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BLANCHOT
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(1986-1988)
au sujet de
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CORRESPONDANCE D. MASCOLO-M. BLANCHOT
[R. Antelme a publié en 1947le récit de sa déportation, L'Espèce humaine (aujourd'hui dis-
ponible chez Gallimard). C'est son unique livre. Un livre, pour beaucoup de ceux qui l'ont lu,
essentiel. Essentiel a fortiori pour ceux de ses amis dont la pensée s'en est trouvée nourrie,
transformée (voir à ce sujet Robert Antelme. Textes indédits sur L'Espèce humaine. Essais et
témoignages. Sous la direction de D. Dobbels. Gallimard, 1996).
En 1986, Dionys Mascolo a retrouvé une lettre que Robert Antelme lui avait écrite aussitôt
rentré de Dachau, avant donc qu'il écrivît L'Espèce humaine. Une lettre entre temps oubliée.
Il la publiera assortie d'un long commentaire sous le titre Autour d'un effort de mémoire. Sur
une lettre de Robert Ante/me (Éditions Maurice Nadeau, 1988).
L'échange des lettres entre lui et Maurice Blanchot que nous reproduisons ici témoigne des
problèmes que lui a posés l'édition de cette lettre, problèmes d'autant plus grands que, si
R. Antelme était alors vivant, la maladie qui l'avait frappé en 1983 ne lui permettait plus de
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C'était la première fois que Robert écrivait quelque chose, écrivait depuis
son arrestation, plus d'un an auparavant. Et il écrivait ainsi plusieurs mois avant
de commencer la rédaction de son livre.
Cette lettre presque oubliée, je l'avais moi-même relue au début de 85, alors
que Marguerite travaillait à La Douleur, et qu'elle m'avait dit qu'elle aurait à me
demander certaines précisions pouvant compléter ses souvenirs. Avec d'autres
documents (certains officiels, comme ceux du « Internationale Hiiftlings
Komitee »de Dachau) que je tenais à sa disposition, je pouvais lui remettre cette
lettre, dont elle aurait pu faire état, lorsque j'ai reçu le livre publié en hâte. Elle
avait oublié sa demande, et l'amitié qui l'aurait contrainte à plus d'exactitude.
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Peut-être, si vous voulez bien me dire votre sentiment, pouvez-vous ne pas
prendre la peine, le temps, de m'écrire. Mon téléphone, vous l'avez[ ... ]. Je ne
serai à Paris qu'à partir de mercredi prochain.
Monique à qui j'ai donné à lire la lettre de Robert vous aura dit sans doute
l'intention que j'avais de vous demander conseil. Pardon encore.
[sans date]
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Parler m'est difficile. Écrire aussi, naturellement, mais laisse des traces qui
tout en s'effaçant demeurent.
Pour les lettres, vous connaissez ma morale personnelle qui ne s'applique qu'à
moi (non par orgueil, mais par souci d'échapper à la biographie), et encore, je la
corrige sans illusion : quidquid latet apparepit. Rien ne doit, rien ne restera caché.
Lisant la lettre (peut-on dire que c'est une lettre ? je ne le crois pas), il me
semble impossible de la laisser se perdre dans le silence de l'oubli. Vous savez
que Monique vient de la lire à Robert et même de la lui faire lire (il a parfaite-
ment lu des mots qu'elle ne déchiffrait pas). Sa réaction: «mais c'est admi-
rable ». D'une certaine façon, il me semble être dans la situation qu'il décrit
dans la lettre:« Je ne sais pas ce que l'on dit et ce que l'on ne dit pas». Ce qui
donne courage, c'est qu'il n'est pas indifférent, comme il l'est trop souvent, ne
s'intéressant à rien et surtout ne voulant plus s'intéresser- sauf, dit-il, à la visite
de certains amis.
Évoquant la possible publication de cette lettre, Monique a cependant
recueilli cette réponse« normale»:« C'est tout de même très personnel».
Ça l'est. Mais en même temps, on peut en douter. La lettre vous est certes
adressée -la première lettre, après une destruction de l'écriture. Mais elle répond
aussi à la nécessité absolue de marquer la limite entre le silence et la parole, entre
la parole qui ne demeure pas et l'inscription qui interdit l'évanouissement.
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Il est manifeste que Robert, au sortir de la mort, dans cet entre-deux entre
vie et mort où il sent qu'il va redevenir un individu ferme et formé, veut laisser
un témoignage sur cet état d'indétermination qui est encore le sien, mais dont
il sait qu'illui échappe et qu'il s'en échappe.
Il n'est pas encore quelqu'un comme les autres, comme tous ceux pour qui
vivre est naturel (mais vivre, est-ce naturel?) D'où sa remarque: la formation
d'un homme, c'est quelque chose d'anormal(« morbide», dit-il). Ainsi pour-
rait-on dire que Dieu en formant l'homme dont il ne sait s'il est mâle ou
femelle, a eu ce malaise, ce sentiment d'étrangeté : formant celui qui à jamais
lui échappait. Robert a pu former des mots qui étaient des mots sans âge, qui se
dérobaient au temps, à la vieillesse: jeunes, momentanément, pour toujours.
Pouvons-nous laisser se perdre cela ? Ce serait tenir compte de scrupules que R.
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DIONYS MASCOLO AMAURICE BLANCHOT
[mai 1987]
Ce mot pour vous dire que vous recevrez dans les prochains jours ce que
j'ai finalement retenu de ce que j'ai essayé d'écrire sur Robert, sur sa lettre et ce
qui l'entoure (une amie, chez Gallimard, doit en faire la photocopie).
Je veux vous dire- mais vous le savez, le devinez assez, rien qu'au temps
écoulé, un an déjà- que les difficultés que j'ai rencontrées ont été terribles. Le
mot n'est pas trop fort. Je me suis interrompu vingt fois, vingt fois ai failli aban-
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Cela, notamment, parce qu'il devient presque de mode de noyer le nazisme
(antisémitisme, camps de concentration, holocauste) dans la fatalité moderne
d'un vague« totalitarisme». D'après Edgar Morin, beaucoup d'anciens com-
munistes autour de lui parlent ainsi (lui-même me disait parfois être agacé du
sort unique fait à « Auschwitz »). Et, ici encore, notre amie Marguerite aura
donné le ton lorsque, à Pivot, il lui arriva de se comparer au malheureux
Brasillach, elle-même n'étant pas moins coupable que lui, à l'entendre, pour
avoir été inscrite au P.C.
Je soumets ce texte tel qu'il est à quelques uns des plus proches amis de
Robert, qui ont lu la lettre, à qui je pose à peu près les mêmes questions qu'à
vous. Ce qui importe : que la figure de Robert, et son message, soient restitués,
s'il est possible, au plus près de leur authenticité.
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MAURICE BLANCHOT A DIONYS MASCOLO
Le 25 mai [1987]
Cette lettre pour vous dire pourquoi je ne vous réponds pas vraiment : à
cause de l'état de mes yeux enflammés qui voient sans voir (d'autant moins que
le texte est sans interlignes -je vais essayer de le faire « retaper »).
Mais, enfin, ne croyez pas à une dérobade. Je me suis rendu compte de
l'ensemble, et il m'a bouleversé (terme trop banal). Quelque chose d'inouï a
été dit, tout à fait à la hauteur de la lettre de Robert (peut-être comme titre R.
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Vous savez mieux que moi combien R. souffre lorsqu'on parle de lui.
Pourtant il a écrit des livres: mais c'est qu'il est dans l'espèce humaine et non
pas Robert A qui a épousé Marg. (mais ce mariage est maintenant public).
Robert, alors « vivant » a été malade de ce que Marg. a écrit de son état dans la
revue « Les Femmes ».Évidemment, ce que vous dites de son état actuel, même
avec un tact et une justesse extrêmes, cela relève vraiment de la vie privée.
D'autre part, pardonnez-moi de le dire sans précautions, il ne faudrait pas que
ce texte ressemble à un éloge funèbre. Il est vrai que nous ne sommes plus
vivants depuis qu'il est malade.
Merci, cher Dionys pour ce texte merveilleux (voilà une banalité), mais si
ma vue s'améliore nous pourrons encore nous écrire. De tout cœur, je vous
embrasse et encore et encore.
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Le 4 juin [1987]
Je voulais vous écrire encore sur divers points, mais je sors de la nuit- en
suis-je sorti ? -presque privé de la vue et de l'audition. J'appartiens donc à
peine à l'humanité. Apartir de cet état, je vous parle avec une amitié imparfaite.
Mais il m'est impossible de ne pas vous dire que je ne suis pas d'accord avec
votre phrase : « L'ordre S.S. est un accomplissement de la raison. » Très gros-
sièrement exprimé, je tiens que la national-socialisme est d'abord issu et fondé
sur des mythes anciens : le mythe du sang, le mythe du sol, le mythe de la race
et de l' aryanisation pure, enfin le mythe de la Germanie où se réincarne non
pas la Grèce historique qui précisément a réélaboré ce que les Romains ont
appelé la ratio {très critiquable, mais ne rejetant pas le doute). Assurément,
Hitler a eu besoin, non de la raison, mais de certaines formes de rationalité ;
exemple grossier, organisation des trains pour les déportations, utilisation du
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capitalisme industrie~ les chambres à gaz très difficiles à mettre au point pour
un rendement satisfaisant. Alliance donc des mythes les plus barbares avec des
rationalités.
j'ai écrit il y a quelques années, et je le soutiens encore, que les Juifs incar-
nent le rejet des mythes, le renoncement aux idoles, la reconnaissance d'un
ordre éthique qui se manifeste par le respect de la loi. Et j'ai affirmé: dans le
Juif, dans l'idéal juif, ce que Hitler veut anéantir, c'est précisément l'homme
libéré des mythes. Le rejet des mythes, c'est ce qui permet à un Rosenberg de
dire que le Juif ne forme pas un peuple, qu'il n'a pas de ]udengestalt, et donc pas
de Rassengestalt.
Certes, la loi juive va bien au-delà de la raison (au juste, quelle raison?}, elle
va au-delà de la justice, mais la justice qui ne peut être dissociée de la raison et
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5 juin [1987]
Mille fois je vous remercie de l'aide que vous m'avez apportée, très cher
Maurice, et je vous demande pardon mille fois de ce que cela a pu vous coûter.
Malgré tous mes scrupules, réellement, il m'aurait été impossible de ne pas sol-
liciter ainsi votre amitié.
Je m'efforce ici d'être bref pour ne pas vous fatiguer encore. Et d'écrire plus
lisiblement.
J'ai essayé de tenir compte de toutes vos observations.
-D'abord le titre: R.A., Une lettre, suivi du sous titre. Cela s'impose.
-Ensuite, la très belle idée (dont vous ne m'aviez pas parlé mais que Monique
a heureusement recueillie de vous) de redonner la lettre de Robert à la fin.
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- Pour ce qui est de Robert comme notre « héros » - qui était équivoque
par brièveté- j'ai précisé mon souvenir : il était alors, profondément, notre ins-
pirateur.
-J'ai enfin entièrement repris tout le passage qui touche au rôle de la rai-
son dans le nazisme, tout d'abord affirmé beaucoup trop grossièrement en
effet. Il n'en subsiste que cette pensée, soutenable je crois : que les mythes
anciens, auxquels vous renvoyez, s'ils sont toujours à l'œuvre, le sont sous
de tout autres formes pour avoir été, aux temps modernes conceptualisés- et
rendu ainsi, d'ailleurs, bien plus dangereux,« présentables» qu'ils deviennent
alors. Ainsi le racisme « scientifique » des anthropologues, etc. Ce qui finit
pas construire la déraison de la raison même. Je crois que vous pourrez
admettre cela.
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Cruel- Le plus cruel, Maurice, et que je n'ai osé dire jusqu'ici qu'à Solange,
pour dire au plus juste où me paraît en être Robert depuis des mois, c'est ceci,
à peine dicible, que je n'avais fait d'abord que noter pour moi seul, que je veux
dire à vous aujourd'hui : Robert pense qu'il devrait désirer mourir. Il ne le
désire pas. Et il en a une sorte de honte obscure. De là ce que son silence semble
avoir parfois de voulu, et qu'il ne l'est pas. De là aussi qu'il aime qu'on le fasse
rire- qui l'innocente. C'est dans ce rire qu'il est le plus présent.
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Gardez-vous, très cher Maurice. Prenez soin de vous. Au-delà de toute
l'admiration, au-delà de toute la gratitude dont s'entoure la pensée que nous
avons de vous, vous êtes ce que nous avons de plus précieux, dans un monde
raréfié.
Je vous embrasse.
10 juin 1987
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Merci pour votre exquise amitié. C'est un des grands biens que m'a appor-
tés la vie. Jamais de vous ne m'est venu qu'accord affectueux dans le travail
commun qui pouvait prêter à controverse. Je puis dire, sans que cette compa-
raison vous choque, qu'il en a été de même dans mes rapports avec Georges
Bataille. Seulement, à diverses étapes de sa vie, j'ai assisté à son malheur sans
pouvoir être sûr de l'assister- surtout vers la fin, et contre la dureté de Diane,
je me suis dressé le plus souvent en vain. Et maintenant je vois s'étaler des
«racontars» où je ne retrouve rien de ce que j'ai vécu. Quand il ne s'agit que de
moi, je supporte tout, fût-ce ce qui m'apparaît comme le contraire de la vérité.
Quant à Robert, nous souffrons tous de ne pas assez souffrir avec lui. Il est
sûr qu'il supporte mal d'être une telle charge pour Monique. Mais il pense plus
qu'il n'apparaît- par exemple, en l'absence de Monique, il a demandé à un
jeune homme (paralysé) ce que représentaient encore pour lui et pour la jeu-
nesse les camps, les déportés et ce passé qui ne cesse de lui être présent. Il
souffre certes de l'absence de ses amis et en même temps il dit, par fierté et parce
qu'il sait qu'il n'est plus ce qu'il était, qu'il ne veut pas les voir. Nous ne saurons
jamais la profondeur de son désir ou de son non désir.
Je vous embrasse, cher Dionys. Je sais que nous avons été ensemble et que,
par conséquent, nous le serons toujours.
Maurice
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DIONYS MASCOLO AMAURICE BLANCHOT
28 juillet 1987
Encore un mot, Maurice, sur l'édition de la lettre de Robert. Elle ne sera pas
présentée comme il avait été prévu. Et puisque vous étiez pour quelque chose
dans le choix du titre proposé, je vous dois l'explication de ce changement.
il y a une quinzaine de jours, alors que nous nous quittions, Nadeau et moi,
il avait eu cette phrase finale : « Mais les représentants ne vont pas savoir sous
quel nom d'auteur présenter la chose.» (le titre était: R. A. Une Lettre, suivie
de Autour d'un effort de mémoire, par D. M.) Cette remarque anodine, modes-
tement pratique, enveloppait en réalité un doute plus grave. Je m'en suis avisé
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Nous l'avons finalement insérée ainsi, comme après une introduction donc,
en une sorte d'encart, nettement séparée du commentaire qui suit (et elle est
redonnée aux toutes dernières pages, selon votre idée).
Voilà très cher Maurice ce que je voulais vous dire. Vous voyez que j'aurai
persévéré jusqu'au bout dans l'hésitation. D'où ce rabâchage dont je vous ai,
vous, particulièrement fatigué. Mais dans le cas où j'étais, comment l'éviter?
La crainte de trahir m'a privé constamment de liberté, de jugement même.
Vous n'avez cependant, je crois, rien à craindre. Il n'y a rien dans ces chan-
gements de présentation qui réduise la portée des paroles prononcées par celui
qui nous est cher. Tout à l'inverse, elles sont ainsi épargnées de ce que la diffi-
culté (la lourdeur de mon propre texte, par l'effort qu'il demande au lecteur,
pouvait avoir, comme on m'a dit, de distrayant).
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MAURICE BLANCHOT À DIONYS MASCOLO
Cher Dionys,
Merci de m'avoir écrit. Au fond, nous le savons, il n'y a pas de bonne solu-
tion. n est très naturel et même nécessaire que votre nom vienne en premier.
Mais comment faire pour que la lettre de Robert vienne aussi en premier ? Peut-
être pourriez-vous commencer par des mots très simples : «Je vais essayer de
commenter (commenter n'est pas bon) une lettre deR. A., lettre que j'avais
oubliée peut-être pour mieux m'en souvenir et qui marque son premier retour
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