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ENTRE IDÉE ET CONCEPT : VERS L'ONTOLOGIE

Loïc Depecker, Christophe Roche

Armand Colin / Dunod | « Langages »

2007/4 n° 168 | pages 106 à 114


ISSN 0458-726X
ISBN 9782200923457

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Pour citer cet article :


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Loïc Depecker et Christophe Roche, « Entre idée et concept : vers l'ontologie », Langages
2007/4 (n° 168), p. 106-114.
DOI 10.3917/lang.168.0106
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Loïc Depecker
Université de la Sorbonne nouvelle (LEA/EA 1483)
CNRS (Modyco)
Christophe Roche
Université de Savoie
Équipe Condillac « Ingénierie des connaissances »
Société française de terminologie

Entre idée et concept : vers l’ontologie

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Comment pense-t-on ? Comment se représente-t-on les choses ? Que peut-
on imaginer ? Les philosophies répondent à ces questions de façon diverse. Et
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les théories de la terminologie se les posent forcément. Car elles doivent y


répondre de façon efficace dans le cadre de la représentation que les langues
donnent du monde. Terminologie veut au moins dire : étude et traitement des
unités linguistiques des sciences et techniques. Loin d’être universelles, ces
unités sont prises dans des sociétés et des cultures particulières.
Comment les théories de la terminologie répondent-elles à l’objectif de
traiter les unités linguistiques spécialisées ? Au moins en élaborant les prin-
cipes méthodologiques essentiels à la pratique de la terminologie. Ceux-ci sont
définis depuis les années 1950 au niveau international par le Comité technique
37 de l’ISO (ISO TC37) chargé d’élaborer et de normaliser les procédures de tra-
vail en matière de terminologie (www.afnor.fr). C’est essentiellement le corpus
des normes élaborées par le TC37 qui servira de cadre d’analyse au présent
article : ces normes expriment en effet le consensus de près de quarante pays
sur les principes théoriques et méthodologiques indispensables à tout travail
terminologique. Elles servent de référence dans les entreprises du monde
entier. Vues à travers philosophie et logique, elles offrent une étonnante lecture.
Nous sommes en face du monde, dans lequel nous identifions des objets.
Objet est le mot retenu en terminologie pour désigner « tout ce qui peut être
perçu et conçu » (ISO 1087-1, Travaux terminologiques, Vocabulaire, 2001, p. 2).
Cela, concurremment à entité, qui se retrouve dans certaines normes techni-
ques. Du point de vue de l’ISO, objet renvoie dans la majorité des cas à un objet
matériel. Il a de plus l’avantage de renvoyer plus spécialement à tout artefact
(même si cela n’exclut pas toute entité réelle ou imaginaire) : nuance que chose,
trop imprécis, laisse indistincte. La terminologie ne se pose donc pas la ques-
tion de la différence entre objet et chose. Objet n’est pas non plus à entendre
comme ponctuel ou statique : ce peut être en terminologie une procédure, un
processus, une action, une manière de faire, etc. Objet est par ailleurs bien
utilisé en logique (Frege, 1971 [1892], Russell, 1971 [1914], Carnap, 1997
[1947] et passim) : objet est là surtout entendu comme « objet de connaissance ».

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Entre idée et concept : vers l’ontologie

En philosophie (de la scolastique à la phénoménologie), objet vaut selon les cas


pour « objet matériel » ou « objet de connaissance » (Pascal, Descartes, etc.). Dans
cette dernière acception, il s’oppose souvent à chose. Sur ce sujet, Kant propose
une belle articulation : Ding pour toute chose en général ; Objekt pour l’objet de
connaissance ; et Gegenstand pour l’objet dans le monde (1980 [1781, 1787] et
passim).
Pour ce qui est de l’unité linguistique renvoyant à un objet, l’ISO a opté
pour désignation (ISO 1087-1, 2001, p. 6). On trouve aussi dans d’anciens docu-
ments ISO les mots forme, voire terme, pour parler du seul versant linguistique
de l’unité terminologique (ISO R860, 1968). Il aurait été possible d’avoir non pas
désignation, mais signe. C’était sans doute entrer là dans les théories du signe sou-
vent très complexes sans qu’il soit possible d’en privilégier aucune, puisque

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aucune n’a été dessinée pour la terminologie. De plus, une des constatations
que l’on peut faire est que la terminologie a généralement évité, voire rejeté, la
question du signe, notamment dans son acception saussurienne. Constitué d’un
signifiant et d’un signifié, le signe, par son cortège d’évocations et de connota-
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tions, forme brouillage et altère la communication industrielle ou scientifique.


De fait, si le signifiant reste relativement fixe, le signifié, composante séman-
tique du signe, est éminemment soumis à variation, interprétation, ambiguïté.
Ainsi, qu’est-ce qu’un point ? Un élément d’une surface ? Un élément dépourvu
de surface ? Un lieu, un temps déterminé ? Une douleur ? L’endroit d’une
suture ? Une dentelle de fil ? Une unité de mesure ?…. Le signifié, forcément
attaché au signe d’une langue particulière, tend à brouiller ce à quoi est censé
renvoyer le signe. On sait par ailleurs aujourd’hui que, pour Saussure, un signe
ne renvoie qu’exceptionnellement à un objet du monde (2002, p. 106).
En fait, le signifié, voire le signe tout entier, tendent à brouiller l’« idée adé-
quate » à laquelle vise le terminologue. Il lui faut en effet avoir la conviction
que les unités terminologiques qu’il traite, dans une langue ou dans plusieurs
langues, renvoient bien à l’objet désigné. Il n’est pas étonnant que les ingé-
nieurs et experts de l’ISO aient rejeté signe et signifié au profit de désignation
(ISO 1087, 1990). Désignation a l’avantage d’apparaître comme une simple éti-
quette sur l’objet, dépourvue de résonance, d’idéologie et d’arrière-monde.
Désignation, en tant que côté linguistique de l’unité terminologique, est voué à
renvoyer purement et simplement à l’objet désigné. C’est précisément à quoi
s’attache le terminologue : à faire le lien entre les unités linguistiques et les
objets auxquels elles sont censées renvoyer. Il lui faut cependant pour cela,
autre basculement dans la philosophie, avoir « l’idée claire et distincte » de
l’objet considéré (Pascal, Descartes, Leibniz, d’Alembert et Diderot, etc.). C’est
ici qu’il faut entrer dans la question du troisième élément indispensable pour
relier le signe à l’objet et l’objet au signe : celui de l’idée.
La philosophie occidentale draine plusieurs appellations : en français, prin-
cipalement idée, mais aussi notion et concept. Leur utilisation, extrêmement
diverse, dépend avant tout des théories et des disciplines qui les utilisent. Il
n’est pas possible de restituer l’ensemble de leurs acceptions chez les diffé-
rents auteurs : cela ne serait guère pertinent dans l’objectif fixé ici. L’usage de

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Genèses de la terminologie contemporaine (sources et réception)

Descartes, qui fixe pour son époque une grande partie de la terminologie phi-
losophique, est assez fluctuant. Il utilise à la fois idée (surtout dans le Discours
de la méthode), notion (surtout dans Des Principes de la connaissance humaine) et
concept (surtout dans les Méditations) : souvent alternativement et sans défini-
tion ou détermination particulière. Si l’on se tourne vers la Logique de Port-Royal,
sublime synthèse de certaines des questions traitées par la philosophie du
Moyen-Âge et par Pascal ou Descartes, c’est le plus souvent idée qui est
employé. La démonstration d’Arnauld et de Nicole porte tout particulièrement
sur le rapport du signe à la chose. Or, c’est idée qu’ils opposent à chose.
Il apparaît donc nécessaire de débroussailler ce que recouvrent les mots idée,
notion et concept, au moins dans la direction d’une théorie de la terminologie.
L’exercice n’est pas simple et reste forcément réducteur. Si l’on se réfère par

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exemple à un ouvrage aussi usuel que le Vocabulaire philosophique de Cuvillier,
on trouve : idée = « concept, représentation abstraite et générale » ; concept
= « idée abstraite et générale » ; notion = « connaissance, discernement »… Il
faut donc essayer de les reprendre tous trois de façon à poser au moins quel-
ques jalons.
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Idée est ancien pour désigner la représentation intellectuelle que l’on se fait
d’une chose. Il calque à l’origine le grec ιδ nα, « forme, aspect d’un être ou d’une
chose » voire, dans l’interprétation de Platon et d’Aristote, « représentation de
l’essence des choses ». Dans la philosophie médiévale, le mot a le plus souvent
le sens de représentation intellectuelle, innée ou acquise (ainsi Lalande, 1932, I,
p. 325 sq.). Chez Descartes, l’idée n’est guère une forme, car elle a un contenu
déterminé. Dans la philosophie classique, idée a cependant une acception large,
qui est utile, mais aussi parfois peu opérante car trop vague. Elle s’oppose sur-
tout à chose et se trouve en concurrence avec notion.
Notion est également très utilisé en philosophie (Lalande, 1932, II, p. 322).
C’est le latin notio, déjà en latin classique (« acte de connaître »). Notion est par
exemple abondamment développé dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alem-
bert, autre somme des théories d’une époque. Elle s’appuie sur Leibniz pour
conduire la description : « Notion, s.f. est un terme de Logique, qui signifie l’idée
que nous formons d’une chose ». Dans ce contexte, notion et idée paraissent
interchangeables, même si l’auteur de l’article indique que notion « ne convient
qu’aux idées complexes ». Ce qui intervient cependant, c’est l’articulation qui
est faite dans ce même article entre les différents types de notion expliqués à
travers l’œuvre de Leibniz :
Notion claire, selon lui, est celle qui suffit pour se rappeler un objet ; par exemple,
celle d’une figure. Notion obscure, c’est celle qui ne suffit pas pour se rappeler un
objet ; par exemple, celle d’une plante qu’on doute, en la voyant, si on ne l’a pas
vûe déjà ailleurs, & si on doit lui donner tel ou tel nom. Notion distincte, c’est celle
qui nous rend capables de marquer les différens caracteres auxquels nous recon-
noissons une chose ; par exemple, celle-ci : le cercle est une figure terminée par une
ligne courbe qui revient sur elle-même & dont tous les points sont également éloi-
gnés d’un point milieu. Notion confuse, est celle avec laquelle on n’est pas en état de
marquer les différens caracteres auxquels on peut reconnoître un objet, quoi qu’il
en soit. Telle est la notion de la couleur rouge. Notion adéquate, c’est celle où l’on a

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Entre idée et concept : vers l’ontologie

des notions distinctes des marques ou caracteres qui font reconnoitre un objet ; par
exemple, c’est la notion du cercle dont nous venons de parler, lorsqu’elle est
accompagnée de la notion distincte d’une courbe qui revient sur elle-même, & dont
tous les points sont également éloignés d’un autre point qui est au milieu.
Voilà bien résumé ce que la philosophie classique élabore progressivement
au moins depuis Pascal et Descartes, à savoir une typologie des idées ou
notions en fonction, particulièrement, de leur plus ou moins grande clarté. Il est
cependant notable que Leibniz utilise aussi çà et là idée dans des acceptions pro-
ches. Une des fins du langage étant « d’exciter dans l’esprit de celui qui
m’écoute une idée semblable à la mienne » (Leibniz, III, 3, 1966 [1705], p. 247).
Si l’on se tourne vers les acceptions de ces mots en français, on peut avoir
une vue des acceptions de la langue courante. Ainsi chez Littré (1876), pour

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idée : « représentation qui se fait de quelque chose dans l’esprit, soit que cette
chose existe au dehors, ou qu’elle soit purement intellectuelle ». Cette définition
a l’avantage de couvrir au moins ce qui est généralement entendu en philoso-
phie par idée. De même pour notion : « connaissance acquise de quelque chose ».
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Et aussi : « particulièrement, l’idée d’une chose » (ibidem). Notion semble donc


sous-entendre aussi une « connaissance », généralement immédiate et intuitive.
Et concept : « Résultat de la conception, chose conçue ». On voit la limite de ce
genre d’analyse lexicographique : un concept, est-ce un résultat, un processus,
autre chose encore ? D’autant que Littré ajoute un peu plus loin : « Dans le lan-
gage de Kant, toute idée qui est générale sans être absolue » ! Sur toutes ces
questions, la langue commune peut cependant fournir un guide. Ainsi, le fran-
çais dit avoir des notions de quelque chose, non avoir des concepts de quelque chose.
Cela semble signifier que notion est partiel et moins précis que concept, ce qui
semble le sens commun. On le voit, idée, notion et concept, outre qu’ils sont pris
dans des théories différentes, ont évolué dans leur sens ordinaire en français.
Idée n’est pas senti comme notion, notion n’a plus rien d’une idée complexe
comme dans l’Encyclopédie, et concept reste un terme technique, malgré les
efforts de la mercatique pour faire croire qu’un bar, un marchand de meubles
ou un salon de coiffure puisse arborer « Concept », voire « Conceptua » comme
raison sociale…
Parallèlement à idée et notion intervient donc concept. Concept (latin conceptus)
est un terme technique, utilisé en philosophie et en logique. C’est littéralement
« ce qui est pris ensemble », ce qui est contenu, conçu, créé. Ce que l’on prend
ensemble, mais aussi la construction mentale que l’on se fait des choses, des
événements, des objets, proche en cela du grec nννοι a, déjà chez Platon. Il
commence à être utilisé au Moyen-Âge comme terme de logique. Mais le mot
concept n’est pas traité en tant que tel dans l’Encyclopédie de Diderot. L’Encyclo-
paedia universalis, autre somme, indique à l’article « Concept » : « forme sous
laquelle un objet peut être pensé » (Ladrière, 2002).
Que tirer de cette description pour la terminologie ? Il est troublant que idée
et notion soient souvent utilisés l’un pour l’autre ; de même notion et concept.
C’est d’ailleurs ce qui a prévalu en terminologie jusqu’à ces dernières années.
Notion, c’est-à-dire le contenu conceptuel d’un terme, étant privilégié à la place

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Genèses de la terminologie contemporaine (sources et réception)

de concept, pour, dit Alain Rey, se démarquer de l’anglais concept (1992). Que
dit l’ISO ? Le Comité technique 37 de l’ISO, qui a stabilisé dans les années 1970
objet et en 1990 désignation, a hésité pendant plusieurs années, principalement
entre notion et concept. Les normes de méthodologie en terminologie de l’ISO
font mention, avant 2001, de notion, non de concept. Ainsi : « Les notions sont
des constructions mentales qui servent à classer les objets individuels du
monde extérieur ou intérieur à l’aide d’une abstraction plus ou moins arbi-
traire » (NF ISO 704, 1987, p. 3). On perçoit ici le caractère à la fois mentaliste et
relativiste de la définition.
Concept a été introduit, à la place de notion, dans les travaux de l’ISO à
l’occasion principalement de la révision des normes ISO 704 (Travail terminolo-
gique – Principes et méthodes) et ISO 1087 (Travaux terminologiques – Vocabulaire),

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qui s’est étendue de 1997 à 2000. Concept est défini dans l’édition qui en est
issue par : « Unité de connaissance créée par une combinaison unique de carac-
tères » (ISO 1087, 2001). La définition est assortie d’une note : « Les concepts ne
sont pas nécessairement liés à des langues particulières. Ils sont cependant
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soumis à l’influence du contexte socioculturel qui conduit souvent à des catégo-


risations différentes » (p. 2). Les motifs de ce changement de notion à concept
viennent principalement des représentants francophones à l’ISO (Français et
Canadiens). Au moins trois raisons l’ont motivé. La théorie de la terminologie
se devait de garder le lien avec les autres sciences : dans les sciences fondamen-
tales et appliquées, on parle le plus souvent de concept et il est rare que l’on
parle de notion. Notion peut y avoir le sens utile d’unité de pensée encore
imprécise et vague. De plus, le français offre une riche famille dérivationnelle :
conception, conceptualiser, concevoir, concevable, inconcevable, ce que notion n’auto-
rise pas (Rey, 1979, Depecker, 1999-2002). Enfin, la version anglaise des normes
ISO de méthodologie de la terminologie a concept depuis longtemps : opter
pour concept en français est au moins un rapprochement formel, même si cela
peut ne pas être tout à fait satisfaisant eu égard à l’histoire de concept en
anglais. Ce qu’il faut voir de fondamental ici est que les experts de l’ISO, en
choisissant concept plutôt que notion, ont opté pour une approche résolument
logique de la terminologie.
Car dans la logique et les sciences, concept n’est en tout cas pas un contenu
mental. C’est une représentation construite. Il est largement travaillé en
logique, notamment sous l’angle de l’intension (les caractères qui composent le
concept) et de l’extension (ce à quoi le concept s’applique). Concept semble donc
se distinguer, surtout aujourd’hui, d’idée ou de notion en ce qu’un concept est
considéré comme une représentation construite et relativement précise des
objets. C’est dans cette direction que va l’ISO pour l’élaboration des normes de
méthodologie de la terminologie.
Et c’est dans cette perspective qu’un nouveau champ disciplinaire rejoint
aujourd’hui la terminologie : celui des ontologies. Le mot ontologie n’a pas ici le
sens usuel qu’il peut avoir en philosophie. Ontologie désigne traditionnellement
la partie de la philosophie, voire de la métaphysique, qui porte sur l’être en tant
qu’être, selon la formulation d’Aristote. C’est étymologiquement « la science de

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Entre idée et concept : vers l’ontologie

l’être », le « logos » de l’« ontos », que la philosophie du Moyen-Âge a fixée en


ontologia. En logique, ontologie renvoie généralement aux êtres mathématiques
qui constituent la théorie. Or il s’agit ici non pas de l’ontologie au sens logique
ou métaphysique, mais des ontologies. La problématique des ontologies est
apparue au début des années 1990 dans les milieux de la recherche et de l’intel-
ligence artificielle, à un moment où se développaient des projets d’« ingénierie
collaborative ». Il s’agissait de mettre l’accent non plus sur la modélisation des
processus industriels, mais sur l’étude d’architectures logicielles permettant
aux différents outils d’ingénierie de collaborer à la conception et à la fabrication
de produits. Le projet PACT (Palo Community Testbed) proposait ainsi une
modélisation en termes d’agents logiciels pour l’intégration d’outils incluant un
langage de communication et de contrôle entre les agents (Cutkosky et al.,
1993). Le projet SHADE (Shared Dependency Engineering) insistait quant à lui

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davantage sur l’importance du médium des connaissances. Dans tous les cas, il
fallait s’accorder sur un langage de communication et sur une conceptualisa-
tion du domaine d’application.
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Plusieurs expériences de ce type, venues des États-Unis, ont contribué à


implanter l’anglais ontologies en français, dans un sens somme toute inhabituel :
l’ontologie, d’essence philosophique, s’est trouvée dispersée en ontologies, objets
modélisés. Le sens même d’une ontologie fait difficulté et dépend des théories
sous-jacentes. L’un des acteurs de cette période, T. R. Gruber, donne cette défi-
nition : « an ontology is an explicit specification of a conceptualization » (1993). À
savoir la description, dans un formalisme exploitable par un système informa-
tique, de concepts et de leurs relations. S’il est difficile de dresser le tableau
actuel des différentes formes d’ontologies, on admet généralement qu’une
ontologie comporte un volet terminologique (répertoire de termes) et une repré-
sentation de leurs significations, en général la description, dans un formalisme
compréhensible par un ordinateur, des concepts d’un domaine et de leurs rela-
tions (Ushold et Gruninger, 1996).
Les bases de connaissance ont aussi mis en œuvre ce principe. Ainsi en
médecine, une cirrhose, en tant qu’objet médical, peut être l’effet de plusieurs
causes (alcoolisme, médicaments, etc.) et conduire à plusieurs conséquences :
ulcère, cancer, etc. Relations donc qui peuvent être conceptualisées par des rela-
tions de cause à effet (relations séquentielles). De plus, une cirrhose est localisée
dans certains organes, principalement le foie (relations topologiques, Depecker,
1999, 2002). Le concept désigné sous le terme de cirrhose peut se dire de diffé-
rentes façons dans les langues, ce qui constitue la partie plus proprement lin-
guistique de la formalisation.
Les ontologies sont donc au moins comme la terminologie dans un triple
rapport : rapport aux objets décrits ; rapport à la conceptualisation qui en est
faite, donc aux systèmes de concepts en cause ; rapport à la représentation lin-
guistique ou sémiotique qui en est donnée. Et ce qui joint directement termino-
logie et ontologie est l’approche logique que les deux disciplines font des objets,
les objets étant appréhendés par les concepts qui les décrivent. Se dessine là, par
la terminologie et la problématique des ontologies, une nouvelle science du

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Genèses de la terminologie contemporaine (sources et réception)

concept, qui reprend à la logique certains aspects de ses systèmes de descrip-


tion, notamment la formalisation par concept, de la plus simple (répartition en
caractères, intension et extension, etc.) à la plus compliquée (fonction à valeur
de vérité, prédicat, etc.). Le développement des ontologies donne lieu
aujourd’hui à de grands débats, notamment celui de savoir ce que les ontolo-
gies décrivent, ce qu’elles modélisent, et à partir de quoi elles opèrent. On peut
dire qu’elles mettent en jeu au moins deux grands axes d’analyse, particulière-
ment dans l’exploitation informatisée de documents. Soit deux grands types de
construction :
– la construction d’ontologies dites « lexicales » issues directement d’exploita-
tion de documents, sur le constat que les connaissances d’une organisation
(entreprises, laboratoires, métiers, etc.) sont principalement véhiculées par

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les documents scientifiques ou techniques qu’elle produit. C’est là ce que
dégage essentiellement l’analyse du discours.
– la construction d’ontologies dites « conceptuelles », issues d’une conceptua-
lisation des objets du monde que partage une communauté de pratiques.
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C’est ce que met en valeur l’approche conceptuelle de la terminologie.


À l’évidence, l’une et l’autre approches ne donnent pas les mêmes résultats.
Cela pour une raison simple : parce que les analystes ont tendance à super-
poser, dans un corpus de textes, structure conceptuelle et structure linguis-
tique. Faisant cela, ils voient rarement que la structure informationnelle d’un
discours, d’ordre linguistique, ne recouvre pas la structure conceptuelle du
monde, d’ordre scientifique. En effet, pratiques langagières et pratiques scienti-
fiques ne sont pas du même ordre. Les objectifs ne sont pas les mêmes et les
analyses diffèrent. Les « ontologies lexicales » tendent à reproduire la structure
lexicale du corpus analysé et les relations entre concepts se trouvent ici cal-
quées sur les relations linguistiques. Alors que les « ontologies conceptuelles »
forment une modélisation extralinguistique d’une analyse scientifique du
domaine, les relations entre concepts se définissant en accord avec la théorie
formelle utilisée. Ainsi peut-on se poser la question de savoir si, dans un docu-
ment portant sur les relais électriques, relais de tension désigne au même titre et
au même niveau conceptuel relais tout ou rien ou relais à seuil. Seule l’analyse des
concepts en cause permet de restituer les termes dans le champ terminologique
qu’ils occupent. En analysant le système conceptuel, en s’en tenant donc à une
représentation formelle, on met en évidence que relais de tension ne désigne pas
un nouveau concept mais désigne un type de relais à seuil, celui dont la valeur
déclenchante est la tension (le relais à seuil se déclenche dès qu’une grandeur –
intensité, tension, puissance – dépasse un seuil donné). Si relais de tension est
donc bien un terme de métier, il faut considérer qu’il est utilisé par abrègement
et métonymie pour relais à seuil de tension : car c’est la tension qui distingue les
différents types de relais à seuil. On parle de la même façon de relais de puis-
sance pour relais à seuil de puissance, etc.
Avec les ontologies, la terminologie accède donc à une autre perspective sur
les discours spécialisés. Elle peut s’approprier des méthodes et des outils extrême-
ment puissants, notamment celui de la modélisation par différences spécifiques

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Entre idée et concept : vers l’ontologie

(les relais se répartissent dans une branche de l’arborescence en relais à seuil, les
relais à seuil en relais à seuil de tension, relais à seuil de puissance, etc.). La formali-
sation des concepts permet de lever les ambiguïtés entraînées par les effets de
discours dans lesquels les termes sont pris (relais de tension est mis pour relais à
seuil de tension, etc.). Cette formalisation permet de ce fait de s’accorder sur des
définitions au delà des ambiguïtés de la langue. La représentation formelle des
systèmes conceptuels permet de concilier, par rapport à une conceptualisation
extralinguistique, les désignations des concepts avec les segments linguistiques
et les types de reformulation susceptibles de se rapporter à chacun de ces
concepts. L’approche logique opère donc a priori, par l’exigence de description
par concepts, et a posteriori par la modélisation des concepts émergeant des dis-
cours. Il suffit de consulter une nomenclature des termes employés dans un

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ministère immense et diversifié comme l’est en France celui de l’éducation
nationale pour constater qu’il est quasiment impossible de s’y retrouver, à
moins de modéliser cette nomenclature sous la forme des concepts désignés en
discours (approche terminologique) et des ontologies maniées dans ce minis-
tère (modélisation ontologique). Ontologies pouvant être : une classe, un
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groupe d’élèves dans une classe, une division, un enseignant, un établissement,


un contrat d’apprentissage, un cycle de formation, etc., avec leurs attributs
correspondants (type de structure, d’agent, d’effectif, de formation, de service
gestionnaire, de coût, etc.).

CONCLUSION
Le champ disciplinaire que constituent actuellement les ontologies est l’une
des voies de la terminologie. Beaucoup de points les rassemblent : au moins la
convergence de leur démarche, l’utilisation des principes de la terminologie
pour consolider l’approche ontologique et la proximité de leurs postulats
fondés sur la description conceptuelle des objets et sur les relations logiques
entre concepts. Elles partagent ainsi, essentiellement, une approche logique, au
centre de laquelle figure la problématique du concept. Mais elles se distinguent
par leur mode de conceptualisation. Car les ontologies aboutissent à des repré-
sentations formelles et computationnelles qui, considérées comme des systèmes
conceptuels, rendent pleinement opérationnelles les terminologies dans les sys-
tèmes de traitement de l’information.

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