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de Rennes
Musique et politique | Alain Darré
1. L’amour de la
musique
aujourd’hui. Une
recherche en
cours sur les
figures de
l’amateur
Antoine Hennion
p. 41-50
Texte intégral
1 « Les adolescents d’aujourd’hui sont presque deux fois plus
nombreux que les générations nées avant 1960 à avoir fait
de la musique1 ». Le « boom » de la musique, notamment
auprès des adolescents, ne se traduit pas seulement par des
ventes massives de CD et, auprès de cette génération, par
une préférence presque exclusive pour les musiques rock, au
sens large. Il a aussi accompagné un développement sans
précédent des écoles de musique, à partir des années
soixante, dont les effets se sont fait sentir par un saut de
génération très perceptible, entre les plus de 35 ans et les
plus jeunes (8 % des Français nés avant 1960 ont été dans
une école de musique, 15 % chez les 15-34 ans).
2 Une enquête du DEP sur les amateurs2 permet de prendre la
mesure du phénomène : un Français sur dix a fait de la
musique (instrument, chant, chorale...) au cours des douze
derniers mois pendant ses loisirs. Elle montre aussi que,
contrairement à ce que laissait à penser un discours qui
opposait la passivité du consommateur au caractère actif de
l’amateur faisant lui-même de la musique, le développement
exponentiel du marché du disque et de l’écoute des médias
dans les années soixante à quatre-vingt est allé de pair avec
une intensification des pratiques amateurs, en particulier
celle d’un instrument, tandis que, sous des formes
renouvelées, se maintenait la pratique de la chorale et de
l’ensemble vocal, qui, notamment sous l’influence du
renouveau de la musique baroque, s’affranchissait de liens
religieux ou associatifs trop exclusifs, pour se musicaliser.
3 Mais il faut aussi tirer les conséquences qualitatives de ce
« retour de l’amateur » : ce vis-à-vis indispensable de la
performance musicale en est le parent pauvre, refoulé de
toutes parts. L’histoire de la musique l’enterre sous un récit
entièrement centré sur les compositeurs. L’écrit favorise
l’œuvre au détriment de son auditeur3. La sociologie du goût
ne s’intéresse à lui que pour le renvoyer à l’illusion de son
goût personnel, en réalité reflet des mécanismes sociaux qui
le déterminent à son insu4. Enfin, l’amateur était encore
refoulé par le discours pessimiste que nous évoquions sur la
« musique en boîte », les facilités techniques et les appétits
commerciaux de l’industrie du disque étant prêts à le
transformer définitivement en consommateur manipulé,
appuyant sur un bouton pour recevoir un programme
uniforme.
4 Mais il n’y a pas d’amateur passif, c’est nous qui avons bien
peu de catégories pour comprendre la variété et l’ingéniosité
de l’amour de musique. C’est que celui-ci est un « faire », et
non seulement un goût : faisant feu de tout bois, l’amateur
fait peu de cas des divisions académiques et des orthodoxies
du goût, pour se recomposer sa musique, avec tous les
moyens disponibles. Le retour de l’amateur, au sens où l’on
parle d’un retour du refoulé, doit donc surtout permettre un
nouveau regard sur la musique tout court : c’est l’objectif de
l’enquête en cours que je réalise auprès d’amateurs, dont je
vais présenter ici quelques éléments.
Amateur : le retour...
5 Étrange figure du monde musical, que celle de l’amateur.
J’avais d’abord eu l’idée de filer ce personnage un peu
anachronique sans trop y prendre garde, sans doute par
goût pervers de sociologue pour les coulisses, aimant
toujours diriger le projecteur là où on ne l’y invite pas. Mais,
au fur et à mesure que se précisaient les traits de l’amateur,
il a pris une importance que je ne soupçonnais pas. Il s’est
vite dégagé du moule dans lequel je l’avais saisi ; a priori,
l’amateur se présente défini deux fois de façon négative : il
est défini par contraste avec le professionnel, sur le plan de
sa technique instrumentale, mais aussi, au-delà de son jeu,
par une pratique gratuite, à tous les sens du terme, il joue
« pour le plaisir », ou « pour lui-même », pendant ses
moments de loisir; c’est par ce biais que, de façon plus
insidieuse, l’image de l’amateur se trouve connotée par une
autre opposition, qui le renvoie cette fois à une pratique
résiduelle, et le caractérise par son obstination à pratiquer
la musique selon des formes en voie de disparition ; c’est le
médecin supposé jouer du violon (fort bien, pour un
amateur...), et retrouver d’autres médecins pour déchiffrer
des quatuors le dimanche ; c’est le groupe de copains tout
fier de ses instruments, qui se fait peur tout seul en imitant
ses idoles du rock; c’est la jeune fille de bonne famille qui
joue du piano, atteint les plus hauts niveaux, passe quelques
concours amateurs, et arrête tout lorsqu’elle se marie, avant
de regretter toute sa vie ce continent perdu ; c’est le joyeux
sonneur de cuivre, qui déchiffre les transcriptions les plus
inattendues avec la même soif qu’il descend ses chopes de
bière; c’est l’adolescent un peu maladroit qui ne sait pas très
bien s’il fréquente une chorale pour chanter, ou s’il chante
pour fréquenter une chorale...
6 Pourtant, à condition d’en revoir quelque peu la définition,
l’amateur peut facilement être rapatrié au centre du monde
de la musique. Loin d’être le cousin de province un peu
ridicule qui s’obstine à souffler dans son tuba, il est tout
aussi moderne que le milieu musical dominé par les
professionnels, la technique et le marché : il suffit de voir
qu’il a changé avec lui, et de le définir comme l’usager de la
musique, pour comprendre qu’inversement ni le milieu
professionnel, ni la technique ni le marché n’ont de sens
sans lui.
7 Alors, non seulement l’amateur n’a rien d’anachronique,
mais on s’aperçoit qu’il est devenu, pour la première fois
dans l’histoire, la cible unique d’un milieu musical
entièrement recomposé autour de lui5.
Figures de l’amateur
12 Le projet de mon enquête ethnographique sur les amateurs
est de revenir sur le sens de leur amour de la musique,
d’abord à travers les récits des amateurs eux-mêmes, mais
aussi et surtout à travers l’analyse ethnologique de leurs
pratiques. Cet amour me semble en effet très différent de
l’effet de classement qu’une liste de compositeurs provoque,
exercice sur lequel les amateurs ne se différencient au
contraire guère des autres.
13 Observer, analyser les amateurs, c’est revenir sur le sens de
la pratique musicale, rééquilibrer une histoire qui s’est trop
exclusivement centrée sur l’œuvre, d’un côté, ou sur les
déterminations sociales, de l’autre. Jouer, écouter, aimer la
musique, cela passe par un certain nombre de façons de
faire, inventives et variées, que les amateurs savent fort bien
décrire, et par un grand nombre de supports et de
dispositifs (concerts, médias, groupes, jeu individuel...) qui
font système et se redéfinissent les uns les autres.
14 Ceci suppose de se centrer non pas sur la musique écoutée
(l’œuvre, le genre, le compositeur), ce qui entraîne toujours
le risque de la célébration complice, voire un peu
complaisante, la tentation de dérouler (et de redoubler sous
prétexte de l’analyser) la liturgie du fan heureux de dire sa
propre émotion à d’autres fans, mais s’émerveillant surtout
de lui-même à travers ce qu’il aime; mais plutôt de se
focaliser sur l’écoute elle-même comme pratique, avec ses
moments, ses outils, ses dispositions et ses effets affectifs,
ses manies et ses lassitudes; il n’est pas besoin pour cela de
faire de la psychologie, au contraire, le but n’est pas de
lâcher l’objet pour le sujet, mais de retrouver dans le
rapport réel aux œuvres par l’écoute, en situation, des
propriétés de la musique que la focalisation exclusive sur la
musique « elle-même » (ou inversement l’auto-
introspection du sujet de goût) tendent à masquer, ou à
laisser dans l’ombre, au titre de ces petits événements
quotidiens, insignifiants, que chacun croit propres à lui
alors qu’ils sont on ne peut plus communs ; non pas tant
partir du sujet récepteur pour l’opposer à l’objet perçu,
donc, que partir de la relation ordinaire de l’écoute pour
rééquilibrer l’analyse musicale en en refaisant un rapport.
15 D’où le décalage vers la définition plus large de l’amateur
comme « usager de la musique » : elle ne préjuge pas du
caractère plus ou moins véritablement « amateur » de telle
ou telle forme de relation à la musique, et laisse ouvertes les
multiples combinaisons que savent produire les amateurs
pour configurer leur plaisir — il faut y inclure la passion
discomaniaque au même titre que celle du jeu collectif ou
que le déchiffrage solitaire, il faut articuler l’usage fait des
médias, des partitions, des disques et des concerts à celui de
la pratique d’un instrument et du chant, et non les opposer :
ils s’appuient les uns sur les autres, et, surtout, ne peuvent
se comprendre les uns sans les autres, comme le montrent
ces extraits d’entretiens.
[F, 28 ans, classique, piano; quartier et appartement
bourgeois, chaîne hi-fi sans plus, disques et CD sans plus
non plus ; très réservée, tout va de soi, ne voit pas l’objet de
mon enquête; beaucoup de partitions classiques].
« J’ai commencé le piano à sept ans, un peu avant même,
j’ai fait de la musique avec ma mère et mon grand frère.
Mon frère faisait du violon avec le mari de mon professeur
de piano. Je prends encore des cours, mais plus
régulièrement. J’ai joué à ses auditions de fin d’année, des
années après avoir fini l’X [Polytechnique] ; la dernière fois,
j’avais même joué la Sonate en si mineur [sous-entendu de
Liszt, bien sûr], c’était un peu limite.
Ce que j’aime, c’est Fauré, Chopin, Schumann, le grand
piano, quoi. J’ai fait beaucoup de Ravel, aussi. Et de la
musique de chambre, avec des amis, autour de mon prof,
des frères et sœurs d’élèves de piano, etc. On a fait le
quatuor avec piano de Mozart, on a travaillé aussi celui de
Brahms à l’X, je me souviens. Si, en moderne, j’ai joué un
Stockhausen, c’était pas mal... »
Notes
1. 22 % d’instrumentistes amateurs chez les 35-44 ans, 40 % chez les
15-19 ans : cf. Développement culturel (107), juin 1995.
2. Enquête du Département des Études et de la Prospective du
ministère de la Culture sur les « activités artistiques pratiquées pendant
les loisirs », dirigée par O. DONNAT.
3. Il est rare d’entendre défendre le point de vue, ou d ouïe, de
l’auditeur, comme dans ce beau texte de Nicolo PASQUALI : « Observons
une partie de la fugue de M. Haendel... ; du fait de la trop grande
proximité des parties, l’oreille confondra les passages d’une voix avec
ceux d’une autre, et réduira l’effet de quatre parties à celui de deux. La
musique est à ce point enchevêtrée qu’elle produit souvent l’effet d’une
simple basse continue. Nombre de maîtres de musique n’ont jamais
songé à ce défaut parce que, lorsqu'ils jouent, ils regardent
généralement sur le livre, et leur imagination supplée aux insuffisances
de l’exécution. Mais il n’en va pas ainsi de la personne non instruite qui
l’entend à distance, car une telle personne ne peut écouter que l’effet, et
lorsque celui-ci est défectueux, elle y trouve déplaisir plutôt que
divertissement », in l’Art de doigté au clavecin, Edimbourg, c. 1765.
4. Pierre BOURDIEU, La Distinction, Paris, Minuit, 1979.
5. Cf. Antoine HENNION, « L’amateur, la technique et le marché : de
quelques saintes horreurs du musicien classique », in Marsyas (29),
mars 1994, p. 9-12.
6. 26 % ont joué d’un instrument, 13 % ont été dans une chorale (le
total est supérieur à 33 %, 7 % ayant fait les deux).
7. V. par exemple Denis COGNEAU, Olivier DONNAT, les Pratiques
culturelles des Français, 1973-1989, Paris, La Découverte/La
Documentation française, 1990, et Antoine HENNION & al., Les
Conservatoires et leurs élèves, Paris, La Documentation française,
1983.
8. Parmi les guitaristes, par exemple, les plus nombreux à avoir appris
la musique « sans aucune aide » ou avec des amis, 61 % savent le
solfège, contre 85 % pour les autres instrumentistes — et 51 % pour les
chanteurs...
9. Si seulement 11 % des musiciens ont démarré après 24 ans, c’est le
cas pour 42 % des chanteurs.
Auteur
Antoine Hennion
Du même auteur
Musique et politique