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Presses

universitaires
de Rennes
Musique et politique | Alain Darré

1. L’amour de la
musique
aujourd’hui. Une
recherche en
cours sur les
figures de
l’amateur
Antoine Hennion
p. 41-50

Texte intégral
1 « Les adolescents d’aujourd’hui sont presque deux fois plus
nombreux que les générations nées avant 1960 à avoir fait
de la musique1 ». Le « boom » de la musique, notamment
auprès des adolescents, ne se traduit pas seulement par des
ventes massives de CD et, auprès de cette génération, par
une préférence presque exclusive pour les musiques rock, au
sens large. Il a aussi accompagné un développement sans
précédent des écoles de musique, à partir des années
soixante, dont les effets se sont fait sentir par un saut de
génération très perceptible, entre les plus de 35 ans et les
plus jeunes (8 % des Français nés avant 1960 ont été dans
une école de musique, 15 % chez les 15-34 ans).
2 Une enquête du DEP sur les amateurs2 permet de prendre la
mesure du phénomène : un Français sur dix a fait de la
musique (instrument, chant, chorale...) au cours des douze
derniers mois pendant ses loisirs. Elle montre aussi que,
contrairement à ce que laissait à penser un discours qui
opposait la passivité du consommateur au caractère actif de
l’amateur faisant lui-même de la musique, le développement
exponentiel du marché du disque et de l’écoute des médias
dans les années soixante à quatre-vingt est allé de pair avec
une intensification des pratiques amateurs, en particulier
celle d’un instrument, tandis que, sous des formes
renouvelées, se maintenait la pratique de la chorale et de
l’ensemble vocal, qui, notamment sous l’influence du
renouveau de la musique baroque, s’affranchissait de liens
religieux ou associatifs trop exclusifs, pour se musicaliser.
3 Mais il faut aussi tirer les conséquences qualitatives de ce
« retour de l’amateur » : ce vis-à-vis indispensable de la
performance musicale en est le parent pauvre, refoulé de
toutes parts. L’histoire de la musique l’enterre sous un récit
entièrement centré sur les compositeurs. L’écrit favorise
l’œuvre au détriment de son auditeur3. La sociologie du goût
ne s’intéresse à lui que pour le renvoyer à l’illusion de son
goût personnel, en réalité reflet des mécanismes sociaux qui
le déterminent à son insu4. Enfin, l’amateur était encore
refoulé par le discours pessimiste que nous évoquions sur la
« musique en boîte », les facilités techniques et les appétits
commerciaux de l’industrie du disque étant prêts à le
transformer définitivement en consommateur manipulé,
appuyant sur un bouton pour recevoir un programme
uniforme.
4 Mais il n’y a pas d’amateur passif, c’est nous qui avons bien
peu de catégories pour comprendre la variété et l’ingéniosité
de l’amour de musique. C’est que celui-ci est un « faire », et
non seulement un goût : faisant feu de tout bois, l’amateur
fait peu de cas des divisions académiques et des orthodoxies
du goût, pour se recomposer sa musique, avec tous les
moyens disponibles. Le retour de l’amateur, au sens où l’on
parle d’un retour du refoulé, doit donc surtout permettre un
nouveau regard sur la musique tout court : c’est l’objectif de
l’enquête en cours que je réalise auprès d’amateurs, dont je
vais présenter ici quelques éléments.

Amateur : le retour...
5 Étrange figure du monde musical, que celle de l’amateur.
J’avais d’abord eu l’idée de filer ce personnage un peu
anachronique sans trop y prendre garde, sans doute par
goût pervers de sociologue pour les coulisses, aimant
toujours diriger le projecteur là où on ne l’y invite pas. Mais,
au fur et à mesure que se précisaient les traits de l’amateur,
il a pris une importance que je ne soupçonnais pas. Il s’est
vite dégagé du moule dans lequel je l’avais saisi ; a priori,
l’amateur se présente défini deux fois de façon négative : il
est défini par contraste avec le professionnel, sur le plan de
sa technique instrumentale, mais aussi, au-delà de son jeu,
par une pratique gratuite, à tous les sens du terme, il joue
« pour le plaisir », ou « pour lui-même », pendant ses
moments de loisir; c’est par ce biais que, de façon plus
insidieuse, l’image de l’amateur se trouve connotée par une
autre opposition, qui le renvoie cette fois à une pratique
résiduelle, et le caractérise par son obstination à pratiquer
la musique selon des formes en voie de disparition ; c’est le
médecin supposé jouer du violon (fort bien, pour un
amateur...), et retrouver d’autres médecins pour déchiffrer
des quatuors le dimanche ; c’est le groupe de copains tout
fier de ses instruments, qui se fait peur tout seul en imitant
ses idoles du rock; c’est la jeune fille de bonne famille qui
joue du piano, atteint les plus hauts niveaux, passe quelques
concours amateurs, et arrête tout lorsqu’elle se marie, avant
de regretter toute sa vie ce continent perdu ; c’est le joyeux
sonneur de cuivre, qui déchiffre les transcriptions les plus
inattendues avec la même soif qu’il descend ses chopes de
bière; c’est l’adolescent un peu maladroit qui ne sait pas très
bien s’il fréquente une chorale pour chanter, ou s’il chante
pour fréquenter une chorale...
6 Pourtant, à condition d’en revoir quelque peu la définition,
l’amateur peut facilement être rapatrié au centre du monde
de la musique. Loin d’être le cousin de province un peu
ridicule qui s’obstine à souffler dans son tuba, il est tout
aussi moderne que le milieu musical dominé par les
professionnels, la technique et le marché : il suffit de voir
qu’il a changé avec lui, et de le définir comme l’usager de la
musique, pour comprendre qu’inversement ni le milieu
professionnel, ni la technique ni le marché n’ont de sens
sans lui.
7 Alors, non seulement l’amateur n’a rien d’anachronique,
mais on s’aperçoit qu’il est devenu, pour la première fois
dans l’histoire, la cible unique d’un milieu musical
entièrement recomposé autour de lui5.

Une pratique extensive...


L’enquête du DEP établit que la pratique amateur, définie
8 de façon lâche par le fait de jouer ou de chanter, quelles
qu’en soient la forme et la fréquence, est largement
répandue. Elle concerne un tiers des Français de 15 ans et
plus, qui l’ont fait un moment dans leur vie6. Réalité, à la
fois massive, par la population qu’elle touche, et diffuse, par
l’extrême diversité des pratiques, allant de l’abandon rapide
à une implication très intense et suivie tout au long de la vie
— c’est une spécificité de la musique, par rapport à d’autres
activités artistiques : si on résiste à la tentation
d’abandonner à l’adolescence, on lui reste longtemps fidèle
(un tiers des musiciens en activité ont plus de 25 ans de
pratique) — en passant par des pratiques plus ou moins
sporadiques.
9 Elle donne aussi les variables de base, déjà connues par les
enquêtes sur les pratiques culturelles et sur l’enseignement
musical7, qui déterminent la pratique musicale (origines
sociales, sexe, débuts musicaux, présence de la musique
dans la famille : la musique est un art mimétique), et les
variables-clés, intermédiaires, de la réalisation d’une
« carrière » de musicien (amateur ou non), c’est-à-dire à la
fois fortement déterminées et fortement déterminantes
(l’instrument, l’institution, le répertoire, les ambitions).
Enfin, elle montre certains paradoxes de la pratique, en
particulier sur les goûts, peu influencés par elle (du moins si
on les mesure à travers un classement de préférences), et les
pratiques culturelles, qui semblent plus liées à un milieu lui-
même favorable à la pratique amateur qu’à la pratique elle-
même : plus de la moitié des musiciens amateurs en activité
ne sont pas allés du tout au concert dans l’année écoulée.
Les deux démarches restent autonomes.
10 Une caractéristique forte de la pratique amateur est d’être
une activité très liée à l’âge : il y a trois fois plus d’amateurs
actifs entre 15 et 19 ans que chez les plus de 35 ans (21 %
contre 8 %). Le caractère mimétique de la pratique musicale
se retrouve d’ailleurs dans le deuxième temps fort de l’accès
à la musique, après celui de l’enfance, sous la pression
bienveillante mais ferme des parents : l’adolescence, mais il
y joue à l’inverse, à travers l’opposition collective aux
adultes, sur des instruments liés au rock (guitare et
percussion), surtout pratiqués hors des institutions8.
11 Reste que cette adhésion massive d’une classe d’âge à la
musique ne doit pas cacher la grande diversité des
pratiques. La chorale, en particulier, attire de plus en plus
de débutants adultes9 : les ensembles vocaux sont devenus
le lieu où réaliser une pratique musicale qu’on a regretté ne
pas avoir eue dans la jeunesse. À l’inverse, au-delà de
l’image plaisante des harmonies-fanfares, des groupes rock
et des chorales de tous formats, il faut avoir en tête que pour
plus de la moitié des amateurs, jouer signifie déchiffrer seul
chez soi au piano ses morceaux favoris. Et il reste difficile de
quantifier une pratique très variable selon les instruments,
mais réglée de façon inégale par les cours, les pratiques
collectives, les réunions de la chorale ou de l’orchestre -
tandis que, pour 45 % des guitaristes, « on joue quand on
veut ».

Figures de l’amateur
12 Le projet de mon enquête ethnographique sur les amateurs
est de revenir sur le sens de leur amour de la musique,
d’abord à travers les récits des amateurs eux-mêmes, mais
aussi et surtout à travers l’analyse ethnologique de leurs
pratiques. Cet amour me semble en effet très différent de
l’effet de classement qu’une liste de compositeurs provoque,
exercice sur lequel les amateurs ne se différencient au
contraire guère des autres.
13 Observer, analyser les amateurs, c’est revenir sur le sens de
la pratique musicale, rééquilibrer une histoire qui s’est trop
exclusivement centrée sur l’œuvre, d’un côté, ou sur les
déterminations sociales, de l’autre. Jouer, écouter, aimer la
musique, cela passe par un certain nombre de façons de
faire, inventives et variées, que les amateurs savent fort bien
décrire, et par un grand nombre de supports et de
dispositifs (concerts, médias, groupes, jeu individuel...) qui
font système et se redéfinissent les uns les autres.
14 Ceci suppose de se centrer non pas sur la musique écoutée
(l’œuvre, le genre, le compositeur), ce qui entraîne toujours
le risque de la célébration complice, voire un peu
complaisante, la tentation de dérouler (et de redoubler sous
prétexte de l’analyser) la liturgie du fan heureux de dire sa
propre émotion à d’autres fans, mais s’émerveillant surtout
de lui-même à travers ce qu’il aime; mais plutôt de se
focaliser sur l’écoute elle-même comme pratique, avec ses
moments, ses outils, ses dispositions et ses effets affectifs,
ses manies et ses lassitudes; il n’est pas besoin pour cela de
faire de la psychologie, au contraire, le but n’est pas de
lâcher l’objet pour le sujet, mais de retrouver dans le
rapport réel aux œuvres par l’écoute, en situation, des
propriétés de la musique que la focalisation exclusive sur la
musique « elle-même » (ou inversement l’auto-
introspection du sujet de goût) tendent à masquer, ou à
laisser dans l’ombre, au titre de ces petits événements
quotidiens, insignifiants, que chacun croit propres à lui
alors qu’ils sont on ne peut plus communs ; non pas tant
partir du sujet récepteur pour l’opposer à l’objet perçu,
donc, que partir de la relation ordinaire de l’écoute pour
rééquilibrer l’analyse musicale en en refaisant un rapport.
15 D’où le décalage vers la définition plus large de l’amateur
comme « usager de la musique » : elle ne préjuge pas du
caractère plus ou moins véritablement « amateur » de telle
ou telle forme de relation à la musique, et laisse ouvertes les
multiples combinaisons que savent produire les amateurs
pour configurer leur plaisir — il faut y inclure la passion
discomaniaque au même titre que celle du jeu collectif ou
que le déchiffrage solitaire, il faut articuler l’usage fait des
médias, des partitions, des disques et des concerts à celui de
la pratique d’un instrument et du chant, et non les opposer :
ils s’appuient les uns sur les autres, et, surtout, ne peuvent
se comprendre les uns sans les autres, comme le montrent
ces extraits d’entretiens.
[F, 28 ans, classique, piano; quartier et appartement
bourgeois, chaîne hi-fi sans plus, disques et CD sans plus
non plus ; très réservée, tout va de soi, ne voit pas l’objet de
mon enquête; beaucoup de partitions classiques].
« J’ai commencé le piano à sept ans, un peu avant même,
j’ai fait de la musique avec ma mère et mon grand frère.
Mon frère faisait du violon avec le mari de mon professeur
de piano. Je prends encore des cours, mais plus
régulièrement. J’ai joué à ses auditions de fin d’année, des
années après avoir fini l’X [Polytechnique] ; la dernière fois,
j’avais même joué la Sonate en si mineur [sous-entendu de
Liszt, bien sûr], c’était un peu limite.
Ce que j’aime, c’est Fauré, Chopin, Schumann, le grand
piano, quoi. J’ai fait beaucoup de Ravel, aussi. Et de la
musique de chambre, avec des amis, autour de mon prof,
des frères et sœurs d’élèves de piano, etc. On a fait le
quatuor avec piano de Mozart, on a travaillé aussi celui de
Brahms à l’X, je me souviens. Si, en moderne, j’ai joué un
Stockhausen, c’était pas mal... »

16 [H, 37 ans, jovial, dirige une harmonie, clarinette; il a une


collection d’instruments à vent, et énormément de disques,
tous genres et tous styles],
« Ça finit toujours par merder, les groupes : y’en a qui
veulent faire du jazz, ou travailler plus, mais nous on fait ça
pour se marrer. On arrive à un très bon niveau, à faire plein
de trucs, mais s’il faut tout répéter des heures, ça ne sert à
rien. Ça ne dépend pas tellement des compositeurs, certains
morceaux, personne n’accroche à jouer, même s’ils sont très
beaux. Si dès qu’on perd une note, on ne peut pas se
retrouver, ça n’ira pas. Sinon, que ce soit du Bach ou une
habañera, ça marche. Mais une bossa-nova, on va se planter.
Moi, je fais les transcriptions, faut tout le temps changer en
fonction de qui vient. On est deux clarinettes, des bugles, un
trombone, et trois saxos, mais personne ne vient chaque
fois... On fait du Schubert, les mouvements lents (enfin
j’exagère, on fait aussi des allegros !), on a fait un truc de
Poulenc, très rigolo. Quoi encore ? Tout ce que les gusses
amènent, on fait l’Art de la fugue, enfin des extraits, un truc
brésilien : on fait beaucoup de sardanes et de pasos, des
trucs sud-américains, etc. Mais on fait aussi des trucs, des
chorals de Brahms, un Enesco, une fois, des trucs que
personne ne connaît !
Les gens, ça tourne, mais pas tellement, en fait, c’est des
amis, on se connaît depuis longtemps, et puis il y en a un qui
part, ou la nana d’un mec qui vient (je dis ça, mais il n’y en a
pas beaucoup, de nanas, et encore moins sans le mec avec !),
et ça bouge comme ça. On faisait plus de jazz avant, je me
rappelle, Ellington, on s’est tapé une transcription de « Take
the A train », ou du Monk, mais plutôt du jazz classique. On
est un peu limite pour l’improvisation, ça limite pour le jazz.
Non, on ne fait pas de rock, avec nos instruments, de toute
façon, et puis personne n’aime ça, une fanfare, ça n’est pas
fait pour ça. Je dis fanfare pour rigoler, c’est une petite
harmonie, en fait.
Oui, bien sûr, on va au troquet après, souvent, mais c’est
surtout les sorties, les concerts en kiosque au printemps, les
accompagnements de fêtes, où on a l’impression de faire
quelque chose ensemble, et où on déconne ensemble après,
en général. Ça compte, c’est notre troisième mi-temps à
nous. »
17 [H, 36 ans, universitaire, type mélomane éclairé, énorme
collection de disques et CD, écoute beaucoup, pas mal de
concerts (sans plus)].
« J’ai fait beaucoup de musique, du piano, puis un peu tous
les instruments, pour déchiffrer, surtout quand on s’est mis
au baroque. Mais j’avais fait aussi de la clarinette et du
saxo... Mais je ne suis pas bon techniquement, ce n’est pas
jouer pour jouer qui m’intéresse, c’est la musique, c’est
plutôt un moyen pour en connaître plus. Oui, j’ai été dans
une chorale, les grosses chorales catholiques à cent choristes
(dont cinq ténors...), mais ça faisait déchiffrer tout un
répertoire que le disque croit redécouvrir maintenant, de La
Rue, Van Guizeghem, on ne chantait pas que du Palestrina!
J’écoute beaucoup de disques, et puis France Musique, et
Radio Classique quand c’est chiant sur France Musique,
c’est-à-dire souvent. Je travaille souvent chez moi, alors ça
dépend, il y a des jours où je ne supporterais pas d’écouter
de la musique en même temps, d’autres où j’enchaîne toutes
les cantates de Bach... »

18 [F, 47 ans, piano, chant, milieu intellectuel, beaucoup de


disques].
« Je joue très mal, je déchiffre surtout. Le chant, c’est
récent, j’ai eu un prof extra, je ne sais pas si je continuerai, je
change de prof tous les deux ans. Non, c’est pour Fauré ou
Brahms autant que pour le baroque, elle n’aimait pas
tellement d’ailleurs, quoiqu’elle m’ait fait travailler du
Rameau. J’ai surtout dévoré toute la musique que j’ai pu, on
a joué tout Bach [ ?] avec des amis.
Moi, c’est un besoin, une drogue, je suis très nerveuse,
j’arrête tout et j’écoute un disque, ou je joue, ou je chante, je
m’allonge et je ferme les yeux, ça m’aide à vivre, c’est
tellement beau la musique, aussi. Je vais énormément au
concert, aussi, des fois avec mon mari, mais souvent seule
ou avec des amis qui déchiffrent avec moi, c’est un petit
milieu, j’ai des places gratuites. »
19 [H, 39 ans, rock, employé].
« Je suis un peu déviant, en fait, j’ai un goût classique pour
le rock, je dirais ! Alors je suis rejeté des deux côtés, quoi !
J’aime beaucoup la musique rock, mais pour la musique,
pour moi les critères de qualité sont essentiels, il y a plein de
mauvais rock (sans compter le rap), il faut le dire, et ce n’est
pas “indies’V’pas indies” [indépendants], ou pas seulement :
il y a des indépendants nuls, et lycée de Versailles. En
revanche, j’aime les bons dans tous les styles, c’est peut-être
ce que je voulais dire en disant que je suis classique, je n’ai
rien à foutre d’être hard ou progressive, ou d’avoir tel ou tel
look, regarde, je suis habillé comme tout le monde, bon j’ai
39 ans, aussi, mais même. Avant, j’ai beaucoup aimé, à part
les Stones, qui sont le top pour moi, les courants intellos,
genre Mothers of invention, mais je dirais plus ça
maintenant, il y a du génial aussi bien dans les Floyd ou
Supertramp, il faut chercher, que dans de petits groupes
allemands branchés. Je crois que j’ai presque tous les
disques intéressants parus entre 1950 et 1980, moins
après...
Mais je ne vais plus guère au concert, les vieux ça fait
anciens combattants, et ils ne sont jamais aussi bons que
dans le temps (ça, ça fait encore plus ancien combattant,
mais c’est un peu ça que je suis !), et les jeunes, je ne les suis
plus assez, et les mecs dans la salle me font chier. »

20 [H, 54 ans, amateur lyrique, cadre supérieur relations


humaines; il a une superbe collection de disques noirs, style
cires Pathé ou Decca de la grande époque, et beaucoup de
CD aussi, en fait].
« J’ai absolument tout, tout de la Callas, mais on pense la
Callas parce que tout le monde la connaît, j’ai bien d’autres
idoles ! J’aimais bien les voix de l’Entre-deux-guerres, vous
voyez, l’émission de Goraïeb. Je n’ai jamais chanté moi-
même, non, j’ai fait deux-trois ans de piano, bien plus que ça
en fait, mais ça ne m’intéresse pas, ça n’a rien à voir. Moi je
ferais n’importe quoi pour écouter un bon Werther, on
n’arrive plus, la Bastille je trouve ça bien trop cher, et snob,
ce n’est pas l’opéra [ !]. Quoique ça revienne, Massenet et
tout ça, le vrai lyrique. J’aime beaucoup l’opéra italien, bien
sûr, mais plus Lucia que Verdi, vous voyez. Je fais des
voyages pour ça, en Angleterre surtout, c’est là qu’il y a les
vrais mélomanes, à Vienne des fois. Mozart, c’est génial
aussi... »

21 [H, 42 ans, jazz, saxo; il a une énorme collection de disques,


presque tous de jazz, il va assez peu au concert (« j’y allais
plus avant »), il a des revues et des livres sur le jazz; origine
classe moyenne, employé].
« Je me suis matelassé un studio dans la cave. Je ne
supporte pas de gêner quand je travaille. J’ai commencé
tard, très tard, à 35 ans, mais on avait toujours écouté du
jazz dans ma famille, mon père gratte un peu [joue de la
guitare, NdT...], il avait plein de disques. Mais ça me scie, les
classiques qui ont toutes les notes tout de suite. Moi, je dois
beaucoup bosser, j’ai du mal avec les harmonies, l’oreille
même [à lire au second degré : il est de très bon niveau, mais
il idéalise ce qu’il n’a pas, de façon inverse des classiques
pour la faculté à improviser...].
Je joue avec plusieurs formations, dont un groupe de cinq
amis, mais il y a beaucoup de tensions, d’exigence ; de façon
générale, je suis très exigeant... »

Les cérémonies du plaisir


22 Il me semble qu’avec l’apparition de ces figures de
l’amateur, c’est, à côté de deux relations « orthodoxes » à la
musique (la musique comme œuvre d’art à admirer, la
musique comme pratique collective constituant l’identité
d’un groupe), une troisième relation qui se dégage, à la fois
plus locale et personnelle, et plus étroitement liée à l’usage
concret qu’on a des divers moyens de la musique : c’est la
musique comme cérémonie du plaisir, série de petites
habitudes et de façons de faire en situation, chacun selon
ses préférences, ensemble de routines, d’arrangements et de
surprises. Plutôt cuisinier ou gourmet, fêtard ou mondain,
jouisseur ou rigoriste, c’est l’amateur qui, chaque fois, dans
une certaine mesure, compose sa musique, comme d’autres
leur menu.
23 Les séparations ne sont pas là où on les attend : il y a une
grande variété de formes d’amateurisme, selon les milieux,
les genres, les âges, les enjeux placés dans la musique. En
revanche, loin de s’opposer, la pratique d’un instrument ou
du chant, l’écoute des disques et de la radio, la fréquentation
des concerts, s’articulent de diverses façons, selon le type
d’amateurisme recherché : c’est cette diversité qui doit
permettre de dégager une typologie des formes de l’amour
de la musique aujourd’hui, bien peu interrogées. Typologie
moins centrée sur les répertoires que sur les pratiques, les
supports et les dispositifs mis en œuvre par ces « usagers de
la musique », allant de l’instrumentiste exclusif à l’auditeur
exclusif de la radio (deux figures limites, qui n’existent pas),
en passant par toutes sortes de combinaisons, inattendues
et fécondes. C’est sur cet aspect que je voulais insister, à
travers des extraits d’entretiens donnant une idée, encore
très intuitive, de la richesse de ces pratiques du goût :
l’indiscipline de l’amateur, l’hétérodoxie de ses façons de
faire, ce curieux mélange de précision et d’invention qui lui
fait définir peu à peu l’ensemble des pratiques à travers
lesquelles il prend du plaisir à la musique.
24 Enfin, la musique même est une frontière trop étanche : il
est clair que, selon les cas, elle dessine en effet les contours
exacts d’une pratique isolée des autres, ou au contraire il est
indispensable de la « reconfigurer » au sein d’un ensemble
plus vaste, allant des sorties entre copains, des parties et de
l’écoute partagée des mêmes musiques, à un ensemble
d’éléments culturels fortement intégrés : typiquement, pour
les « jeunes » (catégorie manifestement non liée au seul
âge), ce continuum va de l’habillement et des chaussures
aux BD, à la nourriture, au basket et aux idoles noires-
américaines, en passant par le langage et la « dégaine », et il
inclut les façons de manger et la pratique intense de la vidéo
et des jeux électroniques ; mais il en va de même, de façon
inégale, pour certains genres plus classiques ou plus mûrs,
comme la musique contemporaine, le jazz ou le lyrique :
non pas seulement au sens où une sociologie externe
repérerait les traits communs des membres d’un groupe
différencié, mais au sens où les « membres » eux-mêmes
construisent et leur identité et leur goût à travers une série
de pratiques communes.
25 Il ne faut pas appeler rites ces pratiques, ce qui les
« socialise » trop vite, il ne s’agit pas non plus des seuls
supports utilisés, ce qui les « matérialise » trop vite, il s’agit
du continuum qui va justement des corps et du goût au sens
le plus physique du terme, aux répertoires et aux dispositifs
les plus matérialisés, en passant par les formes
linguistiques, les modes d’appréciation, et les formes du
déroulement de la pratique : les lieux et les moments sont
essentiels. Au-delà de l’entretien où, sous contrainte de
l’exigence de justification portée par l’intervieweur, un
amateur parle de ses pratiques, il s’agit de reconstruire des
séquences d’action, de mesurer les gestes, l’usage des
instruments et des objets, les formes de comportement
individuel et collectif engagés dans la pratique qui satisfait
l’amateur.

Une autre sociologie du goût ?


26 L’une des hypothèses faite est qu’il est possible et nécessaire
de « libérer » en partie le discours sur le goût, le plaisir et
l’amour de l’amateur, de la chape de plomb sous laquelle la
sociologie du goût l’a écrasé en dénonçant ces émotions
comme illusion, habillement d’un jeu social ignoré des
acteurs. Il ne s’agit pas ici de critiquer cette forme de
sociologie, qui porte sa part de vérité, mais les effets
dévastateurs de sa vulgarisation, qui déterminent l’accueil
fait au sociologue : l’amateur se sent tout de suite coupable,
soupçonné, il a honte de son plaisir, il décode et anticipe le
sens de ce qu’il dit, il s’excuse d’une pratique trop élitiste, il
sur assume le caractère rituel de ses sorties rock ou de son
amour pour l’opéra. Pis, il ne parle plus des objets, des
gestes, des sentiments qu’il éprouve, des incertitudes qui
font tout le charme de la difficile carrière de l’aficionado, il
se range lui-même dans les cases qu’il suppose qu’on lui
tend.
27 À travers l’enquête, mon pari est qu’on peut trouver chez les
amateurs des formes d’écoute, collectives (je veux dire non
pas partagées physiquement, mais identiques entre classes
de sujets), assez stables et repérables, très différentes de ce
qui a pu se passer dans les époques antérieures, et nous
permettant de cerner ce que peuvent recouvrir les espaces
modernes de l’écoute musicale. Quand on dit qu’on
n’entend plus avec l’oreille d’antan les musiques d’antan,
cela paraît toujours ou trop psycho-physiologique, ou trop
social : non, entre les deux, la différence n’est ni dans une
modification intérieure de la psychologie des profondeurs,
ni dans celle des grands cadres sociaux de la signification
musicale, elle est dans la série des moyens et moments
nouveaux de l’écoute : c’est la transformation radicale de
tous ses intermédiaires matériels qui a véritablement créé
l’espace musical de notre écoute actuelle - ce que j’appelle la
production de l’amateur.
28 Mais il faut alors comprendre ces espaces musicaux de
l’écoute non pas seulement comme des espaces physiques,
externes à l’écouteur (même si c’est de ces éléments
matérialisés de la musique qu’il faut partir, les salles de
concert, les réseaux des médias, les catalogues de disques,
les programmes des radios, les bacs des magasins, etc.),
mais comme des espaces internes, reconstruits par
l’amateur et dans lesquels il se déplace mentalement
lorsqu’il choisit un titre, achète un enregistrement, a envie
de telle ou telle interprétation, ouvre et referme sa radio,
tapote son piano, etc. Le jugement lui-même, sur les œuvres
et sur la musique, appartient à l’espace en question et est
fortement tributaire de ses jalons : le « goût » socialement
déterminé me paraît l’être en effet, beaucoup moins
directement par l’appartenance à une classe sociale,
qu’indirectement à travers tous les moyens différentiels
d’accès à la musique dont je dispose ou dont je ne dispose
pas, et avec lesquels je me fais mon petit domaine musical.
Avant de constater que le Clavecin bien tempéré est écouté
par les cadres et le Beau Danube bleu par les petits
bourgeois et les instituteurs, comme si ces œuvres étaient
« déjà là », disponibles comme dans les rayons d’un vaste
supermarché imaginaire de la musique face à une différence
des goûts elle aussi « déjà là », entièrement surdéterminée
par le social, il faut reconstituer le chemin qui fait qu’on est
amené à rencontrer et à intégrer des musiques dans son
espace musical, à leur prêter l’oreille, à les faire
naturellement siennes. Au-delà du cas de la musique,
exemplaire mais non exclusif, l’objectif de ma recherche,
dont je ne fais ici que suggérer les enjeux, est bien de
redonner à la sociologie du goût une chance de ne pas
enterrer son objet avant de l’avoir seulement aperçu.

Notes
1. 22 % d’instrumentistes amateurs chez les 35-44 ans, 40 % chez les
15-19 ans : cf. Développement culturel (107), juin 1995.
2. Enquête du Département des Études et de la Prospective du
ministère de la Culture sur les « activités artistiques pratiquées pendant
les loisirs », dirigée par O. DONNAT.
3. Il est rare d’entendre défendre le point de vue, ou d ouïe, de
l’auditeur, comme dans ce beau texte de Nicolo PASQUALI : « Observons
une partie de la fugue de M. Haendel... ; du fait de la trop grande
proximité des parties, l’oreille confondra les passages d’une voix avec
ceux d’une autre, et réduira l’effet de quatre parties à celui de deux. La
musique est à ce point enchevêtrée qu’elle produit souvent l’effet d’une
simple basse continue. Nombre de maîtres de musique n’ont jamais
songé à ce défaut parce que, lorsqu'ils jouent, ils regardent
généralement sur le livre, et leur imagination supplée aux insuffisances
de l’exécution. Mais il n’en va pas ainsi de la personne non instruite qui
l’entend à distance, car une telle personne ne peut écouter que l’effet, et
lorsque celui-ci est défectueux, elle y trouve déplaisir plutôt que
divertissement », in l’Art de doigté au clavecin, Edimbourg, c. 1765.
4. Pierre BOURDIEU, La Distinction, Paris, Minuit, 1979.
5. Cf. Antoine HENNION, « L’amateur, la technique et le marché : de
quelques saintes horreurs du musicien classique », in Marsyas (29),
mars 1994, p. 9-12.
6. 26 % ont joué d’un instrument, 13 % ont été dans une chorale (le
total est supérieur à 33 %, 7 % ayant fait les deux).
7. V. par exemple Denis COGNEAU, Olivier DONNAT, les Pratiques
culturelles des Français, 1973-1989, Paris, La Découverte/La
Documentation française, 1990, et Antoine HENNION & al., Les
Conservatoires et leurs élèves, Paris, La Documentation française,
1983.
8. Parmi les guitaristes, par exemple, les plus nombreux à avoir appris
la musique « sans aucune aide » ou avec des amis, 61 % savent le
solfège, contre 85 % pour les autres instrumentistes — et 51 % pour les
chanteurs...
9. Si seulement 11 % des musiciens ont démarré après 24 ans, c’est le
cas pour 42 % des chanteurs.

Auteur

Antoine Hennion
Du même auteur

Sociologie des agencements


marchands, Presses des Mines,
2013
Le vin et l’environnement,
Presses des Mines, 2011
Le Design : l’objet dans l’usage,
Presses des Mines, 1996
Tous les textes
© Presses universitaires de Rennes, 1996

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Référence électronique du chapitre


HENNION, Antoine. 1. L’amour de la musique aujourd’hui. Une
recherche en cours sur les figures de l’amateur In : Musique et
politique : Les répertoires de l'identité [en ligne]. Rennes : Presses
universitaires de Rennes, 1996 (généré le 28 novembre 2019).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/24567>.
ISBN : 9782753539204. DOI : 10.4000/books.pur.24567.

Référence électronique du livre


DARRÉ, Alain (dir.). Musique et politique : Les répertoires de
l'identité. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de
Rennes, 1996 (généré le 28 novembre 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/24557>. ISBN : 9782753539204.
DOI : 10.4000/books.pur.24557.
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Musique et politique

Les répertoires de l'identité

Ce chapitre est cité par

Looseley, David. (2006) Antoine Hennion and the sociology of


music. International Journal of Cultural Policy, 12. DOI:
10.1080/10286630601020611

Ce livre est cité par

(2006) Art et contestation. DOI: 10.4000/books.pur.12475


Street, John. (2007) Breaking the Silence: Music's Role in
Political Thought and Action. Critical Review of International
Social and Political Philosophy, 10. DOI:
10.1080/13698230701400296
Looseley, David. (2000) Facing the music: French cultural policy
from a British perspective. International Journal of Cultural
Policy, 7. DOI: 10.1080/10286630009358136

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