Vous êtes sur la page 1sur 12

Le langage

Métaphysique et langage dans l’ Essai sur


l'origine des connaissances humaines de
Condillac.

Cécile Nail
Philopsis : Revue numérique
http://www.philopsis.fr

Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute
reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande
d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer
librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.

Si Locke avait eu « le courage ou le loisir de [...] corriger les


1
défauts » de son Essai sur l’entendement humain, l’Essai sur l'origine des
connaissances humaines aurait-il vu le jour ? L’« Introduction » de l’Essai
de 1746 semble imputer aux « longueurs, aux répétitions et au désordre qui
règnent » dans le traité lockien son incapacité à mener à bien son projet
initial : refaire de la métaphysique une science première, capable de « rendre
l’esprit lumineux, précis et étendu, et, par conséquent, <de> le préparer à
2
l’étude de toutes les autres » , en cherchant l’origine de la connaissance dans
l’expérience. En réaction contre la métaphysique de l’innéisme s’ébauche
ainsi une autre métaphysique, centrée sur l’étude génétique des idées et des
opérations de l’entendement humain. Pourtant, « il ne paroît pas que ce
philosophe ait jamais fait son principal objet du traité qu’il a laissé sur
3
l’entendement humain » : en reléguant négligemment l’étude « des mots »
dans la troisième partie de son ouvrage, Locke ne s’est pas seulement privé
de précieuses « lumières sur le principe de nos idées » ; il a, s’indigne
Condillac, sabordé son objet, puisqu’il « a passé trop légèrement sur

1
Essai sur l'origine des connaissances humaines, cité désormais EOCH,
« Introduction », Paris, Galilée, 1973, p. 102.
2
Op. cit., p. 99.
3
Op. cit., p. 101.
www.philopsis.fr

l’origine de nos idées » - l’objet même, pourtant, de l’enquête lockienne.


D’où la nécessité, pour Condillac, de reprendre à nouveaux frais le projet
lockien, en restituant au langage la place qui doit être la sienne dans la
nouvelle métaphysique. Plus précisément : « j’ai cru qu’elle devait faire une
part considérable de mon ouvrage, soit parce qu’elle peut encore être
envisagée d’une manière neuve et étendue, soit parce que je suis convaincu
que l’usage des signes est le principe qui développe le germe de toutes nos
idées ». L’Essai sur l'origine des connaissances humaines, dès lors, ne
saurait être lu exclusivement comme une série d’annotations dans les marges
du traité lockien : la découverte de Condillac constitue une solution nouvelle
au problème de l’origine de nos idées. La position inédite du problème du
rapport entre signes et idées, entre langage et connaissance, n’annonce-t-elle
pas en fin de compte la conversion de la métaphysique en une grammaire des
idées ?

I. L’objet de la nouvelle métaphysique : « l’étude de l’esprit


humain »

Une question innerve l’Essai sur l’origine des connaissances


humaines dans son ensemble, depuis l’« Introduction » jusqu’au dernier
chapitre de l’ouvrage : celle de « l’ordre que l’on doit suivre dans la
4
recherche de la vérité » . Cette question définit à vrai dire l’objet de la
métaphysique, dans laquelle Condillac voit, non pas tant une science à
cultiver pour elle-même, qu’une propédeutique nécessaire à la réforme et à
la maîtrise de notre entendement. S’il appartient à la métaphysique de
déterminer les lois du connaître, il ne s’agit évidemment pas de cette
métaphysique « ambitieuse », encombrée « de notions vagues et de mots qui
n’ont aucun sens », dont Condillac déplore qu’elle se soit discréditée aux
yeux de tous pour avoir été, durant si longtemps, maîtresse d’erreurs. Pour
n’avoir pas, ou mal, connu « l’origine et la génération de nos idées », pour
leur avoir préféré d’incertaines essences ou d’obscures causes cachées, les
métaphysiciens ont peuplé la nature d’êtres fantomatiques ; semblables à
« des enfants qui s’imaginent qu’au bout de la plaine ils vont toucher le ciel
avec la main », les métaphysiciens « créent et anéantissent des êtres, les
ajoutent à notre âme, ou les en retranchent à leur gré, et croient, par cette
imagination, rendre raison des différentes opérations de notre esprit et de la
5
manière dont il acquiert ou perd des connaissances » . Pour mettre fin à ces
délires hypocondriaques, il importe donc de déterminer, une fois pour toutes,
l’étendue des connaissances humaines, c'est-à-dire « remonter à l’origine de
nos idées, en développer la génération, les suivre jusqu’aux limites que la
nature leur a prescrites, par-là fixer l’étendue et les bornes de nos
6
connaissances et renouveler tout l’entendement humain » . La métaphysique
ne sera utile et féconde que si elle permet, au terme d’une explication des
processus cognitifs, de faire progresser les sciences : « notre premier objet,
celui que nous ne devons jamais perdre de vue, c’est l’étude de l’esprit

4
C’est le titre du chapitre III de la « Section seconde » de la « Deuxième
Partie » de l’EOCH.
5
Op. cit., p. 100.
6
Op. cit., p. 101.

© Philopsis – Cécile Nail 2


www.philopsis.fr

humain, non pour en découvrir la nature, mais pour en connaître les


opérations, observer avec quel art elles se combinent et comment nous
devons les conduire afin d’acquérir toute l’intelligence dont nous sommes
7
capables » .
Seul le recours à l’expérience et à l’observation permet de mener à
bien cette tâche : science première en ce qu’elle explicite la génération de
nos connaissances, et, partant, fournit une méthode fiable aux différentes
sciences, la métaphysique ne fait cependant que retracer les étapes d’un
savoir déjà constitué. L’analyse de l’expérience en ses éléments simples et la
mise au jour de leurs lois combinatoires définissent le geste de la
métaphysique en même temps qu’elles fixent les limites de ses compétences.
Dit autrement : « Par l’effet d’un chiasme, c’est en s’avançant comme
philosophie seconde que la nouvelle métaphysique reconstituera
méthodiquement les principes générateurs, la production originaire du
général à partir des singularités réelles. Elle ne s’appellera métaphysique que
8
par analogie [...] et se nommera proprement analyse, méthode analytique » .
Rivée à l’expérience, l’analyse ne se contente pas d’en décrire les éléments
ou d’en faire une histoire simplement descriptive : elle cherche à l’expliquer,
à en dégager les « principes générateurs ». Mieux encore : « mon dessein est
de rappeler à un seul principe tout ce qui concerne l’entendement humain, et
que ce principe ne sera ni une proposition vague, ni une maxime abstraite, ni
une supposition gratuite ; mais une expérience constante, dont toutes les
9
conséquences seront confirmées par de nouvelles expériences » . Nous voici
entrés de plain-pied dans l’Essai : il y sera en effet essentiellement question
de cette « première expérience que personne ne puisse révoquer en doute et
qui suffise à expliquer toutes les autres » : « la liaison des idées, soit avec les
10
signes, soit entre elles » .
Comment Condillac justifie-t-il cependant son « dessein de tout
rappeler à un seul principe » ? Un commentateur comme Georges Le Roy a
vu dans la méthode condillacienne une synthèse de l’épistémologie
newtonienne et de la pensée lockienne : « Le sous-titre de l’EOCH mettait en
évidence cette intention : ouvrage où l’on réduit à un seul principe tout ce
qui concerne l’entendement. Condillac est là tout entier : c’est en admirateur
11
et disciple de Newton qu’il a voulu refaire l’œuvre de Locke » . En effet :
« A Locke, il a plus particulièrement emprunté l’idée d’une étude descriptive
de l’entendement ; à Newton, celle d’un principe unique, expliquant toute la
nature. Mais, rapprochant l’une de l’autre ces deux idées, son ambition fut
d’obtenir, dans l’étude de l’esprit humain, une aussi belle réussite que
12
Newton dans les sciences physiques » . La question des sources n’apporte
cependant qu’une réponse partielle à la question de la justification de la
méthode condillacienne : à quelles conditions la synthèse dont parle Le Roy

7
Op. cit., p. 101.
8
Jacques Derrida, « L’archéologie du frivole », Préface à l’EOCH, éd. citée,
p. 17.
9
EOCH, « Introduction », éd. citée, p. 101.
10
Ibid.
11
Georges Le Roy, La psychologie de Condillac, Paris, éd. Boivin, 1937,
chapitre I, p. 34.
12
Op. cit., p. 33.

© Philopsis – Cécile Nail 3


www.philopsis.fr

devient-elle effective dans l’Essai ? La nécessité de « rappeler à un seul


principe tout ce qui concerne l’entendement humain » constitue sans doute la
contrepartie de l’empirisme radical - du « sensualisme » - dans la voie
duquel Condillac s’engage dès l’« Introduction » : « je suis remonté à la
perception, parce que c’est la première opération qu’on peut remarquer dans
l’âme ; et j’ai fait voir comment et dans quel ordre elle produit toutes celles
dont nous pouvons acquérir l’exercice ». Condillac revivifie en effet le
principe empiriste selon lequel toutes nos connaissances viennent des sens,
en lui donnant une extension maximale. Certes, rien de bien original,
apparemment, dans l’idée qu’« il n’y a point d’idées qui ne soient acquises :
les premières viennent immédiatement des sens ; les autres sont dues à
l’expérience, et se multiplient à proportion qu’on est plus capable de
13
réfléchir » . La tonalité de ce propos est indubitablement lockienne, et, pour
lever toute ambiguïté, l’auteur de l’EOCH intègre d’ailleurs à la trame de
son propos, dans une note, un large extrait de l’EEH : « Supposons donc
qu’au commencement l’Ame est ce qu’on appelle une table rase, vide de tout
caractère, sans aucune idée quelle qu’elle soit : comment vient-elle à
recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse
quantité que l’Imagination de l’homme, toujours agissante et sans bornes, lui
présente avec une variété presque infinie ? D’où puise-t-elle tous ces
matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses
connaissances ? A cela je réponds en un mot : de l’expérience ; c’est là le
fondement de toutes nos connaissances ; et c’est de là qu’elles tirent leur
première origine ». Mais ce ralliement à la thèse empiriste lockienne n’est
qu’apparent ; Condillac ne semble citer Locke que pour mieux s’en
démarquer : le principe selon lequel toutes nos idées sont acquises revêt un
sens à la fois cognitif et psychologique. Aux yeux de Condillac, en effet,
Locke s’est montré bien frileux en concédant que la sensation ne constituait
pas la seule source de nos connaissances, puisqu’il trouvait dans la réflexion
- un pouvoir inné de l’esprit - un second principe cognitif. Au fond, en bon
disciple, Condillac se fait parricide : pour rester fidèle à la représentation de
l’âme comme « table rase », il faut aller plus loin que Locke et refuser en
bloc l’hypothèse d’une quelconque spontanéité de l’esprit, comme si celui-ci
disposait de pouvoirs immanents, ou de « catégories ». Bref, dans l’esprit,
rien ne précède la sensation, entendue comme impression, mais aussi comme
opération - c'est-à-dire comme perception : « les objets agiroient inutilement
sur les sens, et l’âme n’en prendrait jamais connaissance, si elle n’en avoit
14
pas la perception » . A l’origine, l’esprit n’est capable de rien d’autre que
de recevoir des impressions par l’intermédiaire des sens et de les percevoir,
c'est-à-dire de prendre conscience de ses représentations. Les termes du
problème qu’affronte Condillac dans l’EOCH se précisent, en même temps
qu’ils se complexifient : il s’agit en effet d’expliquer les idées à partir de la
seule donnée de la sensation, étant entendu qu’il s’agit là tout à la fois du
premier matériau et de la première opération dont dispose l’esprit. Difficile
donc de chercher ailleurs le fameux « principe de tout ce qui concerne
l’entendement » ; expliquer la connaissance, c’est comprendre la
13
EOCH, « Première Partie », « Section Première », chapitre 1, §5, éd. citée,
p. 108.
14
EOCH, "Première Partie", « Section seconde », chapitre I, §2, éd. citée, p.
115.

© Philopsis – Cécile Nail 4


www.philopsis.fr

transformation de la sensation à partir d’un principe qui lui est


nécessairement immanent.

II. Le principe linguistique de l’origine et du progrès des


connaissances.

La notion de « sensation transformée » a bien sûr quelque chose


15
d’énigmatique, et de nombreux lecteurs, à commencer par Maine de Biran ,
y ont vu un inextricable casse-tête. Quelle transition établir entre la
sensation, qui témoigne de la réceptivité de l’esprit, et les opérations
rationnelles, dont l’exercice révèle l’activité de l’esprit ? Comment
comprendre, en l’absence de toute capacité synthétique originaire de l’esprit,
le fait de l’intellection ou celui de la production, ou de l’usage, de concepts,
dont il faut bien supposer l’existence pour parler, comme le fait Condillac,
16
d’opérations rationnelles ? Ces interrogations semblent en fait directement
imputables au statut paradoxal que Condillac confère à la sensation : la
sensation apparaît à la fois comme l’insécable, l’élément ultime, le matériau
de la psychologie condillacienne d’une part, et, d’autre part, selon l’image de
Condillac lui-même, comme le « germe » d’un système structurellement et
fonctionnellement plus complexe qu’elle. Précisons. Le schème botanique
du germe suggère un modèle de l’inhérence, « où la génération des
opérations de l’âme consiste en un développement révélateur, à partir d’une
17
indistinction logique ou organique primitive » . Le schème technique du
matériau, qui évoque le schème chimique de l’atome, évoque en revanche un
modèle, sinon de l’agrégat, du moins de la composition. Comment l’atome
peut-il se faire germe ? Comment le simple peut-il se développer ? La
solution réside sans doute dans l’énoncé même du problème : le modèle de
l’inhérence s’articule au modèle de la composition à la condition de faire de
la composition la règle du développement de la sensation. Autrement dit,
« la liaison des idées est le premier ressort qui donne le mouvement à toutes
18
les autres (opérations) » .
Or, Condillac affirme la solidarité du principe de liaison des idées et
des signes, comme le suggère d’emblée, dès l’« Introduction », la double
énonciation du principe : d’abord, Condillac affirme avoir trouvé la solution
du problème cognitif dans « la liaison des idées, soit avec les signes, soit
entre elles » ; un alinéa plus loin, la formulation varie sensiblement, puisque
« les idées se lient avec les signes, et ce n’est que par ce moyen qu’elles se
lient entre elles ». Le bougé, d’un énoncé à l’autre, permet de prendre toute
la mesure de l’originalité de l’idéologie condillacienne : le signe est

15
« J’avoue que j’ai été très longtemps à chercher en vain le mot de cette
énigme sensation transformée, et que la décomposition de la faculté de penser,
assimilée à celle d’une équation, m’a souvent fatigué l’esprit (...) » (De la
décomposition de la pensée, Paris, éd. Tisserand, p. 88).
16
Cf. par exemple EOCH, « Première Partie », « Section Première », chapitre
10.
17
Jean MOSCONI, « Analyse et genèse : regards sur la théorie du devenir de
l’entendement au XVIIIe siècle », Cahiers pour l’analyse, n°4, septembre - octobre
1966, p. 60.
18
EOCH, II, II, chapitre 4, §53, éd. citée, p. 289.

© Philopsis – Cécile Nail 5


www.philopsis.fr

nécessaire à la liaison des idées, et, à cet égard, il fait figure de condition
sine qua non de la connaissance. Il est une médiation sans laquelle toutes nos
représentations resteraient des « premières pensées », telles que Condillac les
caractérise au début de l’Essai : « Considérons un homme au premier
moment de son existence ; son âme éprouve d’abord différentes sensations,
telle que la lumière, les couleurs, la douleur, le plaisir, le mouvement, le
19
repos : voilà ses premières pensées » . Bref, le signe affranchit l’esprit de la
stricte dépendance à l’ordre contingent des perceptions effectives. Pourtant,
le signe n’est pas premier, car il suppose lui-même une liaison qui lui
préexiste : est signe ce dont la perception évoque la perception d’objets
absents. Autrement dit, « la continuité, dans la relation de signification, entre
l’impression produite dans l’âme par un objet présent, et l’opération de
l’âme qui se représente « aussitôt » un objet absent, trouve son fondement
dans un pouvoir de la chose-signe qui n’est pas immédiat, mais dérivé : un
objet n’est (ou plutôt ne devient) « propre » à être le signe d’une idée qu’une
fois que son image s’est liée à cette idée dans une séquence particulière de
20
« la suite de nos perceptions » » . Le propre du signe n’est donc pas
d’instituer un ordre nouveau, qui se substituerait à l’ordre originaire de nos
perceptions ; bien au contraire : « Au-dessus de chacune (suite d’idées
fondamentales) s’élèveroient d’autres suites d’idées qui formeraient d’autres
chaînes dont la force serait dans l’analogie des signes, dans l’ordre des
perceptions, et dans la liaison que les circonstances, qui réunissent
21
quelquefois les idées les plus disparates, auroient formée » . Dérivée de
l’ordre originaire des perceptions ou « idées fondamentales », la relation de
signification permet de « réveiller » celles-ci, soit accidentellement, soit
volontairement : c’est le propre, dans le premier cas, des signes accidentels
(et naturels) et, dans le second cas, des signes arbitraires. Dans l’économie
générale de l’Essai, la typologie des signes se révèle téléologique, car elle
permet à Condillac, moyennant la fameuse distinction entre le signe
accidentel et le signe arbitraire (celui du langage), de clarifier la thèse selon
laquelle « l’usage des signes est le principe qui développe le germe de toutes
nos idées ». Aussi Condillac attribue-t-il à son Essai un « double objet » :
« j’ai été obligé, pour développer mon principe, non seulement de suivre les
opérations de l’âme dans tous leurs progrès, mais encore de rechercher
comment nous avons contracté l’habitude des signes de toute espèce, et quel
22
est l’usage que nous en devons faire » .
Avant l’institution des signes, comme le résume la fiction des deux
enfants qui inaugure la deuxième partie de l’ouvrage, « l’exercice des
opérations de leur âme a été borné à celui de la perception et de la
conscience, qui ne cesse point quand on est éveillé ; à celui de l’attention,
qui avoit lieu toutes les fois que quelques perceptions les affectoient d’une
manière plus particulière ; à celui de la réminiscence, quand des
circonstances qui les avoient frappés se représentoient à eux avant que des
liaisons qu’elles avoient formées eussent été détruites ; et à un exercice fort

19
EOCH, I, I, chapitre I, §3, éd. citée, p. 107.
20
Martine PECHARMAN, « Signification et langage dans l’Essai de
Condillac », Revue de métaphysique et de morale, mars 1999, n°1, p. 93.
21
EOCH, I, II, chapitre 3, §29, éd. citée, p. 125.
22
EOCH, « Introduction », éd. citée, p. 101.

© Philopsis – Cécile Nail 6


www.philopsis.fr

23
peu étendu de l’imagination » . Toutes ces opérations se trouvent définies
au tout début de la seconde section de la première partie, où Condillac s’est
attaché à montré « comment (les opérations de l’âme) s’engendrent toutes
d’une première qui n’est qu’une simple perception ». Nul besoin de signe, de
quelque sorte qu’il soit, « pour l’exercice des opérations qui précèdent la
réminiscence : car la perception et la conscience ne peuvent manquer d’avoir
lieu tant qu’on est éveillé ; et l’attention n’étant que la conscience qui nous
avertit plus particulièrement de la présence d’une perception, il suffit, pour
l’occasionner, qu’un objet agisse sur les sens avec plus de vivacité que les
24
autres » . Ces opérations restent des perceptions simples, qui procèdent les
unes des autres par le développement d’identités successives. En revanche,
la réminiscence et l’imagination sont des opérations plus complexes, qui
consistent à rappeler d’anciennes perceptions liées entre elles par l’attention
sous l’effet du besoin : « la liaison de plusieurs idées ne peut avoir d’autre
cause que l’attention que nous leur avons donnée, quand elles se sont
présentées ensemble : ainsi, les choses n’attirant notre attention que par le
rapport qu’elles ont à notre tempérament, à nos passions ou à notre état, ou,
pour tout dire en un mot, à nos besoins ; c’est une conséquence que la même
attention embrasse tout à la fois les idées des besoins et celles des choses qui
25
s’y rapportent » . Parce que notre attention est constamment sollicitée par
ce qui nous environne, nos perceptions se succéderaient indéfiniment, si rien
ne venait réactiver leurs premières liaisons : percevoir un objet auquel nous
avons déjà prêté attention fait resurgir les perceptions qui s’étaient liées,
selon l’ordre naturel de l’expérience, à cette perception fondamentale.
L’objet ainsi perçu constitue un signe accidentel, puisque, dans la typologie
condillacienne, les signes accidentels désignent « les objets que quelques
circonstances particulières ont liées avec quelques-unes de nos idées, en
26
sorte qu’ils sont propres à la réveiller » . Selon que le signe accidentel nous
fait reconnaître les perceptions qui se répètent, réveille la perception passée
de l’objet, ou bien la rend durablement présente à l’esprit, le signe accidentel
exerce ces nouvelles opérations, c'est-à-dire ces différentes formes de liaison
des idées, que sont la réminiscence, l’imagination ou la contemplation. Le
signe accidentel ne permet cependant qu’un usage limité de ces opérations,
puisque « cela n’arrivera qu’autant que quelque cause étrangère lui (sc.
l’homme) mettra cet objet sous les yeux », de sorte que « l’exercice de son
27
imagination n’est point encore en son pouvoir » . En tout point semblable à
l’animal, l’homme qui ne dispose que de signes accidentels est incapable de
lier par lui-même ses idées, et, partant, de réfléchir sur celles-ci.
Ce sont les signes d’institution, c'est-à-dire « ceux que nous avons
28
nous-mêmes choisis, et qui n’ont qu’un rapport arbitraire avec nos idées » ,
qui lui confèrent la maîtrise des opérations et des idées de son esprit, d’une
part, et qui, d’autre part, sont à l’origine de l’exercice de nouvelles
opérations. L’opération par laquelle nous donnons des signes à nos idées

23
EOCH, II, I, chapitre 1, §1, éd. citée, p. 194.
24
EOCH, I, II, chapitre 4, §36, éd. citée, p. 128.
25
EOCH, I, II, chapitre 3, §28, éd. citée, p. 125.
26
EOCH, I, II, chapitre 4, §35, éd. citée, p. 128.
27
EOCH, I, II, chapitre 4, §37, éd. citée, p. 128.
28
EOCH, I, II, chapitre 4, §35, éd. citée, p. 128.

© Philopsis – Cécile Nail 7


www.philopsis.fr

« résulte de l’imagination qui présente à l’esprit des signes dont on n’avoit


29
point l’usage, et de l’attention qui les lie avec les idées » . Si, avant l’usage
des signes précisément, l’exercice de l’imagination est fort peu étendu,
comment l’imagination devient-elle une opération susceptible de « réunir et
30
lier ensemble les idées les plus étrangères » ? Le seul secours des signes
accidentels, trop aléatoire, ne permet pas de comprendre le devenir
combinatoire de cette opération jusqu’alors réitérative. De façon assez
énigmatique, du moins de prime abord, Condillac explique ce changement
par le développement d’une opération dont il n’a pas vraiment été question
jusqu’à présent : « un commencement de mémoire suffit pour commencer à
31
nous rendre maîtres de l’exercice de notre imagination » . « Pouvoir de
nous rappeler les signes de nos idées, ou les circonstances qui les ont
accompagnées », la mémoire semble supposer, pour se former, ce qu’elle
rend possible : « les signes de nos idées », c'est-à-dire « des signes que nous
32
avons choisis » . Certes, « c’est assez d’un seul signe arbitraire pour
pouvoir réveiller de soi-même une idée ; et c’est-là certainement le premier
et le moindre degré de la mémoire et de la puissance qu’on peut acquérir sur
son imagination. Le pouvoir qu’il nous donne de disposer de notre attention
est le plus foible qu’il soit possible. Mais tel qu’il est, il commence à faire
sentir l’avantage des signes ; et, par conséquent, il est propre à faire saisir au
moins quelqu’une des occasions où il peut être utile ou nécessaire d’en
33
inventer de nouveaux » . Mais quelle est l’origine du premier signe
arbitraire ? Pour s’assurer que la démonstration ne reste pas circulaire, il faut
se reporter à la fable des deux enfants : c’est « le commerce réciproque » des
deux enfants, jusqu’alors isolés, qui « leur fit attacher aux cris de chaque
passion les perceptions dont ils étoient les signes naturels », en les
accompagnant « ordinairement de quelque mouvement, de quelque geste, ou
34
de quelque action, dont l’expression étoit encore plus sensible » ; dès lors,
« plus ils se familiarisèrent avec ces signes, plus ils furent en état de se les
35
rappeler à leur gré. Leur mémoire commença à avoir quelque exercice » .
Autrement dit, les premiers signes arbitraires sont apparus avec la
socialisation, pour donner naissance au langage d’action, c'est-à-dire au
36
« modèle » de tout langage. Le principe de l’origine et du progrès de nos
connaissances est donc linguistique pour cette première raison : les
opérations nécessaires à la signification - la mémoire puis l’imagination -
requièrent un premier signe arbitraire, que seule la pratique d’un langage,
même sommaire, même très proche, dans ses moyens, de l’expression
sensible, peut conférer. En ce sens, « l’Essai, traité de l’entendement, on s’en
souvient, et non de la volonté - autre opposition matricielle - concerne les
connaissances théoriques et les idées distinctes. Celles-ci ont besoin de
signes ou de langage. De même que le langage d’action précède et fonde tout

29
EOCH, I, IV, chapitre 1, éd. citée, p. 162.
30
EOCH, I, II, chapitre 9, §75, éd. citée, p. 142.
31
EOCH, I, II, chapitre 5, §49, éd. citée, p. 133.
32
EOCH, I, II, chapitre 4, §39, éd. citée, p. 129.
33
EOCH, I, II, chapitre 5, §49, éd. citée, p. 133.
34
EOCH, II, I, chapitre 1, §2, éd. citée, p. 195.
35
EOCH, II, I, chapitre 1, §3, éd. citée, p. 195.
36
EOCH, II, I, chapitre 1, §6, éd. citée, p. 196.

© Philopsis – Cécile Nail 8


www.philopsis.fr

langage (thèse de l’Essai qui ne sera jamais remise en question), de même la


37
connaissance pratique précède la connaissance théorique » .
Le problème de l’origine des connaissances trouve une solution
linguistique pour cette autre raison, ensuite, que l’usage des signes permet le
développement de nouvelles opérations et de nouvelles idées, qui signalent
l’autonomie, fraîchement conquise, de la pensée. En premier lieu, l’esprit
devient capable de réflexion dès lors qu’il a l’usage des signes : « Aussitôt
que la mémoire est formée, et que l’exercice de l’imagination est à notre
pouvoir, les signes que celle-là rappelle, et les idées que celle-ci réveille,
commencent à retirer l’âme de la dépendance où elle étoit de tous les objets
qui agissoient sur elle. Maîtresse de se rappeler les choses qu’elle a vues, elle
y peut porter son attention, et la détourner de celles qu’elle voit. Elle peut
ensuite la rendre à celle-ci, ou seulement à quelques-unes, et la donner
38
alternativement aux unes et aux autres » . La maîtrise de notre attention est
ce qui définit proprement la réflexion. L’apprentissage de la réflexion
marque un tournant décisif dans la théorie de la connaissance
condillacienne : les opérations qui consistent à distinguer, abstraire,
comparer, composer et décomposer nos idées, l’affirmation, la négation, le
jugement, le raisonnement, la conception « sont des effets si sensibles de la
39
réflexion, que la génération s’en explique en quelque sorte d’elle-même » .
En effet, comme le montrent les chapitres 6, 7 et 8 de la deuxième section de
la première partie, « ce ne sont là que différentes manières de conduire
l’attention ». Le système de l’entendement se complète donc une fois fait - et
entretenu - l’exercice de la réflexion, étant entendu que « l’entendement
n’est que la collection ou la combinaison des opérations de l’âme :
apercevoir ou avoir conscience, donner son attention, reconnoître, imaginer,
se ressouvenir, réfléchir, distinguer ses idées, les abstraire, les comparer, les
composer, les décomposer, les analyser, affirmer, nier, juger, raisonner,
40
concevoir - voilà l’entendement » . Enfin, l’arrachement de l’esprit à
l’hétéronomie des « causes étrangères », que permet la réflexion, permet de
caractériser la connaissance comme un acte de liberté. Plus exactement, pour
reprendre les choses à leur principe (linguistique) : « il serait impossible de
rendre raison de la liberté de l’esprit dans son activité de connaissance, si
l’on ne faisait pas dépendre de l’usage des signes l’acquisition par l’âme du
41
pouvoir d’exercer « à son gré » ses différentes facultés cognitives » . La
liberté de l’esprit se manifeste en second lieu dans la manière dont il dispose
de ses idées, moyennant l’usage des signes. La distinction entre idées
simples et idées complexes doit se lire à la lumière de ce principe nucléaire
de l’Essai : certes, l’idée simple est présentée comme « une perception
42 43
considérée toute seule » , produite par un « esprit passif » , alors qu’il est

37
Jacques DERRIDA, « L’archéologie du frivole », article cité, p. 64.
38
EOCH, I, II, chapitre 5, éd. citée, p. 132.
39
EOCH, I, II, chapitre 6, éd. citée, p. 134.
40
EOCH, I, II, chapitre 8, éd. citée, p. 141.
41
Martine PECHARMAN, « Signification et langage dans l’Essai de
Condillac », article cité, p. 88.
42
EOCH, I, III, §1, éd. citée, p. 157.
43
EOCH, I, III, §13, éd. citée, p. 159.

© Philopsis – Cécile Nail 9


www.philopsis.fr

44
« actif dans la génération » des idées complexes, qui sont « des réunions ou
45
des collections d’idées simples » . Mais Condillac a soin par ailleurs de ne
pas confondre l’idée et la simple perception : si l’idée est une « perception
considérée comme une image », « elle n’appartient qu’aux êtres qui sont
capables de réflexion » ; « quant aux autres, tels que les bêtes, ils n’ont que
des sensations et des perception : ce qui n’est pour eux qu’une perception,
devient idée à notre égard, par la réflexion que nous faisons que cette
46
perception représente quelque chose » . De fait, notre rapport à l’idée
simple est toujours médiatisé par le signe : « Il est certain que nous
réfléchissons souvent sur nos perceptions sans nous rappeler autre chose que
leurs noms, ou les circonstances où nous les avons éprouvées. Ce n’est
même que par la liaison qu’elles ont avec ces signes que l’imagination peut
47
les réveiller à notre gré » . Quant aux idées complexes, elles ne sont
l’ouvrage de l’esprit que par la médiation du signe : « pour avoir des idées
sur lesquelles nous puissions réfléchir, nous avons besoin d’imaginer des
signes qui servent de lien aux différentes collections d’idées simples, et que
nos notions ne sont exactes qu’autant que nous avons inventé avec ordre les
48
signes qui les doivent fixer » . Le langage sert à ordonner et à classer les
idées ; il nous laisse même la liberté de les classer selon un ordre qui n’est
pas toujours celui de l’expérience - grâce, essentiellement, à l’imagination,
49
dans laquelle « il n’est rien qui ne puisse prendre une forme nouvelle » . La
chose est encore plus flagrante pour ces idées complexes que sont les « idées
archétypes », c'est-à-dire des notions, telles que « gloire, honneur, courage »,
qu’il est souvent « important de former avant d’en avoir vu des exemples »,
en « (rassemblant) à notre choix plusieurs idées simples et (en prenant) ces
collections une fois déterminées pour le modèle d’après lequel nous devons
50
juger des choses » . Ici, grâce au langage, l’esprit devient, à proprement
parler, l’auteur de ses propres modèles ; il accède ainsi à un haut degré de
liberté, puisque ces notions ne se font pas sur le modèle d’une réalité qui leur
préexiste, comme lorsque nous nous faisons des notions des substances. Au
fond, les idées archétypes témoignent de l’activité d’un esprit capable
d’ajouter à la nature ses propres modèles.
Comme il en faisait la promesse dans son « Introduction », Condillac
a fait du langage la cheville ouvrière de son Essai : ce n’est qu’après avoir
« démontré que l’origine et le progrès de nos connaissances dépend
51
entièrement de la manière dont nous nous servons des signes » que le
philosophe peut réellement justifier la définition de la nouvelle
métaphysique comme une science capable de « préparer l’esprit à l’étude de
toutes les autres sciences ». L’originalité de la réflexion condillacienne, tout
comme la fascination qu’elle a pu exercer par la suite, tiennent d’ailleurs en
grande partie à la démarche ainsi esquissée : « ici prend naissance la version

44
EOCH, I, III, §13, éd. citée, p. 159.
45
EOCH, I, III, §1, éd. citée, p. 157.
46
EOCH, I, III, §16, éd. citée, p. 161.
47
EOCH, I, IV, chapitre 1, §6, éd. citée, p. 164.
48
EOCH, I, IV, chapitre 1, §9, éd. citée, p. 165.
49
EOCH,I, II, chapitre 9, §75, éd. citée, p. 142.
50
EOCH, I, III, §5, éd. citée, p. 157.
51
EOCH, II, II, chapitre 4, §53, éd. citée, p. 288.

© Philopsis – Cécile Nail 10


www.philopsis.fr

française d’une critique de la métaphysique comme science, et la résistance à


l’idée que l’épanouissement des sciences doive se payer du renoncement à
52
cette science » .

III. La métaphysique, une grammaire des idées ?

Rien d’étonnant à ce que les considérations sur la méthode fassent


corps avec l’histoire du langage dans la deuxième partie de l’ouvrage :
« c’est à la connoissance que nous avons acquise des opérations de l’âme et
des causes de leurs progrès, à nous apprendre la conduite que nous devons
53
tenir dans la recherche de la vérité » . Puisque l’acquisition des
connaissances est subordonnée à l’usage des signes, la maîtrise du langage
revêt naturellement une importance particulière dans le cadre d’une réflexion
méthodologique sur « l’ordre que l’on doit suivre dans la recherche de la
vérité ». Or, à cet égard précisément, l’histoire du langage fait apparaître un
inévitable défaut des langues, venant de ce que, « dérivant tout langage du
langage d’action, (la théorie de Condillac) définit le langage comme un acte
54
avant de le définir comme une représentation » : le « génie des langues »
est l’émanation du caractère des peuples, lui-même déterminé par le climat
et le gouvernement, de sorte que les langues, loin de répondre à une finalité
théorique, diffèrent entre elles comme autant d’expressions des intérêts et
des particularités culturelles de chaque peuple. Aussi, « il est naturel que les
hommes, toujours pressés par des besoins et agités par quelque passion, ne
parlent pas des choses sans faire connoître l’intérêt qu’ils y prennent. Il faut
qu’ils attachent insensiblement aux mots des idées accessoires qui marquent
55
la manière dont ils sont affectés, et les jugements qu’ils portent » . Les
approximations ou les préjugés du langage courant ne prêtent bien sûr à
aucune conséquence, tant qu’ils ne sont pas érigés en vérités - lourde erreur
pourtant commise par la métaphysique de l’innéisme, où « les erreurs
s’accumulent sans nombre et (où) l’esprit se contente de notions vagues et de
mots qui n’ont aucun sens ». Pour rémunérer le défaut (théorique) des
langues, et, partant, « perfectionner les sciences », il faut donc « rendre le
56
langage plus exact » . A cette fin, la méthode analytique est toute indiquée :
« il faut se faire une nouvelle combinaison d’idées ; commencer par les plus
simples que les sens transmettent ; en former des notions complexes qui, en
se combinant à leur tour, en produiront d’autres, et ainsi de suite. Pourvu que
nous consacrions des noms distincts à chaque collection, cette méthode ne
57
peut manquer de nous faire éviter l’erreur » . A nouveau langage, nouvelles
idées, plus conformes cette fois à l’ordre des déterminations naturelles,
auquel la remontée jusqu’à l’origine - la sensation - permet de river les

52
Elisabeth SCHWARTZ, « Les transformations de la sensation
condillacienne : « un opérateur secret » », Revue de métaphysique et de morale, 1,
1999, p. 31.
53
EOCH, II, II, « De la méthode », éd. citée, p. 268.
54
Sylvain AUROUX, « Condillac, inventeur d’un nouveau matérialisme »,
Dix-huitième siècle, 24 (1992), p. 158.
55
EOCH, II, I, chapitre 15, §143, éd. citée, p. 260.
56
EOCH, II, II, chapitre 4, §53, éd. citée, p. 288.
57
EOCH, II, II, chapitre 3, §32, éd. citée, p. 280.

© Philopsis – Cécile Nail 11


www.philopsis.fr

nouvelles liaisons d’idées. C’est à la métaphysique, science analytique de


l’entendement, que revient cette tâche à la fois linguistique et idéologique.
Plus précisément, la métaphysique se fait grammaire des idées, au sens où
Condillac définira lui-même, dans son Cours d’études (1775), la
grammaire : « méthode analytique », elle consiste en « un art de décomposer
nos pensées par le moyen d’une suite de signes qui en représentent
successivement les parties ». On pourrait par ailleurs fonder l’analogie entre
métaphysique et grammaire sur leur commune normativité. Ainsi, de même
que l’apprentissage des règles grammaticales d’une langue nous rend
capables de pratiquer cette langue, la découverte des lois de la syntaxe des
idées doit nous en assurer la maîtrise et ainsi favoriser le progrès des
sciences. Prenant acte du rôle du langage dans le processus cognitif,
Condillac propose donc de rendre les signes « plus exacts », c'est-à-dire plus
clairs et plus propices à de nouvelles et fécondes liaisons d’idées ; le bien
parler est l’instrument du bien penser. Cela dit, « la conception
condillacienne de la langue bien faite diffère totalement des projets de
langue universelle qui l’ont précédée. Il ne s’agit pas de construire un
système de signes universels, mais de dégager les propriétés générales qui
font qu’un système de signes historiquement donnés (qu’il s’agisse d’une
langue primitive ou d’un système aussi raffiné que l’algèbre) est adéquat à
58
l’expression de la pensée » .

Une interrogation fera ici office de conclusion : la méthode analytique


prescrit de remonter aux idées les plus simples, « que transmettent les sens »,
pour nous faire, par combinaisons successives, « un nouveau fonds de
connaissances ». Quelle est cependant la véracité de l’idée simple ? Sa
simplicité est toute relative, si l’on considère que la sensation qu’elle est
censée restituer, et qui garantirait la correspondance entre l’ordre de
l’expérience et l’ordre de nos idées, est toujours réfléchie et médiatisée par
un signe - ce en quoi elle est idée, précisément. Au lieu de dire une
expérience originaire, l’idée simple est à cet égard l’instrument d’un
découpage linguistique du réel - plus exactement, d’un découpage pré-
linguistique, puisque le langage est originairement une manière de dire le
monde déterminée par le besoin (d’un peuple, de manière beaucoup plus
flagrante que d’un individu). Si donc la sensation est préformée, au moyen
du signe, par « notre tempérament, nos passions, notre état », jusqu’à quel
point peut-on la tenir pour objective ? Si la connaissance est, dans son
fondement même, affaire de langage, l’universalité du savoir ne devient-elle
pas du même coup problématique?

58
Sylvain AUROUX, « Empirisme et théorie linguistique chez Condillac », in
Condillac et les problèmes du langage, sous la direction de J. Sgard, Paris, éditions
Slatkine, 1982, p. 180.

© Philopsis – Cécile Nail 12

Vous aimerez peut-être aussi