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BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE\--


Fondateur: Henri GOUHIER Directeur: Jean-François COURTINE

KANT ET LE PROBLEME

DE LA PHILOSOPHIE ·

L'A PRIORI
par

JEAN GRONDIN

PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE 1. VRIN
6, Place de la Sorbonne, Ve

1989
,

A mes parents

La loi du Il mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article


41, d'une part, que les «copies ou reproductions strictement réservées à l'usage
privé du copiste et non destinées à une utilisation collective» et, d'autre part, que
les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, «toute
représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, fait~ sans le consentement
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l'article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit
constituerait donc une contrefaçOb sanctionnée par les Articles 425 et suivants du
Code pénal.

© Librairie Philosophique J. VRIN, 1989


Printed in France
ISBN 2-7116-0979-0
AVANT-PROPOS

Sans détour: l'intention de ce livre est de comprendre le sens de la


Critique de la raison pure. Il entend montrer jusqu'à quel point et en
vertu de quelle rigueur le problème essentiel de la Critique est celui de
la possibilité d'un savoir a priori. La question cardinale de Kant est
olen-: 'corruÎlent des jugements synthéiiquesa priori sont-ils possibles?
Cela n'est que trop connu. Mais la réponse de Kant l'est beaucoup
moins. Où Kant répond-il, de manière claire et distincte, à la question
de la justification du jugement synthétique a priori et de la méta-
physique comme science?
Ce qui nous a incité à revenir sur cette question, c'est l'absence
presque totale dans la littérature kantienne d'une étude qui réponde
adéquatement aux réquisits du problème soulevé par Kant, celui de la
crédibilité d'une connaissance a priori. La solution la plus couramment
apportée au problème de l'a priori consiste à dire, assez vaguement,
que l'a priori i~uJJ .. d~~~_e_x~JJ~i!~objectiv~ quand il ne s'app~i911e
gu 'aux d0l!~~~l Q.e .1~~~p§ri._~~~~ ou parce qu'il rend l' exp~rience
P9.~~~~ïe.-La difficulté de cette thèse, c'est qu'elÎe explique tout au plus
la possibilité de la connaissance scientifique empirique (ou de
l "expérience'), laissant entière la question de la viabilité d'une
connaissance par raison pure, celle d'un savoir synthétique a priori,
que veut être la philosophie. Nous soutiepdrons que le problème de
l'objectivité de la connaissance empirique (qu'est censé résoudre
l'intervention d'éléments a priori, les catégories, dans l'expérience)
n'est pas du tout celui qui préoccupe l'interrogation critique de Kant.
Bien au contraire, c'est l'évidence incontestée et jamais problématique
du savoir empirique qui rend urgente aux yeux de Kant la question de
la place de la philosophie, la question d'une connaissance qui soit
rigoureusement synthétiqu'e' et a priori. Voilà le problème de la
Critique de la raison pure.
En tâchant de découvrir une réponse à cette question dans la
Critique, on ne doit jamais oublier que Kant ignorait en 1781 qu'il
allait publier quelques années plus tard une Critique de la raison
pratique et une Critique du jugement. Cela signifie que dans la
~.".

8 AVANT-PROPOS AVANT-PROPOS 9

perspective de 1781, la Critique de la raison pure à elle seule doit être jusqu'à Kant, est la philosophie. Chez Kant, cet idéal sera rendu
en mesure de répondre de manière satisfaisante et complète au envisageable en raison d'un intérêt objectif de la raison pure pratique.
dilemme d'une connaissance a priori. Ce qui doit être possible depuis Il ne faut pas attendre la Critique de 1788 pour connaître la méta-
cette Critique, c'est l'édification d'une métaphysique. Suivant la physique des postulats de la raison pratique. Elle forme déjà
division qu'on estime essentiellement tripartite de l'œuvre, l'aboutissement de la première Critique, la seule que Kant jugeât
l'Esthétique doit traiter de la possibilité des mathématiques, indispensable à l'essor de la métaphysique en 1781. Il est donc possible,
l'Analytique de la physique pure et la Dialectique de la métaphysique. à partir de la Critique de la raison pure, de répondre au problème de la
Or la Dialectique se présente comme logique de l'illusion. Est-ce à dire possibilité de la métaphysique et de ses jugements synthétiques a priori.
que la métaphysique soit condamnée à l'erreur? On sait que telle La compréhension de la philosophie kantienne et de sa postérité en
n'était pas l'intention de Kant, même si ce fut son efficace historique. dépend.
Mais où se cache alors la solution kantienne au défi de la possibilité de Notre parcours de la philosophie kantienne se bornera donc ici à la
la métaphysique comme science respectable? Peut-être faut-il réap- seule Critique de la raison pure, clairement introduite en 1781 comme
prendre à voir que la division de base de la Critique n'est pas seulement l'unique propédeutique nécessaire à la construction d'une méta-
tripartite. Il y a bien une 'quatrième' partie après la Dialectique: la physique qui soit déploiement d'une connaissance a priori ou par
~_~~~~~~.~()_gie (Discipline, Canon, Architectonique, Histoire de la raison pure. Ce pari méthodologique ne signifie pas que doivent être
raison pure), à laquelle Kant avait réservé la dignité d'être la seconde ignorées les deux autres Critiques, mais que leur statut et leur possibi-
grande section de la Critique, après la Théorie transcendantale des lité sont fonction de la révolution métaphysique mise en œuvre dans la
éléments. Ce n'est pas rien. Cette section passe souvent pour un simple première Critique, celle qu'il faut d'abord maîtriser. Ceci apparaîtra
appendice à la Critique. Cela vaut dans une large mesure pour tout particulièrement évident pour la Critique de la raison pratique.
l'Architectonique et l'Histoire de la raison pure, chapitres parfai- C'est que la prise en considération de l'usage pratique de la raison pure
tement schématiques où l'on ne sent pas toujours le pouls d'un fait déjà l'objet d'une critique complète de la raison pure, dont Kant
questionnement proprement critique (si bien que la tâche première de n'a jamais dit en 1781 qu'elle se limitât à la raison spéculative (ce qu'il
l'idéalisme postkantien sera de réécrire les deux derniers chapitres de sera conduit à affirmer après avoir conçu une Critique de la raison
la Critique de la raison pure). Restent la Discipline et le Canon de la pratique, mais dont la nécessité n'a jamais été perceptible dans la
raison pure. Le premier chapitre est quant à l'essentiel un rappel de la philosophie kantienne avant 1787). Nous montrerons, au chapitre IV,
Dialectique, dont tout l'exercice aura été finalement de discipliner les comment l'idée d'une métaphysique de la raison pratique représentait
excès métaphysiques de la raison spéculative. Et si la conclusion de la déjà l'issue, voire la conclusion de la Critique de la raison pure. A ce
Critique se trouvait dans le Canon de la raison pure? Un canon se titre, on pourra soutenir que toute la métaphysique de la seconde
définit comme« l'ensemble des principes a priori du légitime usage de Critique est déjà renfermée, en germe, dans la première, tout spécia-
certains pouvoirs de connaître en général ». Le Canon de la raison lement dans la Méthodologie de la raison pure, dont F. Marty a raison
l
pure sera donc l'ensemble des principes a priori de l'usage légitime de d'écrire qu'elle a été trop souvent négligée dans les études kantiennes .
la raison. Ne s'agit-il pas très exactement des principes a priori que C'est dans le projet de la Critique de 1781 qu'il faut commencer par
cherche à établir la philosophie critique avant et afin de déployer le entrer de manière convenable, c'est-à-dire selon sa rigueur propre, si
système de la métaphysique? Il Y sera en effet question, selon l'intitulé l'on veut élaborer, ce qui ne sera pas encore tenté ici, une juste
de la première section du Canon, de la fin ultime de l'usage pur de la compréhension de l'ensemble de la pensée critique et métaphysique de
raison. C'est dans ce cadre que trouveront place, et réponse, les trois
célèbres questions de la raison pure: que puis-je savoir? que dois-je
faire? que m'est-il permis d'espérer? Autant de questions qui seront
suspendues à l'idéal du souverain bien, dont la doctrine, des Grecs 1. Cf. F. Marty, La naissance de la métaphysique chez Kant. Une étude sur la
notion kantienne d'analogie, Paris, Beauchesne, 1980, 523.

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10 AVANT-PROPOS

l
Kant. Dans cet esprit, on suivra Gadamer en appliquant à la Critique
de la raison pure le mot célèbre prononcé par Goethe lors de la
canonnade de Valmy: «d'aujourd'hui et de ce lieu s'élève une
nouvelle époque de l'histoire du monde».
INTRODUCTION
*** « C'est donc pour le moins une question qui a
encore besoin d'une recherche plus poussée, et que l'on
Au plan typographique, on a tâché de respecter les conventions ne peut régler sur la première apparence, que celle de
actuelles. On emploie la majuscule pour des termes comme Déduction savoir s'il y a une telle connaissance indépendante de
ou Dialectique transcendantale quand on fait référence à des textes ou l'expérience et même de toutes les impressions des
sens. »1
des titres de section, mais la minuscule quand on pense surtout à la
chose dont il y est question (la déduction transcendantale des concepts Bien que ses racines plongent dans la philosophie grecque la plus
purs de l'entendement n'a donc pas le même sens que la Déduction du matinale et qu'elle ait été un bastion du rationalisme précritique, la
mOême nom). Des guillemets «typographiques» ont été employés pour notion d'a priori est immanquablement associée à la pensée de Kant et à
les citations (de passages ou de mots) et des guillemets 'allemands' pour ses plus exactes caricatures. L'idée d'une connaissance a priori incarne
la mise en 'perspective' de certaines formulations. En principe, tous les la pierre de touche de l'édifice du transcendantalisme. Si la méditation
mots étrangers ont été soulignés, comme le veut l'usage français, sauf kantienne peut se définir comme une philosophie de et pour la raison,
pour la bibliographie où les italiques n'ont été utilisés que pour les la raison dans sa pureté étant la faculté de connaître a priori ou par
titres de livres et de revues. principes (C.F.J., Ak., V, 167; O., II, 917), il semble que l'ensemble
Nous tenons à exprimer notre reconnaissance à la Fondation de l'effort philosophique de Kant doive être voué à l'a priori. L'a
Alexander von Humboldt qui a subventionné nos recherches à priori en son universalité la plus stricte impose en effet sa loi aux deux
l'Université de Bonn, siège du Kant-Archiv. grands versants du kantisme: la philosophie théorique accomplit une
révolution copernicienne en fondant la connaissance sur les concepts
purs de notre esprit, tandis que la philosophie pratique veut découvrir
la norme suprême de l'agir moral dans un commandement a priori,
. l'impératif catégorique. La périphérie du kantisme ne résiste pas non
plus à l'appel de l'a priori: la troisième Critique s'emploiera à définir
a priori les principes du jugement de goût, la Religion défendra la
légitimité d'une «reine Religionslehre» et d'un «reiner Religions-
g laube» et le concept du droit sera déduit a priori dans la Méta-
physique des moeurs. L'Opus postumum tentera certes de jeter un pont
entre l'expérience et les principes métaphysiques ou a priori de la
nature, mais ce passage de l'a priori à l'empirique devra s'opérer selon

1. I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, B 2; tr. fr. Oeuvres philosophiques,


Paris, Pléiade, t. I, 1980, 758. Les références à la K.d.r.V. se feront suivant la
1. Cf. H.-G. Gadamer, «Kants 'Kritik der reinen Vernunft' nach 200 Jahren. pagination originale des éditions de 1781 (A) et de 1787 (B). Toutes les autres
'Von hier und heute geht eine neue Epoche der Weltgeschichte aus' » (1981), in références aux oeuvres de Kant donneront la pagination de l'édition de l'académie
H.-G. Gadamer, Gesammelte Werke, Bd. 4, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul (Ak., tome, page). La traduction citée est le plus souvent celle des Oeuvres
Siebeck), 1987, 336-348. philosophiques dans la Bibliothèque de la Pléiade (O., tome, page).
12 INTRODUCTION INTRODUCTION 13

des principes qui sont eux-mêmes a priori 1. L'a priori paraît bel e~ > dogmatisme, selon l'intelligence courante, ou du sommeil 'passager,1
bien être la porte d'entrée de tout le système de Kant. l où était tombé le dogmatisme selon Kant et auquel sa philosophie
Cependant, deux siècles plus tard, l'a priori représente peut-être transcendantale aurait pour fonction de remédier - en lui découvrant
aussi l'obstacle qui nous en bloque l'accès. Devant le succès des l'abîme de l'a priori.
sciences expérimentales, l'idée d'un savoir a priori apparaît au- Depuis Parménide et Platon, la réflexion qu'on appelle philosophie
jourd'hui largement suspecte, sinon insensée. Quoique nous puissions, a toujours aspiré à une connaissance a priori, c'est-à-dire à un savoir
à la limite, concéder un statut a priori à certains principes de la qui ne dépende pas de l'expérience et qui soit, par conséquent,
logique, et peut-être aussi aux mathématiques, force est de reconnaître nécessaire et universel. De Pannép.ide à Wolff, le domaine de l'a priori '
que nous avons perdu le sens de l'a priori. A quelques exceptions près, est celui des vérités immuables et éternelles que peut atteincire le YOÜe;,
la notion d'a priori est tombée en désuétude, ayant cessé d'être une la raison, l'organe divin en flOUS. Le philosophe Kant, comme on sait, a
préoccupation majeure de ceux qui s'adonnent à la philosophie. L'oeil fait ses classes à l'école du rationalisme, dont les vérités essentielles
de l'âme, dont parlait Platon pour décrire l'organe d'une connaissance sont entièrement a priori (le principe de contradiction, celui de raison
purement rationnelle, nous fait défaut. Une cécité métaphysique nous déterminante, d'identité, les preuves de l'existence de Dieu et de
\ empêche d'intuitionner quelque a priori que ce soit. Invisible, l'a l'immortalité de l'âme, etc.). Les controverses internes de la
priori est devenu incrédible, donc obsolète. Peut-être sommes-nous Schulmetaphysik, par exemple la question de savoir si le principe de
plus kantiens que Kant en n'acceptant plus la possibilité d'une intuition raison se laisse dériver du principe de contradiction, présuppose
intellectuelle a priori ou de l'a priori, scepticisme qui emporte bien sûr comme allant de soi la possibilité d'une connaissance a priori. En
l'apriorisme dont Kant se faisait encore le porte-étendard. Notre termes modernes, ou postmodernes, le paradigme de l'a priori
époque est celle du rejet ou de l'oubli de l'a priori. circonscrit l'horizon du rationalisme de Parménide à Wolff,
Ce que cette étude aimerait montrer, c'est que la notion d'a priori! paradigme qui rend impraticable un échange fécond avec la tradition
est moins la porte d'entrée que le problème fondamental du kantisme,! empiriste qui refuse de reconnaître des vérités a priori, même si, tente
celui qui donne naissance au projet inédit d'une critique de la raison d'argumenter le rationalisme, l'empirisme doit les présupposer dès
pure. L'enquête de la première Critique au sujet de la possibilité de la qu'il se met à penser, à faire travailler ses idées. Le paradigme de l'a
métaphysique pose en vérité la question de l'a priori, celle de sa priori est le coussin qui permet au rationalisme de dormir en paix et de
crédibilité. Dans l'oeuvre de 1781, l'a priori se trouve d'une façon ne s'intéresser à l'empirisme que pour le réfuter.
décisive, et pour la première fois sur le terrain de la métaphysique, Dans l'histoire de la pensée occidentale, Kant est le rationaliste qui
reconduit à sa propre problématicité. Avec Kant, l'a priori cherche à dort mal, troublé qu'il est par un cauchemar: et si l'empirisme avait
prendre la mesure de ses capacités dont il soit possible de rendre raison? Avant d'aller plus loin en métaphysique, dit-il, tâchons, au
raison, situation de crise qui suppose qu'avant Kant la réalité de l'a . nom de l' Aufkliirung que veut être le rationalisme, de tirer au clair les
1
priori, et cela signifie la possibilité d'un savoir purement rationnel, ait fondements et les possibilités réelles de la connaissance a priori. C'est
été radicalement révoquée en doute. Cette étape de la réflexion pour répondre à cette question et relever le défi de Hume que Kant
correspond à l'empirisme, celui de David Hume qui tira Kant d'un institue une propédeutique à la métaphysique et, comme nous le
«sommeil dogmatique» - qu'il s'agisse du sommeil qu'est le verrons, à la philosophie transcendantale, la Critique de la raison pure.
Son seul et unique propos est de soup~.ser les cliances d'un savoir a
priori. Avant de se bercer de connaissances soi-disant métaphysiques,
voyons si, où et quand la connaissance a priori est possible, c'est-à-dire
1. Ak., XXI, 15; XXII, 244,468 et passim; tr. fr. Opus postumum, Paris, légitime et légitimable.
P.U.F., coll. Epiméthée, 1986, respectivement 201, 41, 95. On ne se surprendra
pas d'y lire que l'existence de l'éther doive être elle-même «reconnue et postulée a
priori», «comme une pièce appartenant nécessairement au passage des principes 1. Pour cette lecture, cf. M. Clavel, Critique de Kant, Paris, Flammarion,
métaphysiques de la science de la nature à la physique» (XXI, 218; tr. fr. 56). 1980, 39.
14 INIRODUCI10N INIRODUCI10N 15

Amenée à s'interroger sur les ressources de l'a priori, la Nous pensons, au contraire, que l'attitude à la fois critique et
philosophie kantienne a, historiquement et, en un sens, contre son gré, sympathique de Kant face à l'a priori est et doit encore être la nôtre.
contri bué, après Hume, à dévaloriser et destituer l'a priori à titre de C'est que la question de l'a priori, telle qu'elle s'est posée à Kant et telle
qucstion philosophique. En posant ouvertement)a question de la qu'elle nous a été léguée par Kant, demeure d'un intérêt vital pour
possibilité de connaissances synthétiques a-priori(za question c~~nale toute réflexion philosophique. Si la notion d'a priori est constitutive de
dc la philosophie critique) afin d'évaluer les perspectives d'un savoir l'entreprise philosophique, c'est parce qu'elle en désigne tantôt l'objet,
autre qu'empirique, Kant a comme mis un tenne, bien malgré hli, à la tantôt la méthode ou la source. Quelle que soit la forme qu'elle
carrière de l'a priori, qui n'a pas su résister à l'irruption de la science emprunte, la recherche a priori détennine en son essence l'inter-
purement expérimentale. Il n'est pas douteux que la mise en question rogation philosophique. Il ne sera à coup sûr jamais possible, ni même
de la connaissance a priori s'accompagne déjà chez Kant d'une souhaitable, de trouver une caractérisation du travail philosophique
réhabilitation philosophique de l'expérience comme source de qui satisfasse tous les philosophes et toutes les tendances. Mais si un
connaissance. C'est pourquoi il peut apparaître étrange de voir une consensus très général peut être établi, il gravitera sans doute autour de
philosophie aussi sympathique aux ressources de l'expérience l'idée de la philosophie comprise comme réflexion fondamentale. Pour
(rappelons le mot célèbre des Prolégomènes: «ma place est le fertile la pensée classique, cette conception désignait automatiquement l'objet
hathos de l'expérience»; Ak., IV, 373; O., II, 161), s'encombrer de de la recherche philosophique: la philosophie doit porter sur les
considérations a priori dans à peu près toutes les sphères où elle fondements (du réel, de la connaissance, de l'agir, etc.), les principes,
s'exerce. Kant est-il l'ami ou l'ennemi de l'a priori? Le champion ou les causes premières, en un mot, l'a priori, ce qui est premier,
la némesis de la connaissance par raison pure et, partant, de la antérieur et fondateur de tout le reste. Pour nous, cette idée de la
métaphysique? N'est-il que le point de rencontre de deux tendances philosophie caractérise peut-être moins l'objet que l'élan ou
contradictoires, à la fois partisan et détracteur de l'a priori, un l'accomplissement, existentiellement enraciné, de l'activité philo-
métaphysicien doublé d'un positiviste? Il ne serait pas difficile de sophante: la philosophie se comprend aujourd'hui comme la
réunir des textes confirmant l'une et l'autre de ces orientations discipline des questions fondamentales ou réflexion sur les problèmes
fondamentales, platonicienne et humienne. Peut-être n'est-il pas fondamentaux (le langage, la vérité, la praxis, l'epistèmè qui nous
contre-indiqué d'apercevoir dans un autre passage illustre où Kant détennine, etc.). L'approche et le thème de la réflexion varient selon
avoue qu' «on reviendra toujours à la métaphysique comme à la bien- les écoles, mais chaque philosophie élève la prétention d'être une
aimée avec laquelle on s'était brouillé» 1 une espèce de confession, le méditation fondamentale. La réflexion sur le langage, l'être social ou
témoignage d'une scission (le texte parle~bien d'une «mit uns l
la volonté de puissance , par exemple, devien!-p-hilosophique dès
entzweiten Geliebten») dans la pensée de Kant lui-même. Nos l'instant où elle s'impose comme incontournable\k,'interrogation sur,l
réflexions auront à étudier et à éclairer l'ambiguïté qui subsiste sur l'être social peut paisiblement relever de la sociologie comme celle sur'
cette question, essentielle entre toutes. le langage de la linguistique si ces dimensions ne sont envisagées que
Mais, demandera-t-on enfin, pourquoi revenir sur cette ambiguïté, comme des aspects de la réalité qui cohabitent avec d'autres, sans se
surtravaillée sans doute et très certainement inactuelle? La relation déclarer plus fondamentales. Mais dès que le sociologue entreprend de
d'amour-haine que semble entretenir Kant avec l'a priori, la
métaphysique et la raison pure en général ne se situe-t-elle pas à mille
lieues des problèmes et du discours de la philosophie contemporaine?
1. Même Nietzsche dit posséder, au début de l'un de ses traités les plus
systématiques, «s'on 'a priori'» (La généalogie de la morale, préface, § 3). Son 'a
priori', il le localise, fort adéquatement, dans sa Bedenklichkeit vis-à-vis de tout ce
1. A 850 = B 878; O., l, 1397. Cf. aussi le passage des Rêves d'un qui est moral. Mais le concept d'a priori, qu'il déconstruit partout ailleurs, est, non
visionnaire où il est question de «la métaphysique, dont le destin fait que je suis moins rigoureusement, mis entre guillemets. C'est que Nietzsche ne croit plus tout
amoureux bien que je puisse rarement me vanter de ses faveurs» (Ak., II,367; O., à fait à la réflexion fondamentale, lors même qu'il la pratique. Ce paradoxe est
l, 585). . essentiel à sa philosophie, comme à plusieurs autres.

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l
16 INIRODUCTION INIRODUCTION 17

démontrer que l'homme n'est dans son essence (dôoç, a priori) rien naguère synonyme de philosophie (et c'est pourquoi le titre de
d'autre qu'un rouage de sa classe sociale ou de la lutte des classes l et philosophiae doctor est encore le titre suprême qui soit décerné aux
que cette détermination sociale fonde tout le reste (l'idéologie, l'agir, scientifiques), en transformant la philosophie en (méta-)réflexion sur
la connaissance, la religion), il s'aventure sur le terrain de la réflexion le savoir scientifique. Or la philosophie doit-elle se contenter d'être
philosophique, d'une théorie a priori. Si au vingtième siècle le langage ancilla scientiae, simple Wissenschaftstheorie? On voit bien qu'une
est devenu un objet privilégié de la philosophie, c'est simplement parce telle métathéorie continue à sa façon d'élever une prétention a priori
qu'il a été perçu comme l'élément fondamental de notre expérience, en ce qu'elle réfléchit sur ce qu'il y a de 'fondamental' ou d'essentiel en
celui qui ouvre et conditionne tous les autres. La définition minimale science. Est-ce la seule forme d'apriorité qui reste à la disposition de la
de la philosophie comme interrogation fondamentale, bien que son philosophie?
questionnement puisse et doive aujourd'hui s'armer de modestie et . Le lecteur pourra être agacé de trouver dans cette introduction
d'incertitude, devrait convenir à toute démarche philosophique. autant de questions sans réponse immédiate. Le-but de cette paranèse
C'est ce champ de la réflexion que délimite depuis toujours l'idée était seulement de reconquérir l'enjeu que recèle la question, d'autant
de l'a priori. La prétention qu'élève la philosophie - qu'il s'agisse plus pressante qu'ignorée, de ra priori. La question est ouverte et
d'une prétention à l'universalité, à l'objectivité, à l'absolu ou au impérieuse depuis Kant. Si notre époque peut se dire postkantienne,
fondamental au sens large - n'est pas une prétention empirique, c'est dans la mesure où elle demeure toujours confrontée au statut
même si ses souches ne peuvent être qu'empiriques, la philosophie problématique de ra priori, statut qui a depuis peu gagné le domaine
étant pratiquée par des hommes immergés dans l'expérience et qui ne des croyances et des certitudes du monde vécu, de plus en plus
se hissent dans la tour d'ivoire de la réflexion que pour mieux dédivinisé, donc 'désapriorisé', si on nous passe le barbarisme. La
\ comprendre, ou maîtriser, cette expérience à partir de ce qui à travers désapriorisation du réel ne fait que se refléter en philosophie.
l elle se fait valoir comme fondamental. La philosophie aspire à une Comment et sous quelles conditions un savoir fondamental, a priori,
"ëonnaissance qui doit pouvoir se distinguer d'une quelconque manière est-il encore défendable? Il y va de la légitimité et de l'auto-
du savoir particulier qui se déploie dans les sciences spéciales et le compréhension de l'activité philosophique. Il s'agit d'une question que
monde vécu. Si la philosophie cesse d'entretenir une telle prétention - toute philosophie doit affronter, fût-ce pour la déconstruire, mais cela
prétention, du reste, que la philosophie a toujours eu à redéfinir depuis n'est bien sûr possible qu'au nom d'un horizon 'plus fondamental', ce
Parménide - , elle devient un savoir particulier, comme n'importe qui nous ramène encore au point de départ.
quel autre, simple doxa. Mais comment la doxa peut-elle espérer se La prétention au fondamental est non seulement devenue
faire passer pour epistèmè? En vue d'accéder aux 'principes' du problématique, mais aussi plurielle. Les accès qu'offrent les
savoir, de l'action ou de l'être, la quête philosophique doit, tout en philosophies et les idéologies au fondamental sont aujourd'hui
restant consciente de la relativité de ses motivations, revendiquer un multiples, plus que jamais auparavant. Peut-il encore y avoir une
statut non relatif, a priori justement. Seulement, les philosophes sont conception du monde plus élémentaire que les autres? Et si une
loin de s'entendre sur un tel statut, d'aucuns préférant tout bonnement philosophie ou une vision du monde prétend mettre le doigt sur l'a
laisser tomber la question ou n'y voir qu'un problème mal posé. Fort priori par excellence, encore doit-elle nous en convaincre. Comment
bien, mais s'il en est ainsi, qu'est-ce qui permet à la philosophie de est-il possible de fonder une prétention a priori, c'est-à-dire un
s'affirmer toujours comme philosophie? Si toute connaissance est a argument philosophique? Une assurance en vaut n'importe quelle
posteriori, et l'essor de la science moderne pourrait bien le laisser autre, soupire Hegel dans la Phénoménologie. Nul ne peut me disputer
croire, que reste-t-il à la philosophie? Inutile de redire ici que mon sentiment, écrivait quant à lui Kant dans son pamphlet Sur un ton
plusieurs penseurs ont cru pouvoir résister à l'assaut de la science, supérieur nouvellement pris en philosophie. Une théorie de l'a priori
doit donc rendre compte de la question d'un accès possible à de l'a
1. Cf. K. Marx, Das Kapital, Erster Band, Berlin, Dietz, 1962, 16; tr. fr. Le priori. S'il existe, l'a priori est-il connaissable et peut-il justifier ses
capital, Livre premier, Paris, éd. sociales, 1975,20.
18 INIRODUCTION INIRODUCTION 19

propres prétentions? La réponse à cette question doit se trouver, on le bien un procès qu'il instituera afm de tirer au clair la question de l'a
montrera, en quelque 'déduction transcendantale', chargée de priori. Travaillée par cette question fondamentale, la méditation
légitimer l'apriorité effective de l'a priori. Depuis Kant, aucune kantienne en viendra à redéfinir les tâches et les horizons essentiels de
philosophie n'est pensable sans pareille 'déduction'. Toute philosophie la philosophie. L'inquiétude de Kant devant les capacités de l'a priori
doit pouvoir montrer qu'elle a raison. et, ce qui revient au même, de la philosophie devrait nous aider à
L'esprit du temps s'est peut-être résigné au scepticisme et à comprendre la nôtre, le dilemme qu'est aujourd'hui - pour tout le
l'indifférence. Toutes les prétentions a priori sont-elles autant monde, la société, les gouvernements et les philosophes eux-mêmes-
d'illusions ou d'idéologies qui se valent? En ce chapitre, la pensée philosophique. Elle nous permettra aussi d'en éclairer l'issue.
l'avertissement de Kant reste actuel: «il est vain, en effet, de vouloir
affecter de l'indifférence à l'égard de telles recherches, dont l'objet ne
peut être indifférent à la nature humaine» (A X; O., 1, 727). La
question de savoir si certaines formes de connaissance et certaines
pratiques sont plus justifiables ou plus fondamentales ne peut nous être
indifférente. La distinction qui sépare le savoir fiable, disons la
science, et le charlatanisme, le juste et l'injuste, nous concerne trop
directement pour faire l'objet d'un simple soupir sceptique.
Si ce livre se penche sur Kant, c'est avant tout parce qu'il a
vraisemblablement été le premier à s'inquiéter de la possibilité de l'a
priori dans un contexte qui connaissait déjà l'indifférentisme
métaphysique et la résorption du savoir rationnel oU' a priori au profit
des savoirs historiques. Kant a donc bien vu ce que la question de l'a
priori avait de crucial pour le destin de la philosophie et sa place dans
l'univers des savoirs. Comme l'a excellemment noté Michel Foucault,
c'est en s'interrogeant sur le droit de l'a priori, ou de la représentation,
. que Kant nous a fait franchir le seuil de la modernitt. Kant a mis un
point d'arrêt à ce que l'on peut appeler avec Foucault l'Age classique,
c'est-à-dire au rationalisme de Descartes à Wolff, en posant la question
des limites de notre représentation, donc en demandant à l'a priori de
quel droit il prétend pouvoir décliner la matrice intellectuelle d'un réel
trop commodément identifié au rationnel. L'événement décisif de la
modernité kantienne réside dans la mise à jour des limites de l'a priori,
imposées par la découverte de la finitude. De cette découverte
dépendent les autres traits de la modernité (dont certains étaient peut-
être apparus avant Kant) et parmi lesquels on se contentera de nommer
la mort de Dieu, l'effritement du sens, l'émancipation de l'homme, de
sa science et la démocratie. Mais s'il ne se trouve qu'au seuil de la
modernité, c'est que Kant n'y est pas tout à fait entré. Il mesure trop
l'enjeu de l'a priori pour y renoncer sans autre forme de procès. C'est

1. M. Foucault, Les mots et les cJwses, Paris, Gallimard, 1966,255-6.


.,

L'A PRIORI EN QUESTION


« H atte vorher die Frage nach dem a priori den
Sinn: wo ist es ? Es muss da sein! so hat sie jetzt
vielmehr den resignierenden oder auch den des Sieges
gewissen Sinn: zeigt es auf, wenn ihr konnt ! » 1

La philosophie est née de la séparation de deux types de savoir, la


ôô~a et l'ÉntOTTlI.Ln. Ce divorce, que consacrera destinalement le
sixième livre de la République, anime déjà les efforts philosophiques
de Parménide et d'Héraclite, dont on a trop souvent l'habitude de
souligner la disparité, laquelle n'est que de surface. Les deux penseurs
s'accordent en effet sur un point essentiel et fondateur 2 : en retrait par
rapport. aux opinions de la multitude, la sagesse phIlosophique se
tourne, en se fiant aux lumières de la seule raison (vouç), vers une
dimension plus fondamentale, mais cachée, du réel, qui s'appellera
Àôyoç ou QÀn9Ela. La réflexion du philosophe a affaire au monde de
la raison, a priori, dont la validité ne saurait dépendre de l'expérience
sensible, a posteriori, où tout est changeant, la soi-disant réalité non
moins que les opinions à son sujet. L'opposition de l'a priori et de l'a
posteriori, qui commande celles de la science et de l'opinion, de la
vérité et de l'apparence, du fondamental et du dérivé, de l'éternel et du
temporel, en bref l'opposition que résument le terme et l'idée de méta-
physique, prend source dans une hypothèse: il y a un savoir
fondamental et non relatif, celui du Àôyoç, de l'être ou de l'idée,
connaissance qui n'est cependant pas à la portée de la multitude,
hypnotisée par les ombres de la ôô~a, et dont seuls des privilégiés, les
sages, les philosophes et les éducateurs potentiels, peuvent bénéficier.
L'antagonisme de l'a priori et de l'a posteriori sera plus ou moins
marqué au cours de l 'histoire de la pensée: alors que certains, ceux
1. H. Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, Berlin, Cassirer, 3. Aufl. 1918,
499.
2. Cf. à ce propos l'article infiniment pénétrant de K. Held, «Heideggers
These vom Ende der Philosophie ». in Zeitschrift für philosophische Forschung,
34, 1980,535-560.
l

22 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI


L'A PRIORI EN QUESTION 23
qu'on appelle intellectualistes, à la limite gnostiques, montent en exister indépendamment d'autres choses, tandis que les autres choses
épingle leur incommensurabilité, discréditant tout ce qui relève de ne peuvent exister sans elles» (1019 a 3-4), suivant un critère
l'empirie, d'autres auront plutôt tendance à les réconcilier. Chose qu'Aristote dit emprunter à Platon. l
certaine, le projet d'un savoir a priori représente l'héritage le plus L'analyse aristotélicienne renferme deux éléments qui resteront
soutenu et le plus controversé de notre tradition philosophique. Le plus déterminants tout au long de 1'histoire de l'a priori. Elle affirme tout
soutenu, car la philosophie ne peut renoncer au fondamental, mais le d'abord la souveraineté absolue de l'a priori (ànÀwç, aVEU aÀÀwv,
plus problématique aussi puisque le fondamental doit justifier sa 1019 a 3), l'autosuffisance de l'a priori qui le rend en un sens inexpli-
propre prétention sans faire appel à quelque chose de plus fondamental cable, c'est-à-dire indémontrable en d'autres termes que les siens. Elle
que lui. souligne d'autre part la dépendance de l'a posteriori en regard de l'a
Nous ne retracerons pas en détail 1'histoire des thèses sur l'a priori. priori, celui-ci étant la cause de celui-là. La quête du npon:pov a
Cela équivaudrait à réécrire l'histoire de la philosophie. Tout diction- partie liée avec la recherche des causes, des éléments ou des principes
naire de la philosophie signalera qu'a priori vient du grec npoTEpov, qui définit la 'philosophie première' (pléonasme si tant est que la
ce qui est 'antérieur' ou 'premier', par suite ce qui est 'fondamental'. philosophie n'a d'autre visée que le npoTEpoV). Le npoTEpoV signifie
Le npon:pov est un concept de relation, plus exactement un au sens propre la priorité irréversible de la cause sur ses effets (Categ.,
comparatif (que marque -TEPOV en grec) : il désigne un rapport de 14 a 35 sq.), ce dont la consécution dans l'être n'admet aucune
plus grande antériorité en regard de ce qui est postérieur, ÜO'TE:pOV, inversion. On trouve donc en germe chez Aristote l'idée que la
c'est-à-dire a posteriori. Philosophiquement, le npoTEpov, le 'plus connaissance a priori part des causes pour expliquer les effets et que la
antérieur', c'est le rapport du npWTov, du principe, à ce qu'il fonde, à connaissance a posteriori doit remonter des effets aux causes.
2

ce qui en dérive. L'origine platonicienne de cette conception est bien L'assimilation de l'a priori et de l'a posteriori à deux types
établie', mais c'est le disciple le plus analytique de Platon, Aristote, qui d'arguments philosophiques ne s'élaborera cependant que dans
l'a transmise à la postérité philosophique. Le chapitre 12 des l'aristotélisme médiéval. Chez Thomas d'Aquin, par exemple, l'a
Catégories et le onzième chapitre du livre Delta de la Métaphysique priori et l'a posteriori désigneront les deux voies de la démonstration
passeront en revue plusieurs significations du npon:pov. La des causes. «Duplex est demonstratio. Una quae est per causam, et
distinction la plus féconde et la plus intrigante est celle du npon:pov dicitur propter quid, et haec est per priora simpliciter. Alia per
<j>UO'E1., selon la nature, et du npoTEpov npoç nj!Qç, de ce qui est
2 effectum, et dicitur demonstratio quia: et haec es per ea quae sunt
antérieur pour nous • Il y a, note Aristote, opposition entre ces deux priora quoad nos, cum enim effectus aliquis nobis est manifestior
modalités du npoTEpov: ce qui est premier pour nous, ce sont les quam sua causa, per effectum procedimus ad cognitionem causae»
objets les plus rapprochés des sens, donc le particulier. Mais selon (Summa theol., I, q. 2, art. 2, Respondeo). La preuve a priori procède
l'ordre de la nature, ce qui est premier, ce sont plutôt les objets les plus des causes, du npoTEpoV <j>UO'E1., à ses effets, tandis que la démarche a
éloignés de la sensation, c'est-à-dire les causes les plus universelles. Le posteriori retourne des effets, le npoTEpoV npoç nj!Qç, à leurs causes.
npon:pov selon la nature sera appelé npon:pov ànAWç (Met., 1018 b
31), l'a priori au sens absolu, le npon:pov proprement dit. Le
npon:pov par excellence, c'est ainsi le npoTEpoV selon la nature et 1. Puisqu'on ne retrouve dans les dialogues platoniciens que des allusions à
l'être (xaTà q,uO"1.V xal oùO"{av, 1019 a 1-2). Ce qui certifie la relation cette distinction, il n'est guère douteux qu'Aristote se réfère ici, comme le plus
d'antériorité selon l'être, c'est que les choses antérieures «peuvent souvent dans la Métaphysique, à l'enseignement oral de Platon, dont la relation
proteron-usteron était l'une des pièces maîtresses. Cf. H.J. Kramer, ibid., 106-108
et surtout l'étude, indispensable pour l'intelligence de la genèse de la pensée du
1. Cf. H.J. Kramer, Der Ursprung der Geistesmetaphysik, Amsterdam, B.R. Stagirite, «Aristoteles und die akademische Eidoslehre. Zur Geschichte des
Grüner, 1967, 106-108. Universalienproblems im Platonismus », in Archiv für Geschichte der Philosophie,
2. Cf. Anal. Post., I, 2, 71 b 33 sq.; Met., V, 11, 1018 b 30 sq. En une 55,1973,119-190.
terminologie kantienne, on pourrait presque parler d'un a priori objectif et d'un a 2. Cf. l'article «a priori» in Historisches Worterbuch der Philosophie, hrsg.
priori subjectif.
von J. Ritter, Basel/Stuttgart, Schwabe,'Bd. I, 1971,463.
.,

24 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI L'A PRIORI EN QUESTION 25

Cette intelligence scolastique de l'a priori reste en vigueur jusqu'à véritable confrontation du rationalisme avec l'empirisme, de l'a priori
Descartes. Dans le Traité de la lumière, on peut lire que «ceux qui avec ses détracteurs. Cet ouvrage, l'œuvre maîtresse de Leibniz,
sçauront suffisamment examiner les consequences de ces veritez & de terminé vers 1704, ne parut qu'en 1765,' donc tout juste avant
nos regles, pourront connoistre les effets par leurs causes; &, pour l'ouverture de la réflexion critique de Kant sur l'a priori (1770-1790).
m'expliquer en les termes de l'Ecole, pourront avoir des demons- Le débat de Kant avec l'a priori sera toujours un débat avec Leibniz,
trations à Priori, de tout ce qui peut estre produit en ce nouveau redevenu contemporain grâce à la publication posthume de son
Monde»l. Dans les Meditationes, la preuve a posteriori de l'existence 'système' et dont l'absence avait longtemps dû être comblée par les
de Dieu se fait per effectum, tandis que la preuve dite a priori, que traités de Wolff, périmés à partir de 1765.
Descartes emprunte à saint Anselme, démontre l'existence de Dieu à Dans l'esprit de Leibniz, la connaissance la plus parfaite est cell~
partir de son concept. La démonstration a priori, «la plus noble façon que procure l'analyse des idées qui se trouvent déjà en notre raison. La J
de demonstrer qui puisse estre» 2, celle qui va traditionnellement de la connaissance intégrale d'une réalité, et c'est en cela que Leibniz est~
cause à l'effet, devient de plus en plus chez Descartes une preuve rationaliste, peut être dérivée de son concept a priori, autrement dit, de 1
purement conceptuelle, mise en oeuvre sans le concours de sa place dans la characteristica universalis des êtres. Dieu est évidem-i
l'expérience ou des 'effets' causés par l'a priori qu'il s'agit de ment le seul à jouir d'une connaissance parfaitement rationnelle, car
démontrer. La preuve a priori prend ainsi la forme d'une démarche notre finitude nous oblige souvent à avoir recours à l'expérience pour
strictement notionnelle, relevant de ce que l'on pourra appeler la compléter notre intelligence du réel. Cependant, l'expérience n'offre
'raison pure'. Dorénavant, l'a priori circonscrira le champ de ce qui pas un point d'appui très solide, toute connaissance tirée de
\ ~<t~ \;' \'. l'expérience demeurant contingente, factuelle et non nécessaire. Elle
peut être connu indépendamment de l'expérience ou par la seule
raison. Il ne caractérisera plus le cheminement d'une preuve, de la nous enseigne que les choses sont de telle ou telle façon, mais non .
" !
cause vers les effets, mais la source de la connaissance. qu'elles ne pourraient être autrement. La nécessité et c'est elle que C j i U
Pour Leibniz, la démonstration a priori d'une proposition est celle recherche ultimement la connaissance, vouée à l'universel, ainsi que .-;) ) ",),
l'avaient maintenu Platon et Aristote, ne se rencontre que dans la - .
qui peut s'effectuer «independens ab experimento»3 en montrant que
le_ prédicat est déjà contenu dans le sujet. Connaissance a priori et connai~sance par raison pure, a priori, affranchie de l'expérience et de
sa contmgence. -
-*::
connaissance analytique sont donc des synonymes. La ligne de démar-
cation qui peut être tracée entre le savoir qui dérive uniquement de Si la relation de Kant à cette tradition, qui aura été sa terre natale et
l'analyse d'un sujet et celui qui provient des sens reçoit sa consécration qui deviendra de plus en plus son objet, fut brisée, c'est sans aucun
dans la distinction classique des «vérités de fait» et des «vérités de doute à cause du tremblement de terre que provoqua dans sa pensée la
raison» : «Les vérités de Raisonnement sont nécessaires et leur lecture ou, à défaut de lectures poussées\ la rencontre de David Hume.
opposé est impossible, et celles de Fait sont contingentes et leur opposé H.J. De Vleeschauwer a certainement raison de faire remarquer que
est possible. Quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la Hume n'a peut-être pas été l'artisan unique ni l'artisan principal qui
raison par l'analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, contribua à libérer Kant des dogmes du rationalisme classique,
jusqu'à ce qu'on vienne aux primitives» (Monadologie, §33). rappelant que Newton et Crusius ont aussi joué un rôle de premier
2
L'importance de cette distinction est telle que Leibniz la fera figurer plan • Il demeure que les textes que Kant consacre à l'impact de Hume
au commencement du premier chapitre (<< S'il y a des principes innés sur sa pensée sont, et de loin, les plus insistants et les plus significatifs,
dans l'esprit de l'homme») du livre inaugural (<< Des notions innées») quelle que soit l'origine exacte des secousses qui ont précédé
de ses Nouveaux essaJs ~ur l'entendement humain, la première l 'i~terrogation critique. Du reste, Hume importe plus aux yeux de

1. R. Descartes, Oeuvres, publiées par C. Adam et P. Tannery, Paris, Vrin, 1. Cf. K. Groos, «Hat Kant Humes Treatise gelesen? », in Kant-Studien, 5.
t. XI, 47. 1901,177-181.
2. Œuvres, t. 1, 490; cf. aussi t. VIII, 14. 2. H.J. De Vleeschauwer, La déduction transcendantale dans l' œuvre de
3. Cf. l'article «apriori», in HWdP, 1,466. Kant, Paris, Librairie Champion, t. 1,1934, 129.

~ ,
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.,

26 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI L'A PRIORI EN QUESTION 27


Kant pour ce qu'il représente dans l'histoire de la philosophie que pour de Kant, mais afin de radicaliser Hume, «toutes les prétendues
ce qu'il a lui-même écrit et c'est toujours en regard du défi humien que connaissances a priori de la raison ne sont que des expériences
Kant situe sa contribution au destin de la métaphysique l • Kant laisse communes faussement estampillées, ce qui s'énonce tout aussi bien
souvent entendre que le philosophe écossais n'a peut-être pas lui-même ainsi: il n'y a point du tout de métaphysique et il ne saurait non plus y
pris pleinement conscience de l'ampleur des questions qu'il a posées à en avoir» (Prol., Ak., 258; O., II, 20). Pas de métaphysique, donc pas
la raison pure. Après l'aveu bien connu au sujet du sommeil dogma- de savoir fondamental et pas de science qui dépasse le champ restreint
tique dont il fut tiré, ou informé, par Hume, Kant ajoute: «j'étais bien des faits particuliers et contingents, lesquels ne sauraient satisfaire la
éloigné de lui accorder audience en ce qui concerne ses conclusions, disposition naturelle qu'est en notre esprit le besoin métaphysique.
qui provenaient simplement de ce qu'il ne se représentait pas dans son Kant admet devoir généraliser le défi que pose Hume afin de faire
ensemble le problème qu'il posait, mais qu'il était tombé sur l'un de ses apparaître en toute son aporie l'embarras de la métaphysique. Selon
côtés seulement, lequel ne peut fournir aucune issue si l'on ne prend Kant, Hume s'était surtout penché sur la question, capitale, mais
pas en considération le tout»; plus loin: «je tentai donc d'abord de limitée, de l'origine du concept de causalité. Cette notion transcende
voir si l'objection de Hume ne se laissait pas représenter sous une l'expérience proprement dite puisqu'elle renferme l'idée d'une liaison
forme générale ... » (Prol., Ak., IV, 260; O., II, 23). Laissant de côté nécessaire entre la cause et l'effet, nécessité que l'expérience, le ratio-
la question, philosophiquement banale, de savoir si Kant a bel et bien nalisme l'a toujours su, ne peut jamais attester. Méfiant vis-à-vis des
compris l'intention de Hume, on constate que Kant veut surtout capacités de la raison pure, Hume fit dériver la notion ae causalité de la
généraliser son scepticisme philosophique, le penser jusqu'au bout afin simple habitude dans des analyses d'une grande finesse dont il n'est
de voir si la métaphysique peut lui résister, mettant en pratique la peut-être pas inutile de récapituler ici le mouvement général. Hume
lr. . . .'" \ maxime critique du Sophiste de Platon qui recommande de rendre constate pour commencer que la notion de causalité en est une qui nous
1:;'"'\.J.-
'1 ,. l'argument de l'adversaire plus fort qu'il n'est en réalité. fait quitter le cadre de l'observation immédiate. Lorsque nous préten-
\ .1 ;~t,·t l1 >, . . Sous la loupe de Kant, Hume est essentiellement celui qui a mis en dons qu'il y a relation de cause à effet entre un objet A et un autre B,
l t", "".{: ~I 'cause l'idée même d'une connaissance a priori et par conséquent la nous avons beau retourner A et B dans tous les sens et analyser toutes
':.. . \ 1 f) ~ ~
1
philosophie au sens traditionnel, parménidien, du terme. De Hume, leurs propriétés, nous n'y rencontrerons jamais l'idée de causalité •
~ ,) «on peut dire qu'il commença véritablement toutes les attaques contre Cette notion ne peut être induite que de la relation entre les deux objets
les droits d'une raison pure, attaques qui rendaient nécessaire un ou événements observés. On remarque que les objets dits en relation de
examen complet de ceux-ci» (C.R.Prat., Ak., V, 50; O., II, 669). cause à effet sont contigus et qu'il yale plus souvent priorité de la
«Depuis les essais de Locke et de Leibniz, ou plutôt depuis l'origine de cause sur l'effet. A-:t-on bieI!cel11é la relation de causalité à l'aide des
la métaphysique, aussi loin que remonte son histoire, il ne s'est produit notions de contiguïté et de succession? Nullement, car «an object may
aucun événement qui ait pu être plus décisif à l'égard du destin de cette be contiguous and prior to another, without being consider' d as its
science que l'attaque portée contre elle par David Hume» (Prol., Ak., cause» (ibid., 77). La relation de causalité dit plus: elle soutient qu'il
IV, 257; O., II, 19-20). Hume représente ni plus ni moins que l'assaut y a connexion nécessaire entre la cause et l'effet. Cette idée n'étant pas
le plus dévastateur qu'ait eu à subir la métaphysique, «aussi loin que directement rencontrée dans l'expérience, il y a lieu de s'interroger
remonte son histoire», c'est-à-dire jusqu'à Aristote, Platon et sur son origine, étant donné qu'il est «impossible perfectly to under-
Parménide. Le, scepticisme humien se ramène à la thèse suivante, bien stand any idea, without tracing it up to its origin, and [c'est-à-dire :]
qu'elle ne se trouve nulle part chez Hume lui-même: il n'y a pas de examining that primary impression, from which it arises»; «the
connaissance a priori. Selon ce scepticisme, grossi dans la perspective examination of the impression bestows a clearness on the idea» (74-
1. M. Malherbe (Kant ou Hume ou la raison et le sensible, Paris, Vrin, 1980,
75). Pour un empiriste, expliquer une idée, c'est rendre compte de
20) a donc raison d'écrire que «quelle que soit sa dette historique envers la l'impression originaire, sensible, qui lui a donné naissance. A moins de
philosophie humienne, il est certain que c'est à travers la figure du philosophe 1. D. Hume, A Treatise of Human Nature, ed. by L.A. Selby-Bigge, second
écossais que Kant tente de fixer sa relation à l'histoire de la philosophie». edition, Oxford, Clarendon Press, 1978, 75.
"
28 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PlllLOSOPHIE : L'A PRIORI L'A PRIORI EN QUESTION 29
supposer, comme le fera Kant, que le concept de causalité n'ait pas sa which is acquir' d by custom, and causes us to make a transition from
source dans une impression? Hume rejette cette hypothèse: «Shal! an object to its usual attendant, and from the impression of one to the
the despair of success make me assert, that 1 am here possest of an idea, lively idea of the other? Such a discovery not only cuts off ail hope of
which is not preceded by any similar impression? This wou' d be too ever attaining satisfaction, but even prevents our very wishes; since it
strong a proof of levity and inconstancy : sin ce the contrary principle appears, that when we say we desire to know the ultimate and opera-
has been already so firmly establish' d, as to admit no farther ting principle, as something, which resides in the external object, we
doubt »(77). Ce principe, l' a priori, pourrait-on dire, du système either contradict ourselves, or talk without a meaning» (266-7). La
empirique, stipule que «al! our ideas are copy' d from our impres- métaphysique ou la recherche des causes, de ce qui est fondamental et
sions» (72). La causalité ne saurait faire exception. L'impression dont de ce qui pourrait prétendre au titre d'a priori, proviendrait d'un
aura été distillée l'idée de causalité est celle de la conjonction constante, malentendu de la raison avec elle-même. On croirait lire le Tractatus
extrapolée en conjonction nécessaire. La simple observation de deux de Wittgenstein: la recherche d'une vérité ultime ou a priori est non
objets, quelle que soit leur relation, ne nous fournira jamais l'idée seulement inassouvissable, mais sans objet. L'a priori, et la philo-
d'une connexion nécessaire entre eux. C'est seulement la répétition sophie, s'en trouve pulvérisé. Fin de la métaphysique.
d'une succession d'événements qui se ressemblent, sans être identiques, Selon Kant, cen'est pas parce qu'elle n'a pas d'obj~!gu,~!a!11éta­
qui nous suggère l'idée d'une conjonction nécessaire ..A-pr.oprement physique est en péril, mais parce qu'ell~ n'a: paspns"le soin de définir
parler, et Kant sera toujours d'accord avec Hume sur ce point essentie..l, les conditions depossibilité d;"une connaiss~èë"de'son-obIèt: iëq~ëCêst
l'idée de connexion nécessaire n'existe que dans l'esprit. De lai non seulemeIltr~el, ilU sens de" ce qui est rechercli~~i!iàiriièç~~saire, si
conjonction constante de deux objets, nous inférons que l'un est la tant est qu'il relèv~"d'une" construction d.en(;t~e esprit: com~e le

, 'cause' de l'autre, inférence qui ne repose, estime Hume, sur rien


d'autre que l'habitude. La nécessité que veut exprimer la causalité est
le fruit d'un sentiment subjectif, dépourvu de réalité objective, car rien:
ne nous assure que les événements qui étaient en relation constante dans
montrera la Dialectique transcendantale. Cen'est pas·parce que l'idée
d'une cause dernière des phénomènes est une production de notre
esprit, ce que Kant accorde volontiers à Hume, qu' elle est de ce fait
privée de réalité objective. La question que le métaphysicien doit se. :
le passé le seront aussi à l'avenir. Il en résulte que les jugements de poser est seulement celle de savoir comment il est possible de fonder la. //
causalité, comme tous les jugements de connaissance, ne sont toujours" légitimité d'une connaissance a priori, sans assises expérimentales. La
que probables: «ail knowledge resolves itself into probability ».1 boîte de Pandore qu'ouvre Kant découvre le problème de la validité
Aux yeux de Hume, le fait que la causalité soit le résultat d'une des notions et des jugements que ne saurait valider aucune observation
habitude de notre esprit, ne produisant aucune certitude, ne peut être empirique. Le scepticisme humien fait non seulement vaciller
que fatal pour la métaphysique et son objet. Non seulement la connais- l'objectivité de la relation de causalité, il peut être aisément élargi à
sance doit-elle toujours se fonder sur une impression sensible, tout le domaine de la raison pure, celui que revendique la méta-
'physique', mais la recherche des causes ultimes, qui caractérise la physique: «je tentai donc d'abord de voir si l'objection de Hume ne se
métaphysique et l'esprit humain en général, apparaît soudain sans objet laissait pas représenter sous une forme générale, et je trouvai bientôt
véritable. Il est absurde de rechercher les causes dernières des que le concept de l'enchaînement de la cause et de l'effet était loin
phénomènes, car la notion de cause n'est rien d'autre qu'une détermi- d'être le seul grâce auquel l'entendement conçoit a priori des
nation particulière de notre esprit. Donnons encore une fois la parole à connexions entre les choses, bien plus, que la métaphysique en était
Hume: «Nothing is more curiously enquir' d after by the mind of tout entière constituée» (Prol., Ak., IV, 260; O., II, 23). Secoué par
man, than the causes of every phaenomenon ... And how must we be Hume, Kant s'avise que la métaphysique dans son ensemble se résume à
disappointed, when we learn, that this connexion, tie or energy lies des prétentions (synthétiques) a priori, dont les fondements n'ont,
merely in ourselves, and is nothing but that determination of the mind, jamais été assurés. Sur quoi reposent les propositions métaphysiques 1
1. Ibid., 181. Selon Hume, cela est également vrai des mathématiques (ibid.), et, plus globalement, la connaissance a priori? Sur un 'lumen 1
thèse que viendra bien sûr corriger l' Inquiry en 1748.
~

30 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHll..OSOPIDE : L'A PRIORI L'A PRIORI EN QUESTION 31

naturale'? Une intercession divine? Ou sur du sable? Avec cette pour le sens commun depuis, seule la théorie qui s'alimente de données
question, c'est toute la tradition philosophiqué de Parménide à Leibniz expérimentales pourra être dite scientifique. Il n'y a pas si longtemps,
qui se trouve mise en question, sommée de comparaître devant le science et expérience s'e~cluaient encore réciproquement.
«tribunal de la raison» 1 afin de justifier une fois pour toutes ses L'interrogation radicale sur l'a priori, celle dont Hume s'était de
ambitions. La réponse au point d'interrogation qu'est devenu l'a priori bon gré dispensé, s'accomplira dans la critique kantienne de la raison
sera la Critique de la raison pure. pure. Abstraction faite de sa formation essentiellement rationaliste, qui
Elle tentera de répondre à la question de la légitimité de l'a priori, explique en partie l'attrait persistant de l'a priori sur sa pensée, Kant
que Hume jugeait sans doute insoluble parce que sans objet. Il faut dire baigne dans un climat comparable à celui de Hume, dont il est aussi
que Hume s'était très peu soucié de la question de l'a priori comme bien le successeur que le contemporain (n'oublions pas que Hume n'est
2
telle • Il ne perd pas beaucoup de temps à étayer son incrédulité devant que de treize ans l'aîné de Kant). Bien au fait de l'indifférentisme de
3
les idées innées des rationalistes et il n'accorde en général aucune son temps face aux spéculations métaphysiques, il n'ignorait pas que la
créance aux çé!Jlaci~~s c.~it~.,de la raison laissée à elle-même • C'est
4
science a priori avait été mise sur la défensive depuis l'apparition d'un
que, dans la perspectiVe-de Hume, l'impossibilité d'un savoir a priori concurrent de plus en plus conquérant, la méthode expérimentale.
n'a rien de tragique, la disgrâce de l'a priori ayant été plus que Dans la Critique, les soupirs au sujet de l'illusion métaphysique parais-
compensée par l'essor de la science expérimentale depuis Bacon. sent aller de pair avec les éloges de l'expérience. Mais, dans ce cas,
L'expérience vient à la fois démentir et remplacer l'a priori 5. Le pourquoi l'a priori continue-t-il d'occuper une place aussi prépon-
Treatise n'a d'ailleurs d'autre but, comme l'annonce son sous-titre dérante au firmament de la méditation kantienne?
(<< An attempt to introduce the experimental method of reasoning into C~~~t que Kant s'est rendu compte que la prétention de vérité de~',
)

, moral subjects») que d'étendre la méthode expérimentale, si efficace


dans son application aux objets de la nature, à l'étude des «sujets
moraux», c'est-à-dire de la nature humaine. Le projet de Hume est de
mettre sur pied une science de l 'homme, susceptible de fonder toutes
certaines sciences n'était nullement tributaire de l'expérience. Nous:
possédons de facto des connaissances rationnelles qui sont parfaitement;
évidentes, à la fois nécessaires et universelles. IL~S.L.49}'!_c faux def
soutenir avec Hume que toute connaissance se résout en probàWlités.
- ~-'-'-'-""~"~.'-'--y----'-"-_.~--'''' -"··~·"''''··,,''''·r'~·'''''''''''-"'-'·''·~·'-'' ~-",,,,,,",,"'''~''''''.,..,.,<
.....,,,.' > ,- •• ~,)

les autres sciences et qui s'appuie sur l'expérience et l'observation Et Kant pense ici à quatre domaines pnvIlegiés de l'a priori : à la
(Treatise, XVI). Aucune nostalgie de l'a priori chez lui, d'autant que '~ logique, aux mathématiques, à la physique pure et, en idée à tout le
1
l'idée d'une science a priori vient contredire tous les principes de la moins, à la métaphysique • Les propositions fondamentales de ces
science véritable, qui ne peut reposer que sur la méthode ex péri - sciences sont entièrement vraies sans dépendre de l'expérience. Il va de
mentale. Méthode qui ne nous livre peut-être que des probabilités, soi que le savoir empirique ne nous procure que des probabilités,
mais celles-ci sont encore préférables à des chimères. Pour Hume, et comme l'avait enseigné Hume, donc une objectivité qui n'est que
1. Formule dont on attribue souvent la paternité à Kant, mais qui se trouve pas partielle; «l'expérience ne donne jamais à ses jugements une univer-
plus tard qu'à la deuxième phrase du Treatise (XIII) de Hume. salité vraie ou rigoureuse, mais seulement supposée ou comparative
2. L'article sur l'a priori dans l'HWdP, dont on peut supposer qu'il aspire à (par induction), si bien que cette universalité doit proprement
l'exhaustivité, passe le nom de Hume sous silence.
3. Treatise, 72: «'Tis easy to see, why philosophers are so fond of this signifier; pour autant que nous l'ayons perçu jusqu'ici, il ne se trouve
notion of some spiritual and refin' d perceptions," since by that means they cover pas d'exception à telle ou telle règle» (B 3-4; O., I, 759).
many oftheir absurdities, and may refuse to submit to the decisions of clear ideas, Or cette universalité vraie ou rigoureuse, autre que probable, se
by appealing to such as are obscure and uncertain. But to destroy this artifice, we
need but reflect on that principle so oft insisted on, that all our ideas are copy' d rencontre dans certains domaines de notre savoir. Bon nombre de nos ___'
from our impressions ». connaissances sont à ce point évidentes qu'aucune expérience contrair~
4. Ibid., 267 : «The understanding, when it acts alone, and according to its
most general principles, entirely subverts itself, and leaves not the lowest degree of 1. On comparera ce quadriparti de l'a priori aux quatre parties de la
evidence in any proposition, either in philosophy or common life ». philosophie au temps de Descartes: logique, morale, physique et métaphysique.
5. Cf. M. Dufrenne, La notion d'a priori, Paris, P.U.F., coll. Epiméthée, f\ Cf. J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, P.U.F., coll.
1959,55. Epiméthée, 1986,26.
1
.,
32 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI L'A PRIORI EN QUESTION 33

n'en pourra jamais limiter la validité, limitation avec laquelle il fau~. } Kant tient à s'assurer de la spécificité de ce qui est a priori. Faute
toujours compter pour le savoir empirique. C'est ce savoir, dont laI de s'entendre sur cette question élémentaire, les métaphysiciens ont pu
l
validité ne relève pas de l'expérience, que Kant prononce a priori. ç_ ~. ranger tous leurs concepts fondamentaux ou tous leurs préjugés sous
qui est stupéfiant. c'est que le. savoir ql:li semble depuis l'empirisme le la rubrique de l'a priori. Le tribunal de la Critique aura à tracer une
plus problématique et le plus mystérieux, le-s-ayQj!~a'jÙ:wii~::~~oit, ligne de démarcation très nette au sujet de ce qui peut prétendre à la
nlalgré tout-le.plus certain! C'eS.Lle.graI?:d.j>~zzle·; de l'a priori, dignité de l'a priori. «Il faut pourtant avouer que la distinction des
l'énigme qui nourrira l'admiration et le travail de-Kant et qui rendra deux éléments de notre connaissance, dont l'un est en notre pouvoir
impérieuse une réponse au scepticisme de Hume, susceptible de tempé- tout à fait a priori, tandis que l'autre ne peut être tiré qu'a posteriori de
rer, voire de rectifier son empirisme radical. l'expérience, est toujours demeurée très obscure, même chez les
Notre esprit peut donc atteindre deux types d'objectivité qui penseurs de profession ... Le concept de ce qui est étendu appartient-il
correspondent au savoir a priori et au savoir empirique. Cette distinc- à la métaphysique? Oui! répondez-vous. Eh bien, et celui du corps
tion est si capitale que le tout premier chapitre de la Critique (<< De la aussi? Oui. Et celui du corps fluide? Vous êtes interdits, car si cela
différence de la connaissance pure et de la connaissance empirique») y continue ainsi, tout appartiendra à la métaphysique!» (A 842-
sera consacré. C'est en ce point précis que le sens d'une critique de la 4 = B 870-2; O. I, 1392-3). Le premier souci de la Critique sera
raison pure devient transparent. Son interrogation portera avant tout donc d'épingler les critères de l'a priori afin de déterminer avec
sur l'objectivité dont est capable le savoir a priori, donc sa possibilité, précision ce qui mérite de faire partie de la métaphysique, entendue
et non, comme on le croit souvent, sur l'objectivité (seulement comme «le système de la raison pure (la science), toute la connaissance
relative) des sciences physiques ou empiriques, toujours présupposée philosophique (vraie aussi bien qu'apparente) venant de la raison pure
par Kant comme allant de soi l. Ce n'est pas au premier chef: dans un enchaînement systématique» ou, plus généralement, comme \
l'objectivité des sciences expérimentales qui intrigue Kant. S'il «l'ensemble de la philosophie pure» (A 841 = B 869; O., I, 1391),
\ s'intéresse à l'objectivité des sciences de la nature, ce n'est que dans la
stricte mesure où elles élèvent une prétention de vérité a priori,
« l'inventaire de toutes nos possessions par raison pure, systémati-
quement ordonné» (A XX; O., I, 732). La métaphysique sera l'in-
comme dans les Principia mathematica de Newton. L'objectivité des ventaire du rationnel ou de l'a priori. A n'en pas douter, Kant veut
sciences expérimentales, il est banal de le dire, se fonde de tou te sauver le rationalisme.
évidence sur l'expérience. Aucun mystère ici. Le fondement du savoir Toutefois, comme pour authentifier aussi sa descendance
a priori, quant à lui, reste énigmatique, en attente d'Aufklarung. D'où humienne (un mot de Bacon avait été mis en exergue de l'œuvre), la
l'urgence d'une philosophie qui en évalue les possibilités et la portée. Critique de la raison pure s'ouvrira sur une profession de foi
empiriste: «que toute notre connaissance commence avec l'ex-
1. B. Rousset (La doctrine kantienne de l'objectivité, Paris, Vrin, 1967) a
périence, il n'y a là aucun doute» (B 1 ; O., I, 757). Dès le paragraphe
mille fois raison de soutenir que le problème central de la philosophie critique est suivant (des deux édit;ons), Kant laissera entendre qu'il n'est pas
celui de L~i~c..l!yi~, mais il ne souligne peut-être pas assez qu'il s'agit surtout de impossible que la connaissance soit le résultat d'éléments empiriques et
l'objectivité de l'a priori. Il interprète Kant depuis ses prolongements postkantiens
lorsqu'il affirme, à tort, que Kant «renonce au mythe réaliste de la conformité à
d'éléments a priori. Dans le contexte empiriste des premières lignes de
l'objet» (23). L'idée d'une conformité de la connaissance à son objet est si peu la Critique, il est manifeste que le fardeau de la preuve incombe à celui
mythique aux yeux de Kant qu'il l'admet et la présuppose sans hésiter comme qui prétend que des éléments (des 'connaissances' - Erkenntnisse, dit
définition générale de la vérité (B 82; O., 1,817; G. Prauss, «Zum Wahr- Kant) a priori interviennent dans la constitution de notre savoir. L'idée
heitsproblem bei Kant », in Kant-Studien, 60, 1969, 166-182, a tenté de montrer,
mais sans succès, qu'en B 82 Kant parlait seulement d'une présupposition admise d'une 'affection' de l'esprit par des objets extérieurs, qui a tant irrité
par les logiciens de son temps et que sa Critique voulait mettre en question; or Kant
n'a jamais présenté son entreprise en ces termes, justement parce qu'il n'y voyait 1. Cf. Leibniz, Nouveaux essais, l, ch. 1, § 1 : «je m'imagine que votre
aucun problème). Kant ne doute jamais que la vérité réside dans la conformité du habile auteur a remarqué que sous le nom de principes innés on soutient souvent ses
jugement avec le réel. L'objectivité du savoir a priori, de son côté, fait problème préjugés et qu'on veut s'exempter de la peine des discussions et que cet abus aura
puisqu'on voit mal de quelle manière elle pourrait être confirmée. animé son zèle contre cette supposition».
"'IIIl

34 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI L'A PRIORI EN QUESTION 35

les postkantiens, est présentée comme allant de soi. C'est seulement la « là où, en revanche, l'universalité rigoureuse appartient essentiel-
composante a priori qui paraît difficilement vérifiable, si tant est que lement à un jugement, elle renvoie à une source particulière de
l'idée même de vérification fait signe vers une expérience possible, connaissance pour ce jugement, savoir à un pouvoir' de connaissance a
quasi paradoxale dans le cas de l'a priori 1. C'est pourquoi Kant éç;rit: priori» (B 4; O., I, 759). L'a priori n'a donc pas trait à la plus grande
«c'est donc pour le moins une question qui a encore besoin d'une généralité de certaines connaissances, ainsi que pourrait le laisser
recherche plus poussée, et que l'on ne peut régler sur la première croire la fréquentation de certains systèmes rationalistes, elle désigne
apparence, que celle de savoir s'il y a une telle connaissance une source particulière et autonome du savoir, une «différence
indépendante de l'expérience et même de toutes les impressions des d'origine» (A 844 = B 872; O., I, 1393).
s-ens» (B 2; O., I, 758). Il faut donc à tout prix identifier les critères Tâchons d'éclairer cette différence àJ'aide_d'exeD.1ples, d'autant
qui pennettront d'établir avec certitude la différence entre la que la notion d'a priori est devenue plus ou moins évidente en philo-
connaissance pure et celle qui est empirique (B 3; O., I, 759). Ces sophie contemporaine. Pour le rationalisme et Kant, notre savoir est
critères seront lanécessité et l'universalité rigoureuse, ou stricte, deux ou bien tiré de l'expérience, ou bien indépendant de l'expérience. La
propriétés qui accompagnent certaines de nos connaissances, mais proposition' les vaches ont quatre estomacs' ne peut résulter que de
qu'on ne rencontre pourtant en aucune expérience. l'observation. Il s'agit d'une proposition empirique, c'est-à-dire que
L'expérience nous apprend qu 'une cho_s~__esL~e _J_~lJ~_ 0l! telle pour la fonder, il faut avoir recours à l'expérience répétée: nous
manière, mais '~Île ne-saurait nous fout;ir -1'assuranC-e-_~.)Ln.'en avons examiné un grand nombre de vaches et constaté qu'elles
pourrait être autrement. Un jugement sera donc n~cessaire,:p1::eI!lier possédaient toutes quatre estomacs. Sans avoir inspecté toutes les
critère, quancliI.1!9l.!~ enseignera que son objet ne pellt être_au1J:~m.ent. vaches sur la planète, nous risquons la proposition universelle: toutes
~

,
Le second C~~~!~_s~~a celui de l'universalité rigoureyse, celle qu_t?Ve les vaches sont ainsi constituées. Jugement dont l'universalité est très
produira jamais l'expérience. En effet, l'universalité dérivée de fiable, mais aussi falsifiable. Il se pourrait, en effet, que l'on
l'expérience, écrit Kant dans l'édition A, n'est pas une «vraie uni- rencontre, ailleurs dans le temps ou dans l'espace, des vaches qui soient
versalité» (A 1; O., I, 761), mais, selon l'édition B, une universalité faites autrement, un peu comme on a découvert en Australie des cygnes
« seulement supposée ou comparative ... si bien que cette universalité qui n'étaient pas blancs. En principe, cela reste vrai pour toutes les
doit proprement signifier: pour autant que nous l'ayons perçu, il ne se connaissances empiriques. Il en va autrement du savoir que le rationa-
trouve pas d'exception à telle ou telle règle» (B 3; O., I, 759). Vau- lisme déclare a priori. Les propositions mathématiques et logiques, par
drait mieux parler de géI!~ralité plutôt que d'universalité, car exemple, sont prodigieusement infaillibles. Il sera toujours et
«l'universalité empirique n'est qu'une potentialisation arbitraire nécessairement vrai que deux et deux font quatre et que, en régime
(willkürliche Steigerung) de la validité» (B 4; O., I, 759, tr. modi- euclidien, la somme des angles d'un triangle sera égale à 1800. On peut
fiée), donc inauthentique parce qu'extrapolée à partir des cas penser à des exemples moins canoniques. Soit la proposition: 586 x
rencontrés jusqu'à présent et qui ne peut se porter garante de ceux qui 7 521 + 2 = 2 203 653. Cette proposition est peut-être prononcée
n'ont pas été observés ou de ceux qui surgiront à l'avenir. Kant insiste pour la première fois, mais elle n'en est pas moins nécessairement 1

sur l'expression «universalité rigoureuse >/, réservée à l'a priori: vraie et le restera de toute éternité. Il suffit de faire le calcul une fois i
, dans sa tête', ou sur sa calculatrice, pour se convaincre de sa vérité. Il
ne faut pas, comme pour l'appareil digestif des vaches, répéter
1. P. Dryer, Kant' s Solution for Verification in Metaphysics, Toronto,
University of Toronto Press, 1966, a très clairement vu que c'est le paradoxe d'une
l'expérience des dizaines de fois pour l'établir. La proposition mathé-
vérification de la connaissance a priori, ou métaphysique, qui représente le point matique ne dépend donc pas de l'expérience et ne saurait être invalidée
nodal de la Critique. par aucune expérience future.
2. Elle apparaît pas moins de six fois dans le court chapitre thétiquement
intitulé «Nous sommes en possession de certaines connaissances a priori, et même
l'entendement commun n'en est jamais dépourvu». Au reste, ce chapitre peut se lire d'une universalité rigoureuse, estimant qu'on pouvait tout au plus rendre ses
comme un commentaire de Hume, qui refusait en même temps que l'a priori l'idée principes «as universal as possible» (Treatise, XVII).
~

36 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI


L'A PRIORI EN QUESTION 37
Nous possédons ainsi deux types de savoir radicalement distincts: est d'abord de rappeler qu'il y a bel et bien de l'a priori dans notre
l'un, tiré de l'expérience, a besoin d'être répété pour être vérifié et il connaissance. Ille fera en attirant l'attention sur l'universalité (dans
peu t être falsifié, n'étant ni nécessaire, ni universel; l'autre, tiré tous les sens du terme) des propositions mathématiques, comme l'avait
d'ailleurs, de la 'raison pure', dit la tradition, se passe de confirmation déjà fait le rationalisme de Platon à Leibniz, et sur celle du principe de
expérimentale et semble bien irréfutable, jouissant justement des causalité (B 4-5; O., l, 760), champ de bataille obligé de toute réponse
caractères de l'universalité et de la nécessité. H.ume est pris en défaut: à la critique humienne de l'a priori. Kant s'empressera de signaler la
tout savoir ne se résout pas à la probabilité. Devant une distinction faiblesse de la position de Hume: «Or, qu'il y ait réellement dans la
aussi marquée, on comprend pourquoi la tradition philosophique connaissance humaine de tels jugements nécessaires et universels au
depuis Parménide a reconnu plus de solidité et de dignité au savoir par sens le plus rigoureux, par suite des jugements a priori, il est facile de
raison pure. Il y a donc un fort compréhensible privilège de l'a priori le montrer. Veut-on un exemple pris des sciences, on n'a qu'àTegarder
ou de l'idéel sur l'a posteriori et l'empirique. Plus une vérité est a toutes les propositions de la mathématique; en veut-on un pris de
priori, plus elle est assurée, plus elle mérite le titre de connaissance, l'usage le plus commun de l'entendement, la proposition que tout
d'ÉT11<H nf!l1, laquelle, enseigne déjà Platon, ne doit rien d'essentiel à changement doit avoir une cause peut servir à cela; et même dans cette
l'expérience. C'est pourquoi les rationalistes auront tendance à dernière proposition, le concept d'une cause contient lui-même si
étendre, autant que possible, la couverture de l'a priori à d'autres manifestement le concept d'une nécessité de la liaison avec un effet et
domaines du savoir, histoire de les honorer du sceau de la raison. C'est une rigoureuse universalité de la règle, que ce serait sa perte complète,
dans cet esprit que Descartes a voulu démontrer le caractère a priori si on voulait la dériver, comme le faisait Hume, d'une association
des lois du mouvement. Afin de limiter les abus de l'apriorisme fréquente de ce qui suit avec ce qui précède, et d'une habitude qui en
prolixe, qui auront contribué à sa disgrâce dans l'empirisme, Kant résulte de lier des représentations» (B 4-5; O., l, 760). Les premières
ressentira le besoin, critique, de certifier ses prétentions à l'aide des pages de la Critique ont pour fonction expresse d'établir, un peu
critères de la nécessité et de l'universalité rigoureuse.
paradoxalement, la 'facticité' de l'a priori, l'indéniable réalité de la
L'analyse de Kant laisse certaines questions dans l'ombre. On
raison pure, révoquée en doute par Hume: «nous pouvons ici nous
ignore si un jugement peut être nécessaire sans être universel et vice contenter d'avoir exposé l'usage pur de notre pouvoir de connaître
versa. Fidèle à la tradition platonicienne, Kant pense sans doute que les
comme fait, avec ses caractéristiques» (B 5; O., l, 760).
deux notions vont toujours de pair\ le nécessaire et l'universel parais-
Dorénavant, le problème de Kant ne sera plus celui de l'existence 1

sant être les caractéristiques de toute connaissance par raison pure, le de l'a priori et de s~-s~~~~ç~.ID.aiS.~ëkiI de s,apo;;-ibÙité': côn;-~~nda
pouvoir des idées. En outre, Kant n'est pas trop disert sur les critères connaissance a priori est-elle possible, légitimable, si ellene repose
qui caractérisent à leur tour le nécessaire et l'universeL~adéfinition pas, tant s'en faut, sur l'expéiience? S'étant d'abord assuré du fait de
de la nécessité comme de ce qui ne peut être autrement remonte sans l'usage pur de la connaissance, Kant s'emploiera à préparer la question
doute à Aristote (Met., V, 1015 a 34). Mais l'universalité est-elle plus fondamentale des conditions de possibilité d'un savoir a priori en
celle des objets eux-mêmes (l'Allgemeinheit qui vise l'ensemble des cas introduisant la distinction des jugements synthétiques et analytiques.
envisagés par le jugement);'celle de la proposition elle-même (qui sera Nous ne reviendrons pas en détail sur une distinction aussi connue. Le
toùjours valide) ou celle du consensus (Allgemeingültigkeit) propos de Kant est de mettre en relief l'importance, la particularité,
qu'engendre la proposition (devant être vraie pour tous les êtres mais surtout l'énigme des jugements synthéiiqlies a priori,. ceux 'qui
raisonnables)2? On ne sait trop. Ici comme ailleurs, Kant décevra les promettent d'étendre notre éoruîalssance à-'parui'ae'la'-'seülë--raIson .
champions de l'univocité analytique. Son intention est tout autre. Elle pure. Il est acquis qu'une extension du savoir fondée sur l'expérience
1. Cf. Â.c. Ewing, A Short Commentary of Kant' s Critique of pure Reason, (le synthétique a posteriori) ne présente aucune difficulté: le réel,
Chicago, Chicago University Press, 1938, fourth edition 1967, 17. l'adéquation de l'intellect avec la chose sert ici de pierre de touche. La
2. Sur l'équivocité du terme 'universel' chez Kant, cf. H.J. De Vleeschauwer, raison est sans doute aussi en mesure d'analyser de manière cohérente
op. cit., t. II, 463.

...
38 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPIDE : L'A PRIORI L'A PRIORI EN QUESTION 39
l
ses propres concepts a priori (l'analytique a priori) : le principe de ni empiriques ni analytiques • Kant est d'avis que Hume a raison contre
contradiction suffit pour en expliquer la possibilité. Mais est-il la métaphysique si nos jugements ne peuvent être qu'analytiques ou
possible d'étendre nos connaissances par voie a priori? L'exemple des empiriques. La seule façon de réfuter Hume est de démontrer qu'il y a
sciences a priori révèle que c'est possible, mais en vertu de quelles une troisième classe de jugements, la classe des propositions
lumières ou de quels principes? Comment expliquer le succès des synthétiques a priori qui autorise notre esprit à étendre ses
sciences synthétiques a priori? Il est capitaJde répondre à cette connaissance a priori 2. La possibilité de la métaphysique et l'idée
question pour savoir si la métaphysique, ou la philosophie, peut suivre même d'une ËmOTl11ln purement rationnelle, la vision platonicienne de
la voie tracée par la logique\ les mathématiques et la physique pure, les la philosophie, demeure suspendue à la question des jugements
'trois sciences dont l'apriorité ne fait aucun doute. En d'autres termes, synthétiques a priori. La seule question qui doive préoccuper la
si on parvient à percer le 'secret' qui a rendupossible des connais- philosophie critique est celle de leur possibilité, c'est-à-dire de leur
sances synthétiques a priori en ces sciences, on pourrait peut-être s'en': légitimité.
inspirer afin d'édifier une métaphysique qui pourra enfin se présent~r.:' La visée de cette question est double. Dans un premier temps, il
~omme entreprise sérieuse. faut d'abord asseoir l'objectivité du jugement synthétique a priori,
Il faut noter que la formulation de la question kantienne, montrer ce qui nous habilite à prétendre à une connaissance du 'réel qui
«comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles? », ne soit pas tirée de l'expérience. C'est le problème de l'objectivité de
tient déjà compte du caractère problématique et en apparence l'a priori, de sa possibilité objective. Dans un second temps, il y aura
paradoxal de ce qui est en question. En allemand, peut-être plus qu'en lieu de marquer lesJimites~dttçette objectivité. Ce n'est pas parce que
français, l'expression «comment est-il possible que ... » dénote la nous possédons des connaissances objectives a priori que nous pouvons
surprise, l'étonnement, l'incompréhension et l'incrédulité 2 • A la tout connaître a priori, comme l'ont pensé le rationalisme prékantien
question 'comment est-il possible qu'il y ait du synthétique a priori?', et l'idéalisme postkantien. Kant veut ainsi affronter la double suspicion'
on aurait tendance à répondre, comme le suggère déjà la formulation dont l'a priori fait l'objet depuis Hume. Hume avait nié l'objectivité de
du problème, que cela n'a aucun sens. Il paraîtrait plus sensé de douter la connaissance a priori, n'apercevant dans les «prétendues connais-
de leur existence et de n'admettre, dans l'esprit de Hume, que des sances a priori» que «des expériences communes faussement estam-
propositions analytiques a priori et synthétiques a posteriori, c'est-à- pillées» (Prol., Ak., IV, 258; O., II, 20). Il croyait démasquer de cette
dire des connaissances tirées de la simple analyse de nos concepts ou de manière le leurre de l'a priori, déconstruction porteuse d'une trans-
l'expérience. La critique humienne de la métaphysique découlait formation de la philosophie, appelée à devenir une science de
naturellement de cette présupposition, les jugements essentiels de la l 'homme, modestement mais sûrement fondée sur l'observation. Si la
métaphysique, comme 'Dieu existe' ou 'l'âme est immortelle', n'étant validité de l'a priori est mise en doute, le problème de son extension ne
se pose évidemment plus.

1. Dans les Prolégomènes Kant n'abordera pas la question de la possibilité de 1. Cf. S. Komer, Kant, 1955, New Haven/London, Yale University Press,
la logique, car toutes ses propositions sont analytiques. Le domaine du synthétique 1982, 17.
a priori est délimité par les mathématiques et la physique, sciences réelles, et par la 2. Cf. à ce propos M. VetO, «La synthèse a priori kantienne comme l'essence
métaphysique, science 'recherchée', disait déjà Aristote. commune de la liberté et du temps», in Revue de métaphysique et de morale, 83,
2. Cf. W. Stegmül1er, «Towards a Rational Reconstruction of Kant' s 1978, 70-91. Pensée jusqu'au bout, la découverte du synthétique a priori par Kant
Metaphysics of Experience », in Ratio, IX, 1967, 11 : «In German more often est celle qui a donné naissance à tout le mouvement postkantien de l'idéalisme
than in English a phrase of the kind 'how is this possible?' is just an expression of allemand. Sa thèse principale est que l'esprit peut à partir de ses propres ressources
surprise. If we recall the main characteristics of the synthetic a priori statements connaître les principes fondamentaux du réel. Tandis que les idéalistes y salueront
then it really is surprising that there should be such things like these. It is therefore la reconnaissance du pouvoir infini, parce qu'autonome, de la raison, Kant veillera
not quite unreasonable to assume that Kant chose his wording of the problem partiy . à en limiter la sphère d'application, restant néanmoins bien conscient du fait que
in order to produce in his readers the samefeeling of surprise that he himselfmust l'espace du synthétique a priori circonscrit celui de la philosophie. Nous y
have had when he for the first lime realized lhat such a knowledge exists. » reviendrons au chapitre V.

,....
...
40 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI L'A PR/ORIEN QUESTION 41

La question se posera bien sûr pour Kant dont tout l'apport philo- cognitif à un a priori transcendant, à un npoTEpov métaphysique,
sophique est d'avoir pensé la réalité et la limite du savoir a priori. Kant relève d'un âge précritique. Tant, du moins, qu'on n'aura pas établi
Partage les doutes de Hume au sujet de l'élargissement de la connais- comment une telle connaissance est possible, et c'est tout ce que
sance rationnelle au-delà des limites de l'expérience. Il devra demandait Kant dans sa réponse à Eberhard, Sur une découverte selon
néanmoins réfuter sa critique, implicite mais radicale, de tout a priori laquelle toute nouvelle critique de la raison pure serait rendue
. en montrant que s.eul un horizon a priori nous permet de fonder les superflue par une plus ancienne, la découverte d'un accès à l'a priori
conditions de possibilité du cadre de l'expérience tel que défini par la transcendant. La philosophie ne s'est pas pour autant délestée de toute
physique pure. Le paralogisme, historiquement compréhensible,-de prétention a priori. Sinon on verrait mal ce qui la relierait à la
Hume, aura été de confondre l'a priori et ses abus métaphysiques. La tradition philosophique. Mais depui~ Kant, l'orientation C!.I!!.fo.!ide la
réalité des a priori mathématique et physique avait en effet enivré la phiiosophie a été commerecanalisée.j./ a-przonnevTse plus un ciel
raison métaphysique. «Sous l'influence d'une telle preuve de la transcendant, mais seulement à expliciter les conditions <l'exercice de
puissance de la raison», attestée par les mathématiques, l'a priori notre expérience <IiÏ réeIo, Aux"y~ux d~-K~tO~t d~'ia-modë~Ùé qu'il
métaphysique «ne voit plus de limites» (A 4-5; O., I, 763). Confron- inaugure ainsi, cette expérience est triple: cognitive, pratique et
té aux sophismes et au délire a priori de la métaphysique, Hume finit esthétique l • Il existe des a priori constitutifs de chacun de ces trois
par diagnostiquer l'impuissance de la raison tout court, qui tourne à domaines de la rationalité humaine. Depuis Kant, la réflexion fonda-
vide lorsqu'elle se détache ou prétend se détacher de l'expérience. mentale qui préserve la vocation millénairede la philosophie s'est
Comment conçgi~E}a p.~!ssance.et l'imp~~~~c.e 4~J~ t:~~9n ? \\ '\;:;:' transmué~. en rp.éditation su~les pri~çipes.a pr.iori. donç rationnels,A~
. Kant ne voit qu'une solution: l'a priori devra se différencier. La la connaissance, de l'agir et du comportement esthétique. En un mot,la ,j
puissance véritable de l'a priori réside dans le fait qu'il rend questionde l'a jJrio.ri est clevenuêcdiê 'de la ràù()nal.iÙ( ,;~
l'expérience possible, que l'a priori livre les conditions d'une connais- La philosophie, pour autant qu'elle se veut une réflexion a priori,
sance cohérente et objective du réel. C'est ce que l'on pourrait appeler visant à rendre intelligible notre vécu empirique, a aujourd'hui pour
l'a priori immanent ou horizontal, ~ distinguer de l'a priori trans- tâche de déployer la rationalité du savoir, de l'action et des principes
cendant ou vertical qui dépasse le champ d'une expérience possible. qui ne relèvent ni de la connaissance, ni de l'éthique au sens strict, mais
Dans la terminologie kantienne, l'erreur de Hume aura consisté à ne du domaine que, depuis Kant et surtout Schiller, on appelle esthétique.
pas faire la différence «entre les droits fondés de l'entendement et les Toute pensée postkantienne ou contemporaine se meut à l'intérieur de
prétentions dialectiques de la raison» (A 768 = B 796; O., I, 1338). ces trois champs. Bien entendu, ils ont existé bien avant Kant. Ce qui
Mais c'est le scepticisme de Hume qui a encouragé cette distinction. La est nouveau, c'est que la réflexion ait depuis Kant, sans toujours le
position de Kant au sein de l 'histoire de l'a priori devient plus limpide. savoir, été amenée à définir sans recours à des a priori transcendants
Le défi auquel doit faire face la Critiqùe s'exprime dans la mise en les principes rationnels de chacun de ces trois champs d'activité et que
doute de l'a priori, chez Hume. La réponse de Kant résidera dans la cette méditation ait revendiqué d'occuper le seul espace légitime de la
thèse d'un a priori différencié: il faut dissocier son usage immanent et philosophie. Cette prétention résulte de la reformulation kantienne du
légitime de son usage transcendant, leqUel est usurpé. La méthode problème de l'a priori et de la métaphysique.
kantienne sera celle d'une critique de la raison pure dont le propos est
d'étudier la possibilité de toute connaissance a priori en général
(C.F.!., Ak., V, 167; O., II, 917).
Il est déjà possible d'entrevoir la teneur de l'héritage que Kant a
légué à la postérité de l'a prior~ et de ce qui s'appelle toujours philo-
sophie. Depuis Kant, la route qui mène à une connaissance transcen- 1. E. Kant, Première introduction à la critique de lafaculté de juger, Ak., XX,
dante et a priori se trouve définitivement coupée. L'espoir d'un accès 246; O., II, 905. Pour sa réactualisation cf. J. Habermas, Theorie des
kommunikativenHandelns, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1981, t. Il, 584.

~ .....
II

LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE
«Ce qui pourrait arriver de plus fâcheux à
ces recherches, ce serait que quelqu'unfit cette
découverte inattendue qu'il n'y a ni ne peut y
avoir nulle part de connaissance a priori. Mais
ce danger n'en est pas un. Ce serait comme si
quelqu'un voulait prouver par la raison qu'il
n'y a pas de raison».
C.R.Prat., Ak., V, 12; O., II, 618.

Le problème de Kant est bien sûr celui de la métaphysique. Mais sa


possibilité dépend de la réponse qui sera apportée à la question encore
plus fondamentale de la possibilité de l'a priori. Dès la préface à la
première édition, Kant note que la métaphysique se trouve dans
l'anarchie la plus totale (A IX; O., I, 726). L'expression se veut
ironique: la métaphysique, la science des principes (àpXa{), se
trouve elle-même dépourvue de principe (àv-apxn). Si l'on espère
découvrir les principes de la métaphysique, il faut avoir débroussaillé
au préalable - et toute la critique se résume à ce préalable - la
question de l'a priori, c'est-à-dire avoir exhibé la pierre de touche de
la connaissance a priori.
Reprenons le fil de l'Introduction, selon les titres de l'édition B.
L'intitulé de la première section introduisait la distinction de la
connaissance pure et de la connaissance empirique. L'en-tête de la
seconde section constatait: «Nous possédons bel et bien certaines
connaissances a priori». Le titre de la troisième section, respectant la
très rigoureuse logique d'une interrogation de fond sur l'a priori,
stipule que «La philosophie a besoin d'une science qui détermine la
possibilité, les principes et l'étendue de toutes les connaissances a
priori» (B 6; O., l, 762). Ce besoin sera comblé par la discipline que
Kant appellera « critique transcendantale».
La section II vient d'établir la réalité de l'a priori. «Or, il semble
bien naturel, dès que l'on a quitté le sol de l'expérience, de ne pas
44 KANT Er LE PROBLÈME DE L'A PRIORI LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE 45
ériger aussitôt, avec des connaissances que l'on possède sans savoir !latteries de la philosophie critique, pas celui de l'objectivité
d'où elles viennent et sur la foi de principes dont on ne connaît pas ,o.;cicntifique en général.
l'origine, un édifice, sans s'être assuré auparavant de son fondement Cette méprise tient à la confusion qui entoure depuis toujours la
par des recherches soigneuses, sans avoir donc plutôt posé depuis Ilotion de 'transcendantal'. Il ne faut pas confondre la philosophie
longtemps la question: Comment l'entendement peut-il parvenir à transcendantale et la critique transcendantale (c'est-à-dire la Critique
toutes ces connaissances a priori, et quelle étendue, validité et valeur dl' la raison pure). «La connaissance transcendantale », dit la première
peuvent-elles avoir?» (A 3 = B 7; O., I, 762-3). Voilà la question ('(Iition, est celle «qui s'occupe en général non pas tant d'objets que de
qui paraît la plus indiquée, mais selon Kant, elle n'a jamais été IIOS concepts a priori des objets» (A 11 ; O., I, 777), et l'édition B
véritablement soulevée: «Il n'est de fait rien de plus naturel, si par le 'précise' : «non pas tant d'objets que de notre mode de connaissance
mot naturel on entend ce qui devrait se passer de manière convenable (les objets en tant qu'il est possible a priori» 1. Le transcendantal a ainsi
et raisonnable; mais si on entend par là ce qui arrive habituellement, il ;lllaire à tous nos concepts a priori des objets 2 , plus précisément, à
n'est rien, au contraire, de plus naturel et de plus compréhensible que Ilutre mode de connaissance d'objets pour autant que celui-ci soit
la longue absence de cette recherche» (A 4 = B 7-8; O., I, 763). En possible a priori, ce que doit justement établir la critique. Le
termes quasi freudiens, c'est parce que cet examen apparaît trop 1 r;lI1scendantal, c'est donc, selon la formule lapidaire de Vaihinger, ia

«dangeureux» (A 5 = B 9; O., I, 764) qu'il a été systématiquement .( théorie de l'a priori »3, de l'usage que nous pouvons faire de nos
évité ou refoulé. Kant estime être le premier à l'avoir conduit grâce à concepts a priori des objets. «Un système de concepts de ce genre [a
son idéalisme transcendantal, lequel «vise uniquement à concevoir la {'riori 1 s'appellerait », annonce Kant au conditionnel, «philosophie
possibilité de notre connaissance a priori des objets de l'expérience, Iranscendantale»; «mais cette philosophie est encore trop à son tour
problème jusqu'ici pas encore résolu, bien plus: pas même soulevé» pour commencer» (A Il = B 25; O., I, 776). C'est que la philo-
(Prol., Ak., IV, 375; O., II, 163). Tout le programme de la critique \( lphie transcendantale, ou la métaphysique, renfermerait «la totalité
transcendantale repose en cette phrase dont les mots sont (k la connaissance a priori, aussi bien analytique que synthétique»
soigneusement pesés. «Uniquement» (lediglich) restreint lumineu- uhid.; tr. modifiée). Avant de développer une telle 'doctrine' -la
sement l'horizon de la Critique à la «possibilité de notre connaissance dogmatique de l'a priori, pourrait-on dire sans connotation
a priori ». Cette expression consacrée peut apparaître équivoque, pl~.iorative - , une propédeutique que Kant nomme expressément
ambiguïté qui porte la responsabilité d'une lecture tout à fait erronée .. en tIque transcendantale» (A 12 = B 26; O., I, 777) doit
de la première Critique. La locution «possibilité de la connaissance a 0.;' attaquer à la «rectification» (Berichtigung) de la connaissance a

priori» 1 pourrait effectivement vouloir dire deux choses, selon qu'a I,riori en indiquant «la pierre de touche de la valeur ou du défaut de
priori est rapporté à connaissance ou à possibilité. A) La plupart des v ;dcur de toutes les connaissances a priori» (ibid.). La «critique
interprètes ont cru qu'il s'agissait d'expliquer a priori la possibilité de 1 ranscendantale », merveilleuse formule qui réunit les deux maîtres

la connaissance en général, de définir, comme on dit vaguement, les Illots du kantisme, n'est pas elle-même (A 13 = B 27; O., I, 778) la
conditions a priori ou subjectives de la possibilité de la connaissance ou .. philosophie transcendantale» (le système des concepts originaires de
de l'expérience, lesquelles sont le plus souvent identifiées à la la raison pure), même si elle en esquisse l'idée. La critique
connaissance empirique ou scientifique. Mais le projet initial de Kant
est bien différent. B) Il se propose d'examiner la possibilité, on peut
1. B 25; O., I, 777, traduction qu'il faut modifier puisqu'elle a oublié le
dire le fondement, de la connaissance a priori, rendue problématique tnme «a priori ».
depuis Hume. C'est le défi d'une science a priori qui mobilise les 2. Cf. l'article précis de T. Pinder, «Kants Begriff der transzendentalen
f'rkcnntnis. Zur Interpretation der Definition des Begriffs 'transzendental' in der
Fin/eitung zur Kritik der reinen Vernunft (A 11f./B 25)>>, in Kant-Studien, 77,
)l)X6, 1-40.
1. Qu'on rencontre partout dans la Critique; cf. tout particulièrement B 132; 3. H. Vaihinger, Kommentar zu Kants Kritik der reinen Vernunft, 2. Aufl,
O., I, 853, ligne 25. Stullgart, 1922; Neudruck : Scientia Verlag, Berlin, 1970, t. I, 470.
46 KANT ET LE PROBLÈME DE L'A PRIORI LA CRffiQUE TRANSCENDANTALE 47

transcendantale, ou la critique de la raison pure, veut justifier la II/ldligibilis forma et principiis qu'il vient de faire paraître. C'est la
possibilité d'une philosophie transcendantale ou d'une métaphysique, prise de conscience de ce singulier problème qui explique le long
encore à déployer. Aujourd'hui, on entend souvent par réflexion \dence de dix ans qui déboucha sur la Critique de la raison pure,
'transcendantale' une réflexion sur les 'conditions de possibilité' de Llquelle, selon l'anticipation de la lettre de 1772, contiendra l'exposé
n'importe quoi. Or, chez Kant, ce type de réflexion incombe à la dl' «la nature de la connaissance théorique aussi bien que pratique,
critique transcendantale. Pour une philosophie transcendantale, la dans la mesure où elle est purement intellectuelle »1. Dans les termes
question des 'conditions de possibilité' est déjà, en principe, résolue. IIOIl moins clairs de la Critique de la raison pratique, la première
On ne confondra donc plus critique et philosophie transcendantales 1. ( 'ritique se propose simplement d'étudier «comment la raison pure
Le problème d'une critique transcendantale, celui que la Critique peut connaître a priori des objets» (Ak., V, 44-45; O., II, 661).
de la raison pure met en oeuvre, a mûri dans l'esprit de Kant très tôt Mais pourquoi, si elle s'impose avec autant d'évidence, en tout cas
après la parution de la Dissertation de 1770, ainsi qu'en témoigne depuis Kant, la question de la légitimité de l'a priori a-t-elle tardé à
l'inestimable lettre à Marcus Rerz du 21 février 1772, «le vrai acte de ("Ire posée en toute probité? L'Introduction à la Critique se l'explique
naissance de l'objectivité critique» 2. Kant soulève alors en termes par trois raisonsr Il y a en premier lieu l'évidence des mathématiques
généraux la question de la vérité de notre connaissance telle qu'elle se qui paraissait rendre une telle enquête superflue et cautionner toute
pose, et très différemment, pour l'a posteriori et pour l'a priori : 1(mne de connaissance a priori. «Car une part de ces connaissances

« Sur quel fondement repose le rapport de ce qu'on nomme en nous Iles mathématiques] possède de longue date la fiabilité et donne par là
représentation à l'objet. Si la représentation ne contient que la façon 1)()Il espoir pour les autres, quelque différente que puisse être leur

dont le sujet est affecté par l'objet, il est facile de voir comment elle lui Ilature» (A 4 = B 8; O., l, 763f.}La connaissance a priori s'estimait
correspond comme un effet à sa cause, et comment cette détermination deuxièmement encouragée par l'impossibilité où elle se trouve d'être
de notre esprit peut représenter quelque chose, c'est-à-dire avoir un Illvalidée par quelque expérience: «quand on est sorti du cercle de
objet» (Ak., X, 130; O., l, 691). Le rapport à l'objet, sa conformité l'expérience, on est sûr de n'être pas réfuté par elle» (ibid.). L'absence
au réel, est facile à concevoir quand la représentation est empirique. (k contradiction fonctionnait bel et bien comme critère de vérité du
L'idée d'adaequatio, on le constate encore, suffit ici pleinement. Mais savoir a priori dans l'école de Wolff, situation que Kant tournera en
que faire des représentations a priori, de ce que la lettre à Rerz appelle dérision à l'aide de l'exemple célèbre de la colombe qui, «dans son
parfois des «représentations intellectuelles », pour lesquelles l'idée libre vol, fend l'air dont elle sent la résistance pourrait s'imaginer
d'une conformité avec l'expérience perd tout son sens? «Et si de telles qu'un espace vide d'air lui réussirait mieux encore» (A 5 = B 8-9;
représentations intellectuelles reposent sur notre activité interne, d'où O., l, 764f)Le troisième facteur qui a pu retarder l'examen de la
vient la concordance qu'elles doivent avoir avec des objets qui ne sont possibilité de la connaissance a priori réside dans la croyance suivant
pourtant pas produits par elle? Et d'où vient que les axiomes de la laquelle la plus grande part des connaissances a priori consisterait en
raison pure concernant ces objets concordent avec eux sans que cet une simple analyse de concepts. L'a priori serait sanctionné du fait
accord ait pu demander le secours de l'expérience?» (Ak., X, 131; qu'il s'épuise en distinctions et définitions purement analytiques,
O., l, 692-3). Kant avoue être passé sans mot dire (ibid.) sur cette soumises au seul principe de contradiction, toujours selon l'école de
question cruciale dans la dissertation De mundis sensibilis atque Wolff.
La réfutation de ces trois passe~droits en faveur de l'a priori
permettra à la critIque transcendantale de se mettre en marche. La
1. Hélas! Kant a été l'un des premiers à les confondre, mais bien après la
Critique de 1781. Cf. par exemple ce passage du manuscrit inédit sur les Progrès de
la métaphysique (1793) : «la philosophie transcendantale, c'est-à-dire la théorie de
la possibilité de toute connaissance a priori en général qui est la critique de la raison 1. Ak., X, 132; O., 1, 694, souligné par Kant. De nombreux textes de la
pure ... » (Ak., XX, 7, 272; O., III, 1227). Kant n'est pas son meilleur commen- ('ritique feront écho à cette description de 1772. Cf. A Il = B 25; O., l, 776 :
tateur. "Nous pouvons considérer une science qui ne fait qu'apprécier la raison pure, ses
2. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. 1, 213. sources et ses limites, comme la propédeutique du système de la raison pure».
\~
48 KANT Er LE PROBLÈME DE L'A PRIORI LA CRillQUE TRANSCENDANTALE 49
quatrième section de l'Introduction rejettera le dogme de l'analyticité Ce souci de spécificité explique - et en un sens excuse - toutes
en découvrant la distinction des jugements analytiques et synthétiques. I('s acrobaties de l'Esthétique, tout particulièrement la doctrine de
Des quantités de connaissances métaphysiques ont un caractère l' 111 tli i tion pure et la distinction entre concept et intuition. Mais on
strictement analytique, mais celles qui nous intéressent vraiment p,lsse à côté du message du chapitre qui devait inaugurer une critique
(l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme), celles qui accroîtraient dc l'a priori si l'on y cherche les fondements suffisants des
l'horizon du savoir, sont - ou seraient - de nature synthétique. Le 111;\thématiques. Kant ne faisait pas encore de la theory of science ou de
second argument n'en est pas vraiment un puisqu'une assertion LI Wissenschaftstheorie. Les mathématiques n'entrent en ligne de
dépourvue de contradiction logique n'est pas pour autant vraie. (()lI1pte dans la Critique que dans la mesure où elles représentent le
Comme pour broyer les espoirs investis dans la toute-puissance du Il III s fort bastion de l'apriorisme, «l'orgueil de la raison humaine»
principe de contradiction, la Critique sera la première philosophie ( ;\ 464 = B 492; O., l, 1118). Kant n'ignore pas que ce sont les
rationaliste à reconnaître qu'une preuve probante doit avoir des assises IIL\thématiques qui avaient conduit Platon, le père de l'apriorisme"
expérimentales, thèse qui semble fatale à la métaphysique. olt IIIC de la métaphysique, à sa théorie des idées. Et d'après Kant,
Il est manifeste que l'argument des mathématiques a beaucoup plus l'Idéalisme platonicien était parfaitement justifié si son but n'était que
de poids. C'est toujours aux mathématiques que les grands rationalistes d(' rendre compte du savoir mathématique l • Mais c'est aussi pour ne
depuis Platon avaient eu recours pour illustrer l'évidence des connais- p:IS avoir pris note de la spécificité de l'a priori mathématique qu'il est
sances a priori. Leibniz écrit, par exemple, dans la préface à ses (1. 'venu, bien malgré lui, l'un des hérauts de la Schwarmerei.
Nouveaux essais, sa réfutation de l'empirisme, que «les vérités ScIon Kant, les mathématiques ont ceci de particulier et
nécessaires, telles qu'on les trouve dans les mathématiques pures et d '\llimitable qu'elles incarnent des connaissances intellectuelles mais
particulièrement dans l'arithmétique et dans la géométrie, doivent q Il in' en restent pas moins sensibles, c'est-à-dire susceptibles
avoir des principes dont la preuve ne dépende point des exemples, ni (l'III ustration (graphique pour la géométrie). Les mathématiques sont
par conséquent du témoignage des sens ». Les animaux qui ne se 111\'n a priori, mais elles ont aussi un fondement intuitif, particularité
règlent que sur des exemples sont «purement empiriques», mais les qlll' traduit la formule éminemment déconcertante d'intuition pure.
hommes, doués de raison et de principes innés, sont quant à eux 1 \1 core une fois, on remarque que l'approche de Kant consiste à
«capables de sciences démonstratives» ou a priori. A n'en point dtllérencier la notion d'a priori. L'a priori d'ordre mathématique en
douter, les mathématiques constituent le cheval de bataille des croisés (' '.1 un qui se laisse visualiser et représenter au sein de l'intuition
de l'a priori.
IIl\'Iltale sans que sa constitution dépende de l'expérience. Or cette
Kant le sait et il concède sans peine l'apriorité des mathématiques, \'\Tlu n'est pas celle des concepts métaphysiques, dépourvus d'assises
que Hume avait eu l'outrecuidance de mettre en doute dans son (LIIIS l'intuitionné, donc condamnés à la discursivité. On n'intuitionne
Treatise. Mais Kant soupçonne - et c'est son originalité - que les P;\S le concept de Dieu ou de substance comme on intuitionne
procédés des mathématiques ne sont pas applicables aux autres Id0alement un triangle. On explique une intuition pure, mathématique,
provinces de l'a priori. C'est pourquoi l'une des premières tâches l'Il l'illustrant dans l'espace (la géométrie) ou dans le temps (les unités
critiques de la «critique transcendantale» consistera à isoler les (1\' l'arithmétique), et un concept en faisant un relevé de ses caractères
mathématiques dans le champ de l'a priori et à montrer de quelle l1otionnels et abstraits qui renvoient à d'autres notions, c'est le cycle de
manière le succès des mathématiques, le plus grand témoignage de la LI discursivité, et non à une intuition conceptuelle ou catégoriale.
«force de la raison », tient à la spécificité de leur objet et de leurs L'important est d'apercevoir pourquoi la Critique doit commencer
méthodes. On comprend que la Critique doive s'ouvrir sur une par une réflexion sur la condition de possibilité de la vérité
Esthétique transcendantale destinée à circonscrire la singularité Illathématique a priori, pourquoi les sciences mathématiques doivent
intransmissible de l'a priori mathématique et de son succès.
1. Cf. Sur un ton supérieur nouvellement pris en philosophie, Ak., VIII,
I() 1 s.; O., III, 397 s.
50 KANT ET LE PROBLÈME DE L'A PRIORI LA CRTIlQUE 1RANSCENDANTALE 51

être les premières à comparaître devant le tribunal critique. Que Kant Ile la connaissance a priori, même si la certitude de cette dernière est
ait réussi ou non à définir adéquatement les fondements des acquise. En effet, si le réel de l'expérience sert de critère de vérité, on
mathématiques est une question à laquelle il n'est pas nécessaire de Il' a plus affaire à une représentation a priori, mais empirique.

répondre ici. Ce qui n'est pas douteux, c'est que Kant, historiquement, ( 'omment fonder la vérité d'une représentation a priori?
a réussi à affranchir la théorie philosophique du paradigme des Si l'expérience de l'objet se trouve interdite à la connaissance a
mathématiques, qui l'avait accompagnée, sinon dominée, de Platon à !Jriori, on pourrait supposer, comme le fit Descartes\ une intervention
Leibniz, ainsi qu'en témoignera déjà la défaveur subite dont feront (1 ivine chargée d'expliquer l'accord de nos idées a priori avec quelque
l'objet les mathématiques dans l'idéalisme allemand de Fichte à Hegel. chose d'objectif. C'est une issue que l'Aufkliirer Kant s'était déjà
Si les mathématiques parviennent à produire des connaissances 1\"I'usée dans la lettre à Herz, et dans les termes les plus durs: «le deus
nécessaires et universelles, c'est parce qu'un accès à l'intuition leur est /' \ machina est, dans la détermination de l'origine et de la validité de
ménagé a priori. Or la philosophie ne bénéficie pas d'un tel privilège et 1I0S connaissances, ce qu'on peut choisir de plus extravaguant, et il

doit s'en accommoder. Il lui faut déterminer autrement qu'en lomporte, outre le cercle vIcieux dans la série logique de nos
s'inspirant des mathématiques sa prétention à une connaissance a t'(mnaissances, l'inconvénient de favoriser tout caprice, toute pieuse ou
priori, c'est-à-dire fondamentale, qui soit défendable. Cette voie, la ncuse chimère» (Ak., X, 131; O., l, 693). Ni l'expérience, ni
philosophie la recherche depuis deux siècles, affranchie qu'elle est - l' iIltercession surnaturelle ne peuvent authentifier rigoureusement les
généralement, car il y a toujours des exceptions - du modèle des Ilr~tentions de la raison pure.
mathématiques. Tertium datur? Oui, prétend Kant: le sujet lui-même, dans la
Comment Kant tentera-t-il, quant à lui, de rendre raison d'un ·,tricte mesure où c'est lui qui investit ses idées a priori dans les choses,
savoir a priori qui ne soit pas mathématique? Comment des jugements peut expliquer la possibilité du savoir a priori qui nous est dévolu.
synthétiques a priori non mathématiques sont-ils possibles? Autrement ('cite hypothèse, la thèse de Kant sur l'a priori, est celle de la
2
demandé: comment un savoir fondamental peut-il être justifié face 1t'Volution copernicienne •
aux attaques en provenance de l'empirisme et qui seront bientôt celles Il est plus que classique de présenter toute la philosophie kantienne
du contextualisme, du perspectivisme, bref, de l 'historicisme? "1 litS le slogan accrocheur de la révolution copernicienne. Mais cette
Nous partirons d'un texte bien connu qui sert d'introduction à la Il'volution est trop souvent mal comprise. D'ordinaire on y voit un
Déduction transcendantale et qui fait écho, comme l'ont noté les dl;placement du point focal de la 'connaissance' : on passerait d'une
commentateurs l , à la problématique de la vérité de la connaissance telle primauté de l'objet (attitude propre à l'antiquité) à une primauté du
que soulevée dans la lettre à Herz : «Il n'y a que deux cas possibles, "lljet (attitude moderne qui conduirait automatiquement au subjec-
dans lesquels une représentation synthétique et ses objets peuvent tivisme radical et, comme de raison, au nihilisme). Comme si
concorder, se rapporter nécessairement les uns aux autres, et pour "objectivité de la connaissance dans son ensemble ne dépendait plus
ainsi dire se rencontrer. Ou bien c'est l'objet qui seul rend possible la qlle du sujet et comme si tous les objets de l'expérience avaient à 'se
représentation, ou bien c'est la représentation qui rend possible l'objet. 1q~ler sur le sujet'. En vérité, la révolution copernicienne est
Dans le premier cas, le rapport est seulement empirique, et la \'Ssentielle à la logique de l'interrogation kantienne, mais elle occupe
représentation n'est jamais possible a priori» (A 92 = B 124-5; O., 1111 rôle beaucoup plus précis qu'on ne lui reconnaît d'habitude: le sens
l, 847-8). Une représentation empirique est donc possible, disons du tournant copernicien est uniquement de résoudre le problème de la
objective, lorsqu'elle est 'produite' par son objet. C'est la théorie de la
vérité comme reflet ou adéquation que Kant présuppose partout, on ne 1. Cf. les excellentes études de L. Gabe, «Zur Aprioritiitsproblematik bei
le redira jamais trop, comme allant d'elle-même. Seulement, cette I.l'ihniz-Locke in ihrem Verhiiltnis zu Descartes und Kant», in Sinnlichkeit und
Verstand, hrsg. von H. Wagner, Bonn, Bouvier, 1976, 75-106 (surtout 79-80) et
vérité-adéquation ne peut plus être maintenue sans reste quand il s'agit de M. Fleischer, Wahrheit und Wahrheitsgrund. Zum Wahrheitsproblem und zu
\/'iner Geschichte, Berlin/New York, De Gruyter, 1984,61-85.
1. Cf. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. I, 257. 2. Cf. H. Cohen, op. cit .• 282 et F. Marty, op. cit., 519.
52 KANT ET LE PROBLÈME DE L'A PRIORI LA CRITIQUE TRANSCENDANTALE 53

légitimité de la connaissance a priori, pas celui de la connaissance en \:\uvetage de l'a priori, il faut savoir avec plus de précision ce que cela
général, dont la vérité continue de relever de sa conformité à l'objet. signifie pour le sujet que d'être la source de la connaissance a priori et
Il est vrai que la préface à la seconde édition emprunte au début des ;Ivoir une idée du type de savoir a priori qu'on peut espérer atteindre
termes assez généraux pour caractériser la révolution copernicienne: (k cette manière.
«on admettait jusqu'ici que toute notre connaissance devait se régler Dans la préface à la deuxième édition, ces précisions ne seront pas
sur les objets» (B XVI; O., l, 739). On pourrait croire, et on continue apportées. La révolution copernicienne y apparaît encore à titre de
de le croire, que Kant laisse tomber cette perspective réaliste, naïve simple hypothèse (<<du'moins à titre d'essai», «que l'on essaie donc
pour les uns. Il n'en est rien, comme on l'a vu. Or la suite de cet illustre IlIle fois de voir si ... », «en supposant que ... », etc.). Certes, Kant,
texte affirme bien que la révolution en question n'a de pertinence que l'écrivain, s'autorise des révolutions du mode de pensée qui ont mis les
pour la connaissance a priori :« mais, dans cette hypothèse, tous les Il 1athématiques avec Thalès et la physique avec Bacon sur la voie sûre
l
essais pour établir à leur endroit quelque chose a priori par des (le la science • Mais rien n'assure qu'une semblable révolution du mode
concepts, par quoi notre connaissance eût été étendue, n'aboutissaient à (h' penser sera aussi féconde en métaphysique. On ne voit pas encore
rien» (ibid.). C'est uniquement la possibilité d'un savoir a priori qui pourquoi «nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y
intrigue Kant, question particulièrement vitale pour la métaphysique, IlIdtons nous-mêmes» (B XVIII; O., l, 741). De quel droit la con-
indique le texte au moment où tout se met à tourner: «Que l'on essaie Il;lissance a priori est-elle sanctionnée du fait que le sujet en est
donc une fois de voir si nous ne serions pas plus heureux dans les tâches l'artisan? La preuve de la révolution copernicienne au sujet de l'a
de la métaphysique, en admettant que les objets doivent se régler sur l'riori ne s'accomplira que dans la Déduction transcendantale, là où se
notre connaissance, ce qui s'accorde déjà mieux avec la possibilité (lIT ide toute philosophie.
demandée d'une connaissance a priori de ces objets, qui doit établir
quelque chose à leur égard avant qu'ils nous soient donnés... Si
l'intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas
comment on en pourrait savoir quelque chose a priori; que si, au
contraire, l'objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre
faculté d'intuition, je puis très bien alors me représenter cette
possibilité» (B XVI-XVII; O., l, 739-40).
Le «je puis très bien alors me représenter cette possibilité»
marque jusqu'à quel point la révolution copernicienne demeure la
seule porte de sortie si l'on veut 'sauver' l'a priori. La réalité de la
connaissance a priori est donnée en mathématiques, en physique pure,
en logique et souhaitée en métaphysique. Si l'on veut savoir une fois
pour toutes si la métaphysique est viable comme science, il faut tâcher
de justifier le bien-fondé du savoir a priori. Mais comment? La
révolution copernicienne résulte de l'irrecevabilité de toutes les autres
tentatives d'explication. Ce ne peut être l'objet de l'expérience qui
rende possible la connaissance a priori, car celle-ci cesserait ipso facto
d'être a priori, et l'hypothèse d'une intercession divine (concevable,
irréfutable même, mais ne pouvant être prouvée positivement) a été
1. L'aspect proprement rhétorique de la révolution copernicienne, telle qu'elle
écartée. Sous cet angle, le tournant copernicien apparaît un peu comme ,'pparaît dans la préface de 1787, a été bien mis en évidence par H. Blumenberg,
un pis-aller. Pour y voir autre chose que la dernière bouée de /)It' Genesis der kopernikanischen Weit, Suhrkamp, Frankfurt a.M., 1981,691-
!It
III

LA DEDUCTION TRANSCENDANTALE
« La déduction des concepts purs de l'entendement
ou catégories, c'est-à-dire la possibilité d'avoir
entièrement a priori des concepts de chose en général,
on jugera qu'elle est au plus haut point nécessaire parce
que, sans elle, la connaissance pure a priori n'a pas la
moindre sûreté. »1

Si l'on veut saisir la nécessité d'une déduction transcendantale au


"~'il1 d'une critique de la raison pure et le tournant qu'elle annonce dans
l'II istoire de la pensée, il faut en rappeler le propos selon les termes
(n's clairs de Kant, qui contrastent, doit-on dire, avec l'obscurité
Illltoire du chapitre auquel ils introduisent: «j'appelle l'explication de
1;1 manière dont des concepts a priori peuvent se rapporter à des objets

leur déduction transcendantale» (A 85 = B 117; O., I, 843, mod.)


définition commune aux deux éditions d'une section qui a connu
Ilcs remaniements non moins notoires. La déduction veut donc expli-
'Iuer (Erkliirung) de quel droit des concepts non empiriques peuvent
,II li rmer quelque chose d'objectif (<< la manière dont ils se rapportent à
dcs objets»). Dans la mesure où toute philosophie prétend mettre le
III ligt sur quelque chose de fondamental, nous disons d'a priori, elle
dOit s'efforcer de légiÎi~er"sa prétention si elle veut échapper à
l' ;Iccusation de dogmatisme. Le lieu où toute philosophie se justifie, où
l'Ile 'déduit' ses prétentions, est celui d'une déduction transcendantale.
Ilt'puis Kant en tout cas, une philosophie ne saurait se passer d'une
,Il;duction transcendantale de ses prétentions métaphysiques.

I.A DÉDUCTION MÉTAPHYSIQUE

Dans sa déduction métaphysique, Kant a mis à découvert douze


mcepts primitifs de notre pensée, aussi bien dire les douze filières
l '(

qu'assume l'a priori pour notre entendement. Il s'est inspiré des

1. Lettre à Garve du 7 août 1783, Ak., X, 339; O., II, 178.


56 KANT El' LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE 57
formes du jugement pour les débusquer, en vertu d'une logique (;\ 126; O., l, 1425). Un concept pur de l'entendement c'est tout
rigoureuse en son principe, quoique arbitraire dans son exécution. " 1111 Plement une règle qui ne sert «qu'à épeler les phénomènes pour
Reproduisons brièvement le fil conducteur de l'argumentation pouvoir les lire comme expérience» (Prol., Ak., IV, 312; O., II, 88).
kantienne. Elle commence par l'étude des caractères les plus formels 1 )ans ses leçons de métaphysique, Kant comparaît volontiers sa propre
de la connaissance humaine, laquelle s'exprime toujours à travers des ('1I1reprise à celle d'une «grammaire transcendantale» (Ak., XXVIII.
jugements. Nos jugements peuvent se ramener à un certain nombre de 11/1,576). Seules les règles qui constituent la grammaire élémentaire
types fondamentaux (les jugements universels, affirmatifs, asser- ,ks phénomènes peuvent passer pour a priori puisqu'elles relèvent de
toriques, ceux qui prennent la forme 'si. .. alors ... ', etc.). Ces IouLe évidence de notre mode de connaissance (ou de notre langage).
l structures, dont les logiciens dressent l'inventaire, relèvent manifes- I.e fil conducteur de la découverte des catégories qui réside dans
tement de notre pensée et non du contenu empirique des actes 1"identité de la fonction judicative et du concept pur est donc
l
'\ judicatifs. Ce sont les fonctions logiques élémentaires qui sont à la 1 1) ',oureux • Il est en soi révélateur, pour la problématique kantienne de

; r racine des formes du jugement que Kant baptise 'catégories'. Il Y a bel l'Il priori, que la mise à jour des concepts purs doive se faire à l'aide

et bien de telles structures en notre esprit ou en notre grammaire. A d 'IIn fil conducteur expressément défmi et non au petit bonheur. L'a
priori, elles schématisent notre appréhension du réel. La question l',iori ne va plus de soi.
qu'une critique de la raison pure doit poser à leur sujet est de savoir si Ayant de la sorte réduit l'a priori aux fonctions logiques de notre
ces concepts peuvent - et si oui, de quel droit - produire une (ollnaître, lesquelles précèdent évidemment l'expérience, Kant
connaissance synthétique a priori. La réalité de ra priori, à titre de ',' ;lllaquera à la question de la déduction transcendantale de cet a priori
représentation de l'esprit (Kant dit parfois Erkenntnis), étant posée, ,11111 de voir jusqu'où nous pouvons aller dans l'extension de notre
reste à savoir si une connaissance a priori (Kant dit encore, hélas!, Illllnaissance a priori, «car la question capitale reste toujours de
Erkenntnis) qui soit objective peut en résulter. ...\voir: que peuvent connaître, et jusqu'où, l'entendement et la raison,
On sent que le champ de ra priori cognitif subit déjà chez Kant un Il hrcs de toute expérience?» (A XVII; O., l, 730). C'est par cette
rétrécissement appréciable. Tout concept fondamental n'est pas a tllll'stion que Kant, dans la préface de 1781, résume l'enjeu et l'urgence
priori. Un concept n'est a priori que s'il sert de fondement irréductible "'\Ille déduction transcendantale, cheville ouvrière d'une critique de la
à une activité ou à une régulation de l'entendement. Le.cof,!cept pur .. , 1.\i son pure. Il y a des concepts a priori, entendons des fonctions de la
n'est pas tant une entité mentale aux yeux de Kant qu'une règle;-··une loi' ( t11ll1aissancè-qui préexistent au contenu de l'expérience, cela n'est pas
que suit la syntaxe de notre esprit dans son découpage du réel. La 1111 gieux. Ce qui est sujet à discussion, c'est la performance objective
philosophie analytique n'a pas manqué d'attirer l'attention sur la .1(' ces concepts, ce que l'on peut accomplir grâce à eux - et ce a
modernité de cette conception kantienne du concept comme d'une l'' inri, puisque l'application de nos concepts à un donné empirique ne
l
règle • L'entendement kantien, ce n'est pas, comme on se l'imagine 1li Ise aucun problème. Laissé à lui-même, l'a priori est-il susceptible
souvent, un réservoir d'idées innées 1, mais le «pouvoir des règles» d'~lendre notre savoir? Comment cela peut-il s'accomplir? C'est ce
2
problème, celui de la justification de la connaissance rationneUe , que
It'Iltera de résoudre la déduction transcendantale. La philosophie a
1. Cf. J. Bennett, Kant's Analytic, London/New York, Cambridge University ('llIïn atteint la lucidité, toute moderne, de se poser fa question fonda-
Press, 1966, 127; H.J. De Vleeschauwer, op.cit., 1. 1,277. Illcntale du fondement de ce qui se prétend fondamental.
2. On sait que Kant n'avait cure de la question de l'innéisme, qui avait été
pourtant cruciale pour tout le rationalisme. Pour ses concepts purs, Kant se borne à
revendiquer, depuis la Dissertation de 1770, le statut d'une «acquisitio originaria», (pll~stions, mais il suffit pour notre propos de prendre acte, encore une fois, de
entendant par là que leur acquisition et leur découverte ne s'accomplissent toujours l '( Iifaiblissement
que doit essuyer l'évidence de l'a priori sous la critique kantienne.
que dans le cadre de l'ëxpérience, par abstraction, mais que leur exercice témoigne 1. L'arbitraire dans l'exécution de la déduction métaphysique des catégories ne
d'une disposition originaire de l'esprit (sur l'innéisme kantien, cf. H.J. De \(' trouve que dans l'emprunt des formes du jugement aux traités de logique des
Vleeschauwer, op. cit., 1. I, 159, 199; 1. II,24-6; t. III, 243,434). Nous som- ( ol1tcmporains.
mes loin de croire que l'expédient de l'acquisition originaire réponde à toutes les 2. Cf. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. 1,254; t. II, 127.
58 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE 59
DOUBLE SUSPICION, DOUBLE TÂCHE, DOUBLE FRONT raison. Cette démonstration de la possibilité d'un rapport a priori à
La Déduction entend faire face à la double suspicion dont s'entoure l'objet incombe à la déduction transcendantale.
Si Kant s'inscrit en faux contre l'empirisme en laissant ouverte la
l'idée d'une connaissance purement rationnelle, par concepts purs 1•
perspective d'une connaissance rationnelle, d'un type bien déterminé et
Des doutes naissent d'abord au sujet de la valeur objective de ces
dont la Déduction spécifiera la nature, c'est pour s'opposer au rationa-
catégories, ensuite au sujet des limites de leur usage. A cette double
lisme qu'il s'emploiera à limiter l'horizon de l'a priori connaissable.
suspicion correspond la double tâche de la déduction: elle aura à
Selon Kant, ce n'est pas parce que le savoir a priori est possible (le
fonder la validité objective des catégories et à en limiter l'usage. Dieter
Ilrcmier demonstrandum de la déduction) qu'il est illimité, comme le
Henrich a donc raison de soutenir que la Déduction transcendantale
voudrait le rationalisme, qui s'autorise, par exemple, de la validité
renferme les deux principales preuves de la Critique, l'une démontrant
ohjective du principe de rationalité pour conclure à l'existence d'un
la possibilité d'une connaissance systématique de l'expérience, l'autre
1lieu transcendant. L'attitude de Kant devant la double suspicion de l'a
l'impossibilité d'une connaissance qui dépasse les limites de
2 I,riori (a. il n'a pas d'objectivité; b. il n'a pas de limites) est donc
l'expérience • On comprend dès lors que l'étude classique de H.J. De
Vleeschauwer sur la déduction (que nous suivrons souvent ici), la plus IIlIancée, reflétant la double origine, dogmatique et sceptique, de
érudite des publications sur Kant en langue française, sinon en l'investigation critique. Kant tâchera de montrer que les doutes quant à
LI validité des catégories sont injustifiés en établissant, dans sa déduc-
n'importe quelle langue, soit en vérité une présentation de l'ensemble
1i{lIl, à quel titre il est possible et légitime de connaître quelque chose a
de la philosophie critique de Kant.
l'rio;i. Mais nous verrons que le champ du connaître a priori
En premier lieu, c'est donc la prétention objective de l'a priori qui
(kv iendra très étroit, se limitant à l'explication de la possibilité de
est en cause -le problème de la valeur objective des catégories. En
admettant, for the sake of argument, que la déduction métaphysique l'cxpérience 1 (nous reviendrons sur cette expression).
aura été contraignante, que les catégories incarnent bel et bien les Grâce à sa thèse systématiquement nuancée sur la possibilité et les
concepts fondamentaux de notre intelligence, ilne s'ensuit pas que ces 1II1Iites de l'a priori, Kant souhaite gouverner le navire de la raison
concepts puissent, sans renoncer à leur statut a priori, conduire à des ('lItre deux écueils. Il veut, d'une part, confondre le relativisme
connaissances objectives. Le criticisme paraît, au contraire, avoir I,sychologique et le scepticisme de Hume en prouvant qu'une connais-
établi, suivant son versant empiriste, que l'objectivité doit toujours ';;1I1Ce a priori demeure indispensable si l'on veut expliquer
l'li niversalité de la science pure. Prétendre que la science ne repose que
reposer sur l'intuition empirique. Thèse qui en ferait un positivisme
'.\Ir des fondements psychologiques, dépourvus de valeur objective,
avant la lettre. Si cette thèse était vraiment celle de Kant, ou la seule de
Kant, l'idée d'une déduction transcendantale, visant à justifier la c'est-à-dire universelle et nécessaire (les deux notes de l'a priori), c'est
connaissance rationnelle, perdrait toute raison d'être. Or toute donner congé à la science. Or la science, et Kant ne pense ici qu'à la
connaissance ne repose pas sur l'expérience: «Pour connaître un "l'ience pure, existe; l'empirisme se montre singulièrement inconsé-
objet, il faut pouvoir en prouver la possibilité (soit par le témoignage qllent s'il refuse de reconnaître ce factum tout en déclarant se fonder
de l'expérience de sa réalité, soit a priori par la raison)>> (B XXVI; ,,"r les faits de l'expérience. D'autre part, Kant espère mettre un frein
.1 l'extension illimitée de la connaissance a priori, et plus particuliè-
O., l, 745). Le témoignage de l'expérience suffit amplement si l'on
veut rendre compte de la possibilité de la connaissance empirique, mais Il'ment à la métaphysique transcendante qui aspire à dépasser
l'expérience sur les ailes de la raison pure et dont les exagérations ne
un autre accès au réel objectif peut aussi être démontré a priori par la
sont pas étrangères au discrédit jeté sur toute espèce de connaissance a
l'riori. Autrement dit, ce n'est pas parce que la rationalité est limitée
li li' elle est impossible, ni parce qu'elle est possible qu'elle est infinie.
1. A 88 = B 120; H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. II, 167.
2. D. Henrich, «The Proof-structure ofKant's Transcendental Deduction», in
Kant on Pure Reason, ed. by R.C.S. Walker, London, Oxford University Press, 1. B 166; O., I, 877 : «il n'y a de connaissance a priori possible pour nous
1982,66. que celle d'objets d'expérience possible.»
60 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE 61

«Nous allons maintenant essayer de voir», promet Kant à l'orée de la position de Kant, 'centriste', peut être prise à partie aussi bien par les
Déduction, «si on ne peut pas conduire heureusement la raison entre pragmatistes humiens que par les absolutistes. L'empirisme radical
ces deux écueils, lui assigner des limites déterminées, et cependant lui paraît inacceptable à Kant en ce qu'il nie la réalité d'un savoir objectif
garder ouvert tout le champ de sa légitime activité» (B 128; O., I, ct universel, minant par le fait même le projet de la rationalité. Quant à
850). Conduire la raison entre Charybde et Scylla, l'irrationalisme et l'absolutisme, il peut bien continuer d'affirmer que la connaissance
le panrationalisme, c'est très exactement 1) définir l 'horizon légitime peut s'étendre au-delà de l'expérience possible, mais comment
de la connaissance a priori et 2) lui fixer des bornes bien déterminées. parvient-il à en prouver l'objectivité de manière positive? L'auteur de
C'est la double tâche de la Déduction. Elle ouvre à la philosophie la Dialectique ne connaît que trop bien la propension transempirique
l'espace de jeu de la raison finie. de la raison. Il met simplement la métaphysique au défi de lui dire ce
Ce double front, sceptique et rationaliste, nous permet aussi de qui l'autorise à prêter une valeur objective à ses fictions. La
prévoir que la déduction kantienne pourra être critiquée depuis deux métaphysique n'a pas encore répondu à Kant.
perspectives aisément identifiables, celles de la 'gauche' sceptique et de Le double front qu'institue la Déduction transcendantale reflète la
la 'droite' métaphysique. La critique de Kant n'a pas mis un terme au lucidité ou ce que l'on pourrait appeler la modernité de Kant. Nous
scepticisme, dont il lui arrive de dire qu'il est le bienfaiteur l de la l~ntendrons par là sa confiance dans la raison, et par ce biais dans la
raison humaine en ce qu'il encourage l'a priori à se pencher sur la science, mais aussi sa conscience aiguë des lini1iës (fu rationnel et de
légitimité de ses aspirations. Il y a eu des David Hume après Kant et il l'abîme qui sépare l'être et la représentation l • Conscient de cet abîme,
est bien connu que le criticisme n'a pas peu contribué à la diffusion de qu'il a creusé, il devra lui-même relever le défi qu'il a posé et
la pensée du philosophe écossais en Allemagne2 • Le pragmatisme répondre de la possibilité du savoir rationnel qu'il croit pouvoir
, philosophique qui nie l'universalité et la nécessité de notre connais- autoriser. On entre dans la déduction transcendantale de l'a priori.
sance du réel procède directement de cette réaction sceptique au
rationalisme de Kant. La difficulté de cette position, qui ne manque pas LES PRINCIPES DE LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE
d'adeptes de nos jours, c'est qu'elle ne parvient pas toujours à
expliquer en quoi le savoir scientifique peut revendiquer un statut Notre intention n'est pas de parcourir en détailles méandres de la
1>éduction. Cette étude devrait alors en être une de pure philologie,
rationnel et non mythologique. C'est le leitmotiv de la défense
venant s'ajouter à une liste déjà longue de commentaires, la Déduction
kantienne de l'a priori. - La droite métaphysique, peut-être moins
l;tant l'un des textes les plus discutés de l'histoire de la philosophie. Les
fortement représentée aujourd'hui, ne se pliera pas, quant à elle, à la
interminables controverses autour de cette section n'auront sans doute
limitation que Kant imposera à la raison pure. Si la raison pure est
a l'fermi qu'une seule certitude: l'indomptable obscurité du texte,
capable de rendre compte de l'expérience à l'aide de ses catégories,
(l'ailleurs maintes fois reconnue par Kant lui-même. Il nous paraît plus
pourquoi devrait-elle renoncer à en faire un usage transempirique?
fécond de cerner une fois pour toutes le principe et le résultat de cette
Selon la droite métaphysique, une connaissance du suprasensible
déduction afin d'en mesurer l'importance et la nécessité dans l'histoire
demeurerait une avenue praticable pour la raison humaine. Ainsi la
de l'a priori, celle de la philosophie. Nous estimons que Kant a défini
cette tâche et ce résultat avec toute la clarté désirable et que c'est de
1. Cf. Progrès de la métaphysique, Ak., XX, 7, 329; O., 111,1276.
2. Cf. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. III, 380. Hamann, l'ami de Kant, a leur compréhension que découle la juste intelligence de sa tortueuse
traduit les Dialogues sur la religion en 1780 et Jakob, élève de Kant, le Treatise en argumentation.
1790. C'est en appendice à son livre David Hume über den Glauben (1787) que La tâche de la déduction a déjà été indiquée. Il s'agit de la justifi-
Jacobi se livra à une attaque en règle contre la critique kantienne. A la suite de
Jacobi et en réaction au dogmatisme du kantien Reinhold, un courant sceptique, cation de la connaissance a priori, comme le souligne Kant à plusieurs
représenté par Schulze et Maimon, se développa au début des années 1790 reprises dans le chapitre introductif, «Des principes d'une déduction
en Allemagne. Il suscita la refonte du kantisme par Fichte. Cf. à ce propos notre
étude de «Kant à Fichte », in Proceedings : Sixth International Kant Congress,
Washington, 1988,463-484. 1. On se reportera encore à M. Foucault, op. cit., 254-6.
lA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE 63
62 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI

transcendantale en général », commun, pour l'essentiel, aux deux Cette déduction ne procédera pas de manière démonstrative, mais en
éditions. Kant relève tout d'abord la particularité de son propos en se faisant appel à l'auto-compréhension des sujets connaissants (un peu
réclamant de l'acception. du terme 'déduction' dans la pratique comme un avocat peut tenter de défendre l'inculpé en faisant valoir
juridique. La déduction se préoccupe d'une question de droit, celle de que tous auraient agi de la même manière dans sa situation). La
la légitimité du savoir a priori. Ce type de preuve, réactualisé depuis déduction transcendantale en appelle donc à chacun d'entre nous en
Strawson sous le titre d"argument transcendantal', ne connaît pas nous mettant en demeure d'expliquer autrement (que par le recours à
d'antécédents avant Kant. Il est donc difficile d'en circonscrire la l'a priori préconisé par Kant) la possibilité de l'expérience. C'est ce
nature et les réquisits. Négativement, un argument transcendantal en que Bubner nomme l'autoréférence essentielle à l'argumentation
est un qui ne repose pas sur l'expérience (A 95 = B 126; O., l, 849). transcendantale. C'est un type de preuve que K.-O. Apel a vigoureu-
Cela va de soi, la connaissance a priori ne pouvant être fondée sur sement remis en vogue dans sa pragmatique transcendantale et qui
l'expérience (c'est plutôt l'a priori, selon le nerf de l'argumentation consiste à identifier les conditions rationnelles du discours qu'un
kantienne, qui rend l'expérience possible). Pour la tradition philo- interlocuteur ne peut nier sans entrer en contradiction avec lui-même
sophique, un argument qui ne se base pas sur l'expérience est un CApel parle dans ce cas d'une «auto-contradiction pragmatique» 1).
argument par raison pure, un raisonnement ou un syllogisme Par sa déduction, Kant nous convie à une argumentation originale,
purement conceptuels. L'argument transcendantal de Kant se confond- dont la spécificité et la cohérence sont par conséquent difficiles à
il avec une preuve strictement rationnelle? On pourrait penser que déterminer. La réflexion contemporaine, aussi bien dans les traditions
1\ herméneutique qu'analytique, est encore en train de soupeser la
oui, d'autant que Kant, professeur de logique et de métaphysique, use
abondamment du syllogisme dans le corps de la Déduction de même nouveauté et la faisabilité d'arguments à caractère transcendantal. A
que dans les preuves des principes de l'expérience qui composeront travers cette problématique, c'est toute la question de la légitimité du
l'Analytique des principes (et dont la possibilité, comme nous l'in- savoir qui est sur le tapis. Comment rendre compte rationnellement de
diquerons, dépend directement de la déduction). Le problème, c'est l'objectivité du savoir? Qu'est-ce qui nous autorise à soutenir, par
que Kant, tout au long de son oeuvre critique, semble avoir préci- exemple, que le savoir scientifique est plus objectif que celui du mythe
sément discrédité les preuves purement conceptuelles, dépourvues ou que la physique est plus rigoureuse que l'astrologie? Pour répondre
d'assises intuitives. Le philosophe qui nous a appris à nous méfier des à ces questions, il faut s'aventurer dans l'univers d'une argumentation
châteaux de cartes conceptuels de la métaphysique retombe-t-il dans le qui s'interroge sur les présupposés de la science et du savoir. Cette
travers qu'il condamne dans le chapitre qu'il sait être le plus essentiel réflexion sur les pré-supposés, sur l'a priori, relève en propre de la
(A XVI; O., I, 730) de sa Critique? philosophie. On pourrait même avancer que la philosophie n'est rien
Le recours au contexte juridique de l'interrogation quid juris d'autre que le déploiement d'une telle argumentation transcendantale,
révèle que Kant choisit plutôt d'emprunter une voie mitoyenne. Selon si tant est qu'elle aspire à dire quelque chose de fondamental à propos
1
R. Bubner , que nous suivons ici, si Kant se réclame de la pratique du réel et de notre discours sur lui. Quels seront les critères d'une
juridique, c'est justement pour introduire une nouvelle forme de argumentation qui roule sur les fondements? La question demeure
preuve en philosophie qui n'est pas celle du syllogisme purement béante pour la philosophie contemporaine.
logique. C'est pourquoi nous avons bien affaire à une 'déduction' et Kant, quant à lui, exprime très clairement le principe sur lequel
non à une 'démonstration'. Son but est d'établir le 1:~oit - la légiti- doit se fonder une déduction de l'a priori : «la déduction transcen-
mité, la justification - d'une connaissance a priori des phénomènes. dantale de tous les concepts a priori a donc un principe sur lequel doit
se régler toute la recherche, c'est celui-ci: ils doivent être reconnus
1. «L' autoréférence comme structure des arguments transcendantaux» in Les
Etudes philosophiques, 1981, 385-397. Pour la version originale allemande,
1. Cf. K.-o. Apel, «Das Problem einer philosophischen Theorie der
augmentée, de ce texte cf. «Selbstbezüglichkeit aIs Struktur transzendentaler
Argumente», in Kommunikation und Reflexion, hrsg. von W. Kuhlmann und D. Rationalitiitstypen», in Rationalitiit, hrsg. von H. Schnadelbach, Frankfurt a. M.,
Bohler, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1982,304-332. Suhrkamp, 1984,23.
LA DÉDUCfION TRANSCENDANTALE 65
64 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI

comme conditions a priori de la possibilité des expériences (soit de plus embarrassant chez Kant que celui d'expérience. On s'accorde à
l'intuition qui s'y trouve, soit de la pensée)>> (A 94 = B 126; O., l, reconnaître que cette expression, dans son acception proprement
849), ou de l'expérience, suivant le singulier d'ordinaire utilisé par kantienne, ne désigne pas le plus souvent l'expérience au sens
Kant (c'est pourquoi Erdmann propose de laisser Erfahrung au empiriste, où elle n'est qu'un synonyme de termes comme perception,
singulier dans ce texte). Le problème de la déduction, celui de la valeur impression ou observation l • Chez Kant, l'expérience fonctionne plutôt
objective des catégories, donc celui de la légitimation de l'a priori comme un synonyme de connaissance et parfois de la «connaissance
(c'est-à-dire, pour Kant, du jugement synthétique a priori), ne pourra empirique », surtout dans la seconde édition\ où Kant apparaît
être résolu que si l'on pose comme fondement le principe de la possi- soucieux de mettre en valeur la portée empiriste de sa pensée afin
bilité de l'expérience. La compréhension de la déduction dépend du d'atténuer l'impression idéaliste qu'avait laissée la première édition
sens qu'il convient de prêter à l'expression «possibilité de auprès des critiques. L'expérience n'en est pas moins régulièrement
l'expérience» ou à ce que Kant appelle aussi «l'expérience possible». présentée comme une production de l'entendement (<< le premier
Ces formules résument l'équivoque de la thèse kantienne sur l'a produit que fournit notre entendement, en élaborant la matière brute
priori: alors même qu'il est question, enfin, des lettres de créance de des sensations», Al; O., l, 761). Cette conception va de soi chez Kant
l'a priori, voici que Kant choisit de faire appel à l'expérience! L'a dès lors qu'on se rend compte que l:expérience «n'est elle-même pas
priori, source de l'universalité et de la nécessité, et l'expérience, dont autre chose qu'une continuelle Zusammenfügung (Synthesis) de
l'universalité ne peut être que relative, disait l'Introduction, s'engagent perceptions »3, étant donné que toute liaison ou synthèse ressortit à la
en une mystérieuse symbiose qui risque de les rendre méconnaissables. spontanéité du sujet connaissant. Cette idée constructiviste de synthèse4
Le recours à l'expérience possible dans le but de justifier l'a priori ne formera d'ailleurs le pilier de la Déduction dans sa deuxième édition •
pouvait manquer d'induire bien des commentateurs en erreur. La L'expérience, dans son appellation kantienne, signifie donc
plupart y ont vu, conformément à l'option empiriste de la Critique, un «l'enchaînemept (Zusammenhang) complet et soumis à des lois» de
5
renvoi à l'expérience actuelle comme pierre de touche de la validité « toutes les perceptions» • Il ressort de tous ces textes que l'idée d'une
\ des concepts purs: les catégories auraient une valeur objective parce liaison par l'entendement, sinon par la connaissance tout court, des
qu'elles sont confirmées par l'expérience ou, thèse que certains
passages de Kant paraissent accréditer, quand elles s'appliquent à des priori un principe formel de la liaison de l'entendement, à savoir celui de la
données de l'expérience. Ces conceptions vont manifestement à possibilité de l'expérience».
l'encontre de l'inspiration et des principes de la déduction définis 1. A propos de ce sens empiriste, auquel Kant se rallie lorsqu'il affirme que
l'expérience ne livre aucune universalité véritable, cf. H. Vaihinger, op. cit., t. l,
par Kant. Une preuve empirique des concepts purs - lesquels
176.
élèvent une prétention d'universalité et de nécessité strictes qu'aucune 2. B 147 (O., l, 864), 165-6 (877), 218 (914), 234 (926).
expérience ne saurait satisfaire - est foncièrement contradictoire, 3. Prol., Ak., IV, 275; O., Il,42. Cf. Opus postumum, Ak., XXII, 335; tr.
77 : l'expérience est «un système des perceptions, non un simple agrégat
car leur usage, explique Kant, «doit être complètement indépendant
sporadique (sparsim), mais lié dans un concept (conjunctim), non seulement donné
(ganzlich unabhangig) de l'expérience» (A 86 = B 119; O., I, 844). pour le sens (dabile), mais bien objectivement pensable (cogitabile) par
Comment entendre alors le principe de la possibilité de l'expérience? l'entendement selon un principe, c'est-à-dire a priori, comme unité, en rapport avec
Il faut tout d'abord comprendre que l'expérience possible et la la possibilité de l'expérience». Ak., XXII, 361; tr. 92: «l'expérience est un tout
intelligible de perceptions en général sous un concept». Ak., XXII, 476; tf. 102 :
possibilité de l'expérience ne signifient pas des renvois à l'expérience «l'expérience est un concept de l'entendement»).
actuelle, mais qu'ils désignent une unité conceptuelle, une 4. B 129-30; O., l, 851 : «Mais la liaison (conjunctio) d'un divers en
'construction' a priori de l'entendement l • Aucun terme n'est bien sûr général ne peut jamais venir en nous par les sens et par conséquent elle ne peut pas
non plus être contenue en même temps dans la forme pure de l'intuition sensible;
elle est en effet un acte de la spontanéité de la faculté de représentation ... toute
liaison est un acte de l'entendement, auquel nous voudrions donner l'appellation
1. L'Opus postumum (Ak., XXII, 336; tr. citée, 78) le dira bien: «Un tel générale de synthèse».
système de l'empirique n'est pas lui-même empirique, mais à son fondement il y a a 5. A 110; O., l, 1414. Cf. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. II, 365.

~
LA DÉDUCITON TRANSCENDANTALE
67
66 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI

perceptions est celle qui caractérise le mieux la notion d'expérience. l'expérience, un complexe de lois universelles et nécessaires, donc a
, Or selon Kant, cette liaison selon des lois bien définies, celles des priori.
catégories, procède d'une législation a priori de notre esprit. Cette C'est parce qu'elles représentent les conditions de l'expérience
liaison ne concerne pas les lois particulières de la nature, mais les possible, a priori, que les catégories jouiront d'une valeur objective,
liaisonsfondamentales du donné phénoménal qui composent le concept indispensable pour la constitution de l'expérience. Voilà ce qu'indique
de nature, comprise comme «l'enchaînement des phénomènes, quant à Kant dans un texte concis qui condense tout le propos de sa
leur existence, d'après des règles nécessaires, c'est-à-dire d'après des Déduction: «Or j'affirme que les catégories qui viennent d'être
lois» 1. Pareille nécessité témoigne, estime Kant, d'une origine a priori indiquées ne sont rien d'autre que les conditions de la pensée dans une
et non empirique. L'enchaînement nécessaire des perceptions édifie le expérience possible, de même que l'espace et le temps contiennent les
système rationnel de l'expérience, lequel est une production a priori de conditions de l'intuition pour cette même expérience. Elles sont donc
notre esprit. En vertu de ses catégories, notre entendement institue le aussi des concepts fondamentaux qui servent à penser des objets en
'cadre formel' de l'expérience, de ce que l'on pourrait se risquer à général pour les phénomènes, et par conséquent elles ont a priori une
appeler, paradoxalement encore une fois, 'l'expérience pure', étudiée valeur objective, ce qui était ce que proprement nous voulions savoir»
par la science que l'époque de Kant connaissait sous le nom de 'physica (A 111; O., l, 1415). La valeur objective des catégories, de l'a priori
pura' (et qui survit aujourd'hui quand nous parlons, sans trop penser, réside en ceci qu'elles renferment les conditions de l'expérience
de 'sciences pures'). C'est la physique qui s'intéresse aux lois uni- possible, laquelle est une création a priori. Il n'y a pas d'autre façon de
verselles et nécessaires de la nature et qui ne peut être qu'a priori. sauver l'a priori que d'y voir la condition des principes purs qui
Cette science existe et Kant tient seulement à en expliquer la possibilité. rendent possible l'expérience.
D'où la question que poseront les Prolégomènes, «comment la science Il y a lieu de préciser le sens de cette thèse, qui ne fait que moduler
1

pure de la nature est-elle possible? », qui résume l'Analytique et la ce que Kant avait posé comme le principe de sa Déduction •
Déduction des catégories et qui n'est qu'une sous-question de la L'expérience possible se constitue de liaisons pures auxquelles tous les
question capitale de la critique transcendantale, «comment une phénomènes sont nécessairement soumis, tout synthétique qui sera
connaissance par raison pure est-elle possible?» (Prol., Ak., IV, 275; étudié par la 'physique pure'. La déduction transcendantale se propose
O., II, 42). d'en sonder la possibilité. Son intention n'est donc que de s'interroger
Kant n'a pas lui-même employé l'expression 'expérience a priori'. sur les conditions de possibilité d'une synthèse ou d'une 'synthétisation'
Mais nous croyons que la formule de 1'« expérience possi bIc» en est a priori des phénomènes. La question roule ainsi, dans la terminologie
l'équivalent. Déjà, la notion de possibilité, qu'on songe au poids de ce de Kant, sur les conditions ou la crédibilité du jugement synthétique a
concept dans l'essentialisme leibnizien, fait signe vers une origine priori à prétention objective. Admettons que l'expérience possible se
purement intellectuelle. Elle en appelle à une possibilisation a priori tisse de 'synthèses a priori' (exprimées par des propositions qui soient
qui a sa source dans l'entendement. H.J. De Vleeschauwer a tout à fait 'synthétiques a priori'). Comment sont-elles explicables? Comment
raison de souligner que l'expérience possible est très souvent peut-on, en partant de nos catégories, bâtir un tout de connaissances
rapprochée du terme «nature »2, en ce qu'elle désigne la «forme de synthétiques a priori, celles de la métaphysique de la nature (ou, selon
3
l'expérience» • L'expérience possible représente donc la matrice de l'expression heureuse de Patonz, de la métaphysique de l'expérience)?
Le problème de la Déduction rejoint donc celui de la Critique dans son
entier: comment sont possibles des jugements synthétiques a
1. A 216 = B 263; O., I, 946. Cf. aussi B 165; O., I, 876: une «nature
1. A 95 ~ O .• l, 1404 : «Si donc il y a des concepts purs a priori ... , ils n'en
en général. comme conformité des phénomènes à la loi dans l'espace el dans le
temps». doivent pas moins être de simples conditions a priori d'une expérience possible,
2. H.]. De Vleeschauwer, op. cit., t. II, 190. seule base sur laquelle puisse reposer leur réalité objective».
3. Ibid .• 229 : «L'expérience possible est la forme de l'expérience. Cette 2. H.J. Paton, Kant' s Metaphysics of Experience, London. Allen and Unwin,
forme est a priori, elle dérive des facultés engagées dans l'expérience.» 1936, 4Ûl ed. 1965.
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68 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI
LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE 69
priori ?, question à laquelle le sort de la métaphysique, et de l'a
façon praticable de justifier un savoir a priori quelconque:
priori, se trouve suspendu. Nous savons en quoi consiste cette
«comment pourrions-nous mettre en place (auf die Bahn bringen
métaphysique de la nature: elle renferme les conditions a priori de
konnen) a priori une unité synthétique, si, dans les sources originaires
l'eipérience possible. Reste à savoir comment une synthèse a priori de
la nature est possible. de connaissance de notre esprit, il n'y avait a priori des principes
subjectifs d'une telle unité, et si ces conditions subjectives n'étaient pas
Le premier élément de réponse se trouve dans le phénoménalisme,
en même temps objectivement valables ... ?» (A 125; O., I, 1425).
dont Kant souligne lui-même l'importance au terme de la déduction:
C'est cette unité a priori de l'intuition pure suivant les catégories qui
«Les concepts purs de l'entendement ne sont donc possibles a priori, et
permet de comprendre la possibilité d'une connaissance universelle et
même par rapport à l'expérience, nécessaires, que parce que notre
nécessaire, a priori, des phénomènes, que l'on trouve dans la physique
connaissance n'a affaire qu'à des phénomènes, dont la possibilité réside
pure ou dans la métaphysique de la nature. On aperçoit ici rien de
en nous-mêmes, dont la liaison et l'unité (dans la représentation d'un
moins que la 'preuve' de la révolution copernicienne, l'hypothèse
objet) se rencontre simplement en nous, par conséquent doivent
qu'une connaissance a priori est possible si et seulement si elle est
précéder toute expérience et aussi la rendre d'abord possible selon la
produite par le sujet.
forme. Et c'est à partir de ce principe, le seul possible entre tous, qu'a
Donc, si les concepts a priori jouissent d'une validité objective,
été conduite notre déduction des catégories» (A 130; O., l, 1428).
c'est parce qu'ils s'exercent sur :U,ne certaine forme de 'matière',
Toute l'argumentation de la déduction repose en effet sur ce pré-
formelle justement, à savoir l'intuition pure, immanente au sujet: «la
supposé phénoménaliste. Une connaissance synthétique a priori de
logique transcendantale trouve devant elle un divers de la sensibilité a
l'expérience n'est possible que parce que nous n'avons affaire qu'à des
priori, que l'esthétique transcendantale lui présente, pour donner aux
phénomènes dont la possibilité (entendons l'intuition pure, condition
concepts de l'entendement une matière sans laquelle elle serait sans
de tout ce qui peut devenir phénomène pour nous) se trouve en nous. II
aucun contenu, donc complètement vide» 1. «La première chose qui
suffit d'épeler correctement ce principe (Grund), «le seul possible
doive nous être donnée en vue de la connaissance de tous les objets a
entre tous» et qui gouverne toute la déduction, pour expliquer la
priori est le divers de l'intuition pure» 2. La possibilisation d'une
possibilité d'une connaissance synthétique a priori. En abrégé: les
connaissance synthétique a priori en veriu "d'une détermination
concepts purs ont valeur objective quand ils s'appliquent à l'intuition
catégoriale du divers de l'intuition pure est le message immensément
pure, c'est-à-dire quand ils déterminent l'ordre nécessaire des
limpide qui ressort des passages les plus alambiqués de la Déduction,
phénomènes sur le sol a priori de l'intuition pure, antérieurement à
toute empirie. Le rôle objectif et a priori des catégories consiste à
instaurer différents types d'unité au sein de ce que fournit a priori 'lJ ne pouvons parvenir à aucune connaissance a priori, si ce n'est de l'objet comme
l'intuition pure, l'espace et le temps. La synthèse a priori qui intéresse phénomène, non comme la chose même» (ce que disait la Déduction en A 128; O.,
Kant dans la Déduction est celle de l'entendement et de la sensibilité l, 1427: «si les objets étaient des choses en soi..., rious n'en pourrions avoir de
concepts a priori»). Ibid., 360; tr. fr. 92: «les perceptions dans l'espace ou le
(A 128; O., I, 1427), consistant en une détermination catégoriale de temps contiennent le fondement de la possibilité de l'expérience». Ibid., 477; tr.
l'intuition pure qui tisse la toile de fond de la régularité nécessaire et 103 : «Seuls des phénomènes peuvent être donnés a priori. Le principe de la
universelle des phénomènes, de ce que Kant nomme l'expérience possibilité de l'expérience est pensé».
1. A 76-7 = B 102; O., l, 832. Cf. H.J. De Vleeschauwer, op. cit.,1. III,
possible. Et cette synthèse est possible, disons intelligible, parce que les 241 : «Donc la diversité intuitive n'est pas seulement a posteriori ou empirique,
données de l'intuition pure sont tout à fait immanentes l • C'est la seule mais elle peut être aussi a priori et pure. Kant appelle fréquemment celte diversité
pure».
1. Cf Sur un ton supérieur nouvellement pris en philosophie, Ak., VlII, 404; 2. A 78 = B 104; O., l, 833. Une lettre à Reinhold du 12.5.1789 est encore
O., III, 414: «C'est sur ces formes que repose la possibilité de toute connaissance plus explicite (Ak., XI, 2, 38; O., II, 825) : «Si le jugement synthétique est un
synthétique a priori ». Opus postumum, Ak. XXII, 4; tr. 122: «Comment la jugement d'expérience, c'est l'intuition empirique, si c'est un jugement a priori,
connaissance a priori est-elle possible? 1) La base est l'intuition pure, espace et c'est l'intuition pure qui doit être prise comme fondement». Cf. enfin H.J. De
temps». Ibid., 23, tr. 139: «Synthétiquement, a priori, à partir de concepts, nous Vleeschauwer, op. cit., t. III, 409: «Elargir la connaissance d'une manière a priori
suppose une intuition a priori ».
,
70
KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHIWSOPHIE : L'A PRIORI
I..A DÉDUCfION TRANSCENDANTALE 71
comme celui-ci: «Comme (weil) il y a en nous, à titre de fondement,
l'unité synthétique de tous les phénomènes, et par là il rend d'abord et
Une certaine forme de l'intuition sensible a priori, qui repose sur la
originairement possible l'expérience quant à la forme. Or, dans la
réceptivité de notre capacité de représentation (la sensibilité),
déduction transcendantale des catégories, nous n'avions d'autre
l'entendement peut alors, comme spontanéité, déterminer le sens
contribution à fournir qu'à faire comprendre ce rapport de l'enten-
interne par le divers des représentations données, conformément à
dement à la sensibilité, et par l'intermédiaire de celle-ci, à tous les
l'unité synthétique de l'aperception du divers, et penser a priori l'unité
objets de l'expérience, ,par conséquent la valeur objective de ses
sYnthétique de l'aperception du divers de l'intuition sensible comme la
concepts purs a priori» (A 128; O., I, 1426-7, mod.). Ce qu'il fallait
condition à laquelle doivent nécessairement être soumis tous les objets
démontrer.
de notre intuition (de l'intuition humaine); c'est ainsi que les caté-
Ce bilan confirme que lalloi de l'unité synthétique des phénomènes,
gories, comme simples formes de la pensée, reçoivent une réalité
objective» (B 150; O., I, 866). loi qu'on appelle nature et d6nt les spécifications fondamentales, celles
des catégories, peuvent être connues a priori, procède d'une collabo- .
L'idée d'une connaissance a priori des phénomènes, qui exprime ration a priori de la sensibilité et de l'entendement, des formes de
l'interactièm a priori de l'entendement et de la pure sensibilité, cesse
l'intuition pure et des catégories. Cette coopération, responsable de
donc de paraître gratuite, à condition toutefois de limiter l'extension l'ordre catégorial du spatio-temporel; définit les fondements de
d'une telle connaissance, rivée à l'intuition pure. La preuve de la
l'expérience possible, c'est-à-dire de la nature dans ce qu'elle a de
valeur objective des catégories va ainsi de pair avec la preuve de la
nécessaire et d'universel. L'idée d'une législation a priori de la nature
limitation des catégories, double preuve qui correspond à la double
par l'entremise d'une union de la sensibilité et de l'entendement
tâChe assignée à la déduction. L'a priori catégoriaI a valeur objective incarne le véritable terminus ad quem de la déduction, dans ses deux
parce qu'il s'applique à une donnée a priori, l'intuition pure, laquelle versions. Les commentateurs soutiennent peut-être un peu trop
requiert pour ainsi dire la synthèse intellectuelle de sa diversité. Mais promptement que la seconde édition «n'offre guère de similitude
cette planche de salut de l'a priori, l'intuition pure, est en même temps directe avec la première »1. Il saute pourtant aux yeux que l'idée d'une
la borne qui proscrit une extension de la connaissance a priori hors de constitution a priori de la nature vient clore les deux déductions. Loin
1'horizon de l'expérience possible. Là où il n'y a plus de diversité d'être un «appendice»l, l'examen de la constitution de la nature par le
intuitive à unifier pour rendre l'expérience possible, là s'arrête la sujet transcendantal représente dans les deux cas le véritable aboutis-
fonction objective de l'a priori. Déterminer la validité objecti ve de l'a
sement de la déduction.
priori, c'est d'un seul tenant en limiter la sphère d'exercice au champ, Nous avons déjà noté que la notion d'expérience possible
cOnnaissable a priori, de l'expérience possible.
s'apparentait plus qu'étroitement à celle de nature et de sa législation a
Résumons. L'a priori bénéficie d'une valeur objective dans la priori. La déduction qui en expose les fondements subjectifs, en accord
stricte mesure où il épelle les conditions de possibilité de l'expérience. avec la révolution copernicienne, doit donc déboucher sur l'idée para-
Tout ce que la déduction doit démontrer pour justifier cette possibili- doxale d'une nature constituée a priori, paradoxe qui est aussi celui
sation a priori, c'est que la réunion a priori de la sensibilité et de d'une expérience pure et qui incarne l'une des plus originales contri-
l'entendement constitue le terrain du seul synthétique a priori qui soit à
butions de Kant à l'histoire de l'a priori. Le projet d'une édification
la Portée de notre esprit. L'entendement émerge de la sorte comme
apriorique de la nature prête à la déduction un caractère à la fois
l'aUteur d'une légalité formelle, universelle puisque tous les
extravaguant et modeste. Extra~·àgum1;à cause de la présomption que
Phénomènes sont soumis aux conditions de notre pensée et qu'on paraît cacher l'idée d'une ·prodüction cië- la nature par le sujet: «c'est
sUPPose communes à tous les êtres humains. La déduction a donc tenu
Son pari, à la fois ambitieux et modeste, d'expliquer la manière dont
nos concepts a priori peuvent se rapporter aux objets. D'où le bilan de 1. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. III, 13. Cf. aussi plus loin, 18:
Kant : «L'entendement pur est donc dans les catégories la loi de «l'appareil externe des deux textes de la déduction n'offre guère de points de
contact».
2. Ibid., 258.
, 72 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE 73

donc nous-mêmes qui introduisons l'ordre et la régularité dans les l'objectivité 1. Mais la raison ne cesse pas pour autant d'agir entiè-
phénomènes, que nous nommons nature, et nous ne pourrions les y rement a priori. Son action s'exerce en effet sur l'intuition pure et par
trouver, s'ils n'y avaient été mis originairement par nous ou par la ricochet seulement, puisque les données empiriques doivent bien se
nature de notre esprit» 1. Modeste en raison de la limitation qui se soumettre aux conditions a priori de notre réceptivité, sur l'intuition a
trouve ainsi fixée au domaine de l'a priori connaissable. On ne sort posteriori. La déduction avait seulement pour tâche d'exhiber la
pas, finalement, de l'expérience, et si on en sort, ce n'est que pour légitimation d'une application de l'a priori à la sensibilité. Le
l'expliquer. schématisme tâchera d'en expliquer la 'mécanique' pour chacune des
La déduction transcendantale se termine donc sur un résultat catégories. Chaque schème personnifie une modalité, une nodalité
ambivalent, dont doit s'accommoder l'entendement humain dans sa aussi, de la synthèse a priori dont la déduction a déblayé une fois pour
quête d'une connaissance a priori. Cette connaissance est possible, mais toutes la légitimité. Le schématisme de l'intuition pure traduit une
iimitée. ~e rationalisme et le scepticisme sont surmontés parce que activité de l'entendement dont la formulation se déposera dans les
2
conjugués. La conclusion de la déduction est aussi claire que son principes de l'entendement pur • Ces principes comprennent
principe. Kant l'énonce dans la seule phrase qui soit soulignée dans le l l'ensemble des propositions universelles et nécessaires, parce
qu'émanant de notre esprit, qui rendent possible l'expérience. Ce
§ 27, intitulé «Résultat de cette déduction des concepts de
l'entendemeq.t» : «Il n'y a de connaissance a priori possible pour nous système livre, en d'autres termes, la totalité des propositions synthé-
que celle d'objets d'expérience possible» (B 166; O., I, 877), propo- tiques a priori (le principe de causalité, par exemple) au sujet de la
sition qui résume ce qui mérite d'être appelé la thèse critique sur l'a nature, dont la possibilité a été découverte par la déduction. On
priori et qui réapparaîtra souvent à ce titre tout au long de l'oeuvre de comprend dès lors pourquoi la Déduction doit précéder la théorie
Kane. transcendantale du jugement (Schématisme et Analytique des princi-
La possibilité de l'expérience et de la nature s'éclaire grâce à la pes). Avant de déployer le système des principes synthétiques a priori,
thèse phénoménaliste de Kant, laquelle rend compréhensihle la il faut en avoir justifié la possibilité. Ces principes représentent les
conjonction a priori de la sensibilité et de la spontanéité intellectuelle. spécifications de la loi universelle de la nature promulguée par l' enten-
Cette conjonction découvre le lieu de la synthèse a priori qui se dement pur. C'est le seul champ légitime d'une connaissance théorique
déposera dans des jugements synthétiques a priori, lesquels constituent a priori pour l'entendement.
la science pure de la nature. Le 'mécanisme' de cette synthèse, ainsi que On peut illustrer la possibilisation des jugements synthétiques a
ses douze modalités, s'explicitera dans le schématisme de l'enten- priori, telle qu'elle émerge de la Déduction, à l'aide du schéma
,
dement pur. La détermination de l'intuition pure s 'y effectuera par le 't suivant:
truchement d'une schématisation qui prendra la forme d'une
temporalisation de la catégorie, le temps étant le seul intermédiaire
pouvant relier la sensibilité et l'entendement purs. La temporalisation
de la catégorie signifie en quelque sorte que la raison doit se traduire
dans un registre sensible, quoique a priori, si elle veut prétendre à 1. Heidegger a donc parfaitement raison de soupçonner chez Kant la première
lueur d'une 'raison sensible', devant conduire à une nouvelle fondation de la
métaphysique, c'est-à-dire de l'a priori. Cf. à ce propos l'étude de C. Piché, «Le
1. A 125; O., l, 1424-5. L'entendement est «la législation (Gesetzgebung) schématisme de la raison pure. Contribution au dossier Heidegger-Kant», in Les
pour la nature» (A 126 ; O., l, 1425), «la source des lois de la nature» (A 127; Etudes philosophiques, 1986, 79-99.
O., l, 1426). 2. Cf. P. Ricoeur, Temps et récit, t. III: Le temps raconté, Paris, Seuil,
2. Cf. notamment B 294 (O., l, 969), 295 (971), A 246 = B 303 (977), 1985, 76 : «la schématisation de la catégorie... ne prend corps que dans les
A 395 (1463), A 702 = B 730 (1289), A 771 = B 799 (1340); C.R. Prat., , principes' ." dont les schèmes sont, chaque fois, la nomination abrégée». Cf.
Ak., V, 42 (O., II, 658-9); Anfangsgründe, Ak., IV, 474 (O., II, 372); C.F.J., déjà A. Hannequin, «Les principes de l'entendement pur. De leur fondement et de
Ak., V, 167 (O., II, 917); Progrès de la métaphysique, Ak., XX, 7, 274 (O., III, ~ leur importance dans la Critique de la raison pure », in Revue de métaphysique et de
1229). morale, 12, 1904,401-424.

J
,
74 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PIDLOSOPIDE : L'A PRIORI LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE 75
Idées métaphysiques synthèse a priori qui a9paraisse ici pensable est celle de la sensibilité et
de l'entendement. C'est de cette synthèse qu'un savoir a priori sera
possible. Puisqu'elle fait partie de la structure ou de la syntaxe de
Entendement Douze l'esprit humain, tous les phénomènes devront s'y conformer. Le savoir
catégories
a priori légitime roulera ainsi sur les règles a priori de liaison de nos
Résultat: propositions
! Il !
j
Lieu de la synthétiques a priori représentations, règles du langage ou de l'entendement pur. Le réel
synthèse Moyen terme: (principes) de l'enten-
a priori doit se régler sur cet a priori de sa saisie possible.
schème transcendantal dement pur et lois uni-
verselles de la nature L'idée d'une révolution copernicienne perd donc ce qu'elle pouvait
Sensibilité
llll
Intuition pure
avoir de gratuit, sinon de bizarre: «Que la nature doive se régler sur
notre principe subjectif d'aperception, qu'elle doive même en
dépendre quant à sa conformité à des lois, c'est ce qui semble fort
absurde et étrange. Mais si l'on songe que cette nature n'est rien en soi
Objets empiriques
qu'un ensemble de phénomènes, que par conséquent elle n'est pas une
chose en soi, mais seulement une multitude de représentations de
Les idées métaphysiques et les objets empiriques désignent la
l'esprit, on ne s'étonnera pas de la voir simplement dans la faculté
sphère de réalité dont il ne peut y avoir de connaissance synthétique a
radicale de toute notre connaissance, à savoir dans l'aperception
priori pour l'entendement. La ligne pointillée qui sépare le domaine
transcendantale, en cette unité qui seule lui permet d'être appelée objet
des objets empiriques de l'intuition pure signifie que nos concepts purs
de toute expérience possible, c'est-à-dire nature; et l'on comprendra
ne peuvent donner naissance à un savoir synthétique a priori qu'en
que par cette raison même nous puissions connaître cette unité a priori,
s'appliquant au donné a priori de l'intuition pure comme tel, avant
par conséquent comme nécessaire, ce à quoi nous devrions renoncer, si
toute donation d'un objet empirique dans la sensation. La possibilité du
elle était donnée en elle-même, indépendamment des premières
jugement synthétique a priori réside dans le principe du phénomé-
sources de notre pensée» (A 114; O., I, 1417; nous soulignons). Il
nalisme (Kant l'a souligné expressément à la fin de la Déduct ion A _
n'y a pas d'autre façon de résoudre le problème de la possibilité d'une
A 130; O., I, 1428); c'est-à-dire que la possibilité des phénomènes
connaissance a priori. Kant peut donc conclure (et il s'agit effecti-
réside en nous, à savoir dans les conditions de l'intuition pure. Ce
vement de la conclusion de la deuxième section de la Déduction A) :
qu'on peut connaître a priori, ce sont les lois ou règles conceptuelles
«En effet, je ne saurais alors où nous devrions prendre les propo-
qu'imposent les catégories à cette 'matière a priori' qu'est l'intuition
sitions d'une telle unité universelle de la nature, puisqu'il faudrait en
pure. Cette synthèse du concept et de l'intuition étant immanente à
pareil cas les emprunter aux objets de la nature même. Mais comme
notre pouvoir de connaître, une connaissance a priori en sera possible.
cela ne pourrait avoir lieu qu'empiriquement, on n'en pourrait tirer
En dehors de cette application de la catégorie à l'intuition pure, on ne
d'unité autre que simplement contingente, laquelle serait loin de
voit pas comment serait possible quelque connaissance a priori des
suffire à l'enchaînement nécessaire, que l'on veut dire quand on parle
objets en général. Cette application donne lieu à une synthèse ou une
de nature» (ibid.). De fait, si notre savoir ne s'applique qu'à des objets
structure a priori dont le système des principes sera l'énoncé et sur
dont le principe structural ne se trouve pas en nous, il est à jamais
laquelle tous les phénomènes devront se régler. C'est la preuve de la
impossible d'en arriver à quelque connaissance synthétique a priori
révolution copernicienne, selon laquelle une connaissance a priori
n'est envisageable que si le sujet en est l'auteur. que ce soit. La physique pure prouve que la connaissance synthétique a
priori existe, celle des lois universelles de liaison des phénomènes (qui
Si lâconnaissance n'est qu'un reflet des objets du monde extérieur,
sont en vérité des lois de liaison de nos représentations), et ce qui la
il n'y a évidemment pas de connaissance a priori. Si connaissance a
rend possible, c'est l'interaction a priori de l'entendement et de la
priori il y a, elle devra se jouer entièrement sur le terrain de la subjec.:.
tivité ou de l'aperception, antérieurement à toute empirie. La seule

J
LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE 77
76 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI

sensibilité pure, synthèse a priori que spécificieront les principes de vise un autre problème, tout aussi central, quoique étranger au propos
l'entendement pur selon l'ordre des catégories. d'une Critique de la raison pure (qui s'intéresse en premier lieu à la
question du jugement synthétique a priori) : non pas celui de l'objec-
tivité du jugement a priori, mais celui du fondement a priori du
JUGEMENTS DE PERCEPTION ET JUGEMENTS D'EXPERIENCE
jugement empirique. Dans le premier cas, c'est le savoir a priori qui
Nous venons de terminer l'étude de la Déduction transcendantale et est en cause, dans l'autre, celui du savoir a posteriori. Ces deux
l'exposition de sa thèse critique au sujet de l'a priori. Les connaisseurs questions doivent être rigoureusement séparées. Mais Kant les confond
de la Déduction auront certainement remarqué, donc regretté, que ici, pour le plus grand préjudice d'une interprétation cohérente de sa
notre examen, centré surtout sur son principe et son résultat, n'a fait ',' déduction transcendantale et de sa philosophie.
aucun cas d'une thématique que plusieurs jugent essentielle au propos Pour importante que soit la distinction entre les jugements de
d'une déduction transcendantale. Il s'agit de la distinction entre perception et ceux d'expérience, nous ne voyons pas ce qu'elle vient
'. jugements de perception et d'expérience. Le sens de celte distinction faire dans une critique de la raison pure qui cherche à résoudre le
est aussi simple que fondamental. Le jugement de perception consiste problème du jugement synthétique a priori (et de façon au mieux très
en un enchamement d'impressions qui n'a qu'une valeur subjective, qui secondaire celui de l'objectivité du jugement empirique). Husserl a
est donc dépourvu d'objectivité. Le jugement d'expérience, de son bien aperçu l'écart qui sépare la problématique de l'Introduction à la
côté, est une proposition empirique dotée de valeur objective. Cette Critique, qui promet de se concentrer sur le jugement synthétique a
distinction fut introduite par les Prolégomènes de 1783, puis reprise priori après avoir montré que la possibilité du jugement a posteriori ne
dans la deuxième édition de la Déduction. L'exemple de Kant illustre posait aucun problème, et les textes de l'Analytique qui feront ressortir
bien de quoi il s'agit (Prol., Ak., IV, 301; O., II, 73) : «quand le la problématicité du jugement a posteriori: «denn eben die Urteile,
soleil éclaire la pierre, elle s'échauffe» n'est à prime abord qu'un die in der Einleitung kein Problem bieten sollen [les jugements synthé-
jugement de perception, réunissant deux représentations, dont l'union tiques a posteriori], sind, genau besehen, dort [dans l'Analytique] ein
revêt un caractère purement subjectif. Ce jugement devient un juge- Problem »1. Expliquer les principes d'une physique pure, ce n'est pas
ment d'expérience dès que je lui prête un caractère objectif ct que expliquer l'objectivité du jugement empirique. Certes, les principes a
j'établis une liaison nécessaire entre la représentation de la chaleur et priori de l'entendement pur, dont la prétention de vérité intéresse la
celle du soleil. Le jugement cesse alors d'être purement subjectif ou Critique, contribuent aussi à constituer les conditions d'objectivité de
contingent pour se métamorphoser en jugement d'expérience, dont la tout jugement empirique, mais ce ne sont que des conditions néces-
valeur est dite nécessaire et universelle, c'est-à-dire qu'elle doit valoir saires et non suffisantes pour garantir la vérité empirique. Comment
pour tous. comprendre la considération que reçoit le jugement d'expérience dans
Mais comment un jugement de perception se convertit-il en l'argumentation d'une critique transcendantale, attention d'autant plus
jugement d'expérience? Par l'entremise d'un concept pur de l'enten- troublante que la première déduction, qui était bien une déduction
dement, répond maintenant Kant. L'objectivité universelle et néces- transcendantale, n'avait nullement parlé de la distinction que les
saire d'un jugement empirique ( !) révéle!ait une origine a priori. Prolégomènes et l'édition de 1787 propulseront à l'avant-scène de la
Voici que les champs de l'a priori et de l'expérience s'entrecroisent à déduction? C'est sur ce point que la divergence des deux éditions est la
nouveau dans la constitution de l'objectivité. Cependant, cette objec- plus criante, la plus embarrassante aussi. Comment l'expliquer?
tivité n'est plus celle que visait au premier chef la déduction trans- L'apparition soudaine de la distinction précitée dans un ouvrage
cendantale. Nous avons vu que le recours à l'expérience possible comme les Prolégomènes pourrait suggérer l'hypothèse suivante. On
n'entrait en ligne de compte dans la Déduction que dans le but de sait que Kant fut profondément déçu du silence et de l'indifférence qui
justifier la crédibilité d'une connaissance synthétique a priori au sujet
de l'expérience possible, connaissance qui n'est pas elle-même em- 1. E. Husserl, Erste Philosophie (1923/24), J. Kritische Jdeengeschichte,
pirique, mais résolument a priori. La distinction des Prolégomènes hrsg. von R. Boehm, Haag, Nijhoff, 1956, Husserliana VII, 380.

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78 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHIWSOPHIE : L'A PRIORI LA DÉDUcrrONTRANSCENDANTALE 79
1
avaient accueilli la parution de la Critique en 1781 • La plupart des Ce n'est pas que la thèse des Prolégomènes manque de logique. Elle
lecteurs avaient abdiqué devant un ouvrage à ce point inintelligible. est, au contraire, d'une logique absolue, mais trop éblouissante
Malgré l'importance stratégique que Kant avait pris soin de lui justement pour être crédible. Elle se fonde sur la prémisse que nos
attacher dans la préface (A XVI; O., l, 730), le difficile chapitre de la connaissances objectives tirées de l'expérience sont revêtues des
Déduction ne reçut aucune attention. La première recension de la \., prédicats de nécessité et d'universalité, ce que l'Introduction à la
1
Critique, celle de Garve et Feder, qui suscita la réplique des Prolégo- . Critique avait pourtant formellement contesté ! Or ces prédicats
mènes, avait notamment omis de parler de la Déduction2 • L'insuccès de ' témoignent bien sûr d'une origine a priori. Donc, conclut Kant, l'a
la Critique, et de la Déduction, attribuable à son manque de clarté et à priori est objectif parce que responsable de l'objectivité des jugements
son caractère trop volumineux ou trop scolastique, fit mûrir dans d'expérience! Séduit par cette logique, Kant finit par perdre de vue le
l'esprit de Kant l'idée d'un exposé populaire de la philosophie ''f- nœud du problème, celui de la possibilité des jugements synthétiques a
3
critique , que seront les Prolégomènes. Il n'est pas interdit de penser priori, accordant magnanimement aux jugements d'expérience une
que Kant ait alors espéré obvier à l'obscurité de la Déduction en optant prétention à l'universalité et à la nécessité que leur refusaient les textes
pour une présentation plus accessible de la déduction de ses concepts fondateurs de la Critique.
purs. La distinction des jugements de perception et d'expérience, L'inconséquence est flagrante, d'autant que les Prolégomènes
illuminante au premier coup d'oeil, répond à ce souci de vulgarisation. conserveront la position originaire du problème de la connaissance
Kant a sans doute vu dans cette distinction une possibilité nouvelle de synthétique a priori. Toute la table des matières des Prolégomènes
justifier l'a priori en faisant valoir que le concept pur est une instance s'ordonne autour de la question fondamentale, «comment une
incontournable dans l'objectivité de nos connaissances empiriques, connaissance par raison pure est-elle possible? ». La discussion du
mais sans remarquer que la donne du problème de l'a priori s'en jugement d'expérience entre en scène dans une section qui promet de
trouvait modifiée, sinon travestie, de fond en comble. Si l'on veut répondre à la question «comment la science pure de la nature est-elle
justifier la possibilité d'un jugement d'expérience, 'argumente' main- possible? ». En vérité, ce n'est pas de la science pure qu'il sera
tenant Kant, il suffit de faire appel à un facteur a priori, seul garant de question - qu'il s'agisse des Principia de Newton, des Anfangsgründe
l'universalité et de la nécessité que nous associons au jugement objectif. de 1786, de l'Analytique des principes ou de la métaphysique de la
Cette solution possède l'avantage d'être facilement intelligible. Le nature projetée par Kant - , mais de la science empirique. Il Y a un
problème, c'est qu'elle n'explique rien du tout. Elle ne nous apprend inexplicable écart entre la promesse et l'argumentation effective de
rien puisqu'elle ne précise pas comment et à quelles conditions cette section, comme l'a bien vu H.J. De Vleeschauwer : «Bien que la
s'effectue l'intervention de la catégorie dans le processus d' objecti- seconde partie des Prolégomènes nous annonce l'examen de la possibi-
vation qui est censé rendre compte de la mutation du jugement de lité d'une science naturelle pure, il s'agit, au cours de la déduction,
perception en jugement d'expérience. On a l'impression d'assister à un uniquement de la possibilité des jugements d'expérience, et cela, grâce
processus magique, plus mystifiant que les rêveries les plus vision- au petit tour de passe-passe par lequel cette science est constituée
2
naires du rationalisme dogmatique, comme si Kant mobilisait tout à exclusivement de jugements d'expérience ». Tout se passe comme si
coup des «Zauberkriifte », auxquelles il professait ne rien entendre
dans la première préface à la Critique (A XIII; O., l, 728). 1. A 1 (O., I, 761); B 3-4 (O., I, 759). La Critique de la raison pratique le
réitérera en 1788, un an après la parution de la seconde édition (Ak., V, 12; O., II,
619) : «D'un principe d'expérience vouloir tirer de la nécessité (expwnice aquam),
et vouloir par là conférer à un jugement la véritable universalité ... c'est tout
1. Cf. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. II, 420-1 : «La Critique, loin simplement une contradiction». Ex pumice aquam, 'tirer de l'eau d'une pierre
d'avoir été un succès, s'était perdue dans la production massive que l'on débitait, ponce', c'est ce que feront les Prolégomènes en trouvant de la nécessité et de
deux fois par an, aux foires de Leipzig ... L'insuccès, voire même l'indifférence l'universalité dans les jugements d'expérience.
dépassaient les prévisions les plus pessimistes. » 2. Op. cit., t. II, 448. Cf. aussi ibid., 493-4 : «La première [défectuosité]
2. Cf. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. II, 426. consiste dans l'hétérogénéité entre la promesse et l'aboutissement de la seconde
3. Ibid. partie des Prolégomènes. Kant part de la réalité d'une science naturelle pure et
lA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE 81
80 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI

Kant était lui-même victime de son propre empirisme en réduisant le faire ressortir la dimension problématique, mais il demeure étranger à
problème de l'a priori à celui de l'objectivité empirique, comme s'il l'horizon d'une critique de la raison pure et au pari de la révolution
avait reculé, pourrait-on dire avec Heidegger, devant l'abîme d'une copernicienne.
connaissance a priori qu'il avait ouvert en 1781.
La seule explication de cette confusion, grave puisqu'elle
embrouille le problème authentique de la connaissance a priori, celui
d'une critique transcendantale, pourrait résider dans la vocation
populaire des Prolégomènes. Mais cette explication est plus ou moins
satisfaisante puisque Kant réintroduira la dichotomie des jugements
d'expérience et de perception dans la seconde version de sa Déduction·
en 1787 (tout en conservant la position et la solution originaires du
problème de la connaissance synthétique a priori !). Sans doute
devons-nous nous résigner, à la suite d'à peu près tous les commen-
tateurs, à déplorer la superposition de problèmes hétérogènes l dans
l'argument de la déduction transcendantale. Nous avons cru faire
justice à la rigueur de la thèse critique sur l'a priori en choisissant - à
nos risques et périls, que doit encourir toute exégèse de la pensée
kantienne, c'est-à-dire de la déduction - d'exclure la question du
jugement d'expérience de notre présentation de la Déduction. Nous
nous rallions ainsi aux textes fort nombreux et cohérents où Kant
affirme que la vérité, donc l'objectivité, de la connaissance a posteriori
est affaire d'adéquation, de la connaissance avec un contenu empirique
transmis par les sens, et pas uniquement le résultat de l'application d'un
concept pur à une synthèse de perceptions (thèse absente de la première
édition). Pris en lui-même, le problème de l'objectivité du savoir
expérimental est bien réel, et le criticisme a largement contribué à en

promet d'en énumérer les conditions transcendantales. La nouvelle Analytique a


donc pour but de montrer les conditions de la «reine Naturwissenschaft». A quoi
aboutit-elle en réalité? A rien de plus qu'à nous montrer les conditions d'une
science naturelle empirique».
1. Cf. encore une fois H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. l, 30 : «Il est connu
que dans la Critique en général et la déduction en particulier, la cohérence parfaite
n'est qu'un mythe. Elles ressemblent toutes les deux bien mieux à une
superposition, à un étagement de couches ou de lignes de pensée qui, sans se
contredire brutalement, sont néanmoins difficilement conciliables». Cf. aussi D.
Henrich, Identitat und Objektivitiit. Eine Untersuchung über Kants transzendentale
Deduktion, Heidelberg, Carl Winter, 1976, Il : «Ist aber ein Text seiner eigenen
theoretischen Perspektive nicht machtig und darum auch nicht zu allen notigen
Distinktionen imstande, so konnen sich daraus Überlagerungen verschiedener
Begründungsgange in ein und derselben Sequenz von Satzen ergeben. Die
Interpretation hatte allererst auszumachen, welcher von ihnen konsistent gemacht
werden kann und welcher auch in entfalteter Form defekt bleibt».
IV

VERS UNE MÉTAPHYSIQUE


DES INTÉRÊTS DE LA RAISON

Nous venons de parcourir dans ses grandes articulations la thèse


critique sur l'a priori théorique, dont l'intention consiste à défendre
l'hypothèse d'une révolution copernicienne, seule porte de sortie
pennettant de réserver une place, au milieu d'un univers scientifique
de plus en plus voué à l'expérience, à la possibilité d'une connaissance a
priori. L'expérience, scrupuleusement bannie de la sphère de
l'EntO'1't1l1ll et de la vérité au matin de la philosophie, chez Parménide et
Platon, finit par circonscrire le seul champ légitime de la science.
Selon Kant, l'unique connaissance a priori qui reste à la disposition de
l'entendement théorique est celle des conditions ou des principes de
l'expérience possible. Ce type de savoir a priori se justifie puisqu'il
demeure immanent à l'entendement humain. Les catégories bénéficient
d'une valeur objective parce qu'elles s'appliquent, a priori, à
l'intuition pure, détermination catégoriale qui constitue la structure de
l'expérience possible antérieurement à toute empirie. C'est ainsi
l'idéalité de l'espace et du temps (cf. B 308; O., I, 982), leur imma-
nence à notre intelligence, qui rend possible une connaissance synthé-
tique a priori du 'réel', portant sur les règles de liaison des données de
l'expérience.
La préface à la seconde édition de la Critique n 'hésitait pas à
introduire cette révolution copernicienne comme une espèce de pis-
aller, comme si elle représentait la dernière bouée de sauvetage d'un
savoir entièrement rationnel, donc plus fondamental que les autres.
Les Progrès de la métaphysique viendront confinner en 1793 que la
thèse critique sur l'a priori cognitif représente une sorte d'ultimatum
pour le rationalisme, qui résulte d'une reductio ad absurdum des autres
hypothèses visant à justifier le bien-fondé du savoir a priori :« s'il y
a donc une connaissance synthétique a priori, il n'y a pas d'autre issue
(so ist kein andrer Ausweg) que d'admettre qu'elle doit contenir ... les
84 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 85

conditions a priori de la possibilité de l'expérience en général» (Ak., la raison était traditionnellement considéré comme une activité
XX, 7, 274; O., III, 1229). Le savoir a priori n'est défendable qu'à la purement désintéressée, la notion d'intérêt étant le plus souvent
condition que la raison accepte de limiter ses prétentions et de se associée à des mobiles sensibles et non rationnels.
contenter d'« une propriété modeste» (eines kleinen Besitzes, La première allusion à cette métaphysique nouvelle, ouvertement
A 768 = B 796; O., l, 1338, mod.). intéressée, se trouve dans la discussion des antinomies de la raison
Mais la raison pure voudra-t-elle s'accommoder d'une telle issue? pure, dont on sait qu'elles sont à l'origine de tout le problème critique
Acceptera-t-elle le nihil ulterius (A 395; O., l, 1463) de la sobriété chez Kane. Et pour cause: la découverte d'une antithétique, non
critique? Rien n'est plus douteux. Kant sait trop bien que la raison ne seulement entre les écoles, mais au sein de la raison pure elle-même,
saurait se contenter d'épeler les conditions de l'expérience possible et est un scandale qui rend impératif l'établissement d'un tribunal
qu'il y aura par conséquent toujours une «métaphysique naturelle» critique chargé de déterminer les prétentions légitimes de la raison
qui poussera la raison en dehors du monde sensible. Définissable pure (au sens large du terme). C'est en vertu de sa propre nature si la
comme faculté de l'a priori, la raison, ne pouvant se satisfaire de rien raison penche à la fois vers un rationalisme absolu et vers un scepti-
d'empirique, est conduite en vertu de sa logique la plus intime vers un cisme positiviste. Comment concilier ces deux tendances aussi fonda-
Inconditionné qui transcende la simple énumération des principes de mentales que contradictoires de la raison humaine? La clef du
l'expérience phénoménale. La moitié la plus claire de la Critique, la
Dialectique, se consacrera à cette pulsion, à ce «Trieb zur Erwei- 1. Lettre à Garve du 21 septembre 1798 (Ak., XII, 257-8) : «Nicht die
terung» (A 5 = B 8; O., l, 763) indéracinable de la raison humaine, Untersuchung vom Daseyn Gottes, der Unsterblichkeit usw. ist der Punct gewesen
von dem ich ausgegangen bin, sondern die Antinomie der r. V. : 'Die Welt hat
mais pour conduire à un résultat négatif en ce qui concerne la possi- einen Anfang - : sie hat keinen Anfang usw. bis zur vierten : Es ist Freyheit im
bilité .d'une extension de nos connaissances a priori par raison pure. Menschen, - gegen den: es ist keine Freyheit, sondern alles ist in ihm
Dans la terminologie de Kant, seul l'entendement peut aspirer à une Naturnothwendigkeit'; diese war es welche mich aus dem dogmarischen
Schlummer zuerst aufweckte und zur Critik der Vernunft selbst hintrieb, um das
connaissance a priori, celle de l'expérience possible, la raison (au sens ScandaI des scheinbaren Wiederspruchs der Vernunft mit ihr selbst zu heben ».
précis du terme) devant renoncer dans le champ de la spéculation à un Cf. à ce sujet H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. I, 148; du même auteur, «Les
savoir synthétique a priori par purs concepts (<< la raison pure tout antinomies kantiennes et la Clavis universalis d'Arthur Collier», in Mind, 1938,
entière ne contient pas, dans son usage simplement spéculatif, un seul 303-320; F. Alquié, La critique kantienne de la métaphysique, Paris, P.U.F.,
1968, 72. Dans son émouvante présentation de l'Aufkliirung kantienne, Karl
jugement directement synthétique par concepts », A 736 = B 764; Popper (Conjectures and Refutations. The Growth of Scientific Knowledge, New
O., l, 13 ~5). Sur cette question, la censure de la raison théorique York, Harper & Row, 1965,175-200) invoque aussi cette lettre à Garve, mais afin
demeure intraitable. de mettre en évidence ce qu'il croit être la motivation foncièrement cosmologique du
problème de la Critique (177 : «it was the cosmological problem, as Kant explains
Seulement, il faut bien s'entendre sur les conséquences d'une in one of his letters, which Led him to his theory of knowLedge, and to his Critique
pareille censure. Kant nous assure que «la perte (Verlust) que la of pure reason»; 178 : «Kant tells us that he came upon the central problem of his
raison spéculative doit subir dans ce qu'elle imaginait jusqu'alors être Critique when considering whether the universe had a beginning in time or not»).
C'est une interprétation qu'il convient de nuancer, d'autant qu'elle prend un sens
sa possession ... ne touche que le monopole des écoles, mais en aucune légèrement positiviste chez Popper. Dans Conjectures and Refutations, l'aveu de
façon l'intérêt de l' homme» (B XXXI-I; O., l, 749). Cet élément est 1798 sert en effet à confirmer la thèse selon laquelle la racine de tous les problèmes
nouveau: l'intérêt de l'homme ressortirait indemne de la limitation du philosophiques se trouve dans les sciences, ce qui a pour corollaire d'anéantir
champ de l'a priori. Que faut-il comprendre par là? Nous aimerions l'autonomie des questions philosophiques ou de les réduire à l'épistémologie (cf.
l'essai «The Nature of Philosophical Problems and their Roots in Science», dans le
montrer qu'avec cette thèse, Kant lance l'idée d'une métaphysique qui même recueil, 66-96). Nous ne débatterons pas ici de cette thèse, mais elle n'est
ne repose plus sur les seules lumières de la raison théorique, celle qui sûrement pas corroborée par la lettre à Garve. Ce n'est pas une énigme d'ordre
avait galvanisé les écoles rationalistes, mais sur les intérêts de cosmologique ou physique qui conduit Kant à une critique de la raison (celle de
savoir si le monde a un commencement ou une fin, comme le veut Popper), mais le
l 'humanité. Kant a été, à notre connaissance, le premier philosophe à scandale, proprement métaphysique, d'une raison qui entre en contradiction avec
avoir parlé expressis verbis d'un «intérêt de la raison». L'exercice de elle-même. Ce problème, qui n'est que philosophique, est celui de la crédibilité de
l'a priori.
86 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PffiLOSOPffiE : L'A PRIORI VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 87

problème s'esquissera dans le chapitre intitulé «De l'intérêt de la qui soit proprement contraignant pour l'être humain et dont, par
raison dans ce conflit avec elle-même», nouvelle plaque tournante de conséquent, une métaphysique soit possible. La première et la plus
la révolution copernicienne et de l'histoire de l'a priori. Kant note indispensable fonction de la raison consiste à déterminer a priori l'agir
d'abord que dans l'antinomie du rationalisme dogmatique et de des hommes. Condamnée à l'impuissance théorique, la raison ne peut
l'empirisme sceptique l'objet en litige «nous intéresse vivement» (uns être féconde que dans la sphère 'pratique', celle qui intéresse «tout ce
sehr interessiert, A 464 = B 492; O., l, 1119, mod.). Les questions qui est possible par liberté» (A 800 = B 828; O., l, 1361). Mais que
du commencement du monde, du caractère substantiel et, partant, signifie agir suivant l'a priori de la raison? Toute l'éthique de Kant est
incorruptible de l'âme, de la liberté et de l'être suprême concernent la réponse à cette question, et n'est que ça.
trop directement l'attitude de l'homme face à l'existence et à son sens Cette éthique n'a pas trouvé sa première expression dans les
pour être indifférentes à la raison humaine. Selon le pari de Kant, la Fondements de la métaphysique des mœurs ou la seconde Critique.
tendance naturelle de la raison à dépasser les bornes du sensible ne peut Elle a sa place, de choix et de droit, dans la Critique de la raison pure
être absolument vaine. Le penchant de la raison en faveur de la puisqu'elle représente l'issue de la doctrine kantienne de l'a priori.
position dogmatique et rationaliste n'est condamnable que si la raison Une critique exhaustive de la raison pure, qui ne sait pas encore qu'elle
se méprend sur le sens de sa propre activité. En soi, la raison ne saurait sera complétée sept ans plus tard par une critique expresse de la raison
être irrationnelle. L'apparence transcendantale ne procède que d'un pratique, se doit d'examiner «l'usage pratique de la raison»
malentendu de la raison avec elle-même et non d'une perversion (A 797 = B 825; O., l, 1359, souligné par Kant) dans une section
congénitale de la raison, laquelle se concilierait difficilement avec pertinemment intitulée «De la fin dernière de l'usage pur de notre
1
l'optimisme de l'Aufkliirung dont Kant est le fils. Contrairement à un raison». Puisque la table des matières n'en renferme officiellement
préjugé très répandu, Kant n'entretient pas une conception radica- aucune, et c'est assez rare dans les écrits de Kant, il est permis de voir
lement pessimiste de la raison. L'errance de la raison résulte simple- dans cette section, et tout le Canon de la raison pure, l'authentique
ment d'une méprise à propos de son orientation fondamentale. La conclusion de la première Critique (l'Architectonique et l 'Histoire de
tension vers l'Inconditionné n'a rien de répréhensible si on la présente la raison pure représentant des 'annexes', ce que confirme, du reste, la
sous le jour qui convient à sa vocation véritable, c'est-à-dire 'pratique'. diction de ces deux derniers chapitres de l'œuvre de 1781). Nous
La raison ne s'illusionne que si elle transforme sa pulsion vers l'absolu aimerions montrer ici de quel droit on peut y déceler l'aboutissement
en connaissance synthétique a priori du monde transcendant. La quête de la méditation de Kant sur la raison pure.
de l'absolu ne produira jamais de science a priori de l'Inconditionné, Le Canon s'ouvre en soulignant ce qu'il y a de 'mortifiant' pour la
mais elle pourra être redéfinie de façon à pouvoir répondre aux raison pure d'apprendre qu'elle ne peut parvenir à aucune connais-
intérêts pratiques de l 'humanité. Cette thèse ordonne la transformation sance dans son usage simplement spéculatif, ce qui conduit Kant à
pratique du métaphysique chez Kant et pour l'ensemble de la philo- soupirer que «la plus grande et peut-être la seule utilité de toute philo-
sophie postkantienne. sophie de la raison pure n'est sans doute (wohl) que négative»
Mais en quoi consiste l'intérêt de la raison? «Tout intérêt », dit (A 795 = B 823; O., l, 1358). Ce «wohl» laisse bien entendre que
Kant, «est en définitive pratique» (C.R.Prat., Ak., V, 121; O., II, la Critique ne se contentera pas d'un résultat purement négatif. Sinon
752) - formule qui peut paraître tautologique. Mais si elle l'est, c'est on verrait mal en quoi cette critique transcendantale, selon sa fonction
en large mesure grâce à Kant. 'Pratique' veut seulement dire que la essentielle, pourrait servir de pierre de touche à une métaphysique
raison est vouée à l'action, à orienter l'agir en fonction d'un principe future. Sinon la tension métaphysique naturelle ne serait qu'une
inconditionné, celui de la loi morale, le seul a priori positif de la raison dérisoire et inutile passion. Tout le propos du Canon sera de déblayer
une issue positive à la tension de la raison: «cependant (indessen) il
doit y avoir quelque part une source de connaissances positives (einen
1. A 743 = B 771; O., l, 1320: «Tout ce que la nature elle-même ordonne
est bon à quelque fin», dit Kant avant d'éclairer le véritable sens de notre tension Quell von positiven Erkenntnissen) qui appartiennent au domaine de la
naturelle vers l'Inconditionné.
88 KANT El' LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 89

raison pure, et qui ne sont peut-être une occasion d'erreur que par l'usage légitime de la raison -le seul et unique objet d'une critique de
l'effet d'un malentendu, mais qui en réalité constituent le but du zèle de la raison a priori - , ce n'est que de la raison pratique qu'il sera traité.
la raison» (A 795-6 = B 823-4; O., I, 1358). Kant parle bien de L'a priori cognitif, légitime uniquement au niveau de
«connaissances positives». C'est évidemment de la possibilité d'une l'entendement - et Kant savait avant Schiller et Hegel que les réali-
métaphysique positive qu'il est question. L'échec de la raison spécu- sations de l'entendement restent bien en deçà des exigences de la
lative dans son effort métaphysique vient d'être consigné dans la raison - , sera donc relayé dès la fin de la Critique de la raison pure
Dialectique. Kant se propose maintenant d'explorer une nouvelle voie, par l'a priori pratique de la raison. Nouvel a priori qui veut traduire
tenue en réserve jusqu'à la Méthodologie de la raison pure (si l'on fait l'efficace de la raison pure dans la praxis, qui veut démontrer que
abstraction, bien entendu, des échappées de la troisième Antinomie). l'agir n'est pas entièrement régi par des principes pragmatiques\
«Vraisemblablement, on peut espérer pour elle [la raison pure] un comme le croit volontiers notre époque et comme commençait à le
plus heureux succès sur la seule voie qui lui reste encore, celle de soupçonner le siècle des Lumières, de plus en plus porté vers
l'usage pratique» (A 796 = B 824; O., I, 1358-9). La raison pure se l'utilitarisme et l'empirisme. Le principe d'un agir rationnel, instau-
découvre à nouveau confrontée à un ultimatum: l'usage pratique rateur de moralité, ne pourra être que formel. On n'attend pas de la
représente la dernière bouée de sauvetage qui s'offre à l'espoir de philosophie qu'elle recommande à notre édification des modes d'agir
«connaissances positives» issues de la raison pure. concrets - ce serait quitter le sol de l'a priori et de la philosophie - ,
C'est à un 'canon' qu'il revient de déterminer les principes propres mais qu'elle élucide le critère, donc l'a priori, en fonction duquel telle
à la destination véritable de la raison, donc de délimiter le « terrain qui ou telle manière d'agir pourra être dite rationnelle, c'est-à-dire valable
lui est propre », celui des «principes pratiques» (A 794 = B 822; pour chacun, donc juste. C'est tout. Bien que son intention ne puisse
O., I, 1357). S'il faut entendre par canon «l'ensemble des principes a être que 'matérielle', en ce qu'il vise la réalisation concrète de la
priori du légitime usage de certains pouvoirs de connaître en général» moralité, le principe de la rationalité, en tant que principe, devra
(A 796 = B 824; O., I, 1359), le Canon de la raison pure sera rien rester formel s'il doit pouvoir s'appliquer à toutes les situations
de moins que la détermination des principes de l'usage légitime de la éthiques.
raison pure. Ne rejoint-on pas ici l'objet le plus crucial d'une critique Il ne faut pas confondre formalisme et absence de contenu. Ainsi
de la raison pure, dont le propos est bien de cerner, en vue de que l'a soutenu Heidegger dans l'un de ses rares textes sur la philo-
l'établissement d'une métaphysique, rusage légitime de la raison sophie pratique de Kant, c'est bien plutôt la forme qui permet à l'action
pure? S'il en est ainsi, c'est spécifiquement dans le «Canon de la humaine de recevoir une densité véritable, c'est-à-dire une direction,
raison pure» qu'il y a lieu d'apercevoir le point d'arrivée de toute la une détermination rationnelles: «le formel n'est pas le vide indéter-
réflexion critique de 1781, celle qui veut rendre possible l'accomplis- miné, mais justement la détermination (forma, dôoç)>> 2. On pourrait
sement d'une métaphysique enfin rigoureuse. Dès la Critique de la même avancer que l'agir spécifiquement humain n'a de contenu que
raison pure, qui n'appelle encore aucune Critique de la raison dans la mesure où il est déterminé par une 'forme', c'est-à-dire un
pratique, le seul champ légitime de la pure raison sera situé dans sa sens, une raison, une norme. En quoi consistera cette norme, cet a
fonction pratique: «Par conséquent, s'il y a quelque part un usage priori de la raison pure pratique? Le règne de l'a priori étant celui de
légitime de la raison pure, auquel cas il doit y avoir aussi un canon de
cette raison pure, alors ce canon ne concernera pas l'usage spéculatif 1. C'est à partir de cette critique du pragmatisme qu'il faudra lire la Critique de
la raison pratique. La «première question» de cette Critique, précisera bien Kant
mais l'usage pratique de la raison. C'est donc cet usage que nous allons dans l'Introduction, est «de savoir si la raison pure suffit, à elle seule, à déterminer
maintenant rechercher» (A 796-7 =B 824-5; O., I, 1359). Contrai- la volonté, ou si elle n'en peut être un principe déterminant qu'en tant qu'elle est
rement à ce que feront croire les deux autres Critiques, la première conditionnée empiriquement» (Ak., V, 15; O., II, 623-4). Kant voit donc que s'il
n'y a pas d'a priori pour la pratique, on est en plein pragmatisme. Encore une fois,
Critique est loin de se limiter à la seule raison théorique. Lors même il s'agira de 'sauver' l'a priori contre l'empirisme.
qu'il est question, dans le Canon de la raison pure, des principes de 2. M. Heidegger, GA 31, 279; tf. De l'essence de la liberté humaine, Paris,
Gallimard, 1987, 258.
90 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 91
l'universalité, le seul critère susceptible d'authentifier la pure justification philosophique» 1. J. Habermas s'inspire également du
rationalité morale devra résider dans l'universalité potentielle de la principe universaliste de l'éthique kantienne afin de tirer au clair ce
maxime de notre agir. L'universel de la raison pure n'est pas connu, qu'il nomme, dans un allemand très contemporain, le «moral point of
mais commandé. La raison, dévalorisée comme souche a priori de view»2. Il est évident que le principe de l'universalité ne veut être rien
connaissance, s'impose à nous sous la forme d'un commandement de plus que la traduction en termes philosophiques de l'a priori qui
absolu, de ce que la Grundlegung appellera un impératif catégorique. guide déjà la conscience commune quand elle porte un jugement sur la
Mais l'idée d'impératif et d'un commandement inconditionné moralité d'une action. Kant n'entend pas proposer un nouveau principe
(<< schlechthin gebieten », A 800 = B 828; O., l, 1362) figure déjà de morale, mais présenter une formulation philosophique du moral
dans le Canon, la 'conclusion' de la première Critique: la raison pure point of view toujours-déjà en exercice: «Mais qui donc voudrait
donne «des lois qui sont des impératifs, c'est-à-dire des lois objectives introduire un nouveau principe de toute moralité et être pour ainsi dire
de la liberté, qui disent ce qui doit arriver» (A 802 = B 830; O., l, le premier à le découvrir? Comme si avant lui le monde avait été dans
1363). La conception kantienne de l'impératif catégorique est trop l'ignorance ou dans une erreur générale sur la nature du devoir»
bien connue pour devoir être re-présentée ici. Nous ne nous intéres- (C.R.Prat., Ak., V, 8; O., II, 615). Qu'elle s'actualise dans une
serons donc qu'à son apport à la thèse critique sur l'a priori. perspective hegélianisante ou herméneutique ou dans celle d'une
En toute rigueur, l'universalité incarne la seule donnée a priori qui théorie critique de la société, il semble qu'aucune discussion éthique ne
puisse émaner directement d'une raison pure. Le champ de l'a priori puisse faire abstraction, s'il doit être question de rationalité en éthique
pratique est donc très restreint, comme l'avait été l'a priori théorique (ce que d'aucuns contestent, bien sûr), de la prétention de nos maximes
(limité, comme on l'a vu, au fonctionnement basal de l'entendement, à l'universalité dans le contexte d'un agir responsable, c'est-à-dire dont
pouvoir de synthèse). Selon Kant, la boussole de l'universalité n'en est on puisse répondre, le moment venu, devant autrui.
pas moins le critère qui se trouve au fondement de nos jugements Si elle se concentre sur l'a priori rationnel qui puisse servir de
moraux. Une maxime qui ne pourrait être érigée en loi universelle, fondement à une morale philosophique, la réflexion kantienne n'oublie
valable pour tous ceux qui seraient dans la même situation, peut jamais que le bonheur demeure le telos ultime de l'agir. Kant est le
difficilement se faire passer pour morale. La plupart des éthiques premier à reconnaître que tous les humains recherchent et doivent
postkantiennes l'ont bien reconnu. Schiller, pourtant très sévère à rechercher le bonheur. «Etre heureux est nécessairement ce que
l'endroit du rigorisme kantien, n'en aperçoit pas moins dans les désire tout être raisonnable mais fini; c'est donc aussi un inévitable
principes de la philosophie pratique de Kant «les sentences prescrites principe déterminant de sa faculté de désirer» (Ak., V, 25; O., II,
par la raison commune et les faits de l'instinct moral» 1. L'éthique de 635). Comme êtres dépendants des objets de la sensibilité, «le
Hegel n'a jamais renoncé à l'identité de l'universel et du rationnel, bonheur», écrira Kant dans la Religion (Ak., VI, 46; O., III, 62), «est
même si elle estime que leur réunion reste purement abstraite chez pour nous la première des choses, et ce que nous désirons sans
Kant (et comment pouvait-il en être autrement dans une analyse de la conditions ». La morale, réflexion sur l'ethos humain, a donc
dimension a priori de la raison pratique ?). Plus près de nous, l'hermé- nécessairement affaire au bonheur. Seulement, la raison pure, la seule
neutique de Gadamer, infiniment plus proche de la Sittlichkeit qui doive intéresser la philosophie critique, instituée afin d'étudier le
hegélienne que du devoir-être kantien, salue aussi chez Kant «l'ex-
plication conceptuell~ d'un principe dont l'évidence n'exige aucune
1. H.-G. Gadamer, «Gibt es auf Erden ein Mass? », in Philosophische
Rundschau, 32, 1985,9.
2. J. Habermas, «Moralitiit und Sittlichkeit. Treffen Hegels Einwiinde gegen
Kant auch auf die Diskursethik zu? », in Moralitiit und Sittlichkeit, hrsg. von W.
1. F. Schiller, Über die iisthetische Eniehung des Menschen, in F. Schiller, Kuhlmann, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1986, 32. Texte cité et repris par K.-O.
Samtliche Werke, München, Winckler, 1968, Bd. V, 312: «die verjiihrten Apel, «Grenzen der Diskursethik?», in Zeitschriftfür philosophische Forschung,
Aussprüche der gemeinen Vernunft, und ais Tatsachen des moralischen 40,1986, 6. Pour l'éthique universaliste de Habermas, cf. son livre Moral-
Instinktes». bewusstsein und kommunikatives Handeln, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1983.
1!

92 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PlflLOSOPlflE : L'A PRIORI VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 93

pouvoir de législation a priori, ne renferme aucune règle technique physique de la raison pratique demeure une théorie. Ce n'est pas la
conduisant directement au bien-être. C'est l'une des limites de la raison 'pratique' qui vient résoudre tous les problèmes de la métaphysique.
pure. Kant n'a sans doute pas tort de croire que la conception du bien- C'est simplement la réalité de la raison pratique, attestée par
être dépend de chacun et de conditions largement empiriques. Le l'impératif catégorique, qui permet d'ouvrir un nouvel avenir à la
principe de la moralité, lui, et lui seul, peut être défmi a priori, parce métaphysique, dont il ne faut pas cacher les ambitions théoriques. Il
qu'il n'exprime rien d'autre que l'a priori le plus élémentaire de la s'agit bien, lisait-on au début du Canon, de découvrir dans l'efficacité
raison, sa tension vers l'universel. C'est pourquoi les principes de la pratique de la raison pratique «la source de connaissances positives»
moralité et du bonheur devront être (provisoirement) dissociés, mais (A 795 = B 823; O., l, 1358, nous soulignons). Depuis l'efficace
en aucune façon opposés: «cette distinction entre le principe du qui, lui, n'est pas 'théorique', de la raison pratique, il s'agit
bonheur et celui de la moralité n'est toutefois pas pour cela une d'inaugurer une métaphysique novo methodo, c'est-à-dire qui se mette
opposition immédiate, et la raison pure pratique ne demande pas qu'on à l'écoute des 'intérêts' a priori de la raison humaine.
renonce à toute prétention au bonheur» (C.R. Prat., Ak., V, 93; O., l, Revenons à la question de tout à l'heure: comment définir ces
721). Du strict point de vue moral, l'a priori de la raison, parce intérêts qui ne sont pas empiriques? Tout intérêt de la raison, écrit
qu'universel, doit cependant l'emporter, s'il y a conflit, sur la Kant dans le texte le plus célèbre de cette 'méthodologie', se trouve
recherche personnelle du bonheur. C'est sur cette clairvoyance du concentré dans ces trois questions: que puis-je savoir? que dois-je
moral point of view que peut être fondée, par exemple, la critique de faire? que m'est-il permis d'espérer? La première -question, bien
l'égoïsme ou de l 'hédonisme absolus. qu'elle ait mobilisé à elle seule l'effort d'à peu près toute la Critique, se
Aux yeux de Kant, la suprématie du principe de la moralité voit présentée comme la moins essentielle des trois à la fin suprême de
n'entraîne pas l'exclusion du principe du bonheur. A vrai dire, c'est la raison. Lorsque nous avons répondu à cette question, qui «n'est que
plutôt le contraire, comme on le verra, qui fera l'objet de ce que l'on spéculative (bloss spekulativ) », dit Kant comme pour en diminuer la
doit appeler l' 'espérance' de la raison pratique, le souverain bonheur, portée, «nous sommes restés tout aussi éloignés des deux grandes fins
dont il sera question dans la deuxième section du Canon de la raison où tendait proprement tout cet effort de la raison pure»
pure, «De l'idéal du souverain bien comme fondement pour la (A 805 = B 833; O., l, 1365). Mais si Kant lui a consacré autant
détermination de la fin dernière de la raison pure», sans aucun doute d'attention dans sa première Critique, c'est vraisemblablement en
le sommet de la métaphysique kantienne. La raison pratique, présentée raison de la prédominance du théorique à l'intérieur de toute la
dans le Canon, s'achève donc sur un idéal, le souverain bien, au même tradition métaphysique, qu'il vient de détruire, c'est-à-dire de
titre que la raison théorique, dont le terme était marqué par l'idéal de réouvrir. L'idéal de la raison pure a en effet toujours été celui d'une
la raison pure, personnifié par Dieu. La Dialectique transcendantale theoria, d'une connaissance de l'a priori des a priori. La Critique vient
avait fait état de la vanité de toutes les preuves théoriques de l'existence d'en rabaisser l'importance au profit de la destination pratique de la
de Dieu, l'idéal de la raison pure et pour cette raison la clef de voûte de raison, opérant un changement de paradigme dans l 'histoire de la
la métaphysique. SeuIl 'idéal de la raison pratique permettra de prêter métaphysique, la transition du simple théorique au pratique, qui se
une réalité objective à l'idéal de la spéculation théorique, réalisation verra confirmé par la suprématie de l'éthique dans tous les écrits
rendue envisageable depuis la transformation 'pratique' de la méta- majeurs de Kant d'après 1783, pour ne rien dire de la prolifération des
physique chez Kant. prises de position politiques à partir du même moment: les Fonde-
Le vocabulaire de Kant est ici un peu glissant. On lit souvent que la ments de la métaphysique des mœurs, la Critique de la raison pratique,
composante 'pratique' de la raison viendrait donner un contenu à la Critique du jugement, la Religion et la Métaphysique des mœurs.
l'idéal de la raison 'théorique', mais dans la mesure où il est pensé et Mais s'il est autant question de l'a priori purement cognitif de
mis au service d'une nouvelle 'métaphysique', l'idéal de la raison l'entendement dans l'œuvre de 1781, c'est qu'avant de déployer tout
pratique ressortit encore à l'ordre de la théorie. La théorie méta- l 'horizon de la praxis et de ses ressources métaphysiques, la Critique
94 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PillWSOPillE : L'A PRIORI VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉIŒTS DE LA RAISON 95
devait s'expliquer avec l 'héri tage de l'a priori classique, celui qui veut 'conclusion'! de la Critique de la raison pure : «Dans un canon de la
être connu. Avec la Critique de la raison pure, la métaphysique et raison pure, nous n'avons à nous occuper que de deux questions qui
l'intérêt de la raison basculeront du côté de l'éthique, déclenchant une concernent l'intérêt pratique de la raison pure, et relativement
révolution dans notre intelligence des priorités philosophiques l • C'est auxquelles un canon de son usage doit être possible, à savoir: Y a-t-il
l'une des façons dont la Critique s'ordonne à la charnière de deux un Dieu? Y a-t-il une vie future? »2 On reconnaît, bien sûr, dans cette
époques métaphysiques. double motivation les postulats qui constitueront dans la seconde
Mais quelles sont ces «deux grandes fins où tendait proprement Critique la doctrine du souverain bien, la véritable métaphysique de
tout l'effort de la raison pure», maintenant qu'a été détrôné l'intérêt Kant, définie en fonction du but final et de l'intérêt de la raison pure.
strictement théorique de la première question? On pourrait d'abord Insistons, au risque de la redondance: c'est partout l'intérêt de
croire que ces fins se trouvent assignées aux deux autres grandes l 'homme qui aiguille la métaphysique kantienne. Et l'intérêt de
questions, que dois-je faire? et que m'est-il permis d'espérer? Ce n'est l'homme, tout ce qu'il peut espérer, vise d'abord le bonheur - «Alles
pas le cas. Dans un passage qui peut paraître étrange au regard du poids Hoffen geht au! Glückseligkeit» (A 805 = B 833; O., I, 1365). Le
que revendiquera la philosophie morale après 1781 et de la transfor- pensée de Kant mettra donc l'espoir du bonheur au sommet de la méta-
mation qu'elle met en œuvre en métaphysique, Kant atténue aussitôt physique, précisant dans un texte de la Critique de la raison pratique
l'urgence de la deuxième question pour l'économie d'une philosophie que la philosophie n'est rien d'autre que la «doctrine du souverain
transcendantale, comme il l'avait fait pour la première question: «La bien» (Ak., V, 108; O., II, 740). Disant s'inspirer de la signification
deuxième question n'est que pratique (bloss praktisch). Si elle peut qu'avait le terme de philosophie chez les anciens, Kant affirme que le
comme telle appartenir à la raison pure, elle n'est cependant pas rôle de la philosophie doit consister «à enseigner le concept dans
transcendantale, mais morale, et par conséquent elle ne peut d'elle- lequel il faut placer le souverain Bien, ainsi que la conduite à suivre
même occuper notre critique» (A 805 = B 833; O., l, 1365, mod.). pour l'acquérir» (ibid.). S'il en est ainsi, peut-être est-il plus à propos
Il faut en conclure que l'intérêt le plus authentique de la raison repose de considérer la transformation pratique de la métaphysique moins
sur la troisième question, celle de l'espoir de la raison. De fait, et on l'a comme un 'changement de paradigme' que comme un retour à la '1
rarement remarqué, toute la section sur «L'idéal du souverain bien conception originaire de la philosophie\ et à laquelle la tradition
comme fondement pour la détermination de la fin dernière de la raison métaphysique ne serait pas restée fidèle. Toute modernité est renais-
pure» (nous soulignons) sera vouée à la troisième question de la sance. L'important est seulement que la philosophie redevienne une
raison, à l'espérance. C'est en fonction de cette question que seront théorie du souverain bonheur et tâche d'enseigner la conduite à suivre
définies les «deux grandes fins où tend l'effort tout entier de la raison pour le recevoir.
pure ». Elles concernent respectivement les «deux propositions La conduite susceptible de nous mener au bonheur fait naturel-
cardinales de notre raison pure: Il y a un Dieu, il y a une vie future» lement l'objet de la philosophie morale. En toute conséquence, la
(A 741 = B 769; O., I, 1319), qui réapparaîtront dans le Canon, la morale de Kant sera une morale du bonheur, et pas de n'importe quel
bonheur (on a vu que ses acceptions étaient le plus souvent empiriques
et variables), mais d'un bonheur qui puisse être dit 'souverain', in-
1. Révolution qu'exprimera le «primat de la raison pratique» dans la seconde surpassable. Seulement, le bonheur ne pourra servir de principe en
Critique (Ak., V, 119 sq.; O., II, 754 sq.) et qui sera l'étincelle de la pensée de
Fichte et de l'idéalisme allemand. On lit, par exemple, au début de ce que l'on a
appelé, suivant Rosenzweig, «le plus ancien programme de l'idéalisme allemand» 1. M. Clavel, op. cit., 23-4, est l'un des rares à l'avoir entrevu. Sur le fond,
(1797), texte de la main de Hegel, qu'à la suite de la révolution kantienne cf. aussi E. Weil, Problèmes kantiens, Paris, Vrin, seconde édition, 1970,34 s.
«dorénavant toute la métaphysique tombe dans la morale» (Mythologie der 2. A 803 = B 831; O., l, 1364. Dans l'Opus postumum la question «y a-t-
Vernunft, hrsg. von C. Jamme et H. Schneider, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1984, il un Dieu?» sera régulièrement présentée comme «le problème de la philosophie
Il). Il va sans dire que l'idée marxienne d'une réalisation pratique de la philosophie transcendantale» (Ak., XXI 17; tr. 204).
et d'une suprématie de la transformation sur l'interprétation du monde s'inscrit, 3. Cf. notre étude «La renaissance de la raison grecque chez Kant», in La
historialement, dans cette révolution métaphysique. naissance de la raison en Grèce, éd. par J.-F. Mattéi, Paris, P.U.F., 1989.

---t.
96 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PIDWSOPIDE : L'A PRIORI
VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 97
morale, le bonheur n'étant que le telos, le but final, de la morale, son
bonheur, condition sine qua non du bien le plus intégral et de la
terminus ad quem et non son terminus a quo. La morale devra donc se
cohérence de l'agir moral.
contenter de nous enseigner comment nous pouvons nous rendre
Au reste, la conception que Kant se fait du bonheur et de l'intérêt
«dignes du bonheur» (A 806 = B 834; O., I, 1366), formule qui
ultime de la raison exige ces deux postulats dont l'objet transcende le
confirme, il nous semble, que l'éthique kantienne en est bien une du
monde sensible. Réaliste ou pessimiste, Kant estime que notre quête du
bonheur parce qu'assignée à l'intérêt suprême de l'humanité. Que faut-
bonheur ne sera jamais pleinement satisfaite sous des conditions
il faire pour se rendre dignes du bonheur? Kant répond qu'il faut agir
empiriques (et qui voudrait dire qu'il a tort?). La logique du désir fait
dans l'esprit de la loi morale afin de contribuer à la réalisation du plus
en sorte que la satisfaction des sens ne produira aucun contentement
grand bien. Al' encontre de ce que l'on enseigne souvent, depuis
absolu. Il est possible de traduire le mot Glückseligkeit, qu'on rend
l'opposition hegélienne de la Tugend et du Weltlau/, l'éthique de Kant
d'ordinaire par bonheur (et que l'allemand contemporain se contente
ne se réduit pas à une pure morale de l'intention, indifférente à sa
d'appeler Glück), par 'félicité'. C'est elle qui est visée sous les auspices
propre réalisation et au cours du monde. L'impératif catégorique
du souverain bien. Le bonheur que recherche l'homme au plus
ordonne dans chacune de ses formules : agis! Il est donc expressément
profond de lui-même ne concerne pas une plus grande jouissance ou un
tourné vers l'action. Celui qui cultive de bonnes maximes, mais qui se
simple bien-être matériels, mais une tranquillité d'âme qui n'est pas
croise les bras au lieu d'agir, viole l'impératif moral!. «Nous ne
que de ce monde. Même si la philosophie pratique nous enjoint d'agir
croirons obéir à cette loi», répète Kant dans des textes qu'on ignore
en vue du plus grand bien sur Terre, ce Weltbeste ne sera jamais le
trop souvent, «qu'en travaillant au plus grand bien du monde (das
Hochstes Gut, le bien le plus élevé. La complétude, et c'est elle que
Weltbeste befordern) en nous et dans les autres» (A 819 =B 847;
nomme le souverain bien, n'est pas ici-bas à la portée de notre finitude.
O., I, 1375, mod.). On lira aussi à la dernière ligne de l'Archi-
Le bonheur qu'envisage la pensée de Kant reste de nature méta-
tectonique de la raison pure que la «fin capitale» reste «le bonheur
universel» (A 851 = B 879; O., I, 1398). physique, mais il résulte de la métamorphose pratique du méta-
physique: c'est par notre agir que nous pouvons espérer mériter une
Il est clair d'après tous ces textes que l'intérêt de la morale
félicité éternelle et que seul Dieu rend concevable. L'orientation
kantienne se veut pratique au sens fort du terme en ce qu'elle aspire au
transcendante de la philosophie kantienne n'est cependant pas in-
plus grand bonheur. Seulement, cette aspiration n'entraîne pas la
compatible avec son intention de partir des intérêts de la raison. C'est
réalisation automatique du bonheur hic et nunc. L'homme a beau agir
que, selon Kant, l'intérêt au bonheur qu'ont tous les humains en
autant qu'il peut en tâchant de se conformer à l'impératif moral, et
partage vise essentiellement un bonheur de félicité (traduisant littéra-
Kant reconnaît qu'une conformité parfaite reste presque impossible
lement Glück-seligkeit) lié aux deux propositions cardinales: il y a un
pour des êtres finis, il ne peut être le seul artisan de son bonheur et du
Dieu, il y a une vie future.
souverain bien dans l'acception universelle, idéale, du terme. De là la
Ces deux affirmations, qu'aurait bien aimé établir la raison
nécessité de faire appel à deux postulats métaphysiques, ceux de
seulement théorique, n'en demeurent pas moins des propositions
l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu, afm de sauvegarder
synthétiques a priori. C'était pour jauger la possibilité de tels
l'intelligibilité du souverain bien. Seule une durée infmie, garantie par
jugements qu'une critique transcendantale avait été mise en place. Mais
Dieu, est en mesure d'assurer la juste proportion de la moralité et du
comment justifier de telles assertions métaphysiques devant le tribunal
d'une critique transcendantale? Nous savons déjà qu'un troisième
terme est nécessaire en vue d'expliquer le bien-fondé d'une pro-
1. L'insistance sur l'agir qui doit découler de l'observation de la loi morale a
conduit Karl Jaspers à affirmer que l'éthique de Kant en était une de la position synthétique a priori? Quel peut bien être ce tertium quid dans
responsabilité (Verantwortungsethik) et non de la vaine intention (Kant. Leben. le cas des postulats de la raison pratique? Voici comment la seconde
Werk. Wirkung, München, Piper, 1975, 102 s.; tr. fr. Kant, Paris, Plon, coll. 10- Critique répondra à notre question: «Pour étendre pratiquement une
18, 1970, 125 s.). Cf. aussi O. Hoffe, Immanuel Kant, München, C.H. Beek,
1983, 180. connaissance pure, il faut que soit donnée a priori une intention
VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON
99
98 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PlllLOSOPlllE : L'A PRIORI

(Absicht), c'est-à-dire un but comme objet (de la volonté) qui, strictement empiriques et contingents. «Je lui donne parfaitement
indépendamment de tous les principes théoriques, soit représenté raison dans tous les cas où le besoin est fondé sur l'inclination, qui ne
comme pratiquement nécessaire par un impératif déterminant la peut même pas postuler nécessairement, du point de vue de celui qui en
volonté immédiatement (catégorique); et c'est ici le souverain Bien» est affecté, l'existence de son objet et contient encore moins une
(Ak., V, 134; O., II, 771, mod.). Ce qui autorise l'extension a priori exigence valable pour chacun et qui, par conséquent, n'est qu'un
du savoir dans un horizon pratique, c'est donc une Absicht, un intérêt a principe subjectif des souhaits» (ibid.). De l'inclination à la réalité, la
priori de la raison, la double fin : y a-t-il un Dieu? y a-t-il une vie conséquence n'est pas bonne. Mais l'intérêt qui nous pousse à postuler
future? Non seulement l'objet de la métaphysique nouvelle est-il conçu l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme n'est pas un penchant
en fonction des intérêts de la raison, la possibilité même de la méta- comme les autres. Il n'est pas ici question, nous assure Kant, d'un
physique et du synthétique a priori découlant de l'ordre pratique sera penchant subjectif, donc empirique et particulier, mais d'un Vernunft-
explicitement fondée sur l'intention suprême de l'humanité, le souve- bedürfnis, d'un «besoin rationnel dérivant d'un principe détenninant
rain bien. Le summum bonum de la Méthodologie et de la seconde objectif de la volonté, c'est-à-dire de la loi morale, laquelle oblige
Critique incarne aussi bien le but que la condition de possibilité de la nécessairement tout être raisonnable, et, par conséquent, l'autorise à
métaphysique. supposer a priori dans la nature des conditions confonnes à la loi, et
Mais, devons-nous demander, est-il légitime de conclure d'un rend ces dernières inséparables de l'usage pratique complet de la
besoin à la réalité de son objet? L'homme est-il immortel du seul fait raison»l. Autrement mis, l'intérêt de la raison est objectif parce qu'il
qu'il le désire? L'existence de Dieu est-elle prouvée parce qu'elle est universel, faisant système avec le seul a priori positif de la raison
pure, la loi morale. Le commandement moral, factum de la raison, a
apparaît nécessaire à la réalisation du souverain bien conçu par
pour telos ultime le souverain bien. Laisser tomber l'objectif universel
l' homme? L'auteur qui a dénoncé tout au long de la Dialectique
l'illusion transcendantale qui consiste à prendre ses désirs méta- de la loi morale équivaudrait, dans l'esprit de Kant, à priver la raison
de tout efficace et, finalement, de toute cohérence. Pourquoi la raison
physiques pour des réalités succombe-t-il au même sophisme? A n'en
pas douter, la métaphysique des postulats de la raison pratique procède enjoindrait-elle tous les êtres moraux à travailler à la réalisation d'un
d'un intérêt de la raison. Kant serait le dernier à le contester. Mais idéal impossible? Acquiescer à la loi morale, principe de l'action, c'est
en même temps admettre son tenne, la souverain bien et sa double
comment justifier le saut de l'intention à la réalité d'un objet qui ne
peut être donné en aucune expérience? condition de possibilité, Dieu et l'immortalité, leur supposition étant
«aussi nécessaire que la loi morale» (C.R.Prat., Ale, V, 144; O., II,
La Méthodologie n'évoque pas encore cette objection, assurément
la plus sérieuse qui puisse être soulevée en regard d'une métaphysique 783). L'objectivité des postulats de la raison pratique dérive de
qui se met de propos délibéré sous l'égide des intérêts de la raison. l'indubitable objectivité, c'est-à-dire ici de l'universalité, de la loi
morale et de la rationalité qu'elle ouvre à l'existence humaine. De
Mais Kant s 'y attaquera dans une note de la deuxième Critique où il
renvoie à une étude du philosophe Wizenmann qui «conteste le droit l'espérance à la réalité objective de ce qui est espéré, la conclusion n'est
de conclure d'un besoin à la réalité objective de l'objet, et explique sa bonne que s'il s'agit d'un besoin objectif de la raison et Kant n'en
pensée par l'exemple d'un amoureux qui, s'étant épris à la folie d'une connaît qu'un seul, le bien suprême, lié à deux articles de foi,
idée de beauté qui n'est qu'une chimère de son cerveau, voudrait l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. On trouve dans cette
conclure qu'un objet de ce genre existe réellement quelque part» (Ak., supposition, dans cette logique de la rationalité pratique, la conclusion
V, 143-4; O., II, 783). La critique de Wizenmann s'en prend de toute d'une critique de la raison pure, dont l'intention était d'évaluer l'usage
évidence à la métaphysique pratique élaborée dans le Canon de la
première Critique, sept ans avant la Critique de la raison pratique où 1. C.R.Prat., Ak., V, 144~ O., Il, 783. On se reportera aussi à Qu'est-ce que
Kant répond déjà aux critiques de sa théologie morale. Kant se dit s'orienter dans la pensée?, où Kant défendra «le droit du besoin de la raison»
pleinement d'accord avec Wizenmann pour ce qui est des désirs (Ak., VIII, 137~ O., II, 534) à orienter l'extension de la pensée en dehors des
limites de l'expérience.
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100 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PIfiLOSOPIfiE : L'A PRIORI
VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 101
légitime et l'extension possible de la raison pure. C'est le point
postumum. Les titres que Kant envisageait de donner à son dernier
d'aboutissement, limité, mais inestimable, de la première Critique, qui
ouvrage, qui promettait d'être une présentation systématique de la
répond ainsi à la question centrale de la possibilité de la métaphysique
pour la raison humaine. philosophie transcendantale, confirment l'orientation ultimement
théologique de sa spéculation : «La totalité des choses : Dieu et le
Kant présentera souvent cette issue théologique de la rationalité
monde», «Dieu, le monde et l'homme», «Système total de la raison
pratique comme la clef de voûte de la philosophie transcendantale.
pure»l. Le doublet «Dieu et le monde» est le leitmotiv qui revient
Retraçant en 1793 l'évolution de la métaphysique en Allemagne, qui
tout au long de l'Opus postumum : «la philosophie transcendantale:
culmine dans sa propre philosophie, Kant soutient que le troisième et
la doctrine de Dieu et du monde» (Ak., XXI, 6 et passim). H.J. De
dernier stade de la métaphysique «est celui de la théologie, avec toutes
Vleeschauwer a donc raison de soutenir que l'idée de Dieu devait
les connaissances a priori qui y conduisent et la rendent nécessaire »,
incarner le sommet de l'Opui. L'idéal théologique, dernier moment
celui «où la métaphysique donne à son trajet un accomplissement
pratiquement dogmatique et où elle parvient à sa fin ultime» 1. C'est de la raison pure dans la Dialectique, devait aussi couronner le système
sur le théologique que veut s'achever la philosophie critique, souligne de la philosophie transcendantale, solidaire en cela de l'impulsion
Kant dans le dernier chapitre de la Critique, roulant sur l'Histoire de la fondamentale de la métaphysique et dont la possibilité devait être
raison pure: «Il est assez remarquable, bien que cela ne pût arriver établie par la propédeutique d'une critique de la raison pure.
naturellement d'une autre manière, que les hommes, dans l'enfance de Si la théologie avait été frappée d'interdit dans la Dialectique,
la philosophie, aient commencé par où nous finirions plutôt mainte- c'était exclusivement à titre de projet épistémologique. Kant n'a
nant, c'est-à-dire par étudier la connaissance de Dieu et l'espérance» cependant jamais cessé d'y voir une pensée nécessaire et justifiée de
l'intelligence humaine\ parce qu'exigée par l'a priori pratique de la
(A 852 = B 880; O., J, 1399). N'est-il pas significatif que les trois
raison. Ainsi que l'a montré Gerhard Krüger, la théologie que dé-
Critiques se terminent, à toutes fins utiles, sur des 'preuves' de
gonfle la critique kantienne est celle de la métaphysique d'entende
l'existence de Dieu : en 1781, dans le Canon de la raison pure et plus
spécifiquement dans l'idéal du souverain bien comme principe qui ment, propre à l'AufkUirung rationaliste, qui s'autorise des réalisations
a priori de la science pour étendre le champ de la théorie à la con-
détermine <<latin dernière de la raison pure», en 1788, dans la doc-
naissance de la divinité. C'est pour s'inscrire en faux contre l'auto-
trine des postulats de la raison pratique et dans la Critique du jugement
suffisance de cette métaphysique qui sait tout que Kant met en évidence
sur une apologie de la théologie morale et, selon l'intitulé de son
l'a priori de la moralité, signe de l'insuffisance de la nature humaine et
dernier paragraphe, sur une étude de «l'assentiment résultant d'une
de sa dépendance pratique envers un ordre de choses théologique, donc
croyance pratique»? Est-ce un hasard si le premier livre majeur que
impénétrable. C'est pourquoi la destitution théorique de la théologie
Kant fait paraître après avoir clos son œuvre critique en 1790, alors
sera inversement proportionnelle à sa valorisation pratique,
que tous attendaient la métaphysique promise en 1781, traite de la
renversement qui apparaît mystérieux ou contradictoire tant et aussi
«religion dans les limites de la simple raison»? La préoccupation
longtemps que l'on n'a pas aperçu que l'intention de Kant est de fonder
théologique, 1'héritage le plus intime de la métaphysique classique, a
une métaphysique rationnelle, c'est-à-dire par-delà les lumières de
aussi surplombé les tout derniers travaux du penseur, ceux de l'Opus
l'entendement théorique. Comme l'a bien noté O. Marquard, si Kant
ordonne à la science théorique, donc à l'entendement, de se limiter à
1. Progrès de la métaphysique, Ak., XX, 7, 281; O., III, 1235. Cf. sur ce l'expérience, c'est aussi pour déblayer l'horizon d'une métaphysique
point J. Kopper, Die Stel/ung der Kritik der reinen Vernunft in der neueren qui ne relève pas seulement de l'ordre de la théorie, mais qui s'appuie
Philosophie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1984, 13-14. On voit
par là que «dogmatique» n'est pas toujours un concept péjoratif chez Kant. Ceci
permettrait peut-être de comprendre le «sommeil dogmatique» des Prolégomènes 1. Pour les références, multiples, cf. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t. III,
comme un épisode temporaire dans l'histoire de la métaphysique, d'où Kant aura 662.
voulu tirer la raison, sous l'influence de Hume (cf. notre Introduction, p. 13, note 2. Op. cit., t. III, 651.
1). 3. Cf. 1. Findlay, Kant and the Transcendental Object, Oxford, Clarendon
Press, 1981, xviii.
102 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PIDLOSOPIDE : L'A PRIORI
VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 103
sur un commandement impératif de la raison: la métaphysique n'a pas
Mais cette issue théiste, leibnizienne (que l'on songe à la référence
été amputée pour faire place à la science exacte, comme le croit
explicite au «règne de grâce» dans le Canon), de la métaphysique
l'exégèse néo-kantienne, c'est, au contraire, la science exacte qui a été
kantienne ne saurait en aucune façon donner lieu à un triomphalisme
ravalée pour faire place à une nouvelle métaphysique l • N'est-ce pas le
de la raison pure et à l'effondrement du nihil ulterius de la Critique. Le
sens précis de la fameuse fonnule: «je devais donc supprimer
postulat pratique de l'existence de Dieu, non sa connaissance théorique,
(aufheben)2 le savoir, pour trouver une place pour la foi» (B XXX;
et de l'immortalité résume tout ce que peut espérer la raison
O., I, 748)? On peut ici se réclamer de Hegel qui a été le premier à
lorsqu'elle est parvenue à son tenne théologique. Paraphrasant un
«reconnaître comme un très important résultat de la philosophie
passage des Paralogismes, on pourrait affirmer que la proposition «il
kantienne le fait qu'elle ait mis en valeur la finitude de la connaissance
y a un Dieu, il y a une vie future» constitue 'le seul texte' de la
d'entendement reposant simplement sur l'expérience »3, réservant à la
théologie pratico-rationnelle.
raison tout le champ de l'infini (quelles que soient, par ailleurs, les
Cette modeste conclusion ne paraîtra étroite qu'aux yeux des écoles
réserves de Hegel à l'égard de la modestie théorique de la raison
rationalistes, beaucoup plus ambitieuses dans leurs recherches a priori,
kantienne). On peut donc dire, en un certain sens, que Kant est peut-
mais Kant estime qu'elle suffit parfaitement si l'on veut répondre - et
être moins le premier penseur de la modernité, d'un monde
la philosophie n'a pas d'autre tâche - aux intérêts de la raison et à ce
déthéologisé et sans métaphysique - ce qu'il est incontestablement
que le commun des mortels attend de la métaphysiquè. Ce sera la
devenu pour l 'histoire de la philosophie - que le dernier des repré-
conclusion du Canon de la raison pure et, partant, de la première
sentants de la métaphysique théiste, d'une métaphysique qu'il a cru
Critique: «Mais est-ce là, dira-t-on, tout ce qu'accomplit la raison
devoir 4réorienter dans un sens pratique afin d'en sauvegarder la
validité • pure, quand elle s'ouvre des vues par-delà les limites de l'expérience?
Rien que deux articles de foi? L'entendement commun en aurait bien
pu faire autant, sans avoir besoin de consulter là-dessus les philo-
1. O. Marquard, Skeptische Methode im Blick auf Kant, FreiburgJMünchen, sophes ! '" Mais exigez-vous donc qu'une connaissance qui regarde
Karl Alber VerIag, 1958, 3. Aufl. 1982, 60-61. Cf. aussi J. Findlay, op. cil., tous les hommes surpasse l'entendement commun et ne puisse vous être
227 : «It is clear, however, that the impact of Kant' s treatment is not solely to
dis credit transcendental theology infavour of solidly based, empirical knowledge : révélée que par les philosophes?» (A 830-1 = B 858-9; O., I, 1383-
il is just as much to demote solidly based empirical knowledge in favour of 4). La métaphysique des intérêts de la raison ne prétend pas trans-
transcendental theology, or perhaps infavour of a highly rationalized version of the cender le sens commun, elle se met plutôt à son service pour en être le
latter ».
2. On ne spéculera pas ici sur le proto-hegélianisme de ce verbe, mais F. défenseur et le porte-parole. C'est la conséquence, et la nouveauté
Alquié (op. cit., 10) écrit à bon droit que Kant «entend retrouver par la foi l'objet peut-être, de la transfonnation pratique du métaphysique et de la
dont il aura montré que le savoir était impossible», «en sorte que la foi retiendra redéfinition de la philosophie dans un sens non plus scolaire, mais
bien ce qui, dans le prétendu savoir métaphysique, était véritablement positif».
« cosmique », comme « science du rapport de toute connaissance aux
3. G.W.F. Hegel, Enzyklopiidie, par. 45, Zusatz, Werke, VIII, hrsg. von E.
Moldenhauer und K.M. Michel, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1971, 122; tr. fr. fins essentielles de la raison humaine (teleologia rationis humanae)>>
Encyclopédie des sciences philosophiques. 1. La science de la logique, Paris, Vrin, (A 839 = B 867; O., I, 1389). Et «la plus haute philosophie, par
1970, seconde édition, 1979,502.
rapport aux fins essentielles de la nature humaine, ne peut pas conduire
4. Cf. G. Krüger, Philosophie und Moral in der Kantischen Kritik, Tübingen,
J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1931, 2. Aufl. 1967, 227 : «Kant steht mit der plus loin que ne le fait la direction qu'elle a remise à l'entendement
Grundabsicht seiner Philosophie nicht am Anfang des 'modernen' Denkens, commun» (A 831 = B 859; O., I, 1384). Prolongeant l'impulsion
sondern am Ende der alten theistischen Metaphysik. Die Kantische Kritik ist der qu'il a reçue de Rousseau, Kant incite la philosophie à délaisser les
letzte Versuch, sie zu retten. Weder die deutschen Idealisten, noch die Neukantianer
haben Kant richtig verstanden, wenn sie meinten, er habe diese alte Metaphysik subtilités scolaires qui n'intéressent personne afin de défendre les
widerlegen wollen ». Dans le même sens: F. Alquié, op. cit., 140. On consultera intérêts les plus vitaux de la raison, aussi bien contre sa réduction
aussi avec profit l'essai de H.-G. Gadamer, rédigé en 1941, mais publié pour la empiriste que contre son détournement rationaliste.
première fois en 1987, «Kant und die Gottesfrage», dans ses Gesammelte Werke,
Bd. 4, Tübingen, lC.B. Mohr (Paul Siebeck), 1987,349-360.
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KANT ET LE PROBLÈME DE LA PlllLOSOPlllE : L'A PRIORI VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉIŒTS DE LA RAISON 105
La doctrine kantienne de l'a priori aboutit donc à une redéfinition al' avantage, dit Kant, d'être la seule des idées qui soit directement
de la philosophie et à une accentuation pratique de la métaphysique. démontrée par l'expérience (A 802 = B 830; O., l, 1363). La liber-
Les postulats métaphysiques de l'existence de Dieu et de l'immortalité té pratique avait été définie, dans l'Antinomie, comme l'indépendance
ne sont légitimes que parce qu'ils s'inscrivent dans la logique du seul a de la volonté par rapport à la contrainte des pulsions de la sensibilité
priori positif de la raison, la loi morale. Seul l'a priori moral rend (A 534 = B 562; O., l, 1168). Le simple fait qu'il nous arrive de
praticable un dépassement de l'expérience et l'hypothèse de deux délibérer de ce qui est désirable, bon ou raisonnable, suffit pour établir
principes transcendants. Mais ce résultat de la réflexion kantienne sur l'existence de la liberté pratique. L'expérience possible qui intéresse la
les a priori de notre raison est-il compatible avec la leçon de la métaphysique du pratique est donc celle de la liberté. La méditation sur
Déduction transcendantale, qui limitait sans équivoque le champ du les a priori de la liberté n'aura qu'à montrer que la loi morale en
savoir a priori à celui de l'expérience possible, selon le texte de B 166 incarne le principe et le souverain bien le telos. Les postulats du
que Kant n'avait pas manqué de souligner: «il n 'y a de connaissance a souverain bien ne sont par conséquent que des conditions de l'exercice
priori possible pour nous que celle d'objets d'expérience possible»? de la liberté. Leur usage, estime Kant, reste donc tout à fait immanent1•
Cette thèse dit bien qu'aucun savoir a priori ne peut outrepasser Ce n'est pas la pénétration théorique, mais l'accomplissement de la
l'horizon de l'expérience possible. C'est se tirer d'affaire à trop bon liberté que vise à satisfaire la métaphysique des postulats de la raison
compte que de déclamer que les postulats relèvent du 'pratique' et non pratique. Selon la première Critique, les postulats peuvent même
du théorique, car les propositions «il y a un Dieu, il y a une vie servir de mobiles à notre liberté. Sur ce point, les propos de 1781
future» nous livrent bien un enseignement, une 'doctrine', qui est divergent de la doctrine officielle de la Critique de la raison pratique
nécessairement d'ordre théorique (la preuve c'est qu'une méta- qui ne connaîtra plus d'autre mobile que celui du respect pour la loi
physique en sera possible), même si sa pierre de touche réside bel et morale. La Méthodologie de la Critique de la raison pure est moins
bien dans un commandement pratique. Comment concilier le 'résultat' rigoriste et plus proche de la morale classique: «Sans un Dieu et sans
de la Déduction et celui de la Méthodologie, qui prête une réalité un monde qui n'est pas maintenant visible pour nous, mais que nous
objective aux postulats métaphysiques, donc a priori, de l'immortalité espérons, les magnifiques idées de la moralité peuvent donc bien être
et de l'existence de Dieu? Les dernières pages de la Critique ont-elles des objets d'approbation et d'admiration, mais ce ne sont pas des
choisi d'ignorer le message de la Déduction, pièce maîtresse de la mQbiles (Triebfedern) de l'intention et de l'exécution, parce qu'elles
logique de la vérité?
n'accomplissent pas la fin entière qui est assignée a priori précisément
Il nous semble que non et que Kant était bien plutôt tout à fait par cette même raison pure et qui est nécessaire» 2 • Tout en signifiant
conscient de la compatibilité de ses 'deux' thèses sur l'a priori. C'est des conséquences du principe déterminant de l'agir, la loi morale, les
pour souligner la cohérence de son entreprise critique qu'il prend la deux articles de foi de la Critique n'en sont pas moins indispensables en
peine d'écrire, presque stratégiquement, dans le Canon de la raison tant que mobiles potentiels de la liberté. Ils font partie du «système de
pure - en conformité avec le libellé de B 166 - que les principes la liberté» (A 815 = B 843; O., l, 1373) qui définit les conditions
tirés de la raison pratique sont «des principes de la possibilité de de possibilité de l'expérience pratique.
l'expérience» CA 807 = B 835; O., l, 1367). A l'instar de la méta-
physique théorique de la nature, celle de l'Analytique, la métaphysique
pratique a pour fonction d'épeler les conditions de l'expérience
possible, expérience qui n'est pas uniquement celle de la science 1. A 819 = B 847; O., I, 1375: «La théologie morale n'a donc qu'un
usage immanent, celui qui fait que nous accomplissons notre destination ici dans le
physique newtonienne, comme on le proclame souvent, mais qui est monde, en nous adaptant au système de toutes les fins».
aussi, et primordialement, celle de la praxis. Et pour Kant, cette 2. A 813 = B 841; O., I, 1371. L'éthique de la première Critique se
'expérience pratique' est celle de la liberté. Présentée parfois comme la réclame donc expressément d'un «système de la moralité qui se récompense elle-
troisième grande idée de la raison avec Dieu et l'immortalité, la liberté même» (A 809 = B 837; O., I, 1368), estimant que la supposition d'un sage
gouverneur du monde est une «nécessité pratique» afin «de donner [aux lois
morales] leur effet» (A 818 = B 1375; O., I, 1375).
VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 107
106 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI

La thèse kantienne sur l'a priori se maintient donc selon sa rigueur que Kant comptait s'attaquer après avoir complété son entreprise
propre dans les deux volets de sa métaphysique, de la nature et des propédeutique, la critique transcendantale, qui devait déblayer le
mœurs. Dans les deux cas, l'a priori qui intéresse la raison ne se dit pas terrain en vue de l'édification d'une philosophie transcendantale, c'est-
transcendant, mais immanent: ce qu'il vise, c'est d'abord la rationali- à-dire d'une métaphysique de la nature et des mœurs. Dans la préface
sation de l'univers de la science et de l'univers de la liberté suivant des de 1781, Kant promettait la parution, prochaine puisqu'il en déter-
principes, des a priori ou des intérêts propres à chacun de ces minait déjà la longueur, d'un «système de la raison pure (spéculative)
domaines. La question philosophique de l'a priori en ressort trans- sous le titre de Métaphysique de la nature, système qui, sans avoir
formée. Depuis Kant, l'a priori n'a plus trait à un monde idéel et même la moitié de l'étendue de la Critique, doit avoir cependant un
transcendant, coupé de nos intérêts, mais aux conditions de rationalité contenu incomparablement plus riche que celle-ci» (A XXII; O., I,
de la science et de l'agir. La philosophie contemporaine peut toujours 733). Cette métaphysique de la nature, dont on aperçoit des traces dans
s'inscrire dans cette réorientation de l'a priori pratiquée par Kant. l'Opus postumum, n'a jamais vu le jour. Elle ne se trouve pas dans les
S'interroger sur l'a priori de la science aujourd'hui, c'est s'enquérir Premiers principes métaphysiques de la science de la nature de 1786,1
des paramètres d'objectivité qui permettent de distinguer, à des fins puisque Kant promet encore une métaphysique de la nature en 1790 •
critiques, le savoir scientifique de l'opinion ou du mythe. Et se pencher C'est donc la métaphysique des mœurs qui a accaparé la réflexion
sur l'a priori de l'agir, c'est tenter d'élucider les critères et les orien- kantienne dans la foulée de la critique transcendantale de 1781. La
tations de l'action, les normes susceptibles de fonder aussi bien notre seule métaphysique publiée par Kant en aura été une des mœurs, celle
jugement que nos décisions éthiques et politiques. Quel être humain de 1797, mais dont les fondements essentiels avaient été exposés dans la
voudrait renoncer à l'idée d'un savoir scientifique et à celle d'un agir Grundlegung, les Critiques de 1788 et 1790 et la Religion. Si Kant a
éclairé, donc responsable? Selon la logique des trois Critiques, finalement choisi de privilégier l'éthique, c'est sans doute parce qu'il
l'activité humaine qui ne relève ni de la théorie ni de l'agir moral est s'est lui-même peu à peu convaincu de l'insuffisance d'une méta-
celle qui pourra appartenir à 1'horizon esthétique. Ses a priori peuvent physique purement théorique, qui avait certainement dominé la
\ être circonscrits une fois qu'a été cernée la rationalité du pratique et du première Critique, mais pour en sortir profondément humiliée. Sous
cognitif. La sphère esthétique, que Kant n'a fait qu'ouvrir, et c'est déjà l'influence de Rousseau et peut-être aussi des événements de la Révo-
grand, ressortit à une autre forme de rationalité, probablement à une lution française, Kant s'est de plus en plus tourné vers les possibilités
l
sphère où le terme de rationalité trouve sa limite • Voilà sans doute proprement pratiques de l'a priori. C'est que la rationalité pratique est
pourquoi Kant a finalement renoncé au projet, qu'il paraît avoir la seule dont l'humanité ait un urgent besoin. On a vu la raison
2
entretenu avant 1790 , d'une métaphysique doctrinale qui aurait théorique échouer dans sa tentative d'atteindre l'Inconditionné par la
correspondu à la troisième Critique. seule spéculation. Mais les Inconditionnés qui comptent vraiment sont
Soupçonnant que l'esthétique présage un autre ordre, qu'il in- ceux qui proviennent de l'ordre éthique. C'est ici, dans l'univers de la
combera .1UX deux siècles postkantiens de parcourir, Kant a préféré liberté, que réside le véritable et unique impératif de la raison, le
restreindre sa réflexion proprement métaphysique aux principes principe de l'universalité qui doit conduire au «bonheur universel»,
constitutifs de la science et de l'agir. C'est à cette double métaphysique la «fin capitale» (A 851 = B 879; O., I, 1398). Nous restons kan-
tiens quand nous reconnaissons les limites, sinon la vanité, de la spé-
culation théorique et quand nous misons plutôt sur les ressources d'une
1. Sur la découverte de l'espace esthétiqc.e au dix-huitième siècle comme façon rationalité pratique qui concerne la réalisation concrète de la liberté et
de se soustraire à l'oppressante exigence de rationalité dans les domaines de la
science et de l'agir, cf. O. Marquard, «Der angeklagte und der entlastete Mensch in du bonheur humains.
der Philosophie des 18. Jahrhunderts», in O. Marquard, Abschied yom Prinzi-
piellen, Stuttgart, Reclam, 1981,39-66; tr. «L'homme accusé et l'homme disculpé
dans la philosophie du xvme siècle», in Critique, 413, octobre 1981, 1015-1037.
1. C.F.J., Ak., V, 170; O., II, 921. Cf. H.J. De Vleeschauwer, op. cit., t.
2. Cf. l'Introduction d'A. Philonenko à sa traduction de la Critique de la
faculté de juger, Paris, Vrin, 1974, 7 s. III, 563 et F. Marty, op. cit., 523.

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VERS UN MÉTAPHYSIQUE DES INTÉRÊTS DE LA RAISON 109
108 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI

Kant n'a jamais renié les a priori de la science; mais ces a priori ne travers la médiation d'une intention a priori, entendons d'un intérêt
sont des a priori que pour l'entendement qui doit se contenter d'épeler objectif de l'humanité, intérêt moral, que la philosophie, doctrine du
les phénomènes, précieuse entreprise, mais qui ne satisfera pas notre souverain bien, peut élargir l'horizon de ses connaissances synthé-
raison, dont les intérêts, pratiques, doivent se faire entendre en philo- tiques par raison pure. La finitude est devenue la condition de possibi-
sophie. La raison n'est législatrice que dans l'univers pratique, lité de la métaphysique, le nerf de l'a priori.
insistera la troisième Critique. Dans l'esprit de Kant, cette vocation
pratique de l'a priori rationnel permet aussi de répondre aux aspi-
rations proprement métaphysiques et, ultimement, théologiques de la
raison. La voie de la raison pratique représente la seule issue qui soit
encore à la disposition de la métaphysique. Dans des passages qui
rappellent les textes où la révolution copernicienne s'était offerte
comme la dernière chance de l'a priori théorique, Kant déclare que
l'orientation pratique demeure le seul tremplin qui puisse encore nous
mener à la transcendance: «Il ne reste donc à la raison qu'une seule
manière de procéder pour parvenir à cette connaissance [celle de
l'existence de Dieu], c'est de déterminer son objet en partant comme
raison pure du principe suprême de son usage pratique pur» 1.
La dernière carte de l'a priori rationnel, celui de l'éthique, permet
aussi de clarifier son enjeu et sa direction. A la suite de la critique
, kantienne de la pure raison, It'champ de l'a priori s'est rétréci, mais
pour se préciser et prendre une mesure proprement finie. Dorénavant,
l'a priori se trouve au service des intérêts élémentaires de l'humanité,
qui sont aussi ceux du sens commun: il vient fonder le caractère
inviolable ou inconditionné des colonnes du savoir scientifique et de
l'éthique, les postulats nécessaires, donc a priori, de l'agir et du
connaître. L'a priori, qui paraissait hors de portée pour un être fini et
soumis à la contingence de l'expérience (c'était le meilleur argument
contre lui), finit par se définir en fonction de la finitude humaine. C'est
tout le sens d'une métaphysique des intérêts de la raison. Non seule-
ment le champ de la métaphysique se voit-il réduit aux questions qui
intéressent au premier chef la raison (Dieu, l'âme et la liberté), l'idée
même d'une science fondée sur l'intérêt témoigne de la part qui revient
à la finitude dans la constitution d'une métaphysique à visage humain.
La notion d'intérêt, définie comme «un mobile de la volonté, pour
autant qu'il est représenté par la raison» , ne peut« s'appliquer qu'à
des êtres finis» (C.R.Prat., Ak., V, 79; O., II, 704-5). Ce n'est qu'à

1. C.R.Prat., Ak., V, 139; O., II, 777. Cf. déjà A 796 = B 824; O., J, \'
1358-9 : «on peut espérer pour elle [la raison] un plus heureux succès sur la seule .
voie qui lui reste encore, celle de l'usage pratique».

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DE L'A PRIORI APRÈS KANT 1

«Der 'Apriorismus' ist die Methode jeder wissen-


schaftlichen Philosophie, die sich selbst versteht ».
- M. Heidegger, Sein und Zeit, 50.

Le récit du destin de l'a priori depuis Kant n'a pas encore été écrit.
Comme cette histoire est aussi celle de la philosophie postkantienne -
c'est sa plus rigoureuse définition - , elle nous est sans doute
beaucoup trop contemporaine pour pouvoir déjà relever de
l 'historiographie. La contemporanéité de cette question, et de cette
histoire, témoigne de son ouverture. Le propos de ce dernier chapitre,
dont la dernière ambition est de clore quoi que ce soit, sera de déblayer
un chemin - sur la voie hegélienne ou heideggérienne d'un rappel
(Wiederholung) de l'histoire - jusqu'à cette ouverture. Pensant avec
l'herméneutique contemporaine que la Wirkungsgeschichte ou la
postérité d'une question fait en un sens encore partie de l'œuvre qui l'a
,1 suscitée, nous tenterons de présenter ici, dans ses axes le plus souvent
souterrains, une récapitulation représentative des modes de réception
'. qui ont été réservés à la théorie kantienne de l'a priori et qui consti-
tuent autant de réponses au problème de la possibilité de la philosophie
après Kant. A ce titre, cette postérité s'inscrit d'elle-même dans le
programme annoncé par le titre 'Kant et le problème de la philo-
sophie: l'a priori'. La nécessité de laisser transparaître la continuité
secrète d'une problématique, souvent étouffée aujourd'hui, justifie à '.
nos yeux la gageure d'une présentation forcément sommaire des thèses
postkantiennes sur l'a priori. L'urgence de la question qui sera
poursuivie ici rend impérieuse l'institution d'un dialogue direct entre
Kant et ses successeurs sur le thème de l'a priori, compensant peut-être
en partie l'injustice qui pourra être faite ici ou là à la lettre et très
certainement au détail de ces pensées postkantiennes, c'est-à-dire
contemporaines.
Nous avons vu la thèse kantienne sur l'a priori déboucher sur une
prise en compte radicale de la finitude, visible dans la réduction de l'a
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112 KANT El' LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 113
priori théorique à l'horizon limité et presque suffocant de l'expérience complet. L'a priori renvoie en effet à un a posteriori, dualisme qui
possible et dans l'assignation de l'a priori pratique, qui devient pour la paraît interdire la saisie du réel dans sa totalité, foncièrement unitaire.
première fois perceptible et assumable comme tel, aux intérêts de «Seul le tout est le vrai », objectera génialement Hegel. On passe donc
l'humanité. L'a priori n'est désormais pensable qu'en fonction de notre à côté du réel si on l'envisage à partir d'un a priori qui n'embrasse pas
finitude, laquelle est devenue, pour ainsi dire, l'a priori par excellence, la totalité de notre expérience. Seulement, la pensée idéaliste - et
l'insurpassable horizon de notre expérience. La finitude, dont la mise c'est le fond commun que recouvre l'incessante polémique contre Kant
hors jeu avait donné lieu à la méta-physique classique, revendique ses ou, par déférence, contre les 'kantiens' - élève toujours une préten-
titres métaphysiques à la suite d'une critique de la raison pure qui a fait tion au fondamental, à l'absolu justement. Donc à ce que la tradition a
valoir la légitimité des a priori qui sont à la portée de l 'homme. Thèse visé sous le nom d'a priori. L'a priori n'est pas tant l'horizon
qui ouvre à la philosophie l'espace de la question désormais fonda- formaliste que l'idéalisme allemand aurait une fois pour toutes liquidé,
mentale, «qu'est-ce que l'homme?», où l'on a bien vu la modernité et mais son impensé, son non-problématisé fondamental et peut-être
l'aboutissement du kantisme. La tâche de la philosophie future était fatal, puisque c'est bien faute d'avoir rendu compte de ses propres
relativement claire du point de vue de la Critique de la raison pure. conditions d'intelligibilité que le discours de l'idéalisme sur 1'.absolu a
La philosophie immédiatement postkantienne a choisi de ne pas finalement été contraint de se dissoudre. Tentons d'en esquisser
poursuivre directement cette question de la finitude. La pensée de l'archéologie.
l'idéalisme allemand, comme on sait, a préféré développer, sur des Nous partirons de ce que la Critique de la raison pure a signifié
bases qui se sont dites kantiennes, une philosophie de l'absolu, rien de pour ses contemporains. Pour les lecteurs des années 1780, rationa-
moins. Ce renversement a quelque chose d'épique. La radicalisation listes et éclectiques, Kant ce fut surtout celui qui détrôna ou voulut
kantienne de la finitude semble avoir ouvert la voie à une surenchère détrôner la métaphysique traditionnelle. Mendelssohn résume bien la
de l'absolu et d'une métaphysique d'autant plus euphorique, donc situation intellectuelle de son temps lorsqu'il voit en Kant un
tragique, qu'elle sait en être à ses derniers épanchements. La censure «Alleszermalmer» \ celui qui broie tout. De fait, la critique de la
de la métaphysique - et rien n'est plus logique - a déclenché la raison a priori posait un défi de taille à la métaphysique, celui de sa
métaphysique la plus ambitieuse de toute l 'histoire de la pensée. Alors crédibilité. Kant somme les métaphysiciens d'interrompre leurs
que Kant avait affronté la métaphysique sous l'angle de ses conditions spéculations et de s'attaquer de toute urgence au problème de la
de possibilité, de manière 'prolégoménatique' - qui en reste au possibilité de la métaphysique comme science: «par suite, tous les
parvis du temple, soupirera l'idéalisme - , la métaphysique post- métaphysiciens», déclare Kant, conscient d'avoir posé la question du
kantienne, magistrale et nécessaire en son ordre, se développera sans destin de la métaphysique, «sont solennellement et légitimement
jamais se soucier de ses propres conditions de possibilité. Rarement suspendus de leurs fonctions jusqu'à ce qu'ils aient répondu de façon
1'histoire de la philosophie, de l'a priori, aura-t-elle connu un rebon- satisfaisante à la question: comment des connaissances synthétiques a
dissement aussi radical. priori sont-elles possibles?» (Prol., Ak., IV, 278; O., II, 45).
Ce qui complique et obnubile l'intelligence de ce retour en force de Question cruciale pour la philosophie puisqu'elle s'enquiert des
la métaphysique, c'est que la notion d'a priori, centrale chez Kant _ fondements qui nous autorisent à étendre notre savoir au-delà de la
elle résume, en effet, l'enjeu de sa philosophie - , aura tendance à simple empirie, donc a priori. Les sciences s'occupent de l'expérience,
s'éclipser dans l'élaboration de la philosophie idéaliste. La philosophie la philosophie ou la métaphysique de l'a priori. Peut-on atteindre
cessera, ouvertement à tout le moins, d'être rivée à l'a priori. Pour une quelque chose de tel? On peut dire que la métaphysique traditionnelle
raison bien simple: la notion d'a priori est devenue embarrassante ne s'est jamais vraiment remise de l'attaque que Kant lui a portée. Cette
pour une philosophie moniste de l'absolu qui soit en même temps métaphysique, qui n'existe plus aujourd'hui à cause de Kant, dominait
totalisante. La notion d'a priori est enchâssée dans une perspective
dualiste qui apparaîtra insupportable à la philosophie de l'idéalisme 1. M. Mendelssohn, Morgenstunden (1785), in Schriften zur Philosophie,
Aesthetik und Apologetik, Nachdr. : Hildesheim, Georg Olms, 1968,299 .

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114 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 115
encore à son époque. Après avoir tenté d'ignorer la Critique pendant fois le nom de Kant, se consacreront expressément au grand
quelques années, les métaphysiciens de l'époque, provoqués, ont fini 'bouleversement', à l'Erschütterung scepticiste que doivent traverser
par réagir à l'affront critique. Mais au lieu de répondre à l'in- les sciences du dix-huitième siècle. La signature de notre temps,
terrogation de la Critique de la raison pure, dont l'intention était s'exclame Reinhold, c'est l'ébranlement des systèmes et des théories
finalement plus constructive que destructrice\ les collègues de Kant tenues jusqu'ici pour vraies\ l'épicentre de cette secousse tellurique se
s'en sont directement pris à la philosophie critique. Plutôt que de trouvant en métaphysique. La métaphysique s'est vue détrônée par
méditer sur les fondements de la métaphysique, ils se sont interrogés l'expérience, comme les sciences a priori l'ont été par l"histoire',
sur les bases du kantisme. L'édifice de la 'philosophie transcendantale' , entendons, en sens bien kantien, la connaissance a posteriori, sans point
et pour cause, leur paraissait aussi obscur que vulnérable, d'autant que d'Archimède. Le résultat en est une désorientation générale et presque
Kant ne justifiait pas toujours le sens de ses propres concepts et de ses existentielle, dirait-on aujourd'hui. Il est, en effet, parfaitement
distinctions épistémologiques. De quel droit, par exemple, Kant chimérique de chercher le salut dans le savoir historique puisque les
sépare-t-il de façon aussi nette les phénomènes et les choses en soi, la sciences a posteriori ont elles-mêmes nécessairement besoin de
sensibilité et l'entendement, la forme et la matière de la connaissance? principes pour gouverner leurs recherches. Or la masse des connais-
Ces interrogations, issues de l'orthodoxie leibnizienne, ont dominé la sances historiques a rendu ces principes imperceptibles, ce qui a
première réception de l'œuvre de Kant. Cette situation est un peu conduit à une mise en cause du fondement de toutes les sciences
ironique: alors que la Critique voulait tout bonnement inaugurer un classiques. Seule la raison est en mesure d'établir de tels principes.
débat éclairé, toujours non résolu, sur les principes de la méta- C'est donc à un examen critique de la raison qu'il échoit de découvrir
physique, la discussion qu'elle a suscitée a surtout roulé sur les assises les fondements de la métaphysique, de la religion, de la théologie, du
de la 'nouvelle métaphysique' proposée par Kant. Ce n'était pas tant droit naturel, de la morale, de l'esthétique et de l'histoire. L'insistance
l'ancienne métaphysique que celle de Kant qui apparaissait suspecte. Le répétée de Reinhold sur l'ébranlement qui affecte la religion et le droit
débat sur l'a priori, souhaité par Kant, est devenu un débat sur le naturel souligne la profondeur de la crise des sciences européennes. Le
kantisme. Comme s'il suffisait pour sauver la métaphysique de désarroi ne touche pas seulement les écoles et les savants, il se fait aussi
dénoncer les incohérences de la philosophie qui semblait vouloir la sentir dans l'ordre social et politique. La mise en question du savoir
ruiner. rationnel et de la métaphysique, écrit Reinhold trois ans avant la
Révolution française, ne peut qu'avoir des répercussions dramatiques
*** dans toutes les sphères de la société.
La crise des sciences et du principiel se résume à une crise de l'a
Un vent plus favorable au kantisme ne s'est mis à souffler qu'avec priori et de la raison. Dans l'esprit de Reinhold, le grand sauveur de
la publication des Lettres sur la philosophie kantienne de Karl Leonard cette crise de la raison pure, que la raison historique tente de sur-
Reinhold en 1786. Le plus grand mérite de ces 'lettres', composées en classer, c'est Kant. Reinhold ira jusqu'à parler de «l'évangile de la
un style populaire, infiniment plus léger que celui de la Critique, aura raison pure» (Briefe, 104), dont le sens a bien sûr été méconnu par
été de laver le kantisme de son soupçon d'iconoclasme. Voir en Kant tous les dogmatiques. Kant est donc tout le contraire d'un Alles-
un nihiliste métaphysique, c'est aux yeux de Reinhold méconnaître, zermalmer (le mot de Mendelssohn reviendra souvent sous la plume de
mais totalement, sa philosophie, dont la mission historique était Reinhold 2). Il ne veut pas détruire, mais construire sur des bases
précisément de s'opposer au scepticisme de son temps. Les cent inébranlables une science de la raison pure fondée sur un principe
premières pages des Briefe, alors que ne sera pas mentionné une seule

1. K.L. Reinhold, Briefe über die Kantische Philosophie, Leipzig, G.J.


1. M. Mendelssohn le sentait encore, lors même qu'il qualifie Kant d'Alles- Goschen, 1790, 12.
zerma/mer, puisqu'il disait espérer que Kant puisse construire son système de 2. B riefe, 142, 170; Versuch einer neuen Theorie des menschlichen
manière aussi grandiose qu'il a su détruire tous les autres (op. cit., 301). Vorstellungsvermogens, Jena, I.M. Mauke, 1789, 13.

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116 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PlllLOSOPIDE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 117
universel. Cette science en est une de notre «pouvoir de représen- datio de 1755 : «Il n'existe pas pour toutes les vérités un principe
tation ». La représentation étant au fondement de toutes nos activités unique, absolument premier, universel» 1.
cognitives et pratiques, on pourra trouver les principes de tous les Ce serait une litote que d'affirmer que Reinhold ne voit pas les
savoirs et de l'agir si l'on découvre le principe fondamental de toute choses de cette façon. Selon lui, si la philosophie doit être une science
représentation, celui qu'aurait voulu établir la Critique de la raison rigoureuse, toutes ses propositions devront se déduire d'un premier
pure. Selon Reinhold, toute la Critique kantienne peut être ramenée à principe. Croyant défendre la cohérence de la pensée kantienne,
un tel principe fondamental, duquel se laisse déduire en son entier le Reinhold s'efforcera de mettre à jour le principe des principes du
système de la métaphysique (Briefe, 106 s., 170 s.). kantisme. Son intention est éminemment positive, voire apologétique:
Mais y a-t-il un tel principe fondamental chez Kant? Kant avait il s'agit de montrer que si la philosophie kantienne a suscité autant
certes avancé dans la préface de 1781, dont s'inspire sans doute d'adversité, c'est parce que ses détracteurs n'en ont pas compris le
Reinhold, que «ce que la raison produit entièrement à partir d'elle- 'principe', la clef de voûte qui lui permet de critiquer toutes les méta-
même ne peut se cacher, mais doit être porté à la lumière par la raison physiques qui l'ont précédé et de fonder une métaphysique nouvelle.
même, aussitôt qu'on en a découvert seulement le principe commun» Au nom de la rigueur de la démarche kantienne, Reinhold revient ainsi
(A XX; O., l, 732), mais il n'a jamais cru nécessaire d'indiquer en à une conception plus traditionnelle, plus déductive, de la philosophie,
quoi consistait exactement ce 'principe'l. Kant a bien réfléchi sur les celle qui avait fait dire, par exemple, à Descartes dans la préface à ses
principes a priori de la science et de l'agir, mais il n'a jamais prétendu Principes de la philosophie qu'il est nécessaire que la connaissance
qu'il était possible de découvrir, encore moins de formuler un principe parfaite de toutes choses, la sagesse «soit déduite des premières causes,
ultime qui serait comme le point d'Archimède de la philosophie. Il en sorte que, pour estudier à l'acquerir, ce qui se nomme proprement
suffit pour le propos d'une critique kantienne de la raison d'indiquer philosopher, il faut commencer par la recherche des premières causes,
qu'une philosophie doit s'inspirer des intérêts supérieurs de la raison, c'est à dire des Principes; & que ces principes doiuent auoir deux
du souverain bien ou du bonheur universel, mais aucun de ces intérêts conditions : l 'vne, qu'ils soient si clairs & si éuidents que l'esprit
ne se laisse coincer dans un principe fondamental et autosuffisant à humain ne puisse douter de leur verité, lorsqu'il s'applique auec
partir duquel il serait possible de déduire toutes les propositions d'un attention à les considerer; l'autre, que ce soit d'eux que depende la
système philosophique définitif. L'idée d'un «principe commun» connoissance des autres choses, en sorte ~u 'ils puissent estre connus
(gemeinschaftliche Prinzip) reste particulièrement vague dans la sans elles, mais non pas reciproquement elles sans eux » (A-T, IX, 2).
première préface, où Kant veut peut-être seulement dire que ce que la Toute l'entreprise de Reinhold sera de montrer qu'on peut trouver
raison produit d'elle-même ne peut lui rester caché. Si Kant chez Kant un principe qui réponde à ces réquisits. Sauver Kant, c'est
n'approfondit pas, et cela est plus instructif que tout le reste, c'est qu'il mettre en évidence le principe qui guide toute sa révolution philo-

'. n'y voit aucun problème. La recherche d'un premier principe absolu
incarnerait à ses yeux une relique de la conception scolastique,
sophique, celui qui permettra à la métaphysique de devenir une
science.
1
wolffienne, de la philosophie qu'il vient de dépasser en défendant une C'est dans son Versuch einer neuen Theorie des menschlichen
conception plus «cosmique» du travail philosophique, c'est-à-dire une Vorstellungsvermogens de 1789 que Reinhold s'efforcera pour la
métaphysique des intérêts de la raison, chargée de veiller aux fins
ultimes, et pratiques, de l'humanité. Kant s'est toujours montré défiant 1. Ak., I, 388; O., I, 113. Il s'agit de la «première proposition» de la
nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique. La
à l'égard de l'idée scolastique d'un premier principe absolu en philo- différence entre le projet kantien d'une «critique de la raison» et celui (reinholdien)
sophie, ne reniant jamais la mise en garde critique de sa Nova Diluci- d'une fondation ultime de la raison a été bien vue par O. Hoffe, <<lst die
transzendentale Vernunftkritik in die Sprachphilosophie aufgehoben? », in
Philosophisches lahrbuch, 91, 1984,250-272. M. Clavel (op. cit., 35) estime que
1. Cf. M. Clavel, op. cit., 46: «Mais quel est diable ce principe commun de Kant se distingue de tous les autres philosophes en «interrompant» toute la
la Raison pure? ... li ne nous le dira jamais; d'autre part, et pourtant, il semble aller tradition philosophique du fondement depuis les Grecs. Historiquement, il aura été
de soi!» celui qui a «affolé» la question du fondement.
118 KANT Ef LE PROBLÈME DE LA PlllLOSOPIllE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 119

première fois de découvrir ce grand principe. Reinhold laisse tantôt empirique (sauf s'il s'agit, comme nous l'avons vu, d'une réflexion sur
entendre que ce principe n'a pas été formulé par Kant lui-même, les conditions de l'expérience possible). Or c'est la réalité de cette
tantôt, dans le but évident de ménager le maître qui avait accueilli avec spéculation métaphysique sur la subjectivité a priori que voudront
1
autant de bienveillance les Briefe du premier Kantianer , que ce sont approfondir tous les postkantiens, à commencer par Reinhold. Ils y ont
les critiques qui n'ont pas bien aperçu le principe découvert par Kant. tous vu la métaphysique véritable, mais non écrite du kantisme, celle
Toujours est-il que Reinhold reprendra à ses propres frais la présen- qu'il est urgent de déployer.
tation ou la déduction du principe par excellence d'une critique de la D'après Reinhold, la philosophie que présuppose partout la
raison a priori. Sa reformulation du kantisme sera lourde de consé- critique kantienne de la raison est nécessairement une «théorie du
quences. Non seulement parce qu'elle a orienté tous les penseurs de pouvoir de représentation », le seul objet qui puisse être connu a
l'idéalisme vers la recherche d'un principe fondamental et incondi- priori, car il est antérieur à toute connaissance. Une théorie du pouvoir
tionné, donc d'un absolu métaphysique, mais aussi dans la mesure où de représentation est donc appelée à servir de préambule à toute
elle a encouragé tous les penseurs de son temps à 'reconstruire' le investigation philosophique. Cette théorie fondamentale et fondatrice,
système déductif d'une philosophie transcendantale, présupposée, mais Reinhold la baptisera «Elementarphilosophie». Cette philosophie se
non exposée par Kant. Comprendre Kant mieux qu'il ne s'est lui-même veut élémentaire et universelle dans la mesure où elle thématise la
compris, donc être plus kantien que Kant, c'est exposer les principes condition de toute connaissance, de tout agir et de tout rapport au réel,
souterrains de sa propre philosophie, dont Kant n'avait à peu près pas l'ordre de la représentation. Tous les philosophes modernes ont ici
parlé. Si Kant a réfléchi sur les principes de la métaphysique classique suivi la voie tracée par Descartes 1• Mais si la philosophie n'a pas encore
et de la science physique, il a omis de mettre en lumière les principes su s'établir comme science, c'est parce que les philosophes ne se sont
de sa philosophie à lui, d'exposer, si l'on veut, les a priori qui avaient jamais entendus sur le principe universel de la conscience. Dans
permis à sa philosophie de se pencher sur les a priori des savoirs méta- l'allemand de Reinhold, principe se dit «Grundsatz », littéralement
physique, physique et mathématique. Kant avait les yeux tournés vers 'proposition fondamentale'. Le principe qu'on recherche doit donc
la métaphysique et les sciences a priori que pouvait fonder sa philo- être une proposition première et absolue, laquelle exprimera le fait
sophie, mais il n'a jamais thématisé ou justifié le bien-fondé de sa élémentaire de la conscience, d'où se laissera déduire le système de la
propre théorie de la connaissance. Conséquent, Reinhold adresse à philosophie élémentaire. On dépasse bien Kant: Reinhold fait
Kant la question que ce dernier avait posé à toutes les autres sciences a remarquer que la Critique n'a toujours eu affaire qu'à diverses espèces
priori: comment votre savoir, qu'on suppose aussi synthétique et a de représentation (l'espace et le temps, les catégories, les idées) et
priori, est-il possible? qu'elle n'a jamais traité de la représentation comme telle z• On
Reinhold attire ainsi l'attention sur une certaine vacance du toucherait donc à du plus fondamental que Kant. 4
J kantisme: la Critique expose les fondements de la vérité a priori dans
les sciences, mais elle ne semble pas spécifier ses propres principes, qui
Il s'agit tout simplement d'exprimer ce fait de la représentation
dans un principe a priori, absolument premier, universel et auto-
doivent bien être 'méta-physiques' puisqu'ils veulent rendre compte de suffisant, c'est-à-dire entièrement déterminé par soi, si tout le savoir
l'expérience sans en faire partie. La critique de la raison doit, d'une doit y trouver son fondement dernier. N'étant évidemment soumis à
manière ou d'une autre, reposer sur une connaissance 'spéculative' si aucune condition préalable, ce Satz des Bewusstseins ne se laisse pas
elle entend fonder a priori la possibilité de l'expérience, théorique, déduire, mais simplement énoncer. Allons-y: «dans la conscience, la
pratique et esthétique. Or la lettre du kantisme paraît censurer toute représentation est distinguée par le sujet de l'objet et du sujet et mise en
spéculation qui s'aventure au-delà de l'expérience. Les postkantiens
croiront devoir dénoncer l'inconséquence de Kant sur ce point: tout
en la pratiquant, Kant paraît jeter un interdit sur la spéculation trans- 1. Cf. J.-L. Marion, op. cit., 53, 58.
2. Über das Fundament des philosophischen Wissens, Jena, LM. Mauke,
1. Lettre de Kant à Reinhold du 28 février 1787, Ak., X, 513; O., II, 549. 1791; Nachdr. : Hamburg, Meiner, 1978, 76.
120 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PIDLOSOPIDE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 121

relation avec les deux par le sujet» l. Voilà le nouvel a priori des a envisageable, toute légitimité devant procéder du principe de
priori! Ce principe n'est censé dériver d'aucune autre proposition. On l' Elementarphilosophie.
ne l'atteint pas par raisonnement, mais par la simple énonciation du Fondée sur un principe premier, la philosophie peut espérer, avec
'fait' de la conscience. Les termes de la proposition doivent s'expli- Reinhold, débusquer le principe absolu de la subjectivité et en déduire
quer à partir des éléments du principe lui-même (c'est à ce titre qu'il tous les étages du savoir humain. L'hypothèse d'un système moniste et
est dit autosuffisant). Veut-on, par exemple, savoir ce que signifie le génétique de l'esprit continuera à aiguiller les efforts de l'idéalisme de
terme d"objet', on nous répondra que l'objet, c'est« dans la conscience Fichte à Hegel. Dans leur recherche d'un tel principe absolu, tous les
ce qui est distingué du sujet et de la représentation par le sujet et ce qui idéalistes seront animés par la conviction d'achever le transcendan-
est mis en relation avec la représentation qu'on distingue du sujet». talisme de Kant. Le Kant de l'idéalisme allemand est cependant un Kant
l
Une bonne part des axiomes de la philosophie élémentaire de Reinhold vu à travers Reinhold • Comme il a réussi à orienter la discussion vers
ne seront que des modulations de cet insipide «principe de la le principe unifiant du kantisme, système qui offrait avant lui un aspect
conscience» . assez disparate, c'est souvent de Reinhold qu'il sera question lorsqu'on
Ces définitions n'auront eu à peu près aucune importance dans parlera de philosophie transcendantale. On verra cependant que la
l'élaboration ultérieure de la philosophie idéaliste. Le mérite de prétention de la philosophie à un savoir a priori, indépendant de
Reinhold consiste seulement, mais c'est énorme, à avoir encouragé la l'expérience, tendra à disparaître dans la philosophie de l'idéalisme
philosophie à méditer sur le principe de son propre savoir. Si l'on veut allemand, mais pour faire place à une philosophie autrement plus
mettre un terme à la crise de l'a priori et du fondamental, diagnos- ambitieuse qui aspire à reconstruire le tout de notre expérience à partir
tiquée par Kant, il faut découvrir un principe fondamental et auto- de 'principes' qui ne seront plus appelés 'a priori ',précisément parce
suffisant. Cette quête dominera encore les premiers écrits de Fichte. qu'ils engloberont le tout de l'expérience. La philosophie ne sera plus

li Reinhold a aussi été le premier à entreprendre une systématisation de


la philosophie kantienne, radicalisant pour ainsi dire sa réflexion sur
une connaissance a priori des conditions de l'expérience, mais la
totalité de la connaissance rationnelle, celle du réel. L'auteur qui aura
l'a priori des sciences pures en s'interrogeant sur le principe permis à la philosophie de contourner le problème de l'a priori,
fondamental de cette recherche même. Osera-t-on se montrer plus crucial chez Kant et encore chez Reinhold, aura été, plus ou moins
reinholdien que Reinhold en se demandant sur quoi repose à son tour la curieusement, un grand sceptique, G .E. Schulze.
recherche a priori sur les principes d'une critique de la raison pure?
La question ne se pose pas selon Reinhold puisqu'on a ici affaire à une ***
autoconnaissance directe de la raison, ce qui avait aussi été un lieu
Schulze a fait paraître en 1792 un ouvrage très polémique,
commun, un «gemeinschaftliches Prinzip », pour Kant. Reinhold
Il
t respecte donc à sa façon la thèse kantienne sur l'a priori cognitif
(B 166) : la connaissance a priori, que veut être son 'principe', reste
Enésidème ou sur les fondements de la philosophie élémentaire pro-
posée par Monsieur le Professeur Reinhold à Jena, dans lequel il dirige
une multitude d'objections sceptiques contre le kantisme. Le livre
une simple connaissance des conditions de possibilité de la connais-
paraît sans indication d'auteur. Son titre, Enésidème, ressuscite la
• sance2 • Cette thèse vaut aussi pour la connaissance spéculative et a
mémoire d'un philosophe sceptique de l'antiquité qui avait mis en
priori du philosophe. Les conditions de possibilité du connaître sont de
l'ordre de la représentation, de l'ordo de la connaissance, donc Îlruna-
nentes au pouvoir de représentation et par conséquent directement
connaissables. Une légitimité plus haute n'est pas envisagée, ni même
1. Cf. N. Hartmann, Die Philosophie des deutschen Idealismus, 1923/29,
1. Ibid., 78. Cf. aussi Versuch einer neuen Theorie, 200-2, 321. Berlin, De Gruyter, 2. Aufl. 1960, 14: «Die Zeitgenossen sahen Kants
2. Versuch einer neuen Theorie, 417 : «unser Erkenntnis a priori ist lediglich Philosophie im Lichte der Reinholdschen». Cf. aussi E. Cassirer, Les systèmes
au! das blosse Vorstellungs- und Erkenntnisverm6gen selbst eingeschriinkt». post-kantiens, Lille, Presses universitaires de Lille, 1983,51.

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r 122 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI 1 DE L'A PRIORI APRÈS KANT 123

cause la légitimité de la notion de causalitt. Enésidème est donc La philosophie critique répondra peut-être que nous devons nous
l'ancêtre de David Hume, celui qui avait tiré Kant de son sommeil représenter les choses de cette façon. Subjectivement, nous sommes
dogmatique en l'incitant à réfléchir sur la valeur objective de la notion peut-être dans l'impossibilité de penser les choses autrement, mais
de causalité et sur tous les autres a priori de notre esprit. Le but de qu'est-ce qui nous assure qu'il en est vraiment ainsi dans la réalité? La '
Schulze est de montrer que ni Kant ni Reinhold n'ont apporté une question n'est pas de savoir si le sujet transcendantal et les choses en soi
réponse satisfaisante aux questions sceptiques de Hume et que, jusqu'à doivent être conçus de cette manière, mais si le réel correspond bien à
preuve du contraire, le scepticisme doit rester préférable au dogma- nos représentations (Aenesidemus, 106, 294, 307). On retombe dans
tisme de la philosophie transcendantale. La Critique confine la les paralogismes de la métaphysique dogmatique justement dénoncés
connaissance au domaine de l'expérience, mais pour y parvenir elle par Kant si l'on conclut d'une nécessité subjective de la pensée à l'être
met en œuvre une connaissance a priori qui dépasse les limites de qui se trouve tout à fait en dehors de l'expérience. Affirmer qu'un
l'expérience, savoir philosophique dont la légitimité propre n'aurait sujet transcendantal est nécessaire afin de rendre intelligible la possi-
pas été établie (même si, comme nous l'avons vu, la Déduction bilité de l'expérience, c'est tenir un discours analogue à celui de la
transcendantale avait tenté de le faire). Selon Schulze, l'expérience cosmo-théologie qui en appelle à un Deus ex machina en vue
apparaît chez Kant comme le produit de deux facteurs qu'on ne d'expliquer la possibilité du monde (ibid., 257). Tant qu'il ne fonde
rencontre jamais dans le monde de l'expérience lui-même: le sujet pas la nécessité du passage de la pensée au réel (Hume n'exigeait rien de
1 transcendantal ('derrière' le sujet empirique) et les choses en soi plus et rien de moins), l'a priori de la philosophie soi-disant critique ne
('derrière' les phénomènes). L'objection de Schulze : Kant n'a jamais se distingue en rien des a priori de la métaphysique traditionnelle.
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réussi à démontrer la réalité de ces deux entités 'métaphysiques'. Pourquoi préférer l'a priori kantien à ceux du rationalisme?
Kant soutient que la 'conscience transcendantale' est responsable de On mesure la force de l'attaque de Schulze : le discours kantien et
1 l'objectivité de la connaissance (a priori). Mais comment fait-on pour reinholdien sur l'a priori, condition de possibilité de l'expérience, est
le savoir? Si le sujet transcendantal ne se rencontre pas dans le cours assimilé aux preuves par raison pure de la métaphysique classique,
de l'expérience, de quel droit pouvons-nous lui attribuer quelque dont Kant nous a appris à nous méfier. Schulze estime que le tribunal
causalité? Voir en lui le démiurge a priori de l'expérience, n ' est-ce pas critique vient saborder toute possibilité de connaissance a priori, y
2
faire un usage illégitime de la catégorie de causalité ? Kant semble se compris celle que met en œuvre la critique transcendantale. La
contredire lui-même en appliquant la catégorie de causalité à un sujet question de la possibilité d'une connaissance a priori resterait donc
non empirique après avoir limité l'horizon de validité des catégories à entière. Dans l'esprit de Schulze, comprendre Kant mieux qu'il ne s'est
l'expérience. La philosophie critique commettrait le même sophisme lui-même compris, c'est peut-être renoncer à l'idée, métaphysique,
avec les choses en soi extérieures à notre esprit et même aux phéno- d'une connaissance synthétique a priori, aussi longtemps du moins
f· mènes. Comment Kant peut-il prétendre en même temps que les choses qu'on n'en aura pas démontré, positivement, la possibilité.
en soi sont inconnaissables et qu'elles sont la cause des phénomènes qui Schulze s'en prendra tout particulièrement à l'a priori des a priori
" affectent notre sensibilité? de Reinhold, au 'principe de la conscience' (<< dans la conscience, la
représentation est distinguée du sujet et de l'objet par le sujet et mise en
relation avec les deux»). Reinhold déclarait qu'il s'agissait d'un
1. Cf. Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, I, ch. XVII (Sextus principe a priori, absolument premier, autosuffisant et universel-
Empiricus, Outlines of Pyrrhonism, trad. R.G. Bury, New York/London, The
lement valable. Mettant un terme à la plus brève carrière d'un principe
Loeb Classical Library, 1933, I, XVII).
2. G.E. Schulze, Aenesidemus oder über die Fundamente der von dem Herm absolu en histoire de la philosophie, Schulze n'aura aucune peine à
Professor Reinhold in Jena gelieferten Elementarphilosophie, 1792; Nachdr. : démontrer que le principe reinholdien ne répond à aucune de ces
Berlin, Reuther & Reichard, 1911, 117, 198-9, 289. Cf. déjà F.R. Jacobi, David exigences : présupposant le principe de contradiction et laissant
Hume über den Glauben, oder ldealismus und Realismus. Ein Gespriich. Beylage
über den transcendentalen Idealismus, 1787, in F.R. Jacobi, Werke, Leipzig, bei indéterminée la signification de ses termes, il n'est ni premier ni
G. Fleischer, Bd. II, 1815,291-310.

j
-r
,1

124 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PmLOSOPIDE : L'A PRIORI

autosuffisant. Il ne saurait être a priori - et nous verrons que cet


r DE L'A PRIORI APRÈS KANT

'premier principe' du savoir. La clef de la philosophie comme science


125

argument sera déterminant pour Fichte - puisqu 7 il repose tout au rigoureuse réside dans la mise à jour d'un premier principe qui doit
plus sur une banale constatation empirique, dont rien n'assure la cerner l'opération primitive de la conscience. Fichte écrit à Reinhold
nécessité ou l'universalité' (Schulze montrera d'ailleurs qu'il y a des en 1795 : «Comme Kant vous avez apporté à l 'humanité quelque
1
types de représentation qui ne sont pas couverts par le principe). La chose qui restera en elle éternellement. Lui qu'il faut partir de l'étude
possibilité d'une connaissance philosophique principielle et a priori du sujet, vous qu'il faut que cette étude parte d'un seul principe. La
reste toujours ouverte. En l'absence d'une métaphysique solide, mais vérité que vous avez exprimée est éternelle» '. La solidarité de Fichte
qu'il dit souhaiter, Schulze choisit de se rallier au scepticisme. l'} avec Reinhold semble totale.
Mais entre Reinhold et Fichte, il y eut Schulze. Le scepticisme de
l'Enésidème avait assené un dur coup à l'entreprise de Reinhold et,
*** .~
partant, à l'idée d'une science a priori de la raison. Schulze avait, en
Le nouvel essor de la métaphysique, la théorie de l'a priori, effet, mis en doute la possibilité, présupposée par tous les kantiens, de
viendra de la pensée de Fichte. Selon lui, la métaphysique que recher- connaître a priori le sujet tel qu'il est en soi et d'en exprimer l'action
l1' chent tous les philosophes existe déjà. Elle se trouve dans les écrits de originaire à l'aide d'un premier principe, également a priori. Comble
Kant. Tout ce qui manque à cette philosophie, c'est une mise en de malheur, le principe proposé par Reinhold n'était pas même a
lumière de ses propres fondements. Kant a bel et bien découvert le vrai priori, mais l'expression d'un simple fait empirique. On sait que les
il système philosophique, celui qui répond à toutes les attentes pratiques critiques de Schulze ébranlèrent pour quelque temps les convictions
et théoriques de l'esprit humain, mais il était pour ainsi dire trop transcendantales de Fichte. Un peu comme Hume tira Kant de son
absorbé par cette découverte pour déterminer clairement les fonde- 2
sommeil dogmatique , c'est le scepticisme de Schulze qui conduisit
ments et l'articulation des pièces maîtresses du savoir philosophique. Il Fichte à une refonte originale du transcendantalisme et de sa théorie de
est urgent de reconstruire ces fondements si l'on veut permettre à la
1 1
philosophie (kantienne) de «vraiment s'élever au rang d'une science
évidente» 2. Selon Fichte, «Kant possède en général la philosophie
l'a priori. C'est, de fait, dans un long compte rendu de l'ouvrage de
Schulze que Fichte esquissa pour la première fois, publiquemene, les
grandes lignes de sa propre philosophie.
juste, mais uniquement dans ses résultats et non dans ses fondements »3. Si Reinhold a le mérite d'avoir enseigné que toute la philosophie
Tout se passe comme si «un génie lui révélait la vérité sans lui en doit être dérivée à partir d'un principe unique, la contribution de
indiquer les fondements» (ibid.). La tâche première de Fichte consis- Schulze est d'avoir montré que le principe de la conscience mis en
tera dès lors à reprendre de manière plus systématique l'exposition des avant par Reinhold ne répond pas aux exigences d'un tel principe.
assises de la philosophie transcendantale. On a vu que Reinhold s'était Ainsi que l'a observé Schulze, le principe de Reinhold repose en vérité
fixé le même objectif et Fichte s'inspirera grandement de l'initiative de 4
sur une constatation empirique et ne fait qu'énoncer une abstraction
~1
J: la philosophie élémentaire, surtout en ce qui a trait à l'idée d'un ou un simple «fait» (Tatsache) qui n'est pas digne de couronner le
système de la philosophie. Peut-être est-il plus à propos, suggère
1. Aenesidemus, 45-58. Cf. aussi lS. Beck, Erliiutemder Auszug aus den révolutionnairement Fichte, de fonder le premier principe sur autre
critischen Schriften des Herm Prof. Kant, Bd. III : Einzig-moglicher Standpunct,
aus welchem die critische Philosophie beurtheilt werden muss, Riga, J.F. chose qu'un «fait». Au lieu de décrire un simple fait, qui ne serait
Hartknoch, 1796, 101.
2 . J.G. Fichte, Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, Vorrede zur
ersten Auflage, Gesamtausgabe (GA), l, 2, hrsg. von R. Lauth und H. Jacob, 1. GA, III, 2, 282, cité d'après la traduction qu'on trouve in R. Lauth, op,
Stuttgart-Bad Canstatt, Fromann-Holzboog, 1965, 251; tr. Oeuvres choisies de cit.,60.
philosophie première, Paris, Vrin, 1972, 13. Sur la motivation kantienne de la 2. Cf. X. Léon, Fichte et son temps, Paris, Armand Colin, 1922,247, et R.
méditation de Fichte, cf. R. Lauth. «Genèse du 'Fondement de toute la Doctrine de Lauth, op. cit., 66.
la Science' de Fichte à partir de ses 'Méditations personnelles sur 3. Cf. maintenant les importantes Eigne Meditationen über Elementarphilo-
l' Elementarphilosophie' », in Archives de philosophie, 34, 1971, 51-79. sophie, in GA, II, 3, 21-177.
3. GA, III, 2, 28. 4. J.G. Fichte, Recension des Aenesidemus, in GA, 1, 2, 46.
r 126 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PIllLOSOPillE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 127
Il
toujours qu'empirique, le premier principe pourrait traduire quelque propriété du sujet parmi d'autres. Non, le sujet n'est qu'agir ou l'acte
chose comme une «Tathandlung» (ibid.). Expression inouïe et de se poser soi-même puisqu'il ne peut être posé par autre chose (c'est
justement célèbre qui renferme, en germe, la théorie fichtéenne du alors cette autre 'chose' qui devrait s'appeler 'Moi' et œuvrer à titre de
'premier principe', de l'a priori donc. premier principe qui se pose soi-même parce qu'absolu). Toute réalité
L'idée de Tathandlung est bien sûr un peu redondante. Elle se devra dorénavant se comprendre en fonction de ce principe absolu. Ce
compose de deux termes qui signifient à peu près la même chose: un qui n'est pas 'Moi' devra donc en toute rigueur être surnommé 'Non-
faire (Tat) et un agir (Handlung). Comme si la redondance devait Moi'. A partir de Fichte, et jusqu'à Hegel, l'idée d'un 'en soi' étranger
accentuer l'idée d'activité qu'entend exprimer le premier principe. On au Moi, d'un a posteriori qui n'aurait rien à voir avec le Moi, appa-
ne comprend bien la portée de la Tathandlung que si on l'oppose à celle raîtra de plus en plus contradictoire et incompatible avec la tâche de la
de 'fait' (Tatsache). Le 'fait', si l'on peut suivre ici la grammaire philosophie qui est de comprendre le réel à partir d'un premier
française, est un participe passé, donc quelque chose de 'produit', qui principe, auteur de sa propre position. Tous les systèmes de l'idéalisme
participe d'une activité antérieure à lui. Le participe passé indique s'efforceront, en empruntant des sentiers différents, de déployer les
Ir toujours un résultat, le fruit d'une action. Un fait n'est jamais conséquences philosophiques d'un principe dont l'essence réside dans
'premier'. Tout fait présuppose nécessairement un agir plus origi- l'acte de se poser soi-même.
naire. Il est impossible de faire dériver pareille activité originaire d'un L'acte originaire du Moi fait donc office de principe a priori dans
fait premier, car ce fait premier (ou dernier) doit à son tour être conçu le système de Fichte. On amassera sans difficultés chez Fichte des
comme le résultat d'un 'faire'. Si l'on veut être enfin rigoureux en textes où se trouve soulignée l'apriorité absolue du Moi. Un seul
philosophie, il faut déduire génétiquement tous les faits d'une activité exemple: après avoir posé dans le Fondement du droit naturel de
originaire, d'une Tathandlung. Fichte se souvient peut-être d'Aristote: 1796 que le concept du droit est une condition de la conscience de soi,
le premier principe est pure energeid. De toute évidence, un faire et Fichte écrira que «ce concept est dûment déduit a priori, c'est-à-dire à
non un fait est destiné à jouer le rôle d'un principe originaire. On partir de la pure forme de la raison, à partir du Moi» 1. On peut dès
devine tout de suite le versant pratique de cette idée d'un principe lors noter chez Fichte l'équivalence opérationnelle des expressions a
essentiellement actif: subordonner la philosophie à un 'fait', c'est la priori, raison pure et Moi. Bien kantiennement, la distinction entre
condamner au fatalisme et compromettre la liberté du premier sciences a priori et sciences a posteriori sera aussi maintenue tout au
principe. L'idée de Tathandlung redécouvre tout le champ de la long du corpus fichtéen 2 • L'identification de l'a priori à l'activité du
pratique, celui qu'ouvrait l'a priori kantien. Partir d'un faire, qui n'a Moi fera cependant subir une métamorphose radicale à la conception
jamais fini d'agir, c'est déblayer l'espace infini de la liberté, d'un agir classique de l'a priori qui conduira chez Fichte à l'éloignement
qui est son propre principe. progressif de cette notion.
Le principe de cette action infinie, et de la philosophie qui en Le Moi est essentiellement activité qui s'exerce sur un Non-Moi,
découle, s'appellera 'Moi', car c'est toujours un 'je' qui agit. Si le lequel ne se laisse donc comprendre qu'en regard du Moi. Le Non-
principe doit être inaugurateur, commencement absolu à partir de soi, Moi, ce qui est 'en dehors' de Moi, occupe chez Fichte la place tradi-
il ne peut être qu'un 'je' (qu'il soit humain ou transhumain). Il n'y a pas tionnellement réservée à l'a posteriori, à l'influence externe qui vient
d'abord un sujet et ensuite un agir, comme si l'agir n'était qu'une limiter le champ de l'a priori, celui de la subjectivité pour toute la
philosophie moderne. Or le Moi cherche constamment, impulsi-
1. Mét., XII, 7. Hegel reste fichtéen lorsqu'il termine son Encyclopédie en vement, à surmonter cette limite, donc à étendre à l'infini la sphère
citant ce passage d'Aristote. Au reste, la caractérisation de la substance comme sujet
au début de la Phénoménologie de l'esprit (Werke, III, 23; tr. Paris, Aubier- 1. GA, l, 3, 358; tr. Fondement du droit naturel selon les principes de la
Montaigne, 1. l, 1939, 17) est aussi d'inspiration fichtéenne: «La substance Doctrine de la science (1796-1797), Paris, P.U.F., coll. Epiméthée, 1984, 67.
vivante est l'être qui est sujet en vérité ou, ce qui signifie la même chose, est l'être Pour l'identification de la raison, du Moi et de l'activité originaire, cf. ibid., 362;
qui est effectivement réel en vérité, mais seulement en tant que cette substance est le tr. 73.
mouvement de se-poser-soi-même... » 2. Cf. par ex. Fondement du droit naturel, GA, 1,4,80; tr., 295.
r- 128 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PlllLOSOPlllE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 129

d'exercice du Moi. Les trois principes de la Grundlage de 1794 seront l'intuition suprême de la philosophie kantienne :" «Du point de vue
le récit de ce combat que mène le Moi avec le Non-Moi, l'a priori avec d'une philosophie transcendantale, on aperçoit même que l'acte
l'a posteriori. Le premier principe pose l'identité absolue du Moi, d'intuitionner (das Anschauen) n'est lui-même rien de plus qu'un Moi
l'identité du Moi avec soi-même, A=A, Moi=Moi. C'est avec le second revenant sur soi, et que le monde n'est rien de plus que le Moi intui-
principe qu'intervient l'opposition d'un Non-Moi: à l'activité du Moi tionné dans ses limites originaires» (GA, I, 3, 330; tr. 34). Voilà ce
est originairement opposé un Non-Moi. Originairement veut dire qu'il qui amènera Fichte à dire, et l'on peut parler ici de la thèsefichtéenne
n'y a pas d'abord un Moi auquel viendrait ensuite s'opposer un Non- sur l'a priori, que «l'a priori et l'a posteriori pour un idéalisme total
Moi. L'opposition du Non-Moi fait déjà partie du Moi en quelque ne sont pas deux choses différentes, mais une seule et même chose
sorte. Elle se laisse donc déduire a priori du Moi (comme 'principe' (ganz einerlei)>> \ l'a posteriori n'étant que la réalisation ou le fruit de
actif dont l'action doit s'exercer sur quelque chose qui est posé en l'a priori, le Moi. Les concepts de l'a priori et de l'a posteriori n'en
même temps que lui, le Non-Moi). Mais l'exigence systématique de la conservent pas moins leur importance. Fichte soulignera parfois que
raison, ou du Moi, fait qu'on ne peut en rester à une simple opposition. ces concepts sont les premiers de tous les concepts de la philosophie
Le Moi et le Non-Moi devront être 'réconciliés', 'réunis'. La Grund- kantienne 2• Pourquoi? Parce que la pensée de leur unité fondamentale
[age de 1794 décrit encore cette réconciliation en termes de représente le point culminant de toute philosophie. " _ li ,"ci-r
«limitation réciproque» d'un «Moi divisible» et d'un «Non-Moi Fort de cette intuition capitale, Fichte se permettra dé rcPtler les
divisible» (GA, I, 2, 272; tr. 30). Cette terminologie complexe ne kantiens de son temps qui tiennent mordicus à un a priori rationnel
Illil,
saurait obscurcir l'ambition proprement 'synthétique' du troisième séparé du monde de l'expérience: «A entendre quelques kantiens
111

principe fichtéen: le Non-Moi doit correspondre au Moi. Toute la parler des concepts a priori, on devrait croire que ceux-ci sont dans Il"

sphère du Non-Moi doit être ultimement déterminée par l'activité libre l'esprit humain avant l'expérience, en quelque sorte comme des cases
et les intérêts du Moi, leur réalisation dût-elle relever d'un Streben
infini. Autrement dit, la sphère du Non-Moi doit, grâce à l'agir
1 vides, et qu'ils attendent que cette dernière introduise en eux quelque
chose» 3 • Comme si l'expérience pouvait être conçue en dehors de nos
pratique, être intégrée à la sphère du Moi. L'a posteriori doit être concepts a priori, en dehors du Moi! L'a priori est tout le contraire
assimilé à l'a priori, lequel cesse d'être a priori au sens strict du fait d'une 'case vide', impression qu'aurait pu avoir à vrai dire n'importe
qu'il incorpore tout le domaine de l'a posteriori, du Non-Moi. 1 quel lecteur de Kant, il est le principe formateur et actif de ce que nous
Fichte pourra donc facilement faire l'économie de la notion d'a ~1 appelons 'expérience', laquelle est toujours expérience du Moi. L'ex-
priori. Il opère un tournant décisif dans la théorie de l'a priori en périence, disait bien Kant dans la Déduction transcendantale, est un
lançant l'idée d'une construction a priori du monde à partir du Moi, produit a priori de l'entendement. Pensée à la limite, et ce sera le
production conçue comme processus d'actualisation du Moi libre. Il est mérite et l' hubris de Fichte, cette thèse conduit à la ruine de l'a poste-
probablement juste de dire que Fichte lui-même n'a jamais fait du Moi riori, à son identification pure et simple à l'a priori.
le 'créateur' du Non-Moi, comme si le monde n'était qu'une projection L'idée d'un Moi qui s'approprie 'a priori 'la sphère 'a posteriori '
ou un reflet du Moi l • Ce que Fichte envisageait était seulement l'idéal du Non-Moi sera comprise chez Fichte comme la traduction rigou-
,1 d'un monde qui serait entièrement déterminé par les intérêts du Moi et reuse de l'idée du synthétique a priori, où Kant avait vu le problème
l' où rien ne viendrait faire obstacle à sa liberté Il n'en demeure pas fondamental de la raison pure et de la philosophie. Nous savons, d'une
moins que l'impulsion systématique de sa philosophie va bien dans le part, que ce Moi, en tant que sujet, joue le rôle de principe a priori. Il
:1
sens d'une compréhension intégrale du Non-Moi à partir du Moi. La
notion d'a priori devient proprement caduque si le Non-Moi ne 1. Erste Einleitung in die Wissenschaftslehre, GA, I, 4, 206; tr. Oeuvres
s'éclaire plus qu'en fonction du Moi. C'est là, d'après Fichte, choisies de philosophie première, 262. li
2. Annalen des philosophischen Tons, GA, I, 4, 309, passage cité dans la 1:1
1.'
préface du traducteur du Fondement du droit naturel, 12.
1. Cf. la mise en garde d'A. Renaut, Le système du droit. Philosophie et droit 3. Fondement du droit naturel, GA, I, 3, 316; tr. 20. Cf. aussi Annalen des 1

dans la pensée de Fichte, Paris, P.U.P., coll. Epiméthée, 1986, 177, n. 36. philosophischen Tons, GA, I, 4,304-310.
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130 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PffiLOSOPffiE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 131

est npoTEpoV dans la mesure où toute expérience se laisse ramener à toutes les lumières de Kant, celui de la possibilité d'une connaissance a
l'activité (cognitive ou pratique) du Moi. Mais, d'autre part, ce Moi priori et par conséquent philosophique, cessera comme tel de pré-
agit comme principe foncièrement synthétique. Il n'est pas 'séparé' occuper les penseurs de l'idéalisme. S'appesantir sur les conditions de
absolument du monde et du Non-Moi. Tout son agir consiste au possibilité du savoir fondamental qu'est la philosophie, c'est en rester
contraire à surmonter pareille dichotomie, ruineuse pour tout principe au portique de la Science, ironisera Hegel, ce qui équivaut à une peur
philosophique. L'effort essentiel du Moi vise la réconciliation avec le de s'abandonner à l'absolu, à une méfiance à l'égard de la vérité,
Non-Moi, où le Moi doit se retrouver lui-même, c'est-à-dire imposer à ironisera encore Hegel. Douter des possibilités spéculatives de la
toute altérité la rationalité du Moi. C'est ainsi que tout dualisme philo- philosophie, c'est finalement douter de la Raison qui est pourtant la
sophique (du Moi et du Non-Moi, du sujet et de l'objet) doit ultime- raison d'être de la pensée et de la philosophie. Si l'on doute de la
ment se résorber dans le Moi, pensé comme principe synthétique et a raison, aussi bien fermer boutique et renoncer à la philosophie. Ou
priori. L'activité du Moi est synthèse a priori, c'est-à-dire réunifi- bien la philosophie peut être accomplie, ou bien il n'y a pas de philo-
cation a priori, fût-ce à titre d'exigence pratique, du sujet et de ce qui sophie. Philosopher, c'est réaliser le système de la raison, ce n'est pas
lui est extérieur, ou paraît extérieur à lui, le Non-Moi. Penser ainsi s'en tenir à des prolégomènes à la métaphysique ou aux conditions de
~I l'activité du Moi, c'est mettre le doigt sur le dénominateur commun du possibilité de l'a priori.
Sous forme thétique: le synthétique a priori ne sera plus pour les
réel, son principe 'absolu' puisque totalisant. Concevoir philosophi-
quement l'activité synthétique originaire et a priori du Moi, c'est idéalistes le problème fondamental de la raison pure, ce qu'il était
réaliser le système a priori de la raison pure, accomplir la méta- encore et surtout pour Kant, mais la solution au problème de la philo-
physique dont Kant avait esquissé l'idée. Cette intelligence du sophie. Penser le synthétique a priori, c'est en effet résoudre le
synthétique a priori permet de bien saisir la profonde continuité qui problème d'une métaphysique qui doit concevoir un principe absolu, si
relie la philosophie de Kant, souvent perçue comme positiviste, à celle absolu et universel qu'il pourra intégrer tout ce qui lui semble étranger
de l'idéalisme allemand, où l'on a coutume de dénoncer la démesure (le monde, la matière, le Non-Moi, la nature, etc.), afin de montrer
d'une métaphysique qui n'aurait pas respecté les interdits kantiens. Les justement que rien ne résiste à son universalité. L'absolu n'est absolu
idéalistes sont les héritiers directs de Kant dans la stricte mesure où ils que s'il ne tolère aucune altérité à côté de soi. Comment penser cet
ont pris le philosophe de Këmigsberg à la lettre quand il a proclamé, au absolu, sinon en le comprenant comme l'acte de se poser soi-même
tout début de son œuvre maîtresse, que le jugement synthétique a dans son être-autre et de se retrouver à partir de cette altérité, qui n'en
priori était le problème par excellence de la raison, la clef de toute sera plus une, pour la plus grande gloire de l'absolu ainsi accompli?
métaphysique future. Les philosophies de Fichte, Schelling et Hegel, Cette synthèse 'a priori ' deviendra la définition même de l'absolu pour
Il
on l'a peut-être trop peu aperçu, ne sont, fondamentalement, que des l'idéalisme. Ou l'absolu est synthèse originaire du sujet et de son autre, 'II
réalisations différentes, mais conséquentes de ce programme qui vise à voire son 'contraire', ou l'absolu n'est pas (parce que limité par
faire de la philosophie une science. Schelling et Hegel suivront la voie quelque chose d'extérieur à lui). Le synthétique a priori est la seule Il
ouverte par Fichte: leurs pensées chercheront aussi à penser l'absolu définition conséquente de l'absolu, c'est-à-dire la seule qui pense un
comme sujet autonome dont l'activité consiste à se poser dans son Inconditionné englobant qui ne soit pas limité (donc partiellement
ri conditionné) par une dimension qui échapperait à son emprise.
autre, le Non-Moi, et à se retrouver depuis cette essentielle aliénation.
Hegel rendra au Moi de Fichte l 'hommage qui lui revient en disant L'altérité étant incorporée à l'absolu se réalisant lui-même, la notion
qu'il est «le véritable jugement synthétique a priori, selon d'a priori perdra de plus en plus de son sens. 1
l'appellation de Kant» (Werke, XX, 389). C'est que la notion d'a priori implique un dualisme , fatal pour la
Mais dans l'accomplissement du programme du synthétique a philosophie. L'a priori ~t un concept relatif, en opposition à une :111

priori (qu'est la philosophie et l'absolu dont elle est l'expression, voire


l'incarnation), le problème spécifique de l'a priori qui avait mobilisé
1

1. Cf. M. Dufrenne, La notion d'a priori, Paris, P.U.F., coll. Epiméthée,


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132 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 133 "III:

sphère a posteriori, donc soustraite à la juridiction immédiate de la définitivement devenu un problème strictement métaphysique, voire '
phil~sophie. ~t de la raison pure. Si la raison pure s'abstrait de toute la une solution métaphysique. Il s'agit maintenant de montrer q~~ le 1
sphere emplnque, elle tolère à côté de soi un monde non rationnel qui principe absolu, l'agir a priori, n'est rien d'autre qu'une autopOSlt10n
vient ainsi borner, ou mettre en échec, l'infinité prétendue de la raison. de soi, laquelle vient s'opposer à un Non-Moi, à son contraire nominal,
Si la raison est rationnelle, elle devra aussi pénétrer le monde soi- qu'elle finira par engloutir. C'est l'expression métaphysique de la
disant empirique ou a posteriori. Inutile, la notion d'a priori perdra rationalité secrète du réel, entendons du processus d'autoréalisation de
finalement toute pertinence systématique chez les épigones de Fichte, l'absolu.
surtout chez Hegel. Encore très près de Kant, dont il partage encore La synthèse originaire du Moi et du Non-Moi est manifestement
toutes les positions essentielles, et conscient du dualisme bien réel du devenue la défInition la plus pure de l'absolu, de 'ce qui se passe' en
Moi et du Non-Moi, Fichte sera le dernier idéaliste à lui conserver lui. L'absolu a donc pris la place de l'a priori dans la pensée de
quelque place dans son système. Mais c'est sa propre conception de Schelling, mais cet absolu est ainsi conçu qu'il ne peut plus être opposé
l'activité d'un Moi qui impose sa loi au Non-Moi, pour se réaliser à quelque a posteriori, à un extérieur ou postérieur à soi, à quelque

~
comme Moi, qui a conduit à la disgrâce systématique de l'a priori. chose qui ne serait pas ce ou de ce principe, l'Inconditionné incarnant à
Toutefois, la question de Kant, celle de la possibilité d'une la fois le principe et la totalité du réel. C'est ce principe in-conditionné
connaissance a priori, est fmalement moins résolue qu'écartée. D'un (donc sans extériorité) qu'il s'agit de penser comme synthèse de l'a
strict point de vue épistémologique, les idéalistes ne se pencheront plus priori et de l'a posteriori ou, d'une manière plus schellingienne,
guère sur les conditions de possibilité de leur savoir de ce qui ne comme identité de l'a priori et de l'a posteriori, c'est-à-dire aussi du
s'appellera plus a priori, mais 'raison' et 'absolu'. On peut donc dire, Moi et du Non-Moi, de l'esprit et de la nature, de la conscience et du
avec l'auteur de l'article «a priori» dans l'Historisches Worterbuch monde, du bien et du mal (pensons à la Freiheitsschrift de 1809), du
der Philosophie (l, 470), que la notion d'a priori a été dans un certain sujet et de l'objet. Toutes les sustochiai y passent. L'einerlei de l'a
sens «évitée» par les penseurs de l'idéalisme. Elle eût été, en effet, priori et de l'a posteriori proclamé par Fichte fera place chez Schelling
plus qu'embarrassante, en raison avant tout de ses implications à une philosophie de la pure identité ou de l'indifférence de toutes les
dualistes, inacceptables dans la perspective d'une philosophie moniste différences. Son principe est simple, presque analytique: 1
en dehors de
et processuelle de l'absolu, mais aussi des questions qu'elle aurait pu la raison absolue, il n'y a rien et tout se trouve en elle • L'essence
2
de
faire surgir au sujet de l'étendue et de la légitimation de la l'Inconditionné est l'identité absolue, pure et sans mélange • On peut
connaissance philosophique. dire que la synthèse a priori du Moi et du Non-Moi, le jugement
synthétique a priori qu'est l'identité du Moi et du Non-Moi, est la clef
.*.
Schelling suit tout à fait les traces de Fichte dans un de ses premiers
de voûte de la philosophie, le seul jugement synthétique a priori dont la
philosophie ait vraiment besoin. En regard de cette activité originai-
rement synthétique du Moi ou du Geist, toutes les autres activités
essais, fichtéemment intitulé Du Moi comme principe de la philosophie peuvent être dites analytiques3 • La tâche de la philosophie consiste à
(1795), lorsqu'il déclare que la question de Kant: «comment des élever la conscience à cette connaissance synthétique a priori, celle de
i jugements synthétiques a priori sont-ils possibles» peut, non, doit se l'identité absolue de toutes les oppositions, dont tout le reste découle
r
ramener à celle-ci: «comment le Moi en vient-il à sortir de soi-même analytiquement.
et à s'opposer purement et simplement un Non-Moi? »1 Le problème
épistémologique concernant la possibilité du savoir a priori est
1. Darstellung meines Systems der Philosophie (1801), SW,I/4, 115.
2. Fernere Darstellungen aus dem System der Philosophie (1802), SW, 1/4,
1. F.W.J. Schelling, Samtliche Werke (SW), hrsg. von K.F.A. Schelling, 374.
Stuttgart, Cotta, 1856-1861, Bd. 1/1, 175; tr. Premiers écrits, Paris, P.U.F., coll. 3. Abhandlungen zur Erliiuterung des ldealismus der Wissenschaftslehre
Epirnéthée, 1987, 77 . (1796/97), SW, 1/1, 396.

..L j):
r 134 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI

La plus concise discussion, à l'époque de la philosophie de


DE L'A PRIORI APRÈS KANT 135
~
1
infinie, «il n'y a en soi rien de fini» 1. La finitude n'existe pas
l'identité, de ce que Schelling se permettra d'appeler les «soi-disant» vraiment; il n'y a que l'infini, la raison absolue.
concepts a priori et a posteriori apparaîtra à la toute fin de la présen- Mais qu'en est-il de la 'conscience ordinaire' dans cette identité?
tation de la philosophie théorique de l'important Système de Sa présence n'atteste-t-elle pas la réalité de la finitude? Comment lui
l'idéalisme transcendantal de 1800. En principe, Schelling rend encore est-il possible d'accéder à cette identité absolue ou, plus simplement, de
un certain hommage à la distinction de l'a priori et de l'empirique en légitimiter la connaissance philosophique de l'absolu? Selon Schelling,
précisant qu'il s'agit sans aucun doute de l'ultime recherche sur la philosophie n'est là que pour nous instruire de la nullité de la
laquelle doive s'achever la philosophie théorique 1 • La suite du texte finitude. Quant à la légitimation de la philosophie, la question que Kant
révélera cependant que cette dichotomie s'avère complètement avait posée, elle sera apportée par la doctrine de l'intuition intellec-
superflue du point de vue de l'absolu, car on peut affirmer «avec le tuelle, l"organe de la raison'. L'intuition immédiate de l'absolu tiendra
même évidence et avec le même droit que notre connaissance est lieu de déduction transcendantale de la connaissance de l'absolu, pure
originairement totalement et de part en part empirique et qu'elle est identité. Le recours à l'intuition intellectuelle vient bien répondre au
totalement et de part en part a priori »2. Tout dépend du point de vue besoin d'une déduction transcendantale, mais aussi la rendre inutile.
où l'on se situe. Le savoir n'est dit empirique que dans la mesure où C'est parce que Kant avait refusé l'idée d'une intuition a priori qu'il
nous ne sommes pas conscients de l'activité productrice du Moi. Ce avait exigé une déduction de l'a priori. Schelling estime que la théorie
point de vue est celui de la conscience ordinaire. Or, en philosophie, on kantienne de l'aperception transcendantale procède déjà d'une intuition
se transporte «dans une région située au-delà de la conscience or- intellectuelle non avouée, qui rend superflue, ou plutôt, qui est en elle-
dinaire» (SW, I/3, 528; tr. 172), où l'on aperçoit que tout savoir n'est même la déduction de l"a priori'.
qu'une production a priori du Moi. La philosophie transcendantale Mais ce savoir intuitif de l'absolu n'est-il pas en un sens 'supérieur'
rend transparent le statut a priori de ce que la conscience ordinaire à l'absolu, en étant justement 'savoir' ou 'maîtrise' de l'absolu? La
juge a posteriori. L'a posteriori est en vérité un a priori qui s'ignore. difficulté n'a pas échappé à Schelling. On ne peut la résoudre qu'en
Il est donc superfétatoire d'expliquer la connaissance, comme le posant que le savoir de l'absolu et l'absolu lui-même sont une seule et :'1

font les kantiens (qui vont jusqu'à penser que le monde est quelque 2
même chose • L'absolu est originairement savoir de soi, noesis noe-
;\1

chose d'étranger à l'esprit!\ par l'idée hybride d'une coopération de il


seos. D'abord introduite en tant que légitimation, ou organe, de la '1
facteurs a priori et a posteriori. Cette hypothèse va à l'encontre d'un connaissance philosophique, qui est celle d'êtres qu'on supposerait Il

principe économique de toute explication: ce qui se laisse expliquer finis, l'intuition intellectuelle avancera à son tour au rang de définition
par un seul principe ne doit pas l'être par plusieurs (531 ; tr. 175). de l'absolu. Synthèse a priori et intuition de soi sont les deux plus
Afin d'éviter de se précipiter dans des complications stériles, aussi bien rigoureuses définitions de l'absolu schellingien. Elles sont aussi
dire que «notre connaissance est originairement aussi peu a priori qu'a identiques: se connaître soi-même, c'est s'intuitionner comme
posteriori» (ibid.). Cette distinction n'a de sens que pour une pensée synthèse de soi et ce qui paraît être l'altérité. Et c'est par la synthèse de
de la finitude, mais jugée nulle et non avenue dans l'optique absolue l'altérité et de soi que l'absolu se connaît tel qu'il est en vérité, c'est-à-
d'une philosophie de l'identité. L'identité absolue étant purement
r dire comme pure identité.
L'absolu et le savoir de l'absolu sont un seul et même processus .
.'
Tout étant, au reste, identique en l'absolu, il ne saurait y avoir de
différence réelle entre l'absolu et le savoir de l'absolu. Puisqu'il n'y a
1. SW 1/3, 527; tr. Système de l'idéalisme transcendantal, Louvain, Peeters, rien en dehors de l'absolu, cette connaissance ne peut, en effet, avoir
1978, 172.
2. Ibid., 528; tr. 172. Cf. déjà Abhandlungen zur Erliiuterung ... , SW, 1/1,
427 : «Diese ursprüngliche Identitiit des Reinen und des Empirischen in uns ist
nun eigentlich das Princip alles transcendentalen Idealismus ». 1. Darstellung meines Systems der Philosophie, SW, 1/4, 118-9.
3. Abhandlungen zur Erliiuterung ... , SW, 1/1, 360. 2. Cf. Fernere Darstellungen aus dem System der Philosophie, SW, 1/4, 361.

L j
.~

136 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 137

lieu que dans l'absolu l • Cette connaissance de l'absolu, écrira spino- système de la philosophiel • La subjectivité finie abandonne toute espèce
ziennement Schelling, est un «attribut» ou la «forme» de l'identité d'autonomie et de subsistance au profit de la seule subjectivité
absolue (ibid., 122). Le savoir apriorissime de l'identité absolue est authentique, celle de l'infini (divin), pure connaissance de soi. De la
donc savoir de soi de l'absolu. La philosophie, lira-t-on pas moins de connaissance philosophique de l'absolu à la connaissance de l'absolu
six fois dans les Fernere Darstellungen aus dem System der Philo- lui-même (au sens d'un génitif objectif et subjectif), il n'y a qu'un pas,
sophie (1802), est « dans l'absolu» 2. Pour logique qu'elle soit du point stipule Schelling (SW,.1!4, 366). Il est franchi dès qu'on pratique
de vue d'une philosophie de l'identité, où il n'y a évidemment rien en l'Énoxn de la subjectivité du penseur, qui perd toute consistance en
dehors de l'Indifférence absolue de toutes choses, cette idée d'une présence de l'absolu - absolu qui est le véritable agent de la
intuition intellectuelle (du philosophe) qui serait identique à l'absolu conscience de soi que cherche à reproduire, par ses «constructions »,
lui-même semble avoir quelque chose de démesuré. En effet, si cette le philosophe. La synthèse a priori de l'absolu n'est pas l' œuvre de la
connaissance de l'absolu s'accomplit bel et bien en philosophie, on a un conscience humaine, mais de l'absolu lui-même qui travaille derrière
peu l'impression que c'est la philosophie de Schelling qui s'identifie à nous et, puisqu'il est identité consumant toutes les différences, à
l'absolu! De fait, il serait inadmissible pour une pensée de l'absolu, travers nous. C'est bien sûr sur cette question que Schelling se sépare
que veut être la philosophie, de faire comme si cette pensée était définitivement de l'intelligence fichtéenne du Moi ou de l'a priori. Aux
'séparée' de l'absolu. Plus savante que l'absolu lui-même, elle lui serait yeux de Schelling, l'absolu de Fichte reste toujours conçu à la manière
nécessairement supérieure, ce qui viendrait annihiler l'idée de l'absolu d'une «conscience pure» qui se distinguerait en nous d'une conscience
en tant que principe moniste et totalisant. L'absolu, le savoir de empirique (ibid ., 354). Fichte ne parviendrait donc pas à se
l'absolu et sa présentation philosophique semblent n'être qu'une seule débarrasser du dualisme, ruineux pour l'absolu, de l'a priori et de l'a
et même chose. posteriori. Seul un Moi véritablement infini, donc transhumain, peut
Schelling se résout-il à l' hubris qui consisterait à prétendre que sa chasser le spectre d'une apostériorité détachée de l'absolu.
propre philosophie constitue l'incarnation éternelle de l'absolu? Le Le Moi humain n'est plus le principe du réel. Il cesse ainsi
croire, serait en un certain sens un grave contresens. Schelling ne d'incarner l'a priori ou l'absolu de la philosophie. C'est en ce point
soutient jamais que l'intuition intellectuelle de l'absolu ne se produit précis que la finitude humaine finit par faire sentir sa présence au sein
que dans sa philosophie. Bien au contraire, il exige plutôt qu'on fasse de la philosophie de l'identité. L'a priori qui intéresse la pensée n'est
abstraction de la subjectivité qui intuitionne dans l'intuition intel- plus une prérogative de notre conscience. Ce serait présomption que
lectuelle de l'absolu (<< ich fordere ... die Abstraktion von dem An- d'ériger notre périphérique réflexion subjective en principe absolu de
schauenden in dieser Anschauung»\ Tous sont en mesure de penser toute philosophie. L'a priori véritable, l'absolu toujours pensé comme
l'absolu, mais pour y parvenir, pour penser la raison comme l'identité identité du sujet et de l'objet, synthèse originaire de l'a priori et de l'a
2
absolue, il faut faire abstraction de celui qui pense, afin que ne subsiste posteriori, s'accomplit en quelque sorte en dehors de la réflexion • En
4
que le pur acte «objectif» d'intuition de soi qu'est l'absolu • Il est quelque sorte seulement, car notre connaître n'est pas extérieur à
quelque peu ironique qu'une telle exigence s'exprime dans un ouvrage l'absolu, en regard duquel il ne saurait y avoir d'extériorité, mais

~ ,
intitulé «Présentation de mon système de la philosophie», car selon
Schelling il faut justement écarter toute individualité pensante dans le 1. Cf. Fernere Darstellungen ... , SW, 1/4, 352: « ... aIs ob nicht mit der Idee
der alleinigen Philosophie schon aile Vorstellung einer besonderen Philosophie
vernichtet, und in diesem Sinne von der Philosophie eines Menschen zu sprechen
ebenso Iacherlich ware, aIs wenn der Geometer die Geometrie seine Geometrie
l 1. Darstellung meines Systems der Philosophie, SW, 1/4, 121. nennen wollte».
2. SW, 1/4, 348, 349, 356, 388, 392, 396. Cf. SW, 1/4, 391 : «Das absoZute 2. On peut voir avec M. Frank (Der unendliche MangeZ an Sein. Schellings
Wissen ist auch das Absolute selbst ». HegeIkritik und die Anfange der Marxschen Dialektik, Frankfurt a. M., 1975 et
3. Über den wahren Begriff der Naturphilosophie und die richtige An, ihre Eine Einführung in Schellings Philosophie, Frankfurt a. M., 1985,57, 117) dans
Probleme zu losen, SW, 1/4, 87-88; Fernere Darstellungen... , SW, 1/4, 360. cette «excentricité» de la réflexion en regard de l'être ou de l'absolu l'intuition
4. Darstellung meines Systems der Philosophie, SW,1/4, 114. fondamentale de la philosophie de Schelling.

.l.
(1

138 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PlllWSOPlllE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 139

notre connaissance n'est pas le maître d'œuvre de l'absolu qui se une telle conception de l'expérience, il ne saurait y avoir de place pour
réverbère en elle. la liberté ou la création. Tout y est enchaînement nécessaire a priori -
Cette pensée de la finitude, d'un a priori qui n'a pas son origine en même Dieu. Pour le rationalisme de la philosophie négative, et
notre conscience, ira s'accentuant dans la dernière philosophie de Schelling pense ici à Spinoza et à Hegel, Dieu ne peut être pensé comme
Schelling. Elle est l'âme même du fossé qui se creusera entre la philo- libre créateur, mais comme résultat, comme pièce nécessaire, fût-elle
sophie négative, produit de la conscience, et la philosophie positive, première, à l'achèvement du système de nécessité édicté par la raison.
qui part d'un être au-delà de la conscience et qui mérite, à ce titre, Dans la philosophie négative, écrira Schelling, Dieu n'est qu'un prius
d'être assimilé à Dieu. Par philosophie négative, il faut entendre une relatif, jamais prius absolu. Ce Dieu n'est, en effet, principe qu'en
philosophie strictement rationnelle qui s'efforce de déduire en vertu relation avec le réel qui est supposé découler nécessairement de son
d'un concaténation logique les catégories fondamentales du réel. Pour essence. Un Dieu ainsi soumis à une nécessité rationnelle n'est pas
une telle philosophie, tout processus réel est censé être soumis à la commencement absolu, libre par rapport au monde qu'il a créé, mais
logique du concept, donc à une rationalité a priori. Cette rationalité ne une idole conceptuelle, un Dieu qui ne fait que répondre aux réquisits a
l
se déroule manifestement pas dans le temps ou dans l'histoire. L'ordre priori de notre pensée • _

logique se comprend plutôt comme «événement éternel ». Mais, se Il Y a lieu de voir dans cette description schellingienne de la philo-
demande Schelling, un événement éternel est-il encore un événement? sophie négative une sévère critique de la métaphysique rationnelle ou
Ce qui est hallucinant dans la construction a priori du réel par la de ce qu'on appelle aujourd'hui le logocentrisme. Certes, Schelling
raison, c'est qu'on en reste justement à une simple fiction de la pensée. répète à l'envi qu'il tient à conserver la philosophie négative dans son
La représentation purement intellectuelle de la logique du réel, selon système. Mais c'est pour une raison trop évidente: il en a besoin afin
nos concepts, pourrait bien être une grandiose illusion l ! La pensée de repousser l'accusation d'irrationalisme qu'on pourrait faire à son
strictement logique n'atteint pas, ou plutôt, est incapable de démontrer entreprise. Suivant l'orientation fondamentale de sa dernière philo-
qu'elle atteint vraiment le réel, l'existence, ce qui est « po si tivement». sophie, Schelling aurait sans doute pu s'en passel. Déjà la caractéri-
La philosophie de la raison en reste à de pures constructions concep- sation de cette philosophie comme «négative» lui confère une colora-
tuelles, dont l'existence effective n'est que prétendue, ne pouvant être tion péjorative. Isolée, c'est-à-dire sans complément positif, la philo-
établie sur le terrain d'une philosophie qui s'enferme dans l'ordre de la sophie négative ne peut revendiquer le titre de philosophie, précise
pensée pure. Une telle philosophie ne peut être que «négative» parce bien Schelling3 • La plus grande utilité de la philosophie négative, et
que privée d'un accès véritable à ce qui est authentiquement étant ou c'est peut-être une autre raison qui a poussé Schelling à la maintenir
«positif» . dans son système, est sans doute de marquer en creux la nécessité d'une
La philosophie négative, on le voit bien, est un rationalisme pur. autre pensée, de tracer via negationis les contours d'une philosophie du
Elle s'épuise à découvrir l'a priori logique de l'expérience. C'est positif. A quoi ressemblera cette pensée positive? On pourrait d'abord
pourquoi Schelling surnommera la philosophie négative un «em- s'attendre à ce qu'elle soit tout le contraire d'une théorie a priori,
pirisme apriorique »2, c'est-à-dire un empirisme qui ne tient compte de comme l'avait été l'empirisme apriorique de la philosophie négative. Il
l'expérience que pour autant que cette dernière se laisse ramener à une n'en sera rien. Schelling aura à nouveau recours à la notion d'a priori
1 régularité apriorique de la raison. L'expérience n'est pas l'autre de la afin de circonscrire le projet de la philosophie positive. Il la définira
raison pour le rationalisme, mais son produit. Tout ce qui s'y trouve expressément comme «apriorisme empirique» (SW, 11/3, 130). La
est censé révéler une origine a priori, une nécessité rationnelle. Dans
~ 1. Pour une réactualisation théologique de cette critique et son extension à
toute l'histoire de la métaphysique, cf. J.-L. Marion, L'idole et la distance, Paris,
1. Pour tout ceci, cf. Zur Geschichte der neueren Philosophie, SW, 1/10, 124- Grasset, 1977 et Dieu sans l'être, Paris, Fayard, 1982.
5. 2. Cf. X. Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir, Paris, Vrin, 1970,
2. Einleitung in die Philosophie der Offenbarung oder Begründung der t. II, 33.
positiven Philosophie, SW, 11/3, 102, 130 3. Philosophie der Offenbarung oder... , SW, 11/3, 151.

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~

140 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHIWSOPHIE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 141

philosophie positive reste un apriorisme dans la mesure où elle part qui satisfasse un tel être. Le contenu de la philosophie positive ne sera
d'un prius, mais d'un prius qui n'est pas de l'ordre de la pensée rien d'autre, annonce Schelling, que la découverte du concept qui
rationnelle, relatif à elle donc, mais qui sera rigoureusement prius corresponde à l'être pensé en tant que prius absolu (ibid., 164-168). Ce
absolu, à savoir un principe totalement indépendant de notre logique. concept, ce sera, bien sûr, Dieu. L'être s'est fait valoir à l'entrée de la
Ce prius ne sera donc pas connu de manière rationnelle. Pour la philosophie positive comme commencement absolu, comme ce qui ne
tradition, la connaissance qui n'est pas rationnelle ne peut être dépend pas de la pensée. Or ce qui n'est pas compris et ne peut être
qu'empirique ou historique. C'est ainsi d'un certain empirisme et compris par notre intellect ne peut l'être qu'en Dieu, qui n'est plus
d'une philosophie de l'histoire que devra s'autoriser la philosophie posé comme chaînon d'un ordre de raisons, mais comme a priori
positive qui a donné congé au rationalisme, mais non à l'a priori. Il ne absolu, donc incompréhensible pour nous, êtres finis. Ainsi se trouve
s'agit pas d'un empirisme traditionnel qui s'en tiendrait aux données sauvegardée la transcendance de Dieu en regard de notre raison finie.
qui tombent sous les sens. Cet empirisme anti-métaphysique, hostile à N'étant pas assujetti à un réseau de relations logiques, l'être émergera
tout a priori, peut être dit un empirisme «inférieur». C'est un comme don gratuit du libre créateur.
empirisme supérieur ou métaphysique (ibid., 114) que Schelling Les germes de cette conception tardive de l'a priori étaient déjà
appelle de ses vœux. On pourrait parler d'un empirisme ontologique semés dans les écrits de jeunesse de Schelling. A trois niveaux.
ou d'un empirisme de l'être dans ce qu'il a d'irréductible au concept. Premièrement, l'idée d'un apriorisme empirique était anticipée dans la
C'est en se plaçant sous la dictée de l'être comme de ce qui est en thèse de l'identité de l'a priori et de l'a posteriori, où nous avons décelé
dehors, mieux, au-dessus de la pensée que la philosophie positive une radicalisation de l'idée kantienne et fichtéenne du synthétique a
pourra prendre la forme d'un empirisme ou d'un récit historique. priori. Cette identité signifie, à la lumière de la dernière philosophie,
L'être se trouve interpellé comme ce qui échappe d'emblée à notre que l'a priori ne se donne à connaître qu'à partir de l' empirie, du fait
logique. De cet être, il n'y a point de concept, il se donne justement à positif, 'a posteriori' et nécessairement historique de l'existence. Ce
entendre comme ce qu'il y a d'a priori incompréhensible (das a priori n'est pas par la seule raison, mais par l'expérience positive de l'être
Unbegreifliche). Schématiquement: la philosophie négative a affaire qu'on peut rejoindre l'a priori authentique. Il n'y a pas d'a priori plus
à l'a priori compréhensible, la philosophie positive à l'a priori haut que celui qui se manifeste, a posteriori, dans l'absoluité et la
incompréhensible (ibid., 165), parce qu'inintelligible à travers nos facticité brute de l'être. Deuxièmement, ce que l'on pourrait appeler
concepts. Le fait brut de l'être se montre rebelle à toute tentative l'excentricité de la pensée, c'est-à-dire le décentrement et la destitution
d'explication. Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien? Cette de la raison qu'accomplira la dernière philosophie, était déjà à l'œuvre
question est l'abîme de la philosophie négative, l'énigme qu'elle échoue dans la conception schellingienne de l'intuition intellectuelle qui
à penser à moins de se convertir en philosophie positive, en exigeait que l'on fit abstraction de l'individualité pensante dans la
« apriorisme empirique », entendoqs en pensée de l'a priori par excel- pensée de l'absolu. C'est souligner le caractère éminemment 'objectif,
lence qu'est l'empirie, l'être, pour toute pensée. Loin d'être sacrifiée, l'extériorité irrattrapable de l'être en regard de notre conscience. Dès
la notion d'a priori n'est censée atteindre son plein déploiement que le départ, l'absolu de Schelling va dans le sens d'un a priori désubjecti-
dans une philosophie positive, qui laisse derrière soi la raison logique visé et, par conséquent, délogicisé. Troisièmement, l'idée d'un absolu
afin de s'ouvrir à l'a priori de l'être. qui ne se laisse pas réduire à notre Moi représentait déjà l'un des
Mais comment peut-il y avoir une 'pensée' positive de cet être si aiguillons de la philosophie de la nature du jeune Schelling.
nous n'en possédons aucun concept? C'est un peu l'objection qu'aurait L'exaltation de la nature, la mise en évidence d'un absolu qui se réalise
~ pu soulever Hegel. Schelling répondra que ce n'est qu'au point de
départ de la philosophie positive qu'il n'y a aucun concept, sinon celui
dans le règne objectif avant d'accéder, à un stade ultérieur de son
évolution naturelle, à la conscience du Moi, fut la première manifes-
de l'a priori inconcevable ou l'être. Tout l'effort de la philosophie tation d'une pensée résolument positive, qui se tourne vers l'être, dont
positive, en tant que sagesse philosophique, sera de trouver le concept nous ne sommes toujours qu'une partie. C'était bien au nom d'une

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142 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PIllLOSOPIllE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 143
pensée qui doit être philosophie de la nature avant d'être philosophie l'être et non pas rien? Schelling croit qu'une réponse parfaitement
transcendantale du Moi que Schelling s'était opposé à Fichte, c'est-à- rationnelle ne peut être apportée à cette question. La philosophie, que
dire à l'identification de l'a priori et de la subjectivité. Schelling cet échec ne doit pas démobiliser, bien au contraire, est dorénavant
engageait de la sorte sa philosophie, sinon la philosophie tout court, sur appelée à méditer pour lui -même le mystère qu'est l'être, ou l'a priori
la voie d'une radicalisation de la finitude qui allait mettre en question de l'être, pour la raison humaine. C'est l'intuition de fond et la
la position absolue du sujet et la prétention de notre raison à embrasser promesse de l'ultime pensée de Schelling. Par sa dénonciation de la
la totalité du réel. Ainsi se trouvait pour la première fois ébranlé le mégalomanie d'une raison a priori qui veut s'imposer comme le logos
double socle de notre modernité, la primauté de la subjectivité et de la universel de l'être, la dernière pensée de Schelling annonce en effet des
raison. thèmes postidéalistes1• Or un dépassement de l'idéalisme de l'a priori se
Mais l'actualité de la dernière philosophie de Schelling réside. peut accomplir de manières très différentes. On pourrait d'abord
aussi, on l'a moins remarqué, dans sa conception bien particulière de penser qu'il présage une philosophie matérialiste, comme celle de
l'a priori. Par sa philosophie négative, Schelling veut exhiber la limite Marx par exemple. Plusieurs 'hegéliens de gauche' ayant assisté aux
de la spéculation a priori de la raison métaphysique. Nonobstant la leçons de dernier Schelling à Berlin, la descendance pourrait même
cohérence et l'enchaînement nécessaire de ses propositions, il se apparaître presque directe2 • Mais ce serait faire fi de l'immense
pourrait fort bien que la philosophie engendrée par la raison ne soit désillusion qu'éprouvèrent ces hegéliens devant le caractère théo-
qu'une illusion. Selon Schelling, ce n'est pas se placer à l'extérieur de sophique des cours de Schelling3 • L'issue naturelle de la philosophie
la raison que de le reconnaître, mais sur le terrain même de la positive est plutôt celle d'un spiritualisme théologique, arqué sur la
rationalité. La raison serait en effet incapable, en vertu de ses propres positivité de la mythologie et de la révélation. Mais de cette positivité,
ressources, d'accéder à l'être en soi, c'est-à-dire de jeter un pont entre il n'y a plus de preuve. Elle doit être acceptée comme a priori indépas-
les fictions de la raison et l'être qu'elles prétendent refléter. Comme sable de la philosophie. Mais pourquoi admettre cet a priori plutôt
tel, ce pont n'est plus de l'ordre de la raison. Voilà pourquoi il sied de qu'un autre, telle révélation plutôt qu'une autre? On ne pourra plus le
prendre un certain recul vis-à-vis des productions triomphales de la dire. Ayant suspendu le principe de raison, relégué à une philosophie
raison, de prendre ces productions pour ce qu'elles sont, à savoir des simplement 'négative', l'a priori de la philosophie positive veut faire
interprétations du réel qui ne sauraient se confondre avec l'être tel l'économie d'une déduction transcendantale de ses propres prétentions.
qu'il est en soi. Cette critique, immanente, de l'apriorisme classique ne L'apriorité de l'a priori se passe de démonstration. Le problème de la
saurait cependant déboucher sur un abandon de l'a priori. L'a priori, légitimité de l'a priori, découvert par la critique de la raison pure de
ou le fondamental, reste indispensable à la compréhension de soi de la Kant, reste donc entier. A défaut de déduction transcendantale,
philosophie. Si la philosophie renonce à l'a priori, elle saborde son l'ultime pensée de Schelling - représentative peut-être d'une philo-
propre navire car la philosophie ne peut toujours être conçue que sophie à vocation religieuse et de ses limites - succombe à un
comme «die schlechterdings von vorn anfangende Wissenschaft», «la Offenbarungspositivismus avant la lettre, qui annule, au prix de sa
science qui commence d'emblée », suivant la traduction du Père propre crédibilité, l'exigence de rationalité élevée depuis toujours par
Tilliette 1 • Le dernier Schelling continue à faire droit à cette exigence
en montrant que son tournant vers une philosophie positive ne se met 1. Cf. l'étude classique de W. Schulz, Die Vollendung des deutschen
en branle qu'afin de penser, en toute son absoluité, l'a priori le plus ldealismus in der Spiitphilosophie Schellings, Stuttgart, Kohlhammer, 1955;
Pfullingen, Neske, 1975.
rigoureux de la philosophie, un prius non plus relatif, mais enfin

~
2. C'est la thèse vigoureusement soutenue par M. Frank. En plus des deux
absolu. Cet apriorisme positif prend appui, quasi paradoxalement, sur livres mentionnés ci-haut (p. 137, note 2), cf. tout particulièrement son introduction
l'expérience la plus élémentaire qui soit, celle de l'être: pourquoi de à la Paulus-Nachschrift de la Philosophie der Offenbarung 1841/42, Frankfurt a.
M., Suhrkamp, 1977, 7-84.
3. Cf. N. Tertulian, «De Schelling à Marx. Le dernier Schelling et sa
1. Zur Geschichte der neueren Philosophie, SW, 1/104. Cf. aussi Vorrede zu postérité», in Archives de philosophie, 50, 1987, 621-641, qui s'oppose
Cousin, SW, 1/10, 213. Pour la traduction, X. Tilliette. op. cit., t. II, 97. notamment à l'interprétation de M. Frank.

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144 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 145
la prétention de la philosophie à un savoir fondamental. C'est l'aporie ce' : «la substance vivante est l'être qui est sujet en vérité ou, ce qui
de la dernière philosophie de Schelling. signifie la même chose, est l'être qui est effectivement réel en vérité,
mais seulement en tant que cette substance est le mouvement de se-
*** poser-soi-même, ou est la médiation entre son propre devenir-autre et
soi-même» (Werke, III, 23; tr. 17). Ce processus de l'absolu qui est
Hegel n'a pu connaître ces derniers développements de la pensée de
subjectivité est synthétique dans la mesure où il exige la traversée et la
Schelling, dont on sait qu'ils sont en grande partie dirigés contre
maîtrise de l'altérité, et il peut être dit 'a priori' puisque c'est toujours
l'hyperrationalisme du système hegélien de la maturité. La théorie
de la réalisation du 'principe' (rien n'est plus fondamental que lui) ou
schellingienne de l'a priori dont part Hegel est celle du premier
de la 'raison' qu'il s'agit. Comme chez le premier Schelling, la philo-
Schelling qui stipulait l'unité indifférenciée de l'a priori et de l'a
sophie sera l'autoprésentation de ce parcours de l'absolu se réalisant et
posteriori qui s'offre dans l'intuition intellectuelle de l'absolu. La
se conceptualisant lui-même. La grande division du système en
rupture avec la philosophie de l'identité est consommée dès la préface à
Logique-Nature-Esprit jalonnera cet accomplissement conceptuel de
la Phénoménologie de l'esprit où Hegel se livre à une critique radicale
l'absolu: l'absolu est d'abord pensé comme principe idéel, mais ce
des deux piliers de la pensée schellingienne, l'intuition intellectuelle et
principe doit se réaliser dans la nature (disons le-monde, à la limite, l'a
l'identité indifférente de toutes choses en l'absolu. On n'accède pas à
posteriori), afin de se retrouver soi-même comme esprit, dénomi-
l'absolu par un coup de pistolet et l'absolu est autre chose que la nuit
nateur commun du réel, sans altérité irréconciliable.
dans laquelle toutes les vaches sont noires. L'opposition frontale ne
On a trop souvent aperçu dans cette conception hegélienne de
saurait masquer l'accord des deux penseurs sur un point essentiel:
l'absolu et du concept philosophique une simple 'vision du monde'
l'idée que la philosophie est la présentation d'un absolu réalisé qui
dialectique qui ne serait qu'une sécularisation des dogmes de
médiatise toutes les différences et dont la finalité est de se penser soi-
l'incarnation et de la résurrection. Cela reviendrait à interpréter tout
même dans le déploiement du système philosophique, conçu comme
le système de Hegel selon le registre inadéquat de la 'représentation'. Il
'synthèse a priori'. Cette communauté foncière, qui gravite autour de
est infiniment plus important de saisir l'insurpassable rigueur de
l'idée du synthétique a priori, interdit un retour au dualisme de l'a
l'absolu hegélien. La seule chose qui soit 'présupposée' en lui, c'est la
priori et de l'a posteriori chez Hegel. On a souvent remarqué que cette
nécessité de partir de l'absolu ou de la raison. Il ne s'agirait pas d'une
distinction avait été rejetée par sa philosophie 1• Très justement, mais on
présupposition gratuite, selon Hegel, puisque l'idée de raison va de
doit néanmoins signaler que Hegel retourne en un sens à une
pair avec celle de philosophie ou de science. Si l'on s'adonne à la
conception un peu plus 'orthodoxe', plus fichtéenne et plus kantienne,
Science, c'est parce qu'on cherche à penser le rationnel. Le rationnel
du synthétique a priori dans la mesure ou sa philosophie veut rendre
est depuis toujours conçu comme absolu ou comme principe. La
davantage justice à la dimension d'altérité (au Non-Moi) impliquée par
tradition parlait ici d'un npoTEpov ou d'a priori. Si Hegel renonce à
l'idée de synthèse, mais diluée dans le vertige de la pensée de l'identité.
parler d'a priori, c'est parce que la 'raison' n'est pas 'séparée' d'un
Le synthétique a priori restera chez Hegel ce qu'il était devenu chez
champ qu'on pourrait appeler 'a posteriori '. La raison n'a d'être et
Schelling, grâce à l'impulsion décisive de Fichte, à savoir la seule
d'efficace que dans la mesure où elle investit tout le réel. Qui plus est,
définition vraiment rigoureuse de l'absolu, mais elle cessera d'être un
et tout dépend de ce point cardinal, cet investissement dans le réel
simple jugement analytique.
fonctionne ni plus ni moins comme la 'preuve' du rationnel. La raison
Que la synthèse a priori demeure la caractérisation la plus stricte
ne serait pas rationnelle si elle ne parvenait pas à déterminer
de l'absolu est attesté par un passage, déjà cité, de la préface à la
l'ensemble du réel. Pas d'absolu si cet absolu reste coupé du réel. A
Phénoménologie, qui était en fait la préface au 'Système de la Scien-
défaut d'assises dans notre expérience, il ne serait qu'une simple
\1 'assurance', un vœu pieux. Hegel se place, et beaucoup plus qu'on ne le
1. Cf. M. Dufrenne, op. cit., 46-7; T. Rockmore, Hegel' s Circular Epistemo- pense d'habitude, au niveau de la conscience ordinaire, finie. La
logy, Bloomington, Indiana University Press, 1986,94.
146 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 147
finitude ne saurait se contenter d'une simple assurance au sujet de non médiatisée, d'une réalité extérieure à la raison viendrait limiter,
l'absolu (<<ein trockenes Versichern gilt aber soviel aIs ein anderes», donc détruire la prétention de la raison à l'absoluité. Un principe n'est
Ph. G., Werke, III, 71; tr. Ph. E., 68), elle exige à très bon droit que principe que s'il est la raison d'être de quelque chose, et principe
l'absolu se manifeste, qu'il se fasse valoir dans son monde. Un absolu absolu que s'il s'affirme comme le principe de toute réalité. L'absolu
qui négligerait de se manifester ne convaincrait personne et ne est d'autant plus assuré en son absoluité qu'il a vaincu ou intégré ce qui
mériterait en rien le titre de principe absolu, car il laisserait subsister semblait être son altérité. Dans le système, l'idée ne s'établira comme
en dehors de soi une couche d'irrationalité non soumise à son empire. idée absolue qu'après avoir manifesté sa domination dans le domaine
L'absolu ne doit pas être une essence idéelle qui flotte par-dessus la de la nature, qui n'est pas l'a posteriori d'un principe a priori, mais son
conscience finie, il doit valoir pour elle, en se manifestant, en faisant test suprême qui lui permettra de s'articuler comme esprit réalisé,
ses preuves. attestant l'intégrale rationalité du réel.
On en trouve l'illustration la plus plastique dans la dialectique de A partir de l'intelligence systématique d'un principe moniste qui
l'essence et de la manifestation au second livre de la Science de la absorbe son altérité afin d'établir sa prétention à l'absoluité, on
logique. Selon l'optique métaphysique traditionnelle, celle de Platon comprend aisément le sens de la critique hegélienne de l'a priori
ou de Kant, l'essence a priori et les manifestations phénoménales sont kantien. Le reproche décisif se trouve exprimé dès 1802, dans Glauben
représentées comme des entités séparées. Les formes essentielles, und Wissen : en concevant l'a priori sous des concepts purement
universelles, logent dans le ciel a priori des idées ou de la raison, tandis formels de nécessité et d'universalité, Kant n'aurait pas appréhendé l'a
que la manifestation se joue sur le terrain de l' empirie, de l'a posteriori priori comme unité «originairement synthétique»l. L'a priori n'est
qui n'ajoute rien d'essentiel ou de constitutif à l'a priori de la raison. pas pensé de manière suffisamment synthétique pour autant que la
Hegel inversera ici la perspective en déclarant, le plus simplement du sphère de l'a posteriori demeure séparée de l'a priori, comme un reste
monde, que «l'essence doit se manifester» (das Wesen muss er- irrationnel que la raison échouerait à intégrer. Renoncer à assimiler l'a
scheinen). En effet, si l'essence n'accédait pas à la manifestation, à posteriori à la sphère de l'a priori, de la raison, c'est prononcer la
l'évidence pour nous, elle n'aurait décidément rien d"essentiel'. faillite de l'a priori. L'a priori demeure impuissant, ou vide, s'il ne
L'essentiel, c'est ce qui a réussi à se faire valoir comme tel, et cela détermine pas de manière originairement synthétique l'ensemble de
n'apparaît que dans la crédibilité de sa manifestation, qu'à travers l'empirie.
l'expérience. Tout Hegel tient dans l'impératif «das Wesen muss La même critique refera surface tout au long du corpus hegélien.
erscheinen». On pourrait se risquer à traduire: l'a priori qu'est la L'a priori kantien en reste au niveau de l'universalité et de l'immé-
raison, l'absolu ou l'idée n'est convaincant que s'il parvient à s'imposer diateté abstraites de la pensée parce qu'il se montre indifférent vis-à-
dans l'ensemble de l'expérience. Hegel retourne bel et bien à un vis du particulier et de l'expérience (dont il devrait logiquement être la
concept quasi-kantien d'expérience en requérant de tout a priori, de loi) : «Die eigene aber, in sich reflektierte, daher in sich vermittelte
tout 'concept' qu'il vienne se prouver sur le terrain de l'expérience. On Unmittelbarkeit des Denkens (das Apriorische) ist die Allgemeinheit,
voit cependant que l'a posteriori n'est pas l'autre de l'a priori, mais sein Beisichsein überhaupt; in ihr ist es befriedigt in sich, und insofern
bien sa manifestation essentielle et probante. Le 'retour à soi' de ist ihm die Gleichgültigkeit gegen die Besonderung, damit aber gegen
l'absolu signifie seulement que l'essence a réussi à démontrer qu'elle seine Entwicklung, angestammt»2. Hegel s'opposera donc à la
était effectivement l'essence, que sa prétention initiale au titre
d'essence était pleinement justifiée. Mais c'est l'épreuve du soi-disant
1. Werke, II, 309; tr. Premières publications, Paris, Ophrys, 1952, 210.
être-autre qui apporte cette confirmation. 2. Werke, VIII, 57; tr. Encyclopédie des sciences philosophiques, édition
D'où la nécessité pour l'absolu d'être un principe totalisant. Si citée, 178: «Mais l'immédiateté propre, réfléchie en elle-même, par suite
l'absolu ne parvient pas à pénétrer l'ensemble du réel, à montrer qu'il médiatisée en elle-même, de la pensée (l'a priori) est l'universalité, son être-chez-
en est la clef, il perd du même coup son statut d'absolu. La subsistance, soi en général; en celle-ci elle est satisfaite en elle-même, et dans cette mesure
l'indifférence à l'égard de la particularisation, et par là à l'égard de son
développement, lui est congénitale».
....

r 148 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI

réduction kantienne de l'a priori à la simple universalité de la pensée,


DE L'A PRIORI APRÈS KANT

hegélien comme Gadamer, d'« intégrer l'apostériorité absolue de


149
l

indifférente à l'égard des réalisations concrètes de l'a priori, mais pour l'expérience au sein de la pensée» 1. Bien qu'il soit possible de montrer
se faire le grand défenseur de ce qu'il tient pour l'idée fondamentale de que ces accusations ne rendent pas tout à fait justice à l'esprit du
sa philosophie, le concept du synthétique a priori: «Der Begriff, den système hegélien, leur persistance trahit un malaise certain vis-à-vis de
Kant in den synthetischen Urteilen a priori aufgestellt hat, - der l'absolu de Hegel. Il est en effet légitime de se demander si toute cette
Begriff von Unterschiedenem, das ebenso untrennbar ist, einem conception idéaliste d'un absolu qui ne se réalise qu'à travers son
Identischen, das an ihm selbst ungetrennt Unterschied ist, gehort zu immersion dans l'altérité n'est pas finalement rien de plus qu'une
dem Grossen und Unsterblichen seiner Philosophie >/. Ce qu'il y a construction 'a priori' qui ne correspond pas à l'expérience que nous
d'immortel parce qu'on y trouve rien de moins que l'esquisse de avons du monde. La philosophie hegélienne se veut totalisante (d'où
l'absolu hegélien: l'identité originaire du concept qui réalise sa son bannissement de l'a priori ), mais elle l'est en disant quelque chose
prétention à l'absoluité en restant auprès de soi au milieu de toute de fondamental au sujet du réel. A ce titre, elle reste une théorie (de l')
séparation et grâce à elle. a priori, qui a par conséquent besoin de la légitimation d'une
Il serait facile de montrer que cette thèse du synthétique a priori quelconque déduction transcendantale. Il ne s'agit pas ici de retourner
comme seule définition authentique et conséquente de l'absolu se de Hegel à Kant, mais de retourner contre Hegel la critique qu'il a faite
réitère à toutes les couches du philosopher hegélien. Elle est à la racine de l'a priori kantien: Hegel a-t-il lui-même réussi à se défaire d'un a
de toutes les formes de réconciliation que cherche à accomplir sa priori purement formel et d'une universalité abstraite?
pensée. L'idée de système n'est en soi rien d'autre que l'actualisation La vulnérabilité de l' 'apriorisme' hegélien est bien sûr parti-
du synthétique a priori: penser systématiquement, c'est prendre culièrement apparente dans sa philosophie de l'histoire. Si l'on veut
ensemble (cum-capere, comprendre), donc sous l'éclairage du con- comprendre l'histoire empirique du monde, il faut posséder, reconnaît
cept, l'essence et sa manifestation, le principe a priori et son ac- à un certain moment Hegel, une certaine idée a priori du cours de
tualisation a posteriori, laquelle permet d'établir la solidité du point de l'histoire: «Dass eine bestimmte Besonderheit in der Tat das
départ, qu'on l'appelle raison, absolu ou idée. Autant il importe eigentümliche Prinzip eines Volkes ausmacht, dies ist die Seite, welche
d'apercevoir l'importance systématique du synthétique a priori chez empirisch aufgenommen und auf geschichtliche Weise erwiesen
Hegel, autant il faut prendre conscience de la nécessité d'évacuer l'idée werden muss. Dies zu leisten, setzt nicht nur eine geübte Abstraktion,
d'a priori pour un tel système. Même l'idée du synthétique a priori sondern auch schon eine vertraute Bekanntschaft mit der Idee voraus ;
pourrait donner l'impression que cette synthèse reste purement idéelle, man muss mit dem Kreise dessen, worein die Principien fallen, wenn
en marge de l'expérience concrète. man es so nennen will, a priori vertraut sein, so gut ais, um den
Il n'est cependant pas indifférent pour notre propos, ni pour grossten Mann in dieser Erkennungsweise zu nennen, Kepler mit den
1'histoire de la philosophie, de noter que cette impression est pourtant Ellipsen, mit Kuben und Quadraten und mit den Gedanken von
celle qu'ont ressentie, en dépit de la rigueur de sa conception de Verhiiltnissen derselben a priori schon vorher bekannt sein musste, ehe
l'absolu, la plupart des lecteurs de Hegel. On connaît les récriminations er aus den empirischen Daten seine unsterblichen Gesetze, welche aus
plus ou moins fondées dirigées contre la "olonté hegélienne de Bestimmungen jener Kreise von Vorstellungen bestehen, erfinden
reconstruire a priori le cours de l'histoire, de déduire toute la réalité à konnte. »2 Mais d'où vient cette connaissance a priori du cours de
partir de concepts a priori, ou, pour reprendre la formule d'un
1. H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul
1. Wissenschaft der Logik, Werke, V, 240 (Lasson, l, 204); tr. Science de la Siebeck), 1960, 4. Aufl. 1975, 119 = H.-G. Gadamer, Gesammelte Werke, l,
logique, tome II, Paris, Aubier, 1971,226: «Le concept que Kant a fonnulé dans Tübingen, le.B. Mohr (Paul Siebeck), 1986, 130; tr. Vérité et Méthode, Paris,
les jugements synthétiques a priori, à savoir celui des choses qui, tout en étant Seuil, 1976,52.
différentes n'en sont pas moins inséparables, et tout en étant identiques n'en sont 2. Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Werke, XII, 87. Trad. :
pas moins différentes, fait partie de ce qu'il y a de grand et d'immortel dans sa « Qu'une particularité détenninée constitue en fait le principe propre d'un peuple,
philosophie» . voilà le côté qui doit être appréhendé empiriquement et démontré de manière
1

f 150 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PillLOSOPillE : L'A PRIORI

l'histoire? De la philosophie, assurément. Mais l'a priori de la raison


DE L'A PRIORI APRÈS KANT 151
pensée» afin de faire valoir que Hegel était lui-même parfaitement
peut-il être démontré par la philosophie? conscient des limites historiques de la pensée philosophique. En plus
On pourrait affirmer que le système, ou le réel, n'est rien d'autre d'ignorer les textes aussi massifs que nombreux où Hegel souligne
que la légitimation à grand déploiement du rationalisme de la philo- l'aspiration de la philosophie à l'absolu, la philosophie en étant la plus
sophie, mais Hegel admet à plusieurs occasions qu'il s'agit d'une parfaite réalisation, cette interprétation méconnaît le contexte polé-
présupposition pure et simple de l'activité philosophique. L'absolu, mique de la préface aux Principes de la philosophie du droit. Si Hegel
professera la Differenzschrift, est la première présupposition de la déclare que la philosophie n'est que son temps saisi par la pensée, c'est
philosophie, son a priori, dirions-nous: «l'absolu existe déjà - sinon uniquement pour s'opposer aux velléités utopistes de ceux qui
comment pourrions-nous le chercher? ». La seconde présupposition aimeraient que la philosophie leur enseigne comment le monde devrait
stipule que la conscience est présentement scindée en finitude et ou pourrait être (il est notamment question de l'état idéal de Platon
infinitude, être et concepe. La solution du philosophe consistera à dans ce contexte, paradigme de tous ceux qui veulent transformer le
'montrer' que cette scission n'est qu'une sortie de l'absolu en dehors de monde parce qu'ils estiment, ce qui équivaut pour Hegel à un sacrilège
son identité, sortie nécessaire à sa réalisation et à sa conscience de soi en regard de l'absolu, que la raison n'est pas encore réalisée). La
comme absolu. Mais qu'est-ce qui nous certifie que l'absolu, l'a priori, philosophie n'a pas à se soucier du Sallen, mais de l'être, déjà réalisé,
existe vraiment et qu'il doive être pensé à la façon de Hegel? «Le identique à la raison. Elle a affaire à une vérité absolue. C'est l'a priori
courage de la vérité, la foi en la puissance de l'esprit sont la première du philosophe, sa présupposition essentielle, mais indémontrable
condition de l'étude philosophique» 2, lançait Hegel à ses auditeurs de comme telle.
Berlin. Mais comment justifier ces a priori de la philosophie? On Une 'déduction transcendantale' en est impossible dans l'horizon
répondra que l'idée même de justification les présuppose. En partie, il du système hegélien. Hegel juge incongrue l'idée d'une justification de
est vrai, mais cela n'autorise aucunement à faire de la rationalité le l'a priori qui serait antérieure au déploiement systématique de l'a
dénominateur commun du réel, à comprendre la réalité et la philo- priori. En effet, si le système tenait sa légitimation d'une instance
sophie comme automanifestation de l'absolu. La disparition de l'a extérieure à sa propre constitution, il sacrifierait sa prétention à la
priori rend d'autant plus urgente la nécessité d'une déduction totalité et à l'inconditionnalité. La déduction transcendantale sera au
transcendantale de la prétention du système à la vérité absolue. mieux le système lui-même. C'est souligner le caractère nécessai-
On ne se tire pas d'affaire en alléguant que Hegel n'a jamais élevé rement circulaire de la pensée philosophique selon Hegel! : l'absolu est
pareille prétention. Comme pour défendre Hegel contre son propre censé être présent au commencement, mais on nous assure qu'il ne se
idéalisme absolu, on s'autorise souvent du mot de la préface à la manifestera comme absolu véritable qu'en fin de parcours, d'où le
Philosophie du droit, «la philosophie est son temps saisi par la cercle. Or, la fin de parcours n'a de sens que si l'on a présupposé au
commencement qu'on avait bel et bien affaire à l'absolu (ce que seule
la fin peut établir). Pas surprenant qu'on ait souvent le sentiment de
tourner en rond.
historique. Pour y parvenir, il faut non seulement présupposer l'exercice de
l'abstraction, mais une connaissance intime de l'idée; on doit posséder une Tel qu'indiqué, c'est bien ce sentiment qu'a éprouvé la première
familiarité a priori, si on veut ainsi la nommer, avec le cercle dans lequel tombent génération de philosophes après Hegel et qui a conduit à la 'dissolution'
les principes, au même titre où, pour évoquer le plus grand homme dans ce type de de l'idéalisme allemand. La philosophie hegélienne avait construit une
connaissance, Kepler bénéficiait déjà d'une certaine connaissance a priori des
cubes, des ellipses, des carrés et des pensées de leurs relations avant qu'il ne puisse conception insurpassablement rigoureuse de l'absolu ou de l'a priori,
découvrir à même les données empiriques les lois immortelles qui consistent dans mais qui restait strictement philosophique, donc pratiquement stérile.
les déterminations de ces cercles de représentations». La finalité de la philosophie paraissait résider dans son propre
1. Werke, II, 24; tr. Premières publications, 89.
2. Werke, X, 404; tr. «Allocution de Hegel à ses auditeurs pour l'ouverture système, dans la pensée de l'a priori se pensant lui-même comme
de ses cours à Berlin le 22 octobre 1818 », in Encyclopédie des sciences
philosophiques, 148. 1. Bien marqué dans le livre de T. Rockmore, Hegel' s Circular Epistemology.
r---
152 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 153
totalité. Hegel semblait avoir ainsi épuisé toutes les possibilités de la Marx et de Kierkegaard, ne deviendra perceptible qu'au vingtième
philosophie, contribuant, malgré lui, à détourner les meilleurs esprits siècle, chez des penseurs comme Heidegger et Habermas, dont les
du travail proprement philosophique et, partant, de la méditation réflexions prendont aussi la forme d'un certain retour à Kant. Nous en
explicite sur l'a priori. On pensera ici à des auteurs comme étudierons les a priori un peu plus loin.
Schopenhauer (dont le maître fut G .E. Schulze), Feuerbach, Marx, Au dix-neuvième siècle, la réponse philosophique à l'hégélianisme
Kierkegaard - et bientôt Nietzsche - qui se sont tous présentés a aussi emprunté la forme d'un retour à Kant, celui du néo-kantisme.
comme des outsiders de la philosophie et des critiques acérés de Le Kant du néo-kantisme sera cependant moins le philosophe de la
l 'hegélianisme, témoignant par l'obsession de leur polémique anti- finitude, dont la pensée avait été réactivée par les outsiders
hegélienne de la puissance de son système. La soi-disant déduction du responsables ou contemporains de la dissolution de l'idéalisme, que
réel à partir de concepts a priori chez Hegel leur a inculqué une l'épistémologue des sciences mathématico-physiques. La fécondité
horreur de toute spéculation a priori. On retourne donc contre Hegel philosophique du kantisme ne sera pas dépistée dans le projet d'une
sa propre critique de l'a priori kantien: le concept absolu resterait métaphysique des intérêts pratiques de la raison, mais dans la méta-
vide et d'une universalité abstraite, sans prise sur le réel et sur la théorie des sciences, le seul avenir qui paraissait encore ouvert à la
réalité humaine. philosophie suite à l'essor triomphal des sciences exactes au dix-
La disgrâce de l'a priori, préparée par l'empirisme, affrontée par neuvième siècle. L'a priori qui galvanisera dorénavant le travail
Kant, puis réaffirmée par Schelling et Hegel, mais au nom d'une philosophique, ce sera l'a priori des sciences. La philosophie n'en
métaphysique totalisante, s'est poursuivie chez les posthegéliens qui continue pas moins d'élever une prétention au fondamental, donc a
s'exileront volontairement de la philosophie. L'aversion de la spécula- priori, en se vouant aux fondements de l'activité scientifique, aux
tion a priori, donc abstraite, leur a néanmoins permis de retrouver le conditions de possibilité de son succès.
chemin du 'concret' et, de plus en plus, de la réalité proprement
humaine, dont il n'avait plus été beaucoup question dans la pensée de ***
l'idéalisme. L'ambiguïté tenace du Moi fichtéen, qui est tantôt le Moi
de l'homme, tantôt celui de l'humanité, tantôt celui de l'absolu, sinon Ce retour à Kant s'effectuera explicitement sous le mot d'ordre
de Dieu lui-même, n'a été systématiquement levée par aucun auteur d'un retour à la théorie kantienne de l'a priori. La première ligne de
idéaliste. On se souviendra que la question de l'homme et celle d'une l'ouvrage séminal de Hermann Cohen, Kants Theorie der Erfahrung
métaphysique des intérêts de la raison avait pourtant été (1871), l'affirme ouvertement: «dans le présent ouvrage, j'entre-
l'aboutissement de la réflexion de Kant sur l'a priori. Dans leur prends de fonder à nouveau la doctrine kantienne de l'a priori» 1.
opposition à l'idéalisme absolu, Schopenhauer, Feuerbach, Marx, Entreprise d'autant plus hardie qu'elle trouve sa pierre de touche dans
Kierkegaard et Nietzsche ont donc renoué avec un motif essentiel de la les sciences physiques qui sont des sciences d'expérience. Comment
pensée kantienne, le souci de la finitude, qui promettait de devenir l'a concilier une théorie de l'a priori avec l'empirisme affiché et
priori incontournable de la philosophie, prenant ainsi à la lettre l'idée incontestable des sciences qu'il s'agit de fonder?
hegélienne d'une philosophie qui soit son temps saisi par la pensée. Ces Cohen répète à satiété que toute investigation 'transcendantale' (qui
auteurs auront été les premiers à tenter de réaliser cette promesse, veut maintenant dire: roulant sur les conditions de possibilité de ... )
mais leur réflexion ne se placera plus ouvertement sous le titre d'une doit partir du fait de la science. Non seulement ce fait est-il lui-même
méditation a priori, c'est-à-dire de la philosophie, tant l'ombre de empirique, les connaissances mises à jour par la science sont toutes
Hegel est obsédante. Ils ont tous, à leur façon, pratiqué une réflexion a tirées de l'expérience. Comment fonder la théorie de l'a priori sous de
priori, mais sans toujours se l'avouer. L'efficace philosophique de ces telles conditions? Cohen relève le défi en définissant l'a priori comme
penseurs sera donc à peu près nul au dix-neuvième siècle. L'apport
proprement philosophique de ces penseurs, et tout particulièrement de 1. Préface à la première édition de Kants Theorie der Erfahrung, Berlin,
Cassirer, 3. Aufl. 1918, IX.

j
-,

154 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PlllLOSOPlllE : L'A PRIORI


DE L'A PRIORI APRÈS KANT 155
'loi' ou 'méthode' de la science: «les porteurs de l'a priori dans la S'appuyant volontiers sur les textes où Kant avait lui-même parlé d'un
doctrine kantienne, l'espace et le temps comme les catégories, doivent « a priori comparatif» (B 273 et 279), Cohen plaide donc en faveur
être compris comme des méthodes» (ibid., 743). Mais comment faire d'un usage très libéral de la notion d'a priori (671). Il semble sous-
pour traquer ces a priori? Cohen est bien conscient du fait que l'a entendu que l'a priori peut n'avoir de valeur que relativement à une
priori était décrié par bien de ses contemporains comme une constellation scientifique bien particulière.
«intervention surnaturelle» dans le cours de l'expérience, comme un Une autre approche du thème de l'a priori eût sans doute été
reste magique ou mythologique (278). Or, selon Cohen, il faut indéfendable à l'ère du positivisme. Le mérite de la philosophie de
absolument faire appel à des éléments a priori de notre conscience si Cohen aura été, pour la première fois depuis Kant (c'est toute la
l'on veut rendre compte de la validité universelle de la science: «la rigueur du «zurück zu Kant»), de renouveler le sens de l'a priori et de
foi en la validité de la science repose donc sur l'hypothèse d'éléments reconquérir ainsi l'objet propre de la philosophie à une époque où la
particuliers et de caractères de la conscience cognitive et intellectuelle pensée philosophique se trouvait sérieusement menacée par l'arrivisme
dans lesquels la science trouve son fondement et sa garantie» (106). des sciences exactes, quoique expérimentales. Si la philosophie
L'a priori se recommande donc comme 'hypothèse' nécessaire en vue conserve encore une fonction, se dit le néo-kantisme, ce sera de
d'expliquer les réussites de la science. Mais de quelle manière authen- réfléchir sur les a priori de la recherche scientifique. Cette réflexion
tifier pareille hypothèse? Comment justifier la validité des a priori reste bien sûr à la remorque des sciences pour la mise à jour de ses a
que sont les lois et les méthodes de l'intelligence scientifique? priori, mais sa courageuse reconquête du thème de l'a priori aura
Ces a priori, répond Cohen, ne sont pas connus antérieurement ou permis à la philosophie de défendre sa légitimité et son autonomie,
en dehors de l'expérience, mais grâce à elle. L'a priori s'affirme dans préparant ainsi le terrain à une théorie plus systématique et plus
sa «validité pour la connaissance », c'est-à-dire dans sa capacité de rigoureuse de l'a priori, donc à la première philosophie à part entière
fonder la nécessité des connaissances attestées par l'expérience. L'idée (ou sans arrière-pensée anti-philosophique) depuis Hegel: la phéno-
d'a priori s'assimile au concept de transcendantal, tel que l'entend le ménologie de Husserl.
néo-kantisme (136) : l'a priori n'est plus rien d'autre qu'une condition
de possibilité de l'expérience (entendons de la connaissance scienti-
fique empirique). Et c'est l'expérience qui nous informe, en vertu de ***
sa régularité, de l'existence d'un tel élément a priori. L'a priori sera Très tôt, le renouvellement husserlien s'est placé sous le mot
rien de moins que déduit de l'expérience, pari inouï dans toute d'ordre d'un «retour aux choses elles-mêmes». En plus de son sens
l 'histoire de l'a priori. Le fait de la science est la «matière à partir de bien connu d'une exigence de légitimation directe pour la philosophie,
laquelle la recherche philosophique doit déduire son a priori comme cette devise comporte aussi un sens critique très précis en contexte néo-
condition de la science» (478). Aussi bien dire que l'a priori n'est kantien. Elle signifie que la philosophie peut cesser de considérer la
prouvé qu'a posteriori (une telle «dérivation physiologique» de l'a méthodologie des sciences comme son objet principal et qu'elle peut
priori était encore inconcevable pour Kant, cf. A 87 = B 119; O., I, redevenir, de son plein droit, une théorie des phénomènes fonda-
844). Le critère de l'apriorité des méthodes et des lois de la science mentaux et de leur constitution sur le sol de l'ego transcendantal. La
réside strictement dans leur fécondité (157, 187). Cohen ne le dira philosophie tente avec Husserl de redevenir ce qu'elle a été de Platon à
évidemment pas en ces termes, mais on trouve chez lui une conception Hegel, une science première, fondamentale, rigoureuse, bref, a priori.
parfaitement pragmatique de l'a priori. Seront en effèt déclarées a Mikel Dufrenne a bien vu que «la prolifération de l'a priori» chez
priori les lois et les méthodes qui ont fait leurs preuves en science 1• Husserl «répond au souci de retrouver le chemin d'une science

1. Dans Vom Wesen des Grundes (in Wegmarken, Frankfurt a.M., V.


Klostermann, 2. Aufl. 1978, 132; tr. Questions l, Paris, Gallimard, 1968, 99), des sciences» ne saurait être en aucun cas une «instance légitimante pour l'a
Heidegger s'opposera à Cohen, mais sans le nommer, en faisant valoir que le «fait priori».
""""III

156 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 157

authentique»\ la voie royale de la science, le fameux «Heeresweg der que Husserl découvrira «le seul concept de l'a priori qui ait une
Wissenschaft» que Kant avait été le premier à conjurer dans la seconde signification épistémologique authentique (selon laquelle est dit a
préface à sa Critique. priori ce qui se fonde dans 1'essence de concepts donnés et qui, in-
Cette solidarité essentielle conduira Husserl à un débat avec Kant dissociablement de ceci, peut être intuitionné)>> (Hua, VII, 352).
qui roulera sur la question de l'a priori. Husserl portera un jugement L'opposition de l'a priori 'authentique', ou phénoménologique, et de
extrêmement sévère sur l'a priori kantien, qui témoigne de son l'a priori 'mythique' de Kant reviendra sans cesse dans les notes de
2 Husserl!.
aversion envers Kant, sans doute héritée de Brentano , mais où il faut
aussi voir une opposition au néo-kantisme régnant, dont il partage Husserl parle du reste très volontiers des présupposés mythiques
cependant bien des soucis et souvent la terminologie (tout particuliè- ou métaphysiques du kantisme, qui était un peu la philosophie officielle
rement les idées de constitution et de transcendantalisme). Dès les de son temps. Il entend les écarter par un retour au radicalisme
Logische Untersuchungen, Husserl attribue toutes les lacunes du transcendantal de Descartes, dont il soulignera plus rarement les
kantisme à l'absence d'une conception authentique et phénoméno- éléments métaphysiques (la doctrine de l'âme, le deus ex machina), et
logique de l'a priori: «Letzlich hiingen ail die principiellen de Hume. La mise en valeur du 'transcendantalisme' cartésien vient
Unklarheiten der Kant' schen Vernunftkritik damit zusammen ... , dajJ marquer l'absence de radicalité du dogmatisme métaphysique, sinon
ihm ... der phiinomenologisch echte Begriff des Apriori gefehlt hat»3. mythique de l'apriorisme kantien. Si Kant «ne procède pas de façon
Ce verdict au sujet de l'absence d'un concept clair et phénoméno- radicale» (Hua, VII, 379), c'est «parce qu'il a omis d'arracher à ce
logique de l'a priori réapparaîtra dans tout le reste de l'œuvre qui constitue la source de toute la philosophie moderne, à l'ego cogito
husserlienne. En 1908 : «Kant ne connaît pas l'a priori phénoméno- cartésien, son sens ultime, celui d'être la subjectivité a priori, concrète
logique» 4. En 1915 : «A Kant fait défaut l'idée de la rationalité et intuitive» (ibid., 237; tr. Philosophie première, I, 297). Surchargée
authentique, et, ce qui revient au même, il lui manque le concept de présupposés métaphysiques, «la recherche transcendantale de Kant
authentiquè de l'a priori, compris comme l'universalité d'essence ou la ...opère avec un ensemble de convictions qui n'ont jamais été élaborées
nécessité d'essence données absolument dans l'intuition d'essence »5. sur le sol absolu de l'ego cogito, qui n'ont jamais été formées de façon
En 1924, dans sa conférence commémorant le bicentenaire de la vraiment transcendantale ou fondées scientifiquement» (ibid., 373).
naissance de Kant, Husserl se propose de «substituer à son concept La rebuffade du transcendantalisme kantien au nom d'un cartésianisme
encore mi-mythique de l'a priori le concept phénoménologiquement plus transcendantal prendra à l'occasion la forme d'une accusation ad
clarifié de l'essence générale et de la loi d'essence (concept qu'à vrai hominem: «Kant n'a jamais été saisi par le sérieux puissant des
dire Hume avait déjà en vue sous le titre de relation ofidea, mais dont méditations cartésiennes et, à cause de cela, n'a jamais été disposé à
il avait transformé et dévalorisé le sens par une interprétation acquérir un conception ultimement pure et claire du sens nécessaire
sensualiste et nominaliste)>> 6 • C'est donc chez Hume (of aU places!) d'une problématique transcendantale et épistémologique» (ibid.). Aux
yeux de Husserl, c'est ainsi Descartes et non Kant qui incarne le type
classique d'une philosophie rigoureuse, c'est-à-dire d'une méditation
1. M. Dufrenne, op. cit., 67.
2. Cf. O. Hoffe, Immanuel Kant, München, C. H. Beek, 1983,296. fondée sur un point de départ radical. Hélas! «ce radicalisme de
3. Logische Untersuchungen, Tübingen, Max Niemeyer, 4. Aufl. 1968, II, 2, Descartes n'a pas été hérité par ses successeurs, Kant non plus ne l'a pas
203 = Husserliana (Hua), XIX, 2, 733; tr. Recherches logiques, Paris, P.U.F., exercé et parce qu'il ne l'a pas exercé, il n'a créé aucune philosophie
coll. Epiméthée, t. III, 1963,243 : «en dernière analyse, toutes les obscurités de
principe de la critique kantienne de la raison sont en connexion avec ce fait que .. Je durable (keine bleibende Philosophie), absolument aucune philosophie
concept authentique phénoménologique de l'a priori lui a manqué ». pure et authentique »2.
4. Hua, VII, 390.
5. Ibid., 402. On remarquera que Husserl retient néanmoins les critères de
l'universalité et de la nécessité pour l'a priori. 1. Hua, VII, 233, 235, 364, 375, 401, 402, 405.
6. «Kant und die Idee der Transzendentalphilosophie», Hua, VII, 235; tr. 2. Hua, VII, 355. Le § 25 de la Krisis fera écho à ce texte de 1924; «quelle
Philosophie première, t. l, Paris, P.U.P., coll. Epiméthée, 1970,294. que soit l'importance de l'influence des Méditations dans la philosophie post-
.,
158 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PffiLOSOPffiE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 159
Considérons l'accusation de fond. Kant n'aurait pas possédé de tiques). Si Kant n'a créé «aucune philosophie durable », c'est bien
conception claire de l'a priori. N'a-t-il pas pourtant été l'un des seuls à entendu parce qu'il s'est fermé à l'univers des vérités eidétiques qui
épingler les critères de l'apriorité, la nécessité et l'universalité? peuvent être intuitionnées directement, cet univers étant celui de la
Husserl n'est pas sans l'ignorer, mais l'erreur de Kant, prisonnier sur philosophie ou de la phénoménologie.
ce point de l'héritage des traditions rationalistes, aurait été de limiter Et si l'on retournait contre Husserl la question que Kant avait posée
ces critères à la subjectivité (Hua, VII, 402). Seules les formes à toute la tradition métaphysique, celle de la légitimité de l'a priori?
'psychologiques' de l'esprit sont a priori chez Kant. On se souvient Comment savoir si les connaissances eidétiques sont bel et bien
pourquoi: l'expérience variant pour chacun, les formes subjectives de adéquates? De quelle manière assurer, pour reprendre le vocabulaire
l'intuition et de l'entendement seront les seuls éléments cognitifs qu'on de la Déduction transcendantale, le rapport de ces connaissances «à des
puisse présupposer communs à tous les êtres humains. Ces lois de objets» (même si l'on a pratiqué la mise entre parenthèses du 'monde
l'esprit pourront dès lors être dites nécessaires et universelles, donc a naturel')? En vertu de l'exigence de rigueur absolue de son transcen-
priori, ce qui n'est vrai d'aucun contenu empirique. dantalisme, Husserl serait bien le dernier à vouloir échapper à ce
Dans la perspective tout à fait différente de Husserl, la nécessité et besoin de légitimation. Mais l'instance légitimante dans le cas des
l'universalité, loin de se borner à la subjectivité, sont d'abord et avant vérités eidétiques sera occupée par l'intuition, catégoriale ou eidétique.
tout des propriétés objectives des 'essences' ou des 'lois d'essence' que Cette intuition joue pour les vérités eidétiques le rôle que jouait
la subjectivité peut intuitionner a priori. Selon Husserl, il est possible l'intuition empirique pour les vérités d'expérience chez Kant, celui de
de connaître des relations eidétiques totalement indépendantes du sujet, fondement ultime et suffisant de toute légitimation. Husserl est ici
si bien que l'a priori sera souvent défini chez Husserl, et plus tard chez d'accord avec Aristote pour ce qui est de la vérité des connaissances
Scheler l , par son indifférence envers tout ce qui est subjectif. Toutes idéelles (M é t., IX, 10), stipulant que dans leur cas la fausseté est
les relations essentielles objectives - eidétiques, donc susceptibles exclue. Ou bien on les intuitionne, ou bien on ne les intuitionne pas.
d'être directement saisies - seront prononcées a priori. La critique Celui qui les intuitionne ne peut qu'être immédiatement saisi de leur
phénoménologique de l'a priori kantien ira donc de pair avec une vérité.
critique de la limitation kantienne de l'intuition aux seules données Or c'est précisément cette solution que Kant avait rejetée et qui
empiriques (la seule intuition pure admise par Kant étant celle de avait motivé son interrogation critique. L'intuition empirique suffit
l'espace et du temps parce qu'elle fonde l'apriorité des mathéma- pour les connaissances tirées de l'expérience, mais il n'y a pas
d'intuition universellement communicable pour ce qui est des vérités
idéelles ou a priori (autres que mathématiques), à moins de déduction
cartésienne, il n'en reste pas moins que le radicalisme passionné (der leiden- transcendantale. Les connaissances d'idées ne sont pas intuitives, mais
schaftliche Radikalismus) qui les meut n'a pas passé chez les successeurs de bien discursives, remarque justement Kant. Elles se font à l'aide de
Descartes» (Hua, VI, 94; tr. La crise des sciences européennes et la concepts abstraits qui ne renvoient pas directement à un donné expéri-
phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1962, 106, mod.). mentable dont l'essence serait purement idéelle. Al' exception des
1. Cf. M. Scheler, Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik
(1916), Bern/München, Francke, 6. Aufl. 1980, 67 s.; tr. Le formalisme en douze concepts purs de l'entendement - et dont la particularité
éthique et l'éthique matériale des valeurs, Paris, Gallimard, 1955, 71 s. réclamera précisément une déduction transcendantale - , ces concepts
2. La confrontation de Kant et de Husserl sur la question de l'a priori a déjà ont tous été formés, par abstraction, à partir d'impressions sensibles.
fait l'objet d'un certain nombre d'études, dont nous nous inspirons ici. Cf. R.
Ingarden, «Apriori Knowledge in Kant versus Apriori Knowledge in Husserl», in Légitimer l'emploi de ces concepts, c'est, comme l'avait déjà enseigné
Dialectics and Humanism , 1973,5-18; K. T. Gallagher, «Kant and Husserl on Hume, rendre compte de leur genèse en remontant à leur source
the Synthetic A Priori», in Kant-Studien, 66, 1972,341-352; R.T. Murphy, «The empirique. L'invocation d'une intuition originairement donatrice,
Transcendental 'A Priori' in Husserl and Kant», in Analecta Husserliana, 3,1974,
66-79; T. Pentzopoulou-V alalas, «Réflexions sur le fondement du rapport entre
l'A priori et l'Eidos dans la phénoménologie de Husserl», in Kant-Studien, 65,
1974, 135-151.
l "1

160 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PIllLOSOPIllE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 161

logiquement érigée en «principe des principes» chez Husserl\ n'est le contraire du temps, son oblitération. Heidegger, quant à lui, rappelle
qu'un expédient, comme chez Schelling, destiné à contourner le que les racines grecques et latines de l'a priori révèlent une intimité
problème, philosophiquement incontournable depuis Kant, de la plus profonde de l'a priori et du temps, qui ne soit pas purement
légitimité d'une connaissance a priori, fondamentale, intellectuelle ou antithétique: «A priori - prius - np6-n:pov - antérieur; a priori
eidétique. - ce qui est antérieurement, ce qui est plus tôt déjà là. L'a priori est ce
En dépit de sa reprise par Scheler, la théorie husserlienne d'une qui en quelque chose est toujours déjà antérieur ... A priori est un titre
intuition directe de l'a priori ou de l'eidos aura précipité, histori- où réside quelque chose de tel qu'une suite temporelle» (GA 20, 99).
quement, la faillite de sa tentative visant à asseoir la philosophie sur un Au tout début de l'œuvre de Heidegger, l'a priori est remis en rapport
fondement inébranlable et apodictique. Le problème majeur de cette avec son fondement manifeste, le temps. Cette évidence étymologique
intuition intellectuelle, c'est qu'elle ne jouit pas de l'évidence que a pourtant été le non-vu essentiel de toute l'histoire de l'a priori. Avec
Husserl pensait pouvoir lui octroyer. L' hapax des 'essences mathéma- Heidegger, l'a priori ne sera plus envisagé comme instance ou essence
tiques' mis à part, l'intuition de l'ego transcendantal n'est simplement éternelle et absolument fondatrice, mais comme radicalement
pas partagée par tout le monde, ce qu'elle aurait pourtant dû être dans temporel, voire comme le temps lui-même. Heidegger initie ainsi une
l' 'optique' de Husserl. Elle n'est pas le fait d'un retour aux choses révolution majeure dans la pensée de l'a priori, celle qui détermine
elles-mêmes, mais une construction philosophique. Plus fondamenta- encore le lieu de la philosophie contemporaine et qui avait été préparée
lement encore, elle repose elle-même sur une métaphore puissamment par la subordination kantienne de l'a priori aux intérêts de l'humanité
métaphysique, l'idée d'une vision parfaite de l'a priori, oublieuse de (dans les termes de Heidegger: par la projection explicite de l'être en
ses origines et de son statut dérivé. Celui qui le montrera sera Martin fonction du temps) et l'idée hegélienne d'une philosophie qui soit le
Heidegger. condensé de son propre temps.
De Platon à Husserl, l'a priori avait surtout été pensé comme un
*** titre de l'absolu, du purement rationnel, du non relatif, donc du non
temporel. Ce sont les assises secrètement temporelles de cette atempo-
Longtemps sous-estimée, la descendance proprement phéno- ralité spécifiquement méta-physique que Heidegger s'efforcera de
ménologique de la pensée heideggérienne est aujourd'hui bien établie. mettre en luinière. On peut parler «avec un certrain droit », dit
La publication depuis 1975 des cours antérieurs à Sein und Zeit a Heidegger, du «platonisme» de la phénoménologie husserlienne de l'a
clairement démontré que son intention philosophique était d'accomplir priori (ibid., 102). Avec un 'certain' droit parce que ce platonisme ne
la phénoménologie par l'intermédiaire d'un renouvellement de la se trouve pas tout à fait là où les contemporains de Husserl l'avaient
question de l'être, l'a priori par excellence. On ne se surprendra donc soupçonné. Ce qui avait valu à Husserl l' étiquette de platonisme, contre
pas de voir Heidegger compter l'a priori parmi les trois grandes laquelle il s'était toujours défendu, c'était avant tout sa théorie d'une
découvertes de la phénoménologie, avec celles de l'intentionnalité et de 1
intuition directe des essences • Mais selon Heidegger, le platonisme de
2
l'intuition catégoriale • Mais Heidegger insistera sur un caractère Husserl est infiniment plus fondamental. Il se cache surtout dans sa
particulier de l'a priori que n'avait pas thématisé Husserl: sa tempo- conception de l'a priori comme entité rigoureusement a-temporelle,
ralité essentielle. Chez Husserl, l'intuition des essences objectives, donc qui rep'ose, comme Heidegger tentera de le montrer, sur un oubli
a priori, se caractérisait plutôt par son aspect non temporel. Est dit a métaphysique de la temporalité de tout a priori, déjà attestée par son
priori ce qui transcende toute subjectivité, toute temporalité, toute
historicité, se faisant valoir comme éternellement valide. L'a priori est 1. Cf. P. Natorp, «Husserls 'Ideen zu einer reinen Phiinomenologie' », in
Logos, 7, 1917/18, 224-246; repr. in Husserl, hrsg. von H. Noack, Dannstadt,
1. Ideen zu einer reinen Phiinomenologie und phiinomenologischen Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1973,36-60, tout particulièrement 40 : «Der
Philosophie, § 24, Hua, III/l,SI. Ausdruck 'Anschauung', 'Intuition' weist ja mit Fingern au! Platon zurüek, der,
2. M. Heidegger, Gesamtausgabe (GA), Frankfurt a. M., V. Klostennann, 1. wie naeh ihm das ganze Heer der Rationalisten, von einer 'Sehau' , einem reinen
20, 1979, 34. Erschauen des reinen 'Seienden' sprieht».
r '
162 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 163
étymologie. La phénoménologie, dont tout le pathos révolutionnaire Heidegger en haleine dans les années qui suivront la rédaction d'Etre et
était d'anéantir les constructions purement métaphysiques par un temps, conduisant à Kant et le problème de la métaphysique: la
retour aux choses elles-mêmes, resterait elle aussi «prisonnière d'une question de l'a priori, celle de l'être, nous rabat sur celle de l'homme.
ancienne tradition» (un ter dem Bann einer alten Tradition, GA, 20, La recherche de l'a priori procède de l'humain et retourne vers lui (cf.
178) qu'elle aurait fatalement omis de déconstruire. L'idée méta- SZ, 38). C'est dire que la conception heideggérienne de l'a priori
physique d'une science apodictique et a priori des essences n'aurait suivra la direction de la métaphysique kantienne des intérêts a priori de
jamais fait l'objet d'une légitimation directe à partir des choses elles- la raison en s'axant sur les intérêts du Dasein.
mêmes. D'où le verdict célèbre de Heidegger: la phénoménologie n'a Que la question de l'être, du Dasein et de l'a priori soit d'emblée
pas été assez phénoménologique (ibid., 159)! Elle n'a pas assez intéressée apparaît déjà dans la définition la plus concise que Heidegger
radicalement 'détruit' la métaphysique, c'est-à-dire sa conception de offre du Dasein : il est l'étant pour lequel il y va en son être de cet être
l'a priori. Une nouvelle théorie, plus phénoménologique, de l'a priori même (SZ, 12). L'être dont il s'agit dans Sein und Zeit est toujours un
s'impose. être qui nous préoccupe, un être situé, temporellement: l'être même
Cette théorie phénoménologique de l'a priori, qui sera d'entrée de que nous sommes. L'être que l'investigation philosophique doit tâcher
jeu confronté à sa propre temporalité, s'accomplira dans et comme de tirer au clair, conceptuellement, est l'être dont le Dasein a le souci.
l'œuvre maîtresse de Heidegger, Sein und Zeit. L'a priori par excel- L'être, ou l'a priori, n'est pas une entité abstraite, noématique,
lence, l'a priori de tout rapport au monde et de tout comportement atemporelle, mais l'être que le Dasein a, à chaque fois, à être et à
envers l'étant, ce sera l'être, plus exactement, la compréhension de assumer. L'être demeure intimement rattaché à l'intérêt, Heidegger
l'être sur le sol du Dasein. Tout comportement du Dasein se meut à dira au souci du Dasein. Rien d'étonnant dès lors à ce que le § 41 d'Etre
l'intérieur d'une compréhension préalable, a priori de l'être l • La tâche et temps fasse du souci « l'être même du Dasein». La suite de l' œuvre
première de la philosophie sera, conformément à la tradition, montrera en quoi le souci repose nécessairement sur une infrastructure
d'élucider cet a priori, c'est-à-dire de relancer la question fonda- temporelle. La temporalité, soutiendra le § 65, incarne le «sens
mentale du sens de l'être. La question de l'être roulera donc sur une ontologique du souci». C'est-à-dire que le souci se définit essentiel-
«condition de possibilité» (SZ, Il), présupposée en toute connais- lement par un «être-au-devant-de-l' ét~t» (si l'on veut la formule
sance, en toute compréhension, en tout comportement. Heidegger est complète, comme Sich-vorweg-schon-sein-in (einer Welt) ais Sein-bei
on ne peut plus fidèle à l 'héritage métaphysique sur ce point: l'a (innerweltlich begegnendem Seienden ), SZ, 327). Ceci se comprend
priori représente toujours l'objet privilégié de la recherche philo- assez aisément. Si le souci affiche une structure temporelle, c'est parce
sophique (cf. SZ, 5On.). Mais l'a priori heideggérien sera résolument qu'il devance toujours l'étant dont il a le souci. L'apriorité du souci
circonscrit dans la perspective du Dasein humain. Il n'y a d'être et de s'exprime dans son devancement préalable de l'étant, situé dans
compréhension de l'être que pour autant qu'il y a Dasein (GA 24,26). l 'horizon de la préoccupation du Dasein. Puisqu'il y va d'abord et
La question de l'être, de l'a priori, doit ainsi permettre de relancer la avant tout, et pour chacun, du Dasein lui-même, l'être par excellence
question de l'homme: «Il a déjà été suggéré dans l'introduction que qu'il s'agira de devancer sera l'être même du Dasein. Si le Dasein agit
l'analytique existentiale du Dasein contribue également à promouvoir authentiquement, entendons conformément à la logique de son être le
une tâche dont l'urgence est à peine moindre que celle de la question de plus propre, à ce qu'il est en tant que Dasein, son premier souci sera
l'être elle-même: la libération de l'a priori qui doit nécessairement d'aller au-devant de son être. Le Dasein peut et doit affronter son être
devenir visible pour que la question 'qu'est-ce que l'homme?' puisse véritable, l'assumer tel qu'il est, comme être mortel. Tout le projet
recevoir une élucidation philosophique» 2 • Heidegger rejoint ici encore ontologique (sinon éthique) de Heidegger aura donc pour fonction
un motif capital de la doctrine kantienne de l'a priori, qui tiendra d'esquisser la possibilité d'un devancement authentique de la mort chez
le Dasein. Voué a priori au souci, à son être dans le temps, le Dasein
1. Cf. Sein und Zeit (SZ), Tübingen, Niemeyer, 14. Aufl., 1977,4. doit finalement faire face à sa propre temporalité, à son être-pour-la-
2. SZ, 45; tr. Etre et temps, Paris, Authentica, 1985, 56, mod ..
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1

164 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 165
mort sur un mode authentique. C'est alors que le Dasein, dit Un 'tournan~' s'est produit sur le chemin de pensée de Heidegger qui
Heidegger, peut exister de manière «fInie» (SZ, 330). semble en avoir compromis la réalisation.
Comme on sait, cette confrontation, le plus souvent, n'a pas du tout l
Nous avons proposé ailleurs une interprétation de ce tournant dont
lieu. Plutôt que d'assumer l'angoisse qu'il peut être, le Dasein nous ne reprendrons ici que les résultats. Nous avons tenté d'y montrer
s'abandonne à d'autres soucis qui ont pour vocation de le distraire et de que l'expérience du tournant repose sur une radicalisation de la
lui faire oublier son incontournable temporalité C'est le régime de fi llitude qui s'est manifestée très tôt après la parution de Sein und Zeit,
l'inauthenticité. Sous son règne, la mort n'existe pas vraiment. Le au point d'empêcher la publication de la troisième section de la
temps de l'inauthenticité est infIni et scrupuleusement immortel. Il ne première partie et de toute la seconde partie de l' œuvre. Il est raison-
connaît donc que la répétition infinie du maintenant présent. 'On' n'a nable de penser que leur composition et leur publication auraient dû
pas à se préoccuper de notre avenir mortel, le temps présent n'aura s'accomplir peu de temps après la parution des deux premières
jamais de fIn. L'être compris inauthentiquement sera entendu selon sections. Si cela ne s'est pas produit, c'est nécessairement, et Heidegger
l'atemporalité, comme aVTû>Ç av, CtEt av, être éternel et sans devenir. l'a lui-même reconnu, parce qu'il s'est trouvé confronté à des apories
Cette conception de ce qui doit être appelé proprement étant, l'être insurmontables lors de leur élaboration, et tout particulièrement lors
éternel, et de ce qui doit à ce titre retenir toute l'attention du philo- du travail à la troisième section de la première partie, «Temps et
sophe, détermine toute l'histoire de la métaphysique de Platon jusqu'à être ». Le but avoué de cette section était de remplir la première
Husserl, en passant bien sûr par Kant. Ce que Heidegger a très promesse de l'ontologie fondamentale, c'est-à-dire de montrer
clairement mis en évidence, c'est que cette conception prétendument comment et à quel titre le temps représente l'horizon transcendantal et
non temporelle de l'être, et bien entendu de l'a priori, se fonde sur une a priori de toute compréhension de l'être, établir une fois pour toutes
occultation ou un oubli de la temporalité finie du Dasein. L'oubli de l'apriorité du temps sur l'être.
l'être, qui caractérise la métaphysique, est donc pour Heidegger un Ce projet bute contre au moins deux difficultés, toutes deux reliées
,,-ubli du temps et des assises silencieusement temporelles de l'être. au récif de la finitude. D'une part, ce nouvet"a priori paraît être investi
'Etre et temps' était une antithèse pour la métaphysique, l'être de la dignité quasi-atemporelle que la métaphysique a toujours
véritable étant nécessairement en dehors du temps. 'Détruire' la reconnue à la dimension du fondamental. La question critique, celle de
métaphysique, ce sera pour Heidegger faire la genèse de cette Kant, doit alors immédiatement se poser: qui nous dit que ce
conception inauthentique de l'être depuis le sol de la fInitude\ c'est-à- fondement a bel et bien été décelé? Où se trouve sa déduction
dire del'exister authentique. transcendantale? Par quel chemin connaître, en général, l'a priori,
Pour notre propos immédiat, ceci veut dire que l'a priori méta- dont Heidegger avait déjà dit dans un cours de 1925, alors qu'il était
physique est un a priori rigoureusement inauthentique en ce qu'il encore assez près de l'essentialisme husserlien, qu'il est «en lui-même
prend racine dans une rature de la temporalité authentique possible du directement saisissable»2? L'idée même d'un Dasein situé dans le
Dasein, celle du souci voué au devancement lucide et résolu de l'être- temps et des projets de compréhension historiquement constitués paraît
pour-la-mort. La contre-proposition philosophique de Heidegger exclure pareille connaissance absolutiste de l'a priori. Autrement dit,
consiste à élaborer une conception de l'a priori qui retourne «aux la thèse heideggérienne de l'enracinement temporel et 'souciai' du
choses elles-mêmes », aux choses fondamentales, notamment à la Dasein semble mettre en péril l'ambition malgré tout transcendantale
possibilité pour le Dasein de se comprendre en fonction du temps et de et métaphysique de Sein und Zeit. Que Heidegger ait été bien conscient
la mort, et non selon les schèmes aliénants de l'ordre métaphysique. On de ces embûches est suffisamment attesté - en plus des cours de cette
sait que cette élaboration en est restée à l'état de projet chez Heidegger. époque, des écrits plus tardifs et de l'interprétation rétrospective de

1. Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, P.U.F., coll.


1. Pour tout ceci, cf. notre étude «Le sens du titre Etre et temps », in Epiméthée, 1987.
Dialogue, 25,1986, 7œ-725. 2. GA 20, 102 : «Das Apriori ist an ihm selbst vielmehr direkt erfassbar ».
~

166 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 167
Heidegger (au sujet de l'incompatibilité de son projet philosophique et la finitude), responsable de la disponibilisation générale de l'étant,
du langage métaphysique qu'il empruntait encore en 1927) - par la c'est-à-dire de l'essence de la technique et de ses séquelles assez bien
pléthore d'interrogations critiques et autocritiques qui surprennent le connues.
lecteur à la toute dernière (!) page d'Etre et temps. Dans ce contexte, la notion d'a priori deviendra un syndrome plus
D'autre part, la nouvelle conception heideggérienne de l'a priori que privilégié de l'arraisonnement métaphysique. La recherche de l'a
est indissociablement liée au projet d'une existence authentique du priori se veut essentiellement recherche des «conditions de possibilité
Dasein, celle qui assume elle-même son propre être en vertu d'une de l'étant». C'est dire qu'il s'agit de déterminer au préalable, depuis
compréhension originaire de ses assises temporelles et mortelles. Le l'idée (Platon) ou la subjectivité (Descartes, Kant, Fichte, Hegel,
Dasein qui existe ainsi de manière authentique est rigoureusement, et Husserl), les conditions de l'étane. Ce qui est visé par là, c'est rien de
terminologiquement, appelé par Heidegger le Dasein «fini» (SZ, moins que la domination universelle de l'étant qui sera ultimement, on
329). La finitude du Dasein est fonction d'une prise de conscience de la parle des Temps modernes, subjugué à la volonté de puissance de la
temporalité authentique du Dasein. Le Dasein d'Etre et temps est donc subjectivité. L'a priori kantien, salué dans les années vingt parce qu'il
conçu comme le maître possible de ses projets d'existence et de sa aurait entrevu la filiation de l'être et du temps, ne sera plus qu'une
compréhension de l'être. Mais cette fmitude du Dasein est-elle alors manifestation de la frénésie métaphysique qui vise à assujettir tout
entendue de façon assez radicale? N'y a-t-il pas une finitude plus étant à son principe de raison, celui de la subjectivité qui détermine au
originaire du Dasein qui vient mettre en échec cette utopie de maîtrise préalable l'être de tout ce qui est: «Hinter der Formel 'Bedingungen
et l'idée d'un devancement résolu de sa propre mort? Sein und Zeit der Moglichkeit a priori' verbirgt sich die Zustellung des zurei-
avait indubitablement touché à cette dimension lorsqu'il avait traité de chenden Grundes, der ratio sufficiens, die ais ratio die reine Vernunft
la « déchéance» et surtout de la Geworfenheit essentielles du Dasein, ist. Nach Kant liisst sich nur im Rückbezug au! die Vernunft (ratio)
mais sans y voir une finitude plus radicale que celle qu'aspire à réaliser etwas in dem bestimmen, was es ist und wie es für das vernünftige
l'existence résolue et, surtout, sans tirer toutes les conséquences de Lebewesen 'Mensch' ein Seiendes ist»2.
cette Geworfenheit pour une théorie philosophique de l'a priori. Le Aussi bien dire que l'a priori est devenu le symptôme le plus clair
thème de la finitude s'est alors imposé dans toute sa radicalité à la du projet métaphysique dans son ensemble3 • L'a priori est méta-
méditation de Heidegger. Il retiendra toute sa réflexion dans Kant et le physique en ce qu'il devance l'étant en vue de le soumettre aux diktats
problème de la métaphysique et se manifestera dans tous les opuscules de la volonté de pouvoir du sujet. L'étant est transcendé a priori en
de cette époque comme l'instance de non-vérité qui accompagne tout direction de la subjectivité absolue. Il va de soi que cette volonté
surgissement de la vérité (cf. Yom Wesen der Wahrheit). métaphysique caractérisait encore quelques aspects dominants de Sei.n
On en connaît les suites. L'idée d'une maîtrise du sens de l'être et und Zeit. L'être y était pensé (et pourchassé) comme l'antérieur de
de l'existence s'éclipsera de plus en plus de 1'horizon de la méditation l'étant et le Dasein comme celui qui va toujours au-devant de l'étant
heideggérienne. Extraordinairement conséque~t, Heidegger se mettra par son souci, capable aussi d'aller au-devant de son être le plus
plutôt à thématiser pour elles-mêmes, ce que Sein und Zeit n'avait pas propre, l'être-pour-Ia-mort. Ce qui vicie toute cette volonté
tout à fait accompli, les notions de 'fondement', de 'vérité absolue', et \,
de 'maîtrise' de l'étant. De plus en plus, ces notions, encore opératoires 1. Cf. M. Heidegger, Nietzsche, Pfullingen, Neske, 1961, t. I, 219 s.; tr.
en 1927, deviendront des symptômes de l'empire de la métaphysique Nietzsche, Paris, Gallimard, 1971, 174 s. (il s'agit du chapitre «Das Sein aIs
Apriori»).
qu'il s'agira maintenant de mettre à distance. Le projet d'une maîtrise
2. Der Satz vom Grund, Pfullingen, Neske, 1957, 126; te. Le principe de
de l'étant, que prolongeait Etre et temps pour ce qui est de la saisie du raison, Paris, Gallimard-Tel, 1983, 169: «Derrière la formule 'conditions de
sens de l'être sous la clarté lumineuse du concept (SZ, 6) et de la prise possibilité a priori' se cache l'indication de la raison suffisante qui, en tant que
en charge par le Dasein de sa propre existence, fera désormais système ratio, est la Raison pure. D'après Kant, c'est seulement reconduite et rapportée à la
raison (ratio) qu'une chose peut être déterminée touchant ce qu'elle est et touchant la
avec toute l'entreprise de la métaphysique (qui est oubli du temps et de façon dont elle est un étant pour l'être vivant raisonnable, pour l'homme».
3. Cf. Nietzsche, II, 220; tr. Nietzsche, II, 175.
l

168 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT~-~ 169
métaphysique, c'est qu'elle repose sur un oubli de l'être, n'apercevant tement, comme nouvelle théorie de l'a priori qui élève une prétention
pas que l'être comme tel, l'insaisissable, se montre rebelle à un tel philosophique à l'universalité. En donnant congé à la I:létaphysique,
projet de domination. L'être, auquel nous sommes exposés (le nôtre et Heidegger croyait aussi pouvoir se dispenser de la philosophie comme
celui de l'étant en général), est très précisément ce qui échappe à cette telle et de ses prétentions à un savoir a priori. En même temps que la
volonté de maîtrise, donc ce qui vient mettre en échec l'ambition métaphysique, la philosophie et l'a priori avaient, à ses yeux, épuisé
métaphysique de décréter a priori ce qu'il en est de l'étant dans son toutes leurs possibilités Il demeure que la méditation de la finitude
être. reste, de facto et de jure, une pensée de l'a priori et à ce titre une
Plus a priori, pour ainsi dire, que tous les vains a priori de la théorie philosophique. Ne l'accomplissant qu'en partie, mais d'une
métaphysique, l'être est ainsi le rappel de notre finitude, venant manière qu'aucune autre philosophie n'a égalée depuis, Heidegger a
marquer les limites de notre volonté de maîtrise absolue pour nous légué, après Kant et Hegel, à la postérité philosophique la tâche de
convier à une méditation plus originaire de notre habiter temporel et penser ensemble l'a priori et le temps, la prétention de la philosophie à
fini dans l'être. Une «autre» pensée, un autre exister, non méta- l'universalité et la finitude, la recherche de vérité et l'historicité. C'est
physiques, para~ssent envisageables au soir de la métaphysique, et encore le pro-blème de la philosophie contemporaine, de la méditation
grâce à ce crépuscule. Il procédera d'une méditation autour du souterraine de notre temps sur l'a priori.
«retrait» fondamental de l'être (de l'oubli de l'être comme trait et
signe de l'être lui-même) et d'une nouvelle prise en considération du
***
plus essentiel de tous les a priori, la finitude de notre être dans le
temps. L'être se donnera désormais à entendre sous la forme de Ce défi a d'abord été relevé par la philosophie herméneutique
l'Ereignis, c'est-à-dire, si l'on porte encore attention à sa signification contemporaine, dont le plus grand représentant est Hans-Georg
la plus banale, mais primordiale, comme 'événement'. C'est donner à Gadamer. L'a priori de son herméneutique sera très clairement celui
entendre, on ne peut plus plastiquement, que l'être ne se laisse de la finitude ou de l 'historicité. La partie centrale de son œuvre
aucunement arraisonner ou aménager. Il se produit, tout simplement. maîtresse, Vérité et méthode, se tient sous le mot d'ordre d'une
Mais l'Ereignis est aussi un «Er-augen », un événement qui nous «élévation (Erhebung) de l'historicité de la compréhension au rang de
regarde, qui nous concerne. Il est l'invitation à séjourner au sein du principe herméneutique» 1. L'historicité récolte ainsi la dignité du
don gratuit de l'être, en renonçant à la reddition de comptes de la np6n:pov, le sceau de l'a priori. Par historicité, il faut entendre que
métaphysique. L'existence authentique (l'eigen de l'Ereignis) se toute compréhension, qu'elle en soit consciente ou pas, estconstituti-
résume cette fois à l'accueil du don, de l'être qui ne s'offre qu'en se vement déterminée par son contexte historique et culturel, détermi-
retirant, se soustrayant à notre prise et notre appétit de domination, nation dont le langage est le véhicule principal. «Historicité», affirme
par où la volonté cherche à réprimer sa désemparante finitude face à explicitement Gadamer, fonctionne dès lors comme un «concept
l
l'être. Mais cette pensée de la finitude et de l'accueil, ne nous y transcendantal» Z. comme «condition de possibilité» de la compré-
trompons pas, reste liée à un intérêt essentiel du Dasein. Il y va hension. La prise en compte de l'historicité, fût-elle généralisée, ne
toujours d'une mise à distance de la métaphysique et de sa conception vient pas ruiner l'idée d'a priori (même si elle apparaît hérétique en
inauthentique parce qu'aliénante de l'homme. regard de ce que la tradition métaphysique entendait par a priori), elle
Cette nouvelle pensée de la finitude, qui reste une 'métaphysique' la réalise. Seulement, l'a priori s'est radicalement temporalisé ou
des intérêts du Dasein, ne s'est naturellement plus présentée, ouver- historicisé. Gadamer suit ainsi l'inspiration de Heidegger qui avait tant
insisté sur la filiation essentielle, mais impensée en métaphysique, de

1. C'est sur la pensée de cette «nouvelle notion de la finitude», depuis


l'Ereignis, que s'est achevé le séminaire sur «Temps et être» (Questions N, Paris, 1. Wahrheit und Methode, 250 = Ges. Werke, l, 270; tr. 103.
Gallimard, 1976,93). Il est donc logique d'y voir le point d'achèvement de tout le 2. «Hermeneutik und Historismus», Ges. Werke, Il, 412; tr. L'art de
chemin de pensée de Heidegger. comprendre, l, Paris, Aubier, 1982,71.
170 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PlllLOSOPlllE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 171
l'a priori, prius, et du temps. L'intuition heideggérienne se trouve entièrement passifs dans ce processus historique de réception. Toute
aussi concrétisée: l'a priori de la compréhension, ce ne sera pas le réception est transmission, donc tranformation. La compréhension
'temps' en général, mais l'histoire. L'antériorité de l'histoire se s'alimente non moins fondamentalement des intérêts du présent que de
manifeste tout particulièrement dans les pré-jugés qui gouvernent le l'héritage du passé. C'est à cette dimension de la finitude queBadamer
comprendre. L'a priori, indéfiniment variable selon les situations, et Ricoeur font justice en signalant que la compréhensio~t toujours
émigre dans le 'pré' des préjugés. 'application'. Comprendre quelque chose, c'est se laisser interpeller
La réhabilitation des préjugés et de la tradition chez Gadamer ne par son sens, donc l'appliquer à notre monde, l'accueillir en fonction
veut pas légitimer tous nos préjugés et tout ce qui vient de la tradition, de nos intérêts. Négativement: ne rien comprendre à quelque chose
mais seulement attirer l'attention sur une composante fondamentale, a (ce qui nous arrive souvent), signifie être incapable d'appliquer ce qui
priori, de la finitude. Finie et en quête d'orientation dans un monde est dit à notre situation, se trouver dans l'impossiblité de le rattacher à
dont le sens ne lui est jamais transparent, la compréhension doit notre monde, à ce que nous savons déjà.
s'appuyer, consciemment ou pas, sur des préconceptions, venues Notre dépendance en regard de l'a priori de la tradition n'est pas
d'ailleurs, du passé, du présent, d'autrui. Nous apparaissons nécessai- une fatalité, car elle répond à un besoin parfaitement humain
rement à un moment particulier de l 'histoire de l 'humanité, dont nous d'orientation. Projetés dans un univers dont nous ne possédons pas la
héritons les préjugés et les jugements de valeur. Il nous est impossible clef, nous devons nous en remettre, en les métamorphosant sans cesse,
de repartir à zéro et de fonder tout le savoir que nous mettons en aux idées reçues, aux perspectives critiques 'lui ont fait leurs preuves
pratique sur des axiomes clairs et distincts. Dans les termes de Paul afin, le plus simplement du monde, de se tirer d'affaire dans
Ricoeur: «nous ne sommes jamais en position absolue d'innovateurs, l'existence, 'to cope', comme le dit le pragmatisme américain. L'histo-
mais toujours d'abord en situation relative d'héritiers» 1. Encore ici, ricisation de l'a priori, son incarnation dans «les préjugés (Vorurteile)
l'herméneutique ne fait que matérialiser l'idée heideggérienne de qui constituent beaucoup plus intimement notre être que nos jugements
Geworfenheit: nous sommes comme 'projetés' dans des horizons (Urteile)>> \ exclut l'idée d'une clef de voûte absolue, d'un point de
historiques, ou langagiers, qui restent déterminants dans ce que nous repère non temporel qui nous permettrait de considérer la vérité sub
sommes disposés à tenir pour vrai ou faux, juste ou injuste, beau ou specie aeternitatis. L'herméneutique veut être une théorie sublunaire
moins beau. de l'a priori. Son a priori, ce sera justement l'absence d'un
d'Archimède.
Pi· t
Nous parlons ici d'horizons historiques au pluriel. C'est que le
travail de l 'histoire ne forme pas un tout monolithique, mais en Eriger la finitude historique en principe a priori, universel parce
formation constante. Sinon tous seraient toujours d'accord à n'importe qu'indépassable, n'est-ce pas se condamner au relativisme? Pour
quel moment de l'histoire sur toutes les questions! On n'a pas affaire l'herméneutique, l'accusation de relativisme n'a de sens que si l'on
ici à un déterminisme radical ou à quelque fatalisme. L'a priori présuppose la possibilité d'une vérité absolue2 • Seul celui qui reven-
herméneutique est celui de la détermination selon des horizons dique un étalon absolutiste peut agiter le spectre du relativisme. Il n'y a
historiques. en général, ce n'est pas celui d'une détermination de relativisme qu'en regard d'une vérité absolue. Or cette vérité, elle
historique particulière qui serait commune à tout le monde. Il n'y a se démontre comment? On ne l'a jamais indiqué à la satisfaction
rien de tel. A tout moment de l'histoire, l'individu se trouve, en universelle. La prétention à une vérité absolue est inconciliable, à
principe, en présence de plusieurs traditions, concurrentes parfois, défaut de preuve contraire, avec l'expérience de la finitude humaine,
d'un certain nombre d'intérêts et d'options parmi lesquels il lui l'a priori de l 'herméneutique et de la pensée postmétaphysique.
appartient de faire un choix. Même si la finitude, l'impossibilité que L'absolutisme a, en effet, partie liée avec la métaphysique. On a vu que
nous sommes de découvrir un fondement absolu, nous engage à être
réceptifs vis-à-vis de la tradition, nous ne sommes jamais des êtres 1. Wahrheit und Methode, 261 = Ges. Werke, l, 281; tr. 115.
2. Cf. pour ce qui suit notre essai « Herméneutique et relativisme », in
1. Temps et récit, III, 320. Communio, 12, 1987, nO 5, 101-120.
r
172 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHILOSOPHIE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 173

la métaphysique se définissait, essentiellement et étymologiquement, certaines de nos convictions. Ces arguments ne sont cependant jamais
par une transcendance du temporel, vers l'atemporel. Et sur quoi, exempts de rhétorique et détachés des intérêts humains. Ce qu'un
doit-on demander, repose cette transcendance? A défaut d'une individu est disposé à accepter à titre d'argument valide dans le cadre
présence réelle et positive de l'infini dans l'horizon de notre d'une communication reste profondément, mais aussi productivemnt
expérience, on peut raisonnablement supputer qu'elle procède d'un ancré dans l'univers herméneutique des pratiques sociales d'une
refus, sinon d'un refoulement du temporel, partant, de la finitude. Elle communauté langagière et historique.
est exigence de la finitude qui cherche à se nier soi-même. Il saute aux Pour l'herméneutique, d'inspiration heideggérienne, dépasser
yeux que cette vérité absolue reste encore négativement définie (donc l'absolutisme métaphysique, c'est, d'un seul tenant, laisser derrière soi
conditionnée) en regard de la temporalité et de la finitude, confirmant le problème du relativisme. L'ombre du relativisme cesse d'être
de ce fait son statut de 'principe', souterrain en métaphysique, mais obsédante, voire pertinente, dès lors que la philosophie a pris pied sur
élevé à la conscience en herméneutique. le sol, indépassable mais fertile, de la finitude, lieu d'une riguéur
Renoncer à un point de vue absolutiste ou métaphysique équivaut à renouvelée, encore à venir, de la pensée.
reconnaître le faillibilisme de nos opinions. Or la faille, ou la Si l'idée de relativisme conserve quelquefundamentum in re, c'est
défaillance, de mes convictions doit souvent m'être indiquée par uniquement dans la mesure où il rappelle que toute vérité est nécessai-
autrui. Se sachant finie et historiquement située, la conscience hermé- rement située, entretenant une relation essentielle avec celui qui en fait
neutique est appelée à s'ouvrir au dialogue et à la critique. En l'absence l'expérience. La vérité prend toutjours, pour nous, l'allure d'un
d'une vérité métaphysique, nous devons nous en remettre à ce qui nous dévoilement (aletheia) qui vient lever une obscurité, répondre à une
reste, c'est-à-dire à nos intérêts et à la possibilité que nous avons d'en question. La lumière que projette la vérité, selon la métaphore
discuter, horizontalement (l'accès vertical à un absolu s'étant platonicienne, n'a de sens que sur fond d'obscurité La vérité se
volatilisé), avec autrui. L'ouverture herméneutique de l'horizon du manifeste immanquablement comme réponse à une qyestion, toujours
dialogue est la conséquence directe de la perte de crédibilité de la intéressée, même quand elle vient bouleverser ses attentes et méta-
verticalité métaphysique. C'est ainsi que, pour reprendre les mots de morphoser ses horizons. Il va de soi que cette réponse demeure
Rémi Brague l , nous nous tournons «les uns vers les autres pour nous 'relative' à ma situation, fût-ce pour l'excéder, mais sans être
emprunter des certitudes sans autorité, sans autre force que celle que 'aléatoire', comme le voudrait l'acception traditionnelle du
leur confère l'accord des interlocuteurs ». Le dialogue nous permet de 'relativisme'. Elle n'a rien d'arbitraire puisqu'elle vient justement
rejeter certaines de nos convictions si on parvient à nous démontrer répondre à un besoin d'orientation, au souci que nous sommes et ne
leur incohérence ou leur insuffisance. Mais il ne s'ensuit pas que les cessons jamais d'être. Le 'relativisme' - mais le terme, prête à
vérités qui viennent les remplacer soient assurées de manière défini- tellement de confusions qu'il a été le plus souvent évité par les
tive. Nous adoptons ces nouvelles perspectives parce qu'elles nous théoriciens de l'herméneutique - viendrait simplement énoncer un
éclairent davantage, mais rien n'exclut qu'elles s'avèrent à leur tour truisme, un a priori de l'aletheia, savoir que la vérité ne peut être
indéfendables plus tard. La communication constitue un allié vital de la reconnue telle que parce qu'elle nous éclaire, qu'elle illumine notre
recherche de la vérité, mais elle ne nous pourvoit pas d'un point situation. Il n'existe point de vérité en soi, non relative, si l'on entend
d'Archimède absolu qui nous permettrait d'échapper à notre finitude. par là une vérité indépendante des questions et des attentes de l'être
L'intersubjectivité dialogique n'est qu'une subjectivité agrandie. Ce humain, indépendante en un mot de l'a priori de notre finitude.
qui est déjà beaucoup, car c'~st cet accroissement de la subjectivité
individuelle qui habilite la communication à fonctionner comme ***
l'arène critique où des arguments peuvent être avancés en faveur d~
La mise en cause de l'a priori infini de la métaphysique au nom de
l'a priori, plus originaire, de la finitude délimite encore l'horizon
1. «Le récit du commencement. Une aporie de la raison grecque», in La
naissance de la raison en Grèce, éd. par J.-F. Mattéi, Paris, P.U.F., 1989.
spéculatif de la philosophie contemporaine. Il a conduit quelques

....
r

174 KANT Er LE PROBLÈME DE LA PIDLOSOPIDE: L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 175
prospecteurs du courant herméneutique à un renrs total de toute werden »1. Les assises kantiennes et herméneutiques de cette évidence
rationalité non pragmatique et à un scepticisme généralisé vis-à-vis de a priori sont assez bien établies: l'a priori qui doit préoccuper la
toute forme de fondamentalisme et d'universalisme (position philosophie n'est pas une entité métaphysique, mais un intérêt qui
chapeautée par R. Rorty aux Etats-Unis, O. Marquard et plusieurs concerne directement l'humanité, son intérêt à la liberté, a priori
autres en Allemagne et à laquelle se laisse rattacher une large part des nécessairement situé et historique. La sphère de l'a priori, pourrait-on
philosophies françaises de la 'différence', rebelles à toute rationalité dire, se ramène à celle de l'intérêt chez Habermas, tout intérêt étant un
unitaire ou totalisante). Evolution assurément conséquente, mais qui intérêt d'émancipation, dût-il se montrer régressif à l'occasion. La
court le danger de renoncer à l'idée de rationalité, laquelle a toujours finitude, ou son intérêt, continue donc de déterminer 1'horizon
été plus qu'étroitement liée au destin de l'a priori. spéculatif de la théorie habermassienne de l'a priori, celui d'une raison
Kant nous avait bien prévenu dans sa Critique de la raison intéressée.
pratique: vouloir montrer qu'il n'y a pas d'a priori, ce serait comme Mais, objectera-t-on, assimiler l'a priori à un intérêt d'émanci-
vouloir prouver par la raison qu'il n'y a pas de raison (Ak, V, 12; O., pation, n ' est-ce pas donner dans une nouvelle régionalisation de l'a
II, 618). Si la rationalité n'existe pas, doit-on traduire aujourd'hui, la priori, le limiter à une constellation d'intérêts historiques? En toute
philosophie perd sa raison d'être, entendons sa fonction critique. Et ce logique, l'a priori devrait alors laisser tomber sa prétention à
danger existe bel et bien dans un contexte philosophique voué à l'universalité. Habermas n'entend pas y renoncer puisque cela
l'antifondationalisme qu'on pourrait aisément confondre (l'étymologie priverait, estime-t-il, sa théorie de la société d'un étalon critique
de ratio le suggère) avec un antirationalisme. Le philosophe qui a le incontestable et non régional. Il s'efforcera donc d'asseoir sa théorie
plus milité en faveur du maintien du concept de raison, mais sans de l'a priori sur un fondement plus large. Il le trouvera dans le
renier les acquis de la théorie herméneutique d'un a priori tempo- langage. Habermas se rallie cette fois au 'linguistic turn' de la philo-
ralisé, donc intéressé, aura été et reste Jürgen Habermas. L'hermé- sophie analytique et herméneutique du vingtième siècle qui voit dans le
neutisation de l'a priori conduirait selon lui à des conséquences langage l'a priori par excellence de la condition humaine, donc l'objet
désastreuses si elle entraînait la dilution de toute perspective critique privilégié de la réflexion philosophique. Mais l'apriorité générique du
ou normative. Il ne s'agit pas de contester que les expériences langage ne constitue pas en elle-même un fondement normatif
cognitives et normatives s'ordonnent selon les préjugés d'une époque spécifique. Il ya donc lieu de s'interroger sur les a priori du langage
et d'une culture données, mais de mettre en évidence l'instance critique lui-même, sur les conditions de possibilité et de validité de l'usage
susceptible de s'opposer aux préjugés quand l'ordre dominant est linguistique, de ce qu'on appellera la «pragmatique» du langage. Une
perverti, disons contraire aux intérêts d'émancipation d'une «pragmatique universelle» (Habermas) ou «transcendantale» (Apel)
communauté. A cette fin, Habermas se mettra à la recherche d'un a aura à identifier les normes rationnelles qui sont présupposées en tout
priori normatif, capable, à tout le moins, de dénoncer les aberrations jeu de langage et qu'un interlocuteur ne peut mettre en doute sans
de l'ordre dominant et de comprendre ses «pathologies». entrer en contradiction avec lui-même.
Cet a priori, Habermas l'a d'abord dépisté dans l'intérêt de Habermas partira d'une intuition wittgensteinienne: «je suis,
l'humanité à l'émancipation. Sur ce point, il se rattache expressément à comme Wittgenstein, d'avis que 'langage' et 'entente' (Verstandigung)
l'idée kantienne d'une métaphysique des intérêts de la raison!. L'intérêt sont des concepts co-:originaires (gleichursprüngliche) qui s'éclairent
à l'émancipation se trouverait à la base de tout effort de connaissance et réciproquement» 2. C'est soutenir que l'usage linguistique vise toujours
pourrait lui-même être «intuitionné à priori» : «Das Interesse an
Mündigkeit schwebt nicht bloss vor, es kann a priori eingesehen 1. J. Habermas, Technik und Wissenschaft aIs 'Ideologie', Frankfurt a. M.,
Suhrkamp, 1969, 163; tr. La technique et la science comme 'idéologie', Paris,
Gallimard, 1973, 156: «l'intérêt qui pousse à l'émancipation n'est pas seulement
une vague idée, c'est quelque chose de clair a priori».
1. J. Habermas, Erkenntnis wzd Interesse, Frankfurt a. M., Suhrkamp, mit 2. Vorstudien und Ergiinzungen zur Theorie des kommwzikativen Handelns,
einem neuen Nachwort, 1973,234 ss. Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1984,497.

JIIIIII
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176 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PlflLOSOPlflE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KANT 177
et seulement l'entente, le consensus. Quiconque adresse la parole à un univcrselle, veut ici prolonger l'éthique universaliste de Kant et, plus
autre le fait afin d'arriver à un accord avec lui, accord fondé sur les spécifiquement, sa métaphysique des intérêts de la raison.
arguments qui auront été avancés en toute transparence dans le cadre Mais il y a un point noir dans l'apriorisme de la communication.
de la communication. L'expérience du désaccord ou de l'absence de Quand une norme, ou une connaissance, peut-elle passer pour ration-
consensus n'est pas vue comme une réfutation, mais comme la preuve nellement ou communicationnellement valide? Lorsqu'elle aura fait
négative du fait que le te/os a priori du langage est l'entente, la l'objct d'ull consensus ou d'un débat démocratique, répondra-t-on.
Verstandigung. L'a priori de l'entente, s'il est bien établi, comporte Mais qu'cst-ce qui nous dit que le consensus empirique (on n'en connaît
certainement des implications pour une théorie de la rationalité, pas d'autre) n'est pas le résultat d'intérêts proprement stratégiques,
mieux: il est l'incarnation par excellence de la raison. Voilà ce qui ceux que l'on avait exclus de l'entente communicationnelle? Le
permet à Habermas d'affIrmer lapidairement que «la raison est assise consensus réellement existant pourrait bien être dicté par des
dans le langage» 1. Loin d'être une vague abstraction métaphysique, l'a manipulateurs d'opinion, au service des intérêts peu ou prou cachés
priori serait directement saisissable dans le langage. L'entente d'une classe particulière. Le critère de la rationalité chez Habermas est
communicationnelle pourra donc jouer chez Habermas le rôle de celui d'une légitimation purement communicationnelle, mais le
pierre de touche a priori et universelle d'une théorie critique de la problème, c'est qu'on ne dispose d'aucun critère pour vérifier si un
société et d'une théorie morale, la Diskursethik, fondée sur rexigence consensus repose effectivement sur les arguments avancés dans
d'une légitimation strictement communicationnelle des normes l'horizon déstratégisé de la communication. Le grand problème, c'est
pratiques 2 • Par légitimation strictement communicationnelle, il faut qu'une telle communication n'existe pas ou, plutôt, que nous savons
entendre une justification qui ne repose pas sur les intérêts qu'il est impossible de savoir si une telle communication existe. La
« stratégiques» non avoués des participants au «discours », mais communication et l'unanimité empiriques ne sont pas en soi des garants
purement sur les arguments avancés dans une communication où, au de rationalité. Habermas en est évidemment conscient. Il ne dit jamais
nom de la plus grande rationalité, tout doit être transparent. Depuis l'a que l'entente purement communicationnelle existe vraiment ou qu'on
priori de l'entente communicationnelle, nouveau point d'Archimède, il puisse en établir la réalité à l'aide de critères absolus. En termes
devient possible, croit Habermas, de condamner de manière efficace wébériens, l'entente communicationnelle, à jamais invérifiable, n'est
toute manipulation idéologique de ropinion publique au nom d'intérêts qu'un «idéal-type », un horizon irréalisable, dont on 'assure', mais
stratégiques et technocratiques qui n'ont pas fait l'objet d'une sans le démontrer, qu'il est présupposé en toute communication, voire
discussion démocratique et éclairée. Derrière une terminologie en tout acte de langage 1 • Afin de n'être contaminé par rien
souvent très complexe, rintention de Habermas est claire: rimpératif d'empirique, l'a priori devra prendre la forme d'un postulat idéal et
a priori en est un de communication ou de communicabilité qui répond
à l'intérêt éthique d'une justice universelle ou d'une intersubjectivité
réconciliée et sans déchirure3 • Le projet œune éthique de la communi-
cation, où doivent être défmies ou légitimées des normes à prétention 1. Cf., à titre d'exemple seulement, K.-O. Apel, Transformation der
philosophie, t. II, 225: «die unabdingbar normative und ideale
Voraussetzung ...mit jedem menschlichen Wort postuliert...»; 423: «injedem
Sprachspiel...implizit vorausgesetzt wird»; J. Habermas, Vorstudien und
1. Philosophisch-politische Profile, Frankfurt a. M., Suhrkamp, erw. Ausg. Ergiinzungen, 181 : «Es gehOrt zur Struktur mOglicher Rede, dass wir im Vollzug
1981, 288. der Sprechakte kontrafaktisch so tun, ais sei die ideale Sprechsituation nicht b/oss
2. Cf. J. Habermas, Moralbewusstsein und kommunikatives Handeln, fiktiv, sondern wirklich» (nous citons ici la version originale, de 1973, de l'essai
Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1983. Cf. déjà K.-O. Apel, «Das Apriori der «Wahrheitstheorien»; lorsque ce texte a été repris dans les Vorstudien, Habermas a
Kommunikationsgemeinschaft und die Grundlagen der Ethik», in K.-O. Apel, atténué le sens de son texte en écrivant: « es gehort zu den
Transformation der Philosophie, Frankfurt a. M., Suhrkamp, 1973, t. II, 358-43~. Argumentationsvoraussetzungen, dass wir im Volzug ... »); Philosophisch-
3. Cf. J. Habermas, Die Neue Unübersichtlichkeit, Frankfurt a. M., politische Profile, 176: «Die Idee der Wahrheit, die im ersten gesprochenen Satz
Suhrkamp, 1985, 202, où Habermas reconnaît qu'il s'agit de l'intuition schon impliziert war, lasst sich niimlich allein am Vorbild der idealisierten, in
fondamentale de sa pensée et qui remonte à des origines religieuses et mystiques. herrschaftsfreier Kommunikation erzielten Übereinstimmung bilden»; et passim.

.....
178 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHIWSOPHIE : L'A PRIORI DE L'A PRIORI APRÈS KAr-rr 179

contrafactuel, donc contraire à ce qui existe. L'a priori est redevenu d'être primordiale, louable en théorie, fut de résister à ce qui a été
une chimère métaphysique. perçu comme le relativisme indomptable de l'a priori historicisé (donc
Cette situation signifie un recul, pour au moins deux raisons. voué à la commuoication). Compte tenu des aberrations qui peuvent
D'une part, on a omis de fournir quelque déduction transcendantale affliger les communautés humaines - et le nazisme qu'ont connu
que ce soit de cet a priori idéal. On dit s'inspirer, quitte à le purifier de Habermas et Apel en aura été l'incarnation la plus pétrifiante - , il
ses imperfections métaphysiques, de l'apriorisme universaliste de paraît immensément problématique de reconnaître au contexte
Kant, mais on a négligé de remplir le premier réquisit que Kant exige historique une fonction légitimante, dont on craint qu'elle n'échappe à
d'une prétention a priori, à savoir de fonder l'objectivité réelle de cet a un contrôle rationnel. On a de cette façon utilement rappelé que
priori en déterminant son «rapport à des objets». La simple assurance l' herméneu tisation de l'a priori ne saurait conduire à l'abandon de
qu'une situation de communication idéale est «présupposée» en tout l'idée de raison.
acte de langage tiendra lieu de déduction transcendantale. Ce n'est pas Mais a-t-on nécessairement besoin d'un étalon atemporel pour
très convaincant, d'autant que le contraire paraît plus vraisemblable: s'opposer aux errances du temps? Ce n'est pas sûr. Au lieu de
c'est justement parce qu'il n'y a pas de situation idéale que nous retourner à une conception métaphysique de la raison, dont la réalité et
communiquons avec autrui, que nous tâchons de régler nos différends l'efficacité sont invérifiables, n'est-il pas plus à propos de se confier à
par des compromis, où tous les intérêts sont admis. Dans un contexte une conception plus temporelle de l'a priori de la rationalité qui rende
idéal, on n'aurait évidemment pas besoin de communication. D'autre justice aux conditions immanquablement historiques et intéressées de
part, et surtout, l'a priori de la communication idéale n'affirme son l'exercice de la raison? La fmitude de notre condition n'est pas un
universalité qu'au prix de son irréalité ou de son irréalisabilité. La argument contre la rationalité, mais l'instance qui la rend éminemment
régression philosophique est considérable. En effet, si le thème de la souhaitable. On peut dire que l'idée d'une rationalité incarnée dans le
communication s'est imposé avec autant de force aux philosophes du temps est celle de la démocratie. Contrairement à ce que paraît
vingtième siècle, c'est parce qu'on y a salué une manière 'horizontale' supposer Habermas, l'idée de démocratie ne s'accomplit pas dans
de faire avancer l'intelligence de la vérité. En l'absence d'une vérité l'anticipation d'un consensus parfait, mais dans son absence. Parler de
métaphysique ou verticale, il paraît tout à fait raisonnable de viser consensus intégral, c'est passer à côté de la réalité de la démocratie. La
l'entente ou la discussion intersubjective afin d'éclairer certaines démocratie est l'art de vivre avec les désaccords en évitant la guerre\
questions. C'est parce qu'il n'y a pas de point de repère absolu que la c'est-à-dire en permettant à toutes les voix de se faire entendre et en
communication peut opérer comme forum de vérité où la finitude peut accceptant comme légitime la position qui s'est acquis la faveur de la
chercher à élargir l'horizon limité de sa subjectivité. C'était un majorité. Il n'est pas interdit de penser que la majorité puisse être
progrès. Or chez Habermas, la communication se trouve projetée dans parfois incapable, en raison d'un conditionnement idéologique,
une nouvelle verticalité, hors de portée de la finitude. L'a priori est d'apercevoir où résident ses propres intérêts. C'est pourquoi la
redevenu un point d'Archimède non temporel, qui ne tient plus compte majorité peut elle-même être critiquée, mais rien ne surpasse sa
des conditions nécessairement fmies de la communication. Réduite au rationalité dans l'ordre de la légitimité. Manque-t-on ici d'un étalon
mieux à la fonction d'idée régulatrice ou d'utopie future, la communi- critique? Non, puisqu'il s'incarne déjà, c'est le pari de la démocratie,
cation idéalisée, que ne souille rien d'empirique, n'est plus rattachée dans la raison de chacun. C'est que la critique des ignominies, à petite
aux intérêts d'une raison incarnée dans le temps. On a voulu introduire ou grande échelle, ne s'effectue pas au nom d'un a priori désincarné,
une dimension plus critique et plus rationnelle dans l'horizon de l'a mais d'abord et toujours au nom de la souffrance vécue qu'elles ont
priori herméneutique, mais pour aboutir à une nouvelle nouménali-
sation de l'a priori. 1. On pensera ici aux premières lignes du maître livre d'Emmanuel Levinas,
Il n'est pas difficile d'expliquer par des raisons elles-mêmes Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961, quatrième édition, 1971, IX: «On
conviendra aisément qu'il importe au plus haut point de savoir si l'on n'est pas le
historiques la réapparition d'un tel a priori détemporalisé. Sa raison dupe de la morale. La lucidité - ouverture de l'esprit sur le vrai - ne consiste-t-elle
pas à entrevoir la possibilité permanente de la guerre?»

......
...,

180 KANT ET LE PROBLÈME DE LA PHIWSOPHIE : L'A PRIORI

causée. La résistance n'est pas le fait d'une activité métaphysique, mais


une réaction au malheur subi, on ne peut plus empiriquement. La
norme de la critique, qui n'a pas la netteté d'un algorithme, chère au
théoricien, n'émane pas d'un a priori invisible, mais de l'expérience du CONCLUSION
malheur essuyé et du désir de justice qu'il a fait naître. L'expérience de
la critique et de la résistance en est cependant une qui ne s'articule qu'à
l'intérieur de l'histoire en fonction d'horizons obligatoirement I,e prohlème que la méditation critique de Kant a été la première à
historiques puisqu'il y va de la justice et de son avancement. Pourquoi affronter de manière systématique fut celui de la viabilité d'une
recourir ici à des principes atemporels pour illuminer la critique? connaissance a priori, qui est essentiellement celui de la possibilité d'un
Comme si la raison incarnée dans le temps n'était pas de ce fait savoir fondamental ou philosophique. Toute la modernité de Kant, et
nécessairement critique. par modernité il convient d'abord d'entendre une rupture à l'égard de
l'ancien, tient en cette question.
L'attitude de Kant au sujet de l'a priori n'est pas toujours facile à
saisir puisqu'elle se veut extraordinairement prudente et nuancée .
. Contre Hume, Kant a voulu rappeler ce que l'a priori avait
d'indispensable, contre le rationalisme ce qu'il avait de problématique.
Il a surtout vu que l'a priori est trop problématique pour qu'une
déduction transcendantale ne soit pas exigée à chaque fois qu'il est
question de son usage et de son extension. Héritier de l' A ufkliirung ,
Kant a donc eu à censurer la possibilité d'une connaissance directe de
l'a priori transcendant, entretenue par tous les métaphysiciens avant
lui, jugeant qu'une telle connaissance n'était de toute manière d'aucun
intérêt pour la conduite de notre vie et la pénétration scientifique du
réel. La connaissance a priori légitime, parce que légitimable, devra se
borner à élucider les conditions d'intelligibilité de notre expérience,
cognitive, morale et esthétique. L'a priori ne sera plus que l'a priori de 1
l'expérience, au sens d'un génitif subjectif, entendons un a priori pour
notre expérience, un prius voué à un a posteriori.
L'idée d'une connaissance a priori de l'expérience reste elle-même
quelque peu ambiguë chez Kant. Elle se manifeste de facto sous deux
formes différentes, sinon inconciliables. Par «connaissance a priori»
on peut comprendre un 'savoir' a priori qui se déploie dans des
propositions (synthétiques) a priori, dont la possibilité intéresse le
projet rigoureux d'une critique de la raison pure. Mais on peut aussi
comprendre qu'il y a des 'éléments' a priori dans la connaissance
empirique, la seule que Kant tiendrait pour légitime, qui assurent son
universalité et sa nécessité, les critères de l'a priori se trouvant pour
ainsi dire 'prêtés' à l'a posteriori. Cette dernière solution au problème
de l'a priori est celle que la plupart des commentateurs et des

.....
"
182 KANT ET LE PROBLÈME LA MÉTAPHYSIQUE: L'A PRIORI CONCLUSION 183
épistémologues ont retenue puisqu'elle vient répondre au besoin bel et légitime de la raison. Cet usage, dira Kant, n'est d'abord que
bien réel de distinguer les jugements d'expérience, objectifs, des pratique: à la conscience de tout être raisonnable ~~imposela nécessité
jugements de perception, seulement subjectifs. Or cette question, qui d'agir scIon des maximes dignes d'être universelles. Attestant ainsi
pointe dans les Prolégomènes et la seconde rédaction de la Déduction, notre indépendance en regard de l'empirique, donc notre vocation
est absente des formulations initiales du problème d'une critique de la suprasensible, l'a priori de la moralité (ou de la raison pratique)
raison pure et d'une déduction transcendantale. De fait, elle ne résout, permet d'apporter une réponse à l'intérêt suprême de notre raison,
mais en rien, le problème essentiel de Kant, celui de la possibilité de la l'espérance d'un bonheur souverain, divinement dispensé à la faveur
métaphysique comme science. Elle vient, de plus, contredire les d'unc vic future en proportion de la moralité des maximes de notre
nombreux textes où Kant affirme que la connaissance par expérience action. L'agir moral, voilà son souhait secret, n'est pas vain, car il nous
ne saurait aspirer à la stricte universalité, réservée aux propositions rend dignes du bonheur et de l'espoir en une vie éternelle. Nous avons
synthétiques a priori que l'on peut connaître indépendamment de vu que la Critique de la raison pure, dont nous n'avons pas voulu sortir
l'expérience et fonder par l'intermédiaire d'une déduction transcen- dans cette étude, voyait encore dans l'espoir du souverain bien un
dantale. L'ambiguïté gît déjà dans l'emploi kantien du terme mobile parfaitement légitime de l'agir humain. L'objectivité immé-
Erkenntnis qui désigne tantôt un savoir, déposé en des jugements, diate et impérative de la loi morale conjuguée à l'intérêt de notre
tantôt des notions ou des éléments qui interviennent dans la connais- raison se porte garant de cet espoir, tenant lieu de déduction
sance. La cohérence du projet kantien nous a incité à privilégier la transcendantale dans la sphère pratique. On peut ainsi apercevoir, et
première acception. L'Introduction de 1781 est trop limpide sur cette dès 1781, dans les postulats de l'existence de Dieu et de l'immortalité
qûestion : le problème véritable qui embarrasse Kant est celui de la de l'âme l'authentique conclusion de l'interrogation de Kant sur les
possibilité d'une science a priori et tout particulièrement celui de la ressources de la raison pure. Ce sera aussi la conclusion des deux
métaphysique. Contrairement à ce que l'on croit depuis le néo- autres Critiques.
kantisme, le problème de l'objectivité des sciences empiriques de la En reconnaissant une importance systématique de premier ordre à
nature n'est pas celui dont la légitimité préoccupe Kant au premier l'idée d'intérêt, Kant oriente toute son entreprise philosophique et celle
chef. Il est second par rapport au problème, fondamental à plus d'un de sa postérité sur la voie d'une métaphysique des intérêts de la raison
titre, d'un savoir a priori, c'est-à-dire philosophique. humaine, fondée sur la finitude qui deviendra de plus en plus l'a priori
Mais dans un cas comme dans l'autre, l'avertissement critique de par excellence de la philosophie, son ressort essentiel. Même s'il a
Kant demeure le même: la connaissance a priori ne saurait dépasser toujours pensé que la raison et l'a priori échappaient au temps
l'horizon de l'expérience possible. La métaphysique ne peut plus être (A 551 = B 579; A 555-6 = B 583-4), Kant a permis, en vertu de
ce qu'elle voulait être, à savoir la connaissance d'un absolu transcen- sa métaphysique des intérêts de l 'humanité qui a dévalorisé le saut
dant. La fonction de l'a priori cognitif apparaît donc surtout négative théorique dans l'atemporel, à la philosophie qu'il a inaugurée, la nôtre,
chez Kant. La Dialectique transcendantale le reconnaîtra expressé- de découvrir la vocation temporelle et par conséquent critique de la
ment. Ceci explique le «ne ... que», donc le caractère restrictif de la raison. Sa métaphysique de la finitude a de jure ramené l'univers des,
thèse kantienne sur l'a priori cognitif: «il n 'y a de connaissance a problèmes métaphysîques aux seules questions qui intéressent
priori possible pour nous que celle d'objets d'expérience possible» (B directement notre raison. Avant Kant, les manuels de la Schulmeta-
166). La Critique doit donc proscrire l'extension de nos concepts a physik débordaient de preuves strictement rationnelles sur à peu près
priori dans un domaine où une déduction transcendantale reste à jamais toutes les questions du savoir, dont l'infinité du monde et le nombre
impossible. des planètes. La critique kantienne a eu pour résultat de libérer
Mais après la Dialectique vient une Méthodologie de la raison l'atmosphère de ce qui se pouvait discuter en métaphysique. La
pure. Après avoir réitéré la nécessité de soumettre la raison à une métaphysique n'aura plus à disserter sur toutes les questions, mais à se
«Discipline », elle nous fournira un «Canon» de l'usage a priori concentrer sur trois thèmes fondamentaux, qui concernent notre

.....
.,

184 KANT Er LE PROBLÈME LA MÉTAPHYSIQUE: L'A PRIORI CONCLUSION 185

r~alité humaine: l'âme, la liberté et Dieu. On est en présence d'une Ilusserl ouvrira la possibilité d'un vingtième siècle en invitant la
métaphysique à visage humain qui veut répondre aux interrogations philosophie à se montrer plus ambitieuse. La philosophie peut re-
d'une raison immergée dans le temps. devenir, de son plein droit, une théorie des phénomènes fonda-
Pour sûr, les problèmes et les solutions de la métaphysique mentaux. une science originairement a priori. Comment? En se
kantienne des intérêts de la raison restent encore délimités par fondant sur le sol absolu de la subjectivité transcendantale qui lui
l 'horizon de la métaphysique à laquelle il a historiquement donné permettra de porter son regard vers les «lois d'essence », intuition-
congé. S'il a ouvert une nouvelle ère à la philosophie, il n'a pas jugé nables a priori. Heidegger diagnostiquera en cette reprise de l'a priori
humainement pensable de renoncer aux grandes questions de la métaphysique un oubli de la finitude et du temps. La finitude, moteur
tradition métaphysique. Trouvera-t-on le moyen aujourd'hui de secret mais étouffé de l'a priori métaphysique, est appelée à devenir le
redéfinir de façon moins métaphysique, et plus temporelle, les défis et nouvel a priori de la philosophie. Sein und Zeit en est la première mise
les réponses d'une philosophie des intérêts de la raison? Cela reste à en marche, mais il prolonge la métaphysique dans sa volonté de
voir. C'est, en tout cas, la question que Kant a léguée à la modernité, s'emparer de l'être sous la clarté du concept et dans son projet d'une
c'est-à-dire à la prise de conscience de la finitude. existence authentique où le Dasein pourrait comme devancer, 'a
L'idéalisme allemand a été le premier à ne pas s'en tenir à la priori', sa propre mort. Deux ambitions métaphysiques qui ne
solution kantienne au problème de la raison, justement parce qu'elle résisteront pas à la radicalisation de la finitude que sera l'ultime
restait tributaire d'un dualisme métaphysique qui paraissait encore philosophie de Heidegger. Mais cette finitude sera alors pensée de
situer l'a priori dans un monde transcendant, coupé du nôtre. Pour façon si radicale qu'elle n'osera plus s'afficher comme théorie
Fichte, Schelling et Hegel, si l'a priori doit être a priori, c'est-à-dire philosophique de l'a priori. L'herméneutique ne reculera pas devant
fondamental, universel et essentiel, il doit le prouver en pénétrant cette conséquence, qui avait été le point d'achèvement de la Critique de
l'ensemble du réel. L'a priori -la raison ou l'absolu - devra donc se la raison pure et d'Etre et temps. L'a priori herméneutique sera celui
confondre avec la totalité du réel. C'est qu'un principe non totalisant de la finitude ou de l 'historicité transcendantale de toute compré-
ne serait pas un principe absolu et universel. L'opposition de l'a priori hension. Aussi bien dire qu'il n'y a pas d'a priori métaphysique, à
à un a posteriori qui ne serait pas (ou pas encore) du ressort de la notre portée en tout cas.
raison devra s'estomper. Si la notion d'a priori devient caduque, c'est Cette issue n'est pas démobilisatrice. Habermas est de ceux qui
seulement pour s'accomplir. La pensée du fondamental ne peut être peuvent nous enseigner que le dépassement herméneutique de la
maintenue que si l'absolu se déploie de manière vraiment fondatrice, métaphysique n'entraîne pas l'abandon du projet de la raison, mais
c'est-à-dire comme totalité, donc sans dichotomie du pur et de permet, bien au contraire, de définir le canon de son exercice
l'empirique. Afin de se réaliser, l'a priori ne peut que disparaître. véritable. C'est parce qu'un a priori vertical n'est plus manifeste ou
Le positivisme a été obligé de rejeter l'a priori idéaliste comme recherché qu'il est possible d'oeuvrer avec autrui à la rationalisation
pure construction chimérique qui n'a rien à voir avec le concret de du monde et de l'action, en fonction de nos aspirations. La rationalité
l'expérience et le sérieux du travail scientifique. C'est maintenant dans horizontale qui nous reste est celle de nos intérêts et de la capacité que
les sciences exactes que la philosophie tentera de trouver ses a priori et nous avons d'en discuter, démocratiquement, avec autrui. Elle nous
sa raison d'être. Chez Cohen, toutes les lois et les méthodes qui fait accéder à notre maturité et à notre liberté. Confiés à nous-mêmes
apparaîtront essentielles aux sciences de l'expérience deviendront a et au dialogue que nous aimerions pouvoir continuer d'être, nous
priori. Plutôt que de devenir désuet, l'a priori se laissera déduire de sommes en mesure de devenir, enfin, des êtres responsables.
l'expérience, de ce qui est fécond en science. La philosophie, naguère
science fondamentale, se mettra à la remorque des autres sciences à la
fin du dix-neuvième siècle, lequel n'est donc pas fini.

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l ')!). GOETHE J .W. : 10.
GRONDIN J. : 60, 95, 164 S., 171.
UA('ON F : 30, 33, ~U. GROSS K. : 25.
BFCK J.S. : 124.
BI~NNE1T J. : 56. HABERMASJ.:41,91, 1'i\,I/·1 IHII.
BLUMENBERG H. : 53. 185.
BRAGUE R. : 172. HAMANN J.G. : 60.
BRENTANO. F. : 156. IIi\NNEQUIN A. : 73.
BUBNER R. : 62 s. IIi\WrMANN N. : 121.
HH;U. G.W.F.: 17, 50, HII ~ . ')·1.
CASSIRER E. : 121. I)h. 102, 111, 113, 121. I.'h s.
CLAVEL M. : 13,95, 116 S. !30s., 144-153,155,161, Ih/.
COHEN H. : 21, 51, 153-155, 184. 169, 'X4.
CRUSIUS Ch.A. : 25. HEIDEGGER M. : 21, 73, 80, 89, III,
153 S., 160-169, 170, 173.
DESCARTES R. : 18, 24, 31, 36, 51, HELD K.: 21.
117, 119, 157, 167. HENRICH D. :58, 80 .
DRYER D.P. : 34. HÉRACliTE: 21.
DUFRENNE M. : 30, 131, 144, 155. HERZ M. : 46, 50 S.
HÔFFE O. : 96, 117, 156.
EBERHARD J.A. : 41. HUME D. : 12-14, 25-34, 36-40, 44,
ENÉSIDÈME : 121s. 48, 59 S., 100, 122 S., 156, 181.
ERDMANN B. : 64. HUSSERL E.: 77, 155-160, 161,
EWING A.C. : 36. 164s., 167, 185.

FEDER J.G.H. : 78. INGARDEN R. : 158.


FEUERBACH L. : 152.
FICHTE J.G.: 50, 60, 94, 120 S., JACOBI F.H. : 60, 122.
124-132, 133, 137, 142, 144, 152, JAKOB L.H. : 60.
167, 184. JASPERS K. : 96.
FINDLA y J.N. : 101 s.
FLEISCHER M. : 51. KEPLER J. : 149 s.
FOUCAULT M. : 18,61. KIERKEGAARD S. : 152s.
FRANK M. : 137, 143. KOPPER J. : 100.
KÔRNER S. : 39.
GÂBE L. : 51. KRÂMER H.J. : 22 s.

~
204
KRÜGER G. : lOIs.
INDEX NOMINUM

RENAUT A. : 128.
RICOEUR P. : 73, 170 S.
r
LAUTH R. : 124 s. ROCKMORE T. : 144, 151.
LEIBNIZ G.W. : 24 s., 30, 33, 37,48, RORTY R. : 174.
103, 114. ROSENZWEIG F. : 94.
LÉON X. : 125. ROUSSEAU J.-J. : 103, 107.
LEVINAS E. : 179. ROUSSET B. : 32.

MAIMON S.: 60. SCHELER M. : 158, 160.


SCHELLING F.W.J.: 130, 132-144,
TABLE DES MATIÈRES
MALHERBE M. : 26.
MARION J.-L. : 31, 119, 139. 145, 152, 159, 184.
MARQUARD O. : 101 s., 106, 174. SCHILLER F. : 41, 89 S.
MARTY F. : 9, 51, 107. SCHOPENHAUER A. : 152.
A VANT-PROPOS ........................................................................................ . 7
MARX K. : 16,94, 143, 152s. SCHULZ W. : 143.
MENDELSSOHN M. : 113-115. SCHULZE G.E. : 60, 121-124, 125,
MURPHY R.T. : 158. 152. INTRODUCTION 11
SEXTUS EMPIRICUS : 122.
NATORP P. : 161. SPINOZA B. : 136, 139.
NEWTON 1. : 25,32, 79, 104. STEGMÜLLER W. : 38. 1 - L'a priori en question .................................................... . 21
NIETZSCHE F. : 15, 152. STRAWSON P.: 62.
II - La critique transcendantale .............. . 43
PARMÉNIDE: 13,16,21,16,30,36, TERTUUAN N. : 143.
48 sS., 83. THALÈS: 53.
PATON H.J.: 67. THOMAS d'AQUIN: 23. III - La déduction transcendantale 55
PENlZOPOULOU-V ALALAS T. : 158. TILLIETTE X. : 139, 142.
PHILONENKO A. : 106. - La déduction métaphysique .............................. . 55
PICHÉ C. : 73. V AIHINGER H. : 45, 65. - Double suspicion, double tâche, double front ....................... . 58
PINDER T. : 45. VET6 M.: 39.
- Les principes de la déduction transcendantale ....................... . 61
PLATON: 12 sS., 22 s., 25 s., 36 s., VLEESCHAUWER H.J. De : 25, 36, 46,
39, 48 sS., 83, 146, 151, 155, 50, 56 sS., 60, 65 s., 69, 71, 78 - Jugements de perception et jugements d'expérience '" ........... . 76
161, 164, 167, 173. sS., 85, 101, 107.
IV - Vers une métaphysique des intérêts
POPPER K. : 85.
PRAUSS G. : 32. WEIL E.: 95. de la raison 82
WIZEMANN 1. : 98 s : .
REINHOLD K.L. : 60, 69, 114-121, WmGENSTEINL.: 29,175.
122 ss. WOLFF Ch. : 13, 18, 25,47. V - De l'a priori après Kant ............................................... . 111

- Reinhold, 114 - Schulze, 121 - Fichte, 124


- Schelling, 132 - Hegel, 144 - Cohen, 153
- Husserl, 155 - Heidegger, 160
- Gadamer, 169 - Habermas, 173

CONCLUSION .................... . 181

BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................... . 187

IINDEX NOMINUM 203

.JI
,/
La Critique de la raison pure a la réputation (l'être lln ,ouvrage
assez positiviste, dont la thèse forLdar:1t:ilt~:le, e~ fzt~le à la
c,~'aphysique, consisterait à limiter la science ou la conn.ljc.;~ance au
... llamp de l'expérience possible. il est ; _ê~lrtant manift{3te que
l'interrogation kantienne ne rou'''' l')as du tout sur L8 ~ciences
expérimentales, p'::l.i-;; sur la praticabili:' i ; l, JO science strictement
rationnelle, d'une epistèmè .•au sens platœ-.:.;,cien et leibnizien ~u terme.
Depuis l'empirisme, la réalité d'un tel savoir ne va plus de soi. Le
problème 'j:1" la méditf~tion critique de Kant sera la première à
affronter de mhlüère systématique sera justement ceb i n.1 la \'iabilité
d'nn connaissance a priori, qui est essentiel1e~nent celui de ;;1 P0s:::,ti~,té
d'un savoir fono2;11ental ou phil<,Js8phique. Voilà le "ens de la iv~jl;~bre
li >';"p..:. :., :-:~ilent 0 . . ' j~!gt:lllen!S synthé!14 lles a priori ~0At-ils
IJ\.' :;..." './ Ce qui reStf. beaucoup moins Clin·;, c'est h,'éi~cnse de, Kant
à ce P" 11ème dont i! a par a1J1eurs si bkn marqué l'ur(-ence. Kant
rëi'~I.id-, ,-;i,clque Ti,irt de manière claire et distinctei:t ;,:\ li'lc;stion du
bien- fon,-~t i,5es propositions sy, thétiques a priori en mé~.lphysique?
Cet ou\'r',t~t~ c;:t~nd mon~;·:;r 'lue oui tn s'jI'~rirant tout
r:\nicL1li!~:',.:uent de la Déduction trru.1..., ~ndantale et ,.hl CaGpr: de la
rai:;: ,li :Y ri;. où l'on déco1lVr l";i l'authentique conclusiŒJ :'la '·.:ritique
de; 1: ':' r n parviendra ~1insi à éclairer (~ms toute sa rigueur non
seùk 1 nent le :Jîobl~me, mais ~w":i la sObIÎ(;ll kantienne au dil~mme de
la lé(tl;l·tè (1f, l'a rr~' , cV") \. '11 ,., ~~c:;· +"'l1te la postéritt\de Kant

et ;.) )1;: "lüd\'l11ité ph,llo,''''' bique.

Docteur ei'; philosophie de " j lrsité de


l"

,
Tü.bingen. PrcJ(:·.;Si;Ü.r de philu\'up,tie alle-
.1 de.. et, (On.~l
,.,llli, . rp""'•. !.(,
.... '·/" " '••,~ ,a . 'un
' /; .".,,1:41
i l •.. }1
,· ')'1"- ~,a\a
/ {Qué' {'c). A pUI.~I'L ('~Jfre (. 1 [/1 ;'~d.lX ar-
, ticles, Her.1'J.eneutische 'Wah.i.·l1c; t'? Zum
Wahrheitsbegriff Hans-Georg, Cl1..::mers
(Konig,\[(in, Forum Academùïl.!!', ~982) et
L.e tourp;:L': d :ms la pensé·.: j,.\\! !vlartin
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III~ 11~II~ïlll~i~~~1~ilm ~IIII


ISBN 2-7116-0979-0
X1699924 1

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