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18 | 2002
Trieb : tendance, instinct, pulsion
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rgi/904
DOI : 10.4000/rgi.904
ISSN : 1775-3988
Éditeur
CNRS Éditions
Édition imprimée
Date de publication : 15 juillet 2002
Pagination : 25-44
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Jean-Paul Paccioni, « Le terme « Trieb » et l’homme comme fin dernière et ultime », Revue germanique
internationale [En ligne], 18 | 2002, mis en ligne le 29 juillet 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://
journals.openedition.org/rgi/904 ; DOI : 10.4000/rgi.904
JEAN-PAUL PACCIONI
1. « Des paralogismes de la raison pure », KRV, В 424 sq. Nous donnerons toujours ensuite
la référence à la traduction française des Œuvres philosophiques dans la collection de La Pléiade
(Paris, Gallimard, 1980-1986), en la rectifiant quand cela est nécessaire : I, 1064-1065. Pour les
autres œuvres critiques nous commencerons toujours par donner la référence dans l'édition de
l'Académie de Berlin.
2. KRV, B, 425, I, 1064.
3. KPV, V, 162, II, 802. Il faut remarquer que Monique David-Ménard, dans son ouvrage
La folie dans la raison pure (Paris, Vrin, 1990), s'appuie sur ce texte pour rapprocher la conception
psychanalytique du « Trieb » et les analyses kantiennes (p. 184-186).
4. « Ihr eigentümliches Gebiet, nämlich die O r d n u n g der Zwecke, die doch zugleich eine
O r d n u n g der Natur ist. »
propre existence, et, dans cette mesure, faire la preuve de notre immorta-
lité. C'est donc seulement en fonction de ce recours à la notion de fin que
nous pouvons admettre une existence au-delà de la vie sensible. Mais pour
que cette deuxième extension ait lieu, il faut effectivement pouvoir utiliser
cette notion. C'est pourquoi K a n t doit faire jouer une analogie entre les
« dispositions (Naturanlagen) de la nature humaine » et la « nature des êtres
1
vivants dans ce monde » . Dans cette analogie, la différence entre les deux
natures va être poussée à son extrême, tout en gardant un point c o m m u n :
le principe de l'exacte proportion à sa destination ou à sa détermination
(Bestimmung). Il faudra cependant appliquer ce principe à l'homme en tant
m ê m e qu'il y fait exception. C'est dans ce cadre paradoxal que vont inter-
venir les termes « Trieb » et « Antrieb ».
L'analogie suppose d'abord l'exposé de ce qui est du cфté de la
« nature des êtres vivants dans le monde ». D'emblée est employé le mot
« Antrieb », qui est traduit en français dans l'édition de La Pléiade p a r
« penchant ». Cependant, ce terme est généralement choisi en français
pour traduire le mot allemand « Hang », qui correspond, lui, à un concept
2
spécifique du lexique kantien . L'Antrieb ne peut donc être strictement
identifié au penchant, mais l'impulsion qui se manifeste en lui oriente
d'emblée le comportement, comme celui-ci. L'Antrieb a la particularité
d'être finalisé, adapté à une destination dans la vie. En effet, nous dit
Kant, la raison attribue à l'ordre des fins un tel rфle, qu'en ce qui
concerne la nature des êtres vivants, elle « doit nécessairement admettre
pour principe qu'il n'y a pas u n organe (Organ), pas un pouvoir (Vermögen),
3
pas un Antrieb , rien enfin qui soit inutile ou en désaccord avec son usage,
et par conséquent dépourvu de finalité, mais que tout, au contraire, est
4
exactement proportionné à sa destination dans la vie » . Ainsi, Organ, Ver-
1. « (Die) Erkenntnis des Menschen als Weltbürger », VII, 120, trad. Jalabcrt, p. 940, trad.
Renaut, p. 42, trad. Foucault, p. 11.
2. « Auf das, was er als freihandelndes Wesen auf sich selber macht oder machen kann und
soll.» (VII, 119, trad. Jalabert, p. 939, trad. Renaut, p. 4 1 , trad. Foucault, p. 11.
3. O n pourra lire, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, qu'en ce qui concerne
l'homme « sa vraie destination » est de « produire une volonté bonne en soi-même ».
4. Treymesaygues et Pacaud traduisent « Trieb » par penchant, La Pléiade garde cette
même traduction ; nous avons vu qu'elle est en partie inappropriée. « (Dieser Beweisgrund) mithin
auch durch das BewuЯtsein einer Gewissen Unbcgrenztheit in der mцglichen Erweiterung unserer
Kenntnisse, samt einem dieser angemessenen Triebe bleibt immer noch übrig (...) » (B, 426, I,
1065 ; trad. modifiée).
nature ; pourtant c'est la référence à l'Antrieb, ou du moins à la finalité en
jeu au moment de son évocation, qui permet l'utilisation du terme
« Trieb ».
Ce qui nous « pousse » à étendre notre connaissance ne peut plus être
référé aussi facilement à un but, et c'est probablement parce que le terme
« Trieb » ne renvoie pas dans sa structure même à une finalité ou à un
usage déterminé qu'il est maintenant employé. Le but en jeu n'est plus
celui d'un être vivant naturel. Si ce Trieb indique que l'homme est « une
dernière fin ultime de la nature », s'il est l'indice d'une destination, d'une
fin pratique, c'est de manière négative, par opposition aux fins limitées des
êtres vivants naturels. En effet, ce qu'il nous fait réaliser, l'extension illi-
mitée de la connaissance, est une poussée qui est une illusion naturelle de
la raison du point de vue spéculatif; elle peut donc être destructrice pour
ce point de vue. Il est ainsi difficile de considérer d'emblée cette fin
comme utile, et ce qui est engagé en elle est une tâche infinie. O n connaоt
les réglages complexes qui devront être opérés dans l'Appendice à la dialec-
1
tique transcendantale et dans la Théorie transcendantale de la méthode pour arriver
à démontrer que ce qui a Heu a « sa destination (Bestimmung) bonne et
finale (Zweckmäßige) dans la constitution (ou la disposition : " Naturanlage ") de
2
notre raison » . Il est essentiel de souligner, cependant, que cette démons-
tration, de m ê m e que celle de l'immortalité de l'âme d'un point de vue
pratique, ne permet pas d'identifier la poussée de ce Trieb à la détermina-
tion (Bestimmung) pratique. Si ce Trieb est le signe d'une détermination ou
d'une destination il n'est pas par lui-même son effectuation. Ce point cor-
respond à ce que K a n t va de plus en plus clairement thématiser : le déve-
loppement de la culture n'est pas le développement moral, il nous y dis-
pose. Mais c'est précisément la possibilité et les limites de ce « réglage »
qu'il nous faut découvrir.
A l'issue de cette analyse de la preuve pratique de l'immortalité de
l'âme dans la Critique de la raison pure, nous nous retrouvons face à une série
de difficultés. Antrieb et Trieb mettent-ils en jeu un concept déterminé ? Dans
quelle mesure n'y a-t-il pas entre l'ordre de la nature, et l'homme en tant
qu'il est partie prenante du domaine pratique, une totale différence et non
1. Cf. notamment, à ce propos, la première section du Canon de la raison pure : « Von dem
letzten Zwecke des reinen Gebrauchs unserer Vernunft » ( « De la fin dernière de l'usage pur de
notre raison » ). Kant commence par y relever que « Die Vernunft wird durch einen H a n g ihrer
Natur getrieben über der Erfahrung gebrauch hinauszugehen » (« La raison est poussée par un
penchant de sa nature à dépasser l'usage de l'expérience pour s'aventurer dans un usage pur... »),
A, 797/B, 825, I, 1359). O n remarquera ici l'emploi du terme « penchant » ( « H a n g » ), joint à
l'usage du verbe « treiben ». C'est de ce point de vue que la traduction de « Trieb » par « pen-
chant » n'est pas totalement inappropriée. Kant souligne ainsi l'orientation « naturelle » donnée
dans la poussée qui fait dépasser à la raison l'usage de l'expérience, orientation qui précisément
correspond à une illusion transcendantale d'un point de vue théorique. La justification définitive
de cette « Bestrebung » contradictoire (le terme est généralement traduit par « tendance ») est
alors trouvée en mettant en avant l'intérêt pratique.
2. A, 6 6 9 / B , 697, I, 1266.
pas une analogie ? Ce texte laisse ces deux questions pendantes, elles
appellent toute la réélaboration conduite dans la Critique de la faculté de juger.
Nous allons voir que la solution sera telle qu'il ne sera pas ici question de
détermination mais de réflexion, et que si une opération analogique peut
bien opérer, c'est à la condition qu'entre le domaine de la nature et le
domaine pratique le décrochage soit total. C'est alors toute la manière de
concevoir la téléologie et la physico-théologie qui devra être revue.
1. Voir, par exemple, le Kant Lexikon de Rudolf Eisler ou le CD-Rom Kant im Kontext.
2. « Die Anlage für die Thierheit des Menschen als eines lebenden. »
3. « (Diese Anlage) kann mann unter dem allgemeinen Titel der physischen und bloЯ
mechanischen Selbsliebe, d. i. einer solchen bringen, wozu nicht Vernunft erfordert wird » (VI,
26,III,37-38).
rapport au penchant (Hang) et à l'inclination (Neigung), K a n t va précisé-
1
ment évoquer le Kunsttrieb animal et le Trieb zum Geschlecht . De m ê m e , en
définissant l'instinct au § 80 de l'Anthropologie du point de vue pragmatique, K a n t
donne deux exemples employant des termes composés comportant le
terme Trieb, l'instinct sexuel (l'instinct à s'accoupler : Begattungstrieb),
2
l'instinct parental (Elterntrieb) .
La notion de Trieb zur Gesellschaft que nous venons de découvrir dans
La religion dans les limites de la simple raison semble tirer le Trieb vers ce qui est
proprement humain, mais le texte souligne bien, nous l'avons vu, qu'il
s'agit d'une disposition animale en nous. Pourtant, dans la preuve pratique
de l'immortalité de l'âme présentée dans la Critique de la raison pure, le Trieb
a engagé une dimension spécifiquement humaine, l'extension de nos
connaissances requise p a r la raison. D a n s ce contexte et cette dimension,
nous avons vu le concept classique de fin porté jusqu'à l'éclatement. Nous
avons retrouvé ce Trieb zur Wissenschaft à d'autres endroits de la Critique de
la raison pure, mais nous allons aussi le retrouver dans l'Anthropologie du point
de vue pragmatique.
La manière ambiguл dont se mélangent et s'opposent ainsi l'animal, le
naturel et le proprement humain q u a n d intervient le terme « Trieb » se
retrouve dans la Critique de la faculté de juger. O n y voit alors les difficultés se
concentrer sur le statut et les caractéristiques qu'il faut accorder à la socia-
bilité et aux progrès de la culture. C'est le cas, p a r exemple, q u a n d il s'agit
3
de montrer qu'il y a u n intérêt empirique concernant le beau . Le texte
commence p a r mentionner le Trieb zur Gesellschaft que nous venons de ren-
4
contrer, en soulignant que ce Trieb est naturel à l'homme . Il en distingue
alors « l'aptitude (Tauglichkeit) et le penchant (Hang) pour la société » en
tant qu'elles sont « une nécessité (Erfordernis) propre à l'homme en tant que
créature destinée à vivre en société, donc (...) une propriété (Eigenschaft) de
l'humanité (Humanität) ». Cette aptitude (Tauglichkeit) et ce penchant (Hang)
constituent la sociabilité (Geselligkeit). Il semble donc pertinent de distinguer
ce qui est naturel et ce qui est nécessaire à l'humanité du point de vue des
relations sociales, en distinguant Trieb zur Gesellschaft et Geselligkeit. Pourtant,
q u a n d il s'agit de montrer comment le goыt, comme faculté de communi-
quer son sentiment à tout autre, peut être u n moyen de réaliser la sociabi-
lité, K a n t souligne que c'est « ce qu'exige l'inclination naturelle (natürliche
Neigung) de chacun ». La sociabilité peut donc, de ce point de vue, être
1. V, 355-356. Ici, A. Delamarre traduit « Trieb » par « tendance », III, 1146-1147 ; trad.
déjà adoptée par A. Philonenko (1), p. 177, qui la conserve ensuite (2), p . 269. A. Renaut adopte
ici le terme « penchant », p. 344.
2. « Der Menschheit angemessene Geselligkeit ausmachen, wodurch sie sich von der tieris-
e e
chen Eingeschränktheit unterscheidet. » Dans la 2 (1793) et la 3 éd. (1799) de la Critique de la
faculté de juger, le terme « Geselligkeit » sera remplacé par celui de « Glückseligkeit » : « félicité ».
3. Il faut être attentif au fait que toute la démarche kantienne engage une remise en cause de
ce que Wolff et Baumgarten, dans une filiation leibnizienne, appelaient « l'analogon de la rai-
son ».
4. « La propédeutique pour tous les beaux-arts, lorsqu'il s'agit du suprême degré de leur per-
fection ne semble pas consister dans des préceptes (ou des prescriptions : Vorschriften), mais dans
la culture des facultés de l'âme grâce à ces connaissances préliminaires que l'on nomme "humano-
ria", sans doute parce que "humanité" signifie d'une part le sentiment universel de sympathie
(Teilnehmungsgefühl), d'autre part la faculté de pouvoir se communiquer de façon intime et uni-
verselle (...) ». V, 355, trad. A. Philonenko (1), p. 1 7 7 ; (2), p. 2 6 9 ; trad. A. Delamarre, II, 1146,
trad. A. Renaut, p . 344.
5. « Il sera difficile pour un siècle à venir de se passer de ces modèles, car il sera toujours
plus éloigné de la nature et il pourrait bien être à peine capable, sans en posséder des exemples
durables, de se faire une Idée de l'heureuse union (von der glücklichen Vereinigung) dans un seul
et même peuple de la contrainte légale qu'exige la culture supérieure (des gesetzlichen Zwanges
der hцchsten Kultur) avec la force (Kraft) et la justesse (Richtigkeit) d'une nature libre (freien
manière ambiguл dont s'identifient et se distinguent l' « être vivant dans le
m o n d e » et le proprement humain qui c o m m a n d e l'usage du terme
« Trieb ». Il en va de m ê m e pour les mots qui appartiennent à la même
famille. Ainsi, dans le lexique kantien, « Triebfeder », le « mobile » se com-
prend p a r opposition au « Bewegungsgrund », le « motif » ; on peut ainsi dis-
tinguer le fondement subjectif du désir et le fondement objectif du vou-
1
loir . E n ce qui concerne le « Triebfeder » lui-même, il faudra fixer la distinc-
2
tion entre les mobiles naturels et le mobile de la raison pratique . Dans la
preuve pratique de l'immortalité de l'âme que comportait la Critique de la
raison pure, le terme « Trieb » est apparu en m ê m e temps que le terme
« Antrieb ». C'est couplé avec lui que K a n t a précisément fait jouer
l'analogie entre les « dispositions (Naturanlagen) de la nature humaine » et la
« nature des êtres vivants » en poussant la différence entre les deux natures
à l'extrême, tout en sauvegardant le principe de l'exacte proportion à sa
destination, à sa détermination. Dans ce couplage, « Antrieb » se retrouve
plus clairement du cфté de l'instinct. O n retrouvera u n couplage assez
similaire à la fin del'Anthropologie.
Pour conclure cette étude de l'usage de la famille du m o t « Trieb », nous
noterons tout d'abord qu'elle est susceptible d'être utilisée q u a n d des cau-
ses finales sont en jeu : des causes exprimant u n accomplissement, une des-
tination, une appropriation ou une proportionnalité à u n e détermination.
La famille du m o t « Trieb » est employée alors pour souligner la particula-
rité de cette poussée, son irréductibilité aux poussées simplement méca-
niques que suppose la causalité étudiée dans l' Analytique transcendantale. Pour
nous s'annoncent toujours des buts dans les forces concernées. C'est ainsi
que dans la Critique de la faculté de juger K a n t fait l'éloge de Blumenbach
pour avoir utilisé le terme « Bildungstrieb », plutфt que « Bildungskraft », q u a n d
3
il s'agit d'étudier l'apparition des êtres vivants . Au-delà de ce simple usage
concernant la causalité finale, mais toujours en liaison avec lui, nous
savons q u e les mots de la famille du terme « Trieb » peuvent apparaоtre
q u a n d la détermination en j e u dépasse les strictes déterminations naturel-
les, tout en devant être conçues comme manifestant des caractéristiques
finales. C'est précisément le cas du terme « Trieb » lui-même, dans la
démonstration de la preuve pratique de l'immortalité de l'âme.
Йtant donné l'importance des mots de cette famille, on pourrait
s'attendre à ce qu'ils soient clairement définis dans le vocabulaire « psy-
N a t u r ) p o s s é d a n t le s e n t i m e n t d e sa p r o p r e v a l e u r » ( V , 3 5 6 , § 6 0 , t r a d . A . P h i l o n e n k o (1), p . 1 7 7 ;
(2), p . 2 7 0 ; t r a d . A . D e l a m a r r e , p . 1 1 4 7 , t r a d . A . R e n a u t , p . 3 4 5 . O n p e u t se d e m a n d e r si le p e s -
s i m i s m e f r e u d i e n d u Malaise dans la civilisation n e fait p a s q u e r é p é t e r l a p r o b l é m a t i q u e k a n t i e n n e ,
s a n s l ' i n v e r s e r , e n d é v e l o p p a n t u n e d e ses possibilités.
1. S t é p h a n i e Buchenau montre comment K a n t , en é t a b l i s s a n t c e t t e d i s t i n c t i o n , s ' o p p o s e clai-
r e m e n t à Wolff et B a u m g a r t e n .
2. Kritik der praktischen Vemunft, E r s t e s B u c h , 3 . Hauptstück : V o n den Triebfedern der reinen
p r a k t i s c h e n Vernunft. N o u s d e v r o n s r e v e n i r s u r c e point à l a fin d e c e t t e r e c h e r c h e .
3 . § 8 1 , D e l a c o m p o s i t i o n d u m é c a n i s m e a v e c le principe t é l é o l o g i q u e d a n s l ' e x p l i c a t i o n
d ' u n e fin n a t u r e l l e c o m m e produit d e l a nature ( V , 3 7 8 - 3 7 9 ) .
chologique » kantien, quand il s'agit de faire référence à une nature fina-
lisée à l'œuvre en nous, donnant une destination, une détermination à
notre comportement. Or ce n'est pas le cas, mais les mots de la famille de
« Trieb » vont précisément être employés par Kant quand les difficultés
concernées sont directement affrontées, quand il faut directement mention-
ner la causalité, la poussée qui est à l'œuvre à ce moment là. C'est précisé-
ment leur indétermination et leur capacité à s'appliquer de manière équi-
voque à ce qui est proprement naturel et à ce qui est proprement du
domaine pratique qui semble justifier leur emploi.
En ce qui concerne le vocabulaire précis employé p a r K a n t lorsqu'il
s'agit d'exprimer des déterminations du comportement humain, nous
avons rencontré dans la preuve pratique de l'immortalité de l'âme deux
termes clairement définis en dehors de la Critique de la raison pure : « disposi-
tion » et « talent ». C'est le terme « disposition » qui est ici fondamental.
La disposition (Anlage) sera opposée au penchant dans la Religion dans les limi-
tes de la simple raison, en tant qu'elle comporte une nécessité que celui-ci n ' a
1
pas. Selon ce texte, le penchant proprement dit n'est qu'une prédisposi-
tion au désir d'une jouissance qui produit une inclination à celle-ci lorsque
2
le sujet en fera l'expérience . Il faut au contraire souligner que la disposi-
3
tion est innée et doit être représentée comme telle .
1. VII, .325 sq., trad. Foucault, p . 164 sq.; trad. Renaut, p. 314 sq.; trad. Jalabert, III,
1136 sq.
2. « Die erste physische Bestimmung. »
3. Nous savons que Michel Foucault, Alain Renaut, mais aussi Pierre Jalabert traduisent ici
ce terme par « impulsion ».
4. Trad. Foucault, p . 153-154; trad. Renaut, p. 2 9 5 ; trad. Jalabert, p. 1123.
et notre destination est maintenant l'indice d'une difficulté à penser et à
réaliser cette destination (Bestimmung).
C'est encore plus flagrant dans l'énoncé de la deuxième difficulté, qui
présente une version négative de l'argumentation que nous avons étudiée
1
dans les Paralogismes : Le « Trieb zur Wissenschaft » considéré « comme une
culture qui ennoblit l'humanité, est dans toute l'espèce hors de proportion
avec la durée de la vie ». C'est pourquoi il peut y avoir une déperdition de
connaissance, de talent, et le risque d'un retour à la barbarie. Ici, la men-
tion de la poussée à étendre à l'infini nos connaissances ne sert pas à
découvrir notre immortalité, mais au contraire à découvrir la mortalité qui
affecte la culture, la précarité et la fragilité de cette dernière ! Rappelons-
nous d'ailleurs que le « Trieb zur Wissenschaft» tel qu'il apparaissait dans le
texte des Paralogismes n'était en fait que l'indice d'une destination pratique,
et qu'il pouvait être aussi considéré comme la manifestation même de
2
l'illusion transcendantale .
Ainsi se confirme bien notre diagnostic, l'utilisation des termes « Trieb »
et « Antrieb » montre bien une crise dans les considérations téléologiques
que doit mener Kant, crise qu'il doit affronter et résoudre. Q u e ces termes
puissent indiquer, quasiment dans des contextes semblables, une finalité et
une absence de finalité suggère que la causalité qu'ils expriment ne peut
être clairement déterminée et que l'articulation du domaine pratique et du
domaine de la nature fait hautement problème. La nécessité de considérer
ce que le texte des Paralogismes appelait une « dernière fin ultime de la
nature », en considérant l'homme comme une telle fin, conduit à dévoiler
cette crise sous jacente.
O n sait que la possibilité d'articuler le domaine de la nature et le
domaine pratique met notamment en jeu la philosophie kantienne de
l'histoire, mais c'est précisément la possibilité et les limites de cette solution
qui est ici en cause. La première proposition de l'Idée d'une histoire universelle
doit d'abord affronter la possibilité d'une crise de l'idée de finalité : « T o u -
tes les dispositions naturelles d'une créature sont destinées à se déployer un
j o u r de façon exhaustive et finale », « si nous nous écartons de ce principe
nous avons affaire à une nature qui joue sans aucun but ; et l'indétermination
3
désolante vient prendre la place du fil conducteur de la raison » . Nous
avons p a r ailleurs souligné le pessimisme que manifestait le § 60 de la Cri-
tique de la faculté de juger. C'est précisément le risque qu'une indétermination
désolante vienne prendre la place du fil conducteur de la raison qu'il faut
rencontrer.
Il faut maintenant examiner comment la Critique de la faculté de juger
1. VII, 325, trad. Michel Foucault: « L'impulsion pour la science » (p. 164); trad. Alain
Renaut : « L'impulsion qui conduit vers la science » (p. 3 1 5 ; , par contre, Pierre Jalabert traduit
p a r : « L'instinct du savoir » (III, 1137).
2. O n retrouve évidemment dans ces lignes la thématique de la misologie telle qu'elle est
présentée dans les Fondements de ta métaphysique des mœurs.
3. VIII, 1 8 ; II, 189.
affronte ces difficultés : comment elle fait dépendre le concept de fin du
jugement réfléchissant, comment elle arrive à articuler en les distinguant
fin dernière de la nature et fin ultime.
1. Trad. A. Philonenko (1), modifiée p . 196 (trad. A. Philonenko (2), p . 3 0 4 ; trad. A. Dela-
marre, p. 1170-1171 ; trad. A. Renaut, p. 369). Contrairement à A. Philonenko et à A. Renaut
nous choisissons de traduire systématiquement « Endzweck » par « fin ultime », même si cette tra-
duction pose problème dans ce passage. Comme le montrera la suite de notre analyse, nous rejoi-
gnons l'interprétation d'Eric Weil qui, en faisant découvrir en France l'importance de la Critique de
la faculté de juger, avait souligné la différence entre « Endzweck » («fin ultime » ) et «letzter Zweck»
( « fin dernière » ). L'auteur des Problèmes kantiens en concluait que l'homme est « infiniment plus »
en tant que « fin ultime » (Endzweck), « sujet de la moralité », qu'en tant que fin dernière (letzter
e
Zweck) de la nature (Paris, Vrin, 2 éd., 1982, p. 82 sq.). Cela le conduisait moins à mettre en
avant un « clivage » au sein de l'humanité de l'homme, qu'à souligner que « c'est la téléologie et
elle seule, qui amène l'homme à s'élever à la question du sens véritable » (ibid., p . 85). Alain
Renaut tente une interprétation opposée à celle d'Eric Weil, qui souligne l'unité des deux types de
fin, cf. Kant aujourd'hui (Paris, Aubier, 1997), p. 412 sq. et sa nouvelle traduction de la Critique de la
faculté de juger (Paris, GF, 1995) p . 65-67. O n trouve notamment dans l'ouvrage de Franck Fisch-
bach, Fichte et Hegel. La reconnaissance, une critique récente de la position d'A. Renaut (Paris, PUF,
1999, p . 25-26). Il convient aussi de lire, à ce propos, la note rédigée par A. Delamarre dans sa
traduction (p. 1547).
dont le Trieb dépasse toutes les fins naturelles à travers l'extension de la
connaissance ou le développement de la culture. Les enjeux sont considé-
rables. C'est ici qu'apparaоtra clairement la position kantienne, sa nou-
veauté, ce en quoi elle se distingue de ses « successeurs » dans l'Idéalisme
allemand, n o t a m m e n t Fichte. Mais c'est aussi sur ce point qu'on pourra
comprendre comment une lecture de Freud influencée p a r Lacan peut
faire référence à Kant. Enfin, et surtout, c'est ainsi que l'on pourra com-
prendre pourquoi l' Anthropologie du point de vue pragmatique ne peut avoir à
proprement parler de domaine.
La question est donc tout d'abord de savoir si une « fin dernière et
ultime », est concevable. La suite de la Critique de la faculté de juger va en fait
démontrer que l'expression « fin dernière ultime » n'est pas admissible stric-
tement. C o m m e le montrait la preuve pratique de l'immortalité de l'âme,
elle ne peut opérer qu'en étant corrigée. L'usage particulier du terme « fin
1
ultime » (Endzweck) au § 67 ne sert en fait q u ' à poser le problème . Pour le
résoudre, le § 82 démontre qu'il faut distinguer fin dernière (letzter Zveck) et
fin ultime (Endzweck). U n e fin dernière (letzter Zweck) existe encore en fonc-
tion d'autres êtres qui la visent, en ce sens elle constitue encore u n moyen
pour elles. Pour qu'il y ait fin ultime (Endzweck), il faut que « la fin de
2
l'existence d'un tel être de la nature (soit) en lui-même » , c'est ce que nous
avons relevé en soulignant qu'elle devait être inconditionnée. Il n'est pas
douteux pour K a n t que l'homme puisse être considéré comme fin dernière
de la nature, mais à vouloir le démontrer, « on risque de prouver plus qu'on
3
ne désirait » et en arriver à prouver qu'il n'est m ê m e pas une telle fin .
C o m m e l'écrit K a n t au § 84 : tout dans la nature est conditionné, et cela vaut
aussi bien « pour la nature en dehors de nous (la nature matérielle), mais
aussi de la nature en nous (la nature pensante) ; étant bien entendu que j e
4
considère seulement en moi ce qui est nature » . La fin dernière (letzter Zweck)
de la nature ne peut être cette fin inconditionnée qu'est une fin ultime
(Endzweck). Celle-ci doit contenir en elle-même la raison de son existence.
Seul l'homme peut être une telle fin, mais pour autant qu'il possède une rai-
son pratique, et peut être considéré comme noumène. Cette solution permet
à K a n t d'affronter toutes les difficultés que nous avons relevées dans cette
étude en insistant sur le décrochage entrefin dernière de la nature et fin ultime. Ce décro-
chage permet à la fois de sauvegarder la différence à l'œuvre, tout en sauve-
gardant la possibilité d'un passage réflexif entre le domaine de la nature et le
domaine de la liberté. C'est ce que nous allons maintenant examiner.
CONCLUSION
1. Ibid., p . 489.
1
pratique de son œuvre . Pour Kant, le Streben, pas plus que le Trieb zur
Wissenschqft ne peuvent être la manifestation déterminée de notre destina-
tion pratique, de notre humanité comme fin ultime.
Mais ne faudrait-il pas alors être plus attentif au fait que la loi morale,
selon la preuve pratique de l'immortalité de l'âme étudiée au début de
notre étude, appartenait aux « dispositions de notre nature » ? Selon ce
texte, cette loi nous apprenait directement à « estimer par-dessus tout la
simple conscience de l'honnêteté des sentiments au préjudice de tous les
biens », elle nous appelait de manière intérieure à devenir les citoyens d'un
monde meilleur. Ce qui est ainsi en jeu c'est la loi morale comme mobile :
« Triebfeder », faut-il considérer q u ' à l'opposé de ce que nous venons de dire
elle peut être directement agissante au sein de la nature (extérieure et en
nous) ? O n peut en douter, puisque nous avons vu que le seul mobile
directement évoqué par K a n t au § 83 de la Critique de la faculté de juger
était... la guerre en tant qu'elle développait nos talents.
Il faut en rester sur cette question à la position de la Critique de la raison
pratique. La loi morale ne peut agir que négativement sur toutes les stimula-
tions sensibles (Antriebe). L'effet de la loi morale « comme mobile (Triebfe-
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der) n'est donc que négatif » , la place que K a n t est ainsi conduit à donner
au respect n'est pas le signe immédiat d'un ascétisme, mais la marque de
la distance qui sépare ici le domaine pratique du domaine de la nature
sensible. Ainsi, l'usage des termes de la famille du mot « Trieb » a bien pour
caractéristique essentielle son indétermination, et celle-ci constitue bien le
legs de la pensée kantienne sur ce point. Elle est l'indice d'une sortie hors
de la théologie physique, la finalité en jeu étant considérée indépendam-
ment d'une référence directe et immédiate à la détermination divine. La
pensée kantienne ouvre ainsi la voie à l'Idéalisme allemand et semble
découvrir des continents nouveaux : l'art, l'histoire, la vie. Mais, comme
l'avait remarqué Gérard Lebrun, K a n t reste sur le seuil, comme le prouve
le rфle qu'il attribue encore à l'Idée d'un entendement infini. Reste alors
une approche de la « finité » humaine qui permet précisément au Trieb à
l'œuvre dans la culture de rester u n phénomène indéterminé, sans qu'il
soit engagé dans une odyssée de l'Esprit ou de la Nature.
C'est en fonction de cette problématique que l'œuvre kantienne pré-
e
pare les œuvres qui, au XX siècle, distingueront la pulsion de l'instinct, de
m ê m e que celles qui distingueront la nature et la culture, en refusant une
philosophie de l'histoire. Il convient de se demander dans quelle mesure
elles ne restent pas toutes profondément tributaires du geste kantien et de
ses paradoxes.
Lycée Hoche, Versailles