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Le venin de la vanité
Par un reversement de perspective, « l’état de nature » des petits paysans apparaît
comme un « prodige » inhumain à ces mondains dont la stratégie consistera à
éveiller en Arlequin et Silvia ce second « naturel ». « Je connais mon sexe, décrète
Flaminia, il n’a rien de prodigieux que sa coquetterie [...] Silvia a un coeur, et par
conséquent de la vanité... » La machination ne réussira que trop bien : Silvia parée
de coûteuses parures et Arlequin bâtonnant ses laquais se montreront vite les dignes
émules de leurs maîtres. En instillant le venin de la vanité à leurs victimes, le Prince
et ses complices détruisent du même coup l’idéal qui les faisait rêver.
La civilisation corruptrice
Avant de succomber aux attraits du luxe et des honneurs, Arlequin et Silvia en auront
fait avec virulence le procès. La Double inconstance est la première pièce de
Marivaux à contenir une critique sociale. Reprenant l’un des thèmes favoris du XVIII
siècle, celui de la civilisation corruptrice, le dramaturge s’y livre à une satire de
l’aristocratie, à travers les propos de deux jeunes paysans. Le réquisitoire de Silvia
contre l’hypocrisie courtisane évoque celui de La Bruyère dans ses Caractères (« De
la cour », 74; 1688). A la manière du moraliste, la jeune fille présente la cour comme
un étrange « pays », une contrée dont les moeurs vont au rebours du bon sens et de
l’honnêteté. Elle s’indigne que l’on puisse «tout naturellement et sans honte » lui
conseiller d’abandonner Arlequin et de manquer à sa parole. Il est vrai que dans «ce
maudit endroit-ci » le naturel a changé de sens, et n’a plus rien à voir avec « les
grâces naturelles » de Silvia, dont Flaminia fait l’éloge à la fin de cette scène (II, 1).
V - LA MORALE DU COEUR
Le prince idéal
Confronté à son souverain, Arlequin abandonne ses naïvetés, qui sont autant
d’insolences à peine déguisées (III, 5). Il se contente de réclamer justice, au nom de
l’égale dignité des êtres humains.
Voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde », dit-il à
son maître, qui ne peut que reconnaître le bien-fondé de cette revendication. Non
sans habileté, le subalterne présente à son supérieur un portrait idéal du bon prince,
soucieux du bonheur de ses sujets. Comment refuser d’incarner cette image
exemplaire?
Le triomphe de la sensibilité
Le Prince se rend et décide de renoncer à Silvia. Mais davantage qu’aux leçons de
morale, c’est au chagrin d’Arlequin que le gentilhomme se montre sensible. La
puissance du sentiment unit un instant le maître et le serviteur.
La bonté est contagieuse et Arlequin est touché à son tour par le désespoir de son
seigneur : « je suis tendre à la peine d’autrui, mais le Prince est tendre aussi »...
L’attendrissement réconcilie les deux rivaux et abolit la distance sociale. Cette
morale du cœur, qui parie sur la bonté « naturelle » de l’homme, est le fondement de
l’humanisme de Marivaux.
Etant entendu que l’amour - le sentiment amoureux dans tous ses états - constitue le centre
d’intérêt primordial de Marivaux. Mais sa prédilection pour ce thème ne tient pas seulement
à son goût pour les jeux érotiques du langage (le fameux marivaudage...) ; il y a chez lui un
enjeu, en quelque sorte, politique de l’amour, qui donne à son théâtre une singulière
gravité : aimer, c’est se mettre sous la coupe de l’autre ; être aimé, c’est avoir tout pouvoir
sur l’autre, c’est le « posséder »... L’observation quasi-entomologique des mécanismes
secrets du désir, du sentiment amoureux et de son jeu de miroir narcissique, revêt donc la
plus grande importance stratégique pour Marivaux ; il s’y livre avec délice, inventant de
perverses intrigues, mettant en place un monde poétique étrange où le raffinement se mêle
à la trivialité, la mignardise à la cruauté, la bienveillance à une lucidité sans faille. De ces
points de vue là, La Double Inconstance est un chef-d’œuvre de cynisme tranquille ou de
cruauté souriante, puisque la croyance en l’amour, le mythe de la toute-puissance de
l’amour, s’y trouve battue en brèche par la volonté du pouvoir politique. Soit Arlequin et
Silvia qui s’aiment passionnément, qui se sont fait des serments définitifs ; soit encore le
Prince qui, amoureux de Silvia, va tout faire, “sans violence” et avec l’aide de quelques séides
habiles et dévoués, pour séparer les deux jeunes gens... Drôle d’histoire, drôle de
manipulation. Et drôle d’atmosphère paradoxale que celle de ce théâtre marivaudien, qui
semble suspendu dans un entre-deux onirique et qui, pourtant, met en scène avec une
confondante minutie le comportement d’êtres humains qui nous ressemblent étonnamment
dans leurs élans et leur naïveté comme dans leurs rodomontades et leurs insignes faiblesses.
René Loyon
Le Prince
C’est autour de son amour pour Silvia qu’oscille l’intrigue, qu’il a rencontrée lors d’une
partie de chasse alors qu’il s’était éloigné de sa troupe pour étancher sa soif. À sa vue, il fut
« enchanté de sa beauté et de sa simplicité », et tomba amoureux d’elle, mais ceci sous
l’identité d’un simple officier du palais.
Il est présenté comme un homme honnête, intègre et qui respecte les lois. Bien qu’il ait le
pouvoir sur Arlequin et qu’il puisse le forcer à lui abandonner Silvia, il ne le fait pas :« la
loi… me défend d’user de violence contre qui que ce soit. » (Acte I, Scène 1). Il se différencie
donc des autres rois, empereurs ou princes tyranniques très souvent décrits dans les pièces de
théâtre.
Le Prince démontre également sa sensibilité et son côté humain lorsqu’il supplie Arlequin
de lui laisser la main de Silvia ; et c’est ce trait de caractère – qui pour certains apparaîtrait
comme une faiblesse – qui convainc Arlequin de céder finalement aux demandes du Prince.
Silvia
À l’origine elle n’est qu’une pauvre villageoise, mais lorsqu’elle devient l’objet de l’amour
du Prince qui la kidnappe, sa vie prend un tournant dramatique et elle devient le centre de
toutes les attentions. Bien qu’elle soit villageoise et que Lisette sans cesse la réduise à ce rang,
Silvia est une femme de principes, pourvue de valeurs morales. Elle est amoureuse
d’Arlequin, et entend bien maintenir cet amour pour lui, malgré les pressions exercées sur
elle. À Arlequin elle réitère son amour et son attachement, et à la Cour royale corrompue elle
réaffirme que rien ne la satisferait plus que son bien-aimé : « Quand il me donnerait toute la
boutique d’un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu’un petit peloton qu’Arlequin
m’a donné. » (Acte II, Scène 1).
Elle se révolte contre la Cour du Prince qui tente de la forcer à l’aimer : « je ne veux qu’être
fâchée, vous haïr tous tant que vous êtes » (Acte I, Scène 1).
Mais en se liant d’amitié avec Flaminia qui est de mèche avec le Prince dans son plan de
gagner le cœur de la paysanne, Silvia voit ses valeurs et ses pensées
Arlequin
L’amant de Silvia est un homme modeste. Il ne se soucie « ni d’honneurs, ni de richesses,
ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d’équipages. » (Acte I, Scène 4). Ce
fort trait de caractère rend la tâche difficile à Trivelin qui essaie en vain de l’amadouer avec
les richesses du palais que le Prince serait prêt à lui offrir contre un renoncement à Silvia.
Aussi, Arlequin a la mentalité typique d’un paysan : tout ce dont il a besoin c’est son pain
quotidien, rien de plus. Le nécessaire prime sur tout, et au-delà tout devient superflu : « fait-
on autre chose dans sa maison que s’asseoir, prendre ses repas et se coucher ? Eh bien, avec
un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé ?
N’ai-je pas toutes mes commodités ? ». Marivaux rajoute même quelque barbarie à son
personnage ; vers la fin de la neuvième scène du premier acte, Arlequin, qui ne supporte pas
d’être suivi par les valets envoyés par le Prince – forme d’« honneurs » qu’il honnit –, irrité,
se retourne et commence à frapper d’un bâton Trivelin, et par la suite les valets.
Flaminia
Fille d’un officier du palais, elle est également une des acolytes du Prince dans son
stratagème qui vise à séparer Silvia d’Arlequin. Elle démontre son manque de scrupules par
l’audace et l’enthousiasme qu’elle manifeste dans cette tâche : « ne songeons qu’à détruire
l’amour de Silvia pour Arlequin. » (Acte I, Scène 1). Et Flaminia est une partenaire efficace,
qui réussit où d’autres ont échoué. Car si Arlequin a su refuser de se faire corrompre par les
richesses offertes par Trivelin ou de se faire séduire par Lisette, il échoue à déjouer les
charmes de Flaminia. Femme pleine de malices, elle se présente à Arlequin comme une
bienfaitrice, en prétendant vouloir le voir uni à Silvia pour toujours. Et bien que le reste de
l’équipe (y compris le Prince) ne soit pas convaincu du plan de Flaminia, cette dernière reste
sur ses positions et impose son contrôle. Elle sait que gagner la confiance des deux amants lui
permettra de les influencer facilement. Et chose dite, chose faite. Par ses intrigues, elle
retourne Silvia contre les femmes du palais et gagne son amitié. Silvia lui révèle même son
amour secret pour un certain « officier du palais » ; et Flaminia ne tarde pas à l’encourager à
écouter et nourrir ces sentiments. Simultanément, elle tente de miner sa relation avec
Arlequin par de petites remarques :« Voulez-vous que je vous dise ? Vous me paraissez mal
assortis ensemble. Vous avez du goût, de l’esprit, l’air fin et distingué ; lui il a l’air pesant,
les manières grossières ».
Trivelin
Officier du palais au service du Prince, il est le premier à être envoyé en mission pour
convaincre Arlequin de renoncer à son amour pour Silvia. Mais il échoue misérablement, de
même qu’il ne réussit pas non plus à persuader Silvia d’aimer le Prince. En ce qui la concerne,
il ne la considère d’ailleurs pas comme une femme, car il est inadmissible pour lui qu’elle
refuse tant de richesses par amour pour un seul homme, qui en plus n’est qu’un paysan : « il y
a quelque chose d’extraordinaire dans cette fille-là [...] cela n’est point naturel, ce n’est
point là une femme, voyez-vous, c’est quelque créature d’une espèce à nous
inconnue. » (Acte I, Scène 1). Mais c’est cette obstination, cette éternelle fidélité de Silvia
envers l’objet de son amour qui rend le Prince encore plus amoureux d’elle.
Lisette
La sœur de Flaminia est décrite comme une fille à l’air « coquet », au geste « vif » et aux
yeux qui veulent « attendrir ». C’est elle que Flaminia choisit pour essayer de séduire
Arlequin. C’est une fille de valeur, contrairement à sa sœur : « si je ne l’aime pas, je le
tromperai ; je suis fille d’honneur, et je m’en fais un scrupule. » Mais Flaminia l’encourage
néanmoins à le séduire, car, dit-elle, épouser Arlequin et le séparer de Silvia ferait d’elle une
fille riche, une « grande dame ».
AXES :
Amours éprouvés, amours retrouvés
La Double Inconstance est avant tout une comédie d’amour, ou mieux encore, d’« amours
éprouvées et retrouvées ». Silvia et Arlequin croyaient avoir connu l’amour véritable,
puisqu’ils avaient grandi ensemble dans le même village, s’étaient connus depuis déjà
longtemps et appréciaient la compagnie l’un de l’autre. Mais en réalité, cet amour – ou du
moins ce qu’ils pensaient que c’était – n’était qu’une illusion, une prison temporaire qui les
séparait de leur véritable destinée. Soumis à des conditions éprouvantes, leur amour ne survit
pas même les vingt-quatre heures que dure la pièce. Lorsque Silvia rencontre une fois de plus
le seul homme pour qui elle était réellement disposée à se séparer d’Arlequin, elle ressent –
cette fois – un amour différent, et bien plus réel que celui qu’elle ressentit jadis pour Arlequin.
Ensuite, il y a l’amour de Flaminia pour Arlequin. Cet amour est surprenant car Flaminia est
sans doute le seul personnage duquel on n’attendait pas l’expression d’une telle tendresse.
Dans la pièce, Flaminia est une femme intrigante et manipulatrice, qui fait preuve d’habileté,
de duplicité, et même de cynisme dans ses tentatives de séparer Arlequin de Silvia. C’est dans
ses élans de calculatrice qu’elle se décide à séduire – sans engager aucunement...