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François Cheng : « Il faut réhabiliter l’âme !

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Dans un monde impersonnel, délaisser l’âme, c’est prendre le risque de


perdre notre humanité, lance François Cheng dans son nouvel essai. Oser la
renommer pleinement, c’est faire un grand progrès. Rencontre avec un
homme spirituel.   
Propos recueillis par Christilla Pellé-Douël

Psychologies : Parler de l’âme semble désuet. On l’a souvent associée à la


religion, notamment chrétienne. Et, aujourd’hui, on pense plutôt à l’esprit ou
à l’inconscient pour nommer cette part de la vie intérieure. Quelle en est
votre définition ?
François Cheng : Ne jurer que par l’esprit est un terrible appauvrissement,
et l’idée de l’âme n’est pas une spécificité chrétienne. Elle est présente dans
toutes les traditions culturelles et dans toutes les grandes spiritualités.
Toutes font ce constat basique : notre corps est une entité animée. En lui,
quelque chose est animé, et dans le même temps, quelque chose l’anime, ce
qui renvoie à la notion d’animus-anima abordée par Jung, qu’on pourrait
associer au couple corps-âme. Pour être plus précis, en latin le mot
« âme » dérive du mot anima, qui désigne le souffle vital ; l’âme est
capable d’animer le corps par un « vouloir vivre » et un désir d’être, parce
qu’elle est reliée au principe de vie incarnée par le souffle vital, lequel est
reconnu par toutes les traditions. L’hindouisme le nomme om, la pensée
chinoise qi, la pensée grecque pneuma, le judaïsme ruah et l’islam rûh.
Vous parlez de l’inconscient : j’en profite pour dire que je reconnais
pleinement la valeur de tous les concepts apportés par la psychologie et la
psychanalyse. Ils nous aident à saisir la complexité de notre monde mental.
Mais je suis profondément persuadé que ces concepts, nombreux et
disparates, sans une référence fondamentale, risquent d’accentuer notre
désarroi d’avoir une vie intérieure divisée et fragmentée, privée d’une vision
vitale et unifiée de notre destin particulier. D’où la nécessité urgente de
réhabiliter l’âme, qui, prise dans sa compréhension la plus élevée, recouvre
l’ensemble de ces éléments.

Vous établissez une différence entre esprit et âme. Quelle est-elle ? 


François Cheng : La composition interne de notre être n’est pas de nature
duelle, corps-esprit. Elle est ternaire : corps-âme-esprit. L’esprit est
central, mais l’âme est essentielle. L’esprit est fondé sur le langage, il nous
permet de raisonner, de concevoir, de rationaliser notre existence. Il régit
le domaine du savoir et de l’organisation de la société. Il a un caractère
général. L’âme est la part la plus native, la plus intime, la plus secrète et
insondable de chaque être. Elle est en lui avant sa naissance et
l’accompagne jusqu’au bout, indivisible, c’est la marque irremplaçable de
son unicité. Terreau des désirs, de la mémoire et de l’intelligence du cœur,
elle régit le domaine de la sensibilité, des affects, de l’amour sous toutes
ses formes, de la création artistique, de la relation instinctive avec la
transcendance. J’ai avancé cette formule : « L’esprit raisonne, l’âme
résonne. » 

Pourtant, notre société juge notre valeur selon la capacité de notre esprit… 
François Cheng : Cela se comprend, dans la mesure où le travail de l’esprit
est une contribution à la société. Mais, d’un point de vue ontologique, cela
se discute. Tout le monde ne possède pas le même degré d’esprit, mais tout
le monde a une âme. C’est cette dernière qui confère à l’humain sa dignité
et, par là, sa valeur d’être. Nous avons parmi nous des handicapés
mentaux – il suffit d’un AVC pour faire basculer l’esprit le plus brillant…
Ces personnes sont-elles devenues sans valeur, voire « inutiles » ? Non.
L’âme demeure entière, garante de l’intégrité de l’être. 

Les terroristes ont-ils une âme ? 


François Cheng : Vous abordez là le problème du mal, trop complexe pour
que nous puissions l’approfondir ici. Disons que l’âme a de multiples
dimensions. Sa partie inférieure peut tomber dans l’abîme le plus terrifiant,
tandis que sa partie supérieure, surmontant souffrance et malheur, peut
s’élever jusqu’au divin. Dans la plupart des cas, l’âme de chacun aspire à la
vraie vie, illuminée par un vrai amour. Des parents dont la fille avait été
assassinée au Bataclan m’ont écrit : « Il ne nous reste d’elle que quelques
photos et des lettres, maigres traces de sa jeune âme. » J’ai
répondu : « Ces photos et ces lettres sont sa vraie vie. Rien ne peut plus
l’effacer. » En réhabilitant l’âme, on reconnaît à chacun une valeur
intrinsèque et irremplaçable. 
Vous développez une idée très démocratique : aucune âme n’est supérieure
à une autre… 
François Cheng : Je dirais cela d’une autre manière. Aucun destin, aussi
humble soit-il, animé par une âme ouverte, n’a existé pour rien, en pure
perte. Il apporte sa richesse unique à une immense expérience commune,
laquelle sera reprise autrement, vers un autre ordre d’être. Car quelque
chose est arrivé dans l’univers, la formidable aventure de la vie – la
voie – comportant ces possibilités de transformation. C’est l’unique
aventure. Il n’y en a pas d’autre, et nous en faisons partie. Au sein de cette
aventure, l’homme occupe une place particulière, parce qu’il est un être en
devenir. Un chien ou un arbre ne demandent pas à être autre chose.
L’humain, en revanche, a une aspiration infinie. Kierkegaard affirme que
« l’homme est cet être dont la chair finie est transpercée par l’épée de
l’infini ». Cela donne au destin humain une certaine grandeur, tout en le
mettant dans une angoisse inapaisable. En réalité, seule une vraie
transcendance peut répondre à la quête de l’âme humaine, au désir d’un
amour absolu qui l’habite. 

Cette transcendance est-elle accessible à tout le monde ? 


François Cheng : Oui. La beauté nous en donne une étincelle. C’est la
résonance qu’opère la beauté dans notre âme, par les créations artistiques,
la littérature, la peinture, la musique. Écoutez Schubert : il y a quelque
chose en lui qui nous dépasse et qui le dépasse lui-même. Regardez aussi
l’œuvre de Cézanne, ce dialogue avec la montagne Sainte-Victoire : c’est
grandiose. Négligeant le confort quotidien, il offre parfois l’aspect d’un
clochard. Quand il sort, les enfants lui lancent des pierres ! Van Gogh,
pareil. Mais l’œuvre qui naît est d’une splendeur sans pareille. Tout le
monde n’est pas un artiste, mais chaque âme porte en elle un chant qui le
fait communier avec l’âme universelle. L’expérience de l’amour – ce
sentiment qui tend vers l’infini – nous en donne aussi un aperçu. 
Le mystère est donc irréductible ? 
François Cheng : Oui. Et il nous faut admettre que nous en faisons partie.
L’amour et l’intelligence nous ont été donnés, la création étant une donation,
cette force qui a tout donné est capable de tout reprendre aussi. Il faut
admettre que cette aventure est en cours. Mon propos, pour le moment,
c’est de réhabiliter l’âme ! J’espère que cela aidera chacun à reconnaître sa
valeur, à retrouver son unité. Aucune vie n’est remplaçable. Chaque âme
contemple, crée. Même si tel ou tel être accomplit un travail modeste, ce qui
vient de l’âme circule. Les tâches quotidiennes, accomplies avec cœur,
participent au monde. Les grands créateurs, eux, certes assument la
condition humaine, vont jusqu’à l’extrémité de ce dont l’âme humaine est
capable, souvent dans la douleur. Mais c’est l’ensemble de nos âmes qui
crée le monde. Je ne joue pas au maître à penser, pas du tout ! Je me
contente de proposer ma manière de concevoir l’âme qui est une réalité.
Nous avons conversé ce soir, quand vous vous rappellerez notre
conversation, c’est votre âme qui résonnera. Ce ne sera plus une question
de raisonnement, mais bien une question de résonance.

Vous avez cette très belle phrase : « À la fin, il reste l’âme… » 


François Cheng : À la fin de toute vie, alors même que le corps est diminué
et l’esprit obscurci, il reste l’âme. La mort fait partie des lois de la vie. Elle
permet à la vie de se renouveler, de se transformer. « Notre sœur la mort
corporelle », comme disait saint François, est incontournable. Elle est
douloureuse. Mais la marche du souffle vital auquel notre âme est reliée se
situe infiniment au-delà de la mort. Elle n’en finit pas de poursuivre sa voie,
selon l’adage des penseurs chinois : « La vie engendre la vie, il n’y aura
pas de fin. »

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