout en devant être conçues comme manifestant des caractéristiques
finales. C'est précisément le cas du terme « Trieb » lui-même, dans la
démonstration de la preuve pratique de l'immortalité de l'âme.
Йtant donné l'importance des mots de cette famille, on pourrait
s'attendre à ce qu'ils soient clairement définis dans le vocabulaire « psy-

N a t u r ) p o s s é d a n t le s e n t i m e n t d e sa p r o p r e v a l e u r » ( V , 3 5 6 , § 6 0 , t r a d . A . P h i l o n e n k o (1), p . 1 7 7 ;
(2), p . 2 7 0 ; t r a d . A . D e l a m a r r e , p . 1 1 4 7 , t r a d . A . R e n a u t , p . 3 4 5 . O n p e u t se d e m a n d e r si le p e s -
s i m i s m e f r e u d i e n d u Malaise dans la civilisation n e fait p a s q u e r é p é t e r l a p r o b l é m a t i q u e k a n t i e n n e ,
s a n s l ' i n v e r s e r , e n d é v e l o p p a n t u n e d e ses possibilités.
1. S t é p h a n i e Buchenau montre comment K a n t , en é t a b l i s s a n t c e t t e d i s t i n c t i o n , s ' o p p o s e clai-
r e m e n t à Wolff et B a u m g a r t e n .
2. Kritik der praktischen Vemunft, E r s t e s B u c h , 3 . Hauptstück : V o n den Triebfedern der reinen
p r a k t i s c h e n Vernunft. N o u s d e v r o n s r e v e n i r s u r c e point à l a fin d e c e t t e r e c h e r c h e .
3 . § 8 1 , D e l a c o m p o s i t i o n d u m é c a n i s m e a v e c le principe t é l é o l o g i q u e d a n s l ' e x p l i c a t i o n
d ' u n e fin n a t u r e l l e c o m m e produit d e l a nature ( V , 3 7 8 - 3 7 9 ) .
chologique » kantien, quand il s'agit de faire référence à une nature fina-
lisée à l'œuvre en nous, donnant une destination, une détermination à
notre comportement. Or ce n'est pas le cas, mais les mots de la famille de
« Trieb » vont précisément être employés par Kant quand les difficultés
concernées sont directement affrontées, quand il faut directement mention-
ner la causalité, la poussée qui est à l'œuvre à ce moment là. C'est précisé-
ment leur indétermination et leur capacité à s'appliquer de manière équi-
voque à ce qui est proprement naturel et à ce qui est proprement du
domaine pratique qui semble justifier leur emploi.
En ce qui concerne le vocabulaire précis employé p a r K a n t lorsqu'il
s'agit d'exprimer des déterminations du comportement humain, nous
avons rencontré dans la preuve pratique de l'immortalité de l'âme deux
termes clairement définis en dehors de la Critique de la raison pure : « disposi-
tion » et « talent ». C'est le terme « disposition » qui est ici fondamental.
La disposition (Anlage) sera opposée au penchant dans la Religion dans les limi-
tes de la simple raison, en tant qu'elle comporte une nécessité que celui-ci n ' a
1
pas. Selon ce texte, le penchant proprement dit n'est qu'une prédisposi-
tion au désir d'une jouissance qui produit une inclination à celle-ci lorsque
2
le sujet en fera l'expérience . Il faut au contraire souligner que la disposi-
3
tion est innée et doit être représentée comme telle .

L'inversion de la démonstration de la preuve pratique


de l'immortalité de l'âme
dans l'Anthropologie du point de vue pragmatique

La notion de « disposition naturelle » se retrouve dans la partie de


l'Anthropologie du point de vue pragmatique consacrée au caractère de la per-
sonne, du sexe, du peuple, de la race et de l'espèce. « Disposition » peut y
signifier de manière équivoque « disposition naturelle » et se situer du cфté
de l'instinct, aussi bien que « disposition morale » et se situer du cфté de la
volonté. Dans les deux cas, il est fait référence à une certaine nécessité
innée à l'œuvre en nous et donnant une destination, une détermination à
notre comportement, mais les deux usages ne sont-ils pas simplement
homonymes ? Peut-on conserver le concept d'une certaine finalité à
4
l'œuvre dans notre comportement l'orientant, le déterminant ? Nous

1. Voir la note 2, p. 27, qui comporte la définition qu'en donne le § 80 de l'Anthropologie du


point de vue pragmatique.
2. VI, 29 ; III, 40-41, L'inclination ainsi produite restera contingente.
3. Ces analyses rendent la traduction du terme « Antrieb » par « penchant » encore plus dif-
ficile, précisément en tant que 1' « Antrieb », dans le texte des Paralogismes consacré à la preuve
pratique de l'immortalité, suppose manifestement une prédisposition innée.
4. Nous ne consacrons pas de longues analyses à la notion de talent. En effet, le talent met
en jeu, dans l'Anthropologie du point de vue pragmatique (§ 54), la notion de disposition naturelle (Natu-
ranlage) : « Par talent (don naturel/Naturgabe) on entend cette excellence de la faculté de
connaоtre qui dépend non de l'enseignement reçu, mais des dispositions naturelles du sujet (natür-
lichen Anlagen) » (le Witz est un type de talent).
retrouvons ici le problème que nous avions rencontré en étudiant la
preuve pratique de l'immortalité de l'âme dans les Paralogismes.
Les difficultés en jeu vont se concentrer dans l'étude des caractères de
l'espèce. U n caractère d'un « être vivant est ce à partir de quoi sa desti-
nation se peut connaоtre à l'avance ». K a n t va ici présenter les difficultés
qu'il faut affronter si l'on veut résoudre le problème qu'est le constant
écart de l'être humain par rapport à sa destination. Ainsi que nous
l'avions annoncé, nous ne serons pas trop étonnés d'y voir présentée, sous
une forme négative, l'argumentation conduite dans la preuve pratique de
l'immortalité de l'âme présente dans la seconde édition de la Critique de la
1
raison pure, ainsi que l'utilisation des termes « Antrieb » et « Trieb » . Ce texte
de l'Anthropologie souligne que la destination (Bestimmung) de l'homme est
évidemment pratique, l'homme « est destiné à se rendre activement digne
de l'humanité, en luttant contre les obstacles dont l'accable la grossièreté
de sa nature » La place que le texte des Paralogismes accordait à
l'extension illimitée de la connaissance, et au Trieb qui nous y pousse, se
rejoue ici dans l'élévation (immanente), à laquelle nous sommes con-
traints, en tant que la raison nous destine à vivre en société avec des
hommes, en nous cultivant et en nous civilisant. Dans ce progrès et ce
dépassement, l'homme apparaоt de manière analogue comme « une fin der-
nière » de la nature.
Trois difficultés sont présentées, ce sont les deux premières qui vont
nous intéresser. La première difficulté concerne la « première destination
2 3
physique de l'homme » , elle réside dans « l'Antrieb » qu'il éprouve à
conserver sa race comme race animale. O n sait que « la nature a mis en
4
place en nous un (...) riche trésor de dispositions » en vue de cette fin .
Mais ici, la poussée de l'instinct sexuel (Geschlechtsinstinkt) se manifeste chez
l'homme, comme « citoyen du monde <...> dès la quinzième année » et le
rend apte à reproduire l'espèce à ce moment, alors qu'en tant que
« citoyen d'un Йtat », devant entretenir sa femme et ses enfants, il lui faut
encore apprendre au moins jusqu'à sa vingt-cinquième année. Cette
période intermédiaire, nous dit Kant, est rarement remplie d'une autre
façon « qu'en s'abandonnant au vice ». Il y a bien ici contradiction entre
la destination naturelle et la destination morale. O n le voit, l' Antrieb fina-
lisé, la poussée qu'il manifeste, entre directement en conflit avec la culture,
la vie en société au sein d'un Йtat alors qu'ici la destination de l'homme
est en jeu. O n voit bien s'amorcer dans ce texte, comme nous nous y
attendions, une lecture négative de ce que le texte des Paralogismes avait
présenté positivement. La disproportion entre les strictes fins de la nature

1. VII, .325 sq., trad. Foucault, p . 164 sq.; trad. Renaut, p. 314 sq.; trad. Jalabert, III,
1136 sq.
2. « Die erste physische Bestimmung. »
3. Nous savons que Michel Foucault, Alain Renaut, mais aussi Pierre Jalabert traduisent ici
ce terme par « impulsion ».
4. Trad. Foucault, p . 153-154; trad. Renaut, p. 2 9 5 ; trad. Jalabert, p. 1123.
et notre destination est maintenant l'indice d'une difficulté à penser et à
réaliser cette destination (Bestimmung).
C'est encore plus flagrant dans l'énoncé de la deuxième difficulté, qui
présente une version négative de l'argumentation que nous avons étudiée
1
dans les Paralogismes : Le « Trieb zur Wissenschaft » considéré « comme une
culture qui ennoblit l'humanité, est dans toute l'espèce hors de proportion
avec la durée de la vie ». C'est pourquoi il peut y avoir une déperdition de
connaissance, de talent, et le risque d'un retour à la barbarie. Ici, la men-
tion de la poussée à étendre à l'infini nos connaissances ne sert pas à
découvrir notre immortalité, mais au contraire à découvrir la mortalité qui
affecte la culture, la précarité et la fragilité de cette dernière ! Rappelons-
nous d'ailleurs que le « Trieb zur Wissenschaft» tel qu'il apparaissait dans le
texte des Paralogismes n'était en fait que l'indice d'une destination pratique,
et qu'il pouvait être aussi considéré comme la manifestation même de
2
l'illusion transcendantale .
Ainsi se confirme bien notre diagnostic, l'utilisation des termes « Trieb »
et « Antrieb » montre bien une crise dans les considérations téléologiques
que doit mener Kant, crise qu'il doit affronter et résoudre. Q u e ces termes
puissent indiquer, quasiment dans des contextes semblables, une finalité et
une absence de finalité suggère que la causalité qu'ils expriment ne peut
être clairement déterminée et que l'articulation du domaine pratique et du
domaine de la nature fait hautement problème. La nécessité de considérer
ce que le texte des Paralogismes appelait une « dernière fin ultime de la
nature », en considérant l'homme comme une telle fin, conduit à dévoiler
cette crise sous jacente.
O n sait que la possibilité d'articuler le domaine de la nature et le
domaine pratique met notamment en jeu la philosophie kantienne de
l'histoire, mais c'est précisément la possibilité et les limites de cette solution
qui est ici en cause. La première proposition de l'Idée d'une histoire universelle
doit d'abord affronter la possibilité d'une crise de l'idée de finalité : « T o u -
tes les dispositions naturelles d'une créature sont destinées à se déployer un
j o u r de façon exhaustive et finale », « si nous nous écartons de ce principe
nous avons affaire à une nature qui joue sans aucun but ; et l'indétermination
3
désolante vient prendre la place du fil conducteur de la raison » . Nous
avons p a r ailleurs souligné le pessimisme que manifestait le § 60 de la Cri-
tique de la faculté de juger. C'est précisément le risque qu'une indétermination
désolante vienne prendre la place du fil conducteur de la raison qu'il faut
rencontrer.
Il faut maintenant examiner comment la Critique de la faculté de juger

1. VII, 325, trad. Michel Foucault: « L'impulsion pour la science » (p. 164); trad. Alain
Renaut : « L'impulsion qui conduit vers la science » (p. 3 1 5 ; , par contre, Pierre Jalabert traduit
p a r : « L'instinct du savoir » (III, 1137).
2. O n retrouve évidemment dans ces lignes la thématique de la misologie telle qu'elle est
présentée dans les Fondements de ta métaphysique des mœurs.
3. VIII, 1 8 ; II, 189.
affronte ces difficultés : comment elle fait dépendre le concept de fin du
jugement réfléchissant, comment elle arrive à articuler en les distinguant
fin dernière de la nature et fin ultime.

COMMENT ADMETTRE LE PRINCIPE DE FINALITЙ А PROPOS


DES ÊTRES VIVANTS DANS LE MONDE
ET DE L'HOMME DANS LE MONDE ?
U n e fin est le concept d'un objet, dans la mesure oщ il comprend le
fondement de la réalité de cet objet. C'est bien en évoquant la réalité de la
reproduction qu'on concevra l' Antrieb à l'œuvre dans l'instinct sexuel. C'est
bien en évoquant la réalité de l'accroissement des sciences que l'on pourra
concevoir le Trieb qui nous y pousse.
Q u a n d il considère le concept de fin, K a n t s'inscrit d'abord au sein de la
e
physico-théologie, telle qu'elle se développe depuis le début du XVIII siècle.
C'est l'Idée d'un entendement divin infini, nous semblant agir selon des fins,
qui nous permet de poser le concept de cause finale. Ainsi, l'usage du terme
« Trieb » s'insère dans cette référence théologique. C'était le cas chez Reima-
rus, Stefanie Buchenau nous a montré à quel point c'était le cas chez Cru-
sius. Or, précisément, l'apport de K a n t va consister dans le fait qu'il va sor-
tir de cette conception tout en la conservant, dans une certaine mesure
(comme le constateront clairement Schelling et Hegel). Pour Kant, la réfé-
rence à cet entendement divin ne peut plus avoir qu'un usage régulateur et
non plus u n usage constitutif, le concept de fin n'est pas engagé dans un
usage déterminant. Le fondement supra-sensible de la finalité de la nature,
donc de l'organisation qui s'y manifeste, ne peut être connu. Il ne peut être
envisagé que comme la manière dont notre entendement fini prend la
mesure de sa propre finité. Notre entendement se représente alors u n enten-
dement infini produisant son propre contenu, représentation qui reste
intrinsèquement dépendante de la constitution particulière de notre faculté
de connaоtre (c'est ce que démontre le § 77 de la Critique de la faculté déjuger).
Nous avons vu, au début de cette recherche, que la démonstration pra-
tique de l'immortalité de l'âme dans la deuxième édition des Paralogismes
s'appuyait sur le fait que la raison avait u n « domaine propre, à savoir
l'ordre des fins qui est en même temps u n ordre de la nature ». C'est pré-
e
cisément la thèse que va rectifier le 5 paragraphe de l'Introduction de la Cri-
1
tique de la faculté déjuger . La finalité de la nature n'est ni un concept de la
nature ni u n concept de la liberté, il ne peut être référé à un domaine
propre (celui de la nature ou celui de la liberté), il ne nous permet que de

1. « O r ce concept transcendantal d'une finalité de la nature n'est ni un concept de la nature


ni un concept de la liberté, parce qu'il n'attribue absolument rien à l'objet (à la nature) mais
représente seulement l'unique manière suivant laquelle nous devons procéder dans la réflexion sur
les objets de la nature en vue d'une expérience complètement cohérente, et par suite c'est un prin-
cipe subjectif (maxime) de la faculté de juger » (V, 184 ; trad. Philonenko (1), p . 31 ; (2), p . 45 ;
trad. A. Delamarre, II, 939 ; trad. A. Renaut, p. 163.
réfléchir sur les objets de la nature. Tout se passe comme s'il y avait eu
« un heureux hasard favorable à notre dessein », l'unité systématique
découverte ne peut être pénétrée par l'intelligence. Ainsi, la poussée
qu'indiquent les termes de la famille du mot Trieb, en tant qu'elle suppose
une nature réalisant des fins, ne peut faire l'objet d'un concept déterminé,
il en va de même, bien entendu, pour l'instinct.
C'est dans ce contexte que l'élaboration du concept de fin naturelle
(Naturzweck) dans la Critique de la faculté de juger est susceptible de nous intéres-
ser. K a n t relève que le caractère propre d'une fin naturelle est d'être cause
et effet d'elle-même, comme il le montre longuement en prenant l'exemple
d'un arbre. L'auto-organisation e n j e u n ' a rien d'analogue avec une causa-
1
lité quelconque connue de nous (§ 65) . On voit à quel point le recours à
l'analogie tel que nous le voyons à l'œuvre depuis le texte des Paralogismes est
peu aisé. Il ne peut opérer que d'après une analogie éloignée avec notre
causalité suivant des fins en général... Et l'analogie sert surtout à connaоtre
la faculté rationnelle en nous. Il ne peut y avoir ici q u ' u n concept régulateur
pour la faculté de juger réfléchissante, concept permettant seulement de gui-
der la recherche. C'est ainsi que l'on peut admettre que l'Idée d'une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique tente d'établir la manière dont l'homme
est poussé à développer ses propres dispositions naturelles, indépendam-
ment de la conscience qu'il en a. Il est remarquable que, dans ce contexte,
l'instinct lui-même soit voué à rester obscur, l'analogie avec l'art n'est pas
suffisante. « Dès que l'on songe que les abeilles ne fondent leur travail sur
aucune réflexion personnelle, on déclare aussitфt qu'il s'agit d'un produit de
leur nature (de l'instinct), et c'est seulement à leur créateur qu'on l'attribue
2
en tant qu'art » (§ 4 3 , D e l'art en général) .
Mais ce n'est pas sur ce constat d'obscurité que nous devons arrêter
notre analyse, m ê m e s'il importait de souligner l'usage du jugement réflé-
chissant dès que les mots de la famille du terme « Trieb » sont utilisés.
L'utilisation des termes « Trieb » et « Antrieb » dans le texte de la seconde
édition des Paralogismes mobilisait l'ensemble de la nature, le système des
fins qu'elle est susceptible de constituer et son articulation au domaine pra-
tique. Il en allait de m ê m e dans le texte de l'Anthropologie consacré au
caractère de l'espèce, et aux difficultés que rencontrait la réalisation de
notre destination. Cet aspect essentiel doit maintenant être étudié dans le
cadre de la Critique de la faculté de juger.
Au-delà de l'étude du concept de fin naturelle (Naturzweck), il faut main-
tenant analyser comment cette Critique rend compte de l'affirmation de
l'existence d'un être comme fin de la nature (Zweckder Natur). Au § 67 Kant
écrit à ce propos : « Pour cette dernière affirmation il ne faut pas simple-

1. V, 374-375; trad. A. Philonenko (1), p. 1 9 4 ; (2), p . 2 9 9 ; trad. A. Delamarre, II, 1166-


1167 ; trad. A. Renaut, p . 367.
2. V, 305 ; trad. A. Philonenko (1), p. 135 ; (2), p . 198-199 ; trad. A. Delamarre, II, 1084 ;
trad. A. Renaut, p. 288-289.
ment le concept d'une fin possible, mais il nous faut la connaissance de la
fin ultime (Endzweck) (scopus) de la nature, et cette fin exige une relation de la
nature à quelque chose de supra-sensible qui dépasse de beaucoup toute
notre connaissance téléologique de la nature ; en effet, la fin de l'existence
1
de la nature doit être recherchée au-delà de la nature. » La position
défendue ici est ambiguл et paradoxale, comment la fin de l'existence de la
nature peut-elle être recherchée au-delà de la nature ? Nous retrouvons sous
une nouvelle forme les paradoxes que posait la caractérisation de l'homme
« comme dernière fin ultime » de la nature dans la démonstration de la
preuve pratique de l'immortalité de l'âme. En effet, la question de
l'immortalité pratique de l'âme, qui suppose que l'existence de l'homme ne
se confonde pas avec son existence dans la nature sensible, la question de la
possibilité de la réalisation de la destination humaine en tant qu'elle élève
notre existence au-dessus de la nature sont en fait engagées dans la question
de savoir si la nature peut être considérée comme un système des fins, sys-
tème articulé par une fin dernière et ultime, cette fin constituant une fin
catégorique inconditionnée. C'est pourquoi l'interrogation sur la nature et
l'interrogation sur l'homme se rejoignent de nouveau ici. Cela conduit à
mettre en question l'usage de l'expression « fin ultime » (Endzweck) dans ce
paragraphe de la Critique de la faculté de juger, de m ê m e que l'expression « fin
dernière ultime » (letzter Endzweck) dans la seconde édition des Paralogismes.
C o m m e n t donner un contenu au concept d'une fin de la nature dont
l'existence se jouerait au-delà de la nature ?
Deux préoccupations sont en fait présentes : la première nous oblige à
nous demander si une telle « fin dernière et ultime » (selon l'expression de
la seconde édition des Paralogismes) est concevable ; la seconde nous conduit
à rechercher si l'homme, par sa destination pratique, est susceptible de
constituer une telle fin. C'est dans ce contexte que se rejoue maintenant
l'usage des mots de la famille du terme « Trieb », la manière dont il faut
entendre la notion de fin dans l'expression « fin de la nature », la façon

1. Trad. A. Philonenko (1), modifiée p . 196 (trad. A. Philonenko (2), p . 3 0 4 ; trad. A. Dela-
marre, p. 1170-1171 ; trad. A. Renaut, p. 369). Contrairement à A. Philonenko et à A. Renaut
nous choisissons de traduire systématiquement « Endzweck » par « fin ultime », même si cette tra-
duction pose problème dans ce passage. Comme le montrera la suite de notre analyse, nous rejoi-
gnons l'interprétation d'Eric Weil qui, en faisant découvrir en France l'importance de la Critique de
la faculté de juger, avait souligné la différence entre « Endzweck » («fin ultime » ) et «letzter Zweck»
( « fin dernière » ). L'auteur des Problèmes kantiens en concluait que l'homme est « infiniment plus »
en tant que « fin ultime » (Endzweck), « sujet de la moralité », qu'en tant que fin dernière (letzter
e
Zweck) de la nature (Paris, Vrin, 2 éd., 1982, p. 82 sq.). Cela le conduisait moins à mettre en
avant un « clivage » au sein de l'humanité de l'homme, qu'à souligner que « c'est la téléologie et
elle seule, qui amène l'homme à s'élever à la question du sens véritable » (ibid., p . 85). Alain
Renaut tente une interprétation opposée à celle d'Eric Weil, qui souligne l'unité des deux types de
fin, cf. Kant aujourd'hui (Paris, Aubier, 1997), p. 412 sq. et sa nouvelle traduction de la Critique de la
faculté de juger (Paris, GF, 1995) p . 65-67. O n trouve notamment dans l'ouvrage de Franck Fisch-
bach, Fichte et Hegel. La reconnaissance, une critique récente de la position d'A. Renaut (Paris, PUF,
1999, p . 25-26). Il convient aussi de lire, à ce propos, la note rédigée par A. Delamarre dans sa
traduction (p. 1547).
dont le Trieb dépasse toutes les fins naturelles à travers l'extension de la
connaissance ou le développement de la culture. Les enjeux sont considé-
rables. C'est ici qu'apparaоtra clairement la position kantienne, sa nou-
veauté, ce en quoi elle se distingue de ses « successeurs » dans l'Idéalisme
allemand, n o t a m m e n t Fichte. Mais c'est aussi sur ce point qu'on pourra
comprendre comment une lecture de Freud influencée p a r Lacan peut
faire référence à Kant. Enfin, et surtout, c'est ainsi que l'on pourra com-
prendre pourquoi l' Anthropologie du point de vue pragmatique ne peut avoir à
proprement parler de domaine.
La question est donc tout d'abord de savoir si une « fin dernière et
ultime », est concevable. La suite de la Critique de la faculté de juger va en fait
démontrer que l'expression « fin dernière ultime » n'est pas admissible stric-
tement. C o m m e le montrait la preuve pratique de l'immortalité de l'âme,
elle ne peut opérer qu'en étant corrigée. L'usage particulier du terme « fin
1
ultime » (Endzweck) au § 67 ne sert en fait q u ' à poser le problème . Pour le
résoudre, le § 82 démontre qu'il faut distinguer fin dernière (letzter Zveck) et
fin ultime (Endzweck). U n e fin dernière (letzter Zweck) existe encore en fonc-
tion d'autres êtres qui la visent, en ce sens elle constitue encore u n moyen
pour elles. Pour qu'il y ait fin ultime (Endzweck), il faut que « la fin de
2
l'existence d'un tel être de la nature (soit) en lui-même » , c'est ce que nous
avons relevé en soulignant qu'elle devait être inconditionnée. Il n'est pas
douteux pour K a n t que l'homme puisse être considéré comme fin dernière
de la nature, mais à vouloir le démontrer, « on risque de prouver plus qu'on
3
ne désirait » et en arriver à prouver qu'il n'est m ê m e pas une telle fin .
C o m m e l'écrit K a n t au § 84 : tout dans la nature est conditionné, et cela vaut
aussi bien « pour la nature en dehors de nous (la nature matérielle), mais
aussi de la nature en nous (la nature pensante) ; étant bien entendu que j e
4
considère seulement en moi ce qui est nature » . La fin dernière (letzter Zweck)
de la nature ne peut être cette fin inconditionnée qu'est une fin ultime
(Endzweck). Celle-ci doit contenir en elle-même la raison de son existence.
Seul l'homme peut être une telle fin, mais pour autant qu'il possède une rai-
son pratique, et peut être considéré comme noumène. Cette solution permet
à K a n t d'affronter toutes les difficultés que nous avons relevées dans cette
étude en insistant sur le décrochage entrefin dernière de la nature et fin ultime. Ce décro-
chage permet à la fois de sauvegarder la différence à l'œuvre, tout en sauve-
gardant la possibilité d'un passage réflexif entre le domaine de la nature et le
domaine de la liberté. C'est ce que nous allons maintenant examiner.

1. Alain Renaut remarque qu'ici Kant « déroge visiblement » « au dédoublement conceptuel


entre » letzter Zweck « et » Endzweck « (Kant aujourd'hui, p . 413), cela nous paraоt normal s'il ren-
contre ici le problème que ce dédoublement conceptuel permet de résoudre.
2. Trad. A. Philonenko (1), p. 2 3 7 ; (2), p. 3 7 2 ; trad. A. Delamarre, p. 1228; trad.
A. Renaut, p . 423.
3. Trad. A. Philonenko (1), p. 2 3 9 ; (2), p. 3 7 6 ; trad. A. Delamarre, p. 1 2 3 1 ; trad.
A. Renaut, p . 426.
4. Trad. A. Philonenko (1), p. 2 4 4 ; (2), p . 3 8 4 ; trad. A. Delamarre, p . 1238; trad.
A. Renaut, p . 432.
C o m m e l'a montré l'étude des textes des Paralogismes et de l'Anthropo-
logie, on peut considérer que la fin dernière (letzter Zweck) de la nature
réside dans le développement de la culture (§ 83). Il est possible ainsi de
rechercher « ce que la nature peut effectuer pour préparer l'homme à ce
qu'il doit faire de lui-même pour être une fin ultime (Endzweck) et le sépa-
rer de toutes les fins » . En tant que fin dernière de la nature, fin qui per-
met d'articuler celle-ci en système des fins, l'homme est seulement détaché de
toutes les fins, mais son statut de fin dernière ne peut aller au-delà. Il est
cependant possible de considérer qu'il est ainsi préparé à être une fin ultime (Endzweck).
Ainsi, le recours au concept de finalité permet le passage du domaine de la
nature à celui de la liberté, mais il ne permet pas de constituer u n
domaine dans lequel les deux autres seraient confondus. Nous pouvons
seulement lire dans la nature, relativement au mode d'exercice de nos
diverses facultés, le chiffre de notre destinée pratique ; plus exactement,
nous avons le droit d'y interpréter des signes, sans qu'une connaissance
déterminée de notre destination puisse s'y développer. L ' h o m m e , par sa
détermination pratique, ne constitue pas en fait une fin dernière ultime, il
est d'une part une fin dernière de la nature, d'autre part une fin ultime,
mais sa capacité de réflexion lui permet cependant de réfléchir à la desti-
nation de son existence. En tant que fin dernière (letzter Zweck) l'homme
voit se décomposer en lui le langage familier de la finalité. « L'habileté » se
développe à partir de l'inégalité entre les hommes, à partir de l'oppression
et d'un dur travail sans beaucoup de joie. La guerre sert de « mobile »
2
(Triebfeder) pour développer tous les talents qui conduisent à la culture . La
« discipline de penchants », auxquels nous engage u n « effort final de la
3
nature » (ein zweckmässiges Streben) qui nous rend apte à des fins plus élevées
que celles qu'elle comporte, déverse sur nous u n surcroоt de maux...
G é r a r d Lebrun remarquait que si l'homme devient ainsi « seigneur » ce
4
n'est ni comme propriétaire, ni comme producteur, ni comme usager .
C'est en raison de ce hiatus entre fin dernière (letzter Zweck) et fin ultime
(Endzweck) que Gérard Lebrun en arrivait à écrire que le concept de fin
ultime « ne signifie plus que la mise à l'écart de la question à quoi ça
sert ?' », en annonçant une « distance p a r rapport à tout présupposé utili-
tariste ou instrumentaliste ». L'auteur de Kant et la fin de la métaphysique
ajoutait alors que la fin ultime « n'est pas au bout du chemin ; elle est le
vide dans lequel, à la question "qu'est-ce que l ' h o m m e " nulle réponse ne

1. Trad. A. Philonenko (1), p. 2 4 1 ; (2), p . 3 7 9 ; trad. A. Delamarre, p . 1234; trad.


A. Renaut, p . 428-429.
2. Ainsi qu'à l'union des hommes en un tout cosmopolite.
3. A. Philonenko traduit cette expression par « une tendance finale » (1), p. 243 ; (2), p . 281 ;
A. Delamarre évoque une « aspiration finale », p. 1236 ; A. Renault quant à lui traduit par « une
aspiration finalisée », p . 4 3 1 .
4. C'était selon lui une façon de rejeter toutes les conceptions classiques de la fin, tout en
obligeant à entendre autrement le mot « fin » dans « fin de la nature ». Celle-ci ne pourrait plus
alors être considérée comme le terme d'un accomplissement, Kant et la fin de la métaphysique (Paris,
Colin, 1970), p. 487.
viendra plus de la biologie ou de l'histoire, bref de la nature au sens
1
large » . Il faudrait, pourtant, modérer les excès de cette remarque en
ajoutant qu'on ne peut attendre ici nulle réponse déterminée, ce qui
n'interdit pas une enquête, une investigation concernant notre destin.
Notre analyse montre en effet qu'une étude anthropologique, en tant
qu'elle s'intéresse à ce que l'homme « comme être agissant p a r liberté fait
ou peut et doit faire de lui-même », ne peut pas avoir de domaine.
M ê m e si elle n'est pas une anthropologie physiologique, s'intéressant à ce
que la nature fait de l'homme, l'étude des dispositions humaines à
laquelle elle doit se livrer l'engage dans u n usage des concepts téléologi-
ques qui feront qu'elle sera comme la précédente une exploration, une
recherche (Erforschung). Il faut souligner que cette recherche est possible. La Cri-
tique de la faculté de juger prouve bien q u ' u n passage est possible, de
manière simplement réflexive, du domaine de la nature au domaine de la
liberté.

CONCLUSION

En conclusion, nous nous demanderons ce que devient alors, dans le


contexte de la Critique de la faculté de juger, l'usage des termes de la famille
du mot « Trieb », en soulignant les apports ultimes de la pensée kantienne.
Dans les autres textes kantiens le Trieb semblait à la fois se réduire à une
fin de la nature et dépasser toutes les fins de celle-ci, à travers l'extension
de la connaissance et le développement de la culture. C o m m e n t le situer
maintenant par rapport au domaine du concept de la nature et au
domaine du concept de la liberté ?
Nous venons de voir que dans le § 83 de la Critique de la faculté de juger
Kant évoque, à propos de la disposition naturelle à l'œuvre dans la « disci-
pline de nos penchants », u n « effort final (Zweckmässiges Streben) » de la
nature, qui nous rend apte à des développements plus élevés. Ici, c'est le
terme « Streben » qui est en jeu ; exprime-t-il u n concept pratique déter-
miné ? Ce serait le cas si on pouvait penser que l'usage particulier du mot
Trieb dans la preuve pratique de l'immortalité de l'âme exprimait la mani-
festation directe d'une détermination pratique. Nous savons que ce n'est
pas le cas. Ainsi, la référence à ce « Streben » engage seulement une manière
légitime de déchiffrer la nature en nous, sans que pour autant notre desti-
nation pratique soit ici immédiatement et clairement identifiable. Il reste
u n p h é n o m è n e indéterminé. O n voit bien comment de tels textes annon-
cent l'analyse fichtéenne du Streben, et s'y opposent totalement. C'est par
exemple le cas lorsque Fichte, dans le texte Sur le concept de doctrine de la
science ou ce qu'on appelle philosophie de 1794-1798, met en avant la place émi-
nente qu'il donne à l'effort (Streben) et le pose au fondement de la partie

1. Ibid., p . 489.
1
pratique de son œuvre . Pour Kant, le Streben, pas plus que le Trieb zur
Wissenschqft ne peuvent être la manifestation déterminée de notre destina-
tion pratique, de notre humanité comme fin ultime.
Mais ne faudrait-il pas alors être plus attentif au fait que la loi morale,
selon la preuve pratique de l'immortalité de l'âme étudiée au début de
notre étude, appartenait aux « dispositions de notre nature » ? Selon ce
texte, cette loi nous apprenait directement à « estimer par-dessus tout la
simple conscience de l'honnêteté des sentiments au préjudice de tous les
biens », elle nous appelait de manière intérieure à devenir les citoyens d'un
monde meilleur. Ce qui est ainsi en jeu c'est la loi morale comme mobile :
« Triebfeder », faut-il considérer q u ' à l'opposé de ce que nous venons de dire
elle peut être directement agissante au sein de la nature (extérieure et en
nous) ? O n peut en douter, puisque nous avons vu que le seul mobile
directement évoqué par K a n t au § 83 de la Critique de la faculté de juger
était... la guerre en tant qu'elle développait nos talents.
Il faut en rester sur cette question à la position de la Critique de la raison
pratique. La loi morale ne peut agir que négativement sur toutes les stimula-
tions sensibles (Antriebe). L'effet de la loi morale « comme mobile (Triebfe-
2
der) n'est donc que négatif » , la place que K a n t est ainsi conduit à donner
au respect n'est pas le signe immédiat d'un ascétisme, mais la marque de
la distance qui sépare ici le domaine pratique du domaine de la nature
sensible. Ainsi, l'usage des termes de la famille du mot « Trieb » a bien pour
caractéristique essentielle son indétermination, et celle-ci constitue bien le
legs de la pensée kantienne sur ce point. Elle est l'indice d'une sortie hors
de la théologie physique, la finalité en jeu étant considérée indépendam-
ment d'une référence directe et immédiate à la détermination divine. La
pensée kantienne ouvre ainsi la voie à l'Idéalisme allemand et semble
découvrir des continents nouveaux : l'art, l'histoire, la vie. Mais, comme
l'avait remarqué Gérard Lebrun, K a n t reste sur le seuil, comme le prouve
le rфle qu'il attribue encore à l'Idée d'un entendement infini. Reste alors
une approche de la « finité » humaine qui permet précisément au Trieb à
l'œuvre dans la culture de rester u n phénomène indéterminé, sans qu'il
soit engagé dans une odyssée de l'Esprit ou de la Nature.
C'est en fonction de cette problématique que l'œuvre kantienne pré-
e
pare les œuvres qui, au XX siècle, distingueront la pulsion de l'instinct, de
m ê m e que celles qui distingueront la nature et la culture, en refusant une
philosophie de l'histoire. Il convient de se demander dans quelle mesure
elles ne restent pas toutes profondément tributaires du geste kantien et de
ses paradoxes.
Lycée Hoche, Versailles

1. « Ьber den Begriff der Wissenschaftlehre », in J. G. Fichte, Gesamtausgabeder Bayerischen


Akademie der Wissenschaften, 1.2 (Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1965), p . 151 ;
trad. franc., « Sur le concept de doctrine de la science », in Fichte, Essais philosophiques choisis, Paris,
Vrin, 1984, p. 70.
2. KPV, V, 72 ; trad. franc, dans l'éd. des Œuvres philosophiques, II, 696.

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