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Cahiers de l'Association

internationale des études


francaises

Apollinaire et Sade
Laurence Campa

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Campa Laurence. Apollinaire et Sade. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1995, n°47. pp. 391-
404;

doi : https://doi.org/10.3406/caief.1995.1884

https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1995_num_47_1_1884

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APOLLINAIRE ET SADE

Communication de Mme Laurence CAMPA

(Université de la Sorbonně Nouvelle - Paris III)

au XLVIe Congrès de l'Association, le 21 juillet 1994

En 1909, paraît à la Bibliothèque des Curieux, dans


la collection «Maîtres de l'Amour», un ouvrage
d'anthologie intitulé L'Œuvre du Marquis de Sade.
Guillaume Apollinaire en a rédigé l'introduction, l'essai
bibliographique, les notes ; il a également présidé au choix
des textes. Larry Lynch a étudié le contenu des extraits
proposés (1) et précisé qu'Apollinaire avait surtout tenté
de mettre en valeur les aspects moraux et politiques de
Sade (2), ainsi que divers passages à valeur esthétique,
comme l'épisode du volcan dans YHistoire de Juliette (3).
Rappelons à ce propos que notre ouvrage est la
première anthologie de Sade; c'est aussi sans doute la
première édition de Sade visant un public assez large,
ainsi que le souligne Michel Décaudin dans sa notice
des Diables amoureux (4). Le texte qui présente l'édition

(1) Extraits de Zoloé et ses deux acolytes, Justine ou les malheurs de la


vertu, Histoire de Juliette ou les prospérités du vice, La Philosophie dans le
boudoir, Oxtiern.
2eme
(2) série,
Larry n°Lynch,
24, oct.-déc.
«Apollinaire
1987, p.
éditeur
16. et critique de Sade», Que vlo-vef,
(3) Ibid, pp 18-19
(4) G Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t. III (Œ.Pr.III), édition de
M Décaudin et P Caizergues, Pans, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard,
1993, pp. 1278-79.
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dans le catalogue de la Bibliothèque des Curieux, et


qui a pu être rédigé par Apollinaire lui-même, indique
que l'ouvrage s'adresse «au public averti et plus
particulièrement aux gens de lettres, aux savants, aux
historiens, en un mot à tous ceux qui sont préparés à lire
des écrits qu'on ne voudrait pas voir entre toutes les
mains, mais dont l'influence n'a pas été inféconde » (5).
Toute précaution oratoire n'a pas été gommée, mais
l'intérêt documentaire et artistique est particulièrement
souligné par le projet editorial.
L'introduction à Y Œuvre du marquis de Sade met en
valeur certains aspects de la critique littéraire
d'Apollinaire et quelques-uns de ses procédés d'écriture. Elle
exprime à sa façon la rencontre de deux sensibilités, et
la manière dont un jeune poète moderne perçoit une
des figures les plus fascinantes du XVIHeme siècle
français.

Place d'Apollinaire dans la critique sadienne

En critique consciencieux, Apollinaire utilise le travail


de ses prédécesseurs. Il n'est pas un découvreur de Sade.
On a progressivement, mais non sans ambiguïté, sorti
le marquis de l'ombre au cours du XIXeme siècle (6).
Au tournant du siècle, les études les plus diverses se
multiplient. D'ailleurs, l'étude du dossier de presse de
L'Œuvre du Marquis de Sade montre qu'on était prêt
en 1909 à accueillir l'édition d'Apollinaire: les comptes
rendus sont, en grande majorité, positifs tant pour l'an-

(5) Reproduit dans le Catalogue de la bibliothèque de Guillaume Apollinaire,


t. II, Pans, Editions du CNRS, 1987, p. 88.
(6) On peut prendre comme point de départ l'article de Jules Janin, «Le
Marquis de Sade», Revue de Pans, t IX, nouvelle série, Pans, 1834, p 321
à 360. Pour plus de détails, voir C. Duchet, « Sade à l'époque romantique »,
in Le Marquis de Sade (Centre aixois d'études et de recherches sur le
XVIIIIeme siècle), Paris, Colin, 1968.
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thologie que pour Sade lui-même (7).


Quiconque parcourt l'introduction d'Apollinaire
remarque d'emblée le nombre et la longueur des citations,
certaines originales et ouvertement revendiquées, d'autres
de seconde main, et non soulignées comme telles. On
repère aussi divers phénomènes de paraphrase, dont on
n'arrive pas toujours à décider s'ils sont des
réminiscences ou du plagiat. Sade lui-même se trouve
paraphrasé: les portraits des personnages des Cent Vingt
Journées de Sodomě paraphrasent le texte sadien. A
partir de la matière dont il dispose, Apollinaire opère
divers collages et montages, comme il en a l'habitude :
ses poèmes, ses textes de fiction, ses articles de critique
littéraire, utilisent largement ce procédé. Qui plus est,
la réutilisation des informations est une pratique très
fréquente dans l'édition de littérature erotique : les
renseignements restent assez rares, l'exactitude
«scientifique» n'est pas toujours le premier souci de l'éditeur, et
le cas de Sade se prête aisément aux approximations et
aux erreurs. Apollinaire le souligne lui-même à plusieurs
reprises dans sa préface, et notamment dès le début de
son propos: «Le temps, sans doute, n'est pas éloigné
où, tous les matériaux ayant été rassemblés, il sera
possible d'éclaircir les points encore mystérieux de
l'existence d'un homme considérable sur lequel ont couru et
courent encore un très grand nombre de légendes» (8).
D'ailleurs, Apollinaire reprend à son compte certaines
de ces erreurs. Ainsi, il ne serait pas du tout sûr, d'après
Gilbert Lely, que Zoloé et ses deux acolytes, repris en
extrait dans l'anthologie, soit de Sade: «rien dans
l'analyse du style ne le laisserait] supposer» (9). De même,

(7) Que vlo-ve?, 2eme série, n° 8, oct.-déc. 1983, p. 3 à 21.


(8) ΠPr III, p 785.
(9) G Lely, Vie du marquis de Sade, Paris, Mercure de France, 1989, p.
590 à 592.
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Maurice Heine, tout en saluant la découverte par


Apollinaire du manuscrit des Infortunes de la vertu, rectifie
la date de 1784, pourtant donnée par Sade lui-même et
reprise par Apollinaire, pour donner celle de 1787 (10).
Mais on ne peut reprocher à ce dernier d'avoir ignoré
des informations révélées ultérieurement. Par ailleurs,
l'abondante utilisation des sources ne diminue pas
forcément le sérieux et l'originalité du travail d'Apollinaire.
Le critique réfute en effet un certain nombre de
légendes, en recourant soit à des preuves significatives,
soit à la lucidité de son jugement, et met à distance les
témoignages, travaux et essais antérieurs. La démarche
est visible dans le plan même de l'introduction: dans
un premier temps, Apollinaire puise très amplement
chez ses prédécesseurs ; dans un deuxième temps, il s'en
affranchit davantage en proposant à son lecteur des
documents inédits et des renseignements originaux ou
moins connus.
Plus encore, Apollinaire se livre à un véritable travail
critique sur ses sources. L'étude de la modalisation
montre qu'il exprime des doutes sur certaines interprétations,
voire qu'il les récuse. Ainsi, à propos de la petite maison
d'Arcueil de Sade, il écrit : « [elle] aurait abrité, d'après
la rumeur publique, des orgies dont la mise en scène,
sans doute, devait être effrayante, sans qu'il s'y commît,
je crois, de véritables cruautés» (11). Soucieux de rigueur
et de justice, il dénonce la critique falsificatrice qui a
calomnié Sade et l'accuse, avec un humour peut-être
involontaire, de l'avoir «dénaturé» (12): «Les récits de
Jules Janin, l'anecdote rapportée par Victorien Sardou
et qui représente le marquis de Sade se faisant apporter

(10) Sade, Les Infortunes de la vertu, introduction de J. Paulhan, notice


de M Heine, Edition du Point du jour, 1946, p 16.
(11) ΠPr. III, p. 787. C'est moi qui souligne.
(12) Ibid., p. 797.
APOLLINAIRE ET SADE 395

à Bicêtre des roses qu'il trempait dans la bourbe puante


d'un ruisseau [...] apparaissent comme autant de
légendes [...] transformées à plaisir par l'imagination de
ceux qui, ayant lu Justine sans en comprendre ni le
sens ni la portée, ne pouvaient imaginer son auteur
autrement que comme un fou plein de manies criminelles
et dégoûtantes» (13). Refusant le jugement moral sur
l'œuvre d'art, à plus forte raison sur celle de Sade,
Apollinaire affirme aussi la dissociation de l'art et de la
morale. De fait, contrairement à la plupart des
commentateurs de Sade, il ne prend pas de précautions
oratoires pour parler de son sulfureux sujet. Il ne
revendique pas une objectivité «scientifique», mais il
réclame un exercice juste et lucide du sens critique.
Apollinaire utilise et organise les sources à sa manière.
Il produit par là même un discours cohérent et
personnel. Ses commentaires, intercalés entre les citations et
les documents, lui confèrent une place originale dans la
critique sadienne.

Le Sade d'Apollinaire

Parmi tous les aspects de Sade qu'Apollinaire met en


valeur, on peut en retenir trois, sur lesquels le poète
insiste plus particulièrement et qui sont représentatifs
de son esprit, de sa démarche critiques. Apollinaire
s'attache en effet énormément à la notion de liberté
chez le « divin marquis ». La structure de l'introduction
le révèle puisque la deuxième partie de l'étude, plus
spécifiquement littéraire, commence par cette phrase
restée célèbre: «Le marquis de Sade, cet esprit le plus
libre qui ait encore existé. » Elle est précédée d'un
paragraphe de conclusion et de transition où Apollinaire

(13) Ibid., p. 795.


396 LAURENCE CAMPA

reprend à son compte la citation : « On trouvera peut-


être nos idées un peu fortes [...]; qu'est-ce que cela
fait? N'avons-nous pas acquis le droit de tout dire?»;
il la commente ainsi : « II semble que l'heure soit venue
pour ces idées qui ont mûri dans l'atmosphère infâme
des enfers de bibliothèques, et cet homme qui parut ne
compter pour rien durant tout le XIXe siècle pourrait
bien dominer le XXe» (14). Apollinaire fait en
l'occurrence preuve d'une intuition assez remarquable.
Cette liberté qu'Apollinaire trouve chez Sade est
d'ordre politique, philosophique et moral: «II aimait
pardessus tout la liberté. Tout, ses actions, son système
philosophique témoignent de son goût passionné pour
la liberté dont il fut privé si longtemps [...]» (15).
Analysant la situation de la femme chez Sade, Apollinaire
oppose Justine, «l'ancienne femme», et Juliette, à
propos de laquelle il écrit : « [elle] représente la femme
nouvelle qu'il entrevoyait, un être dont on n'a pas encore
idée, qui se dégage de l'humanité, qui aura des ailes et
qui renouvellera l'univers» (16). Le critique ne fait pas
le contresens fréquent sur la femme sadienne : on
pourrait en effet croire que Sade a une conception dégradante
de la femme, victime humiliée des désirs masculins. Or
Juliette infirme cette croyance ; c'est entre autres la
possession de la force qui distingue les hommes pour Sade ;
peu importe le sexe du détenteur, et si les libertins sont
en majorité des hommes dans les romans sadiens, c'est
que la structure sociale leur confère cette force ; et
Juliette, contrairement à Justine, se met du côté des forts.
Prônant l'alliance, nécessaire à toute création, de la
liberté et de la nouveauté, Apollinaire revendique avec
Sade la liberté inaliénable de l'artiste. Il évoque celle-ci

(14) Œ. Pr. III, p. 799.


(15) Ibid, p. 795.
(16) Ibid., p. 800.
APOLLINAIRE ET SADE 397

dans plusieurs articles et conférences, et trouve dans la


littérature erotique, marginale et subversive, une nouvelle
tribune pour la réclamer.
Dans son introduction, Apollinaire recherche l'homme
Sade. A l'époque, on n'avait pas de portrait du marquis,
de sorte que le critique consacre ainsi plusieurs pages à
son évocation physique. Il rejette les gravures fantaisistes
existant pour susciter, à travers divers témoignages
écrits, le marquis de Sade, dans sa mise et ses manières,
à diverses époques, dans divers lieux, comme si les
signes extérieurs pouvaient dire quelque chose de son
mystère et lever un coin du voile. C'est une pratique
par ailleurs courante chez les biographes.
En fait, tout le discours d'Apollinaire tend à trouver
l'homme derrière les légendes. Le poète insiste sur le
goût, l'érudition du marquis, sur son absence de cruauté
et son refus de la peine de mort : « Sa conduite sous la
Terreur fut humaine et bienfaisante ; suspect, sans doute
à cause de ses déclamations contre la peine de mort, il
fut arrêté le 6 décembre 1793 [...]» (17). Parlant des
talents de comédien du marquis, Apollinaire évoque sa
sensibilité et ses dons pour «les rôles d'amoureux» (18) !
Sans hésitation, il refuse la folie de Sade: «On sait
qu'il n'a jamais été fou ni maniaque», et trouve par
exemple des preuves de ce « bon sens » dans le testament
de l'écrivain (19). Ce testament, les lettres et les
documents autographes, inédits ou non, serviraient à
confirmer dans l'esprit du lecteur l'humanité de Sade. De
plus, quand il parle du destin de Sade et de l'injustice
qui l'a frappé, Apollinaire adopte un ton de profonde
sympathie qui n'est pas sans évoquer la façon dont il

(17) Ibid , p 789 Une certaine doxa voulait que fussent associés Sade et la
Terreur. Apollinaire en profite pour la rejeter.
(18) Ibid, p 829.
(19) Ibid., p. 795 et p. 796.
398 LAURENCE CAMPA

parle de Nietzsche dans un article consacré à La Vie de


Frédéric Nietzsche par Daniel Halévy en janvier 1910
(20). Il y a chez le critique une clairvoyance qui lui
permet de distinguer, mieux que ses prédécesseurs et
contemporains, Sade du personnage sadien.
Apollinaire s'intéresse davantage à l'écrivain qu'au
pornographe. La valeur littéraire de Sade n'est de nos
jours pour ainsi dire plus remise en cause; en revanche,
au début du siècle, on reprochait à Sade et son
immoralisme et son manque de talent. Or, Apollinaire
reconnaît des qualités littéraires au marquis. Parlant des
quatre libertins des Cent Vingt Journées, il écrit: «Cette
peinture n'est pas embellie par des couleurs menteuses,
les traits qu'elle offre sont naturels» (21). Plus loin, il
salue la puissance d'évocation de l'écriture sadienne:
«II est entendu chez de Sade que les sensations qui
proviennent du langage des mots sont très puissantes »
(22). Certes, les déclarations de ce genre sont peu
nombreuses, mais on peut déceler une reconnaissance
implicite de l'art de Sade. Elle passe par exemple par
l'importance accordée au théâtre sadien, non seulement
parce que cette partie de l'œuvre demeure peu connue,
mais aussi parce qu'elle atteste en tant que genre
littéraire non pornographique la réalité de l'écrivain qu'est
Sade. Surtout, Apollinaire accorde à Sade le don de
prophétie qu'il reconnaît aux poètes — on l'a évoqué à
propos de la femme; lui-même se plaît par exemple à
prévoir l'avenir des écrivains de son temps. Dans la
même perspective, il admire chez Sade l'audace et la
nouveauté, deux qualités essentielles de l'artiste moderne
selon Apollinaire. Dans sa conclusion, il mentionne sans
les rappeler «les quelques idées, encore nouvelles, qui

(20) Apollinaire, Œ. Pr. II, pp. 1165-66.


(21) ΠPr III, p. 808.
(22) Ibid, p. 809.
APOLLINAIRE ET SADE 399

se trouvent dans Yopus sadicum » (23). Apollinaire aurait


pu appliquer à Sade cette phrase qui appartient à la
conférence L'Esprit nouveau et les Poètes (1917) : «c'est
au poète d'imaginer [des fables] nouvelles que les
inventeurs puissent réaliser à leur tour» (24).
On ne peut toutefois pas parler d'apologie esthétique
de Sade. Apollinaire le reconnaît néanmoins comme un
de ses pairs ; il est un des premiers commentateurs à
insister sur l'apport idéologique de Sade et sur sa valeur
littéraire. Mais, vu les intérêts qu'il porte au marquis,
Apollinaire critique ne cesse d'être lui-même. Son
analyse est ouvertement subjective. Son écriture critique
porte des marques de sa personnalité d'écrivain.
Apollinaire critique et Apollinaire écrivain ou le passage
incessant d'un genre à l'autre.

Ouvertures sur la fiction

Apollinaire pratique par moments une sorte de


romanesque critique qui s'entendrait en deux sens.
Premièrement, il s'agit d'un romanesque au sens courant
du terme, ou si l'on veut thématique. Par exemple,
Apollinaire suppose que Sade aurait participé à la prise
de la Bastille. Quoiqu'il prenne quelque distance, il
semble se plaire à cette idée, cette possible coïncidence
semble l'enchanter : « il n'est pas impossible que ce soient
les appels du marquis [...] qui [...] aient déterminé
l'effervescence populaire et provoqué finalement la prise
de la vieille forteresse. » Apollinaire ne paraît pas vouloir
être détrompé, le concours de circonstances, la rencontre
du grand homme et du grand événement, sont trop
beaux: «le marquis de Sade cause du 14 juillet» (25);
voilà un beau paradoxe.

(23) Ibid., p. 836.


(24) ΠPr. II, p. 950.
(25) Œ. Pr. III, p. 788.
400 LAURENCE CAMPA

Le critique se laisse aller à «romancer» un autre


épisode: celui de l'amour de Sade pour sa belle-sœur:
«II eût préféré se marier avec la sœur de [Mlle de
Montreuil] » (26). Or, Gilbert Lely estime que le
marquis, étant amoureux de Mademoiselle de Lauris à
l'époque de son mariage, ne* pouvait pas avoir demandé
en vain la main d'Anne-Prospère de Launay à Madame
de Montreuil qui aurait voulu marier à tout prix son
aînée en premier, Renée-Pélagie, future marquise de
Sade (27). Qu'Apollinaire ait recopié une erreur,
volontairement ou non, peu importe ; plus intéressant est
ce «canevas romanesque» (28) qu'il produit,
volontairement ou non: une relation de cause à effet assez
piquante et totalement invraisemblable: «Celle qu'il
aimait ayant été mise dans un couvent, il éprouva un
grand dépit, un grand chagrin, et se livra à la débauche »
(29) : une histoire d'amour déçu comme origine possible
de la dissolution des mœurs de Sade !
Deuxièmement, le romanesque est un procédé
d'écriture critique pour Apollinaire; quand certains
renseignements s'y prêtent, il insère de véritables noyaux de
fiction dans son étude critique, selon une double
démarche. Ainsi, il présente très longuement le principe
de Justine, de Juliette et des Cent Vingt Journées. Ce
sont des textes qui dans leur totalité sont assez peu
connus du grand public (30). De plus, ces présentations
nous montrent un Sade conteur, créateur, dont
Apollinaire déplore de ne pouvoir nous communiquer que la
«lettre» et non «l'esprit» (31). Enfin et surtout, elles

(26) Ibid., p. 786.


(27) Op. cit., p. 156.
(28) Idem.
(29) ΠPr. III, p. 786.
(30) On doit la première édition des Cent Vingt Journées à E. Duehren en
1904.
(31) Œ. Pr. III, p. 800.
APOLLINAIRE ET SADE 40 1

sortent du commentaire critique, comme les portraits


paraphrastiques des Cent Vingt Journées qui constituent
une indéniable solution de facilité mais qui permettent
aussi une irruption du roman dans la critique, une
confusion des voix, et pourquoi pas, un hommage implicite à
l'imagination du romancier.
De plus, certains commentaires d'Apollinaire
témoignent d'une écriture de type fictionnel. Voici la
description de Sade enfant : « On dit que, dans son enfance,
son visage était si charmant que les dames s'arrêtaient
pour le regarder. Il avait une figure ronde, des yeux
bleus, des cheveux blonds et frisés. Ses mouvements
étaient parfaitement gracieux, et sa voix harmonieuse
avait des accents qui touchaient le cœur des femmes»
(32). Si la première phrase distingue deux niveaux de
discours, le reste de l'extrait confond description
romanesque et renseignements biographiques, tant par le
choix des détails et des rythmes que par le souci des
sonorités.
Il existe donc dans l'introduction d'Apollinaire deux
mouvements contraires mais non contradictoires : la mise
à distance des légendes, le désir d'objectivité, et la
recomposition du personnage de Sade, l'interprétation
personnelle de certains détails. La critique est tentée
par la fiction sans la rejoindre vraiment (33). Quant à
l'œuvre d'Apollinaire, a-t-elle été tentée par Sade?

(32) Ibid., p. 790.


(33) On retrouve à nouveau une caractéristique générale de l'écriture
biographique Mais le poète a coutume d'ouvrir toute sa critique sur la fiction,
et Daniel Delbreil, dans son article «L'Actualité dans l'œuvre de fiction
d'Apollinaire» (Apollinaire en son temps, Actes du 14eme colloque de Stavelot
réunis par M. Décaudin, Pans, Publications de la Sorbonně nouvelle, 1990,
p 59 à 77), montre l'oscillation constante du conteur entre chronique et
fiction.
402 LAURENCE CAMPA

Sade dans l'œuvre d'Apollinaire

Dans le reste de l'œuvre critique d'Apollinaire, Sade


n'apparaît pratiquement pas. Celui-ci demeure voué à
la littérature de second rayon. Tout au plus est-il associé
à Laclos pour le libertinage, ce qui est un lieu commun
de la critique du début de siècle, ou à Baudelaire pour
la liberté artistique et la réflexion sur le mal (34). Par
ailleurs, Nietzsche est évoqué à propos de Sade mais
l'inverse ne se produit pas. Sade n'est pas une véritable
référence littéraire pour Apollinaire: il est plutôt un
point de repère idéologique.
Dans l'œuvre de fiction d'Apollinaire, Sade peut
constituer un intertexte possible. Dans la Bibliographie
du roman erotique de Louis Perceau (1914), la notice
des Onze Mille Verges, reprise d'un catalogue de 1907,
affirme: «Plus fort que le marquis de Sade!» Michel
Décaudin suppose avec Pascal Pia qu'Apollinaire a « mis
la main à ce texte» (35) ; il s'agirait alors d'une
revendication ouverte de Sade par le conteur. Cependant l'étude
du roman montre qu'Apollinaire s'écarte de l'esprit de
Sade au moins sur deux points. D'une part, le
personnage sadique n'est pas sadien : Cornabœux, par exemple,
est une brute sanguinaire et non un libertin raffiné et
apathique comme plusieurs personnages sadiens. D'autre
part, il existe dans le roman une complémentarité
sadique/masochiste: une Allemande se fait flageller mais
en tire une jouissance; un masochiste raconte son
histoire, faite de diverses rencontres avec des femmes
sadiques. Or, cette complémentarité n'existe pas chez
Sade; elle est même impossible, ainsi que le montre
Gilles Deleuze dans sa Présentation de Sacher-Masoch

(34) Œ. Pr. III, p. 873 et p. 879.


(35) Ibid., p. 1319.
APOLLINAIRE ET SADE 403

(36). La seule scène véritablement sadienne des Onze


Mille Verges est peut-être celle du petit chinois, victime
non consentante, exécuté par le général Mounine. Le
reste du roman propose une convergence plus
thématique qu'idéologique (pas d'évocation dans ce roman non
plus qu'ailleurs du problème de la nature ou de
l'inversion des valeurs), qu'on retrouve hors du genre erotique,
dans l'épisode intitulé « Un beau film » (37) du conte de
L'Hérésiarque et Cie «L'Amphion faux messie», par
exemple. Le baron d'Ormesan, voulant avec des
complices représenter un crime, enlève trois personnes et
ordonne à l'une d'elles de tuer les deux autres devant la
caméra. Les victimes se révèlent être les enfants de
personnalités importantes. D'Ormesan et ses comparses
laissent condamner un innocent sans alibi ; leur
photographe assiste à l'exécution et le document vient ainsi
compléter le «beau film». On songe à Sade en raison
de la cruauté et de l'absence de scrupules des
personnages, de l'ingéniosité des moyens mis en œuvre par les
vrais criminels, et de l'ascendance prestigieuse des
victimes. Mais la comparaison s'arrête là, notamment parce
que d'Ormesan n'a pas les mêmes buts que les libertins
sadiens: ce singulier personnage veut faire un film à
sensation qui l'enrichisse et il agit en quelque sorte en
toute innocence. Il n'est pas « méchant volontairement ».

(36) G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Editions de Minuit,


collection «Arguments», n° 32, 1990 Le sadique et le masochiste n'ont,
entre autres, pas le même rapport à la loi le premier doit la briser, alors
que le second a besoin d'établir un contrat avec son bourreau
(37) Prépubhcation dans Messidor en 1907 On date également la première
édition des Onze Mille Verges de 1906-1907. Mais Apollinaire connaissait
certainement Sade avant de travailler pour les « Maîtres de l'amour ».
404 LAURENCE CAMPA

II ne faut pas demander à l'introduction d'Apollinaire


une interprétation de l'œuvre de Sade ou une cohérence
de type universitaire. Le critique a sans aucun doute
pris son travail très au sérieux, et l'a qualifié lui-même
d'« essai», mais il mêle, selon une logique personnelle,
biographie, considérations bibliographiques ou biblio-
philiques et évocations personnelles. Si on considère
que l'histoire de la réception de Sade est un long
processus de réhabilitation de l'écrivain, alors on peut dire
qu'Apollinaire a contribué à sa manière à faire
reconnaître le génie de Sade et à repenser les rapports de
l'œuvre de Sade et de la morale.
Cependant, on ne peut considérer Apollinaire comme
un précurseur : son discours est original, il se distingue
de ceux qui précèdent par bien des aspects. Il est
également très différent de ceux qui suivront. Apollinaire ne
voit pas dans le désir sadien une puissance de libération
et de création, comme feront les surréalistes. Tout au
plus partage-t-il avec Breton et ses amis l'idée de rupture
radicale, idéologique et politique, provoquée par Sade.
Son discours ne préfigure pas non plus, ni par les idées
ni par la méthode, des critiques ultérieurs, comme
Bataille ou Klossowski.
Sade semble un auteur particulièrement propre à
fonctionner comme point de subjectivation pour ses lecteurs.
Apollinaire lecteur de Sade ne semble pas échapper à
la règle, d'autant qu'il se livre toujours dans sa critique
littéraire, pratiquant une sorte de « narcissisme » critique.
Dans son introduction à Sade comme dans le reste de
son travail critique, il trouve une tribune où il peut
s'exprimer. C'est pourquoi, on parlera plutôt d'un Sade
apollinarien que d'un Apollinaire sadien.

Laurence CAMPA

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