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Table, lieu de communication

Michel Maffesoli . Revue Sociètès n.º 6 . www.univ-paris5.fr/ceaq/maffesoli/ar_table.htm

On a parlé du manger comme affrontement á la mort, mais il passe d'abord par l'affrontement
aux autres. Face á la logique du temps et á la dèrèliction qu'elle entraîne, il s'agit, par le
spectacle, d'affirmer á son entourage, á ses amis ou á ses ennemis, que l'on peut durer
puisque la renommèe de telle cèrèmonie, de tel grand moment, est appelèe, elle, á subsister.
Les rites religieux (paîens ou chrètiens), les rites locaux ou folkloriques passent toujours par
des joutes gastronomiques. Les familles d'un même village se lancent de vèritables dèfis
culinaires, c'est á qui fera le plus somptueusement. On retrouve le même dèfi de village á
village, ainsi la fête du Saint tutèlaire dans chaque bourgade de Sicile donne lieu á une
dèbauche de spectacles pour partie culinaires, et ceux-ci sont jalousement surveillès par les
habitants du bourg voisin qui mesurent ainsi ce qu'ils n'ont pas rèussi á faire, ou qui
apprècient leur èvidente supèrioritè.

L. Moulin rapporte que de telles "joutes gourmandes" avaient lieu au Pèrou entre les divers
ordres religieux les jours de fête. "Chaque ordre avait sa spècialitè, dont le secret ètait
jalousement gardè", et qui entrait en concurrence effrènèe avec la spécialité de l'ordre voisin.1
On peut imaginer que l'influence spirituelle de tel ou tel ordre était tout à fait liée à la qualitè
du "beignet au miel" ou á telle autre douceur. Il est plaisant de penser que la frèquentation de
la prédication dominicale de tel couvent était tributaire de l'excellence de ces cuisiniers!

Parfois le défi va jusqu'au bout de sa logique et la tradition historique ou romanesque fait état
de ces repas-défis qui se poursuivent jusqu'à la mort de l'un des protagonistes. Ainsi dans le
roman de Gabriel Garcia Marquez "Cent ans de solitude", un des héros de la famille Buendia
peut pousser à la mort de cette façon quelques présomptueux de villages voisins avant de
capituler lui-même. Le théàtral à ce point, atteint son apogée, et le repas n'est plus qu'un
spectacle pur qui se passe sur une scène et qui ne vaut que par la qualité des acteurs. Sans
atteindre toujours cette forme pure, le repas, expression de la provocation, doit être compris

1 Moulin, (L), L'Europe ý table, Èd. Elsevier, Bruxelles, p. 80.


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comme un fait social qui rappelle à tout à chacun que ce que l'on appelle la société est un
ordre fondé sur la différence.

En effet, le repas entraîne la communication, mais celle-ci s'enracine souvent dans le conflit,
et le repas est aussi conflit. C'est là le sens de la provocation. On se souvient de l'apologue de
Juvenal qui décrit le pauvre Trébus mangeant chez le riche Virion. Quand celui-ci boit dans
une riche coupe d'ambre un bon vin, le premier reçoit de la piquette dans une tasse fÍlée, et
tout à l'avenant. Bien sur, il s'agit là d'une outrance, mais le trait grossi renvoie bien à un
aspect du repas: faire étalage de sa richesse.

Au cours d'un repas, les nappes, les couverts, la place des invités, les rites de la table, les
conversations et le service, tout cela crée à la fois la proximité et la distance: on est assis
ensemble mais ce d'une manière qui conforte la différence et la hiérarchie. Coincidentia
oppositorum. C'est ce qui fait, comme le remarque un commentateur avisé du fait culinaire,
que "le repas est un acte social fondamental dans la mesure où il fait faire à ses partenaires
une expérience impressionnante des rapports sociaux, en en fixant solidement la cohésion, en
en faisant momentanément disparaître les contraintes et les dénivellations (et) en exaspérant
ces contraintes et ces dénivellations".2 En ce sens les rites du repas sont paradigmatiques de
toute la ritualisation sociale.

A sa manière, faite de raison et d'utopie ("Hyperrationnalité"). Ch. Fourier fait état de la


fonction du défi dans la structuration de l'harmonie. Les petits pátés, les omelettes assorties et
les crèmes sucrées, peuvent être les armes de cette "guerre gastronomique" dont parle N.
Chatelet. Chaque phalanstérien est à la recherche d'une amélioration dans chacun de ces
mets, et il les offrira à son adversaire aux termes de la lutte.3 On voit bien comment cette
"guerre gastronomique" symbolise le conflit social et devient, de ce fait, moment de la
socialité. Autour de ces produits culinaires, tous les phalanstériens s'affrontent mais se
rencontrent aussi. Ces produits sont occasion d'échange. On est renvoyé à l'éternel rapport de

2 Lange (F), Manger ou les jeux et les creux du plat, Èd. Seuil, 1975, p. 39. Cf. p. 45-70.
3 Cf. Chatelet (N.), Le corps ý corps culinaire, Èd. Seuil, 1977, p. 142.
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Neikos et de Philia dont parle Empédocle d'Agrigente, mais par le biais du rituel culinaire ce
conflit anthropologique s'achêve en fédération.

La provocation thé'tralisée dont j'ai signalé quelques expressions, et que l'on retrouve de
manière plus ou moins tranchée dans toutes les pratiques de voisinage, tend ainsi à une
harmonie dynamique. C'est en ce sens que l'arme du petit pâté prend sa place dans ce que l'on
peut appeler le trajet anthropologique! Rappelons-le avec force, c'est parce qu'elle est le lieu
de la différence que la cuisine peut être moyen de socialité. Celle-ci n'est jamais unanimisme
plat et ennuyeux, elle est au contraire toujours et à nouveau affrontement plus ou moins
violent. Et, si la table peut être le lieu où se noue les plus solides amitiés et les plus suaves
liens affectifs, c'est également l'endroit où se déchaînent et s'expriment les plus féroces
discordes. Autour d'elle on peut s'aimer ou l'on peut se déchirer, en bref, la table est le trône
de l'ambigu et troublant Dionysos. Et les effets du vin que celui-ci offre aux hommes sont
três variables et parfaitement imprévisibles.

Nous sommes lá au coeur de l'antinomie du plaisir et de son contraire si bien mise à jour par
les Grecs. Et, comme le note une spécialiste de ce temps, "le banquet est un lieu ambigu, hors
la loi, mais non pas hors du monde de la loi".4 En effet on retrouve dans le repas, fête du vin
et expression du bien-être, la présence constante de la part d'ombre, de la face cachée du dieu,
la présence de la discorde, c'est-à-dire au sens le plus strict de la mort. Toute la mise en scène
du repas — sa théâtralité et son ordonnancement — rappelle cette ambivalence
fondamentale. A la fois elle l'expose, et, en la ritualisant, tente de négocier avec elle, de
l'apprivoiser, de l'adoucir. Il est difficile de vivre l'antinomie, ce que M. Weber appelait
"l'irrationalité éthique du monde", et les divers rites n'ont pas d'autre fonction que
d'acclimater à elle. La théatralité du repas joue ce rôle par excellence, elle unit les contraires.
La métaphore de l'alchimie mystérieuse qu'est la cuisson est là pour nous le rappeler.

C'est parce qu'elle joue ce rôle de médiatrice que la table va permettre la conjugaison. C'est
parce qu'il y a affrontement collectif à la part d'ombre, à la mort, qu'il y Ja possibilité de

4 Dupont (F.), Le plaisir et la loi, Èd. MaspÈro, 1977, p. 23.


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socialité. Commentant les merveilles du triclinium de Trimalcion, Florence Dupont constate


que "la table n'est plus ce qui équilibre le monde, c'est le lieu de toutes les confusions, où se
retrouvent les morts, les vivants et les dieux".5 La remarque est d'importance, mais là où je
me sépare de l'auteur, c'est quand elle nie que cette "confusion" ait une portée cosmique.

Il me semble au contraire qu'en unissant ainsi rituellement et théatralement les vivants et les
morts, les dieux et les hommes, la table est l'expression parfaite d'une confusion ordonnée qui
est le fait du cosmos, et qui est également le fait du social. Le cosmos est harmonie
tensionnelle, la table théatralise celle-ci et sert ainsi de paradigme à l'ordonnancement du
social dans le reste de la vie quotidienne. On peut même dire que c'est parce qu'elle exprime,
par les rites, l'harmonie cosmique, que la table va permettre la communication. C'est en ce
sens que l'on peut parler de son efficacité symbolique. Plutarque notait que "la suppression de
la nourriture est la dissolution de la maison", en donnant toute son extension à cette
remarque, on souligne avec force, dans le sens que l'on vient d'indiquer, ce qui unit la table et
la structuration sociale, sans la nourriture la maison n'est plus rien, sans la table le commerce
social est impossible, qui plus est, sans la table, qui theatralise la violence des rapports, ce
commerce s'autodétruit, se nie en tant que tel.

On est bien là à l'aboutissement du repas et de sa theatralisation. Le rite, la préparation,


l'affrontement à la mort et le conflit, tout cela culmine et s'épuise dans l'art de la conjugaison.
"La fonction du banquet est de se rendre agréable aux autres et à soi-même" dit encore F.
Dupont6, et il est intéressant de comprendre jusqu'au bout la logique d'une telle remarque. On
y voit là liés les deux aspects que j'ai essayé de dégager à propos de la cuisine, elle gratifie le
corps et elle permet l'échange. A la manière de ce qui est consommé, ces deux fonctions
s'épuisent dans l'acte même. En ce sens l'apparence du repas est un modèle indépassable du
fait social. La communion finale reste factuelle, n'est jamais acquise pour toujours.

Mais c'est cette précarité qui fait sa force car elle est condition d'intensité. C'est dans cette
perspective qu'il convient de comprendre l'importance du théatre, la fonction du rituel des

5 Dupont (F.), Ibid., p. 147.


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manières de table. Tout en rappelant que l'on fonctionne sur l'éphémère, il initie à la parole, à
l'amour, à la communication. En effet, rien de cela n'est naturel; l'amour le plus fou passe par
un rituel plus ou moins compliqué, la séduction en est l'expression la plus immédiate. Et le
repas est une propédeutique de cet échange symbolique parce qu'il est axé sur le paraître.

Dans l'Antiquité, la tradition platonicienne, plotinienne, ou encore celle issue de la gnose ou


des divers mystères religieux, a bien montré l'importance du rituel culinaire. On retrouve
celui-ci dans la décadence romaine, dans la socialité médiévale (laêque ou religieuse) ou dans
les fêtes de la Renaissance. Avec le XlXe siècle, le banquet occupe même le terrain du
politique. De nos jours, le repas, la "bouffe", la fête, semblent indiquer une impérieuse
nécessité de retrouver une socialité de base; ils sont indices d'un échange symbolique qui
tente d'échapper à l'emprise du pouvoir ou des divers "devoir-être". Mais ces diverses
recherches initiatiques de la socialité, par le biais du repas, s'expriment toujours dans un
paraître, une mise en scène qui pointent on ne peut mieux la phénoménalité, structure de
l'existence sociétale.

Dans une étude sur l'alimentation contemporaine, R. Barthes, remarque que les éléments du
paraître alimentaire, les rites d'hospitalité, tous les menus faits de la vie quotidienne, à savoir
les tournées d'apéritif, le repas festif, les différentes coutumes dépendantes des groupes
sociaux, etc., toutes ces choses ne sont pas seulement des objets de consommation ou des
pratiques sans importance, mais constituent ce qu'il appelle un véritable signes "c'est-à-dire,
l'unité fonctionnelle d'une structure de communication". D'un point de vue anthropologique
continue-t-il, la nourriture est le premier des besoins mais naturellement ce "besoin" est
fortement structuré avec le dépassement de la cueillette.7

C'est cette structuration qui fonde la communication alimentaire et que j'ai essayée de
dégager dans ce que j'ai appelé la théatralité. En ce sens la communication, la convivialité ou
la communion ne sont pas des situations anodines dépendantes d'un "dialogue" aseptisé et

6Dupont (F.) Ibid. p. 81


7Barthes (R.), Pour une psycho-socioogie de l'alimentation contemporaine, in Cahiers des Annales nƒ 28, Pour une histoire
de l'alimentation, p. 309. Šd. A. Colin, 1970.
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d'autant plus prÙné qu'il est effectivement impossible. La communication, de quelque


manière qu'on la nomme, est une structure, c'est-à-dire une entité composée d'éléments
interdépendants et qui dépasse la conscience des acteurs en présence. La communication dont
il est question, et que l'on peut déceler à l'issue de ce parcours, n'est pas uniquement verbale,
quoique la parole y occupe une place de choix, c'est un système total, un mixte de paroles,
d'objets, de gestuels qui en appelle à une "poétique" globalisante.

Les manières de table, les rites et les règles qui président au déroulement du fait culinaire,
tout cela renvoie à la magie, à la religion, au cosmos. C'est en ce sens que l'on peut parler à
son propos de lien de communication spécifique. C'est en ce sens aussi que le manger a
souvent été désigné comme un investissement privilégié du sexe. L'orgie et les bacchanales
sont là pour l'indiquer, ainsi d'ailleurs que la cène chrétiennes d'une manière euphémique. La
forte charge érotique du manger et du boire fait de ceux-ci la médiation rituelle par
excellence pour affronter collectivement l'angoisse du temps qui passe.

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