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Halluciné de l’arrière-monde

Le " roman " de Philippe Sollers débute par une image d’incendie. Un autodafé.
" ... Le papier brûlait... Il s’agissait d’un départ qui nous laissait sans passé. " Philippe
Sollers ne se reconnaît aucun héritage, ou presque. Alors, un iconoclaste, un
briseur d’idoles ? Cousin des gardes rouges et de leur ancêtre l’empereur chinois
Ts’in, qui fit jeter au bûcher tout Confucius ?
Oui, en un sens ; il brise avec la culture. On brûle l’église pour retrouver les
origines de la sainteté. Lui veut revenir à ce moment sauvage, qui a préfacé la
culture. " La recherche de la littérature, écrit Maurice Blanchot, est la recherche de
ce moment qui la précède. "
Nous sommes dans les mots comme dans notre corps ; ils nous hantent sans fin,
présence têtue, ombreuse, mais le plus souvent nous dépassons les mots vers le
monde qu’ils signifient. Lui, Sollers, revient aux mots, à ce moment où se forme
en nous, se trame un texte : un tissu de mots. Langage au bord du silence, au
bord de la nuit (" Je me trouvais couché au bord de la nuit "). Langage tout mêlé au
corps, au sang, flux de mots comme le flux du sang, langage primitif qui serait
anonyme : " Il y avait un " nous "... Une présence de mots vivants... Ce qu’on sent
aussitôt, c’est la bouche : pleine, obscure - herbe, argile... "
La coquetterie de l’obscur

On soupçonne, dans ce " roman ", le souci — l’obsession, le vertige — des


origines : celle du langage, comme celle du corps, de la vie. Je dis : on
soupçonne, parce qu’avec Sollers il faut jouer les devins. Il y a, chez lui, une
coquetterie de l’obscur, un terrorisme du secret, une " ésotéro-manie " ; le style
brisé, disons cisaillé, ces phrases soudain cassées - on ne sait pourquoi, - ne
facilitent pas la tâche du lecteur et donnent souvent un sentiment de chaos. On
ne lit pas Sollers ; on explore une forêt de signes, on entrevoit des clairières, des
lueurs, mais de nouveau le jour s’assombrit, on s’achoppe à quelque poème
sibyllin ; non pas que les mots soient chiffrés, mais le récit met en forme une
expérience inconnue du lecteur. Et Sollers le dit lui-même : il emploie " une autre
langue ", il parle autrement comme s’il revenait d’un pays qui ne saurait se dire
avec les phrases de toujours.
Quel pays ? Quelle expérience ? Un pays, une expérience, avant l’homme, avant
le je, le moi. Sollers évoque le dehors du langage, de la culture ou du système,
comme écrit Michel Foucault. Autrement dit, le langage en soi, le système en soi.
Ou encore ce " langage nu " où " toute signification prend (son) origine " [4]. " Je
n’étais plus devant les mots, confronté à eux, moi de mon côté, eux du leur : passés
dans la même profondeur, roulés dans la même matière, nous restions suspendus,
ouverts, sans savoir si nous étions deux... " De même, il évoque la vie aux confins
de la mort, le dehors de la vie, la vie en soi, la vie à peine ou pas encore séparée
du ventre de la terre, du ventre de la mère. Ce temps des origines hante les
hommes et ils croient l’entrevoir aux lisières des rêves et du sommeil, ou dans
les naufrages de l’amour. Sollers écrit l’amour avec des phrases belles et
brûlantes, glacées. Poésie de violence, de cruauté :
" Elle gémissait, tordue, comme si la nuit jaillissait de sa gorge, comme si elle n’était
plus que cette émission de nuit ouverte au couteau dans la masse pleine de l’après-
midi. "
On encore : sommeil de femme " sanglant et sourd ".
Il écrit aussi : " Le goût de crime dans chaque gorge. " Il parle souvent d’une voix
blanche de rêve : de revenant. Ayant abordé le rivage de la vie en soi, la vie
barbare, et, par cette vie, lié à la terre, chair et terre lui-même.
Les images cosmiques foisonnent ici : " Vous êtes entraînés dans cette chaîne de
terre et d’air, de jeu, de sang et de pierre. "
" Je me sentais rentrer dans la terre, sous le bois, sous les mots, et être à travers ses
mains comme la terre elle-même jouissant simplement des changements végétaux. "
Fasciné par les profondeurs de soi, halluciné de l’arrière-monde, selon le mot de
Nietzsche, l’auteur de Nombres évoque son expérience comme une révélation,
une conversion, une extase. Sollers : un nouveau mystique, comme disait Sartre
de Georges Bataille.
François Bott, Le Monde du 13 juillet 1968.

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