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BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE ET PHILOSOPHIE GENÉRALE


SE cTÏON diRiq É E pAR P i E RR E•MAxiM E SCHUHL, PRofES s E UR À LA SoRhONNE

LE PROBLEME
DE L'fTRE
CHEZ ARISTOTE
E ssAi
suR LA pRohlÉMATÏ9uE ARÏSTOTÉlicÎENNE

PAR

PiERRE AUBENQUE
ANciEN ÉLÈVE dE L'ËcoLE NORMALE SupÉRÏEURE
AqRÉGÉ dE PltilosopltiE, DOCTEUR Ès LETTRES
CltARGÉ dE MAÎTRÏS E dE CONFÉRENCES À LA FACULTÉ dES LETTRES
ET Sei ENCES ltUMAÏNES dE BESANÇON

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BoulevARd SAÏNT·GERMAÏN, PARIS

1962
DÉPOT LÉGAL
ire édition 1er trimestre 1962

TOUS DROITS
de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
© 1962, Presses Universitaires de France
« L'inj ustice la plus courante
que l ' on commet à l'égard de la
p ensée spéculative consiste à la
rendre unilatérale , c'est-à-dire
à ne relever qu' une des proposi­
tions dont elle se compose. »
(HEGEL, Science de la
logique, tr. S. JANKÉ­
LÉVITCH, t. J, p . 83. )
AVANT-PROPOS

Sine Thoma mutus essct Aris­


toteles.
(PIC DB LA MIRANDOLE.)

Au début de sa Dissertation inaugurale de 1 862 sur La signi­


fication multiple de l'être chez A ristote ( 1 ) , Brentano notait combien
il pouvait sembler présomptueux, après vingt siècles de commen­
taire presque ininterrompu et plusieurs décennies d 'exégèse
philologique, de prétendre apporter du nouveau sur Aristote et
il demand ait que l'on p ardonnât à sa j eunesse la témérité de son
propos. Comment ce qui était vrai en 1 862 ne le serait-il pas
plus encore quelque cent ans plus tard ? Le siècle qui nous
sépare de Brentano n'a p as été moins riche que les précédents
en études aristotéliciennes. En France, si un cartésianisme latent
avait longtemps détourné la philosophie de la fréquentation de
l 'aristotélisme, le renouveau des études de philosophie ancienne,
inauguré par Victor Cousin (2) , avait déj à produit le brillant
Essa i de Ravaisson sur la Métaphys ique d'A ristote (3) , et allait
être confirmé, pour ne citer que des auteurs déj à classiques, par
les importantes études de Hamelin (4) , de Rodier ( 5 ) , de Robin (6) ,

( l) Von der ma1111 igfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, Fribourg­
en-Brisgau, 1 862, p. vu.
(2) Cf. De la Métaphysique d'Aristote, 1835 (il s'agit du rapport sur le
sujet mis au concours par l'Académie des Sciences morales et politiques en 1832
et que remporta Ravaisson, suivi d'une traduction du livre A de la Métaph.
L a 2° M . , 1838, contient en outre une traduction du livre A) . On doit à deux
disciples de V. Cousin, Pierront et Zévort, la première traduction française
intégrale, encore aujourd'hui utilisable, de la Métaphysique d'A RISTOTP.:
( 1840).
(3) T. 1 , 1 837.
(4) Le système d'Aristote, cours professé en 1 904- 1 905, publié en 1920.
(5) Cf. Etudes cle philosophie grecque, 1923.
(6) La théorie platonicienne des Idées el des Nombres d'apr�s Ari11tote, 1908 ;
Aristote, 1 944 ; cf. La pensée hellénique des origines à Epicure, 1 942.
P, AUDENQUE
2 PROBL ÈME DE L ' JSTRE CHEZ ARISTOTE

de Rivaud ( 1 ) , de Bréhier (2). Dans le même temps, la


renaissance néo-thomiste entrait assez tôt dans la voie de la
recherche historique et donnait lieu , en Belgique notamment,
aux beaux travaux de Mgr M ansion et. de ses disciples (3). En
Angleterre , la grande tradition philologique de Cambridge et
d ' Oxford allait bientôt appliquer à l' aristotélisme les qualités
de précision dans l 'analyse et d 'élégance dans l'exposition qui
avaient fai t la valeur de ses études sur Platon ; sir David Ross
allait ê tre le principal promoteur de cette renaissance d 'Aristote
à Oxford (4) . En Allemagne, où, malgré Lu ther et grâce à
Leibniz , la continui té de la tradition philosophique de l'aristoté­
lisme n'avait j amais été sérieusement ébranlée (5) , c 'est pourtant
de l' histoire, appuyée sur la philologie, que devaient venir les
impulsions les plus fécondes pour la recherche aristo télicienne ;
Bren tano prolongeait, de ce point de vue, la tradition déj à illus­
trée par Trendelenburg e t Bonitz , et qui allait aboutir, dans les
années suivantes, à l'achèvement de la monumentale édition de
l'A rislole de l 'Académie de Berlin ( 6 ) , bientôt suivie de l'édition
plus monumentale encore de ses commentateurs grecs (7) ; c'est
encore la philologie qui, avec les ouvrages décisifs de W. J aeger
sur l'évolu tion d 'Aristote (8) , allait obliger les philosophes eux­
mêmes à une remise en question radicale de leurs interprétations.
On peut dire que, depuis 1 923 , la presque to talité de la littérature
aristotélicienne est une réponse à W. J aeger (9).
( 1 ) Le pro blème d u devenir e l l a nolio11 d e matière, depuis les origines jusqu'à
Théophraste, 1 906 ; Histoire de la philosophie, t. 1, 1 948.
(2) BRÉIIIER a peu écrit sur Aristote. Mais il faut citer, ne serait-ce que
parce que le style d'interprétation qui s'y dessine diverge sensiblement des
contributions précédentes, les pages si pénéll'antcs de son Histoil'e de la philoso­
phie sur Aristote ( t. 1, 1 938, p . 1 68-259) .
(3) cr. A. MANSION, Inlroduclio11 à l a pllysique aristotélicienne, 1 9 1 3 j
2• éd., 1 946 ; les ouvrages de la collection Aristote. Traduclions el t!t udes , Lou­
vain, 1 9 1 2 ss.; A utour d'Aristote, i\lélanges A. i\lansion, Louvain, 1955 ;
Aristote et saint Thomas d'Aquin, recueil collectif, Louvain, 1 958.
(4) Cf. de cet auteur les éditions et les commentaires de la Métaphysique
( 1 924 ), de la Physique ( 1 936) des Prem iers el Seconds Analytiques ( 1 949), la
direction de la collection Works of Arislolle lranslaled inlo English, 1908-1952 ;
et l'ouvrage Al'islolle, Londres, 1 923 ( trad. fr. , 1 926). Cf. Journal of Hellenic
Sludies, vol. an. 1 957 ( en hommage à W. D . Ross).
(5) On trouvera d'intéressantes indications sur ce point dans Y. BELAVAL,
Pour connattre la pensée de Leibniz, p . 17, 3 1 .
( 6 ) 5 vol. , 1 83 1 - 1 870 (le 5° contenant l'Indca; arislolelic11s d e BoNITZ).
(7) 23 vol., 1882- 1 909.
(8) Sludien zur Enlste/11111gsgeschichle der Melaphysilc des Arislolele11, 1912 ;
Aristote/es. Grundlegung ei11er Geschichle seiner E11lwicklung, 1 re éd., 1 923.
(9) Sur l'état le plus récent d es études aristotéliciennes, cf. P. W1LPERT,
Die Lage der Aristotelesfo1·scnung, Zeilschr. (. pllilos. Forschung, 1, 19 4 6 , p. 1 23-
140 ; L. BouRGEY, Rapport sur l'état des éludes aristotéliciennes, Act.es du
Congrès G. Budé, Lyon, l958, p. 4 1-74 ; R. WEu,, Etat p1·ésent des questions
aristotéliciennes, Jnformalion lilléraire, 1 959, p. 20-31.
A VANT-PROPOS 3

En ce qui concerne plus précisément la métaphysique, qui


sera l 'objet essentiel de notre étude, les travaux, surtout en
France, sont certes moins nombreux que sur d 'autres parties de
la philosophie aristotélicienne, la physique, par exemple, ou la
logique ( 1 ) . Mais le problème de l 'être, en particulier, a déj à
donné lieu à deux études au moins, dont l'objet semble se confon­
dre avec le nôtre : celle, déj à citée , de Brentano et celle, plus
récente, du P . Owens sur La doctrine de l'Alre dans la métaphys ique
d ' A r isto t e (2) ; ce dernier ouvrage, paru en 1 95 1 , et qui s'appuie
sur une bibliographie de 527 titres, semblerait rendre impossible
toute investigation vraiment nouvelle sur la question.
Il est donc nécessaire de j u sti fier l'opportunité de notre
entreprise et, pour cela, sinon de prendre position à l 'égard d 'une
bibliographie accablante par son volume, du moins de définir,
par rapport à l' ensemble du commentaire et de l'interprétation,
l 'originalité de nos intentions et de notre méthode. Notre ambi­
tion est simple et se résume en peu de mots : nous ne prétendons
pas apporter du nouveau sur Aristote, mais au contraire tenter de
désapprendre tout ce que la tradition a ajouté à l 'aristotélisme
primitif. On pourrait sourire de cette prétention et n ' y voir que
la fausse modestie de tout interprète, touj ours préoccupé d 'an­
noncer qu'il va laisser parler son auteur. Mais cette volonté de
dépouillement et de retour aux sources a , lorsqu 'il s'agit d'Aris­
tote, un sens précis. Ce n'est pas ici le lieu de rappeler dans
quelles conditions, de mieux en mieux dégagées par l'érudition
contemporaine ( 3 ) , l 'œuvre d 'Aristote a été transmise à la posté­
rité. M ais il n'est pas indifférent, même et surtout pour la compré­
hension philosophique, d ' avoir touj ours présentes à l'esprit les
circonstances particulières de cette transmission : l 'Aristote que
nous connaissons n'est pas celui qui vivait au ive siècle av. J .-C. ,
philosophe philosophant parmi les hommes, mais un Corpus
plus ou moins anonyme (4) édité au 1er siècle av. J .-C. Il n'est pas

( 1 ) C'est ainsi que, d a ns le SysMme d'Aristote de HAMELIN, 1 8 pa ges seule­


ment sur 428 sont consacrées à la métaphysique. Quelle que soit la part du
hasard dans cette répartition, elle n'en reflète pas moins l'importance relative
que, au début du xx• si è cle, un philosophe et un historien de la philosophie
accordait à la métaphysique, par rapport à la physique et à la logique, dans un
cours sur le • système • aristotélicien.
(2) The Do cll'i11e of /Jei11g i11 the Aristotelia11 Metapllysics, T o ro n to, 1 95 l .
(3) Cf. surtout P . MoRAux, Les listes anciennes des ouu,.ages d'A1·istole,
Louvain, 1 95 1 .
( 4 ) C e Corpus est s i bien anonyme qu'on a p u soutenir récemment (J. ZtJR­
CHER, Aristote/es' Werk und Geist, Paderborn, 1 952), q u il était presque entière­
'

ment de la m ain de Théoph1•aste. Une opinion aussi radicale, qui s'appui11


d'ailleurs sur les indices les plus fragiles, n'a à la rl �ueur aucune importance pour
l'interprétation, puisque nous ne connaissons qu un Corpus arislolelicum, qui,
4 PROBLÈME DE L ' ISTRE CHEZ ARISTO TE

d 'autre exemple d ans l 'histoire où le philosophe se soit trouvé à


ce point abstrait de sa philosophie. Ce qu'on a pris l 'habitude de
considérer sous le nom d'Aristote , ce n'est pas le philosophe
ainsi nommé, ni même sa démarche philosophique effective,
mais un philosophème, le résidu tardif d ' une philosophie dont on
a vite désappris qu'elle fut celle d'un homme existant. « On ne
s'imagine Platon et Aristote , disait Pascal ( 1 ) , qu'avec de grandes
robes de pédants. » En ce qui concerne Platon, les progrès de
l 'érudition ont fait depuis longtemps j ustice de ces phantasmes.
M ais, s' agissant d'Aristote, on est touj ours un peu surpris d ' ap­
prendre qu'il était de ces « gens honnêtes et, comme les autres,
riant avec leurs amis » (2) , et qu'il avait une maladie d ' estomac (3).
Cette restitution de l 'Aristote vivant n 'aurait d'intérêt
qu'anecdotique si l'anonymat, dans lequel les hasards de sa trans­
mission ont enseveli son œuvre, n'avait influé de façon décisive
sur les interprétations de sa philosophie. Imaginons un instant
que l'on découvre de nos j ours, dans une cave de Koenigsberg,
l 'ensemble des œuvres manuscrites d'un philosophe nommé
Kant, qui n'aurait été connu j usqu'alors que par ses poèmes, ses
discours académiques, peut-être un ou deux traités de géographie ,
et le souvenir à moitié légendaire de son enseignement ; l 'étran­
geté même de cette hypothèse, qui supposerait qu'il n ' y ait eu
ni post-kantisme, ni néo-kantisme, nous interdit de la pousser
plus avant. Elle suffit pourtant à manifester ce qu'a pu avoÎI'
d 'arti ficiel, disons même d 'absurde à sa façon , l 'activité des
commentateurs qui, dès l'édition d'Andronicos de Rhodes, se
mirent à dépouiller et à interpréter les textes d 'Aristote sans
connaître ni l 'ordre effectif de leur composition ni celui qu' Aris­
tote entendait leur donner, ni davantage les tenants et les
aboutissants de la démarche, les motivations et les occasions de
la rédaction , les obj ections qu'elle avait pu susciter et les réponses
d 'Aristote , etc. Imaginons encore que, de Kant, nous soient
parvenus pêle-mêle la D issertation de 1 770, les deux éditions de
la Critique de la raison pure et l' Op u s postumum ; imaginons

malgré ce q ue nous pouvons savoir aujourd'hui sur !'Aristote perdu, n'a j amais
pu être mis en rapport de façon décisive avec la vie du philosophe nommé
Aristote.
(1) Pascal, fr. 331 Brunschvicg.
(2) Ibid.
(3) C'est du moins ce que A. W. BENN ( The Greek Philosophers, I, P.· 289,
cité par J.-M. LE BLOND, Logique et méthode chez Aristote, p. xxm) cr01t pou­
voir conclure du fait qu'Aristote prend souvent comme exemple • la J,lromenade
en vue de la santé .. Sur les traditions concernant la biographie d'Aristote, voir
aujourd'hui I. DüRING, Arislotle in the ancien! biographical tradition, Stockholm,
1957.
A VANT-PROP OS 5

surtout que, dans l'ignorance de la chronologie , nous ayons


décidé d 'envisager ces écri ts comme s'ils étaient contemporains
les uns des autres et que nous ayons entrepris d ' en dégager une
doctrine commune : il va de soi que notre compréhension du
kantisme en eût été singulièrement altérée et probablement
affadie. Une première conclusion s ' impose, qui va à l 'encontre
d ' une erreur d'optique largement répandue : les commentateurs,
même les plus anciens , et même s'ils avaient en leur possession
des textes que nous avons perdus depuis lors ( 1 ) , n'ont par rapport
à nous aucun privilège historique. Commentant Aristote plus de
quatre siècles après sa mort, séparés de lui non par une tradition
continue, mais par une éclipse totale de son influence proprement
philosophique, ils n'étaient pas mieux placés que nous pour le
comprendre. Comprendre Aris tote autrement que les commenta­
teurs, même grecs, ce n'est donc pas nécessairement le moderniser,
mais peut-être s' approcher davantage de !'Aristote historique.
Or il se trouve que l ' aristotélisme que nous connaissons
- celui , p ar exemple, des grandes oppositions stéréotypées de
l 'acte et de la puissance, de la matière et de la forme, de la subs­
tance et de l' accident - est peut-être moins l ' aristotélisme
d'Aristo te que celui des commentateurs grecs. Ici intervient une
seconde circonstance historique, qui a aggravé la première : l'état
d ' inacMvemenl dans lequel les écrits d 'Aristote, redécouverts
au 1er siècle av. J . -C. , ont été publiés par Andronicos de Rhodes,
inachèvement que rendent encore sensible à tout lecteur non
prévenu le style souvent allusif des textes d'Aristote , le caractère
décousu de ses développements, le fait que l ' on cherche en vain
dans toute son œuvre la réalisation de tel proj et expressément
annoncé , la solution de tel problème solennellement formulé.
L'inachèvement des écrits connus d 'Aristote , s ' aj outant à leur
dispersion, a dicté aux commen tateurs ce qu 'ils ont considéré
comme leur double tâche : unifier et compléter. Cette exigence
pouvait p araître aller de soi. Elle n'en recélait pas moins une
option philosophique implici te dont il faudra des siècles pour se
libérer. Vouloir unifier et compléter Aristote, c 'était admettre

( 1 ) Les commenta teurs possédaient, en efTet, soit des ouvrages entiers


d'auteurs anciens, soit des recueils doxographiques, qui ne nous sont pas par­
venus, si ce n'est à travers les citations qu'ils en font. M ais, là encore, il ne
s'agissait que de textes et non d'une tradition vivante qui les rattacherait direc­
tement à l'aristotélisme. L'intéressante tentative de M. BARBOTIN ( La théorie
aristotélicienne de l'intellect d'après Théophraste, Louvain, 1954), pour voir en
Théophraste un intermédiaire enlre Aristote et ses commentateurs n'a pas
apporté, et ne pouvait apporter, de cc point de vue, de résultats décisifs.
Cf. notre c. r. de cet ouvrage in llr.u. m. anciennes, l!l56, p. 1 3 1 -32.
6 PROBLÈME DE L'f.TRR r:HEZ ARISTOTR

que sa pensée était en effet susceptible d'être unifiée e t complétée ;


c'était vouloir dégager l'aristotélisme de droit de !'Aristote de
fait, comme si !'Aristote historique était resté en deçà de sa
propre doctrine; c 'était supposer que, seules, des raisons exté­
rieures et essentiellement une mort prématurée ou un désintérêt
progressif pour les spéculations philosophiques avaient empêché
Aristote de donner à son système l' unité et l' achèvement. Cette
option n'était pas entièrement gratuite ; si elle a si longtemps
abusé , c'est qu'elle était inscrite dans l'essence même du commen­
taire. Mis en présence d'un ensemble de textes et d 'eux seuls , ne
connaissant dès lors des intentions de l 'auteur que celles qu'il a
explicitement formulées et de ses réalisations que celles qui sont
effeétives, le commen tateur est plus porté à envisager ce que
l'auteur a di t. que ce qu'il n'a pas dit ; plus préoccupé de ses
déclarations que de ses silences, il est aussi plus attentif à ses
réussites qu'à ses échecs. Il ignore ses contradictions, ou d u
moins son rôle est de les expliquer, c'est-à-dire de les nier. N e
connaissant du philosophe que le résidu de s o n enseignement, il
est plus soucieux de cohérence que de vérité et de vérité logique
que de vraisemblance historique. Ne trouvant dans Aristote que
l'ébauche d 'un système, il n'en sera pas moins guidé par l'idée
de la totalité du système. Outre l 'arbitraire de ses présupposi­
tions, on voit alors les dangers de cette méthode ; car si la syn­
thèse n'est pas dans les textes, il faut bien que l'idée de la syn­
thèse soit dans l 'esprit du commentateur. De fai l., il n 'est pas de
commentateur d'Aristote qui ne le systémafüe à partir d ' une
idée préconçue : les commentateurs grecs à partir du néo-pla to­
nisme , les commentateurs scolastiques à partir d ' une certaine
idée du Dieu de la Bible et de son rapport avec le monde. La
p arole du commentateur se fait d ' autant plus abondante que le
silence d 'Aristote est plus profond ; elle ne commente pas le
silence, mais s'y substitue ; elle ne commente pas l'inachève­
ment, mais l 'achève ; elle ne commente pas l'embarras, mais le
résout, ou croit le résoudre, et le résout peut-être en effet, mais
dans une autre philosophie.
L 'influence diffuse du commentarisme fut telle que, j usqu'à
la fin du x1xe siècle, personne, malgré les apparences contraires
du texte, ne mit en doute le caractère systématique de la philo­
sophie d 'Aristote. Seulement, l'interprétation systématisante
qui avait, semble-t-il, connu ses premiers doutes chez Suarez ( 1 ) ,

( 1 ) SUAREZ note déj à une dualité dans l a définition de 111 métaphysique


(Dispulaliones metaphysicae, ta Pars, d isp . 1, sect. 2) .
A VANT-PROPOS 7

devenait de plus en plus inquiète, de moins en moins satisfaite


d'elle-même , et elle tournait son mécontentement contre Aristote
lui-même. Après l'admirable synthèse de Ravaisson , dans laquelle
Plotin et Schelling jouaient, il est vrai, un plus grand rôle qu'Aris­
tote, des doutes apparurent, chez de$ auteurs plus soucieux de
vérité historique, sur ln cohérence même de la philo s ophie aristo­
télicienne. Mais, plutôt que de mettre en question le caractère
systématique de sa pensée, on préféra proclamer que son système
était incohérent. Selon Rodier, Aristote ne serai t pas parvenu à
choisir entre le point de vue de la compréhension et celui de
l 'extension (1) ; selon Robin, l'inconséquence naîtrait de l 'oscil­
lation entre une conception analytique et une conception synthé­
tique de la causalité (2) ; selon Boutroux, la contradiction serait
entre une théorie de l'être, pour laquelle il n'y a de réel que
l'individu , et une théorie du connaître , pour laquelle il n 'y a de
science que du général (3) . Brunschvicg, qui avait montré clans
sa thèse latine qu'Aristote hésitait entre une conception mathé­
matique et une conception biologique du syllogisme (4) , devait
plus tard résumer ces oppositions dans celle d' u n « na turalisme
de l 'immanence » et d'un « artificialisme de la transcendance »,
entre lesquels Aristote ne serait pas parvenu à choisir (5). Dans
le même temps, Théodor Gomperz décrivait le conflit en termes
psychologiques : Aristote serait habité par deux personnages, le
Platonicien et l' Asclépiade, l 'idéaliste logicien , voire « panlogiste »,
et l'empiriste , nourri de science médicale et avide d 'observations
concrètes (6) ; cependant que Taylor dénonçait dans Aristote
un Platonicien qui aurait « perdu son âme », mais qui ne serait
pas allé j usqu'au bout de son apostasie (7). Toutes ces oppositions
n'étaient d 'ailleurs pas sans trait commun et leur convergence
même était un signe de leur vérité relative. On opposait d 'une
façon générale une théorie de la connaissance d 'inspira tion

(1) R o omR , Remarques sur l a conception aristottfücienne de l a substance,


Année philosopll ique, 1!}09 (reproduit dans Etudes de philosophie grecque,
p. 165 ss).
(2) Cf. surtout Sur la conception aristotélicienne de la causalité, in ArchilJ
f. Gesell . d. Philos. , 1909-1910 ( reproduit dans La pens�e /1ellén ique des origines
à EP._ icure, p. 423 ss.).
(3) E. BouTRoux, art. Aristote d e l a Grande Encyclopédie, 1886, rep ro du it
dans Etudes d'histoire de la philosophie, 1897, p. 132 ss.
(4) Qua ralione Aristote/es vim melaphysicarn syl/ogismo inesse demo11s/rc1-
verit, Paris, 1897.
(5) L'ea:périence humaine et la causalité physique p. 153.
(6) Th. GOMPERZ, Les penseurs de la Grèce, t. ni (trad. fr., 1910), ch ap. V I
et V I I .
( 7 ) cr. A. TAYLOR, Critical Notice o n Jaeger's Aristoteles, Mind, 1 924,
p. 197.
8 PROBLÈME DE L ' �TRE CHEZ ARISTO TE

platonicienne et une théorie de l'être qui réhabilitait, contre


Platon, le sensible, l'individuel, la matière, o u , plus précisément
encore, une noétique de l'universel qui appelait une cosmologie
idéaliste et une cosmologie de la contingence qui appelait une
noétique empiriste. É mancipée de la synthèse thomiste et post­
thomiste, qui avait ordonné autour de la notion d 'analogie les
différentes parties du prétendu « système n aristotélicien , l 'inter­
prétation moderne cherchait dans le platonisme, souvent inter­
prété lui-même à la lumière de l'idéalisme critique, la norme à
partir de laquelle l 'aristotélisme apparaissait comme un plato­
nisme affaibli ou « rentré » et, en tout cas, inconséquent, quand le
p hilosophe lui-même n 'était pas taxé de duplicité (1) . L'inter­
prétation « systématisante » se vengeait sur Aristote de ses
propres échecs.
C'est alors qu'apparut, préparée, il est vrai, sur ce point par
les remarques de Bonitz (2) et les démonstrations déj à incisives
de N atorp (3) , la thèse de W. Jaeger, qui ne parut révolution­
naire à beaucoup que parce qu 'elle restaurait, contre les détours
de la tra dition, le point de vue du simple bon sens. Les textes
d ' Aristote, tels qu'ils nous sont p arvenus, renferment des contra­
dictions , mais, comme un philosophe digne de ce nom ne peut
soutenir au même moment des opinions contradictoires, il ne
restait plus qu'à voir dans ces propositions contradictoires les
moments d' une évolution. Comme le bon sens, confirmé d ' ail­
leurs par le contenu des œuvres dites « de j eunesse » , dont nous
avons conservé les fragments, suggérait qu'Aristote avait dû
s'éloigner progressivement du platonisme , on découvrait le prin­
cipe général qui permettait de reconstituer son évolution : de
deux propositions contradictoires, la plus platonisante devait
être considérée comme la plus ancienne et, avec elle, tou t le
traité , ou du moins le chapitre ou seulement le passage, dans
lequel elle s'insérait. L ' application de cette méthode a permis
à W. J aeger de proposer une chronologie des œuvres d'Aristote ,
qui a été l 'obj et depuis lors de critiques et de remaniements
qui la bouleversent presque entièrement, mais sans que l'on
mît fondamentalement en question le principe sur lequel elle
s'appuyait.

( 1 ) On trouve cette accusation çà et là chez L. RoaJN, La théorie plalorzi­


cienne des idées ... , not. p. 582, et surtout chez CmmNzss, Arislolle's Crilicism
of Plalo and the Academy, vol. 1, Baltimore, 194'1.
(2) Observalio11es crilicae in .1lristotelis L i bros Metaphysicos, Berlin, 1 842.
(3) Thema und Disposition der aristolellschen Melaphysik, Philos. Monats­
hefte, 1 888, p. 37-65, 540-574,
A VANT-PROPOS 9

Il ne nous appartient pas ici de nous engager dans cette


discussion ( bien qu 'il puisse nous arriver à l 'occasion d ' avancer
des hypothèses chronologiques et de proposer éventuellement
de nouveaux critères d ' évolution ( 1 ) . M ais il importe que nous
prenions position par rapport à la méthode génétique en général,
telle qu'elle a été inaugurée par W. J aeger. Nos obj ections
seront de deux ordres : historique et philosophique. L'obj ection
historique consiste essentiellemen t dans la n ature même des
écrits d'Aristote , dont on s'accorde auj ourd 'hui à penser qu 'ils
ne sont pas en général des notes prises par des auditeurs d 'Aris­
tote, mais les notes dont Aristote se servai t pour faire ses cours.
La première conséquence est qu 'Aristote, qui devait répéter rcs
cours, pouvait à chaque fois les modifier par l' adj onction ou le
remaniement, non pas même de chapitres entiers, mais de
quelques phrases. De fait, l' analyse de J aeger est parfois parvenue
à dégager de telles adj onctions qui peuvent être à la fois qu an­
titativement négligeables et philosophiquement décisives. M ais
on conviendra que l 'entreprise qui consiste à reconstituer une
chronologie non des œuvres, mais des multiples strati fications
d 'une même œuvre, ne peut que proposer des orientations
générales ou, si elle descend d ans le détail, verser dans l ' arbi­
traire (2) . Bien plus, à se morceler ainsi à l'in fini, la thèse de
l'évolution finit par se détruire elle-mêm e. Elle aboutit à cette
banalité qu'Aristote n ' a pas écrit toute son œuvre d'un seul
coup et que, de surcroît, à cause de sa finalité did actique, elle
a dt1 progresser de façon plus concentrique que linéaire, par
des remaniements successifs d ' une totalité éb auchée d ' emblée,
plus que par adj onction d ' œuvres entièrement nouvelles. La
thèse de l'évolution ne signifie donc pas que cette œuvre ne
doit pas être considérée comme un tout ; aucune interprétation
philosophique de quelque auteur que ce soit. n ' est possible si
l'on ne pose en principe qu'il reste h chaque instant responsable

( 1 ) Voir infra notamment p . 204-205 ; 207, n . 2; 307, n . 4; 323, n . 2..


(2) C'est le reproche que l'on pourrait adresser à F. NuYENS (L'évolulio11
de la psychologie d'Ar. , 1 939 ; trad. fr. , 1 948), lorsqu'il tente d'appliquer sa
reconstitution de la psychologie aristotélicienne à la chronologie d'autres écrits :
il est, en elîet, amené à dater tout un chapitre ou un traité d'après telle allusion
psychologique qui s'y trouve, sans se rendre compte suffisamment qu'il peut
ne s'agir là que d'un exemple, d'une réminiscence, voire d'une anticipation,
sans que l 'on puisse rien en conclure tant qu'Aristote ne traite pas du suj et
ex professa (ainsi nous parait-il impossible de dater tout le livre A d'après la seule
allusion de 1 075 b 34). Pour la même raison, on ne peut rien tirer selon nous de la
prétendue évolution du sens de certains mots comme cpp6v'l)crLÇ : en réalité,
Aristote les emploie dans leur sens traditionnel (en l'occurrence, platonicien ),
lorsqu'il n'en parle pas ex professa, el dans leur sens proprement aristotélicien
lorsqu'il les u lilise dans un contexte technique.
10 PROBLl�ME DE VETRE CHEZ ARISTOTE

de la totalité de son œuvre, tant qu'il n'en a pas renié expres­


sément telle ou telfo partie. Et ce principe s'applique d ' autant
plus à Aristote que ses écrits qui nous sont parvenus ne sont
pas des œuvres destinées à la publication et qui auraient dès
lors échappé à leur auteur, mais un matériel didactique perma­
nent (ce qui ne veut pas dire intangible) , auquel Aristote et ses
disciples devaient se référer à chaque instant comme à la charte
de l'unité doctrinale du Lycée.
L'obj ection philosophique porte sur le statut de la contra­
diction d ans l'œuvre d'un philosophe en général et d 'Aristote
en particulier. Ce que nous appelons les contradictions d 'un
auteur peut se situer à trois niveaux : chez nous qui l'interprétons,
chez l'auteur lui-même ou enfin dans son obj et. Dans le premier
cas, elle tient à une défaillance de l'interprè te et est donc philo­
sophiquement négligeable ; dans le second et le troisième, elle
appelle au contraire une élucidation et une décision d 'ordre
philosophique. II faut d ' abord s'assurer qu'elle est réelle (et
Aristote nous apprend précisément, p ar les distinctions de sens,
à déj ouer les fausses con Lradictions) ; si elle est réelle , il ne reste
plus que trois hypothèses : ou elle se laisse réduire par une
évolution (ce qui est une autre façon de la considérer comme
seulement apparen te) , ou elle tient à une inconséquence du
philosophe, ou elle re flète la nature contradictoire d e son obj et.
Jaeger a repoussé à j uste titre, du moins comme présupposition
méthodologique possible, la deuxième de ces hypothèses : il
faut avoir épuisé toutes les chances de la compréhension avant
de taxer un auteur d 'inconséquence ; mais il n ' a retenu la pre­
mière hypothèse que parce qu'il a délibérément ignoré la troi­
sième . On pourrait, il est vrai , observer que pour Aristote
lui-même le principe de contradiction exclut la possibilité d'un
être contradictoire , que dès lors, si la pensée de l'être est contra­
dictoire, elle se révèle elle-même comme une non-pensée et que,
par conséquent, Aristot.e n'aurait pu , de toute façon, assumer
ses propres contradictions. Nous répondrons qu'il s'agit là d 'une
interprétation philosophique du principe aristotélicien de contra­
diction et de son application par Aristote au cas de sa propre
philosophie, et non d'un fait qui pourrait servir de base à une
méthode de détermination chronologique. De quelque côté donc
qu'on aborde le problème, qu'il s'agisse du discernement des
contradictions ou de la dé finition de la contradiction elle-même,
on voit que la méthode génétique présuppose une analyse et
des choix qui sont d 'essence philosophique. Bien loin que la
chronologie aide à l'interprétation des textes, c 'est l'interprétation
AVANT-PROPOS 11

des tex Les, et elle seule , qui fonde, dans le cas d 'Aristote , les
hypothèses chronologiques.
Faut-il donc revenir à l 'interprétation unitaire et systéma­
tique de cela seul qui nous est donné : les tex tes ? Malgré les
efforts qui , a près Jaeger, ont pu être de nouveau tentés en ce
sens, par exemple par le P. Owens, nous ne pensons pas qu 'une
inLcrprétation des textes doive revenir nécessairement à la
logique systématisante du commentaire. Il est deux façons d ' en­
visager les textes : on peut les considérer comme étant tous sur
le même plan, renvoyant tous à l'unité d 'une doctrine dont ils
seraient les parties, comme si leur diversité n 'était que l 'inévi­
table fragmentation dans le langage d'une unité supposée initiale ;
on peut supposer au contraire que l'unité, en eux, n 'est pas
originaire , mais seulement recherchée, qu 'ils tendent vers le
système au lieu d 'en p artir, que leur cohérence n ' est plus de
ce fait présupposée , mais problématique. D ans cette seconde
perspective, la diversité de l 'œuvre ne figure plus les p arties du
système, mais les moments d'une recherche qui n ' est pas assurée
d 'aboutir. De ces moments, il n ' est ni touj ours possible, dans
le cas d 'Aristote , ni philosophiquement nécessaire , de faire les
moments d ' une histoire psychologique; il faut et il suffit qu'ils
apparaissent comme les moments d'un ordre qui, indépen­
damment de toute hypothèse chronologique, se laisse lire d ans
la structure même des textes, c 'est-à-dire dans leur organisation
immanente qui fait qu'ils ne sont pas tous sur le même plan et
que leur sens ne se dégage que selon une certaine progression,
qui peut ne correspondre ni à la succession chronologique d es
textes ni à l'ordre partiellement arbitraire ( 1 ) dans lequel ils
nous sont parvenus , ni même à l 'ordre q u 'Aristote lui-même
a pu leur donner. De l 'hypothèse unitaire , nous retiendrons donc
le postulat de la responsabilité permanente de l 'auteur à l'égard
de la totalité de son œuvre : il n'y a pas un Aristote platonisant,
suivi d'un Aristote antiplatonicien , comme si le second n'avait
plus à répondre des affirmations du premier, mais u n Aristote
peut-être double, peut-être déchiré, à qui nous pouvons demander
raison des tensions, voire des contradictions de son œuvre. De
l'interprétation génétique, nous retiendrons l'hypothèse d ' une
genèse inévitable et d'une instabilité probable de la pensée
d'Aristote ; mais cette évolution ne s e r a pas le th è m e e x plici te

(1) On sa!L depuis longtemps que cet ordre n'est pas d'Aristote lui-même,
mais ..
de ses éditeurs. cr. JAEGER, Studien Zllr Entsleh11ngsgeschichte . ; P. MO­
RAUX, Les listes anciennes...
12 PROBLÈME DE L ' �TRE CHEZ ARISTOTE

de notre recherche, p arce qu'en l'absence de critères externes,


une méthode chronologique fondée sur l'incompatibilité des
textes, et dont la fécondité s'appuie ainsi sur les échecs de la
compréhension, court à chaque instant. le risque de préférer aux
raisons de comprendre les prétextes à ne pas comprendre.
La conséquence de ces options méthodologiques est que nous
serons plus attentifs aux problèmes qu'aux doctrines , à la problé­
matique qu'à la systématique. Si l'unité est à la fin, et non
au commencement, si le point de départ de la philosophie est
l'étonnement dissociateur des pseudo-évidences, c'est de cet
étonnement initial, de cette dispersion à réduire , que nous
devrons partir. On peut affirmer que, sur ce point, l'interpréta­
tion traditionnelle a inversé, non seulement l'ordre psycholo­
gique probable, mais encore l 'ordre structural de la recherche.
Aristote n'est pas parti , comme le laisserait croire l 'ordre adopté
par Brentano , de la décision de distinguer les sens multiples
de l 'être , mais il a été progressivement contraint de reconnaître
que l'être n'était pas univoque. Aristote n'est pas parti de
l'opposition de l'acte et de la puissance, de la matière et de la
forme , pour faire servir ensuite ces couples de concepts à la
solution de certains problèmes. C'est inversement la réflexion
sur tel ou tel problème qui a donné progressivement naissance
au principe de sa solution - ou à une formulation plus élaborée
du problème - même si Aristote est remarquablement discret
sur sa démarche effective. La difficulté vient ici du fait que
l'ordre dans lequel Aristote s'exprime n'est à proprement parler
ni un ordre d'exposition ni un ordre de recherche. II est, pourrait­
on dire, l ' ordre d'exposition d 'une recherche, c'est-à-dire une
reconstruction, faite après coup dans une intention didactique,
de la recherche effective. L'inconvénient de cette reconstruction
est qu'elle n'est pas nécessairement fidèle : on a parfois l 'impres­
sion qu'Aristote « problématise » à des fins pédagogiques une
difficulté qu'il a déj à résolue, mais ce n'est pas une raison pour
tomber d ans l'erreur des commentateurs et des interprètes systé­
matisants qui, pour avoir généralisé cette remarque, en sont
venus à considérer comme de purs arti fices les p assages apo­
rétiques d 'Aristote. I l convient en effet de corriger la première
remarque par une autre : c'est qu'Aristote, inversement, présente
parfois comme une solution une pure et simple systématisation
de son embarras. Où donc chercher le fil conducteur dans cette
masse ambiguë de solutions qui se donnent pour des recherches,
de recherches qui se donnent pour des solutions, mais amisi de
recherches vraies et de solutions vraies ?
A VA N T-PROPOS 13

La réponse à cette question suppose d ' abord un choix de


l'interprète. Une fois reconnu qu'il est impossible d ' exposer
Aristote dans l 'ordre imparfait, où lui-même s'est exprimé et
dont l 'imperfection a été aggravée par les hasards d e la trans­
mission , il s' agit de choisir entre l 'ordre supposé de l 'exposition,
c'est-à-dire du système achevé , et l 'ordre également supposé de
la recherche. Entre ces deux reconstitutions, rendues néces­
saires par l'état de délabrement du texte, les commentateurs
et les interprètes systématisants ont choisi la première ; nous
choisirons délibérément la seconde. Ce choix, indépendamment
de sa signi fication philosophique inévitable, nous paraît le seul
conforme à une saine méthode historique ; nous ne sommes
j amais assurés qu'un philosophe a conçu un système parfaitement
cohérent ; encore moins sommes-nous assurés (ce qui est le
postulat implicite de toute interprétation systématisante d 'Aris­
tote, aussi bien que génétique) que sa pensée serait devenue
systématique s'il avait vécu plus longtemps. Il est en revanche
certain que, même s'il ne les a pas entièrement résolus, il s'est
posé des problèmes et qu'il a cherché à les résoudre. L 'ordre de
la recherche nous paraît donc inévitable, alors que l'ordre de
l ' exposition est facultatif, pour avoir été ou non atteint par le
philosophe selon que sa recherche aura été ou non achevée. Le
premier pourra touj ours être dégagé , avec des risques plus ou
moins grands d ' erreur, de la structure même des textes, qui le
reflète plus ou moins fidèlement ; le second, à supposer qu'il ne
soit pas immédiatement lisible dans la structure textuelle, est à
extrapoler à partir d'elle, avec des chances raisonnables d 'appro­
ximation si cette structure est simplement inachevée, mais aussi
de contresens total si cette structure est, en droit comme en fait,
inachevable.

*
* *

Tels sont les principes que nous allons tenter d 'appliquer


au problème de l 'être chez Aristote, dans l ' espoir de dégager à
partir de lui les linéaments de sa problématique philosophique
générale. Le problème de l'être - au sens de la question Qu'est-ce
que l'être ? ( 1 ) - est le moins naturel de tous les problèmes,
celui que le sens commun ne se pose j amais, celui que ni la philo­
sophie pré-aristotélicienne, ni la tradition immédiatement posté-

( 1 ) Aristote ne s'est pas posé, pas plus que la pensée grecque dans son en·
semble, cette autre question : Pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que rien 't
14 PROBLÈME DE L 'ETRE CHEZ ARISTOTE

rieure ne s 'est posé en tant que tel, celui que des traditions
autres qu ' occidentales n'ont j amais pressenti ou effieuré. Parce
que nous vivons dans la pensée aristotélicienne de l ' être - ne
serait-ce que parce qu'elle se reflète dans la grammaire d'inspi­
ration aristotélicienne à travers laquelle nous p ensons et parlons
notre langage - nous avons désappris d 'entendre ce qu'il y
avait d 'étonnant, et peut-être d 'éternellement é tonnant, dam; la
question : Q u 'est-ce que l'être? C'est pourquoi il nous a paru
intéressant de nous demander pourquoi Aristote pose cette ques­
tion qui ne va pas de soi et comment il en est venu à se la poser
en tant que telle. Le problème de l 'être est le plus problématique
des problèmes, non seulement au sens où il n'y sera peu t-être
j amais entièrement répondu, mais en ce sens que c ' est déj à un
problème de savoir pourquoi nous nous posons ce problème. Ceci
suffirait à distinguer notre propos de celui des ouvrages déj à
cités d e Brentano e t d ' Owens, où l ' o n trouvera - sous une forme,
il est vrai , plus critique chez le second que chez le premier - un
essai de reconstruction doctrinale de l 'ontologie aristotélicienne,
sans que les motivations et les cheminements de cette pensée
aient été pris comme thème explicite de l'analyse. Dans la mesure
où ceux-ci constituent au contraire notre unique obj et, notre
livre semble se terminer là où ceux de Brentano et d ' Owens
commencent. En réalité, il mettrait en question leur propos
même , s'il lui arrivait de prouver que la métaphysique aristoté­
licienne ne passe j amais du stade de la problématique à celui
du système et que là est. le sens d 'un inachèvement, qui n 'est
pas accidentel, mais essentiel .
Il resterait à indiquer comment nous comptons appliquer
notre méthode - dégager de la structure des textes l ' ordre de la
recherche - à notre obj et, le problème de l'être. La difficulté
serait résolue si Aristote s'était lui-même expliqué sur l 'ordre
de la recherche métaphysique ; il suffirait alors d 'appliquer à
des textes fragmentaires et inachevés les déclarations programma­
tiques d'Aristote sur l 'ordre vrai de la connaissance. Cet effort
a été tenté, mais à contre-sens : de ce qu'Aristote , dans les
Premiers et Seconds A nalytiques , a longuement décrit l'ordre du
savoir scientifique, c'est-à-dire du savoir qui est en possession
de ses propres principes, on a conclu que cet ordre idéal devait
être appliqué par lui tôt ou tard à la connaissance métaphysique.
Si la Métaphysique ne se présente pas à nous dans un ordre
déductif et syllogistique, cc ne serait qu'une preuve supplémen­
taire du caractère contingent de son inachèvement ; il appartien­
drait dès lors au commentaire d'achever la m i se en ordre; qu'Aris-
AVANT-PROPOS 15

tote n'avait pas eu le temps ou le loisir d 'accomplir. M ais c'était


là méconnaître le sens d 'une distorsion qui est beaucoup plus
qu'accidentelle : si la science procède de façon syllogistique, il
est paradoxal que celle qu'Aristote appelle la u plus haute » et la
« première » des sciences soit la dernière à se constituer selon ce

canon. Pour ne s'être pas demandé le pourquoi de cette distor­


sion ( 1 ) , la tradition a , dans l'ensemble , ignoré tou te une série
de remarques, le plus souvent incidentes ou implicites, par
lesquelles Aristote proj ette quelques lueurs sur l'ordre réel de
sa démarche métaphysique. Une telle démarche s'apparente ,
reconnaît-il, à celle de l a dialectique. Elle est annoncée, en tant
que telle, par la progression, qui n'est nullement déductive,
de l'histoire de la philosophie. Elle est vécue d ans l'embarras ou,
comme il le dit, dans l 'aporie, et la question Q u ' est-ce qu e l'êil'e?
est une de ces questions qui demeurent éternellement aporétiques.
On conçoit dès lors que l'ordre de la recherche pour nous soi t
l'inverse d e l'ordre d u savoir en soi et q u e la philosophie des
hommes ne parvienne j amais à rej oindre ce que serait l 'ordre
d'une sagesse plus qu'humaine. Tous les textes de ce genre, même
s'ils relèvent de la réticence ou de l ' aveu , devront être méthodi­
quement confrontés et analysés, p arce qu'ils présentent ce
caractère privilégié de nous informer, non de ce que le philo­
sophe a voulu faire , mais de ses réflexions, même fugitives, sur ce
qu'il a réalisé en fait. L'image qui se révélera ainsi sera celle d'un
Aristote aporétique, celui-là même que les travaux les plus récents
ont progressivement redécouvert (2). Mais il restera encore à
comprendre , à l'intérieur de la philosophie d 'Aristote lui-même,
et non à partir d 'hypothèses psychologiques ou historiques,
pourquoi la structure de la Métaphys ique d 'Aristote n'est pas
et ne pouvait être une structure déductive , mais seulement une

(1) Cette distorsion entre la logique d'Al'istote et sa spéculation métaphy­


sique a été, semble-t-il, soulignée pour la première fois par HEGEL ( Vorlesungen
ü ber Geschichle der Philos. , ·werkc, t. XIII, 1 833, p. 408 ss.) . Dans son ouvrage
sur Logique el méthode chez Aristote, le P. LE BLOND oppose de même la logique
d' A ris to te à sa méthode, c'est-à-dire à son cheminement effectif. Mais cet auteur
constate l'opposition plus q u ' i l ne l'explique, si ce n'est par des composantes
psychologiquement contradictoires du ph1loso � hc. Quant à Hegel, if j ustifie
cette opp �sition en montrant que la logique d Aristote est une logique de la
pensée flme, de l'entendement, et que le vrai ne peut être saisi dans son unité
sous de telles formes. Mais cette explication n'a de sens qu'à l'intérieur du
système hégélien et reste étrangère à l'aristotélisme.
(2) Cette redécouverte est, avons-nous vu, à la base de l'interprétation
génètiq:ue d'Aristote ( Natorp, Jaeger, Nuyens, elc.). Dans la tradition • psy­
chologtque •, cf., outre GoMPERZ (op. cit.), A. BREMOND, Le dilemme aristoté­
licien, 1 933, et, dérivant du p récédent , mais avec beaucoup plus de justifica ­
tions textuelles, l'ouvrage cité de J.-M. LE BLOND.
16 PROBLÈME DE L ' ISTRE CHEZ ARISTOTE

structure aporétique, c'est-à-dire , a u sens aristotélicien d u terme ,


dialectique ; pourquoi enfin l e discours humain sur l'être se
présente à la façon non d ' u n savoir achevé , mais d 'une recherche
qui serait de surcroît sans conclusion. Aux apories de l 'interpré­
tation systématisante , il convient de substituer une interpré­
tation philosophique de l'aporie et à l'échec de la systématisation
une élucidation méthodique de l'échec.
Cet Aristote-là, il suffit, pensons-nous, de laisser parler les
textes - et leurs silences - pour qu 'il se découvre à nous. M ais
s'il avait besoin d ' une caution historique contre l'autorité
« historique » des commentateurs, on la trouverait dans l'héritage
immédiat d 'Aristote. On ne s'est pas suffisamment interrogé sur
le fait que la Métaphys ique d ' Aristote est restée sans influence
immédiate, comme si son auteur lui-même n ' avait pu convaincre
ses disciples de poursuivre dans cette voie, ni sur cet autre fait
que le Lycée, héritier de la pensée du M aître , ne crut pas lui être
infidèle en versan t dans le probabilisme et le scepticisme qui
étaient les siens à l'époque de Cicéron. Nous ne prétendons point
que le Lycée ait mieux compris Aristote que les commentateurs
{ses représentants n 'eurent j a mais le sens philosophique d'un
Alexandre d'Aphrodise ou même d'un Simplicius) , mais il est
au moins vraisemblable qu'il aura été plus sensible que ceux
qui en avaient perdu j usqu'à la mémoire à l'aspect aporétique
de la démarche d'Aristo te, même s'il n'en a pas compris le sens.
Entre des héritiers fidèles, mais peu doués pour la spéculation ,
e t une postérité intelligente , mais trop lointaine, qui choisir ?
L'opposition de !'Aristo te du Lycée et de ! 'Aristote du commen­
taire laisse à l'interprète , et à lui seul , la responsabilité de redé­
couvrir l' Aristote effectif.
Là où l'histoire est muette, il ne reste plus qu'à écouter
la voix sans visage des textes, cette voix qui ne nous est auj our­
d ' hui si lointaine que parce qu'elle nous est si familière, cette voix
qui semble nous annoncer ce que nous savions touj ours déj à ( 1 )
e t que pourtant nous ne finirons j amais d 'apprendre , c'est-à-dire
de chercher. L 'analyse des textes ne va j amais j usqu' à évoquer
des ombres ; s'il arrivait pourtant que l'imagination du lecteur
s'y hasardât, elle s'aviserait peut-être que cette voix qui parle
dans la détresse des textes est moins la parole exemplaire d u

( 1 ) cr. GALIEN, D e Sophism., 11 : • Aristote expose comme par signes la


plupart des choses qu ' il dit, parce qu'il écrivait pour des �enR qui l'avaient
déjà entendu (xixl xix6axe:p �xl al]µ&:(oov imcp � pe:Lv -rck xoÀÀIX xixl 8Lck -rb xpbç

-roùi; chnixo6-rixç �8l] ypacpe:a6ixL).


A VANT-PROPOS 17

« maître de ceux qui savent » ( 1 ) , que celle, moins assurée, mais


plus fraternelle, qui continue de chercher en nous ce qu'est
l'être et de se taire parfois.

*
* *

Qu'il me soit permis de remercier ici tous ceux qui ont


encouragé ce travail ou en ont permis la réalisation et l' achève­
ment, au premier rang desquels mes m aîtres de la Sorbonne,
M. M . de G andillac, qui l ' a dirigé tout au long de son élaboration ,
e t M . P . - M . Schuhl, qui l ' a soutenu de ses conseils e t d e son
hospitalité à son Séminaire de Recherches sur la Pensée antique,
ainsi que M . A. Forest, professeur à l ' Université de M ontpellier,
qui, au dernier stade de ma recherche, l'a souvent stimulée de
ses obj ections. Ma reconnaissance va aussi aux deux institutions
qui ont le plus facilité ma tâche : le Centre national de la
Recherche scienti fique et la Fondation Thiers , où j 'eus le privilège
de béné ficier des conseils, doublement précieux pour un philo­
sophe , du maître des études grecques que fut Paul Mazon.

( 1 ) DANTE, Enfer, IV, 131.


T N TR O D l JCT I O I\'

LA SCIENCE SANS NOM


CHAPITRE PREMIER

META TA <l>YI I KA

So bleibt Metaphysik der


Titel fOr die Verlegenhelt der
Philosophie schlechthin.
( M . H EIDEGGER, Kant
und das Problem der
Metaphysik, p. 18.)

« Il y a une science qui étudie l 'être en tant qu'être et ses


attributs essentiels ( 1 ) . » Cette affirmation d 'Aristote au début
du livre I' de la Métaphys ique peut paraître banale après plus de
vingt siècles de spéculation métaphysique. Elle ne l'était cer­
tainement pas pour ses contemporains. Peut-être même l'assu­
rance d 'Aristote posant résolument l'existence d 'une telle science
traduisait-elle moins une constatation qu'elle ne trahissait un
souhait encore inexaucé : l 'insistance qu'il met dans les lignes
suivantes à j usti fier une science de l 'être en tant qu'être - alors
qu'un tel souci n 'apparaît pas lorsqu 'il s'agit des sciences « parti­
culières » - montre en tout cas que la légitimité et le sens de
cette science nouvelle n 'allaient pas de soi pour ses auditeurs,
ni peut-être même pour lui.
Une telle science était sans ancêtres et sans tradition. Il
suffit d e se reporter aux classi fications du savoir en honneur
avant Aristote pour s'apercevoir que nulle place n'y était réservée
à ce que nous appellerions auj ourd'hui l'ontologie. Les Platoni-

( 1 ) Mét. r , 1 , 1 003 a 21 .
N. B. - I l Conformément à l'usage l e plus courant, nous désignons les
livres de la Métaphysi9ue par les lettres grecques correspondantes et les livres
des autres ouvrages d Aristote par des chifTres romains. Quand une référence
commence par une lettre grecque, sans autre indication, c'est donc de la Méta­
physique qu'il s'agit. Ex. : A, 9, 992 b 2
= Mét., A, 9, 992 b 2.
2) Les références pour les citations des commentateurs renvoient, sans autre
Ind ic a tion , à l'édition de l'Académie de Berlin.
22 LA SCIENCE SANS NOM

ciens partageaient généralement le savoir spéculatif en trois


b ranches : dialectique , physique, morale ( 1 ). Xénocrate , selon
Sextus Empiricus (2) , aurait substitué au nom de dialectique
celui de logique, et Aristote lui-même, dans un écrit où il subit
encore l'influence platonicienne , les Top iques , conservera cette
division , qui devait être devenue traditionnelle dans l' É cole :
« Pour nous borner à urié simple esquisse, on distingue trois

sortes de propositions et de problèmes : parmi les propositions,


les unes sont éthiques , les autres physiques , les autres enfin
logiques » (3) ; division qu'Aristote présente , il est vrai , comme
une approximation et à laquelle il se réserve de substituer plus
t.ard une classi fication plus scienti fique.
Le plus étrange est que cette division tripartite , qui ne fait
a ucune place aux spéculations « métaphysiques » (4) , survivra
à l'aristotélisme, comme si l'effort d 'Aristote pour créer une
science nouvelle avo.it été négligé ou ignoré par ses successeurs.
On connaît la formule par laquelle les Stoïciens délimiteront
et diviseront le domaine entier de la philosophie : un champ dont
la physique est le sol, la logique la clôture et la morale le fruit ( 5 ) .
D iogène Laërce, interprète p e u intelligent, mais fidèle, de la
tradition philosophique moyenne , reprendra , comme s i elle
allait de soi, la division platonicienne et stoïcienne : « La philo­
sophie se divise en trois parties : la physique, l 'éthique et la dia­
lectique. La physique traite du monde et de son contenu, l 'éthique
d e la vie et des mœurs, la dialectique donne aux deux autres
cli::ici plines les moyens de s'exprimer (6). » Bien plus, le même
Diogène Laërce, résumant la philosophie d'Aristote, trouvera
très naturel de la ramener aux cadres traditiotmels : s'il àdmet
la distinction aristotélicienne entre philosophie pratique et

1 , 5, 19.
16.
( l ) CICÉRON', Acad. Post.,
(2) Adv. Mathemat., VII,
(3l
(4
Top . , 1, 14, 105 b 20.
Certai ns interprètes allemands du xtx• .
siècle, sans doute sous l 'influence
de Hegel , n'ont pas h ésité à ranger ln métaphysique parmi lei! spéct1làtions
l og i q u es . Cf. RITTrm, Histoire de la philosophie, trad. fr., t. 1 1 J, p. 54 j PRANTL,
Gesr.hichle der Logilc, I, p. 89. - Mais rien chez Aristote n'autorise une telle
int;erpréta tion : l'adj ectif ÀOyL>t6t; ne désig n e jamais ehez lui la logique au sens
moderne du terme (qu'il nomme analytique), mais est pra ti qu em ent synonyme
de 8 taÀEK't'L>t 6t; e t exclut par conséquent de son d o main e d'application les
spêculntions appropriées à leur obj et, c ' est- à - dire scienli{i.ques, comme P- réten­
dent l'être les spéculations métaphysiques. Quant à l'analytique, elle n est pas
une science, mais une propédeutique par laquelle il est nécessaire de passer
• av!lht d'abord er aucune science (Mél., r, 3, 1005 b 2).

(5) D10a. LAtt.RT., V l t , 39-40. Les Epicuriens distingueront de même trois


1mrties dans la philosophie : canonique, physique et élhique (D10G. LAERT . , X ,
29-30) . . .
(6) Vie dei ph i loa o p hes , Introd., trad. G &NAILLE, p. 37-38.
LES D I V ISIONS D U SA VOIR 23

philosophie théorique, il subdivise la première en éthique et


politique et la seconde en physique et logique (1 ), ce qui reproduit
à une différence près - la dissociation de l'éthique et de la poli-
tique - la division classique. .
Cette persistance d 'une tradition, qu'Aristote voulait sans
conteste modi fier, traduit au moins son échec sur ce point. La
science de l'être en tant qu'être n ' avait pas d ' ancêtres : elle n'aura
pas de postérité immédiate. Seul Théophraste reprendra , sous
une forme d 'ailleurs aporétique, les problèmes métaphysiques
abordés par son maître. A partir de Straton, l'école aristotéli­
cienne se consacrera aux spéculations physiques , morales et,
à un moindre degré , logiques , comme si c'était là pour elle la
totalité de la philosophie : non seulement la légitimité ou le
sens, mais l'existence même de problèmes qui ne soient ni physiques
ni moraux, ni éthiques, seront désormais perdus j usque dans
un milieu qui prétendait se nourrir de la pensée d 'Aristote. La
science de l'être en tant qu 'être, à peine née, retombera pour
des siècles dans l 'oubli.
Si l'on songe à la singulière fortune que connaîtra la Méta­
phys ique, d ' abord lors du renouveau néo-platonicien, puis, après
une nouvelle éclipse, lors de la renaissance scolastique des xme
et xrv e siècles, on ne peut s'empêcher de voir dans cette alter­
nance d 'oublis et de résurrections, de cheminements souterrains
et de résurgences, le signe d ' une étrange aventure intellectuelle.
Si d 'ailleurs l 'on s'en tient au récit plus ou moins légendaire
qui s'accrédita dès l ' Antiquité , ces expressions seraient à peine
métaphoriques. On connaît la version romanesque que nous ont
transmise Strabon et Plutarque (2) . Les manuscrits d'Aristote
et de Théophraste aura ient été légués par ce dernier à son condis­
ciple Nélée ; les héritiers de Nélée, gens ignorants, les auraient
enfouis dans une cave de Skepsis pour les soustraire à l'avidité
bibliophilique des rois de Pergame ; longtemps après, au 1 er siècle
av. J . -C. , leurs descendants les auraient vendus à prix d 'or au
Péripatéticien Apellicon de Téos, qui les transcrivit. Finalement,
au cours de la guerre contre Mithridate , Sylla s'empara de la
bibliothèque d'Apellicon, qu'il transporta à Rome, où elle fut
ache tée par le grammairien Tyrannion : c'est de lui que le der­
nier scolarque du Lycée, Andronicos de Rhodes , acquit les
copies qui lui permirent de publier, vers 60 av. J .-C. , la première
édition des écrits « ésotériques » d 'Aristote et de Théophraste

(1) Ibid. , V, 1, p . 214.


(2) STRABON, X I I I , 54 ; PLUTARQUE, Vie d e Sylla, 26.
24 LA SCIENCE SANS NOM

( alors que les œuvres « exotériques », publiées par Aristote


lui-même, et auj ourd'hui perdues, n'avaient j amais cessé d 'être
connues) . C 'est donc à une série de hasards heureux que le
Corp us aristotélicien devrait d ' avoir échappé à l ' humidité et
aux vers, avant d 'être définitivement « exhumé » par Andronicos
de Rhodes.
On tend auj ourd 'hui à reconnaître dans ce récit, suivant
l 'expression de Robin ( 1 ) , un < < prospectus » publicitaire, inspiré
par Andronicos lui-même pour faire croire au caractère entiè­
rement inédit des textes qu'il publiait. Il n'est pas vraisemblable,
en effet, que les écrits scienti fiques d 'Aristote aient été ignorés
de l'école aristotélicienne dès Straton, non plus que des adver­
saires de }' É cole ( Mégariques, É picuriens, Stoïciens) , qui sem­
blent p arfois s'y référer dans leurs polémiques (2) . Mais on n ' a
peut-être p a s assez remarqué q u e le récit de Strabon a au moins
le mérite d ' expliquer très naturellement la décadence philoso­
phique de l 'école péripatéticienne à p artir de Straton et, en
particulier, son silence total à l'égard des spéculations méta­
physiques : « Il arriva donc que les anciens Péripatéticiens, les
successeurs de Théophraste, n 'ayant point ces livres, à l 'excep­
tion d'un petit nombre, et encore d 'exotériques pour la plupart,
ne purent philosopher scienti fiquement (7tpcxyµcx-rtx&ç) , mais
seulement déclamer sur des thèses données (3). » Plutarque lui
aussi voit d ans l 'ignorance où elle était des œuvres du M aître
une excuse aux insuffisances de !' É cole.
Il semble donc que Strabon et Plutarque aient voulu au
moins autant j usti fi er les lacunes et les carences de l'école péri­
p atéticienne que vanter l 'originalité d' Andronicos. Derrière leur
récit, on discerne surtout le double sentiment d 'étonnement et.
d e satisfaction que durent ressenLir les érudits contemporains
lorsqu 'ils s'aperçurent de la « découverte » inestimable que
leur apportait l'édition d'Andronicos. Sans doute le plus simple
leur parut-il d'admettre que , si ces écrits n' avaient exercé aucune
i n fluence, c'est qu 'on les avait ignorés : des esprits prompts au
romanesque n'eurent pas de mal à traduire sous la forme à demi

( 1 ) Arislote, p. 1 1 ; cf. J.-M . L E BLOND, Aristote et Théophraste. Un renou­


vellement radical de la question aristotélicienne ( à propos du livre de J. ZüRCH ER ,
Arisloteles' Werk und Gcist), ln Crilique, 1952, p. 858.
(2) Ainsi que l'ont montré plusieurs travaux récents. Voir une bonne mise
au point sur la question dans J. TRICOT, trad. de la Métaphysique d'ARISTOTE,
nouv. éd. 1 953, Introduction, p . v 1 1 - v 1 1 1 .
(3) STRABON, loc. cil. L n dernière expression (8Éo'E:LÇ Àlptu8l�eLv) est fran­
chement péj orative : Àl)xu8l�e:w ne se dit que d' un style ampoulé et creux
(cf. CICÉRON, Ad. Ail., I, 14).
L ' O UBL I DE LA MÉTAPH YSIQ UE 25

mythique de l'enfouissement et de l'exhumation l'histoire d 'un


oubli et d 'une redécouverte qui avaient peut-être des raisons
plus profondes. M ême en prenant à la lettre le récit de Strabon
et de Plutarque, il resterait à expliquer que Théophraste ait
légué imprudemment à l 'obscur Nélée une bibliothèque dont
son succesi;eur au Lycée eût pu faire un meilleur usage ; s'il
faut vraiment lui imputer la responsabilité de ce legs , c'est
qu'il devait y avoir en circulation suffisamment de copies des
cours d 'Aristote pour que cet héritage ne privât point Je Lycée
de textes essentiels ; si, enfin, les manuscrits d 'Aristote ont
effectivement échoué au fond d 'une cave , c'est qu 'il n'y avait
plus personne pour s'y intéresser. De quelque côté qu 'on aborde
le problème, la permanence au Lycée d 'une école organisée,
destinée à prolonger l 'œuvre d'Aristote, empêche de croire à
une perte accidentelle : bien Join que la perte explique l 'oubli ,
c'est l'oubli qui explique la perte, et c'est cet oubli qu'il s'agit
d'abord d ' expliquer.
Pour un certain nombre d'œuvres d'Aristote , on a pu mon­
trer récemment que cet oubli n'avait j amais été total : certains
textes épicuriens notamment (1) , et peut-être même cicéro­
niens (2) , ne s'expliquent que par la connaissance d 'œuvres
ésotériques d 'Aristote, antérieure même à l'édition d' Andronicos.
Mais il est un ensemble de traités dont, après Théophraste,
on ne trouve aucune trace avant Je 1 e r siècle apr. J .-C. (soit
près d 'un siècle après l'édition d 'Andronicos) , et pour lesquels,
par conséquent, le problème reste entier : c'est Je groupe d'écrits
dits métaphys iques .
A cet oubli on peut essayer de découvrir des raisons : la
difficulté du suj et, Je caractère abstrait de spéculations sur
l 'être en tant qu'être , la contention d ' esprit nécessaire pour
penser un être qui ne soit pas un étant particulier, expliqu eraient
déj à que des esprits moins bien doués, ou simplement plus
positifs, que leur maître aient renoncé assez tôt à lire des textes
qui les rebutaient par leur sécheresse et leur abstraction et que,
par contre-coup, la recherche métaphysique, privée de l'impul­
sion ou de l 'appui qu'elle aurait trouvé dans les textes aristo­
téliciens, se soit rapidement tarie. Mais cette explication demeure
insuffisante : autre chose est, par exemple, de ne pas comprendre
les mathématiques, autre chose d'estimer que les mathématiques

( 1 ) E. BIGNONE, L 'Ariatolcle perdulo e /a formazione filosofica di Epicuro .


(2) R. WEIL, c. r. de P. MORAUX, Les listes anciennes des ouvrages d'Aris­
tote, ln Reuus philoaophiq11e, 1 953, p. 466.
26 LA SCIENCE SANS NOM

n ' existent pas ; les di s ciples d 'Aristote auraient pu se détourner


de la métaphy s ique, tout en lui réservant une place d ans l'édi fice
du savoir. Ce qui fut, en réalité , per d u pendant des siècles, ce
ne fut pas seulemen t la compréhension des problèmes méta­
physiques, mais le sens même de leur existence ( 1 ) . De cet
ou bli fon damental la persistance d e la division xénocratique
e n logique , physique et morale, semble être indissolublement la

conséquence e t la cause : conséquence, certes, puisqu'on n'eOt


pas man q u é d e l a reviser si la métaphysique se fOt imposée
com m e science nouvelle ; mais cause aussi, en ce sens que cette
division , qui se pr é t en d ait exhaustive , avait fini par imprégner
les esprits au point de rendre psychologiquement impossible
Loute nouvelle or g anisation du champ philosophique. Il s ' est
pro d uit là, semble-t-il, un phénomène de « blocage mental » ,
analogue à celui qu'on a p u décrire d ans un autre domaine d e
la pensée grecque (2) . L à e s t p e ut-être la raison profonde pour
laquelle les écrits mé tap h y s iques ont été ignorés ou méconnus
j usqu ' à Andronicos de R hodes : plutôt que d'opérer une revision
radicale des concepts philosophiques pour faire une place à ces
intrus, on préféra s'en tenir à la division traditionnelle, quitte
à e xclure, comme trop obscur d ' abord , puis , l'oubli aidant,
comme non e x ist a nt, c e qui ne pouvait s'y adapter.
Il reste que, de son vivant même, Aristote avait échoué
à provoquer cette restruc t uration du champ p hilosophique
qu'impliquait l'apparition d 'une science qui prît pour la première
fois comme obj et propre, non plus tel étant particulier, mais
l'être en L a n t qu' ê tre . On compr e ndrait encore qu'Aristote n'eût
pu imposer son point de vue aux écoles rivales, qui, pourtant,
dans un domaine où le Stagirite fu t plus heureux, furent bien
obligées de reconnaître en l u i le fondateur de la logique. M ais
q u 'Aristote n 'ait pu c onvainc r e ses propres disciples de la spécifi­
cité d ' une science de l'être en tant qu 'être et de l'intérêt qu'ils
pouvaient avoir à s'y consacrer, il y a là une situation si étrange
qu'on peut se demander si Aristote ne l'a pas lui-même provo­
quée. Il esL tentant d 'invoquer ici les vues de W. Jaeger sur

( 1 ) Ce n'est pas à d ire qu'on ne puisse trouver, par exemple dans l'ancien
stoïcisme, des moments métaphysiques. Nous ne parlons ici que de la méta­
physique comme science a utonom e , consciente de son autonomie et possédant
son domaine propre : il e st évident que les Stoïciens n'ont aucune idée d'une
telle science et ne posent j amais l ' ê tro en tant qu'être comme objet thématique
de leur recherche.
(2) Cf. P . - 1\ 1 . Sc1rn11 L, Blocage me11lal el machin isme, communication à
l'Institut français de Sociologie, avril 1 937, et Machin isme el philosophie, 2• éd.,
p . X l l ·X l l l ,
DÉSAFFECTION PO UR LA MÉTA PH YSIQ UE 27

l'évolution de la pensée d 'Aristote ( 1 ) : selon lui, les écri ts méta­


physiques ne d ateraient pas de la dernière partie de la vie
d 'Aristote ( hypothèse qui vient naturellement à l ' esprit de qui
veut expliquer leur état d'inachèvement) , m ais se seraient déj à
trouvés constitu és a u début du second séj our d 'Aristote à
Athènes. En d ' autres termes , Aristote se serait, avant de les
avoir menées à leur terme, détourné de lui-même des spéculations
métaphysiques, pour se consacrer à des travaux d 'ordre surtou t
historique e t biologique : collection d e consti tutions, établis­
sement d 'une liste de vainqueurs aux j eux pythiques, problèmes
de physique pratique, observations sur les animaux. W. J aeger
nous montre Aristote , à la fin de sa vie , organisant le Lycée
en un centre de recherche scienti fique. De cette évolution un
texte du livre 1 du traité Des parties des animaux semble porter
témoignage : la connaissance des choses terrestres , suj ettes au
devenir et à la corruption, n ' a pas moins de dignité, et elle a
en tout cas plus d 'étendue et de certitude, que celle des êtres
éternels et divins ; et Aristote de citer à l' appui de ce j ugement
la réponse d ' Héraclite à des visiteurs étrangers qui, l ' ayant
trouvé se chauffant au feu de sa cuisine , hésitaien t à entrer :
« Entrez , il y a des dieux aussi ici-bas, xor.t èv-ror.ü0or. 0eoui; (2). »

Il y a , certes, d ' abord , dans ce passage de caractère introductif,


le dessein délibéré de revaloriser la connaissance du corps
humain, pour laquelle le j eune Aristote ne cachait pas autrefois
sa répugnance ( 8 ) . Mais s'il reste vrai que la philosophie, la
ao<plor., ne s 'occupe pas de cc qui naît et péri t (4) , ne faut-il
pas voir aussi , dans cette réhabilitation de la recherche « ter­
restre » , l'aveu d 'une certaine désaffection pour cette sagesse
plus q u'humaine , qui a le double inconvénient d 'être difficilement
accessible et de ne pas concerner directement no tre condition ?
Tel est bien , par ailleurs , le résultat des investigations de
W. J aeger. Nous aurons à nous demander si cette interprétation
de la carrière d'Aristote est la seule possible et si la prédomi­
nance progressive des recherches positives ne signi fie pas u n

( 1 ) Aristotele&, Gru11dlegu11g einer Geschichte Reiner E11trviclclu11g.


(2) Part. Animal., I, 5, 645 a 1 7 ss.
(3) • Si les hommes avaient les yeux de Lyncéc de manière que l � ur vue
P. énétràt tous les obstacles, est-ce que, leurs regards plongeant dans les viscères,
ils ne trouveraient pas très vil le corps, si beau superllcie1lcment, d'Alcibiade ?
(fr. 59 Rose, cité par BOÈCE, De la consolalion de la philoso/)lr ie, I I I , 8 ) . Les
d eux textes ont été rapprochés par P.-M. ScHUHL, Le thème de Ly ncée , in
Etudes philosophiques, 1 946 (reproduit dans Le me1·veilleux, la pensée et l'action,
p. 82) .
(4) Eth. Nic., V I , 13, 1 143 b 19.
28 LA SCIENCE SANS NOM

élargissement du champ de la philosophie ou une transmutation


de son sens, au moins autant que son abandon ( 1 ) . Mais n'est-il
pas vraisemblable que les disciples aient interprété comme u n
renoncement dé finitif d 'Aristote la reconnaissance d'un embarras
qui était peut-être essentiel à la métaphysique elle-même ? Il
semble peu douteux en tout cas que la désaffection du Lycée
pour les spéculations absLraiLes et l'orientation empirique de
ses premiers travaux (2) aient pu trouver leur origine dans les
préoccupations, mal interprétées peut-être et, en tout cas,
insuffisamment méditées, de l ' Aristote vieillissant. Ainsi l'his­
toire extérieure d e la Métaphys ique nous renvoie-t-elle à l 'inter­
prétation interne : le récit de Strabon et de Plutarque ne fait
que prolonger, sur le plan de l ' anecdote , le drame d 'une perte
et d 'une redécouverte qui se j oue d 'abord dans l 'œuvre d 'Aristote
lui-même.

*
* *

Nous avons parlé j usqu'ici de métaphys ique et de science


de l'être en tant qu'être et nous avons, conformément à la tradi­
tion, assimilé provisoirement ces deux expressions. En réalité,
cette assimilation ne va pas de soi et mérite examen : on sait
que la dénomination µe-roc -roc cpuO'LXOC est post-aristotélicienne ;
on l'explique d 'ordinaire par l 'obligation où se trouvaient les
éditeurs d'Aristo te d 'inventer un titre, faute d 'une désignation
expressément indiquée par le Stagirite lui-même. En fait, nous
le verrons, une telle désignation existe : c'est celle de philosophie
première ou théologie. Nous nous trouvons donc en présence
de trois termes : science de l 'être en tant qu'être, philosophie
première (ou théologie) , métaphysique. Sont-ils synonymes ?
S 'ils le sont, pourquoi la tradition ne s'est-elle pas contentée
des deux premiers, établis par Aristote lui-même ? S 'ils ne le
sont pas, quels sont leurs rapports ? La philosophie première

( 1 ) On pourrait ici invoquer l'exemple rlc Pla ton : admellre une idée de la
bouc ou du poil, ce n'est pas supprimer la philosophie, mais la réaliser ; si le
j eune Socrate répugne à admellre de telles Idées, c'est qu'il est insuffisamment
philosophe : • C'est que tu es encore j eune, Socrate, et la philosophie ne s'est pas
encore emparée de loi, comme elle le fera, j 'en suis sûr, quand tu ne mépriseras
plus aucune de ces choses • (Parménide, 1 30 de) .
( 2 ) I l faudrait évidemment mellre à part les écrits méta {> hysiques de Théo­
phraste. Mais rien ne prouve qu'ils n'ont pas llté rédigés du vivant même d'Aris­
tote, avant son évolution finale. Les travaux de M. ZünCH ER (Aristote/es' Werk
und Geist, Paderborn, 1 952), si excessives qu'en soientles conclusions, ont montré
d'ailleurs combien il était difficile de distinguer le Corpua de THÉOPHRASTE rle
celui d'AR ISTOT E.
L'ORDRE D U SA VOIR 29

est-elle la science de l'être en tant qu'être , et, si elles ne se confon­


dent pas, laquelle d ' entre elles est la métaphysique ?
La première mention que nous connaissions du titre µe-roc -roc
cpumx& se trouve chez Nicolas de Damas (2° moitié du 1er siècle
apr. J .-C. ) . Le fai t qu'elle ne figure pas dans le catalogue de
Diogène Laërce - dont la source serait une liste remontant
à Hermippe ou peut-être même à Ariston de Céos ( 1 ) , donc bien
antérieure à Nicolas de Damas - a conduit à attribuer à celui-ci
la paternité de cette désignation (qui se retrouve dans les cata­
logues postérieurs : ceux de l'Anonyme de Ménage et de P tolé­
mée) . L'origine tardive de ce titre a paru longtemps une preuve
suffisante de son caractère non aristo télicien : pure désignation
extrinsèque, a-t-on dit, traduisant l' ordre des écrits dans l'édi­
tion d 'Andronicos de Rhodes.
Cette interprétation traditionnelle (2) repose sur ce postu­
lat, au premier abord contestable , qu' une considération d'oT'dre
est nécessairement extrinsèque et ne saurait avoir de signifi­
cation philosophique. Or on a pu montrer récemment que les
trois listes anciennes des œuvres d 'Aristote reposaient sur une
classi fication systématiqu e , inspirée en p artie par des indi­
cations du Stagirite lui-même (3). Il est vraisemblable que
l'édition d' Andronicos de Rhodes répondait à des préoccupa­
tions analogues ; un témoignage de Philopon atteste d 'ailleurs
que le souci de l'ordre intrinsèque de l'enseignement et de la
lecture , qui deviendra chez les commentateurs un suj et classique
de discussion, était déj à présent chez Andronicos : « Boéthus de
Sidon dit qu'on doit commencer par la physique , parce qu'elle
nous est plus familière et plus connue ; car on doit commencer
par le plus certain e t le plus connu. M ais son maître , Andronicos
de Rhodes, disait, en s'appuyant sur une investigation plus
poussée, qu'on devait commencer par la logique , parce que
celle-ci traite de la démonstration (4) ». L'ordre du Corpus
d' Andronicos passait dans l ' Antiquité pour si peu arbitraire

( 1 ) L'attribu lion à Ariston de Céos, quatrième scholarque du Lycée, a été


1 écemment soutenue par P. MORAUX, Les listes anciennes des ouvrages d'A ris­
lnle, Louvain, 1 95 1 , p. 233 ss.
(2) On la trouve chez Zeller ( p . 80 ss. ) , Hamelin, Ross, Jaeger. Elle est admise
par :\'! . 1-l m o EGGER (J(anl el le problème de la mélaphysiq11e, trad. fr., p. 66) .
(3) Cf. P. MORAUX, op. cil., notamment p. 1 73, 239, 304.
(4) ln Caleg., 5, 16 ss. Busse. - De semblables discussions eurent lieu
pour savoir dans quel ordre devaient être lus et édit6s les dialogues de Platon.
On trouve une trace de ces polémiques dans le Prologue d'ALBINus, qui penche
de son côté pour une classification systématique : Ce que nous voulons cher­

cher, c'est le commencement et l'ordre de l'enseignement. sr.1011 la sagesse •

(trad. LE CORRE, in Revue philosoph ique, 1 9 5 6 , p . 35).


30 L tl SCIENCE SA NS NO M

que Porphyre , au chapitre 24 de sa Vie de Plotin, proposera de


le prendre pour modèle d ans la classification des écrits de son
maitre ( 1 ) .
Si l e titre métaphys ique était né d u hasard, on n e saurait
trop admirer qu'il ait pu d onner lieu de très bonne heure à une
interprétation philosophique. Kant s'étonnera de cette coïnci­
dence qui, d ' une désignation arbitraire, aurait fait une indi­
cation positive pour le contenu même de l ' ouvrage : « En ce
qui concerne le nom de la méta physique, on ne peut croire
qu'il soit né du hasard , tant il convient exactement à cette
science même : si on ap pelle q>Ùcnç la nature et si nous ne pouvons
parvenir aux concepts de la nature que par l'expérience, alors
la science qui fait sui te à celle-ci s'appelle métaphysique (d e
µe-r<X, ll'ans , et physica ) . C'est une science qui se trouve en quelque
sorte hors, c'est-à-dire au delà du domaine de la physique (2) » .
De fait, l'interpré tation intrinsèque du titre Métaphysique
est la seule que nous rencontrions chez les commentateurs grecs,
qui, s'ils attribuaien t à tort le titre à Aristote lui-même, n'en
devaient pas moins être mieux renseignés que nous sur les tra­
ditions qui s'y rattachaient. Ce tte interprétation est, à vrai

( 1 ) Si l'on en croit P. MORAUX {op. cil.), il n'y aurait cependant pour


l'interprétation du titre Métaphysique, aucune conclusion à tirer des préoccupa­
tions d'Andronicos. Car, selon lui, le titre µe:'t'à: 't'à: drpucrLxiX serait bien antérieur
à l'édition andronicienne (et a fortiori à Nicolas e Damas), puisqu'il aurait
figuré, dès la fin du 1 1 1 • s. av. J C dans la liste établie par Ariston de Céos,
.
- .,

d'où dérivent les catalogues de Diogène et de !'Anonyme : certes, le litre ne se


trouve pas chez Diogène, mais cette absence serait due à un accident (p. 1 88 ) .
l.'Anonyme, e n revanche, fait mention d'une Métaphysique e n I O livres, qui
représenterait l'état préandronicien de ce traité. Andronicos n'aurait eu d'autre
rôle que d'ajouter à cette Métaphysique primitive les livres actuellement dési­
gn6s par oi: , 8, K et A, ce qui donnerait finalement notre Métaphysique en
14 livres, attestée par Je catalogue de Ptolémé.e (p. 279 ) . Sur le rôle d'Androni­
cos, M. i\Ioraux suit d'ailleurs l'opinion de \V. JAEGER, Studien zur E11tstehu11gs­
gescll ic/1te der Melaphysilc des Arisloteles, p. 1 77- 180 . M. H . REINER ( Die
Entstehung und ursprü ngliche Bedeutung des Namens Metuphysilc, in Zeil­
schrift für philosophische Forsclmng, 1 954, p. 2 1 0-37) s'est appuyé sur Je tra­
vail de M. Moraux pour conclure que Je titre Métaphysique aurait été direc­
tement inspiré par des indications d'Aristote lui-même et aurait été employé
dès la première génération du Lycée : la paternité pourrait en être attribuée
à Eudème, dont nous savons par ailleurs (AscLEPIUs, in Melaph., 4, 4- 1 6 ;
Ps.-ALEx., in Metaph. , 5 1 5, 3-1 1 ), qu'il se serait occupé de la mise au point
des écrits métaphysiques d'Aristote. - A la lumière de ces travaux, un point
nous paraît désormais acquis : le titre µe:'t'à: 'l'à: cpuaLxiX ne désigne pas un ordre
de succession dans un catalogue ( M . Moraux remarque à ce P. ropos que, dans la
liste primitive reconstituée pnr lui, la Métaphysique ne suit pas les ouvrages
p hysiques, mais les ouvrages mathématiques) et ré �ond, même et surtout s'il
est né dans le cercle des successeurs immédiats d Ar., à une intention doc­
trinale.
(2) Vorlesunge11 J(ants über Melaphysik aus drei Semestern, éd. par
M. HEINZE, Leipzig, 1 894, p . 186. - Cf. KANT : Ueber die Fortschritte der
Metaphysilc seit Leibniz und Wolff, in Werke (Cassirer), V I I I, p . 30 1 ss.
SENS DE « META » 31

dire, de deux sortes, suivant l e sens qu'on accorde à l a p ré p o­


sition µe-rlX.
Selon le premier type d 'interprétation , qu'on pourrait appeler
« platonisant » , la préposition p.e-rlX signi fierait u n ordre hiérar­
chique dans l 'objet ; la métaphysique est la science qui a pour
obj et ce qui est au delà de la nature : unèp <pU<rLV O U ènéxeLVOC
-rwv cpucnxwv. Ces expressions se rencon trent dans un traité
d ' Hérennius, mais d ans un passage qui serait, selon Eucken ,
une interpolation de la Renaissance ( 1 ) : de fai t, cette inter­
prétation, déj à la plu s courante au M oyen A ge (2) , deviendra
prédominante avec le renouveau du platoni:::i m e. Mais l'idée
est déj à incontestablement présente chez l e s cornmen t.ateuri:;
néo-platoniciens. Ainsi chez Sim plicius : « Ce qui traite des
choses entièrement séparées de la ma tière (71:e:pi 't"cX XC.lptO'TcX
nlXv-rn -r�c; 1'5ÀYJc;) et de la pure activi té de l ' i n tellect. actif. . . , ils

l'a ppellent théologie , philosophie première et mé taphysique


( µe-ràt -ràt cpuaLxlX) , étant donné qu'elle a sa p l a c e au delà des
choses physiques ( ù.ic; ènéxetvoc -rwv cpuatxwv ·re:-rocy µévYJv) (3). »
Et plus loin : « Sur le principe ( &.pz�c;) de l ' essence , qui est séparé
et existe en tant que pensable et non mû . . . , faire des recherches
précises, c'est affaire de la philosophie première ou, ce qui
veut dire la même chose, du traité concernant ce qui est au delà
des choses physiques (-r�c; unèp 't"Ot cpuatxàt 1tpocyµoc-re:locc;) , qu 'il
appelle lui-même métaphysique ( µe-ràt -ràt cpuatxcY.. ) (4) . »
On a récusé cette interpré tation comme é tant néo-plato­
nicienne. M ais peut-être est-elle tout simplement platonicienne.
Elle n ' en correspond pas moins , en tou t cas, à l'une des dé fini­
tions, elle-même platonisante , que donne Aristote d u conten u
de la philosophie première. S ' i l existe cc q u e l q u e chose d ' éternel,
d 'immobile et de séparé » , c'est à la p h i l o s o p h i e première , au tre­
ment dit à la théologie , qu'il appartiendra de l'étudier ( 5 ) .
C a r tel e s t par excellence le prohlème théologique : « Existe-t-il
ou non, à part (nocp&) des essences sensibles, une essence immo­
bile et éternelle, et, si cette essence existe, q u ' e s t-elle ( 6 ) ? ». Certes,
les commentateurs néo-platoniciens transformeront en un rap-

� R.
(
Euc1rnN, Geschichle der pllilosoph ischen Terminologie, 1 879, p. 1 33.
2 Pour saint Thomas, la métaphysique est la science des transphysica
( In el. A, Prologue), c'est-à-dire des • choses divines • (Somme lhéol. , I I a I Iae,
tx, 2, obj . 2). Ayant le même obj et que la théologie, elle n'en diffère q u e par
le mode de connaissance.
(3) In . Phys., 1, 1 7-21 Diels.
(4) Ibid., 257, 20-26.
( 5 ) Mél. , E, 1 , 1026 a 1 0 ss.
(6) Mét., M, 1, 1 076 a I O SS. -Cf. B, 1 , 995 b 1 4 ; 2, 997 a 34 SS.
32 LA SCIENCE SANS NOM

port de transcendance (1'.mép) ce qui, chez Aristote, apparaît


comme un simple rapport de séparation (1't'0tp&) ; mais l'idée de
primauté était déj à clairement indiquée dans l ' expression même
de philosophie première : si la philosophie de l 'être séparé et
immobile est première, sans doute n 'est-ce pas seulement par
sa place dans l 'ordre de la connaissance, mais aussi par la dignité
ontologique de son obj et. Primauté est aussi synonyme d ' émi­
nence : « La science la plus éminente (·nµt(l)'t'cX't'l)) doit porter sur
le genre le plus éminent » (1) , genre qui est le principe (<Xpx.�)
de tout le reste : de la sorte, la science première, science du
principe, connaîtra a fortiori ce dont le principe est principe et
sera ainsi « universelle parce que première » (2) . Il n'y avait
rien dans ces thèses qu'un esprit de formation platonicienne
ne pût assimiler à sa propre doctrine : une interprétation plato­
nisante était donc si peu arbitraire qu'elle trouvait sa j usti fi­
cation dans certains textes d 'Aristote lui-même ; elle fournissait
de surcroît un moyen de concilier le méta de métaphys ique avec
la primauté attribuée par Aristote à la science de l'être immobile
et séparé.
Telle ne fut pourtant pas l'interprétation la plus courante
chez les premiers commentateurs , qui, s'attachant au sens
obvie de méta, y virent l'indication d'un rapport chronologique :
la métaphysique est ainsi nommée parce qu'elle vient après
la physique d ans l'ordre du savoir. La préposition méta ne
signi fierait plus un ordre hiérarchique dans l'obj et, mais un
ordre de succession d ans la connaissance. Ce sont ces passages
que l 'on a généralement interprétés comme trahissant, en
essayant maladroitement de la j ustifier, l'origine accidentelle
du titre Métaphys ique (3) . M ais il suffit de se reporter aux textes
des commentateurs pour s'apercevoir que cette j ust.i fication et
l ' ordre même auquel elle se réfère sont loin d 'être arbitraires.
La première mention de cette interprétation se rencontre chez
Alexa ndre d'Aphrodise, selon qui la « sagesse » ou « théologie »
aurait été appelée « après la physique » du fait qu'elle vient après
celle-ci dans l 'ordre pour nous ('t'?j 't'cX�e:t . . . 1't'poc:; �µiic:;) (4). Comme
le remarque M. H . Reiner, « une 't'cX�tc:; 1't'poc:; �µiic:; est tout de
même autre chose que l 'ordre purement extrinsèque d 'un cata­
logue » (5). De même , si Asclépius attribue à des considérations

( 1 ) Mét., E, 1, 1 026 a 21 .
(2) Mét. , E, 1, 1 026 a 3 1 .
( 3 ) Ainsi ZELLER, p . 80 SS.
(4! In Met., B, d6buL, 1 7 1 , 5-7 Hayduck.
(5 H . R E I N ER , loc. cil . , p. 21 5.
LE PROBL ÈME D U TITRE 33

d 'ordre ( �LcX 't'�V 't'iX�Lv) le titre Métaphys ique ( 1 ) , il donne de


cet ordre une justi fication philosophique : « Aristote a d ' abord
tra ité des choses physiques, car celles-ci , si elles sont posté­
rieures par nature ('t'TI cpuaeL) , n'en sont pas moins antérieures
pour nous (�µï:v) (2) . » Cette interprétation du titre Métaphys ique
est donc mise systématiquement en rapport par les commen­
tateurs avec la distinction authentiquement aristotélicienne de
l ' antériorité en soi ou par nature et de l 'antériorité pour nous (3) :
l'obj et de la science envisagée est en soi antérieur à celui de la
physique, mais lui est postérieur quant à nous, ce qui j ustifie à
la fois le titre de philosophie premiére et celui de mé t a physique.
Quel que soit le système d 'interprétation adopté, il semble
que les commentateurs aient eu à cœur de j usti fier, en les conci­
liant, les deux titres qui leur étaient parvenus. Ils ne semblent
pas avoir mis en doute que la métaphysique désignât la philo­
sophie première (4) et eût pour obj et l ' être en tant qu'être, qu'ils
assimilaient d 'ailleurs à l 'être divin (5 ) . Mais ni les commenta­
teurs ni les exégètes modernes ne semblent s'être demandé
pour quelle raison les premiers éditeurs de la Métaphys ique ont
dû inventer ce Litre, alors qu'Aristote leur en fournissait déj à un.
Les commentateurs, il est vrai , résolvaient le problème en
attribuant les deux titres à Aristote lui-même : ne pouvant le
taxer d'inconséquence, ils étaient contraints de considérer comme
synonymes les deux expressions de métaphysique et de philo­
sophie première. Mais si l'on admet que, de ces deux titres, le
second seul est proprement aristotélicien, il faut se demander
non seulement quelle est la signification du premier, m ais à
quel besoin son invention prétendait répondre.
Qu'il y ait eu, à l ' origine du titre Métaphys ique, « une diffi­
culté touchant la compréhension des écrits classés dans le Corp us
arislotelicum » (6) , c'est ce qu'il n'est plus possible de mettre en
doute. Que les éditeurs aient été déconcertés par le contenu
d'une science philosophique qui n'entrait pas dans les cadres

(1) In Mel., Prooem., 3 , 28-30 Hayduck.


(2) . , 8- 1 3, 1 9-22.
Ibid.
(3) Cf. I ntroduction, chap. I I .
(4) Cf. ALEXAN DRE o'APHRODISE : « . . . l a sagesse o u théologie, qu'il (se.
Aristote] appelle aussi métaphysique • ( in Mel., B, début, 1 7 1 , 5 Hayduck) ;
AscLEPIUS : L'ouvrage a pour titre Métaphysique parce qu'Aristote, après
«

avoir traité auparavant des choses rhysiques, traite ensuite dans cette disci­
pline des choses divines » ( in Met., , 1 9 ) , etc.
(5) Cf. les nombreux textes cités par J. Ow11Ns ( The Doctrine of Being in
the Arislotelia11 Metaphysics, Toronto, 1 95 1 , p . 3 11s.), qui souscrit d'ailleurs à
cette assimilation.
(6) M. H EIDEGGER, ](ant el le pro bMme de la métaphysique, trad. fr . , p. 67.
34 LA SCIENCE SANS NOM

traditionnels de la philosophie, qu'ils aient donc été portés à


désigner l'inconnu par référence au connu et la philosophie
première par référence à la physique, ces raisons peuvent expli­
quer la lettre même du titre Métaphys ique, mais non l'opportu­
nité de son emploi. Car la solution de facilité eût été de reproduire,
au besoin sans la comprendre , une désignation dont Aristote
lui-même avait fait un titre : dans un passage du De motu ani­
malium ( 1 ) , ouvrage dont on s 'accorde auj ourd ' hui à reconnaître
l'au thenticité , il renvoie à un traité Sur la philosophie prem ière
(-roc m:pt -rljc; 7tpÙ>T1)Ç cpLÀocrocp(occ;). A défaut d 'Aristote , Théophraste
eût pu fournir un ti tre : dans les premières lignes de l'écrit que
les éditeurs appelleront Métaphys ique par analogie avec celle
d 'Aristote , il est question de « la spéculation sur les premiers
principes » (� tmÈp -rwv 7tpÙl-rwv 6e:wp(oc) (2) , comme s'il s'agissait
là d 'une expression consacrée désignant, par opposition à l'étude
de la nature, un genre d ' activité théorétique clairement dé fini (3).
L ' embarras des premiers éditeurs semble donc avoir été
d ' un autre ordre que celui qu'on leur attribue d 'habitude ; et
s'ils firent preuve d 'initiative, ce fut moins en inventant un
titre nouveau qu'en refusant celui ou ceux qu 'une tradition
remontant à Aristote leur suggérait. Tout porte donc à croire
que le titre De la philosophie p1·em ière ne leur parut pas s'appli­
quer adéquatement à l'ensemble d 'écrits, réunis par une tradition
antérieure, qu'ils avaient sous les yeux .

{ l ) 6, 700 b 7.
(2) Mét. , l, 4 a 2.
(3) Asclépius ne cite pas moins de quatre titres de la Métaphysique : • Il
faut savoir que {ce traité) est intitulé aussi Sagesse { aocpla:) ou Philosophie ou
Philosophie prem ière ou Métaphysique expressions qui sont pour lui équiva­
•,

lentes. Après avoir expliqué pourquoi AmsTOTE a nommé son traité Sagesse
{qui est une sorte de clari fication, o!ove:l a&.cpe:L&. ·rn; oifo:x), il cite une réfé­
rence d'Aristote à ce titre, tirée de l'Apodiclique (3, 27 ss. ) . Mais nous ne connais­
sons pas d'Apodiclique d'Aristote et les catalogues n'en font point mention.
Quant aux Seconds Analytiques, auxquels on pourrait songer, ils ne renvoient
nulle part à un Tte:pt aocpla:<;. Ce témoignage est donc suspect et il se peut au
surplus qu'Asclépius n'ait pas vu que les désignations Tte:pl cpLÀoaocpla:<; {et
peut-iltre aussi Tte:pt aocploc<;) renvoient tout simplement au De philosophia
d'ARISTOTE, et non à la Métaphysique {ainsi dans la Phys., I I, 2, 1 94 a 36,
la référence �v 't'OÎ<; Tte:pt cpLÀoaocp[a:<; ne peut renvoyer qu'au De philosopli ia,
et non à un ouvrage ésotérique d 'Aristote) . Quant à la réfêrence Tte:pt aocpla:<;,
elle semble aussi renvoyer au De philosop lu a , s'il est vrai que le rapprochement
aocpta-a&.cpe:Loc, que l'on chercherait vainement dans la Mélaphysique, s'y trou­
vait déj à {cf. A.-J. FEsTu G1 tRE, Le Dieu cosm ique, p. 588, qui cite en ce sens
un texte parallèle de P H I LOPON, Comm. sur l' Isagogé de N I C O M A Q U E D E GÉROSA,
éd. Teubner, l , 8, qu'il considère comme un emprunt à Aristote). - I l reste
qu'Aristote proposait lui-même, sinon quatre titres {multiplicité qui eC\t dû
paraître suspecte aux commentateurs), du moins un : Tte:pt 't''ij<; 7tpW't'"I)<; tpLÀoao­
q>ta<;, ce qui suffit à poser le problème : pourquoi les premiers éditeurs ne s'en
sont-ils pas contentés ?
LES PA RTIES DE LA PH lLOSOPHIE 35

Que désigne, en effet, dans les textes mêmes d 'Aristote l ' ex­
pr ession de philosophie premi�re ? La qualification de << première »,
quel qu'en soit le sens, semble née du souci de distinguer plusieurs
domaines à l'intérieur de la philosophie en général. A la question
posée au livre B : << Y a-t-il une science unique de toutes les
essences, ou plusieurs ? << ( 1 ) , Aristote répond très clairement au
livre r : (( Il y a autant de parties de la philosophie qu'il y a
d 'essences » (2) , et il aj oute : << Il est donc nécessaire qu'il y ait,
parmi ces parties ( µép'Y)) de la philosophie, une philosophie
première et une philosophie seconde ; il se trouve en effet que
l'être et l'un se divisen t immédiatement en genres , et c'est pour­
quoi les sciences aussi correspondront à ces différents genres ;
il en est du philosophe comme de celui qu'on appelle le mathéma­
ticien ; car les mathématiques aussi comportent des parties :
il y a une science première , une science seconde et d 'autres
sciences qui viennent à la suite dans ce domaine. » La philosophie
première est donc à la philosophie en général ce que l 'arithmé­
tique est à la mathématique en général (3) : partie d 'une science
plus générale, elle porte sur une partie de l 'obj et de celle-ci , car,
suivant un principe souvent affirmé par Aristote, « à un genre
différent correspond une science différente » (4) et à une partie
du genre correspond une partie de la science.
Or qu'en est-il de la science de l 'être en tant qu'être ? Au
début du livre r, elle est précisément opposée « aux sciences
dites particulières » ( 't'WV Èv µépet ÀeyoµévCùv) : << Car aucune de ces
sciences ne considère en général l 'être en tant qu'être , mais,
découpant quelque partie ( µépoc; 't'L ) de celui-ci , elles en étudient
les propriétés (5). » Certains auteurs ont cru voir une contra­
diction entre ce texte et la définition , citée plus haut, de la philo­
sophie en générl,ll , au point qu'ils ont cru devoir éliminer ce
dernier passage comme étranger à la doctrine du livre r ( 6 ) .
M ais il n'y a de contradiction q u e s i l ' o n prétend assimiler la
philosophie première et la science de l'être en tant qu'être , car
alors nous voyons une même science dé finie tour à tour comme
science universelle et comme science d'un genre p articulier de
l'être. En réalité , si l ' on s'en tient au texte d'Aristote, le rapport

( 1 ) Il, 2. 997 a 1 5 .
( 2 ) r, 2 , 1 004 a 2 .
( 3 ) Selon ALEX. (258, 24-38 Hnyduck ) , la mathématique première serait
l 'arithmétique, la mathémntique seconde la géométrie plane, les mathématiques
postérieures la géométrie des solides, l'astronomie, etc.
(4) cr. r, 2, 1 003 b 19.
(5) I', 1 , 1 003 a 22 SS.
(6) Ainsi COLLE, ad 1 004 a i-!J .
36 LA SCIENCE SANS NOM

des deux termes est ici parfaitement clair : loin de se confondre


avec elle, la philosophie prem ière appara ît comme une partie de
la science de l'être en tant qu'être.
Ce rapport de partie au tout est con firmé par la classi fication
aristotélicienne des sciences théorétiques, où nous voyons la
philosophie première, désormais définie comme théologie, se
j uxtaposer, au sein de la philosophie en général, à une philosophie
seconde, qui est la phys ique, les mathématiques occupant, semble­
t-il , non pas la troisième place, mais une position intermé­
diaire ( 1 ) . A chacune de ces sciences est assigné un genre parti­
culier de l'être : à la physique celui des êtres séparés (2.) , m ais
mobiles ; à la mathématique celui des êtres immobiles , mais
non séparés ; à la théologie, enfin, expressément assimilée ici à
la philosophie première (3) , le genre des êtres séparés et immo­
biles : nous appelons cette science théologie, précise Aristote,
p arce q u ' « il n'est pas douteux que, si le divin est présent quelque
part, il est présent dans cette nature immobile et séparée » (4). Et

( 1 ) Cette tripartition deviendra classique, souvent mêlée d'ailleurs au


schéma stoïcien, seulement à l'époque impériale, donc après l'édition d'Andro­
nicos. Cf. A LD I N U S , Didasc. , 3, p. 153 Herm., qui divise la philosophie en
philosophie dialectique ( = logique), philosophie pratique ( = morale) et philo­
sophie théorétique dont la physique n'est plus qu'une partie, à côté de la théo­
logie et des mathématiques. - Sur la position intermédiaire occupée par les
mathématiques dans la tripartition aristotélicienne, cr. P . MERLAN, From
Plato11ism Io Neoplato11 ism, chap. I I I : • The subdivisions or theoretical Philo­
sophy • ; voir infra, I I • Partie, chap. I ••, § 1, p. 323.
(2) Séparé (xoopLCTl'6c;) a chez Aristote un double sens et désigne : a) Ce qui
est séparé de la matiére (ainsi , dans le De an ima, I , 1, 4 1 3 a 4 et passim, le voüc;,
à la différence de la tJiux-IJ, est dit • séparé • du corps) ; b) Ce qui est subsistant
par soi et n'a donc pas besoin d'autre chose pour exister ; cf. Mét., Il, 18,
1 022 a 35 : 3Lo To xe:xoopLaµévov x1X6'ouh6 ; en ce sens, la • séparation • est
la propriété fondamentale de la • substance • . Ces deux sens coïncidaient chez
-

Platon, p our qui l' idée, séparée du sensible, était en même temps la seule réa­
lité subsistante. Ils ne colncident plus chez Aristote : ainsi la substance physique
est séparée au second sens, mais ne l'est pas au premier ; l'être mathématique
est séparé au premier sens, mais il ne l'est pas au second (car c'est un abstrait,
qui n'existe pas par soi). - De là l'incertitude des éditeurs dans la lecture de
la 1. 1 026 a 14, où est d éfini l'obj et de la physique : les uns, à la suite du Ps.­
Alexandre et des manuscrits, lisent cixwpLCTl'IX (Bekker, Bonitz, Apelt, D . R . Cou­
sin, P . Gohlke, J . Owens) ; mais Schwegler, suivi par Christ, Jaeger, Ross,
Cherniss, Merlan, corrige - avec raison, croyons-nous - cixwpLCTl'IX en /(ùlPLO''t'cX
pour conserver l'opposition avec les objets mathématiques, qui, à la hgne sui­
vante, sont dits oû xoopLCTl'cX (il s'agit donc ici de la séparation au sens de subsis­
tance). Quant à l'être d ivin, il est dit • séparé • dans les deux sens : le platonisme
reste vrai pour Aristote au niveau de la théologie. - Sur la lecture de 1 026 a 1 4 ,
cr. en dernier lieu, V . DÉCARIE, La physique porte- t-elle sur des • non-séparés •
in Rev. Sei. p_ hilos. lhéol., 1954, p. 466-468 (qui défend, mais sans a p porter d'élé­
ments décisifs, la leçon des manuscrits) et E. de STRYCIŒR, La notion aristotéli­
cienne de séparation dans son application aux Idées de Platon, A11to11r d'Aris­
tote, Mélanges A. �lnnsion, 1 955, qui lit xoopLO''t'cX (p. 1 3 1 , n. 68) .
(3) Comparer e n E, 1 , les lignes 1 026 a 1 6 et 1 9 .
(4) Mét. , E, 1 , 1 026 a 20.
LES PA RTIES DE LA PHILOSOPHIE 37

si la théologie est dite philosophie première , c'est que « la science


la plus éminente (·nµLCù't'atïjv} doit avoir pour obj et le genre le
plus éminent ('t'o 't'LµLw't'oc.'t'ov yévoc;} ; ainsi les sciences théoriques
ont plus de valeur (oc.tpe't'wnpoc.L) que les autres sciences, et la
théologie a plus de valeur que les autres sciences théoriques » ( 1 ) .
La théologie entretient donc avec les autres sciences un double
rapport de j uxtaposition et de prééminence ; elle est le premier
terme d ' une série , mais elle n'est pas - du moins n'est-elle pas
encore - la science de la série, de sorte que l'opposition demeure
avec la science de l 'être en tant qu'être : au début. du livre E ,
Aristote oppose derechef à u n e science qui reste , i l est vrai, innom­
mée, les sciences qui, « concentrant leurs efforts sur un obj et
déterminé, dans un genre dé terminé, s'occupent de cet obj et, et
non de l'être pris absolument, ni en tant qu'être » (2) : sciences
ignorantes de leur fondement, puisque, démontrant les attributs
d 'une essence, mais non cette essence même, elles doivent l'a dmet­
tre au départ comme une simple hypothèse. Installée dans
l'essence du divin, dont elle présuppose l'existence, la théologie ou
philosophie première ne semble pas échapper à la condi tion des
sciences particulières (3) ; elle aussi semble soumise à la j u ridic­
tion d 'une science plus haute qui serait à la philosophie pre­
mière ce que la mathématique en général est à la mathématique
première.
Cette interprétation de la philosophie première comme
théologie semble confirmée par tous les passages o ù Aristote
emploie l 'expression de cptÀoaocploc. 7tpwni. M ême là où elle n'est
pas expressément assimilée à la théologie, elle est opposée à la
physique entendue comme philosophie seconde (4) (alors que
la science de l'être en tant qu'être est touj ours définie par oppo­
sition, non à la physique, mais aux sciences particulières en tant
que telles) . Dans les ouvrages de physique, la philosophie pre­
mière est le plus souvent décrite comme science de la forme,
alors que la physique n'étudie que des formes engagées dans la
matière ; mais la forme à l'état pur, c'est-à-dire « séparée » au

( 1 ) E, 1 , 1 026 a 2 1 .
(2) E, 1, 1 025 b 8.
(3) La tradit.ion éclectique, en reprenant le schéma aristotélicien, ne s'y
trompera pas. Ainsi Albinus présente-t-il la science théologique comme OeoÀo­
y L>Û>v µ � po<; ('1'�<; cpLÀoaocp(a<;) (op. cil., i bid. ) .
( 4 ) Ainsi Mét., I' , 3 , 1 005 b 1 ; Phys., l , 9 , 1 92 a 36 ; I l , 2 , 1 94 b 9 ss. ; De
An ima, 1, 1, 403 b 16 (le 7tpw't'o<; cpLMaocpo<; est opposé à la fois au physicien
et au mathématicien). L'expression philosophie seconde désigne fréquemment
la physique : Mét., Z, 1 1 , 1 037 a 1 5 ; Pari. animal., I I , 7, 653 a 9 ; De longitu­
dine et breuilale uilae, 1, 464 b 33.
38 LA SCIENCE SA NS NOM

double sens de ce mot, n 'existe que dans le domaine des choses


divines, et c'est l 'existence d'un tel domaine qui fonde la possi­
bilité d 'une philosophie autre que la philosophie de la nature :
si le divin n'existait pas, la physique serait toute la philosophie ( 1 ) ,
o u d u moins c'est elle qui mériterait l e nom d e philosophie
première (2) . La lutte pour la primauté (3) est donc engagée entre
la physique et la théologie, alors que la science de l' être en tant
qu'être ne semble pas être directement partie à ce débat : s'il
n'existe pas d 'essences séparées du sensible, il n'y a pas de
théologie possible, et l a primauté passe à la physique, mais on
ne voit pas que la science de l'être en tant qu'être , même si son
contenu doit en être affecté , cesse pour autant d 'exister. É tudier
« l'être en tant qu'être et non en tant que nombres, lignes ou

feu » (4) , cela reste possible en dehors même de l 'existence du


divin. I I est clair, au contraire, que la philosophie première
présuppose cette existence. Ainsi la science de l 'être en tant
qu'être n 'a-t-elle pas partie liée à la philosophie première. Non
seulement on accède à l'une et à l 'autre par des voies tout à
fait différentes, mais encore, une fois dé fini leur obj et, leurs
destins restent indépendants.
La philosophie première n'est donc pas la science de l 'être en
tant qu'être, et elle est la théologie. De fait, dans les deux passages
du Corpus aristotélicien où l 'expression philosophie première
semble être employée à titre de référence, le renvoi ne peut guère
s'appliquer qu'à l ' exposé proprement théologique du livre A, où
est élucidée l'essence du Premier M oteur. Dans le traité Du ciel,
Arist.ote , après avoir démontré l'unicité du Ciel par des argu­
ments physiques, aj oute que le même résultat pourrait être
atteint par des « arguments tirés de la philosophie première »
( � t&. 't'WV èx 't''Îj Ç 7tpW't'YjÇ qnÀoaocpfoc.ç Mywv) (5) : comme le
remarque Simplicius ( 6 ) , nous trouvons en effet une telle démons­
tration au livre A de la Métaphys ique ( 7 ) , où l'unicité du Premier
Moteur est déduite de l'éternité du mouvemen t. Dans le traité

( 1 ) Cf. Part. an imal., 1, 1, 64 1 a 36.


(2) Mét., E, 1, 1 026 a 21. Cf. I', 3, 1 005 a 31 ss.
(3) On songe au concours institué par PLATON dans le Pl1ilèbe entre les
différentes sciences pour la constitution de la vie bonne. Dans ces passages,
Platon distinguait déj à entre les sciences • premières • (62 d), qui sont les sciences
• divines • ( 62 b), et les autres sciences, qui portent sur « ce qui naît et péril •
( 6 1 e). Il y a là une direction de pensée qui n'a rien à voir avec celle qui conduit
par ailleurs Aristote à la définition d' une science de l'être en tant qu'être.
(4) r , 2, 1 004 b 6.
(5) De Coelo, 1, B, 277 b 10.
( 6 ) Ad lac.
(1) A, 8, 1 073 a 23 ss.
EXCEPTION n u L I VR E K 39

Du mouvement des animaux, Aristote, après avoir rappelé que


« tous les corps inorganiques sont mus par quelque autre corps » ,
aj oute : « La manière dont est mû l 'être premièrement et éternel­
lement mû et dont le Premier Moteur le meut a été déterminée
précédemment dans nos écrits sur la philosophie première (èv
TÙlv m:p t T�c; 7tflWT'Y)c; cptÀocrocp(otc;) ( 1 ) : renvoi manifeste au même
livre A (chap. 8) , où Aristote montre que le rapport du
Premier Moteur au Premier M û est celui du désirable au désirant.
On ne peut donc douter qu'Aristote ait voulu désigner par
l 'expression philosophie première l ' é tude des ê tres premiers ,
plus précisément du Premier M oteur : en d 'autres termes,
la théologie.
Tel est du moins l 'usage le plus courant dans les écrits du
Corpus arislotelicum. Une seule exception doit être faite pour le
livre K de la Métaphys ique. A trois reprises , l 'expression cp LÀo­
crocp(ot 7tflWT'YJ ou des expressions équivalentes (·� 7tpoxe:tµév'Y)
cptÀocrocp (oc, � 7tflWT'Y) &mcrT·� µ'Y)) sont employées pour désigner la
science de l 'être en tant qu'être. Ici encore, il s ' agit d ' opposer la
science primordiale à ces sciences secondes que sont les mathé­
matiques et la physique ; mais ce qui les distingue n 'est plus la
délimitation de leurs domaines respectifs au sein du champ
universel de l ' être : la physique et les mathématiques sont bien
considérées comme des parties de la philosophie ( µép1) T!ijc;
crocp(otc;) (2) , mais la philosophie première , loin d 'être elle aussi une
partie, même primordiale, semble se confondre avec la philosophie
dans son ensemble. Ainsi , alors que « la physique considère les
accidents et les principes des êtres, en tant que mus e t non en
tant qu ' ê tres » , la science première étudie ces mêmes suj ets « en
tant qu'ils sont des êtres, e t non sous quelque autre rapport
.:i:. rf
Il !>Te:pov TL ) )) (3)
I I > > -, -, > > I
( Xote > Q O"OV OVTot Tot U7tOXe:Lµe:vot
>I \ <
E:O"TLV, ot/\/\ oux. • .

De même il appartient à cette science d 'étudier les principes des


mathématiques en tant qu' ils sont communs (4). Enfin, c'est à la
philosophie première qu'il revient d ' examiner les apories sur
l' existence des êtres mathématiques : car un tel examen ne relève
ni de la m athématique, qui, comme toutes les sciences parti­
culières, doit présupposer l 'existence de son obj et, ni de la
physique, qui ne connaît d 'autres êtres que « ceux qui ont en eux­
mêmes le principe du mouvement ou du repos », ni de la « science

l)l
qui porte sur la démonstration » , parce qu'elle n 'envisage pas la

De molu animalium, 6 , 700 b 7.

I
2 K, 4, 1061 b 33.
3 K, 4, 1061 b 28.
4 K, 4, 1061 b 1 9 .
40 LA SCIENCE SA NS NOM

matière même de la démonstration ( 1 ) . É tablissement des


principes communs à toutes les sciences , j usti fication de chaque
science par l'élucidation du statut d ' existence propre à son
obj et, ce double rôle, nous le verrons, sera dévolu par Aristote à
la science de l'être en tant qu'être. Qu'il le soit ici à la philosophie
première manifeste une conception de celle-ci peu conforme au
sens habituel de cette expression.
Le caractère insolite de l a terminologie d u livre K amène
à reposer le problème d e son authenticité. Cette authenticité
a été contestée au x1x e siècle, notamment par Spengel et Christ,
à cause de particularités stylistiques (2) . L'assimilation inaccou­
tumée de la philosophie en général à la philosophie première et
de celle-ci à la science de l 'être en tant qu'être, bien qu'elle n ' ait
guère attiré l ' attention des commentateurs, pose un problème
qui, d ans l 'hypothèse de l'authenticité , resterait non résolu. On
a depuis longtemps remarqué que les chapitres 1 -8 du livre K
reprennent, sous une forme moins élaborée, les problèmes abordés
dans les livres B, I' et E. Or nous avons vu que, si l'expression
philosophie première ne se trouve pas dans le premier de ces
trois livres, elle est constamment appliquée dans les deux autres
à la théologie. Comment expliquer que, sur ce point capital ,
le livre K soit en désaccord absolu avec des écrits dont il ne
serait qu'un résumé ou une ébauche (3) ? Ne convient-il pas
plutôt d 'attribuer la désignation de la sience de l' être en tant
qu'être comme philosophie prem ière à un disciple maladroit, qui
aurait interprété hâtivement certains textes, à vrai dire subtils,
d u livre E, o ù les deux sciences, tout en étant distinguées,
sont présentées comme concurrentes (4) ? On notera d 'ailleurs
l
( I K, 1 , 1 059 b 1 4-21 .
(2 En particulier, l ' usage de la particule ye µ�v. L'inauthenticité a été
également soutenue, pour des raisons Internes, par NATORP (cf. Bibliogr.,
n° 145) et récemment par Mgr MANSION (cf. Bibliogr., n° 1 35) .
(3) Le Ps.-Alex voit dans le livre K un résumé des livres B, r, E. BONITZ
et W. JAEGER (Aristotelea, p. 21 6-22), y volent au contraire une ébauche anté­
rieure à ces mêmes livres. La raison qu'en donne M. Jaeger est la résonance
relativement platonicienne, selon lui, du livre K ; il nous semble, au contra ire,
que l'assimilation de la philosophie première à la science de l'être en tant qu'être
manifeste une évolution radicale par rapport au platonisme et même à la
définition • théologique • de la philosophie première : évolution si radicale qu'il
nous paratt difficile de l'attribuer à Aristote lui-même.
(4) La théologie ou philosophie première, quoique partie de la philosophie
en général, n'en prétend pas moins comme elle à l'uniuersalité : • elle est univer­
selle parce que première • et, en ce sens, mais en ce sens seulement, il n'est pas
faux de dire qu'elle p orte aussi • sur l'être en tant qu'être • ( E, 1, 1 026 a 30-32).
I l reste que, même s1 la philosophie première se confond à la limite avec la science
de l'être en tant qu'être, elle est définie d'a bord comme théologie. Or nous
trouvons une démarche exactement inverse au livre K : dans le passage paral­
lèle au précédent, l'auteur se demande si la science de 1'8lre en tant qu'8lre

EX CE PT ION D U L I VRE K 41

que l e chapitre 7 du livre K, q u i reprend la classi fication des


scie nces théorétiques du livre E, n'emploie plus l 'expression de
ph ilosophie p1·em ière pour désigner la théologie : après avoir,
quelques lignes plus haut, défini la philosophie première comme
science de l'être en tant qu'être , il était difficile à l ' auteur su pposé
de l 'assimiler à la science d'un genre déterminé de l ' être, cet
être fût-il le divin. Et pourtant il semble que ce même auteur
se ménage en quelque sorte une issue possi ble en assimilant
subrepticement l'être en tant qu'êll'e et l ' être séparé , c'est-à-dire
divin : « Puisqu 'il existe une science de l'êll'e en tant qu 'êil'e el
en tant que séparé (-roü !Sv-roc; � ov xtXt xwptcr-r6v ) , nous devons
examiner s'il faut a dmettre que cette science est la même que
la physique ou si elle n'est pas plutôt difîérente ( 1 ) . » Ce LLe
assimilation de l'être en tant qu'être et de l 'être séparé deviendra
traditionnelle chez les commentateurs et, en p ermettant d 'iden­
ti fier science de l' être en tant qu'être et philosophie première,
autorisera une interprétation unitaire de la Métaphys ique, qui s'est
perpétuée j usqu 'à nos j ours. La fortune de cette interprétation
ne doit cependant pas nous faire oublier qu'elle s'appuie sur un
texte unique du C01·pus arislolelicum, qui, difficilement conciliable
avec la plupart des analyses aristotéliciennes , appartient à un
passage par ailleurs douteux , et dont l'unici té même nous paraît
une preuve supplémentaire de l'inauthenticité du contexte (2) .
M ême en admettant que le livre K fût déj à associé aux autres
livres lorsque les éditeurs s'avisèrent de donner un titre à l'en­
semble (3) , il ne pouvait que con firmer à leurs yeux l'emploi de

doit être considérée ou non comme science universelle » (7, 1 064 b 6), question
qui n'a pas de sens (ou plutôt appelle une réponse évidemment positive ) dans
la perspective aristotélicienne, où cette science est précisément défime par
opposi tion aux sciences particulières ; et l'auteur du livre K répond étrange­
ment : oui, la science de l'être en tant qu'être est universelle parce qu'elle
est la théologie, c'est-à-dire une • science antérieure à la physique •, et qu'ainsi
elle est « universelle par son antériorité même » ( i bid., 1 064 b 1 3 ) .
( 1 ) K, 7, 1 064 a 28. C'est e n particulier dans c e passage q u e W. Jaeger
voit un vestige de platonisme. Mais il semble peu vraisemblable qu'Aristote
ait d'abord conçu l'être en tant qu'être et l'être séparé comme identiques,
quitte à les dissocier ensuite : l'être en tant qu'être et l'être séparé sont définis
par Aristote par des voies si indépendantes que leur colncidence, loin d'être
naturelle, apparait comme miraculeuse. Leur identification parait donc être
l'œuvre d'un disciple zélé, soucieux d'unifier après coup la doctrine de son
maitre : la doctrine des chap. 1 -8 du livre K rappelle moins celle d'un Aristote
encore platonisant qu'elle n'annonce déj à les commentaires néo-platoniciens
(2) Il va de soi cependant que le passage K, 1 -8, reflète S U I' les autres
points l'enseignement d'Aristote. C'est pourquoi nous ne nous interdirons
pas de le citer, sauf S U I' la doctrine litigieuse.
(3) Et nous avons vu (p. 30, n. 1 ), qu'il y avait lieu d'en douter, s'il est
vrai que la Mélapllysique primitive en 10 livres, attestée par le catalogue de
!'Anonyme, ne contenait pas le livre K.
42 LA SCIENCE SA NS NOM

l'expression philosophie première au sens de théologie : la philo­


sophie première n'y était, en effet, dé finie comme science de
l'être en tant qu'être que dans la mesure même où l 'être en tant
qu'être était entendu comme être « séparé » , c'est-à-dire comme
être divin. Les éditeurs se trouvaient donc en présence d ' u n
titre - celui de Philosophie première auquel l e s textes mêmes
-

d ' Aristote (ou connus sous son nom) attribuaient un sens uni­
voque, et d'un ensemble d'écrits auxquels ce titre aurait d û
normalement convenir. O r qu'y trouvaient-ils ? Des analyses
qui, pour la plupart, concerna ient non pas l'être divin, immobile
et séparé, mais l'être en mouvement du monde sublunaire : au
livre A, u n exposé historique sur la découverte des causes de
l' être soumis au changement et comportant de la matière ; au
livre oc. , une démonstration de l'impossibilité de remonter à
l'infini dans la série des causes ; au livre B , un recueil d'apories
dont la plupart concernent Je rapport des êtres et des principes
corruptibles aux êtres et aux principes incorruptibles ; au
livre r, une j usti fication dialectique du principe de contradiction ,
entendu comme principe commun à toutes les sciences ; au
livre d, u n dictionnaire des termes philosophiques, dont la
plupart ont surtout rapport à la physique ; au livre E, une
classi fication des sciences et une distinction des différents sens
de l'être ; aux livres Z et H, une recherche sur l'unité de l'essence
des êtres sensibles ; au livre 8, une élucidation des concepts
d 'acte et de puissance, essentiellement dans leur rapport au
mouvement ; au livre 1 , une analyse de la notion d'unité ; au
livre K , un résumé des livres B , r, E , et, dans sa 2° partie, une
compilation de la Phys ique ; dans la première partie du livre A
( chap. 1 -5) , une nouvelle recherche sur les différentes espèces
d'essences et sur les principes communs à tous les êtres ; enfin,
aux livres M et N, un examen critique principalement consacré
à la théorie platonicienne des Nombres. Si l'on excepte quelques
allusions, surtout programmatiques, à la théologie au début du
livre A et, aux livres E et K, la mention qui en est faite à propos
de la classification des sciences ( 1 ) , il n'y a donc, dans toute la
Métaphys ique, que la 2 e partie du livre A qui soit consacrée
aux questions théologiques, sous la forme d 'une explicitation
d e l 'essence d u Premier Moteur ( dont la nécessité est démontrée
plus longuement au livre V I I I de la Phys ique). De fait, c'est
à ces développements du livre A que renvoient les références

( 1 ) M ais i l est évident que la classi fication des sciences en tant q ue telle ne
relève p as d e ln théologie.
T I TR E ET CONTENU 43

d 'Aristote à la Philosophie première. M ais on comprend mainte­


nant pourquoi les éditeurs, quels qu'ils soient, ont renoncé à
étendre ce titre à l ' ensemble des écrits qui leur étaient transmis
par la tradition. Si la p hilosophie première est la théologie (et
telle était bien la pensée d'Aristote ) , comment a ttribuer à la
philosophie première une recherche qui porte essentiellement
sur la constitu tion des êtres sensibles ? Dira-t-on qu'une telle
recherche relève , sinon de la philosophie première, du moins de
la science de l 'être en tant qu'être ? M ais nous avons vu que ,
selon une interprétation dont l'auteur du livre K serai t le premier
témoin, l'être en tant qu'être a été très tôt assimilé à l'être
séparé et l'ontologie à la théologie ( 1 ) .
Par leur refus d u titre ph ilosophie première , les éditeurs
reconnaissaient l 'absence de préoccupations théologiques dans
la maj eure partie des écrits « métaphysiques » . Mais, ne pouvant
concevoir une science philosophique qui , distincte de la physique
(et des mathématiques ) , comme de la logique e t de la morale,
ne fût pas, par là même, une théologie, incapables de reconnaître
l 'originalité et la spécificité d 'une science de l'être en tant
qu'être , ils se trouvaient en présence d 'une recherche qui n'en­
trait ni dans les divisions traditionnelles de la philosophie
( logique, physique, morale) ni même dans les cadres aristoté­
liciens du savoir (mathématiques, physique, théologie). De cette
science sans nom et sans lieu , en qui ils ne reconnaissaient
pas la théologie et dont pourtant ils ne pouvaient admettre
qu'elle pût être autre que théologique, ils firent pour des siècles
la métaphys ique. Me't'à. 't'à. cpuaLXcX : ce titre avait d ' abord , à
n'en pas douter, une valeur descriptive ; il traduisait le caractère
p osl-physique d'une recherche qui, non seulement dans les
analyses des livres Z, H, 0, sur l 'être sensible, mais aussi dans
le passage proprement théologique du livre A, prolongeait, à
un niveau plus haut d 'abstraction, la recherche physique des
principes. M ais en même temps, par une ambiguïté sans doute
inconsciente , il préservait l'interpréta tion théologique de la

( 1 ) Si l'on admet cette perspective unitaire, qui est celle du livre K et des
commentateurs, il n'est pas plus question, dans la majeure partie de la Méta­
physique, d'ontologie que de théologie, et si le mot métaphysique désigne cette
ontologie théologique, qui porte sur l'être en tant qu'être, c'est-à-dire séparé,
alors il est question de tout, dans la plupart des livres de la Métaphysique ,
sauf de métaphysique 1 C'est à cette conclusion extrême (nulle part dans la
Métaphysique nous ne trouvons l'exposé proprement dit de la métaphysique
d'Aristote) qu'aboutit le P. OWENS ( The Doctrine of Being in the Arislotelian
Metaphysics, Toronto, 1 9 5 1 ), qui reprend à son compte, en la poussant jusqu'à
ses dernières conséquences, l'interprétation unitaire qui est celle du livre I<
et des commentateurs.
44 LA SCIENCE SANS NOM

science de l 'être en tant qu'être : la recherche post-physique


était en même temps science du lrans-physiquc. Science du
divin ou recherche qui, par les voies laborieuses de la connais­
sance humaine, essaie de s'élever j usqu 'à l'être en tant qu'être,
la métaphysique pouvait être l'une et l ' autre à la fois, alors que
l 'expression philosophie première pouvait difficilement s'appliquer
au second de ces aspects.
M ais en donnant du méta de métaphysique deux séries d 'in­
terprétations différentes (1 ) , les commentateurs retrouvent la
dualité que ce titre prétendait masquer : les uns insistent sur
la transcendance de l 'objet, les autres sur la postériorité de la
recherche. Au premier abord , ces deux explications ne sont pas
contradictoires, et l'ingéniosité des commentateurs s'appliquera
à en démontrer la compatibilité. Nous verrons cependant au
chapitre suivant que si l'objet transcendant est entendu comme
principe, c'est-à-dire comme point de départ de la connaissance, il
faudra bien choisir entre ces deux interprétations. Pour l'instant,
la perspective unitaire, selon laquelle il n'y a dans la Méta­
physique qu 'une science - celle qu'Aristote « recherche » (2) -
ou du moins une seule conception de cette science, aboutit à la
situ ation suivante : si la « science recherchée » est la théologie ,
elle possède un nom et un lieu dans l'édi fice du savoi r, mais
elle est absente de la plupart des écrits dits « métaphysiques » ;
si la science recherchée n ' est pas la théologie, on s'explique le
caractère non théologique de ces écrits, mais une telle science
reste innommée et doit conquérir sa justification et sa place
dans le champ de la philosophie. D 'un côté , une science connue,
mais introuvable ; de l 'autre , une science sans nom et sans
statut, mais qui se présente à nous sous les dehors d ' une recherche
effective. Les commentateurs ont choisi de donner un nom à une
science introuvable. Ne sera-t-on pas plus fidèle à la démarche
d 'Aristote en conservant à la « science recherchée » la précarité
et l'incertitude que trahit son anonymat originel ?

( 1 ) et. plus haut, p . 30-33.


(2) et. Mét., B, 2, 996 b 3 ; K, 1, 1059 a 35, 38, b 12, etc.
CHAPITRE I I

PHILOSOPHIE PREMIÈRE
OU MÉTAPHYSIQUE ?

• En toutes choses, c'est,


comme on dit, le point de dé·
part qui est le principal et qui,
pour cette raison, est aussi le
plus difficile. •
(Réf. soph., 34, 1 83 b 22.)

A la question : « Pourquoi la philosophie prem ière vient-elle


après la physique dans l'ordre du savoir ? » , nous avons vu que
la plupart des commentateurs ( 1 ) répondaient par la distinction
aristotélicienne de l ' antériorité en soi et de l 'antériorité pour nous.
M ais cette explication remonte-t-elle au Stagirite lui-même ?
Et, d ' abord , a-t-il reconnu lui-même le caractère nécessairement
post-physique de sa philosophie première ?
En fai t, ce sur quoi Aristote insiste est l 'antériorité de la philo­
sophie première par rapport aux sciences secondes, mathéma­
tiques et surtout physique : « S 'il y a quelque chose d 'éternel ,
d 'immobile et de séparé , c'est évidemment à une science théoré­
tique qu'en appartien t la connaissance : science qui n ' est assu­
rément ni la physique (car la physique a pour obj et certains
êtres en mouvement) , ni la mathématique, mais une science

( l ) I l s'agit évidemment de ceux qui interprètent le m éta de mt'.ll aphysique


comme signifiant une postériorité chronologique. Pour ceux qui, comme Sim­
plicius et Syrianus, y voient un simple rapport de supériorité, il n'y a plus de
problème, puisque le méta de • métaphysique » et le prem ier de philosophie

première • ont alors le même sens, renvoyant l'un et l'autre à la transcen­


dance de l'objet. Mais celte interprétation, qui méconnaît le sens obvie des
deux termes, est manifestement issue du souci de concilier apr�s coup deux
titres légués par la tradition. En fait, celte Interprétation de fJ.E:Toc est philologi­
quement insoutenable ( dans l'ordre de la valeur, du rang • , fJ.E:TOC désigne un

rapport de postériorité, c'est-à-dire d'infériorité : Liddell-Scott, sub v 0) . Quant


à l'interprétation correspondante de npÙ>T7) dans npÙ>T7) q>LÀoao ip tot, elle est,
comme nous allons le voir, philosophiquement contestable.
46 LA SCIENCE SANS NOM

antérieul'e à l 'une et à l ' autre (cXÀÀ0c npo-répotc; ciµcpo�v) ( 1 ) . »


En quoi consiste cette antériorité de la philosophie première?
Les expressions np6-re:poc; et � anpoc; sont de ces termes dont
le livre  de la Métaphys ique étudie les différentes signi fications.
Aristote distingue trois sens (2) . L 'antériorité désigne d 'abord
une position dé finie par rapport à un point de repère fixe appelé
prem iel' (npw-rov) ou principe (&px�) ; en général , ce qui est plus
rapproché du principe est dit antérieul', et ce qui est plus éloigné
postél'ieur ; le rapport d ' antériorité suppose donc, dans ce cas,
le choix préalable d ' un principe, choix qui peut être suggéré
par la nature ( cpuae:L) ou arbitraire (npoc; -ro -rux6v) . Le second
type d ' antériorité est l'antériorité selon la connaissance (-ro -rîj
yvwae:L np6-re:pov) , qui est aussi désignée comme antériorité
prise a bsolu ment (â:nÀwc; np6-re:pov) ; elle se subdivise, il est vrai,
suivant qu'on prend pour critère le discours (xot-r0c -rov Myov)
ou la sensation (xot-rdt -r�v otfo6"1)aLv) : dans le premier cas, c'est
l'universel qui est antérieur, dans le second l'individuel. En fin,
le troisième type d 'antériorité est l ' antériorité selon la nature
et l 'essence (xoc-rdt cpuaLv xoct oùa(ocv) : en ce sens sont dites anté­
rieures « toutes les choses qui peuvent exister indépendamment
d ' autres choses, tandis que les autres choses ne peuvent exister
sans elles, distinction déj à u tilisée par Platon (3). » C 'est là ,
aj oute Aristote , le sens fondamental de l 'antériorité , puisque
tous les autres peuvent se ramener à celui-là (4). L 'exposé
du livre  omet, il est vrai , un quatrième sens, qui était
signalé par l ' exposé parallèle (et probablement plus ancien) des
Catégories : celui où antérieul' désigne « le meilleur et le plus
estimable ». « D ans le langage courant, on dit des hommes qu'on
estime le plus et qu'on aime le mieux qu'ils sont avant les autres. »
M ais « c'est l à , aj oute Aristote , le plus détourné de tous les sens
d 'antérieur » (5). - On pourrait enfin s'ét.onner de ne pas ren­
contrer dans cette énumération l ' antériorité chronologique :
dans l'exposé des Catégories , elle était présentée comme « le
sens premier et fondamental » ; d ans celui du livre  de la Méta­
phys ique, elle n 'apparaît plus que comme un cas particulier de
l 'antériorité selon la position.

( 1 ) E, 1 , 1 026 a 1 0 ; cr. ibid. , 1 026 a 29 ; K . 7 , 1 064 b 1 3 .


( 2 ) d, 1 1 , 1 0 1 8 b 9 SS.
( 3) d, 1 1 , 1 0 1 9 a 2 ss. On ne connntt pas de textes platoniciens qui contien­
nent e>..'Pressément cette définition de l'antérieur. C'est pourquoi Ross admet
(ad loc. ) , aprè'I Trendelenburg, qu'il pourrait s'agir d'une référence à l 'enseigne­
ment non écrit de Platon.
(4) lbicl. , 1 0 1 9 a 1 2 .
( 5 ) Calég., 1 2, 1 4 b 7 .
D IFFÉRENTS SENS D ' « A N TÉRIE UR » 47

D ans quelle mesure ces différents sens s' appliquent-ils à la


philosophie prem ière ? L'antériorité selon la position est ici de
peu d 'intérêt, car tout dépend du choix et de la dé finition du
centre de référence : si le choix en est arbitraire , n'importe quoi
peut être dit successivement antérieur et postérieur ; si le choix
en est conforme à la nature , l 'antériorité selon la position se
confond avec l' antériorité selon l' essence et la nature. - Celle-ci ,
en revanche , convient parfaitement à la philosophie première ,
qui est la science de l'être premier selon l' essence et la nature,
c'est-à-dire de l'être qui, n'ayant lui-même besoin de rien d 'autre
pour exister, est ce sans quoi rien d ' autre ne pourrait être :
cet être privilégié est l ' essence, entendue à la fois comme suj et
et substrat (\moxdµe:vov) ( 1 ) . Or, nous verrons que la philoso­
phie première, d ' abord dé finie comme science de l'être séparé
et divin , deviendra en fai t la science de celle des catégories de
l ' être qui imite le mieux l'être divin : à savoir l'essence. - Quant
au sens « le plus détourné » de l'antériorité , celui où elle désigne
par métaphore un ordre de valeur, il s' applique sans conteste à
la philosophie première , qui est « la plus excellente » (·nµLw"t'a"t'l))
des sciences (2) . Reste l'antériorité selon la connaissance :
-

Aristote ne précise nulle part qu'elle n 'appartient pas, elle aussi ,


à la philosophie première , et, comme c'est là le sens de l'expression
lorsqu'elle est employée absolument ( cbtÀwc;) , il ne fait pas de
doute que la philosophie première est, pour Aristote , antérieure
à la physique aussi bien dans l 'ordre de la connaissance que d ans
celui de la dignité ou encore « selon la nature et l'essence ».
C'est donc dans tous les sens que l ' antériorité s'applique à
la philosophie première, et on ne voit pas qu'Aristote ait pris
j amais soin de préciser que, première en un ou plusieurs sens ,
elle pourrait ne l 'être pas en d 'autres. Bien plus, tous ces sens
renvoient à celui dont les Catégories disaient qu'il était « premier
et fondamental » et que le Livre /J. semble n'omettre que parce
qu'il va de soi dès qu'on parle d ' avant et d'après : l 'antériorité
chronologique. Ainsi , que peut être l 'ordre de la connaissance,

( 1 ) !J.. , 1 1 , 1 0 1 9 a 5 : 7tpw-rov µè:v -ro ÔTtoxe:Lµevov 7tp6Tepov , �M 'ij oùaLoc


7tp6npov. On pourrait s'étonner de la pétition de principe qu'Aristote semble
commettre en présentant ici l'oùatoc comme antérieure xoc-rà: cp6aw xocl oùatocv
( 1 0 1 9 a 2-3 ) . En réalité, dans celle dernière expression, le mot oùatoc n'est
pas employé dans le sens technique où Aristote l'emploie deux lignes plus bas.
L'antériorité xoc-rà: 't'Î)v oùatocv est l 'antériorité selon l'être ; mais comme l'être .
selon Aristote, comporte une p luralité de significations (ou catégories) , il n'est
pas inutile de préciser que l ' ouata c,st la premi�re de ces significations de l'être
(cf. Z, 1, 1 028 a 29 ss. ) .
( 2 ) E, 1 , 1 026 a 2 1 .
48 L A SCIENCE SANS NOM

sinon un rapport de succession ? L 'antérieur selon le disours


est cc en quoi le discours trouve le point de départ le plus sûr
de sa démarche : l'universel ; l'antérieur selon la sensation est
ce que la sensation rencontre dès l ' abord , et qui est l'individuel.
A plusieurs reprises, il est vrai, Aristote oppose l ' antériorité
chronologique {x.p6vci>) à l ' antériorité logique (My<{>) : ainsi
l 'angle aigu est antérieur chronologiquement à l' angle droit,
puisqu 'il est engendré avant lui , mais il lui est postérieur logi­
quement, puisque la définition de l'angle aigu suppose celle de
l 'angle droit ( l ) . M ais qu'est-ce à dire, sinon qu'on définit l 'angle
droi t avant de dé finir l' angle aigu , alors qu'on construit l'angle
aigu avant de construire l 'angle droit ? L ' antériorité logique
n 'est donc, elle aussi , qu' une antériorité temporelle : seulement
le temps de la définition logique n ' est pas celui de la construction
géométrique. Si ce dernier seul est appelé x.p6voc;; par Aristote,
c'est que la genèse des choses, plus généralement le mouvement
de l'univers, est ce p ar rapport à quoi le temps se dé finit, puisqu 'il
en est la mesure (2). Le temps du discours humain peut bien
s'efforcer de remonter celui de la genèse : il n'en reste pas moins
que c'est par rapport à celui-ci que le premier se donne comme
inverse et, bien plus, cette inversion se déroule elle-même dans
un temps qui n'est autre que celui des choses. De même, lorsque
Aristote affirme que « ce qui est dernier dans l'ordre de l 'analyse
est premier dans l'ordre de la genèse » (3) , il veut dire que la
recherche théorique et pratique de l'homme (4) recommence ,
mais en sens inverse, le déroulement spontané du cosmos : il
n 'empêche que ce rebroussement se reconnaît et se mesure dans un
temps qui est le nombre du mouvement naturel. On n 'échappe
donc pas au temps par la connaissance ; ou plutôt on n'y échappe
d 'une certaine façon que dans le temps.
Quant à l' antériorité « selon la nature et l 'essence » , elle n ' est
autre que l'ordre de la causalité , qui suppose, au moins à titre
de schème , la succession d ans le temps. Ici encore, il est vrai,
tout dépendra du mode de considération : si l'on envisage la
causalité efficiente ou matérielle, le temps « essentiel » coïncidera
avec le temps de la génération ; il en sera encore de même, en
un sens, si l'on considère la causalité formelle : l 'antériorité

( 1 ) M, 8, 1 084 b 2- 1 9 .
( 2 ) C f . P/1ys. , I V , 1 1 , 2 1 9 b l .
(3) Eth. Nicom. , I I I, 5 , 1 1 1 2 b 23.
(4) Le mot civ&Àucrtc; désigne aussi bien, en elTet, la recherche régressive des
moyens à partir de la fin que des causes à partir des effets. Il se peut qu'Aris­
tote ait connu le sens matMmatique de ce terme, qui, a ttesté par PH I L O D Ë M E
(Acad. llld. , 17), sera 6rig6 en m6thode par Pappus.
DIFFJ!RENTS SENS D' « A NTJ!RJE UR » 49

logique du suj et sur les attributs coïncide avec la priorité causale


de l'essence sur ses propriétés et du substrat sur ses détermi­
nations ( 1 ) . M ais, pour qui envisage la causalité finale, le temps
de l 'essence et de la nature sera l'inverse du temps de la genèse :
« Le postérieur selon la génération est antérieur selon la
nature » (2) ou encore « selon l 'essence » (3) , ce qui revient à
dire que le parfait est antérieur à l'imparfait dans l 'ordre de
l 'essence et de la nature, mais lui est postérieur dans l'ordre de
la génération : principe qui est surtout énoncé et appliqué là
où prédomine la considération de la cause finale, c'est-à-dire
dans les ouvrages biologiques (4). Dans ce dernier cas, l' anté­
riorité essentielle n 'est autre que celle du discours, c'est-à-dire
de la définition : « Chronologiquement, c'est la matière et la géné­
ration qui nécessairement sont antérieures ; mais logiquement
( -réj> Mycp ) , c'est l'essence et la forme de chaque chose ; ceci devient
évident si l'on énonce la définition (-rôv Myov) de la génération :
ainsi la dé finition de la construction de la maison suppose la
définition de la maison ; mais la dé finition de la maison ne
suppose pas celle de la construction »( 5 ) . Qu'est-ce à dire , sinon
qu'on définit la maison avant de dé finir la construction , alors
qu'il faut construire la maison avant de la voir achevée ?
De quelque façon qu'on aborde le problème, l' antériorité
apparaît dépendante du mode de considération, c'est-à-dire de
conna issance. Le primat de l'essence lui-même n'est que le primat
de la considération de l'essence : priorité q ui n'est pas arbitraire,
mais exprime l'obligation où est le discours de commencer par
l' essence s'il veut savoir de quoi il parle ; c'est en ce sens qu'Aris­
tote assimile fréquemment l'antériorité essentielle à l' antériorité
selon le discours (Mycp}, cas particulier de l ' antériorité selon la
connaissance. Mais l'ordre de la connaissance, acte humain qui
se déroule dans le temps, est lui-même un ordre chronolo g iq ue.
Si les deux ordres sont quel q uefois opposés, c'est que la connais-

( 1 ) C'est du triple point de vue de l'efficience, de la matière et de la forme


que 1 essence ( oua!cx) est dite antérieure • selon la nature et l'essence • : !l.,
1 1 , 1 0 1 9 a 5. ô n ne s'étonnera donc pas que, dans le cas de l'essence •, anté­
riorité logique et antériorité chronologique, loin de s'opposer, colncident :
Z, l , 1 028 a 32-b 2.
(2) A, 8, 989 a 1 5 .
(3) M, 2 , 1 077 a 26.
! 4 ) Cf. Part. an imal. , I I , l, 646 a 12 ss. ; Gener. an imal. , I l , 6, 742 a 21 .
5) Part. an imal., I I , l , 646 a 35 ss. On remarqu era q u ' ici l 'ordre l o giqu e
s'oppose à l ' o rd re chronologique, alors que dans le tex te de Z, l , cité plus haut
( n. l ) , l ' essence était dite première à la fois logiquement el chronologiquement.
C' est que le Myoi; lui-m�me est mulllple : dans u n cas, il envisage l ' essence
comme substrat, cause efficiente et suj et des attri buts ; dans l ' a u tre, comme
cause finale.
50 LA SCIENCE SANS NOM

sance humaine peut, et peut-être même doit, remonter le cours


naturel des choses, qui est ce par rapport à quoi se dé finit le temps
du physicien ou, ce qui revient ici au même, du philosophe.
On aura beau vouloir évacuer le temps de la notion d 'antériorité
et réduire celle-ci à un ordre purement « logique » ou intelligible,
on n'échappera pas à la nécessité où se trouve l 'esprit humain
de dérouler dans le temps les termes d 'une succession. Bien
plus, il n'y a pas d'ordre qui ne soit temporel, il n'y a pas de
premier et de second qui ne soient premier et second dans le
temps, puisque, pour Aristote, le temps n'est autre que le nombre
ordinal lui-même : « Le nombre du mouvement selon l 'antérieur
et le postérieur. ( 1 ) » Le temps est ce par quoi il y a de l' avant et
de l' ap rè s . Et même si la connaissance inverse l' avant et l'ap1·ès
des choses, c'est encore dans le temps, qui est le nombre du
mouvement naturel, que se produira cette inversion.

*
* *

S 'il est vrai que la primauté selon l 'essence se ramène à u n


certain ordre de la connaissance et si cet ordre lui-même ne peut
se dérouler que dans le temps, il est clair que tous les sens de
l 'antériorité s'appliquent sans contradiction à la philosophie
prem ière. Incontestablement première en valeur comme dans
l'ordre de l 'essence, elle n'en est pas moins aussi chronologique­
ment antérieure aux sciences dites secondes, et rien n 'indique
qu'Aristote ait voulu exclure ce sens dont il a dit lui-même qu'il
était « premier et fondamental » (2) . Descartes sera moins infidèle
qu'il ne le croira à une certaine pensée aristotélicienne lorsque,
dans la Préface des Principes , il pensera renverser l'ordre tra­
ditionnel de la connaissance en faisant de la métaphysique la
racine de l'arbre philosophique, c'est-à-dire le commencement
absolu du savoir, d'où dérivent, selon un rapport à la fois logique
et temporel de déduction, la physique et les sciences appliquées (3).
Pour que la métaphysique, science des « principes » et des « pre­
mières causes » , soit chronologiquement première , il faut deux
conditions, que Descartes énoncera ainsi : « L'une, que [ces
principes] soient si clairs et si évidents que l 'esprit humain ne
puisse douter de leur vérité lorsqu 'il s 'applique avec attention à
les considérer ; l ' autre, que ce soit d ' eux que dépende la connais-

( 1 ) Phy1., IV, 1 1 , 2 1 9 b 1 .
(2) CaUgorie1, 1 2, 1 4 a 26
(3) ADAM-TANNERY, t. IX, I I, p. 1 4 .
FA C IL J T t DE LA P H ILOSO PH IE 51

sance d e s autres choses, e n sorte qu'ils puissent être connus sans


elles, mais non pas réciproquement elles sans eux ( 1 ) . » La
seconde de ces conditions ne fait qu'expliciter la notion même de
principe et coïncide parfaitement avec la dé finition aristotéli­
cienne de l'antériorité selon la connaissance (2). M ais si le principe
est ce dont dépend la connaissance des autres choses et si co
rapport n ' est pas réciproque, de quoi dépendra la connaissance
du principe ? Descartes - et c'est à quoi répond la première
condition - résoudra la difficulté par la théorie de l 'évidence,
qui institue un rapport d 'immédiateté entre la connaissance
humaine et la clarté des vérités premières : ainsi la primauté
épistémologique peut-elle coïncider avec la primauté ontologique
et la philosophie des principes être en même temps le principe
de la philosophie.
Il ne semble pas qu'Aristote ait posé autrement le problème
et que, du moins dans ses premiers écrits, il l' ait résolu d 'une
façon très différente. Dans le Protreptique, il développe longue­
ment le thème de la facilité de la philosophie. La preuve que
« l'acquisition de la sagesse est plus aisée que celle des autres
biens » nous est d ' abord fournie par la considération de son
histoire : « Les hommes ont beau s'être beaucoup dépensés dans
d 'autres branches du savoir, il n ' en reste pas moins qu'en peu do
temps leurs progrès en philosophie ont dépassé ceux qu'ils ont pu
faire dans les autres sciences (3) . » Autre argument : « Le fait que
tous les hommes aiment habiter en elle (-rà mXV't'OCc; <pLÀO)((l)pef:v
ocù-rfü (4) et souhaitent s'y adonner après avoir donné congé à
tous leurs autres soucis. » Mais ce n 'est là que la confirmation,
historique et psychologique , d'un optimisme fondé sur la nature
même de la philosophie et de son obj et : « L'antérieur est touj ours
plus connu que le postérieur (&et yocp yv(l)p tµ©-repoc -roc np6-repoc
-rwv ÔO"t"�p(l)v) et le meilleur selon la nature est plus connu que le
plus mauvais ; car la science porte de préférence sur les choses
définies et ordonnées et sur les causes plutôt que sur les effets (5 ) . »
Ainsi voyons-nous déj à coïncider, d ans leur application à l'obj et

( 1 ) I b id . , p. 2.
(2) • Les choses les plus connaissables sont les principes (-r<i npc7>-rœ) et les
causes : car c'est par eux et à partir d'eux que les autres choses sont connues,
mais eux ne sont pas connus par les choses qui leur sont subordonnées • (A,
2, 982 b 2).
(3) Sur cette opposition entre le progrès tâtonnant des techniques et les
progrès rapides de la P. hilosophie, cf. le chapitre • Etre et histoire p. 74.
•,

(4) M. Ross traduit : • The fact that ail men feel at home in philosophy •
( The Works of Arislolle translaled inlo English, X I I, p. 33).
(5) Fr. 52 Rose, 5 WaJzer (JAMBLIQUE, Prolreplique, chap. 6),
62 LA SCIENCE SA NS NOM

de la philosophie, les signi fications multiples qu'Aristote reconnaî­


tra plus tard à l'antériorité : selon le temps, selon l'essence, dans
l'ordre de la connaissance et aussi dans la hiérarchie des valeurs.
Ce qu'il est important de noter, c'est qu'au début de sa carrière
philosophique, Aristote croit le principe plus connaissable que ce
dont il est principe, la cause plus immédiatement accessible que
l'effet et, corollaire que ne désavouerait pas Descartes, l'âme plus
aisée à connaître que le corps : « Si l'âme est meilleure que le
corps (et elle l'est, car elle est plus que lui de la nature du prin­
cipe) ( 1 ) , et s'il existe des arts et des sciences relatifs aux corps,
comme la médecine et la gymnastique . . . , à plus forte raison
existera-t-il une recherche et un art relatifs à l'âme et aux vertus
de l'âme, et nous serons capables de les acquérir, puisque nous
pouvons le faire pour des obj ets qui comportent plus d 'ignorance
et sont plus difficiles à connaître (2). » Si donc il est des obj ets
qui comportent de l'ignorance, il en est d'autres qui comportent
le savoir, en ce double sens qu 'ils sont sources de connaissance (3)
et qu'il est de leur nature d 'être immédiatement connus. Pour
que la philosophie des premières choses soit, en même temps,
première dans l'ordre de la connaissance, Aristote est amené à
transposer dans les choses une sorte de savoir en soi, de savoir
obj ectif, qui assure la coïncidence parfaite de la ratio cognoscendi
et de la ratio essendi. Le plus important est en même temps le
plus connaissable, le plus utile est en même temps le plus facile.
Le thème apparemment optimiste de la facilité de la ph ilosophie
ne fait que traduire l'exigence minima propre à toute philosophie :
si la philosophie est la science des premiers principes et si les
premiers principes constituent ce par quoi tout existe et ce par
quoi tout est connu , il faut bien que les premiers principes soient
immédiatement connu s , si l'on veut que les autres choses le
soient. Le philosophe qui ré fléchit sur l 'essence de la philosophie
n'a pas le choix : ou la philosophie est facile, ou elle est imposs ible ;

( 1 ) Apx1x6>Te:pov yà:p T�v ipua1v laT(v.


(2) ••. xetl Twv µe:T'clyvo(etç n>.e:!ovoç xetl yvéi>vetL )(CtÀEmi>T�pc.>v (fr. cité,
p . 61 Rose).
(3) • Il est beaucoup plus nécessaire d'avoir une connaissance des causes et
des éléments que des choses qui en dérivent ; car celles-cl ne font pas partie des
principes suprêmes (Tii'>v d!xpc.>v) et les premiers principes (Tà: npii'>Tet) ne naissent
pas d'elles, mals c'est au contraire à partir d'eux et par eux que tout le reste
est manifestement produit et constitué. Si donc le feu, l'air, le nombre ou
quelque autre nature sont causes des autres choses et premières par rapport à
elles, Il nous est impossible de connaître quoi que ce soit d'autre si nous les
ignorons • ( i bid., p. 61 Rose) . Il ne s'agit donc pas seulement , comme chez
Descartes, d'une déduction de vérités, mais bien d'un rapport de production ;
ou plutôt, pour Aristote, la déduction ne fait que reproduire le processus même
par lequel les choses sont produites.
D IFF'ICULTÉS DE L' ORDRE 53

ou la philosophie est première, dans le temps comme en impor­


tance , ou elle n'existe pas.
Ce thème est si peu isolé dans l' œuvrc d 'Aristote qu'il inspire
toute la conception du savoir impliquée par les Seconds A na­
lytiques , et qui apparaît dès la première phrase de ce traité :
« Tout enseignement donné ou reçu par la voie du raisonnement
vient d 'une connaissance préexistante ( 1 ) . » On reconnaît là - et
Aristote lui-même nous le rappelle (2) - l 'aporie que Ménon
opposait à Socrate : on ne peut apprendre ni ce qu'on sait,
puisqu 'on le sait déj à , ni ce qu 'on ne sait pas, puisqu 'on
ignore alors quelle chose il faut apprendre. En répondant à
cet argument, dont on se demande s'il était tellement « cap­
tieux » (3) , par la théorie de la réminiscence , qui n'en est que la
transposition mythique, Socrate donnait en fait raison à Ménon :
puisque c'est le commencement du savoir qui est difficile, on
admettra que le savoir n'a j amais commencé , mais qu'il était
déj à là dans sa totalité : « Puisque l' âme est immortelle et
qu'elle a vécu plusieurs vies, et qu'elle a vu tout ce qui se
passe ici et d ans !' Hadès, il n'est rien qu'elle n'ait appris . . .

Comme tout s e tient dans la nature e t q u e l'âme a tout appris ,


rien n'empêche qu'en se rappelant une seule chose, cc que les
hommes appellent apprendre , elle ne retrouve d 'elle-même toutes
les autres (4). » Pour résoudre les difficultés soulevées par l' o1·dre
de la connaissance, Platon niait que la connaissance eût un ordre
autre que circulaire : la connaissance est d ' emblée totale ou elle
n ' est pas.
Aristote ne pouvait se satisfaire de cette réponse. Si toute
science s'apprend au moyen de connaissances antérieures, on ne
voit pas ce qui pourrait être antérieur à cette science totale ,
à cette « science de toutes choses » (5) e t , par conséquent, p a r
quel moyen on pourrait l'acquérir, fû t-ce dans u n e vie anté­
rieure. Dira-t-on - et c'est bien ainsi qu'il faut entendre,
semble-t-il , le mythe platonicien - que la science de toutes
choses nous est en quelque sorte « connaturelle » (6) ? M ais cette
innéi té n ' est alors que latente et « il serait étonnant que nous

( 1 ) Anal. Post., l , l , 7 1 a l .
(2) 7 1 a 29.
(3) Ménon , 81 d.
(4) Méno11, 81 cd ( trad. CHAMBRY ) .
( 5) A, 9, 992 b 29. Alexandre remarque pertinemment que ln science de

toutes choses • ne peut être que ln science des principes de toutes choses •,

car si une chose a des principes, on ne connait cette chose que si l 'on connait

ses principes • ( 1 29, 1 5- 1 6 Hayduck ) .


( 6 ) a6µqiuToç (993 a l ).
54 LA SCIENCE SANS NOM

possédions en nous à notre insu la plus haute des sciences {-r�v


xpoc-rtaniv -rwv ima-rl) µwv) » ( 1 ) .
Ce passage de la Métaphysique, qui vise manifestement la
théorie de la réminiscence, est éclairé par un texte des Seconds
A na lyt iq u es , où Aristote critique une théorie selon laquelle notre
dispositi�n ( ��Le;) à connaître les principes ne serait pas acquise,
mais innée et d 'abord latente (Àocv6&.ve:w) : cc C'est là, dit Aristote,
une absurdité , puisqu'il en résulte que, tout en ayant des connais­
sances plus exactes que la démonstra tion, nous ne laissons pas de
les ignorer (2) . » Autrement dit, comment le principe, qui est ce
par quoi tout le reste est connu , serait-il lui-même confusément
connu ? Comment ce qui éclaire tout le reste pourrait-il être
obscur ? Nous retrouvons ici l'idée d 'une cognoscibilité en soi, liée
à l'essence même du principe, et qui semble posée a prio1'i en
dehors de toute référence à la connaissance humaine. Ce qui, chez
Descartes, sera vécu sur le mode de l'évidence , apparaît d ' abord
chez Aristote comme une exigence logique : il faut que les prin­
cipes soient clairs et distincts, si l'on veut qu 'ils soient des
principes. La science des principes doit être la plus connue, c'est­
à-dire première dans l'ordre du savoir, si l'on veut qu'elle soit
science des principes.
La philosophie première d 'Aristote est donc cc antérieure »
pour la même raison qui avait conduit Platon à proj eter dans une
vie antérieu1'e la connaissance des vérités premières. M ais Aristote
ne se satisfait pas d 'une antériorité mythique. La connaissance
vraie se déroule pour lui selon un ordre qui n'est pas seulement
logique, mais chronologique : aucune démonstration n'est pos­
sible si elle ne présuppose la vérité de ses prémisses. Le propre du
syllogisme est de s'appuyer sur une vérité antécédente , et c'est
beaucoup plus dans cette sorte de précédence de la vérité à elle­
même que dans le reproche de cercle vicieux, que lui adresseront
plus tard les Scep tiques, qu'Aristote situe l'inévitable imperfec­
tion de ce raisonnement. M ais alors, si la démonstration est ce qui
a touj ours déj à commencé, il n'y aura pas de démonstration
possible des commencements : les prémisses du premier syllo­
gisme seront cc premières et indémontrables » (3) . Aristote insiste
sur ce qu'il y a de paradoxal, et d 'inévitable à la fois, dans cette
double exigence : les prémisses sont premières, quoique indémon­
trables ; mais elles sont aussi premières , pa rce qu'indémontrables ,

( 1 ) Ibid.
(2) Anal. Post. , I l , 19, 99 b 27.
(3) Anal. Post. , I , 2, 71 b 26.
LE PROBL ÈME D U COMMENCEMENT 55

« car autrement on ne pourrait les connaître, faute d'en avoir la


démonstration » ( 1 ) . Et Aristote de préciser en quel sens il faut
entendre cette primauté des prémisses : « Elles doivent être causes
de la conclusion, être plus connues qu'elle, et antérieures à elle :
causes, puisque nous n' avons la science d ' une chose qu'au
moment où nous en avons connu la cause ; antérieures, puis­
qu'elles sont des causes ; antérieures auss i du po int de vue de la
conna issance (2) . » L' antériorité des prémisses sera donc à la fois
logique, chronologique et épistémologique : du moins faut-il que
ces trois ordres coïncident, si l'on veut que la démonstration, donc
la science, soit possible. Nous sommes loin ici de ce « renversement
entre l'ordre de la connaissance et l'ordre de l' être n , en quoi
Brunschvicg verra le postulat fondamental du réalisme aristo­
télicien ( 3 ) . L ' idée de la connaissance implique au contraire que
son ordre soit celui-là même de l'être, que l ' ontologiquement
premier soit aussi épistémologiquement antérieur. Si la nature
semble « syllogiser », c'est que le syllogisme ne fait que traduire le
mode de production des choses : toute la théorie de la démonstra­
tion et de la science dans les A nalytiques suppose cette coïncidence
entre le mouvement par lequel la connaissance progresse et celui
par lequel les choses sont engendrées (4).
On ne s'étonnera donc pas que le problème du commencement
se pose en des termes analogues lorsqu'il s'agit de la connaissance
et du mouvement. Dans l'un et l 'autre cas, l'impossibilité d ' une
régression à l'in fini amène à poser un terme absolument premier :
d'un côté , une cause non causée, qui est le Premier Moteur non
mû ; de l' autre, une prémisse non déduite, qui est le principe
indémontré de la démonstration (5). Mais alors comment le prin-

( 1 ) Ibid., 7 1 b 27.
(2) Ibid., 71 b 29.
(3) L'expérience l111mai11e el la causalité physique, p. 1 57.
(4) On pourrait obj ecter qu'Aristote oppose quelquefois l'ordre de la géné­
ration et l 'ordre de l'essence, c'est-à-dire du discours : le parfait est antérieur
selon l'essence, mais n'apparait qu'au terme de la génération (cf. ci-dessus, p. 49,
et n. 2 à 5 ) , principe qui, nous l'avons noté, est surtout invoqué dans les ouvrages
biologiques. Mais tout l'effort d'Aristote tend à prouver que cet ordre a.P parem­
ment ascendant de la génération n'est rendu possible que par l' aspiration de la
matière vers une forme qui est en même temps cause flnare et même efficiente.
Il n'y a pas d'évolution créatrice pour Aristote : l'essence du parfait n'est pas
au terme, mals au commencement du processus ; le mouvement apparemment
ascendant de la génération n'est que la suppression des obstacles quf s ' opp osent
au mouvement véritablement descendant de la forme. En ce sens, l'ordre déduc­
tif du savoir colncide bien avec l 'ordre réel de la gé néra tion .
(5) Il est caractéristique qu' ARISTOTE, clans les Second• Analytiquer,
en vienne à donner cette définition purement négative du principe : J'entends

par principe dans chaque genre ces vérités dont l'existence est impossible à
démontrer • ( 1, 10, 76 a 3 1 ) . Par des formules de ce genre, Aristote veut moins
66 LA SCIENCE SANS NOM

cipe est-il a ppréhend é ? Si , étant fondement de toute connais­


sance il do it être plus connu que ce qu'il permet de connaître
et si, p ourta nt, il n'est pas objet de science, puisque toute science
démontre à partir de principes déj à connus , il faudra bien
admettre un mode de connaissance distinct de la science et supé­
rieur à elle : « Si nous ne possédons en dehors de la science aucun
autre genre de connaissance, il reste que (Àehre-rotL) c'est l 'intui­
tion qui sera le commencement de la science ( 1 ) . li
Ce n'est peu t-être pas un hasard si le problème du commen­
cement est posé dans le dern ie1· chapitre des Seconds A nalytiques
et s'il est résolu par une démarche régressive. Nous pressentons
ici que l'ordre de la recherche effective n'est pas celui de la
connaissance idéale et que ce n'est pas avec des syllogismes
qu'on fait la théorie du syllogisme. Aristote a décrit le savoir
comme une déduction ; mais toute déduction est déduction à partir
de quelque chose , qui, finalement, n'est pas déduit : si tout savoir est
déductif, faudra-t-il admettre que le savoir tire son origine du non­
savoir et se détruit ainsi lui-même ? On n'échappera à cette consé­
quence qu'en admettant un mode de savoir supérieur à la
science elle-même, et qui est l' intu ition. Il n'y a pas d'autre
issue , et c'est ce qu'Aristote exprime à deux reprises par le
verbe Àebre-rotL : « Il reste , écrit-il encore dans l 'Ethique à N ico­
maque, que ce soit l'intuition qui appréhende les principes (2). li
Nous sommes loin ici de la démarche conquérante d 'un Des­
cartes, s'installant d ' emblée dans l'évidence des natures simples
pour en déduire les vérités infinies qui en découlent. Aristote,
au terme de son analyse régressive des conditions du savoir,
dessine négativement l'idée de l ' intuition, plutôt qu'il ne nous
en apporte l'expérience. L'intuition n'est que le corrélat cognitif
du principe, son mode d 'être connu : il est ce sans quoi le prin­
cipe ne peut pas être connu, si du moins il est connaissable. Mais
rien ne nous dit qu'il soit en fait connaissable.

exprimer ln transcendance du principe que l'impuissance du discours humain.


C'est seulement avec le néo-platonisme que la négation renverra à la transcen­
dance ineffable du principe et deviendra ainsi paradoxalement médiation, voie
d'accès vers !'Un. Chez Aristote, la négation n'est que négation : c'est ici plus
qu'ailleurs qu'il faut se garder des interprétations rétrospectives, trop souvent
accréditées par les commentateurs grecs et surtout scolastiques. Voir sur ce
point I I • Partie, ehap. I I, § 4 (Le discours sur l'elre ) , p . 23 1 ss.
( l ) Anal. Post., I I , 1 9, 1 00 b 1 3 .
( 2 ) Eth. Nic. , V I , 6 , 1 14 1 a 6 : l.dm:T«L voüv dv«L Twv cipxwv. Le verbe
1.e:hte:T«L introduit souvent chez Aristote ce qu'on pourrait appeler une
e:x:plicalio11 résiduelle. Nous verrons que ce genre d'explication est particulière­
ment fréquent lorsqu'il s'agit du voüi;; ou de Dieu. Cf. Ge11 . animal., I I , 3,
736 b 27.
PHILOSOPH IE ET IN T U I TION 57

Rien ne nous dit non plus que la philosophie première soiL


humainement possible. D ans le deuxième chapitre du livre A de
la Métaphys ique, Aristote décrit les conditions de cette science,
nommée sagesse, qui porte sur les premières causes et les pre­
miers principes. L'un de ses caractères est l'exactitude, qui n'est
qu 'un autre nom pour la clarté de son obj et ( 1 ) ; dès lors, affirmer
que « les sciences les plus exactes sont celles qui sont le plus science
des principes » (2) revient à rappeler que les principes et les
causes sont « ce qu'il y a de plus connaissable » ( µ&Àta-roc. &ma­
't'l)-r&) (3). La sagesse , science du plus connaissable, devrait
donc être , de toutes les sciences, la plus aisément accessible.
En fait, il n ' en est rien , et Aristote , sans s'expliquer sur cette
apparente contradiction, définit le sage, quelques lignes plus
haut, comme « celui qui est capable de connaître les choses
difficiles et malaisément connaissables pour l'homme (-rà.
xoc.Àe:7tà. . . . xoc.t µ� f>48toc. &.v B pwmp ytyvwaxe:w) » (4) . Si l'on
se souvient que, dans le Protreptique, l'acquisition de la sagesse
était, par comparaison avec celle des autres biens, présentée
comme de loin la plus facile (rrnÀÀ<i°> f>4a-rl)) (5) , on ne pourra
manquer de s'interroger sur les raisons de ce renversement du
pour au contre qui, de la science la plus accessible, fait le
terme du cheminement le plus laborieux. Aristote, à vrai
dire, nous fournit dans le même chapitre du livre A, un élément
indirect de réponse : la sagesse, nous dit-il , est la plus libre
des sciences, c' est-à-dire la seule qui soit à elle-m ême sa propre
fin ; or « la nature de l'homme est de tant de manières esclave 1
qu' « on pourrait à bon droit estimer non humaine ( aux &.v-
6pc..m(vl)) la possession de la sagesse » et que, selon le mot de
Simonide, « Dieu seul pourrait détenir ce privilège » (6). S 'il est
vrai , comme le disent les poètes , que « la Divinité est naturel­
lement j alouse » , sa j alousie n 'aura p as de meilleure occasion de
s'exercer qu'à l'égard de la philosophie. Cette science est en
effet divine en un double sens : science des choses divines, mais
aussi « science qu'il serait le plus digne de Dieu de posséder »
ou du moins, corrige Aristote, science qu' « il appartiendrait
principalement à Dieu de posséder » ( 7 ) . Aristote, certes,

( 1 ) S u r la synonymie d ' &xp�6éc; e t. d e crotq>éc; , c f . Topiques, 1 1 , 4, l l l a 8 .


( 2 ) Mél., A, 2 , 982 a 2 5 .
(3) 9 8 2 b 2 .
(4) 982 a IO.
(5) Fraµm. 5 2 Rose, p . 62, 1. 1 7 .
(G) Mél., A, 2, 982 b 28-30.
(7) 983 a G-9.
58 LA SCIENCE SANS NOM

rej ette dans l'univers de la fiction poétique l ' hypothèse d'un


Dieu j aloux ( 1 ) . Il reste qu 'il envisage un moment comme
« indigne de l'homme de ne pas se contenter de rechercher

le genre de science qui lui est approprié » ('t'l)v xoc6 ' ocu-rov
t1tL<Tt"�!J.l)V) (2) .
De même, à la fin de l ' Éthique à Nicomaque, après avoir
décrit ce que serait une vie parfaitement contemplative, il se
demandera si « une telle vie n 'est pas au-dessus de la condition
humaine (xpdTT<.i>V � xoc-r '&v6p<.i>7tov) », et il répondra que l ' homme,
s'il mène cette vie , la vivra « non pas en tant qu'homme, mais
en tant qu'il y a quelque chose de divin en lui » (3) . Dans ce
« divin en l' homme », nous ne serons pas étonnés de retrouver ce

« principe du principe » que les Seconds A nalytiques (4) considé­


raient comme supérieur à la science humaine : « Si l 'intuition
(voüc;) est ce qu'il y a de divin par rapport à l'homme, la vie
conforme à l 'intuition sera une vie divine par rapport à la vie
humaine (5). »
On a généralement donné de ces passages de l 'Ethique à
Nicomaque une interprétation optimiste : l'homme serait un
être capable de dépasser sa condition et de participer au divin.
M ais on pourrait tout aussi bien en tirer cette conclusion que
la vie contemplative n'est pas la vie proprement humaine et
que l'homme en tant qu' lwmme est dépourvu d' intu ition intellec­
tuelle. Certes, Aristote présente un peu plus loin la vie contem­
plative comme la plus propre à l'homme, « si c'est bien en cela
que se manifeste le plus l'humanité (etm:p -roü-ro µocÀta-roc
&v6p<.i>7toc;) » ( 6 ) . M ais la contradiction, relevée en p articulier
par Rodier ( 7 ) , entre ces deux séries de passages, n ' est peut-être
q u 'apparente : autre est l ' essence de l ' homme, autre sa condition,
et l 'intuition , dont nous avons l'idée, dont nous discernons la
fonction comme condition de possibilité de la sagesse et en qui
nous situons, par une sorte de passage à la limite , l'essence

( 1 ) Cette hypo thëse était déj à rejetée par PLATON : • L ' envie n' app ro che
point du chœu1· des dieux • (PhMre, 247 a) ; cf. Timée, 29 a. Cette idée sera
souvent i nvoquée comme une sorte d'aphorisme par les auteurs du M oyen
Age. cr. Gu I LLAU ll E D'AUVERGNE (De uniuerso, la I lae, cap. 9 , t . 1, p. 8 1 7 a,
A u re l i a e , 1 674) : I nvi d i a et avaritia sunt in ultimate elongationis a Creatore. •

(2) Mét., A, 2, 982 b 3 1 .


( 3 ) Eth. Nic., X , 7 , 1 1 77 b 26 ss.
( 4 ) Anal. Post., I I , 1 9 , 1 00 b 1 5 .
(5) Eth . Nic., X, 7, l l 7i b 30.
(6) Ibid. , 1 1 78 a 7.
(7) Notes sur le liure X de /'Eth. Nic., p . 1 19, n. 2 (cf. aussi da ns Elude.�
de philosophie 9recq11e, p . 2 1 4 ) .
LA COND ITION H UMA INE 59

maxima ( µ.cXJ.. Lcr't'oc) de l'homme, nous est peut-être refusée en


fait. Ce que signifieraient alors ces textes de l' Éthique à Nico­
maque, c ' est que les limitations de l ' homme, en particulier de
ses facultés de connaissance, sont moins des négations que des
privations, que l'homme de fait en appelle à l'homme de droit
et que la vérité de l'homme phénoménal est à rechercher, non
dans sa condition effective, mais dans l'essence de l'homme en
soi, qui s ' apparente étrangement au divin : ainsi se j ustifierait
la j alousie des dieux, et il faudrait alors entendre dans le sens
d ' u n défi la prétention, exprimée au livre A de la Métaphysique,
d e partager avec la divinité la possession de la sagesse ( 1 ) .
Facile en dro it, la sagesse, bientôt désignée comme philo­
sophie première, est donc de toutes les sciences la plus difficile
en fait. Ou plutôt il y a une sagesse plus q u ' humaine, qui est
théoriquement facile, puisque son obj et est de tous le plus
clair et le plus exact, et une p hilosophie humaine, trop humaine,
qui, se mouvant d ' abord au niveau des choses de chez nous,
ne peut entretenir avec les premiers principes ce rapport immé­
diat d 'évidence qu'Aristote désigne sous le nom de voue;. Cette
distorsion, cette distance reconnue entre une connaissance en soi
et une connaissance pour nous, n 'était pas nouvelle : le vieux
P arménide l ' avait déj à obj ectée à Socrate dans le dialogue
platonicien qui porte son nom. Les Idées, que le Cralyle avait
j adis posées comme conditions de possibilité de la connaissance (2) ,
donc comme les réalités les plus connaissables en soi , ne sont­
elles pas en fait les moins connaissables pour nous, pour ne pas
dire tout à fait inconnaissables ? Si la science est une rela­
tion et que les termes corrélatifs soient nécessairement homo­
gènes, il n'y aura pas plus de science pour nous des choses en
.� ai que l 'esclave de chez nous n'est l'esclave de la M aî trise en
soi (3) . Mais, de même que l'homme n'entretient de rapport

( 1 ) CC. Eth. Nic. , X, 7, 1 1 77 b 3 1 : Il ne Caut pas écouter les gens qui nous

conseillent, hommes que nous sommes, d 'avoir des pensées simplement


humaines et, mortels que nous sommes, d'avoir des pensées simplement mor­
telles, mais il faut autant que possible nous rendre immortels ( (iqi' oaov �v8é;r.eToc1
d:6ocvocT(�e1v) . » Aristote combat ainsi ouvertement un scrupule souvent exprimé
par les Grecs. Cf. EPIC HARME, 23 B 20 Diels : 6vocTà f.P�TOV 6vocT6v, oux &6ŒvocToc
't"OV 6voc't"OV q>poveîv (cité par ARISTOTE, Rhélor., 1 2 1 , 1 394 b 25) ; P I N DARE,
1

lsth m . , V, 20 ; S O P H O C L E , Ajaa;, 758 ss. , fr. 590 p ; E U R I P I D E , Bacch . , 395,


427 se. ; Alceste, 799, etc. On mesurera la gravité du défi aristotélicien en se
rappelant qu'une prétention de ce genre avait été imputée à crime à Socrate.
Cf. J . M O R EAU, L 'flme du mo11de de Platon aux Sloi'ciens, p. 1 1 2- 1 3 . L 'Epinomia
avait déjà combattu la même réserve, mais seulement pour justifier l'observa­
tion astronomique (988 a ) .
( 2 ) Cralyle, 439 c-440 b.
(3) Pal"mén ide, 1 33 cd.
LA SCIENCE SANS NOM

q u 'avec l'homme et les Idées avec les Idées, de même l ' idée de
la science sera science de la Vérité en soi et la science de chez
nous ( mxp'�µiv) science de la vérité de chez nous ( 1 ) . De cette
analyse le vieux Parménide tirait la conclusion paradoxale
que Dieu est impuissant à connaître les choses de chez nous (2) .
Aristote, lui , prendra allégrement son p arti de cette impuis­
sance apparente : il est de la nature de l'intelligence divine de
ne connaître que ce qu'il y a de plus divin et la connaissance
des choses de chez nous ne serait pour elle qu'un changement
vers le pire ( 3 ) . Aristote sera sensible, en revanche, à l ' aspect
inverse du paradoxe : comment la science la plus exacte (4) ,
c'est-à-dire l a science d e c e qu'il y a d e plus manifeste
( cpocve:p6v) ( 5 ) , est-elle ce qui nous est le plus caché ? Comment
le plus connaissable en soi est-il le moins connaissable pour
nous (6) ?
A cette aporie certains textes platoniciens pouvaient fournir
un élément de réponse. La lumière du soleil a beau être ce par
quoi toute vision est rendue possible (7), elle produit d ' abord
l ' effet inverse en éblouissant celui qui sort des ténèbres (8) :
entre la merveilleuse clarté des véri tés intelligibles et leur appré­
hension p ar le regard humain , s'interposerait donc cette défail­
lance temporaire par quoi la vue est empêchée de reconnaître
son véritable obj et. Aristote reprendra cette explication dans
un texte du livre oc, qui nous paraît être le témoin d ' une phase
encore platonicienne de sa pensée ( 9 ) . Atténuant un peu l ' opti­
misme qu 'il professait dans le Prolreplique , il reconnaît dans
ce passage que « la considération de la vérité est, en un
sens, difficile et, en un autre sens, facile » ( 1 0). De cette dua­
lité d 'aspects, il donne d 'abord une explication, fondée sur l a
nature de l'erreur, et q u i ne nous intéresse p a s i c i ( 1 1 ) . M ais
il en fournit une autre, qui consiste à distinguer deux sortes

( 1 ) 1 34 cr .
(2) 1 34 de.
( 3 ) Afé/ . , A, 9, 1 0 74 b 2 5 SS.
(4) Tljv cX><f16e:a't'cXTI)V
�maTI)µ"l)v : Parm . , 1 34 c.
(5) Top., 1 , 4 , I l l a 8.
( 6 ) On retrouvera le même r. aradoxe dans l'usage kunlien du mot noumène,
en ce sens que • l' intelligi ble, c est-à-dire le propre obj et de notre intelllgence,
est précisément [pour Kant] ce qui échappe à toutes les prises de notre
intelligence • ( LACH ELIER, Sur le sens kantien de ra iso n , in Voca bulaire de
LAI.ANDE, ou mot Raison, 5• M . , p. 861 ) .
( 7 ) Rép VI, 509 b .
.•

( 8 ) V I I , 5 1 5 d-5 1 6 a .
( 9 ) Cf. chap. • E tre et histoire • , p . 7 & , n . � .
( 1 0) Mél . , oc , 1 , 993 a 30.
( I l ) Cf. chap. • Etre et histoire », p. 75-76.
L'ORDRE D U SA VOIR 61

de difficultés : il y a celle dont la cause esfj dans les choses ( Èv


To!ç 7tpocyµcxow) et celle dont la cause est en nous (Èv �µ!v ) .
cc La difficulté de la philosophie serait de cette dernière sorte : elle

ne tient pas à l ' obscurité de son obj et, mais à la faiblesse du


regard humain. De même, en effet, que les yeux des chauves­
souris sont éblouis par la lumière du j our, de même en est-il
pour l'intuition de notre âme à l 'égard des choses les plus évi­
dentes par nature ('t"cX TTI cpucreL cpcxvepw't"cx't"cx 7tcXV't"Cùv) ( 1 ) ». La
métaphore de l 'éblouissement sert ici à dissiper un paradoxe,
qui n'est au fond qu'apparent : le plus évident demeure bien le
plus connaissable, même pour nous, et c'est pourquoi la philo­
sophie est facile ; mais il faut tenir compte des circonstances
contingentes et passagères qui font p a ra ître la philosophie
difficile. La distinction entre l'obstacle qui est dans les choses
et l'obstacle qui est en nous revient donc ici à opposer le réel
à l'apparent, le définitif au provisoire, l 'inévitable à ce qui
dépend de nous.
La pédagogie platonicienne avait pour but d 'habituer le
regard à la contemplation de la lumière (2) : n 'était-ce pas situer
au terme d'un processus une connaissance qui devrait être
logiquement première (3) ? M ais Platon ne prenait pas au tra­
gique cette distorsion entre l 'ordre idéal du savoir véritable, qui
va de l ' i dée au sensible, et l 'ordre humain d'une recherche qui
s'élève du sensible à l' idée. D 'une part, en effet, cette recherche
n'était qu'une propédeutique au savoir et sa fin entrevue
autorisait l'espoir d ' une démarche en fin descendante, qui coïnci­
derait avec la genèse même des choses. D ' autre part, cette
propédeutique même, à chacun de ses instants, n 'était qu 'une
redécouverte, une réminiscence d'u n savoir qui était logique-

( 1 ) ex, 1, 993 b 8-9. La métaphore de l'éblou issement sera reprise par THto­
PHRASTE (Mét., 8, 9 b 12), mais dans un contexte assez différent ; Il s'agit
de savoir où doit s'arrêter la recherche ascendante des causes : • Quand nous
passons aux Réalités suprêmes et premières (TcX &>cpex >cexl 7tpù'>Tex) elles-mêmes,
nous ne sommes plus capables de continuer, soit parce qu'elles n'ont pas de
cause, soit en raison de fa faiblesse de notre regard à fixer, en quelque sorte,
ces éclatantes lumières, 8tc1' T�V �µeTÉpexv &aOÉvetexv Ciam:p 7tpb� TcX � ùlTE:Lv6TexTex
8ÀÉ7t&LV • . Il ne s'agit pas, o n l e voit, d'expliquer l a difficulté de fa i l de la phi­
l osophie, mais de fixer les limites de la recherche : pour !'Aristote du livre ex ,
comme pour Platon, l'éblouissement était un obstacle préj udiciel, mais �rovl­
soire, à la recherche de la vérité ; pour Théophraste, il symbolise une hmlte,
sans doute définitive, mais rencontrée seulement au terme de la recherche.
(2) Rép., V I I , 5 1 6 ab.
(3) • Si nous ne connaissons pas l ' i dée de Bien, connussions-nous tout
ce qui est en dehors d'elle aussi parfaitement qu'il est possible, cela, tu le sais,
ne nous servira de rien, de même que sans la possession du bien, celle de toute
autre chose nous est inutile • ( i bid. , V I , 505 a b ) .
62 LA SCIENCE SA NS NOM

ment et chronologiquement antérieur. Le plus simple et le plus


lumineux étaient donc malgré les apparences le plus connu et,
d 'une certaine façon , le déjà connu.
Aristote conservera l 'idéal platonicien d 'un savoir descen­
dant, qui va du simple au complexe, du clair au confus, de l 'uni­
versel au particulier, et les A nalytiques fixeront le canon défi­
nitif d'un tel savoir. M ais ce savoir, qui est touj ours médiat,
est suspendu, nous l 'avons vu , à l 'intuition immédiate de son
point de départ, de sorte que la conquête de ce point de départ
sera la tâche préalable de toute connaissance humaine. Sup­
posons alors que l'homme soit un être naturellement ébloui,
qu'il soit en fait privé de l 'intuition, même si celle-ci appartient
à son essence : la recherche préalable deviendra une lutte indé­
finie contre un éblouissement touj ours renaissant et le commen­
cement du savoir véritable sera indéfiniment différé.
Aristote ne formule nulle p art cette conséquence. M ais elle
est, semble-t-il, impliquée par la distinction extrêmement fré­
quente que ses œuvres classiques instituent entre « ce qui est
plus connu en soi » (yvCi.>ptµw't'e:pov xoc.e'otu't'6 ou &.7tl..w c;) ou « par
n ature » ('t'7j cpucre:t) et « ce qui est plus connu pour nous » (yvCi.>pL­
µw't'e:pov xoc6"�µétc; ou 7tpoc; �µétc;). On reconnaît ici l'opposition
qu'établissait le livre oc entre la difficulté qui est « dans les
choses » et celle qui est « en nous » , mais en quelque sorte figée
et radicalisée : entre l'èv �µiv du livre oc et le 7tpoc; �µétc; des
textes classiques, il y a , pourrait-on dire, une distance analogue
à celle qui sépare l ' apparence et le phénomène chez Kant. La
difficulté qui se présente « par rapport à nous » n'est plus un
obstacle dont la suppression dépende de nous : il faut compter
avec un ordre proprement humain de la recherche , qui est
non seulement différent, mais inverse, de ce que serait l 'ordre
idéal du savoir et dont on ne peut espérer qu'il soit une simple
propédeutique à celui-ci.
Cette opposition apparaît progressivement dans l 'œuvre
d 'Aristote et, avant de devenir une distinction scolastique ( 1 ) ,

( 1 ) Les scolastiques distingueront ce qui est plus connu quoad nos et c e qui
est plus connu simpliciler. - Déj à certains textes du Corpus aristotélicien
semblent témoigner d'une scolarisation de ces concepts. Ainsi, dans les Anal.
Post., l'affirmation de l'antériorité des prémisses (cf. ci-dessus p . 55 et n. 2),
amène le développement suivant : • Au surplus, antérieur et plus connu ont
une double signification, car il n'y a pas identité entre ce qui est antérieur par
nature et ce qui est antérieur pour nous, ni entre ce qui est plus connu par nature
et plus connu pour nous. J'appelle antérieurs et plus connus pour nous les objets
les plus rapprochés de la sensation, et antérieurs el plus connus d'une manière
a bsolue les obj ets les plus éloignés des sens. Et les causes les plus universelles
sont les plue éloignées des sens, tandis que les causes particulières sont les plus
L'ORDRE D U SA VO IR 63

elle naît spontanément, comme sous la pression même des


problèmes. Un texte des Topiques sur la définition nous fait
assister, semble-t-il , à sa genèse. Le propre de la définition
étant de manifester une essence, il est clair qu'elle doit procéder
de termes plus m anifestes, c'est-à-dire plus connus que Je terme
à dé finir : « Puisque la dé finition n'est donnée q u ' en vue de
faire connaître le terme posé, et que nous faisons connaître les
choses en prenant non pas n'importe quels termes, mais bien
des termes antérieurs et plus connus, comme on Je fait dans
la démonstration (car il en est ainsi pour tout enseigneme n t
donné , 8t8omxetÀtet, ou reçu, µ&0'Yjatç) , il est clair qu'en ne défi­
nissant pas par des termes de cette sorte on n ' a pas défini du
tout ( 1 ) . » Mais cette règle, qui ne fait q u ' appliquer au cas
particulier de la définition l'exigence universelle d'un savoir
préexistant, peut s'entendre de deux façons : « Ou bien on
suppose que les termes [de la mauvaise définition] sont moins
connus au sens absolu (cbtÀw ç ) , ou bien on suppose qu'ils sont
moins connus pour nous ; car les deux cas peuvent se pré­
senter (2) . » « Au sens absolu , précise Aristote, l 'antérieur est
plus connu que Je postérieur » : ainsi le point est plus connu que
la ligne, la ligne que la surface , la surface que le solide, ou encore
l 'unité est plus connue que Je nombre et la lettre que la syllabe.
Nous retrouvons ici la coïncidence , affirmée par le Prolreplique,
entre l'antériorité ontologique et l ' antériorité épistémologique,
entre l 'ordre de la génération et l 'ordre du savoir. M ais en fait,
et par rapport à nous, c'est parfois l 'inverse qui se produit :
c'est en effet le solide qui tombe avant tout sous les sens, et la
surface plus que la ligne, et la ligne plus que le point. Si donc
l'on définit par ce qui est plus connu pour nous, on dira que
« le point est la limite de la ligne, la ligne celle de la surface, et la
surface celle du solide » (3) . Mais c'est là dé finir l ' antérieur
par le postérieur et procéder o bscurum per o bscurius. Au contraire,
« une définition correcte doit définir par le genre et les diffé-

rapprochées • ( 1 , 2, 72 a 1 ) . Ce passage, qui rompt d'ailleurs l'enchaînement


des idées, nous paraît être une interpolation. Car, loin d'éclairer la théorie du
syllogisme, il en compromet singulièrement l'application : pour que le syllo­
gisme soit humainement possible, il faut que les prémisses soient plus connues,
non seulement en soi mais pour nous, que la conclusion. Or on sait que l'une au
moins des prémisses doit être plus universelle que la conclusion, ce qui, d'après
la doctrine ci-dessus, la rendrait moins connue pour nous que la conclusion.

!ll
On ne voit donc pas l'intérêt qu'aurait ici Aristote à insister sur une distinc­
tion qui réduit à l'impuissance les règles de la démonstration.
Top . , V I , 4 , 1 4 1 a 27 SS,
2 Ibid., 1 4 1 b 3.
3 1 4 1 b 21 .
64 LA SCIENCE SANS NOM

rences », déterminations qui, « au sens absolu », sont plus connues


que l 'espèce et antérieures à elle : « car la suppression du genre
et de la différence entraîne celle de l'espèce , de sorte que ce
sont là des notions antérieures à l 'espèce ». On reconnaît là la
définition de l'antérieur selon la nature et l'essence ( 1 ) , qui
coïncide ici avec l'antérieur selon le discours. Cc qui est premier
de ce double point de vue, c'est l ' universel : générateur de
l 'espèce et, par l'espèce, de l'individu (2) , il doit être dit, donc
connu , avant ce qu'il engendre. Ainsi la bonne dé fini tion du
point sera-t-elle : le point est une « unité située » ( µovocc; 6e-r6c;) (3),
définition qui suppose connus le genre plus universel de l ' u n ité
et la détermination, elle-même plus universelle que le défini (4),
de la position dans l'espace.
La définition du point comme limite de la ligne est certes
valable , mais comme un pis aller, à l 'usage de ceux dont l'esprit
n'est pas assez pénétrant pour connaître d'a bord ce qui est plus
connu absolument. Aristote n'a pas encore perdu l 'espoir d 'ac­
céder à l'ordre de l'intelligibilité en soi ; c'est une question de
pénétration d'esprit, donc d 'exercice : « Pour les mêmes per­
sonnes, à des temps différents, ce sont des choses différentes
qui sont plus connues : au début, ce sont les obj ets sensibles,
mais quand l 'esprit devient ensuite plus pénétrant, c'est l'in­
verse ,, (5) ; il peut donc se faire qu' « il y ait identité de fait
entre ce qui est plus connu pour nous et ce qui est plus connu
absolument » (6).
Mais, à mesure que la pensée d'Aristote se développe, il
semble bien que la perspective de cette coïncidence soit de plus
en plus différée. Au livre Z de la Métaphys ique, il n'est plus
question d 'une insuffisance de pénétration , mais d ' une servitude
permanente de la connaissance humaine. L'esprit le plus péné­
trant qui soit, celui du philosophe, n'échappe même pas à la
commune condition : « C'est parmi les êtres sensibles que nos
recherches [sur l'essence] doivent commencer . . . Tout le monde
procède ainsi dans l'étude : c'est par ce qui est moins connais­
sable en soi qu'on arrive aux choses plus connaissables ( 7 ) . »

(ll
(2
cr.
plus haut p . 46.
Nous sommes encore ici dans une perspective platonicienne. Plus tard,
Aristote dira que seul l'individu engendre l'individu.
(3) 6, 6, 1 0 1 6 b 25, 30.
(4) La différence spécifique est plus universelle que l'espèce et même que le
genre. Sur ce point, cf. I r• Partie, chap. I l , § 4, p. 229 ss.
(5) Top., VI, 4, 1 42 a 3.
(6) 1 4 1 b 23.
( 7 ) Mét., Z, 3, 1 029 a 34, b 3 SS.
ORDRES DE LA RECHERCHE ET D U SA VOIR 65

La tâche (gpyov) qui incombe à la méthode sera alors de « rendre


connaissable pour nous ce qui est connaissable en soi » ( 1 ) .
Ainsi Aristote considère-t-il ici comme naturelle la distorsion
des deux ordres : quant à leur coïncidence , elle est à conquérir
par une démarche probablement laborieuse, qui définit la
recherche humaine en tant que telle. Si donc il y a deux points
de départ, celui de la recherche et celui du savoir, o u , comme
le dira encore Théophraste, un point de départ « pour nous »,
qui est le sensible, et un point de départ « absolu » , qui est
l'intelligible (2) , pourrons-nous j amais atteindre ce point qui est
le plus éloigné de nous et qui est pourtant le commencement
du savoir véritable ? Mais alors n'y a-t-il pas quelque ironie
à parler d'un « point de départ » , qui n 'est pour nous qu'un
terme à peine entrevu , et d 'une cognoscibilité en soi qui ne
serait cognoscibilité pour personne ? Les Top iques , nous l 'avons
vu, se contentaient de distinguer entre le vulgaire et l'esprit
« pénétrant » et de réserver à celui-ci l'accès à la connaissance
en soi. Mais, dans la Métaphysique, l'esprit rlu philosophe en est
réduit à la condition du vulgaire et l 'expression plus connaissa ble
en soi se vide finalement de toute référence à une connaissance
humaine effective.
Les commentateurs en tireront la conséquence en assimilant
finalement ce qui est connaissable en soi ou par nature à ce qui
est conn a issable pour D ieu (3). Nous retrouvons ainsi, par un
autre biais, l 'aporie que rencontrait Aristote dans son analyse
des conditions de la sagesse : la sagesse est facile en soi et première
d ans l 'ordre du savoir, puisqu' elle porte sur ce qui est le plus
connaissable ; mais peut-être n'est-elle première et facile que

( 1 ) 1029 b 7 : • ... de même, précise Aristote, que, dans la vie pratique, notre
devoir est de partir de chaque bien particulier pour faire que le bien général
devienne le bien de chacun La coincidence entre le particulier et le général,
».

entre le • pour nous • et l'• en soi », n'est pas donnée, mais est à faire, et précisé­
ment avec les moyens • particuliers • dont nous disposons. AscLÉPIUS (383, 5 )
cite l'exemple du législateur, q u i a recours a u x châtiments individuels pour
réaliser la vertu, qui est universelle. Le Ps.-Alex. montre comment le législateur
peut ainsi exercer une influence sur l'économie : la loi, en punissant le riche qui
use mal de sa richesse, le châtie pour son bien, mais contribue aussi à la pros­
périté générale (466, 12- 1 5 ) .
( 2 ) Mét.1 8, 9 b 7 .
(3) Ainsi le Ps.-Alexandre dans son commentaire du livre N (6, 1 092 b 26-30) .
Aristote critique l a théorie pythagoricienne selon laquelle u n m6lange vau­
drait d'autant mieux qu'il pourrait être exprimé par un nombre qui définirait
exactement sa composition. Cette critique ne signifie pas, commente le
Ps.-Alex., que tout mélange n'ait p as lieu selon une certaine proportion,
mais il est des cas où cette proportion est inaccessible à notre intelligence,
tout en étant • connaissable pour Dieu et par nature • (-réj> fü:éj> 8È xcxl -r'ij
«pÛaeL yvÙ>pLµ.011).
LA SCIENCE SA NS NOM

pour Dieu , c'est-à-dire pour un être qui serait doué d 'intuition


intellectuelle et dont le savoir, s'il existe ( 1 ) , serait descendant
et productif, à l'image de la genèse des choses (2) .
l(c
* *

Nous avons vu certains des commentateurs néo-platoniciens


u tiliser la distinction de l 'antériorité en soi et de l'antériorité
pou1· nous pour concilier le titre de la métaphysique avec le
caractère premier de son objet (3) . Un exégè te contemporain ,

( 1 ) On sait qu'Aristote contestera au livre A (9, 1 074 b 1 5-35), que Dieu


connaisse le monde. Pourtant, au livre A ( 2, 983 a 9), il tendait à attribuer à
bieu seul la connaissance des principes et, par conséquent, en vertu de la défi­
nition lnême du principe, de ce dont ils sont les principes. II semble donc qu'il
y ait évolution de la doctrine plus traditionnelle du livre A à celle, propremenL
aristotélicienne, du livre A. M ais cette évolutiot1 elle-même s'explique :
Aristote doutera de plus en plus que le inonde sublunaire se rattache à
Dieu comme à son principe, car la co11tinge11ce, due à la résistance de la
matière, introduit ici une faille entre Dieu et le monde. I I n'y a donc pas
contradiction entre ces deux passages, que l'on a souvent invoqués l'un
collti'e l'autre dans la question de savoir si le Dieu d'Aristote co1111att 011
non le mond_e (sur ce.tte polémique, cf. saint ThoMAS, ln Métaph. A., éd.
Cathala, p . 736, n• 26 1 4 ; B R ENTA N O , Die Psychologie des A ristote/es, p. 246
(qui soutient comme saint Thomas que Dieu, en se connaissant, connaît toutes
choses) ; contra ZELL�R, Phil. der Griechen, I l , I I • Partie, p. 37 1 , n. 1 ) .
E n réalité, il est à l a fois vrai d e dire que Dieu s e connait lui-même comme
pl'Ïll cipe de toutes choses (cf. A, 2, 983 a 8), et que pourtant il ne connaît pas
le monde : Dieu ignore le monde dans la mesure tn Ome oil le monde ne se déduit
pas du principe, et l'on pourrait ajouter : dans ce�te mesure seulement. (Ams­
'i'OTE, au livre A, précise que Dieu ne peut penser le monde parce que ce serait
là un • changement vers le pire • et qu' • il y a des choses qu'il est meilleur de ne
pas voir que de voir •, 1 074 b 27 et 32. Si le monde se déduisait entièrement du
principe, il participerait de son excellence, et cet argument tomberait) . De
même, l'artisan ignore ce qui, dans I 'œuvre, provient de la résistance de la
matière : il n'y a pas de science de l'accident.
(2) Le savoir véritable est, en effet, analogue à l'action démiurgique dans la
mesure où il coïncide avec l'ordre naturel de la génération. Réciproqurmcn L,
l'activité de l'artisan sera une bonne introducLion à la conml.lssance (cf. J . - M . L E
B LO N D , Logique e t méthode chez Arislole, p . 326 ss. : • Les schèmes du méliei· • ) .
Toute intuition est, poUl·rait-on dire originaire, au sens où KANT entendra cette
expression dans sa Disserlalioil de i 770, en ce qu'elle fonde indissol ublement
une déduction et une pi·oduction, qui, chez Aristote, se déploieront dans le
syllogisme. Ce n'es� donc pas lin qasard si le mécanisme du syilogisme reproduit
le processus de la fécondation. Cf. BiluNscliv.1ca, Oüa tatione Arisloteles mela·
physicam vim syi!ogismo inesse demoilslraverit, p. 4. ( Mais Brunschvicg insiste
trop exclusivement sur le caractère biologique de cette analogie : Iè fait qu'Al'iS­
tote recoure, en d'autres passages, à des analogies technologiques prouve que
la fécondation biologique et la fabrication artisanale ne sont pris ici que comme
des illustrations particulières de la génération en gén6ral.)
· ( 3 ) Cf. chap. précédent, p . 3 2 . Cette tradition se perpétuera chez les commen­
tateurs arabes. Cf. AVERROÈS, Métaphysique, trad. allem. M. HORTEN, p. 8.
Av I C E N N E, De la guérison de l'dmll, 4 • somme, trad. M . H o R'i'EN, p . 35-36 :
• L'expression après la physique exprime un après par rapport à nous . . . M ais
le nom par lequel celle science mérite d'être désignée, si on la considère dans
son essence propre, est avant la physique ; car les choses qu'elle recherche sont,
quant à leur essence et à leur universalité, avant la physique. •
ANTÉRIORITÉ DE LA PH ILOSOPHIE PREiVI IÈRE 67

M. H . Reiner, a cru pouvoir en conclure que le titre Métaphys ique


était aristotélicien d'esprit (seinem Sinn und Geist 1rnch ) ( 1 ) .
Mais autre chose est d e reconnaître u n sens a u titre Métaphys ique,
autre chose de reconnaître ce sens comme aristotélicien. En
expliquant que la métaphysique est pour nous postéri eure à la
physique bien que son obj et soit - ou plutôt parce qu'il est anté­
rieur en soi à l'obj et physique, Alexandre et Asclépius semblent
opposer l'ordre de la connaissance et l'ordre de l'être. M ais, on
l ' a vu , ce renversement de l'ordre ontologique et de l 'ordre
épistémologique ne peut être attribué sans réserve à Aristote
lui-même : lorsqu 'il oppose le plus connu en soi et le plus con n u
pour nous, il n'oppose pas l'être au connaître, mais deux modes
de connaissance : l'un de droit, l ' autre de fait. L'originalité de
sa conception réside précisément dans cette idée d 'une connais­
sance en soi, pour qui l 'ontologiquement premier serait en même
temps le premièrement connu , ordre qui , comme le prouve
amplement la théorie des Seconds A nalytiques , est l'ordre même
de la science démonstrative. Or on voit mal que la philosophie
première , souven t désignée comme la plus haute des sciences,
puisse obéir à un autre ordre que celui-là. Il faut donc en prendre
son parti malgré les commentateurs : la théologie était appelée
par Aristote philosophie première , non seulement parce que son
obj et était premier dans l 'ordre de l'�fre, mais aussi parce qu'elle­
même devait être première dans l'ordre du savo ir. L 'ingéniosité
des commentateurs ne sert ici de rien : Aristote ne peut avoir
voulu appeler philosophie première une philosophie qui, même
seulement pour nous, viendrait après la physique, car alors cette
philosophie ou bien ne serait pas première , ou bien ne serait
pas une ph i losophie, c' est-à-dire une science , puisqu'elle ne sui ­
vrait pas l'ordre de la cognoscibilité en soi.
Il reste que le titre Métaphys ique correspond , mieux que
celui de Philosophie prem ièr•e , à l'aspect effectif de la recherche
aristotélicienne et qu'on ne saurait donc attribuer son invention
à un complet contresens. L 'erreur des commentateurs serait
plutôt d 'avoir voulu faire de Métaphysique le titre de la philo­
sophie première, comme si des recherches « post-physiques »
pouvaient réaliser le proj et aristotélicien d ' une science « anté­
rieure à la physique » . Dès lors, ils ne pouvaient résoudre le
paradoxe qu'en j ouant sur les sens apparemment multiples

( 1 ) H . REINER, art. cil., p . 228. M . Reiner voit même là un argument en


faveur de l'attribution du titre, sinon à Aristote lui-même, du moins à l'un
de ses disciples immédiats, par exemple, EuoÈME ( i bid. , p . 237) .
68 LA SCIENCE SANS NOM

d 'antérieur et postérieur. M ais si , comme on a essayé de le montrer,


il faut à la fois prendre au sérieux l'antériorité de la philosophie
première et la postériorité de la métaphysique, c'est-à-dire
entendre dans les deux cas un ordre de succession temporelle ,
o n conviendra q u e les deux titres n e peuvent s'appliquer à la
même spéculation. La métaphys ique n'est donc pas l a philosophie
premiêre. Mais que serait-elle d 'autre ? Les conclusions du
chapitre précédent nous autorisent à répondre : le titre de
Métaphysique, s'il ne convient pas à la philosophie première ou
théologie, s'applique sans difficulté à cette science, restée sans
nom chez Aristote lui-même, et qui prend pour obj et, non pas
l 'être divin, mais l'être dans son universalité , c'est-à-dire en
tant qu'être. Confondre sous le nom ambigu de métaphys ique
la science de l'être en tant qu'être et celle du divin ou, comme
nous le dirons désormais, l'ontologie et la théologie ( 1 ) , c'était
se condamner à ignorer la spécificité de la première tout en
altérant le concept de la seconde ; c'était attribuer à la première
une antériorité qui n'appartient qu'à la seconde et à celle-ci
une postériorité qui est le fait de la première.
M ais dénoncer la confusion n'est pas encore la comprendre :
si la métaphysique n'est pas la philosophie première, si la science
de l 'être en tant qu'être ne se réduit pas à celle de l'être divin,
il faudra montrer comment l'une et l 'autre s'ordonnent, se
subordonnent ou s'impliquent, au point que les commentateurs,
et après eux la plupart des interprètes, les aient spontanément
confondues (2) .

( 1 ) Ce vocabulaire, d'ailleurs obvie, est celui de W. JAEGER ( Aristoteles,


chaJ> . IV).
( 2) Cet ouvrage était sous presse lorsque a paru celui de V. DÉCARIE,
L'objet de la métaphysique selon Aristole, Montréal, Paris, 1 9 6 1 , qui tend à
confirmer l'interprétation traditionnelle, selon laquelle l'étude de l'être en
tant qu'être serait subordonnée à celle de la • substance • comme la consé­
quence à son principe. Disons seulement ici : 1 ) que cette thèse nous paraît
méconnaître les origines rhétoriques et sophistiques de la problématique de
l'être en tant qu'être ; 2) qu'elle tombe sous le coup des critiques que nous
adressons aux interprétations un i/aires (même si, sur un point important,
elle s'accorde avec la nôtre, en refusant d'assimiler l'être en tant qu'être à
l'être divin).
PREM IÈRE PARTIE

LA SCIENCE (( RECHERCHÉE »

.. • xoc t " EÀÀ'IJVeç aocp(ocv


�'IJTOUGLV.
Saint PAUL
( 1 Cor., 1 , 22).
Personne ne doit s'étonner
que cette science primordiale à
laquelle revient le nom de Phi­
losophie première et qu'Aristote
a appelée désirée ou recherchée
(�'l)Touµév'IJ) demeure auj our­
d'hui encore parmi les sciences
qui doivent se chercher.
LEIBNIZ (De primae phi­
losophiae emendalione
et de nolione su bslan­
fine ) .
CHAPl'l'RE PREMIER

�TRE ET HISTOIRE

Une hirondelle ne fait pas le


printemps.
(Eth. Nic., I, 6, 1 098 a 1 8 . )

« Aristote, écrit W. J aeger, a é té le premier à établir à côté


de sa propre philosophie une conception de sa position person­
nelle dans l' histoire ( 1 ) . » C'est là un fait dont la nouveauté
même mérite d' être expliquée. Même en admettant que l'histoire
de la philosophie n ' ait pas j oué un rôle déterminant dans la
formation de la pensée d'Aristote et qu'elle ne soit chez lui
qu'une reconstruction faite après coup dans un souci de j usti fi­
cation rétrospective, il n ' en resterait pas moins que l'histoire
est touj ours invoquée dans son œuvre comme une caution
supplémentaire de vérité et qu'elle s'y trouve donc douée d ' une
valeur positive.
L'idée était nouvelle, au moins par rapport au platonisme.
Pour Platon, « les Anciens valent mieux que nous » , pa rce qu 'ils
c c vivaient plus près des dieux » (2) . « Le vrai, ce sont les Anciens

qui le savent » , fait-il dire à Socrate au début du mythe de


Teuth (3) , et « ceux d ' auj ourd'hui » , les Modernes, son t oublieux
de ces vérités passées. S'il y a une histoire de la vérité , c'est
celle d ' un oubli progressif entrecoupé de réminiscences ; mais,
si l'oubli est la règle, la réminiscence est l'exception, car <c il
n'est pas également facile à toutes lel.'I âmes de se ressouvenir
des choses du ciel à la vue des choses de la terre » (4). Aristo te
lui-même sacri fiera à ce respect quasi religieux du passé , qui

!l) Arisloleles, p . l .
2 ) Phildbe, 1 6 c .
3) Phèdre, 274 c .
4) Phèdre, 250 a .
72 LA SCIENCE cc RECHERCHÉE »

devait être devenu un lieu commun du traditionalisme athénien :


« Le plus ancien est aussi le plus vénérable » ( 1 ) et, ailleurs,
il fera allusion à un passé lointain et en quelque sorte pré-humain,
dont le souvenir a été aboli, ou du moins altéré par l'intervention
des hommes :
« Une tra dition, venue de l'Antiquité la plus reculée et

transmise sous forme de mythe aux âges suivants, nous apprend


que les astres sont des dieux et que le divin embrasse la nature
entière. Tout le reste de cette tradition a été aj outé plus tard ,
sous une forme mythique, pour persuader la multitude et pour
servir les lois et l 'intérêt communs . . . Si l'on sépare du récit son
fondement initial, et qu'on le considère seul, savoir la croyance
que toutes les essences premières sont des dieux, alors on s'aper­
cevra que c'est là une tradition vraiment divine. Tandis que,
selon toute vraisemblance, les divers arts et la philosophie ont
été développés aussi loin que possible à plusieurs reprises et
chaque fois perdus, ces opinions sont, pour ainsi dire, des reli­
ques de la sagesse antique conservées j usqu 'à notre temps.
Telles sont les réserves sous lesquelles nous acceptons la tradition
de nos pères et de nos plus anciens prédécesseurs (2). »
L'idée d ' une Révélation originaire, dont les mythes seraient
les vestiges, apparaît encore dans ce texte, mais accompagnée de
combien de restrictions ! Le mythe a perdu le caractère sacré
qu'il avait encore chez Platon : il n'exprime pas seulement la
tradition, mais la trahit en la traduisant ; d 'origine divine, il a
été détourné de sa fonction révélatrice pour servir des besoins
humains : la mythologie tourne à la mysti fication sociale. La
sagesse n'en conserve pas moins le rôle cathartique qu'elle
possédait chez Platon : débarrasser les mythes de la gangue qui
les recouvre, c'est restaurer dans sa pureté la parole même des
dieux ; c'est se ressouvenir, par une conversion qui va à contre­
courant de l ' histoire, de ces commencements lumineux où
régnait encore une familiarité native entre l'homme et le divin (3).
M ais une autre idée apparaît, qui attribue à l 'histoire un

( 1 ) Mél. , A, 3, 983 b 32.


(2) Mél., A, 8, 1 074 a 38-b 1 4 ( trad . J. TRICOT) . - Il est intéressant de
noter que ce passage, qui, en dêpit des réserves finales, rend un son nettement
platonicien, appartient à un chapitre qui, selon W. JAEGER (Arisloleles,
p. 366 ss. ), est de rédaction assez tardive.
(3) Cette idée que la vérité est au commencement et que l'histoire n'est pas
dévoilement, mais oubli, est commune à tous les traditionalismes. - cr.
de BONALD : • La vérité, quoique oubliée des hommes, n'est j amais nouvelle,
elle est du commencement, ab initio. L'erreur est toujours une nouveauté dans
le monde ; elle est sans ancêtres et sans postérité » (cité par le Vocabulaire
de LALANDE au mot Tradition )
« • .
C YCLE ET f>RO G R RS

mouvement exactement inverse du précédent. Aristote reprend


à son compte - en la restreignant, il est vrai , aux arts et à la
philosophie, mais que reste-t-il en dehors ? - l'idée sophistique
d'un progrès des connaissances et des techniques humaines, idée
que Platon avai t raillée dans l'Hipp ias majeur ( 1 ) . Certes, ce pro­
grès ne va pas sans des retombées, que suivent de nouveaux
essors ; mais la décadence n'est plus le fait de l'homme, puisque
les chutes successives sont dues à des cataclysmes cosmiques (2) :
au contraire, la progression des connaissances et des arts à
l 'intérieur des périodes intermédiaires est mise à l'actif de
l'invention et du travail humains.
Sans doute Aristote, comme effrayé par l'idée d ' un progrès
linéaire et irréversible qui manifesterait le pouvoir indé finiment
créateur du temps, la corrige-t-il par celle d'un devenir cyclique,
image affaiblie et imparfaite de l'éternité du Cosmos : « Ce n'est
pas une fois, ni deux fois, ni un petit nombre de fois, que les
mêmes opinions reparaissent périodiquement p armi les hommes,
mais un nombre infini de fois (3). » I l n'en reste pas moins
qu'entre deux catastrophes cosmiques, le sens de l 'évolution
humaine n'est pas celui d ' une régression, mais d ' un avancement
progressif. L e temps a deux faces : destructeur de la nature,
qu'il érode et qu'il mine par l'action conj uguée de la chaleur
ot du froid ( 4), il est l' auxiliaire bienveillant - auve:pyàc; &ycx86c; -
de l'action humaine ; et, s'il n'est pas créateur, il est du moins
inventeur, e:upe:'t'�c;, ce qui autorise le progrès des techniques (5) .

( 1 ) 28 1 d-282 a.
(2) Météorol. , 1 , 14, 351 li 8 ss. - On trouve bien une idée analogue dans le
Timée de PLATON (cf. 20 e, 22 b, 23 c, 25 c), mais le déluge semble n'être chez
lui que la traduction mythique de l'oubli : entre deux catastrophes, il n'y a pas
progrès proprement humain, mais tout au plus conservation d' • un petit germe
échappé au désastre • ( 23 c). En prenant à la lettre le m y the platonicien,
Aristote sauvegarde la p ossibilité d'une histoire, ou plutôt d'histoires humaines,
à l'intérieur do l'hist01re cosmique.
(3) Méléorol., 1 , 3, 339 b 27. Cf. De Coelo, 1 , 3, 270 b 19. - D ' après le
P . LE B LOND ( Logique et Méthode chez A1·islote, p . 262) , il s'agirait là de • façons
de parler courantes •, contraires à la conviction intime d'Aristote, qui « croit
au développement linéaire de la pensée, au progrès des idées •. Mais il n'y a pas
de raison qu'Aristote conçoive l'histoire générale de l'humanité autrement que
le devenir de la nature, c'est-à-dire sous la forme d'une génération circulaire
et d'un éternel retour (cf. De Gen . et Corr., II, I l , 338 a 7 ss. ) . Bien plus,
THÉOPHRASTE verra dans la théorie aristotélicienne des catastrophes le seul
moyen de concilier l'éternité du genre humain (qui résulte, pour lui comme pour
Aristote, de l'éternité de l'Univers) et l'imperfection de nos arts et de nos
sciences, qui trahit le caractère relativement récent de leur apparition ( D I ELS,
Do:cogr. , 486 ss. ) . - Ce.te idée, très ancienne dans l'œuvre d'Aristote, devait
inspirer l'exposé historique qui constituait le livre 1 du nepl cpLÀoaocplcxç (cf.
fragm. 13 Rose, 8 Walzer) .
( 4 ) Météor. , 1 , 14, 35 1 a 26 ; cr. surtout Pl!ys . , I V, 13, 222 b 19
(5) Elll . N i, c . , 1 , 7, 1 098 a 24.
74 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

Aristote va même quelquefois j usqu'à oublier ses propres leçons de


patience et qu' « une hirondelle ne fait pas le printemps » ( 1 ) :
à la progression tâtonnante des arts il opposait dans le De
philosophia le départ accéléré de la philosophie et il annonçait
po ur bientôt son définitif achèvement : c c Quand Aristote, nous
dit Cicéron, reproche aux philosophes anciens d'avoir cru que la
philosophie avait atteint avec eux sa perfection, il dit bien qu'ils
ont été ou fort sots ou fort vaniteux, mais aussi que lui-même,
étant donné le puissant développement pris par la philosophie
dans les dernières années, s'assurait qu'avant peu elle serait tout
à fait achevée (2). »
Si progrès il y a , le rythme en est donc fort inégal selon
les diverses branches du savoir. A la fin de son œuvre logique,
Aristote, revenant avec une évidente satisfaction sur le travail
qu'il a accompli , constate que, si la rhétorique était déj à par­
venue avant lui à un point avancé de développement, il n ' en
était pas de même pour l'analytique et la dialectique : sur la
dialectique, « rien n'existait du tout » ; c c sur le raisonnement,
il n'y avait rien d 'antérieur à citer, mais nous avons passé
beaucoup de temps à de pénibles recherches » (3). Et lorsque,
plus loin, il demande au lecteur de juger si cc cette science dénuée
de tous antécédents n'est pas trop inférieure aux autres sciences
qu'ont accrues de successifs labeurs » (4) , l'appel à l'indulgence
cache mal le ton triomphal du bulletin de victoire : ici Aristote ne
se pose pas en restaurateur d 'une sagesse ancienne, mais en fon­
dateur d'une science nouvelle. Cette assurance de novateur est
celle d'un homme qui croit résolument au progrès. Si Aristote
sacrifie quelquefois en paroles au respect platonicien du passé ,

( 1 ) Ibid. , 1 098 a 1 8 ,
( 2 ) • . . . brevi tempore philosophiam plane absolutam fore • ( Tusculanes,
I I I, 28, 69, trad. J. H u M D ERT ; fragm. 53 Rose) (Ce fragment, longtemp s
a l lribué au Prolreplique, semble devoir être restitué en fait au De philosop hia,
mais nous ne voyons pas de raison suffisante de contester son authenl1cité,
malgré 1. Di.tR J N G , Problems in Aristotle's Protrep ticus, Eranos, L l i ( 1 954) ,
p. 1 63 - 1 64) . - Ce ton conquérant s'accorde bien mal avec le prétendu
• scepticisme • - ou du moins • probabilisme • - que, selon B IGNONE, les
Epicuriens Colotè11 et Diogène auraient critiqué dans les premiers éc1·its
d'Aristote. En réalité, comme le suggère BIGNONE lui-même ( L 'Aristolele
perdulo e la formazione filosofica <li Epicuro, I, p. 40 ss. ) , Colotès et Diogène
ont pris pour du scepticisme ce qui n'était qu'un artifice de présentation
r
par thèses et anUthèses ou, plus rofonclément, une méthode clialectique de
r ec:h erch e : ce n'est pas parce qu'i avait • l'nabitucle de traiter le pour et le
c:ontre en tout suj et • (consuetudo de om ni b u8 rebua in contrarias partes disserendi,
CtcÉRON, Tu sc ulanes , I I , 3, 9), que le j eune Aristote était un probabiliste, p a s
plus que Platon ne peut être taxé de scepticisme pour avoir écrit des dialogues.
(3) Réfut. soph., 34, 1 84 a l , 1 84 b l .
4 ) Ibid., 1 8 1 b 3.
C YCLE ET PRO GRJ"!:S 75

s'il insère l'idée moderne de progrès dans le rythme cyclique de


la pensée traditionnelle, il n'en est pas moins - plus qu'il ne le
croit peut-être - l'héritier de ce que Gomperz a appelé « l 'époque
des lumières » . La conception d'un avancement progressif des
techniques et des sciences - lieu commun chez les sophistes et
dans les ouvrages des médecins hippocratiques ( 1 ) est appli­-

quée par lui au progrès de la philosophie (2) . Mais Aristote y


introduit une idée nouvelle : cet accroissement quantitatif des
connaissances, où se dépose en couches successives l ' expérienc e
de l'humanité, il ne le conçoit pas comme un processus indéfini :
il en entrevoit déj à l' achèvement, et c'est cet achèvement entrevu
qui donne leur sens aux efforts parcellaires des philosophes du passé.
Platon méprisait les philosophes médiocres (3). Pour Aristote,
il n'y a pas de philosophes médiocres, mais des hommes qui ont
participé avec plus ou moins de succès un succès dont eux­
-�

mêmes ne pouvaient être j uges à une recherche commune :


« La spéculation sur la vérité est, en un sens, difficile et, en un


autre sens, facile. Ce qui le prouve , c'est que nul ne peut atteindre
adéquatement la vérité , ni la manquer tout à fait. Chaque philo­
sophe trouve à dire quelque chose sur la nature ; en lui-même,
cet apport n'est rien sans doute, ou il est peu de chose , mais
l 'ensemble de toutes les ré flexions produit de féconds résultats. De
sorte qu'il en est de la vérité , semble-t-il, comme de ce que dit le
proverbe : Qui ne mettrai t la flèche dans une porte ? Considérée
ainsi , cette étude est facile. M ais le fait que nous pouvons
posséder une vérité dans son ensemble et ne pas atteindre la partie
précise que nous visons montre la difficulté de l 'entreprise (4) . »

( 1 ) Cf. en particulier : Sur la médecine ancienne, 2 (éd. KüHLEWEIN, p . 2). -


cr. P.-M. S c H U H L, Essai sw· /a formalio11 de la pensée grecque, 2• éd., pp. 347-52.
(2) Dans un passage de la Politique, ARISTOTE hésite à l'appliquer à l'art
du législateur, qui doit aussi tenir compte de la stabilité nécessaire de l'Etat.
M ais cette aporie • lui donne l'occasion d'exposer l a thèse de l'innovation en

des termes qui ne sont pas sans annoncer les aphorismes baconien et pasca
lien sur les Anciens, « nouveaux en toutes choses • : • Nos premiers pères, qu'il!!
soient nés de la terre ou qu'ils aient survécu à quelque catastrophe, ressemblaient
probablement au vulgaire et aux ignorants de nos jours ; c'est du moins l'idée
que la tradition nous donne des fils de la terre, et il serait absurde de s'en tenir
à l'opinion de ces gens-là • ( I I, 8, 1 269 a 4 ) .
(3) Cf. Théélèle, 1 73 c : • Je vais parler des coryphées ; c a r à quoi b o n faire
mention des philosophes médiocres ? •

(4) Mét., ex, 1 , 993 a 30-b 7 ( trad . TRICOT, modinée) . On admet auj our­
d'hui que ce livre, même s'il a été rédigé par Pasiclès de Rhodes (comme
l'indique une tradition remontant à !'Antiquité), utilise des notes, peut.être
anciennes, d'Aristote. On remarquera la résonance platonicienne de certaine
passages (définition de la philosophie comme • spéculation sur la vérité • ;
métaphore du tir à l'arc, q ui rappelle la chasse aux oiseaux du Thé61èle,
1 98 a ss. ; et, un peu plus lom, métaphore de l'éblouissement, qui ra p pelle le
mythe de la caverne et sera reprise p ar Théo p hraste Métap h . , 9 b 1 1 1 3 ) .-
76 LA SCIENCE « RECHERCH ÉE »

Toute opinion en tant que telle renvoie donc à un horizon


de vérité , à l'intérieur duquel elle s'est nécessairement constituée ;
toute proposition énoncée dit quelque chose sur la nature et sur
l'être, mais elle ne répond pas pour autant à la question que nous
lui posions sur tel être en particulier : tou t en restant à l'inté­
rieur de l'être et de la vérité - car comment pourrait-elle s'en
évader ? - elle nous parle d 'autre chose que de cc sur quoi
nous l 'interrogions. On reconnaît là la théorie platonicienne de
l'erreur, mais en quelque sorte renversée : si l'erreur est une
confusion , elle n'est erreur que relativement à son obj e t ; mais
dans la mesure où elle est une énonciation positive sur l 'être - cet
être fût-il autre que celui que nous cherchions - clic n'en est
pas moins vérité au regard de la totalité. Dès lors, la totalité
des opinions - ces opinions fussent-elles erronées en tant que
partielles - ne nous achemine-t-elle pas vers la vérité totale ?
Ainsi se trouve paradoxalement réhabilité l 'effort collectif des
chercheurs modestes et inconnus. M ais sans doute aussi se trouve
secrètement exalté le rôle du Philosophe qui vient donner un
sens à ces tâtonnements anonymes, tel le général qui, à la fin
du combat, transfigure en victoire les assauts désordonnés d'une
troupe encore novice ( 1 ) .
Rien n'est donc perdu dans l 'histoire d e l a philosophie,
puisque tout contribue à son achèvement. Le penseur le plus
obscur prend une valeur rétrospective , si ses efforts modestes
ont préparé la venue d'un philosophe plus grand : « Si Timothée
n'avait pas existé, nous aurions perdu beaucoup de mélodies,
mais, sans Phrynis, Timothée n'eût j amais existé. Il en est de
même de ceux qui ont traité de la vérité. Nous avons hérité
certaines opinions de plusieurs philosophes, mais les autres philo­
sophes ont été causes de la venue de ceux-là (2) . »
Aristote a bien vu que la nécessité de la production ne va
pas de l 'antécédent au conséquent, mais du conséquent à l 'anté­
cédent : c'est la maison construite qui confère aux matériaux
leur nécessité d'instruments (3). N 'en sera-t-il pas de même pour
la genèse des idées ? Phrynis aurait pu n'avoir aucune postérité
et tomber dans l'oubli, mais c'est la réussite de Timothée qui

( 1 ) « Ces philosophes ont évidemment appréhendé j usqu'ici deux des


causes que nous avons déterminées dans la Physique ; mais ils l'ont fai t
..•

d'une manière vague et obscure, comme, dans les combats, s e conduisent les
soldats mal exercés, qui s'élancent de tous côtés et portent souvent d'heureux
coups, sans que la science y soit pour rion • (Mét. , A, 4, !l85 a 1 3 ) .
( 2 ) Mét., cc , 1 , 993 b 15 SS.
- Cf. Réf'ul. soplr . , !l"I , 1 83 b 20.
l3 ) Pl1ys. , I I , 9 ; Anal. Post., I I , 12.
j\tJO U VEiHENT RÉTRO GRADE D U VRA J 77

confère rétroactivement à Phrynis l 'auréole du précurseur. Si


nous envisageons l' histoire dans le sens qui va du passé à l 'avenir,
nous ne voyons en elle qu'accumulation aveugle de matériaux ;
si, au contraire, nous nous retournons du présent vers le passé ,
ces matériaux prennent leur signification de matériaux pour
une construction ; ce qui n'était que ba lbutiement isolé devient
contribution à une pensée philosophique en marche vers son
achèvement ( 1 ) . Cette démarche en quelque sorte rétrograde,
qui voit dans le passé la préparation du présent, n'était du reste
pas exceptionnelle dans la pensée grecque : le même adverbe,
É!µnpoa8e:v, ne désignait-il pas à la fois ce qui est passé et ce qui
s'étale spatialement devant nous, alors que ce qui vient après
nous se passe dans notre dos ( 6ma8e:v) et comme à notre insu (2) ?
Les contemporains de Phrynis ignoraient qu'il aurait Timothée
pour disciple, et il n'y avait aucune nécessité à cela. Au contraire,
la relation rétrograde qui va de Timothée à Phrynis, comme du
conditionné à sa condition, est marquée du sceau de la nécessité :
nécessité hypothétique sans doute , en ce sens que Timothée et
Phrynis auraient pu ne pas exister, mais qui deviendrait néces­
sité absolue si l'on posait le terme de l ' histoire , à l' avènement
duquel Timothée et Phrynis contribuent, comme une fin néces­
saire. Aristote, à vrai dire, ne va pas j usque-là : il faudrait que
la philosophie fû t achevée pour que la nécessité absolue de son
essence refluât sur l 'histoire de son avènement ; mais nous
verrons que la perspective de cet achèvement, un moment
entrevue dans le De philosophia, s'éloignera peu à peu au point
qu'Aristote finira par douter que la philosophie puisse avoir
une fin.

*
* *

Il reste qu'à défaut d 'achèvement effectif, c'est l ' idée d'un


achèvement de la philosophie qui guide le plus souvent Aristote
dans son interprétation des philosophes du passé. Le livre A de
la Métaphys ique en est un bon exemple : c'est à partir de la
théorie des quatre causes, théorie qu'il considère comme défi-

( 1 ) • Il est donc j uste de se montrer reconnaissant, non seulement envers


ceux dont on partage les doctrines, mais encore envers ceux qui ont proposé
des explications superficielles : cor ils ont, eux aussi, apport6 Ieur contribution •
( Mét., œ, 1 , 993 b 12).
(2) Cf. L. BRUNSCHVICG, L'expérience humaine et la causalité physique,
p. 5 1 0 ;P.-M. SCHUHL, Le dom i11ateur et les possibles, p. 79.
78 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

nitive ( 1 ) , qu'Aristote se tourne vers les systèmes antérieurs pour


voir en chacun d ' eux un pressentiment partiel de la vérité
totale.
La compréhension historique est donc rétrospective, dans la
mesure même où le tout est logiquement antérieur aux p arties ,
lllors qu'il leur est chronologiquement postérieur. On aboutit à
ce paradoxe que maints philosophes sont restés aveugles, parce
qu'elle étllit p 11 rtielle, à la vérité qu'ils portaient en eux : ainsi
« Anaxagore n'a pas compris le sens de ses propres paroles » (2) ;
ma i s, s'il n ' a pas articulé la raison de sa propre théorie, « il l'eût
inévitablement suivie, si elle lui eût été présentée » (3).
Cette distinction entre la compréhension - ou plutôt l'in�
compréhension - d ' une doctrine par son auteur et ce qu'on
pourrait appeler sa signification obj ective amène Aristote à
opérer une sorte de clivage dans l'œuvre de ses prédécesseurs.
S'il est vrai qu'un système est touj ours vrai par quelque côté ,
il faut bien qu'il manifeste son insuffisance par quelque autre .
L'aveuglement du philosophe à l'égard de la vérité qu 'il porte
en lui n ' est pas sans réagir sur l 'expression de cette vérité :
l'intention profonde, précisément parce qu'elle est inconsciente ,
n'arrive pas à s'articuler ; l'idée implicite ne parvient pas à se

( 1 ) ARISTOTE renvoie lui-même à la Physique (cf. II, 3 et 7), où, dit-il,


la distinction des quatre causes a été suffisamment prouvée (Mét., A, 3, 983 b 1 ;
7, 988 a 22 ; 10, 993 a 1 1 ) . Le recours à l'histoire de la philosophie est présenté
ici comme une épreuve destinée à confirmer une théorie qu'Aristote aurait
découverte par une réflexion indépendante de l'histoire : • Cet examen sera utile
à notre présente recherche, car ou bien nous découvrirons une autre espèce
de cause, ou bien notre confiance sera affermie dans notre présente énumération •
(A, 3, 983 b 4 ) . Comme on pouvait s'en douter, celte dernière hypothèse est la
bonne, et Aristote s'octroiera un satisfecit à la fin de son examen historique :
• L ' exactitude de notre analyse des causes, tant en ce qui concerne leur nombre
que leur nature, est donc confirmée, semble-t-il, par le témoignage de tous ces
p hilosophes, à raison de leur impuissance même à atteindre une autre cause "
(A, 7, 988 b 16). En réalité, l'exposé du livre A, qui est historique et non pas
seulement doxographique, représente beaucoup plus que la confirmation extrin­
sèque d'une théorie élaborée par d'autres voies : en établissant un ordre de
filiation entre les philosophes, Aristote ne peut échapper à l'obligation de se
situe1· Jui-même dans cet ordre, fût-il lui-même le terme et par là la raison d'être
de la série. Comme nous pourrons le constater en d'autres cas, la pratique effec­
tive d'Aristote ne correspond pas toujours à ses intentions déclarées : il
attache en fait trop d 'importance à l'histoire de la philosop h ie pour qu'elle
soit seulement pour lui un ornement surajout6.
(2) Gén . et Corr . , I, 1, 314 a 1 3 .
(3) Mét., A 8, 989 a 32. - Cf. A, 10, 993 a 23 (à propos d'Empédocle) et
K, 5, 1 062 a 33 (à propos d'Héraclite). - D e même, BRUNSCH VICG montrera,
notamment à propos de Kant, que la v6rité d' une philosophie ne s'accompagne
pas forcément de la conscience contemporaine de cette vérit6 : • Spectacle étrange
d'un philosophe qui reste, non pas sans doute indifférent, mais imperméable
à la vérit6 de sa propre philosop h ie • (La technique des antinomies kantiennes,
Revue d'histoire de la pliilosophie, 1 928, p. 7 1 ) .
INTENTION ET S YSTÈME 79

constituer en système ré fléchi. C'est sàns doute ce qu'Aristote


entend suggérer lorsqu'il oppose le �ouÀea6ocL au 8Locp6 p ouv,
ce que les philosophes veulent dire à ce qu'ils « articulent » en
fait ( 1 ) .
Il y a comme une impuissance de la vérité , qui fait que l 'in­
tuition prophétique se dégrade en un informe balbutiement :
ainsi , pour Empédocle, Aristote recommande de « s'attacher plus
à l'esprit (8L!Xvotoc) qu'à l 'expression littéràle, qui n'est qu'un
bégàiement » (2) ; c'est seulement alors qu 'on pourra voir dans
l'Amitié et la Haine un pressentiment de la cause finale. Mais i l
y a aussi comme un malé fice d e la vérité , qui fait que les philo­
sophes disent souvent le contraire de ce qu'ils voulaient dire :
ainsi ces mécanistes qui veulent expliquer l 'ordre du monde par
une coïncidence heureuse de mouvements désordonnés et qui
« se trouvent par là amenés à dire tout le contraire de ce qu'ils
veulent, à savoir que c'est le désordre qui est naturel et l'ordre
et l' arrangement qui sont contre nature » (3) ; ils soutiennent,
commente Simplicius, une proposition qui est « contraire à la
fois à la vérité et à leur propre vouloir » (4) : expression double­
ment remarquable, en ce qu'elle postule à la fois la coïncidence
du vouloir philosophique et de la vérité et l 'inconscience du
philosophe à l'égard de sa propre volonté. Derrière le système,
Aristote recherche l'intention et, derrière l 'intention empirique,
le vouloir intelligible ; par cette dernière dissoci ation, il inaugure
un type d 'histoire de la philosophie qui oppose, pourrait-on
dire, la conscience de soi psychologique des philosophes à leur
conscience de soi absolue. Que la première soit souvent. une
version mysti fiée de la seconde, Aristote ne s'en étonne guère :
l 'inexpérience de la j eunesse suffit en général à expliquer que son
< < bégaiement » ne soit pas à la hauteur de sa bonne volonté ou

même de ses intuitions (5) ; mais, de même que l'homme môr


trans figure les illuminations de sa j eunesse , la philosophie, à
l' approche de son achèvement, rend j ustice à son propre passé :
la vérité de la fin se reconnaît elle-même dans ses origines.
Le mouvement de l 'histoire n'est pas pour autant celui d ' un
dévoilement parfaitement progressif. C 'est que tous les philo­
sophes ne parti d pent pàs avec la même sincérité à la recherche

( 1 ) Mét., B, 6, 1 002 b 27 (à propos des p artisans des Idées). Cf. A, 5, 986 b 6


(à propos des Pythagoriciens) ; 8, 989 b 5 {à propos d'Anaxagore).
(2) Mét., A, 4, 985 a 4 .
(3) De Coelo, I I I , 2, 301 a 9.
(4) ToôvcxvTLov xcxl xpbi; T�V ci).�0e:tcxv xcxl xpb;; T�V �cxuToov (3oOÀ'l)aLv
(SIMPLICIUS, ad loc. , 589, 1 6 ) .
(5) Mét., A, 1 0, 993 a 1 5 .
80 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

commune de la vérité : il en est dont la volonté empirique n'est pas


seulement le gauchissement, mais la négation pure et simple
de l'intention de vérité. Tels sont les sophistes, ou du moins
ceux d 'entre eux qui n'ont pas parlé pour résoudre des problèmes,
mais pour le plaisir de parler ( 1 ) . Quant à ceux qui , comme
Héraclite ou Protagoras, se sont laissé entraîner à des thèses
sophistiques par une ré flexion hâtive sur des difficultés réelles ,
il ne faut pas davantage prendre au sérieux ce qu'ils disent :
car « ce qu'on dit, il n'est pas touj ours nécessaire qu'on le
pense » (2) . Ainsi celui qui nie en p aroles le principe de contra­
diction ne peut le nier en esprit et en vérité. Ici la lettre ne reste
pas en deçà de l'esprit : la parole dépasse la pensée et, si elle la
trahit, c'est par excès, non par défaut. II ne s'agira plus pour
l'interprète de lire l'intention derrière le système, car celui-ci
en est moins la traduction, même imparfaite, qu'il n'en est, à la
limite, la négation. II s'agira de montrer que la doctrine vécue
(8t<Xvotoc) de ces philosophes est en contradiction avec leur
discours explicite (Myoc;) . D ' ailleurs, il est moins intéressant
de savoir ce que ces philosophes pensaient, puisqu'ils pensaient
au fond comme tout le monde, que de comprendre pourquoi ils
ont dit ce qu'ils ne pouvaient raisonnablement penser et d 'expli­
quer cette contradiction. Mais, alors, quelle contribution ont bien
pu apporter ces philosophes à l' histoire de la vérité, puisque la
lettre de leur système est à la rigueur impensable et que leur
pensée réelle - du moins Aristote s'applique-t-il à le montrer -
ne diffère p as de la b analité quotidienne ?
Qu'il y eût là un problème pour Aristote, on s'en convaincrait
aisément en comparant la démarche conquérante de l'exposé
historique du livre A , où chaque philosophe se trouve j usti fié
par le mouvement rétrograde de la vérité finale, et. la discussion
acerbe du livre r, où il s'agit de se débarrasser d'adversaires qui
opposent des obstacles préj udiciels à toute recherche efficace
de la vérité. Aristote, ici, ne cache pas ce qu'une telle situation
a de décourageant : « Si ceux qui ont le plus nettement aperçu
toute la vérité possible pour nous (et ces hommes sont ceux
qui la cherchent et l' aiment avec le plus d 'ardeur) ( 3 ) , si ces
hommes manifestent de telles opinions et professent de telles
doctrines sur la vérité , comment ne seraient pas légitimement

!
1 ) Mét., I', 5, 1009 a 20.
2 Mét., I', 3, 1005 b 25.
j
3 Aristote vient de citer des passages de Démocrite, Empédocle, Parmé­
nide, Anaxagore et Homère, qui admett ent In vérité des apparences, donc la
vérité des contradictoires, et vont ainsi dans le sens de Protagoras.
PRO GR F;s ET Rlî GRESS IONS 81

découragés ceux qui abordent les problèmes philosophiques ?


Poursuivre des oiseaux au vol , telle serai t alors la recherche de
la vérité » ( 1 ) . On retrouve ici , probablement inspirée elle aussi
par le Théélèle, une mé t aph ore voisine de celle que nous avions
relevée au livre oc ; mais de l'un à l'autre passage, la signi fication
s'en trouve complètement modi fiée : au livre oc , l'étonnant était
de manquer le but ; ici, l'étonnant serait de l'attein dre. L à ,
toute opinion renvoyait à un horizon de vérité ; i c i , la découverte
de la vérité ne serait plus que l 'effet d 'un hasard heureux. Sans
doute ne faut-il pas prendre à la lettre cette ré flexion désabusée
d 'Aristote. Elle prouve au moins que l'existence du mouvement
de pensée sophistique - auquel il ratta che arbitrairem ent d ' au­
tres philosophes , comme Héraclite - in firme à ses yeux cette
croyance à un progrès linéaire de la pensée que semblait m a ni­
fester le livre A. Que la critique sophistique ait permis à la philo­
sophie de nouveaux progrès, l'œuvre d'Aristote lui-même, qui,
comme nous le verrons, doit beaucoup aux sophistes, suffirait
à en témoigner. M ais il est caractéristique que le Stagirite n 'ait
pas su accorder aux sophistes le rôle q u ' au livre A il attribue
aux physiciens : celui d 'une préparation progressive de sa propre
doctrine. Il eût fallu pour cela qu'il reconnût la valeur positive
de la critique et la puissance du négatif.

*
* *

Que l'histoire effective ne coïncide pas touj ours avec le


progrès intelligible de la vérité , qu 'il y ait des retombées et
des reculs, c'est ce qu'Aristote reconnaît à plusieurs reprises.
M ais, plutôt que de les expliquer, il préfère les nier, ou plutôt
n 'en tenir aucun compte : cc qui importe, cc n'est pas la succes­
sion de fait des doctrines, mais leur ordre au regard de la vérité.
Seulement, Aristote transpose cet ordre d ans le temps, superpo­
sant ainsi au temps réel un temps intelligible, où se déploie sans
à-coups le mouvement irréversible de la vérité . Si le livre A de la
Métaphys ique nous offre une conj onction si parfaite de l'ordre
chronologique et de l 'ordre logique , s'il nous persuade qu'en fait
comme en droit, la cause matérielle devait être découverte avant
la cause efficiente, la cause efficiente avant la finale et la finale
avant la formelle, c'est qu'Aristote , très consciemment du reste,
prend quelques libertés avec l'histoire. Ce n'est pas autrement,
semble-t-il, qu'il faut entendre le passage où Anaxagore est

( 1 ) I', 5, 1 009 b 33.


82 LA SCIENCE « RECIIERCilÉE »

présenté comme « l ' aîné d 'Empédocle quant à l'âge, mais posté·


rieur à lui par ses œuvres » ( 1 ) . Alexandre (2) commet ici un
contresens en entendant cette postériorité comme une infériorité
en mérite : le mot 6a-repoc;; suggère bien une idée temporelle ;
mais il y a deux temps : le temps de l ' âge (-r7j -�À Lx ( � } et le temps
des œuvres (-roî:c;; ëpyoLc;; } , le temps empirique et le temps intelli­
gible, qui ne coïncident pas touj ours.
Cette interprétation semble confirmée par d'autres textes.
Ainsi Anaxagore est-il présenté comme postérieur à Empédocle
en esprit et en vérité , dans un passage où il est évident qu'Aristote
parle de tout autre chose que d ' une succession de fait : « Si on
suivait le raisonnement d 'Anaxagore en articulant en même temps
ce qu'il veut dire , sans doute sa pensée paraîtrait-elle plus moderne
(xocLvo7tpe7tea-répù)c;; } [que celle d 'Empédocle] (3). » Et c'est une
même idée que nous retrouvons dans le De Coelo , appliquée presque
dans les mêmes termes au rapport des atomistes et de Platon :
« Bien qu'ils appartiennent à un âge plus reculé, leurs conceptions
sur le problème qui nous occupe sont plus modernes (xouvo-rÉpù)c;; }
[que celles de Platon] (4). » Cette dernière réflexion est d 'autant
plus remarquable qu'au livre A de la Métaphys ique, les Plato­
niciens viennent sans conteste après les atomistes, à la fois chro­
nologiquement et logiquement : il y a donc un temps différent
pour chaque problème, et tel qui est moderne par quelque côté
est ancien par d 'autres.
Que devient, ainsi morcelée et redressée, l'histoire réelle ?
A vouloir discerner chez ses prédécesseurs une préparation
continue de ses propres doctrines, Aristote se condamnait à
recomposer l 'histoire à sa façon : à la limite , le temps n'était plus
qu'un milieu commode où proj eter des successions intelligibles (5).
Mais la démonstration perdait alors beaucoup de sa force : si
l 'ordre chronologiqu e était infléchi au pro fit d'un ordre logique

(1) Mét . , A, 3, 984 a 12.


(2) 27, 26.
(3) Mét. , A, 8, 989 b 6.
(4) De Coeto, IV, 2, 308 b 30. - On sait qu'Aristote, au moins dans ses
ouvrages physiques, témoigne d'une grande estime pour les atomistes. A • ceux
que l'abus des raisonnements dialectiques a détournés de l'observation des
faits (il s'agit des Platoniciens), il oppose ceux qui, comme Démocrite,

• ont vieilli dans la famili arité des phénomènes • ( Gén . et Corr., 1, 2, 3 1 6 a 5 ss. ) .
Même au livre N d e la Métaphysique (2, 1 088 b 35 ), Aristote re e roche aux Pla·
toniciens leur • façon archaique de poser les probl è mes • (Tb cbtoplJGCXL &pzcxtxwc;).
( 5 ) On songe au mythe platonicien de la Démlurgle, lei qu'il sera développé
pé.r Xènocrate et plus tard par Crantor, pour qui la proj ection dans le temps
finit par n'être plus qu'un procédé mythique d'exposition. - Cf. ARISTOTE,
De Coelo, 1 , 10, 279 b 32 ss. ; L. ROBIN, La théorie platonicienne des Idées et des
Nom bres d'aprM Aristote, n. 328, p. 406.
HISTOIRE IN TELL I GIBLE ET H ISTOIRE RÉELLE 83

ou même absorbé par lui, la genèse réelle devenait genèse idéale


et la causalité des idées elle-même apparaissait comme fictive.
L 'histoire retrouvait certes une unité et une continuité rétros­
pectives, mais à la condition qu'on sacrifiât son mouvement
effectif. La compréhension rétrograde, en proj etant dans le passé
une nécessité qui, en l'absence d ' une cause finale elle-même
nécessaire, ne pouvait être qu'hypothétique, ne parvenait pas à
se constituer en explication véritable. Il nous reste à rechercher
si Aristote ne nous éclaire pas parfois, fût-ce par des indications
fragmentaires, sur le mouvement effectif de la vérité et sur la
genèse réelle des systèmes philosophiques.

*
* *

L'origine de la philosophie , c'est « l'étonnement que les


choses soient ce qu'elles sont » ( 1 ) . Or le corrélat de l'étonnement,
c'est l' a p o r i e (2) , c'est-à-dire un état de choses tel qu'il comporte
une contradiction au moins apparente. Aristote en cite deux
exemples : celui de la marionnette qui se meut toute seule, celui
de l'incommensurabilité de la diagonale du carré. Dans le premier
cas, l 'étonnement naît de la contradiction entre le caractère
inanimé de la marionnette et la faculté qu'elle a de se mouvoir
elle-même, faculté qui n ' appartient qu'aux êtres vivants ; dans
le deuxième, de la contradiction entre le caractère fini de la
diagonale et l'impossibilité de la mesurer selon un processus fini.
La philosophie ne naît donc pas d'un élan spontané de l ' âme,
mais de la pression même des problèmes : les choses se mani­
festent, s'imposent à nous comme contradictoires , comme
faisant question ; elles nous poussent, au besoin malgré nous,
dans la recherche ; elles n 'ont de cesse que notre étonnement se
mue en un étonnement contraire : qu'on ait pu un j our s'étonner
que les choses soient ce qu'elles sont ; « rien , en effet, n'étonnerait
autant un géomètre que si la diagonale devenait commensu­
rable > > (3). La philosophie décrit donc une courbe qui va de
l'étonnement originel à l'étonnement devant ce premier étonne­
ment ; si les choses tirent l'homme de son ignorance satisfaite
pour en faire un philosophe, elles contraignent ensuite le philo­
sophe à les reconnaître telles qu'elles sont.
Si la pression des choses détermine l'origine et le sens de la

( 1 ) Mét . , A , 2, 983 a 1 3 .
( 2 ) Ibid. , 982 b 1 3 .
( 3 ) Ibid., 983 a 1 9 .
84 LA SCIENCE « R EC H E RC/I ÉE n

recherche, c'est elle aussi qui l 'anime et la soutient à ses différents


moments. Lorsque les philosophes s'aperçurent que la cause
matérielle ne suffisait pas à expliquer le mouvement, ils furent
contraints de recourir à une nouvelle espèce de cause : « A cet
endroit, dit Aristote, la chose elle-même (oc.ù-ro -ro 7tp«yµoc.) leur
traça la voie et les obligea à chercher ( 1 ) . » Des expressions
analogues se rencontrent fréquemment dans les exposés histo­
riques d'Aristote : il p arle souvent d'une « contrainte de la
vérité » (2) et de la nécessité où se trouve le philosophe de « suivre
les phénomènes » (3) .
Mais, si l'on analyse ces expressions en les replaçant dans
leur contexte, on s'aperçoit qu 'elles peuvent avoir deux sens :
ou bien les choses , la vérité, les phénomènes - expressions qu 'il
faut sans doute considérer ici comme équivalentes - tracent sa
voie au philosophe et le poussent en avant ; ou bien elles ne font
que le ramener de force à la voie qu'il n'aurait pas dt1 quitter :
ainsi, c 'est parce qu 'il est forcé de suivre les phénomènes que
Parménide est obligé, en dépit des tendances propres de sa doc­
trine, de réintroduire la pluralité sensible au niveau de l'opinion ;
et c'est sous la pression de la vérité qu'Empédocle, malgré ses
tendances matérialistes , est parfois obligé d 'appeler raison
( Myoc;) l'essence et la nature. Dans ces cas, la réalité ne j oue
plus le rôle d'un moteur, mais d'un garde-fou : elle corrige les
déviations et ramène les égarés dans la bonne voie. M ais nous
retrouvons alors au niveau de l'explication la difficulté soulevée
par l 'existence dans l'histoire de mauvaises philosophies, qui
rompent le développement linéaire de la pensée. L'expression
même de « contrainte de la vérité » semble indiquer que la
vérité doit user de violence pour s'imposer, qu'elle se heurte
donc à des résistances, qu'elle doit compter avec des retombées
ou des déviations. M ais d'où viennent ces résistances ? Et, si
la vérité est le principe à la fois moteur et régulateur de la
recherche philosophique , comment expliquer les égarements des
philosophes ?
I l est caractéristique qu'Aristote n'invoque j amais, pour
expliquer les erreurs, un vice fondamental de l'esprit humain.
A l'exception des sophistes - qu'il préfère à certains moments

( 1 ) Mét., A, 3, 984 a 18. - Cf. Part. animal., 1 , 1, 642 a 27 (à propos de


Démocrite).
(2) Mét., A, 3, 984 b 9 (ôx'cxô-r'ijt; -r'ijt; &À'l)6t:(cxç &vcxyxcx�6µe:voL). Cf. Part.
.••

an imal, 1, 1, 642 a 18 (à propos d' EmQédocle) .


(3) Mét. � A, 5, 986 b 3 1 ( Ilcxpµe:vC8'1)t; ••• &vcxyxcx�6µe:vot; &xoÀou6e:tv -roît;
!plXLllO(LéVOLt; /

EXPL ICA TION DES ERRE URS 85

exclure de la philosophie plutôt que de donner une explication


positive de leurs égarements - les philosophes ne se sont j amais
trompés que pour être allés trop loin dans leur intention de
vérité. Il y a comme une force d 'inertie de la recherche, qui,
mise en branle par les choses elles-mêmes, continue spontanément
sa course et finit par perdre le contact avec le réel. Ainsi les
É léates ont bien vu que l' Un ne pouvait être la cause de son
propre mouvement, et c'est à ce moment-là que la chose elle­
même les contraignit à une nouvelle recherche ; mais, au lieu
d'admettre une deuxième cause, qui eût été la cause du mouve­
ment, ils préférèrent nier le mouvement lui-même : ils avaient
été « dominés par leur recherche » ( 1 ) , au point d'en oublier
la vérité.
Une cause voisine d'erreur réside dans la fidélité intempestive
à des principes trop rigides, qu'on refuse d 'assouplir à l'expé­
rience. Tel est, en particulier, le tort des Platoniciens, qui ont
bien vu la nécessité de principes éternels, mais refusent d'en
admettre d 'autres qui ne le soient pas : « Nos philosophes, par
amour pour leurs principes, paraissent j ouer le rôle de ceux qui,
dans les discussions, montent la garde autour de leurs positions.
Ils sont prêts à accepter n'importe quelle conséquence , dans
la conviction qu'ils sont en possession de principes vrais : comme
si certains principes ne devaient pas être j ugés d ' après leurs
résultats (2) . »
La conséquence de cette opiniâtreté, de cette imperméabilité
à l 'expérience, constitue proprement ce qu'Aristote appelle la
fiction (7tl.cfaµ.cx) : « J 'appelle fiction la violence faite à la vérité
en vue de satisfaire à une hypothèse (3). » A la contrainte de
la vérité s'oppose ainsi la violence du discours ; mais il ne s'agit
pas de deux forces égales et antagonistes : la violence du discours
ne fait que prolonger par inertie la contrainte de la vérité , alors
même que celle-ci a cessé de s'exercer ou qu'elle s'exerce déj à
dans un sens différent. L'hypothèse naît de l 'étonnement et de
la volonté de le réduire, et par là elle est touj ours plus ou moins
j ustifiée. L'erreur ne naît pas de la déviation, mais de la rigidité ,
ce qui est encore une façon de voir en elle une vérité partielle,
mais qui ignore son point d ' application pa1·ticulier dans le tout.

!ll'Ht"t''l)Oévni; 1'.mo TatlYnji; Tîji; �'l)T�aewc; ( Mét . , A, 3, 984 a 30).


2 De Coelo, I I I , 7, 306 a 12.
3 Mét. , M , 7, 1 082 b 3 .
- Mais cette imperméabilité à l'expérience n'est
pas un vice constitutionnel, inhérent à une certaine mentalité : elle n'est que
la face négative d'une fidélité à des principes qui, en tant que tels, sont
toujours partiellement vrais.
86 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

L 'enfer philosophique est pavé de bonnes intentions qui se sont


figées , cristallisées dans une hypothèse et extrapolées dans la
fiction. Le rôle de l'historien-philosophe ne sera-t-il pas de rendre
à ces intentions leur fluidité , de re trouver derrière le système
l'étonnement initial qui l'a suscité et le mouvement qui l ' a
constitué ?
Aristote revient souvent sur cette idée que toute erreur
est, dans son principe, vraisemblable, raisonnable, ce qu'il
exprime le plus souvent par le terme e!>Àoyoç ( 1 ) . M ais comprendre
en quoi une doctrine a paru vraisemblable à son auteur, c'est en
même temps se mettre en garde contre sa fausseté : c'est dis­
tinguer l 'intention, qui, comme nous l'avons vu , est nécessaire­
ment droite , de sa cristallisation erronée dans un système qui la
trahit en la fixant. C'est pourquoi, dit Aristote, « il faut non
seulement exposer la vérité, mais découvrir aussi la cause de
l 'erreur ; car cette manière de faire contribue à affermir la
confiance : quand on fait apparaî tre comme raisonnable (e!>Àoyov)
le .motif qui fait paraître vrai ce qui ne l'est pas, on ren force
les raisons de croire à la vérité » (2) . Ce programme , Aristote
s'est efforcé de le remplir : ce qui fait la profondeur de ses ana­
lyses historiques, c'est cette recherche systématique de la moti­
vation vraisemblable, lieu privilégié d'où l'on aperçoit à la fois
l'intention de vérité et la fausseté du système, et la raison pour
laquelle la première s'est fourvoyée ou dégradée dans le second .
Sorte d 'archéologie d e s doctrines, cette méthode, qu'Aristote a
appliquée avec persévérance , a abouti souvent à des interpré­
tations remarquables, auxquelles on aurait mauvaise grâce de
reprocher leur inexactitude historique (3) , puisqu'elles ne visent
pas à rapporter des arguments « articulés », mais à rechercher
derrière eux des motivations par essence cachées. Nous n'en
donnerons ici que quelques exemples. Ainsi Aristote montre-t-il
à plusieurs reprises que la théorie anaxagoréenne de l ' homéo-

( 1 ) C'est là l'un des nombreux usages de ce mot, celui que le P . L E B LOND


qualifie de • dialectique • : • Dans ce cas, [e:ü>..o yoc;] peut se dire d'une théorie
qu'Aristote reconnait fausse, mais qui n'est pas sans j ustification dans l'esprit
de celui qui l'avançait • (E!l>..oyoc; el l'argument de convenance chez Aristote
p. 29) .
( 2 ) Eth. Nic., V I I , 1 4 , 1 1 54 a 2 4 . C f . Ellr . Eud., I I I 2 1 235 b 1 5 ; Phys.,
IV, 4, 2 1 1 a 1 0 .
(3) C'est c e que fait notamment M . CHERNISS ( Aristotle's Criticism o f Preso­
cralic Philosophy) , qui est arrivé à discerner dans les exposés d'Aristote sept
procédés de déformation de la vérité historique (p. 352-357 ) . Mais reconnaitre
que ces p1•océdés sont, en partie au moins, systématiques, ne revient-il pas à
admettre qu'Aristote n'a pas visé la vérité historique '/ Cf. le compte rendu de
cet ouvrage par M. DE CORTE, in A11tiquité classique, 1 935, p . 502-504.
RECHERCHE DES MO T IVA TIONS 87

mérie et du mélange a été élaborée pour répondre à l 'étonnement


que suscit,e le devenir : comment telle chose peut-elle devenir
t,elle autre chose, si celle-ci n 'était pas en quelque manière pré­
sente en celle-là ? Ou encore comment expliquer le changement
sans contredire le principe universellement admis que du non­
être l ' ê tre ne peut provenir ( 1 ) ? Il ne fait pas de doute qu 'une
théorie part,iculièrement embrouillée s 'éclaire à la lumière de
ce t,te explication : l ' homéomérie et le mélange apparaissent
alors, il est vrai, moins comme une solution (qu'Aristote pré­
tendra apporter avec sa théorie de la puissance et de l'acte ) ,
q u e comme le problème même hypostasié.
Plus remarquable encore est l ' applica t,ion de cette méthode
aux sophisLes et,, plus généra lement, aux négateurs du principe
de conLradict.ion : « L'aporie soulevée par eux peut être résolue
en examinant quelle a été l'origine (<Xpx�) de cette opinion (2). »
Origine d ' ailleurs double : d 'une part,, le même étonnement
devant Je devenir qui avait conduit Anaxagore à sa théorie et
qui, ici , au nom du principe légitime que du non-être l ' être ne
peut provenir, introduit l 'être dans le non-être et le non-être dans
l'être ; d ' autre part, ce tte constatation psychologique que « telle
chose qui paraît douce aux uns paraît aux autres le contraire
du doux » . Mais expliquer n'est-il pas alors absoudre ? et l 'his­
toire n'explique-t-elle pas ici ce que la philosophie condamne ?
Aristote ne recule pas devant cette conséquence : l 'explication
par l 'origine arrive à j usti fier, et par là à sauver, cette non­
philosophie qu'est la sophistique. S'il est vrai que ce qui dis­
tingue la sophistique de la philosophie est moins une différence
de contenu que d 'intention (n:pocx:(pemc:;) (3) , reconnaître au
sophiste une intention droite , c' est le muer en philosophe et
lui redonner une place , sinon dans l'histoire de la philosophie ,
du moins dans le concert des philosophes.
L'explication génétique des systèmes aboutit ainsi à une
tout autre conception de leurs rapports que leur compréhension
rétrospective. Celle-ci supposait un certain degré d'achèvement
de la philosophie, un point fixe d 'où l'on pût embrasser la totalité
des systèmes antérieurs et par rapport auquel cette totalité
s'orientât selon une succession. Bien plus, encore qu'Aristote ne
fût j amais allé j usqu 'à assimiler entièrement le mouvement
rétrograde du vrai et le mouvement rétograde de la nécessité,

I l) cr. notamment Phys . , 1, 4, 1 87 a 26.


(2) Mét . , K, 6, 1 062 b 20 ; cr. r, 5, 1 009 a 22-30.
(3) Mét., I', 2, 1 004 b 22 SS.
88 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

la compréhension pouvait donner l 'illusion d 'une explication


par la fin et le tout, c'est-à-dire par la cause finale. Cette concep­
tion est sans conteste la clé du livre A de la Métaphys ique, livre
datant, selon W. Jaeger, du séj our d'Aristote à Assos, c'est-à-dire
d'une période assez ancienne, où il pouvait encore conserver la
confiance , manifestée quelques années avant dans le De ph iloso­
phia, en un achèvement, non seulement possible, mais prochain,
de la philosophie.
Aristote, cependant, est amené , dans le détail , à expliquer
l'apparition et le contenu des systèmes par une « contrainte de
la vérité » , qui est moins un appel ou une aspiration que la pres­
sion, en quelque sorte mécanique, des problèmes. C'est alors que,
pour expliquer les déviations apparentes, les reculs ou les retom­
bées dans la « fiction », Aristote est conduit à attribuer une force
d'inertie à la recherche, qui, issue des choses elles-mêmes en ce
qu'elles ont d ' étonnant, les perd bientôt de vue si elle ne s'éprouve
pas aussitôt en elles. M ais alors, à l'image de la success ion ( 1 ) ,
s e trouve substituée celle d 'un va-el-v ient entre l a chose elle-même ,
qui « contraint » le philosophe à la penser suiva nt ses articula­
tions ou ses significations multiples, et les hypothèses ainsi obte­
nues, qui sont ensuite autant d 'interrogations à l 'égard de la
chose, en qui elles s'éprouvent.
A ce dialogue entre le philosophe et les choses , s'en aj oute
un autre, qui est celui des philosophes entre eux. Ce que nous
avons appelé la méthode d ' explication par la motivation vrai­
sembla ble tend à substituer la monographie à l'histoire. La
multiplicité des systèmes ne s'oriente plus selon une succession,
mais se réduit, dans son origine, à une pluralité d'étonnements
solitaires et singuliers, qui sont moins coordonnés que j uxta­
posés. Alors qu'au livre A de la Métaphys ique nous voyions la
suite des philosophes rencontrer un à un divers problèmes et
les résoudre au fur et à mesure selon une progression victorieuse,
la situation est maintenant inversée : ce ne sont plus les problèmes
qui passent, mais les philosophes. Si l'on peut encore parler
de séries historiques, l 'unité n'est plus à en chercher dans la fin
entrevue, mais dans la permanence d 'une question : par exemple,
les principes sont-ils éternels ou corruptibles ? comment du
non-être l'être peut-il provenir ? toutes se ramenant à cette
question qui est « l'objet passé, présent, éternel de notre embarras

( 1 ) Nous avons vu qu'il s'agissait bien d'une image, qui est peut-être
plus qu' une métaphore, mais moins qu'une description adéquate de la réalité.
Même au livre A de la Métaphysique, l a succession n'est guère p l us que Je schtme
d e la genèse in tol ligible.
LE D J A LO G UE DES PHILOSOPil .liS 89

et de notre recherche : qu'est-ce que l 'être ? » ( 1 ) . Mais alors,


si la philosophie est un ensemble de questions touj ours posées,
de problèmes touj ours ouverts, d 'étonnements sans cesse renais­
sants , et si les philosophes n'ont entre eux d 'autre solidarité
que celle de la recherche, l'histoire de la philosophie ne sera
plus celle d 'une sommation de connaissances, encore moins Je
devenir d ' une vérité en marche vers son avènement. En revanche,
toutes les conditions d'un dialogue authentique seront réunies :
unité du problème, diversité des attitudes, mais aussi communion
dans l'intention de vérité (2) .
Ainsi se substitue progressivement à l'image de la conquête,
héritée du rationalisme de l' « époque des lumières » (3) , l'image
moins ambitieuse du dialogue, transposition dans l'histoire de
la dialectique socratique. Aristote interroge alors, par delà Je
temps, les hommes compétents, sans se soucier de leur situation
dans l'histoire : c c Pour une part, nous devons rechercher la réponse
nous-mêmes, pour une autre part interroger les chercheurs et,
s'il se manifeste quelque différence entre les opinions des hommes
compétents et les nôtres, nous tiendrons certes compte des
unes et des autres, mais nous ne suivrons que les plus exactes (4). »
Ici le temps n'intervient plus pour établir une hiérarchie entre
les doctrines, comme si la dernière venue avait toutes chances
d 'être plus vraie que les précédentes ; il n'est plus que le milieu ,
en quelque sorte neutre et indifférent, où se déroule la délibéra­
tion (5) qui met aux prises, dans l'émulation d 'une même
recherche , le philosophe et l ' ensemble de ses prédécesseurs.
Aristote ne se présente plus comme j uge, mais seulement comme
arbitre : il ne décrète pas a priori de quel côté est la vérité , mais
attend que la vérité , ou du moins la direction dans laquelle il
faut la chercher, se dégage de la confrontation elle-même. En
ce sens , l' accord des philosophes ou du plus grand nombre d 'entre
eux est déj à signe de vérité : que Platon ait été le seul de tous
les philosophes à vouloir engendrer Je temps, cela seul semble

( l ) Mét . , Z , 1 , ! 028 b 2. Cette formule semble ê tre u n e ré m i n is cence du


Ph ilèbe ( 1 5 <I) .
(2) O n sa i t q u e c ' étai t l à pour Pl a ton , e t sans doute pour Socrate., la
cond i tion essentielle du dialogue. Cf. Sophiste, 2 1 7 c-d, 246 d ; Lellre V I I ,
344 b, etc.
(3) Cf. Mét., A, 4, 985 a 1 3.
(4) Mél., A, 8, 1073 b I O .
(5 ) Le mot ( auvE3peu1hv) est d'Aristote lui-même, qui l'emploie déj à
au livre A de ln Métaphysique (5, 987 a 2). Cette idée d'une recherche commune
semble bien d'inspiration s o cra tique ; et. XÉNOPHON, Mémora bles, IV, 5, 12 :
XOLV'ij �OUÀEUEC10CXL ; IV, 6 , I : C1X07tWV C1UV 't'OÎÇ C1UVOÜC1L. PLATON, Protngora.�.
:1 1 � b : -rctÜTct. oov 1JX()r:1:i 1 1.e:Ocr: xtr.l 11.t-rO: -rc71V lt'p•crliu-rtpw.1 �µ.<'.0•1.
90 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

témoigner contre lui ( 1 ). Inversement, la divergence entre des


philosophes qui ont raisonné sur le même problème est un signe
de la fausseté de leurs théories (2).
Il n'y a plus dès lors de philosophe privilégié ni de système
prédestiné vers lequel tout converge. Est-ce à dire qu'Aristote
renonce à toute idée de progrès ? Il le semblerait parfois lorsque,
voulant introduire une question, il dresse une sorte de table
d'orientation des solutions théoriquement possibles : ainsi sur
le nombre et la nature des principes (3) ou sur la nature des
nombres (4) o u encore sur la dé finition de l' âme (5) : ici, nulle
progression d ' une solution à l 'autre, mais une sorte de systéma­
tique intemporelle des points de vue, d'où toute idée de généa­
logie est exclue. Rien n'indique dans quel sens, suggéré ailleurs
par l' histoire , doit s'opérer ici la synthèse ; ou plutôt, il n'y a
pas de synthèse : le philosophe doit choisir, par un acte intem­
porel , en tre des solutions qui, aux yeux de l'histoire, sont équiva­
lentes. Il est vrai que ce genre d 'introductions relève plutô t de
la dialectique (6) et n'a que peu de rapports avec l'introduc­
tion proprement historique du livre A, qui reste finalement
isolée dans l 'œuvre d 'Aristote : dans la classification des opinions
possibles, il est aisé de constater que beaucoup n 'ont j amais
été effectivement soutenues ; quant aux autres, l'histoire n'inter­
vient que pour fournir une caution supplémentaire de leur possi­
bilité. De telles introductions n 'ont donc aucune prétention
historique : l'histoire n'y intervient que pour remplir le cadre
a priori préparé par la raison philosophante ( 7 ) .

Mais, s i Aristo te réduit ici l'histoire a u rôle d'accident, c'est


surtout pour les besoins de l 'exposition : il n ' a j amais pensé
que le dialogue des philos o phes fût un dialogue de sourds, où
les mêmes thèmes reparaîtraient périodiquement, repris par
d 'autres voix, sans que rien d'essentiel y fût changé. E n bon
socratique, Aristote sait que le dialogue suit une progression :
seulement, il ne s 'agit plus ici d'un progrès linéaire, procédant
par accumulation de résultats, mais d'un progrès proprement
« dialectique » , qui ne s'approche d 'une vérité touj ours fuyante

( 1 ) Phys., V I I I, 1, 25 1 b 1 7 .

!l
( 2 ) Mét., M , 9, 1 085 b 3 7 , 1 086 a 1 4 ( divergences de Platon, Speusippe
et Xénocrate sur la nature des nombres).
( 3 Phv.s., I , 2, 1 84 b 1 5.
4 Met., M, 6, notamment 1 080 b 4- 1 1 .
5 De Anima, l , 2, not. 403 b 27.
6) Cf. Top., I, 2, 101 a 34.
( 7) Nous nous souvenons ici d'un cours inédit de M . Gu ERO U LT sur Les
lll éories de l'histoire de la philosophie.
LE TEMPS D U D IALO G UE 91

qu'au prix d'un perpétuel va-et-vient dans l a discussion. L e temps


du dialogue, comme celui de la persuasion en général, n'est pas
un temps homogène , où le moment dernier serait nécessairement
privilégié par rapport aux précédents parce qu'il les contien­
drait tous. La discussion obéit au contraire à un rythme secret,
où se succèdent les périodes de maturation et celles de crise et
dont tous les moments sont loin d 'être équivalents : le propre
du dialecticien subtil est de saisir celui où son intervention sera
décisive. Cette observation de bon sens était devenue un lieu
commun chez les rhéteurs et les sophistes : le discours improvisé
est supérieur au discours écrit et la discussion au cours dogma­
tique , en ce qu'ils laissent à l 'orateur ou au philosophe la possibi­
lité de saisir l'occasion, le moment opportun, le xoctp6c; (1 ) . Il
est caractéristique qu'Aristo te applique le même mot au dialogue
idéal des philosophes dans le temps : les difficul tés soulevées par
Antisthène sur la dé finition « ne manquen t pas d ' à-propos »
(�XEL 't'LVcX xoctp6v) (2) : emploi qui illustre bien une concep tion
« dialectique » de l' histoire , où nous voyons le problème posé
par l'un, l'aporie soulevée par l' autre, tantôt tomber à contre­
temps, tantôt au contraire apporter une impulsion décisive,
quoique imprévisible, à la discussion.
Le temps n'est donc plus le lieu de l'oubli, comme le pensait
Platon, ni celui du dévoilement, comme semble l'avoir cru un
moment Aristote. Oubli et dévoilement supposent l 'existence
d 'une vérité absolue, indépendante de la connaissance humaine ,
et qui existerait en soi au début ou au terme de l'histoire , c'est-à­
dire en dehors du champ effectif de l' histoire humaine. Aristote
ne renoncera j amais tout à fait à cette concep tion : la solu tion
de la quadrature du cercle eœiste, même si aucun homme ne l ' a
encore découverte (3) ; mais s ' i l e s t vrai q u ' a u regard de l'éter­
nité seul l'impossible n 'arrivera j amais (4) , cette solution, du
seul fait qu'elle existe en tant que possible, finira bien par être
trouvée. De même, il fallait bien que la théorie des quatre

( 1 ) Gorgias a été le premier, semble-t-il, à se servir du mot en ce sens. On


e trouve fréquemment chez Isocrate (Panégy1·iq11e, 7 ss. ; Co11/re les Sophistes,
12 ss. ) et Alcidamas ( Co11tre les Sophistes, 10 ss. ) .
(2) Mét. , H , 3 , 1 043 b 25.
(3) C'est ce qui semble ressortir de Réfut. soph., 1 1 , 1 7 1 b 16 ss. , où Aris­
tote maintient la vérité de la thèse en dépit de la fausseté des démonstrations
qu'on en a j usqu'ici proposées.
(4) Si l'on envisage le temps dans sa totalité, il y a identité entre l'être et le
pouvoir-être, comme entre le • ne pas être • et le • pouvoir ne pas ê tre • : ainsi
• il est impossible qu'une chose corruptible ne soit pas détrui te à un moment
donné • (De Caelo, 1 , 12, 283 a 24 ) . Aristote ignore ce que Leibniz appelle le
• mystère des possibles qui n'arriveront j amais • (De li bcrtalc) .
92 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

causes, du seul fait qu'elle est vraie, rencontrât un j our quelqu 'un
pour la formuler, que ce fût Aristote ou un autre. Dans cette
perspective, l 'histoire est cette part irréductible de contingence
qui sépare les possibles de leur réalisation ; s'il y a une nécessité
d'attendre, il n'en est pas moins nécessaire que cette attente ait
une fin : sans quoi le possible ne serait plus possible, mais impos­
sible. En ce sens, le progrès était bien une yévecnc; etc; oùcr(ocv,
l'avènement progressif d 'une essence.
Mais Aristote, nous l ' avons vu , en vient à douter que la
philosophie ait une fin, c'est-à-dire qu 'elle s'approche d 'une
vérité absolue et immuable qui serait comme l'essence de la
solution. Ce qui distingue le problème de la quadrature du
cercle et la question : 't'L 't'à êlv, c'est que le premier est déj à résolu ,
sinon dans une conscience humaine, du moins dans l'univers des
essences , alors que la réponse à la seconde a été et est « touj ours
recherchée » (&d �'Yj't'OUµevov) ( 1 ) . L'histoire n ' est plus l a m arge
qui sépare l'homme des essences, mais l 'horizon indéfini de la
recherche et du travail humains.
On comprend maintenant l'affinité profonde qui lie chez
Aristote la dialectique et l 'histoire : si la dialectique est la
méthode de la recherche ( ��'t''Y)O'tc;) , l 'histoire en est le lieu .
Développer une aporie { � totTtope'Lv) et recueillir les opinions de
ses devanciers, ce sont là deux procédés complémentaires (2) :
car l 'histoire de l a philosophie ne fait que déployer les hésitations
et les contradictions par lesquelles le philosophe qui posera les
mêmes problèmes devra passer à son tour. Le dialogue des philo­
sophes dans le temps nous fait assister à une sorte d'ascèse de la
vérité : non pas devenir inéluctable, mais épreuve laborieuse.
Telle est l'utilité de l'histoire : abréger, par l 'expérience des
épreuves passées, les années d ' apprentissage des philosophes à
venir. Telle en est aussi la limite : l'histoire , si elle indique les
erreurs à éviter et celles des voies explorées qui ne mènent nulle
part, ne révèle a u philosophe aucune voie royale. Seul respon­
sable de la direction qu'il aura choisie, il n'aura d'autre espoir que
de « raisonner, sur certains points, mieux que ses devanciers, et,
sur d'autres, de ne pas raisonner plus mal » (3).
Ambition bien modeste, en vérité , et où l'on chercherait en
vain l 'assurance conquérante du De philosophia et du livre A. De
ces deux textes de j eunesse aux phrases désabusées des livres r

( 1 ) Mét., Z, 1 , 1 028 b 3.
(2) De A 11ima, 1, 2, 403 b 20.
(:!) Ml!I., M, 1, 1 076 a 12.
D IA LECT IQ UE E T TI TSTO I R E 93

ou Z, on entrevoit une évolution qui a conduit Aristote d 'une


conception finaliste et optimiste de l'histoire de la philosophie à
une conception dialectique et relativement pessimiste , de l'idée
d'un progrès nécessaire à celle d 'une progression incertaine , de
l 'espoir d 'un achèvement prochain à l'acceptation d 'une recherche
indéfinie. Les causes de cette évolution, parmi lesquelles se laisse
deviner l 'expérience d 'un échec, sont à chercher ailleurs que dans
la considération même de l'histoire , puisqu'elles engagent moins
une conception de l'histoire que de la philosophie : ce qui est en
jeu, c'est la possibilité même d'achever la philosophie, c'est-à-dire
de la faire passer du stade de la recherche à celui du système.
CHAPITRE I I

�TRE ET LANGAGE

§ 1. La signification

Il n'est sans doute pas exagéré de dire que la spéculation


d 'Aristote a eu pour obj et principal de répondre aux sophistes :
la polémique contre les sophistes est partout présente dans son
œuvre , non seulement dans ses écrits logiques, mais aussi dans la
Métaphys ique et même la Phys ique, et elle se laisse deviner dans
de nombreux passages où la sophistique n'est pas visée expres­
sément. A voir l 'insistance avec laquelle Aristote revient sur des
arguments qu'il a apparemment déj à réfutés et la passion qu'il
met à combattre des philosophes qu'il fait profession de mépri­
ser, on pressent l 'importance réelle , quoique inavouée, du
courant de pensée sophistique dans la constitution de sa philo­
sophie. Tout autres sont ses rapports avec Je platonisme : la
polémique anti-platonicienne est plus nettement circonscrite et
elle est conduite avec une assurance et un contentement de soi
qui donnent à penser qu'Aristote était bien près de considérer
sa critique comme définitive. Au contraire , les apories soulevées
par les sophistes renaissent à peine résolues, s'imposent comme
une obsession et suscitent cet « étonnement » touj ours renouvelé
qui reste , pour Aristote comme pour Platon, le point de départ
de la science et de la philosophie ( 1 ) . La sophistique n'est finale­
ment pas pour Aristote une philosophie parmi d 'autres. Elle est,

( 1 ) Mét. , A, 2, 982 b 1 2, 983 a 1 3-20. Cf. PLATON , Théétète, 1 55 d. - En


983 a 1 5, ARI STOTE cite comme exemple de constatation étonnante l'incommen­
surabilité de la diagonale avec le côté du carré. Or cette difficulté, quoique
n'étant pas d'origine so p histique, semble bien avoir appartenu à l'arsenal de
l'argumentation sophisllque : Ceux qui soutiennent que rien n'est vrai .,
u

nous rappelle ailleurs Aristote, • donnent entre autres cet argument : • Rien
• n'emp ê che qu'il en soit de toute proposition comme de celle de la commensura­
• bilité de la diagonale • ( type même de la proposition qui paratt vraie et est
pourtant fausse) ( Mét., I', 81 1 0 1 2 a 33).
P U ISSA N r: E DE LA SOPHISTIQ UF.

en un sens, beaucoup moins que cela, car le sophiste n'est pas


philosophe e t se contente de « revêtir le même m an teau que l e
philosophe » : sa sagesse n 'est qu' « apparente et sans réalité » .
M a i s s i la sophistique n'est pas u n e philosophie, elle est « l'appa­
rence de la philosophie » , et par là « le genre de réalités où elle se
meut . . . est le même que pour la philosophie ». Finalement, ce
qui différencie le sophiste du philosophe est moins la nature
même des problèmes que l' « intention » (7tpocxtpemc:;) avec
laquelle ils sont abordés : intention de vérité d 'un côté , recherche
d'un pro fit de l ' autre ( 1 ) .
Cette dernière considération semblerait disquali fier la sophis­
tique. Elle ne la rend que plus redoutable : c'est au fond leur
indifférence à l 'égard de la vérité qui a fait des sophistes les
fondateurs de la dialectique, c'est-à-dire d ' un art qui enseigne à
rendre également vraisemblables le pour et le contre sur un même
problème. C'est précisément parce qu'ils n 'avaient aucun souci
de la vérité des choses que les sophistes ont fait porter tout leur
effort sur l 'efficacité du discours, faisant de celui-ci une arme
incomparable pour transmuer le faux en vrai ou du moins en
vraisemblable. Le philosophe ne peut donc ignorer le sophiste ,
puisque le propre des thèses sophistiques est précisément de se
donner pour vraies, c'est-à-dire pour philosophiques. M ais la
force du sophiste est alors d ' imposer son propre terrain - celui
du discours - à son adversaire : pour s'en convaincre , il ne suffit
pas de constater que le discours est le lieu obligé de toute discus­
sion ; car, dans le dialogue ordinaire , le discours est rarement
pur, il n'est le plus souvent qu'un moyen de suggérer une intui­
tion , une perception, une expérience , bref, de renvoyer l 'inter­
locuteur aux choses elles-mêmes ; mais dans la discussion avec le
sophiste ce recours n'est pas permis, car ici l ' adversaire est, par
définition, de mauvaise foi : il refuse de comprendre à demi-mots
et n'admet pas que la polémique sorte du plan du discours pour
se transporter dans le domaine problématique, parce que non
immédiat, des choses. - C 'est cette difficulté , inhérente à
l 'argumentation contre les sophistes, qu'Aristote met remar­
quablement en lumière dans un passage du livre r : p armi ceux
qui ont soutenu des thèses paradoxales, comme celle de la vérité
des contradi ctoires, il faut distinguer deux groupes : les uns, en
effet, « sont arrivés à cette conception à la suite d'un embarras

( I l Mét., I', 2, 1 004 b 1 7, 26, 1 9-24. Cf. Ré(ul. soph., 1 , 1 65 a 20 ; I l , 1 7 1 b


27, 3 3 . Platon notait déjà que p hilosophe et sophiste se ressemblent • comme
chien et loup » ( Sophiste, 23 1 a) .
LA SCIENCE « RECHERCHÉE 11

réel (&x 't'OÜ &7top!fjaocL) » ; les autres ne parlent ainsi que « pour le
plaisir de parler » (Myou x cf pLv) . Envers ces deux sortes d'adver­
saires, on ne pourra se comporter de la même manière dans la
discussion : « Les uns ont besoin de la persuasion, les autres de
la contrainte logiqu e . . . L 'ignorance [ des premiers] est facile à
guérir : ce n'est pas ici à des arguments, c'est à des convictions
qu'il s 'agit de répondre. » Mais pour les seconds, « le remède , c'est
la réfutation (�Àeyxoc;) de leur argumenta t.ion , telle qu'elle
s ' exprime dans les discours el dans les mols » ( 1 ) .
Au moment même où il s'en irrite, Aristote reconnaît donc le
sérieux de l'entreprise sophistique : quelles qu'aient pu être les
intentions des sophistes, leurs arguments sont là, d'autant plus
contraignants qu'ils sont moins vécus, plus anonymes. C'est peut­
être parce qu'il n ' a pu connaître personnellement les sophistes
du v e siècle qu'Aristote est porté , plus que Platon , à prendre au
sérieux leurs discours, touj ours présents et, sinon irréfutables,
du moins encore irréfutés. Platon s'était contenté , par exemple
dans l ' Eulhydème, de ridiculiser les sophistes ou, le plus sou­
vent, s'était ingénié dans ses dialogues à les mettre en contra­
diction avec eux-mêmes, les forçant par la bouche de Socrate à
reconnaître qu'ils ignoraient ce qu'ils prétendaient enseigner.
Dans un cas au moins, Platon avait répondu sur le fond à un
argument des sophistes : celui qui, placé par Platon dans la
bouche de Ménon , tendait à prouver l' imposs ib ilité d' apprendre
aussi bien ce qu'on sait déj à que ce qu'on ne sait pas encore et
suspendait ainsi contradictoirement le commencement de tout
savoir à la nécessité d'un savoir préexistant (2) . Comme nous le
rappelle Aristote (3), c'est très précisément pour répondre à cet
argument que Platon à conçu sa théorie de la réminiscence. M ais
c'était là répondre par un mythe à un argument, et Aristote ne se
satisfera pas de cette réponse ( 4). D ' une façon générale , bien loin de
prolonger les réponses platoniciennes, qu'il juge peu convaincantes,
Aristote remontera j usqu'aux problèmes eux-mêmes, tels que les
sophistes les avaient posés : de ce point de vue, l'aristotélisme
est moins une branche dérivée du platonisme qu'une réponse à la
sophistique par delà Platon. A l'aristotélisme comme au platonisme
on pourrait appliquer ce que H. M aier dit plus particulièrement
de la .l ogique aristotélicienne : ils sont l'un et l'autre « le produit
d 'un âge d'éristique », d'un « siècle où la science doit lutter pour

( 1 ) r. 5, 1 009 a 1 6-22.
(2) Méno11, 81 c-d.
(3) Anal. Post. , l, l, 7 1 a 29.
(4) Cf. plus haut, introd. chap. II, p . 53-54.
P U ISSANCE Dl<: LA SOPI1 IS1'IQ UE 97

son existence » ( 1 ) e t c'est sur ce fond de crise que se comprend le


,

mieux leur communauté d'inspiration. M ais si Aristote considère


la crise comme touj ours ouverte, s'il se met en devoir de fonder à
nouveau contre les sophistes la possibilité de la science et de la
philosophie, c'est que le platonisme a masqué les difficultés plus
qu'il n'y a mis fin. Par là s'explique qu'Aristote soit finalement
plus sensible que Platon à un mouvement de pensée dont il est
pourtant plus éloigné dans le temps ; par là s'explique qu'il soit
paradoxalement beaucoup « plus proche que Platon de l'activité
dialectique et rhétorique des sophistes du ve siècle » (2).
La cause des insufli sances de Platon est clairement suggérée
par le texte déj à cité du livre r : on ne répond pas à des arguments
logiques par des arguments ad hominem, non plus que par des
mythes. Au discours on ne peut répondre que par le discours, et
à sa contrainte que par une contrainte de même nature. Il faut
donc accepter le terrain que nous imposent les sophistes, mais en
retournant contre eux leurs propres armes : c'est à la réfutation ,
procédé mis au point p a r les sophistes et auquel il a consacré
lui-même tout un trai té (3) , qu'Aristote aura recours pour se
débarrasser des obstacles préj udiciels qu'opposent les sophistes à
la recherche de la vérité. Mais avant d 'étudier la technique de l a
réfutation et l'usage q u ' e n fait Aristote , il ne sera p a s inutile de
procéder à une reconnaissance du terrain sur lequel va se j ouer
une polémique dont Aristote nous a avertis qu'elle doit s'exprimer
« dans les discours et dans les mots ».

( 1 ) H . MAI ER, Die Syllogislik des Arisloleles, I I, 2, p . 1 .


(2) Ibid. , p . 3, n. 1 . - H. Maier explique, il est vrai, par des raisons histo­
riques cette résurgence de l'inspiration sophistique dans la philosophie d'Aris­
tote : elle correspondrait à la renaissance des modes de pensée éristiques qui se
manifeste au 4 • siècle dans les écoles socratiques, en particulier chez les Méga­
riques et Antisthène. - Mais ceux-ci étaient déjà contemporains de Platon
et ne posent donc pas à Aristote des problèmes que son maître n'ait déj à ren­
contrés. De plus, ce n'est pas seulement à eux, mais bien aux anciens sophistes,
que s'en prend expressément Aristote : qu'on songe à la place qu'occupe, par
exemple, PROTAGORAS dans la polémique décisive du livre !' de la Mélap/1y­
sique. - Nous ne pensons pas non plus qu'il Caille expliquer cette importance
attachée par Aristote à la philosophie pré-platonicienne par une affectation
d'ignorer le platonisme ; telle est la thèse de Robin, selon qui • Aristote veut
touj ours avoir l'air de reprendre la chaîne d'une tradition philosophique qui
aurait été rompue par les divagations de Platon (La théorie platonicienne . . ,
• .

p. 582, n. 550) (c'est nous qui soulignons). Nous voudrions montrer que, dans
ce retour à la problématique pré-platonicienne, il n'y a pas seulement une affec­
tation d'anti-platonisme, un • air • que se donnerait Aristote et qu'il aurait du
mal à se donner, mais une exigence profonde de sa philosophie.
(3) Les Réfutations sophistiques. On sait qu'il ne s'agit pas dans ce traité,
contrairement à un contresens Cré g uent, de réfuter les sophismes, mais d'étu­
dier ce mode de raisonnement sophistique qu'est la réfutation ; plus précisément
de substi tuer à la réfutation apparente, pratiquée par les sophistes, une méthode
de r éfutation réelle.
98 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

*
* *

S'il est une chose qui a échappé à la critique universelle des


sophistes, c'est bien le discours , puisqu 'il est l 'instrument même
de cette critique. La toute-puissance du discours est un lieu
commun des rhéteurs et des sophistes : « Le discours, dit Gorgias
dans l ' Éloge d'Hélène, est un maître puissant qui, sous les dehors
les plus ténus et les plus invisibles , produit les œuvres les plus
divines ( 1 ) . » Mais, parmi les fonctions du langage , tou tes ne sont
pas également exaltées : les sophistes ignorent sa fonction
d ' expression ou de fransmission pour ne retenir que sa puissance
de persuasion. Pour les rhéteurs et les sophistes, parler, c'est
moins parler de que parler à (2) ; l'obj et du discours importe
moins que son action sur l'interlocuteur ou sur l'auditoire : le
discours, entreprise humaine, est exclusivement considéré comme
l 'instrument de rapports interhumains. C'est tout au plus le
propre du discours banal que d ' exprimer les choses : la vraie
puissance du discours se manifeste au contraire lorsqu'elle se
substitue à l'évidence des choses, faisant paraître vrai ce qui est
faux et faux ce qui est vrai. Dans le Phèdre, Platon faisait l'éloge
ironique de ces rhéteurs qui, tel Gorgias, peuvent, « par la force
de la p arole, donner aux petites choses l'apparence d 'être grandes
et aux grandes d 'être petites » (3) ; et Protagoras recommandait
son art comme le moyen de faire en sorte que le « discours le
plus faible devînt le plus fort » (4). Bien loin de se laisser guider
par les choses, le discours leur impose sa loi : avocat des
causes perdues - Gorgias n'écrira-t-il pas un Éloge paradoxal
d'Hélène ? - il substitue à l'ordre naturel celui des préférences
humaines.
La science du discours devenait ainsi pour les sophistes
la science universelle, non seulement dans ce sens banal que
tout savoir partiel tombe sous son ressort dès lors qu'il s'exprime,
mais dans cet autre sens qu ' aucune compétence humaine ne
s 'actualise et ne devient efficace si le discours ne lui prête
sa force. On connaît les paradoxes que Platon attribuait à
Gorgias : le médecin est incapable d'imposer ses drogues à un

( 1 ) 82 B 1 1 , 8 Diels-Kranz.
(2) I l s'agit ici d'une première approximation, car parler à peut signifier :
parler pour ou parler avec ; cette dernière distinction justifiera la séparation
de la rhétorique et de la dialectique. Cf. notre article Sur la définition aristotéli­
cienne de la colère, Revue philosophique, 1 957, p. 304.
(3) Phèdre, 267 a.
(4) Cité par ARI STOTE, Rhétorique, I I, 24, 1402 a 23 (= 80 B 6 b Dicls­
Kranz).
D IMENSIONS D U LAN GA GE 99

malade réticent s'il ne s'aide des ressources de la rhétorique ;


et, devant une assemblée du peuple , c'est l 'orateur qui l 'em­
portera sur le médecin, s'il s 'agit d'élire un médecin ; car « il
n'est point de suj et sur lequel un homme qui sait la rhétorique
ne puisse parler devant la foule d ' une manière plus persuasive
que l'homme de métier, quel qu'il soit » ( 1 ) .
Aristote n'aura apparemment pas plus d 'indulgence que
Platon (2) pour la « polymathie » et la « polytechnie » des sophis­
tes ni pour cette culture générale que prônaient Gorgias et Iso­
crate (3) et qui cachait, comme l'avait montré Socrate , une
ignorance réelle : aucun discours ne saurait tenir lieu de la
c c science de la chose '' ( 4) , e t l'homme compétent, le c c physi­

cien », retrouvera sa prééminence naturelle sur l ' homme sim­


plement cultivé et éloquent. Si, par un étrange renversement,
Aristote se verra reprocher plus tard c c le caractère entièrement
verbal de son ontologie » (5) , nul n'a affiché en fait plus de
mé fiance que lui à l 'égard du langage. Il n'est que d 'invoquer,
pour s'en convaincre, le sens le plus souvent péj oratif que prend
pour lui l' adj ectif Àoy tx6c; : raisonner ou dé finir Ào y txwc;, c' est-à­
dire verbalement, c'est s'en tenir aux généralités, en négligeant
ce qu'il y a de propre à l'essence de la chose considérée. C'est
là un travers auquel les Platoniciens eux-mêmes n'ont pas
échappé quand, par exemple, parlant de ! ' Un , ils voient en lui
moins l' unité numérique que le corrélat des discours universels ( 6 ) ;
et lorsqu'ils affirment q u ' i l n'y a p a s seulement u n e I d é e d u
Bien, mais de toutes choses, i l s raisonnent d 'une cc manière
verbale et vide >> : Àoytxwc; X(t.L xe:vwc; ( 7 ) . D 'où la préférence
qu'Aristote accorde aux spéculations c c physiques », c'est-à-dire
appropriées à la nature même de leur obj et.
Mais opposer ainsi le sens des mots et la nalul'e des choses
suppose une théorie , au moins implicite, des rapports, ou plutôt
de la distance , entre le langage et son obj et. Il semble bien ,
comme le dit W. J aeger (8), qu'Aristote ait été le premier à
cc rompre Je lien entre le mot et la chose, entre Je Myoc; et l ' ov », et

à élaborer une théorie de la sign ification c'est-à-dire à la fois

r
( 1 ) Gorgias, 456 c.
(2) Hippias majeur, 285 c-286 a.
(3) Sur Gorgias, cf. P LATON , Gorgias, 456 ac. P ou lsocRATE, Antidosis,
261-27 1 . Cf. E. B I GNONE, L'Arislolele perdulo . . . , 1, p . 98- 100.

l
4) Pari. anim . , I, I , 639 a 3.
5) L. BRUNSCHVICG, Les t1ges cle l'inlellige11ce, p. 65.
6 Mél., M, 8, 1084 b 23 .
7 Eth. Eud., l, 8, 1217 b 2 1 .
8 Aristote/es, p . 395-96.
1 00 LA SCIENCl!: « RECHERCHÉE »

de la séparation et. du rapport entre le langage comme s igne


et l 'être comme signifié. Quelles qu'aient pu être les divergences
des sophistes dans leur théorie du langage, divergences dont le
Cratyle de Platon semble nous apporter l'écho , ils ne semblent
pas avoir eu l'idée que le langage pût avoir une certaine pro­
fondeur, qu'il pût renvoyer à autre chose que lui-même : leurs
théories sont, pourrait-on dire, des théories immanentistes du
langage, le langage est pour eux une réalité en soi, qui fait corps
avec ce qu 'elle exprime, et non un s igne qu 'il faudrait dépasser
vers un s ignifié, non pas donné, mais problématique - ce qui
supposerait une certaine distance entre le signe et la chose
signi fiée.
C'est cette absence de distance entre le mot et l 'être qui
j usti fie seule les p aradoxes par lesquels Antisthène, proba­
blement disciple de Gorgias, tirera, « non sans quelque oppor­
tunité » ( 1 ) , les conséquences extrêmes de la position sophis­
tique. Il n' est pas poss ible de contredire (2) , c'est-à-dire d'énoncer
des propositions contradictoires sur un même suj et, car si deux
interlocuteurs parlent de la même chose, ils ne peuvent que
dire la même chose ; et s'ils disent des choses différentes, c'est
qu 'ils ne parlent pas de la même chose (3) . Il n'est pas davan­
tage possible de mentir ou de se tromper (4) , car parler, c'est
touj ours dire quelque chose, c'est-à-dire quelque chose qui
est, et ce qui n'est pas, personne ne peut le dire ; il n'y a donc pas
de milieu entre « ne rien dire » et « dire vrai » . Le principe commun
de ces deux arguments est fort clairement exprimé dans un texte
que nous rapporte Proclus : « Tout discours, dit Antisthène,
est dans le vrai ; car celui qui parle dit quelque chose ; or celui
qui dit quelque chose dit l'être, et celui qui dit l' être est dans
le vrai (5). » Antisthène ne veut connaître d 'autre usage du
verbe ÀeyeLv que son emploi transitif : parler, ce n ' est pas
parler de, ce qui impliquerait une référence problématique
à un au delà de la parole, mais dire quelque chose ; or ce quelque
chose qu'on dit est nécessairement. de l 'être , puisque le non-être
n ' est pas : il ne suffit donc même pas de parler d'un rapport
transitif entre la parole et l'être, car il n'y a pas passage de l'un

j
(1) 1-1, 3, 1 043 b 25.
(2 M� e:îvcu àvTLÀÉYELV (Ll, 29, 1 024 b 33).
(3 A LEXANDRE, 435, 6- 1 3 . C f . AsCLEPIUS, 353, 1 8 SS.
(4) . . <J)(E:3/>v 3è µ'1)3è lj/e:63e:a8otL (Ll, 29, 1 024 b 33.)
.

(5 ) Iléi!� y a p, q>'l)aC, Myot; àÀ'1)8e:6e:L 6 yœp ÀÉyoov TL ÀÉye:L 6 3é TL ÀÉyoov Tl> av


• •

ÀÉye:L . 6 3è Tl> av Àéyoov àÂ'1)8e:6e:L ( PROC LUS, in Cl"a/ylum, 429 b, chap. 37,
Pasquali).
PA R A n OXES DE r. O RGIA S 101

à l'autre, mais plutôt adhérence naturelle et indissoluble, q u i ne


laisse aucune place à la con tradiction, au mensonge et à l'erreur.
- Par là se j ustifient encore les autres thèses d'Antisthène,
celles qui ont peut-être le plus frappé Aristote : l'impossibilité
de la prédication et de la dé finition. On ne peut dire d' une chose
que ce qu'elle est, c'est-à-dire qu'elle est ce qu'elle est : il n'y a
donc qu'un mot qui convienne à chaque chose , celui-là même
qui la désigne. Le cheval n'est pas autre chose que cheval : il
n'y a donc de prédication que tautologique ( 1 ) . Quant à la défi­
nition, elle n'est pas moins impossible : on ne peut que dés igner
la chose ou tou t au plus la décrÎl'e par une périphrase ( µcxxpoç
M yoç) , qui ne peu t consister qu ' à suggérer une ressemblance
entre la chose considérée et une autre qui n'est pas moins indé­
finissable que la première (2) .
C'est, semble-t-il, à une même concep tion implicite de
l'essence du langage que se réfère, en dernière analyse, le der­
nier des arguments du traité de Gorgias Sur le non-être. On sait
que cet ouvrage prétendait démontrer successivement trois
thèses : 1 ) Rien n' existe ; 2) S'il existait quelque chose, ce quelque
chose serait inconnaissable ; 3) Si même ce quelque chose était
connaissable, il 11e pourrait être communiqué à autru i. Quelle
que soit la portée générale de ce traité , en qui on s'accorde de
plus en plus à voir autre chose qu'un simple j eu éristique (3) ,
i l est difficile de prendre à l a légère l 'argumentation développée
par Gorgias à l ' appui de cette dernière thèse. Elle se fonde en
apparence sur l'incommunicabilité des sens : « Si ce qui est est
perceptible par la vue, l'ouïe et en général par les sens, en
même temps qu'il est donné comme extérieur ; et si ce qui est
visible est saisi par la vue, ce qui est audible par l'ouïe , et non
pas indifféremment par l'un ou l' autre sens, comment cela
peut-il être manifesté à autrui ? » Car le discours est une réalité
audible : comment pourrait-il donc exprimer des réalités qui
ne se révèlent qu'aux autres sens ? « Les corps visibles sont au
plus haut point différents des paroles. Car le moyen par lequel
on saisit le visible est au plus haut point différent de celui par
lequel on saisit les paroles. Ainsi donc le discours ne révèle
nullement la plupart des choses sur lesquelles il porte ('t'clt Ô7to­
xd µ evcx), de même que celles-ci ne révèlent nullement la nature

( 1 ) Cette thèse n'est d'ailleurs pas propre à Antisthène et remonte à la


sophistique. Aristote l'attribue au sophiste Lycophron : Phys . , 1 , 2, 185 b 25 ss.
(2) cr. A .-J . FESTUGI ÈRE, Antisthenica, in Uevue des scien ces philosophiques
el lhéologiques, 1 932, p. 370.
(3) cr. E . Ü U P R (,; EL, Les soph isles, p . 67 S S ,
1 02 LA SCIENCE « RECHERCHJ!:E »

les unes des autres ( 1 ) . » Si l'incommunicabilité des sens a pour


corollaire l'incommunicabilité du discours et de ce sur quoi il
porte, c'est que le discours est une réalité sensible comme les
autres. Gorgias ignore le dédoublemen t par lequel le discours,
réalité sensible, s'effacerait devant une autre réalité qu'il signi·
fiera it. - « Le moyen pour nous d ' exprimer est le discours
(c'f> yàcp µ"t)vuoµév eCJ't'L Myoc;) (2) , et le discours n ' est pas ce sur
quoi il porte et ce qui est (Myoc; 8è oûx fo'l"L '\"Oc Ô7toxe:(µe:voc
xoc t llv1'oc) ; ce n'est donc pas ce qui est que nous communiquons
aux autres, mais le discours, qui est différent de ce sur quoi
il porte (3). » De ce que le discours est dit ici n 'être pas ce qui
est, il ne s'ensuit pas que le discours soit non-être, mais sim­
plement qu'il n ' est pas l'être dont il parle ; c'est même pré·
cisément parce qu 'il est un être comme les autres qu'il ne
peut manifester autre chose que ce qu'il est, ce que Gorgias
exprime en j ouant sur le double sens du terme Ô7toxe:Cµe:vov :
« Il est impossible, du fait qu'il est une chose (Ô7toxdµe:vov) et
qu 'il est, que le discours nous révèle la chose sur laquelle il
porte (ô7toxdµe:vov) et qui est (4). » Le discours ne renvoie
donc à rien d 'autre qu'à lui-même. Chose parmi les choses,
son rapport avec les autres choses n ' est pas de l'ordre de la
signification, mais seulement de la rencontre : « Le discours naît par
suite des choses qui nous fra ppent du dehors, à savoir les choses
sensibles : de la rencontre ( èyxup�ae:wc;) avec le liquide résulte pour
nous le discours relatif à cette qualité ; et c'est de l'introduction
de la couleu r que résulte le discours qui traduit la couleur. S 'il
en est ainsi , ce n'est pas le discours qui traduit ce qui est hors
de nous, mais bien ce qui est hors de nous qui devient révé­
lateur du discours (5). » Pour comprendre cette dernière phrase ,
il faut se souvenir que le problème débattu est celui de la commu­
nication avec autrui : ce qu 'a montré Gorgias, c'est que le dis­
cours, n ' ayant rien à communiquer, ne peut être a fortiori
communication à ou avec autrui ; de telle sorte que, si nos
paroles ont un sens pour l' autre, c'est que lui-même a la per-

( 1 ) Cité par SEXTUS EMPIRICUS, Adversus mathemalicos, V I I , 83-87 (trad.


J . Vo1LQ U I N, Les penseurs grecs avant Socrate, p. 21 4-2 1 5 , modifiée) .
(2) J . VolLQ U I N (loc. cil.) et E. DuPRÉEL (Les soph istes, p. 66. Ce dernier
commet d'ailleurs un contresens sur cette phrase en traduisant : Ce que nous

signifions, c'est le discours • ) traduisent µ'l)vl'.ie:tv par signifier ; mais il nous


semble qu'il faut réserver cette traduction au verbe cniµcxtve:w, qui seul implique
une référence à l'idée de signe.
(3) Adv. malll . , V I I , 84.
(4) I bid. , V I I , 86.
(5) Ibid., V I I, 85.
T ll ÉOR IES SO P ll TST TQ UES nu LA N GA GE 1 03

ception des choses dont nous parlons ; c'est donc la perception


de la chose par au trui qui donne un sens pour lui à nos paroles,
et non le fait qu'elles auraient une signification intrinsèque :
il n'y a ni compréhension, ni même à proprement parler passage
ou communication, mais seulemen t rencontre accidentelle qui
fai t que nos paroles, au lieu de se perdre, sont reprises en quelque
sorte par autrui à son propre compte , c'est-à-dire comme expres­
sion de sa propre expérience ( 1 ) .
Finalement, ce que suppose l'argumentation de Gorgias,
c'est le caractère substantiel , fermé sur soi, du discours. M ais
s'il ne permet pas la communication, puisqu 'il n'a rien à commu­
niquer, du moins autorise-t-il et facilite-t-il l a coexistence avec
au trui. On échappe par là à l 'inconséquence où serait tombé
Gorgias s'il avait pré tendu, d ans son traité Du non-être, saper
le terrain même sur lequel il a fondé par ailleurs sa carrière
d 'orateur et de sophiste. Ainsi entendu , le traité Sur le non-êfre
ne viserait pas à é tablir l 'impossibilité du discours, mais seu­
lemen t la spécificité de son domaine, qui est celui des relations
humaines, et non celui de la communication de l'être. « Du
coup , écrit M . Dupréel, l 'art de la p arole échappe à la tutelle
doctrinaire de la science des choses . Il ne sera p as vrai que pour
atteindre à l 'excellence et au succès il faille se mettre à l'école
de ceux qui entreprennent d 'explorer l a nature et de nous expli­
quer ce que c'est que J ' J;: tre (2) . » Le discours , étant lui-même
un être, ne peut exprimer l ' J;: tre ; car exprimer, c'est en quelque
manière être autre chose que ce qu'on est : réalité sensible, mais
aussi s igne d 'une autre réalité. Gorgias a poussé à son point
extrême de cohérence une conception et une pratique du lan­
gage qui ignorent encore sa fonction s ign ifiante (3) : le langage
n'est pas dévalorisé pour autant, mais, n 'étant pas le lieu de

( 1 ) Nous suivons ici dans l'ensemble l'interprétation de M. Duprêel (sous


la rêserve, formulêe plus haut, relative à l'emploi du verbe signifier à propos
de Gorgias) : Si l'on parle d'une couleur, il fau t pour être compris que celui

auquel on s'adresse ait perçu de son côt6 cette couleur ; sans cette condition,
le discours ne signi fie rien pour l'auditeur. C'est ainsi du moins que je comprends
le passage où il est dit que le discours ne communique pas ce dont il traite, mais
que c'est ce dont il traite qui le fait être signi ficatif • ( Les sopliisles, p. 68) .
(2) Les sophistes, p. 73. - Mais nous ne pouvons suivre M . DuPRÉEL
lorsqu'il 6crit : Selon lui (Gorgias) , pensée et connaissance sont insêparables

de l'expression, c'est-à-dire de la communication d'un esprit à un autre par le


moyen du langage • ( i bid. , p . 72) . Il ne peut s'agir ici, à proprement parler,
d'expression et de communication, puisque le discours ne communique rien
et n'exprime rien d'autre que lui-même.
(3) Il est caractéristique que, dans la tradition présocratique, la signifi­
cation est opposée à la parole : ainsi, selon Héraclite, le dieu dont l'oracle

est à Delphes ne parle ni .ne dissimule, mais signifie • (o!he ÀÉye1 , o!l-rt: xpuwre 1 ,
ikÀÀcX a71µcxCve1) (fr. 93 D1els ) ,
1 04 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

rapports significatifs entre la pensée et l'être, il ne peu t être que


l'instrumen t de rapports existentiels (persuasion, menace, sug­
gestion, etc. ) entre les hommes.
A vrai dire , Gorgias semble aboutir par là à la conclusion
inverse de celle d'Antisthène. Dire que l 'être est incommuni­
cable, parce que le discours ne renvoie à rien d 'autre qu'à lui­
même, cela paraît bien contredire une théorie qui affirme que
le discours est touj ours dans le vrai, parce qu 'il est discours de
quelque chose. De fait, les sophistes semblent avoir divergé
dans leurs conceptions sur la nature du langage , et le Cratyle
de Platon fait allusion de façon évidente à des polémiques de
cette sorte . La thèse, défendue par Hermogène , selon laquelle
la j ustesse des noms est affaire de convention, pourrait assez
bien se rattacher au point de vue de Gorgias : si le rapport entre
le discours et la chose sur laquelle il porte est, comme le dit
Gorgias, de l'ordre de la « rencontre », on conçoit que les hommes
aient eu intérêt à substituer à la contingence d 'une telle ren­
contre la fixité relative d 'une convention ; ou encore , si le
discours ne renvoie de soi à rien d ' autre qu'à lui-même, force
est bien d'établir un rapport au moins extrinsèque entre le
mot et la chose à laquelle on veut le faire correspondre ; la
convention serait ici la codification par l 'homme de ces rapports
existentiels dont le discours est, selon Gorgias, l 'instrument.
-- Inversement, la thèse de Cratyle, selon laquelle les noms sont
n aturellement j ustes, parce qu'il y a identité absolue du nom
et de la chose, se rattache d 'une façon plus immédiate encore
au point de vue d 'Antisthène ( 1 ) . - Cependant, les thèses
apparemment divergentes de Gorgias et d 'Antisthène ou d ' Her­
mogène et de Cratyle reposent sur un principe commun , qui est
l ' adhérence totale du mot et de l' être. Pour Cratyle et Antis­
thène, le nom fait corps avec la chose qu'il exprime, ou plutôt
il est la chose même s'exprimant. Gorgias tire du même prin­
cipe la conséquence inverse : le discours est lui-même un être,

( 1 ) Se fondant sur la parenté des thèses de Cratyle et d'Antisthène, cer­


tains critiques ont même prétendu qu'Antisthène était directement visé dans
le dialo(!'ue de Platon. Celte opinion, qui remonte à Schleiermacher et qui a
été reprise en dernier lieu par M. DuPRÉEL (Les sophistes, p. 37), se heurte cepen­
dant à diverses difficultés, dont la principale est que l'héraclitéisme de Cratyle
s'accorde mal avec les tendances éléatiques d'Antisthène. Cf. L. MÉRIDIER,
lntrod. au Cratyle, éd. Budé, p . 44-45. - Peut-être d'ailleurs ne faut-il pas
nécessairement rechercher d'attribution précise aux thèses d'Hermogène et de
Cratyle. L'une et l'autre représentent les deux types extrêmes de réponse à un
problème qui, au témoignage d'Aulu-Gelle, a dû devenir très tôt une question

disputée ., matière classique à exercices d'école : cp6cm 'l'ci liv6µa:rcx � 0éae� ;


Nuits attiques, X, 4 ) .
Tfl l!:O R IES SOP!l!ST IQ U ES D U L .4 .Y n .t rΠ1 05

chose parmi les choses , et comme « les choses ne révèlent nul­


lement la nature les unes des autres » , le discours ne révèle rien ,
n'exprime rien par lui-même - à moins que l'artifice humain
n'établisse u n rapport extrinsèque entre tel mot et telle chose .
D'un côté, le logos est l'être ; de l 'autre , le logos est un être, et
c'est pourquoi l'être dans sa totalité est incommunicable ( 1 ) .
Mais, si le point de départ est le même, le poin t d 'arrivée l 'est
aussi ; les deux thèses parviennent, pour des raisons différentes,
à la même conclusion paradoxale qu 'il est impossible de se
tromper et de mentir : dans un cas, parce qu'il y a coïncidence
naturelle entre le mot et la chose , dans l'autre p arce qu'il y a
identité conventionnelle. Le problème du Cratyle n'est pas de
savoir s i les noms sont j ustes, mais comment ils le sont. Que les
noms soient touj ours j ustes, Hermogène est parfaitement d 'ac­
cord sur ce point avec Cratyle : « A mon avis, dit-il, le nom qu'on
assigne à un obj et est le nom j uste : le change-t-on ensuite en
un autre , en abandonnant celui-là , le second n'est pas moins
j uste que le premier . . . Car la nature n 'assigne aucun nom en
propre à aucun obj et (2) . » Et c'est inversement parce que la
nature assigne un nom en propre à chaque objet que Cratyle
soutiendra , non plus contre Hermogène , mais contre leur adver­
saire commun, Socrate, que « tous les noms sont j ustes » et
qu' « il est absolument impossible de parler faux » (3) .
A travers ses divergences, l a philosophie sophistique d u
langage manifeste donc une réelle unité (4) . Les positions qui

( 1 ) On retrouve un thème analogue (mais invoqué en faveur d'une conclu­


sion inverse) dans la théorie aristotélicienne de l 'intellect : il faut que l'intellect
soit en un certain sens non-être, ou du moins ne soit rien en acte, p our pouvoir
• être en quelque manière toutes choses » (De an ima, I I I, 8, 431 b 2 1 ) . C'est en

'
ce sens qu'Aristote interprète le mot d'Anaxagore : • Il faut que l'intellect soit
sans mélange pour commander », c'est-à-dire, commente ARISTOTE • pour
connaître » ( Avay>e'l) .. . dµw1! EÎVO" ff'l'OV voüv] tvcx >epcxT'ij, 'l'OÜ'l'O a·�a'l'!V tvcx
yvropt�TI) (De anima, I I I , 4, 429 a 1 8 ; D I ELS , Vorsokr., 59 A 1 00. Diels range ce
passage parmi les témoignages, alors qu'il paraît bien s'agir, à l'exception des
cinq derniers mots, d'une cita tion textuelle d'Anaxagore). On retrouve le
même argument, mais de nouveau renversé, chez Pascal : • Le peu que nous
avons d'être nous cache la vue de l'infini » (fr. 72 Brunschvicg) ; Pascal j usti fie

!l
par là, par une voie analogue à celle de Gorgias, un pessimisme épistémolo·
gique qui n'est pas sans rapport avec celui du sophiste grec.
2 Cratyle , trad. MÉRIDIER, 384 d.
3 Ibid. , 429 b, d.
4 Par des voies dilTérentes des nôtres, M. Dupréel met en relief cette unité
à propos des thèses apparemment contradictoires présentées par le Cratyle.
Selon lui, les conceptions d'Hermogène et de Cratyle seraient dérivées l'une et
l'autre du relativisme de Protagoras : la première directement (le rapproche·
ment est d'ailleurs suggéré par P LATON lui-même, 385 e-386 a), la seconde « i;> lus
indir1ictement » : • Cratyle et Hermogène représentent. . . deux aspects d11Té·
rents de la � osition prota ll"oricienne, l'une le caractère tout conventionnel du
langage . . . , 1 autre la colnc1dence rigoureuse, quant t'l la consistance, du mot
1 06 LA SCIENCE « RECHERCHÉE >i

s'y manifestent sont moins des contradicto ires que des conlr a ires ,
ce qui revient à dire que leur opposition n'a de sens qu'à l'in­
térieur d'un genre commun. De fait, c'est contre les sophistes
en général que s'exercera, sur ce point à vrai dire central, la
polémique des Réfutations sophistiques. Aristote ne prendra pas
parti entre une théorie « conventionaliste '' et une théorie
« naturaliste » du langage, mais dénoncera l'erreur qui est au

fondement de cette fausse opposition et dont l'origine est à


chercher dans la méconnaissance par les sophistes de l 'essence
véritable du langage ( 1 ) .
*
* *

Les passages où Aristote traite ex professo du langage ne


sont pas ceux qui nous en apprennent le plus sur sa nature.
Au début du De interp1·elatione, le langage est dé fini comme
sym bole ( auµÔoÀov) : « Les sons émis par la voix (-r<X Év -r?i cpwv?i)

et de la chose • (Les sophistes, p . 37). M ais nous ne suivons par M. DuPRÉEL


quand il qualifie de « nominalisme radical • ( i bid. ) la thèse de Cratylc et d'Antis­
thène. Si l'on appelle nominalisme une théorie selon laquelle il y a « solidarité
complète entre le nom et ce qu'il désigne •, la thèse d'Hermogène n'est pas moins
nominaliste que celle de Cratyle ou d'Antisthène. Disons plutôt que la qualifica­
tion de • nominaliste • (comme d'ailleurs de • réaliste •) n'a ici aucun sens en
l'absence d'une doctrine de la sig11 ificalio11 qui n'apparaitra qu'avec Aristote.
( 1 ) On pourrait s'étonner que cette analyse des origines de la philosophie
aristotélicienne du langage semble omettre un chainon important : celui de
la philosophie platonicienne. Mais y a-t-il une théorie du langage chez Platon '/
Qu'on se souvienne de la fin du Cralyle : comme on l'a dit (L. MÉRI D I ER,
Jnlmd. au Cralyle, p . 30), Platon y renvoie les deux adversaires avec une

sorte d'ironie supérieure •, non qu'il ait une meilleure théorie du langage à pro­
poser, mais parce qu'il méprise une philosophie qui s'arrête au langage au lieu
d'aller aux choses elles-mêmes. Le mot n'est pour lui qu'un • instrument •
(388 b) qui doit et peul être dépassé vers l'essence (dépassement dont la Lellre
VII décrira les étapes, 342 a-d) et qui n'est peut-être même pas indispensable
comme point de départ : ainsi Socrate demande à Cratyle de convenir que

ce n'est pas des noms qu'il faut partir, mais qu'il faut et apprendre et recher­
cher les choses en partant d'elles-mêmes bien plutôt que des noms • (439 b).
Dès lors, comme le remarque L . M éridier, • ce n'est pas la linguistique, mais la
dialectique, qui peut conduire à la vérité » (loc. cil., p . 30), et la linguistique •

cesse d'avoir l'intérêt qu'elle avait pour les sophistes et qu'elle aura de nouveau
pour Aristote. Plus exactement, Platon conçoit la possibilité d'une dialectique
qui ne soit P. as science des mols, mais des choses, ou, plus profondément, des
I dées : possibilité que niera précisément Aristote. On conçoit donc qu'Aristote
ait en commun avec les sophistes l'intérêt qu'il accorde au langage et au dis­
cours et que, sur ce P, Oint comme sur bien d'autres, il ait pu considérer comme
une échappatoire • 1 ironie supérieure • avec laquelle le Socrate de Platon donne
congé aux théories sophistiques du langage. En tout cas, c'est contre la sophis­
tique que s'est constituée la théorie aristotélicienne de la signification et c'est
donc dans ses rapports avec elle qu'Aristote lui-même nous invite à envisager
sa propre conception. - Sur la question de savoir s'il y a une philosophie pla­
tonicienne du langa ç-e, cf. A. D1Ès, Autour de Platon, I I , p. 482-485 (dont nous
suivons les conclusions après L. M éridier) et, en sens inverse, B . P ARAIN ,
Hssai sur le Logos platonicien . Cf. aussi V. Goldschml4t, Essai sur le • Cralyle •
RA PPORT n u LA N GA GE A UX Cf/OSES 1 07

sont les symboles des états de l 'âme (noc.6�µ0t"T0t 'T�c; l)Jux�c;)


et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix ( 1 ) . »
Ce qui est ici en question n'est pas le rapport du langage à
l ' être, mais seulement le rapport entre la matérialité du mot
prononcé ou écrit et l' « é Lat d ' âme » auquel il correspond , et
l'on notera que le rapport entre le mot p arlé et l'état d 'âme
ne diffère pas de celui qui unit le mot écrit et le mot parlé :
l'écriture renvoie à la parole, qui renvoie de la même façon à
un « état d 'âme ». Le rapport du langage parlé - et à plus forte
raison écrit -- avec l'être n'est donc pas immédiat : il passe
nécessairement par les noc.6�µoc.Toc. T�c; l)Jux�c;, et ce sont ceux-ci
qui expriment immédiatement l 'être, mais non pas de la même
façon que le langage signi fie la pensée : « De même que l'écriture
n'est pas la même pour tous les hommes , les mots parlés ne
sont pas non plus les mêmes, alors que les états de l' âme dont
ces expressions sont immédiatement les signes (crY)µef:oc. npw-rwc;)
sont identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses
dont ces états sont les images (2) . » La diversité des langues
oblige à admettre que la parole et l 'écriture ne sont pas sign i­
fiantes par elles-mêmes , alors que les é tats de l'âme sont par
eux-mêmes ressemblants aux choses qui leur correspondent.
Une première distinction s'impose donc entre les rapports de
ressem blance, comme ceux qui existent entre la pensée et les
choses, et les rapports de s ign ification ( exprimés ici par les
termes, à vra i dire obscurs , de symbole, crÔµÔoÀov, et, accessoi­
rement, de crYj µef:ov) tels qu'ils s'instituent entre Je langage et
la pensée.
Dans d'autres textes, il est vrai , Aristote quali fie de symbole
le rapport du langage aux choses : « Il n'est pas possible d ' ap­
porter dans la discussion les choses elles-mêmes, mais, au lieu
des choses, nous devons nous servir de leurs noms comme de
symboles (3). » L'intermédiaire que constituait l'état d 'âme est
ici supprimé , ou du moins négligé , mais cette suppression est
légitime, puisque, les états d ' âme se comportant comme les

( 1 ) 1, 16 a 3.
(2) Ibid., 16 a 5 ss. I l résulte de ce texte que les mx6�µ.otTot T'ij<; ljiu)l'.'Ïj<;
sont TWV TCpotyµ.choov 6µ.mùiµ.otTot. M. H EIDEGGER voit dans cette formule
l'origine de la dé finition scolastique de la vérité comme adéquation . Il reconna i t
cependant que cette assertion n'est • nullement proposée comme définition
expresse de l'essence de la vérité • (Sein und Zeil, p . 2 1 4 ) . En réalité, 1'6µ.o!ooµ.ot
est surtout o p posé ici au au µ.Ô oÀov comme un rapport immédiat et naturel à un
1·apport médiat et conventionnel.
(3) Réful. sopll., 1, 1 65 a 7 (Toî<; 6v6µ.otaLv dvTt 1'�v TCpotyµ.<XToov )(pch µ.t 6ot
au µ.ô6ÀoL<;) .
1 08 LA SC IENCE « RECHER C H É E >>

choses, celles-ci peuvent leur être immédiatement substituées.


En revanche, on ne peut pas substituer, sans plus, le nom à la
chose et supprimer ainsi tout rapport ; car « entre noms et
choses, il n'y a pas ressemblance complète : les noms sont en
nombre limité, ainsi que la pluralité des dé finitions, tandis que
les choses sont infinies en nombre. Il est, par suite , inévitable
que plusieurs choses soient signi fiées e t par une même définition
et par un seul et même nom » ( 1 ) . Il ne faut donc pas croire
que « ce qui se passe dans les noms se passe aussi dans les
choses » (2) .
Ces textes apportent, semble-t-il, quelque lumière sur ce
qu'Aristote entend par symbole. Le symbole ne prend pas
purement e t simplement la place de la chose, il n'a aucune
ressemblance avec elle, et pourtant c'est à elle qu'il nous renvoie ;
c'est elle qu'il signifie. Dire que les mots sont les symboles des
« états de l'âme » ou des choses elles-mêmes, c'est à la fois affirmer
la réalité d ' un lien , mais aussi d'une distance ( en quoi le symbole
se distingue d u rapport de ressemblance , oµoL6Tl)t;) ; ou encore
c'est reconnaître qu'il y a un rapport entre le mot et la chose,
mais que cc rapport est problématique et révocable, parce que
non naturel. C'est pourquoi il ne suffit pas de dire que le mot est
le signe de l 'être, car le signe peut ê tre un rapport réel et naturel,
comme lorsque nous disons que la fumée est le signe du feu .
Le symbole est à la fois plus et moins que le signe : moins dans
la mesure où rien n'est naturellement un symbole et où l'utili­
sation d'un obj et. comme symbole implique touj ours un certain
arbitraire ; plus dans la mesure où la constitution d'un rapport
symbolique exige une intervention de l'esprit sous la forme de
l 'imposition d'un sens. C'est ce qu'exprime Aristote en définissant
le discours (Myoç) comme « un son vocal ayant une signi fication
conventionnelle (x«-r!X auv6�Xl)\I) » (3) ; et cette signi fication est
conventionnelle « en ce sens que rien n'est par nature un nom,
m ais seulement quand il devient symbole, car même lorsque des
sons inarticulés, comme ceux des bêtes, manifestent ( 8l)ÀoÜaL)
quelque chose, aucun d'entre eux ne constitue cependant u n

!l) Ibid., 1 65 a 1 0 SS.


2) Ibid., 1 65 a 9.
3) De lnterpr. , 4, 1 6 b 28 : q>oo vii O"'l)µ<XvTLXlJ X<XTcX cruv0�x'l)v. Nous ne voyons,
contrairement à WAITZ ( 1 , 231 ) , ÉDGHILL et M . TRICOT (p. 83, n. 2), aucune
raison de considérer ce passage comme douteux. Le fait que l'expression se
retrouve textuellement quelques lignes plus haut dans la définition du nom
( 1 6 a 19) ne soulève aucune difficulté : le nom est une espèce du genre
discours, et il est normal que la définition du genre se retrouve dans celle de
l'espèce.
liVIA GE, Sl GNE, S YJVJ BULJ� 1 09

nom » ( 1 ). Et plus loin Aristote prec1se que « tou t discours


est signi fiant, non pas comme un instrument naturel ( wç
lSpyocvov) , mais, ainsi qu'il a été dit, par convention » (2) .
Ces textes seraient clairs si à eux se réduisait la philosophie
aristotélicienne du langage : le langage n 'est pas une « image » ,
une « imitation » de l ' être, mais seulement un « symbole » , et
le symbole doit être dé fini comme un signe , non pas na turel
(on aurait alors affaire à un O""l)µe:î:ov) , mais conventionnel. Ou
encore : le langage ne manifeste pas (où 81)Àoî:) , mais signi fie,
non pas à vrai dire comme un instrument naturel de désignation,
mais par convention ( xoc-roc auv0�x1) v). - M ais la terminologie
d 'Aristote n'est pas touj ours très ferme, et il importe d ' examiner
d 'autres passages qui pourraien t sembler contredire les précé­
dents. C'est ainsi que le mot aî)µe:î:ov est parfois employé pour
désigner le rapport du langage aux états de l ' âme (3), rapport
qui, comme nous l ' avons vu , est. conventionnel au même titre
que le rapport du langage aux choses. Mais la définition scienti­
fique du aî)µe:î:ov dans les Premiers A nalytiques semble incompa­
tible avec cet emploi trop large du mot : c c Le signe veut être
une prémisse démonstrative nécessaire ou probable : quand,
une chose étant, une autre est, quand , une chose devenant,
une autre devient antérieurement ou postérieurement, ces
dernières sont des signes du devenir ou de l 'être (4) . » Ainsi
le fait qu'une femme a du lai t est signe qu ' elle a enfanté et,
d ' une façon générale, l ' effe t est signe de la cause (5). Le signe
désigne donc une rela tion entre les choses et, qui plus est, fon­
dée sur un rapport naturel (comme le rapport de cause à effet) .
De ce double point de vue, le auµooÀov s' oppose bien au a"l) µe:î:ov,
et c'est improprement qu'Aristo te utilise cc dernier terme pour
désigner le rapport du langage aux choses.
Bien plus, Aristote semble employer parfois, pour désigner
ce même rapport, le vocabulaire de l ' éµo(wµoc, que le texte
du De inlerprelalione semblait réserver aux rapports des « états
de l 'âme » avec les choses. Ainsi , dans la discussion sur les

( 1 ) De lnlerpr., 4, 1 6 b 28. Bien qu'Aristote n'y insiste pas ici, c'est dans des
textes de ce genre qu'est à chercher l'origine de la distinction scolastique entre
le signe naturel (qu'Aristote appelle généralement a71µeiov) el le signe conve11-

35.
lion11el O U ad placilum (le auµooÀOV d'Aristote), distinction qui est le point de
départ des nombreux traités médiévaux Sur les modes de sign ificalio11. Cf. aussi

13J
C 1 c É R O N , Topiques, V I I I,
·

(2) Ibid. , 4, 1 7 a 1 .
cr. l e texte cité ci-dessus p . 1 07 ( 1 6 a 6).
4 Anal. pr. , I I, 27, 70 a 7 ss.
5 On notera que c'est sur un tel rapport d'inférence qu'est fonclêe la
théorie stolcienne du raisonnement.
1 10 LA SCIENCE << RECHERCHÉE »

futurs contingents, Aristote , voulant montrer que la contin­


gence obj ective des événements se retrouve dans l'indéter­
mination des propositions relatives au futur, s' appuie sur ce
principe que « les discours vrais sont semblables aux choses
elles-mêmes » ( 1 ) . M ais on pourrait remarquer qu 'ici c'est moins le
discours que la vérité qui est définie en termes de similitude.
Dans le De inlerprelalione, Aristote prend soin précisément de
distinguer le discours en général de ce discours susceptible de
vrai et de faux qu'est la proposition, et qui est une espèce du
premier. Le discours en général est signifiant, non seulement
en lui-même , mais aussi dans chacune de ses parties, qu 'il
s'agisse de verbes ou de noms (2) . Mais la signification n'est pas
encore jugement, en ce sens qu'elle fait abstraction de l'exis­
tence ou de l 'inexistence de la chose signi fiée : ainsi les verbes
ont beau être signi fiants par eux-mêmes, « ils ne signifient pas
encore qu'une chose est ou n ' est pas » (3). Autrement dit, la
signification n'a pas par elle-même de portée existentielle :
nous pouvons signi fier sans contradiction le fictif, précisément
parce que la signification des noms ne préj uge pas l 'existence ou
l 'inexistence des choses : « Bouc-cerf signi fie bien quelque chose,
mais il n'est encore ni vrai ni faux , à moins d ' aj outer qu'il est
ou qu'il n'est pas (4). » Toute énonciation signi ficative ( cp&crn;)
n'est pas nécessairement une affirm ation (xoc:r&. cp cxatc;) ou une
négation ( &.n6cpcxatc;) (5) . « J e veux dire, précise Aristo te , que,
par exemple , le mot homme signi fie bien quelque chose , mais
non pas cependant qu'il est ou qu'il n'est pas : il n'y aura affir­
mation ou négation que si l'o n y aj oute autre chose (6) . » Cette

( 1 ) ' O µo(wt; o! MyoL &>.11!le!t; C:i cmep T<X 7tp&yµomx (De /llle1·pr. , 9, 1 9 a 33)•
Ce texte annonce, beaucoup plus que le texte cité plus haut (p. 1 07, n. 2),
la définition scolastique de la vérité comme adéqua tion ; car ici il s'agit bien
du rapport entre le discours et les choses et non, comme dans le t.ext.e précédent,
entre les • lltats d'âme • et les choses.
(2) Aristote distingue le nom ( !!voµoc), qui signifie • sans référence au temps •
(2, 1 6 a 20), et le verbe ( �7jµoc), q ui • ajoute à sa signi fication celle du temps •
et, en outre, est touj ours le signe de choses affirmées d'une autre chose
u

(3, 16 b 6). Mais cette double fonction (référence au temps, mise en rapport des
noms entre eux) ne s'exerce que dans la proposition, de sorte que, pris isolé­
ment, le verbe est comparable à un nom.
( 3) 3, 16 b 1 9 .
(4) 1 , 1 6 a 1 6 . Le bouc-cerf est l'exemple qu'utilise couramment Aristote
quand il analyse le fictif. Dans les Seconds Analytiques il montrera que le flet.if
peut être sign ifié, mais non défini, car il n'a pas d'essence : « Pour ce qui n'est
pas, personne ne sait ce qu'il est : on peut seulement savoir ce que signi fie le
discours ou le nom, comme lorsque j e dis bouc-cerf, mais ce qu'est un bouc-cerr,
il est impossible de le savoir • ( I I, 7, 92 b 6). Cf. aussi Anal. pr. , I , 38, 49 a 24
(6) De Interpr., 4, 16 b 27.
(6) Ibid. , 4, 16 b 28.
SI GNIF ICA T ION ET J U GEM EN T 111

autre chose, c'est la composition ou la division de termes isolé­


ment signi fiants, par quoi se dé finit la proposition ( 1 ) : compo­
sition ou division qui prétendent cette fois imiter, et non plus
seulement signi fier, si non les choses en elles-mêmes, qui son t
propremen t inimitables par les discours, du moins le rapport
des choses entre elles : leur composi tion ou leur séparation.
La proposition est donc le lieu privilégié où le discours sort en
quelque manière de lui-même , c'est-à-dire de la simple visée
signifiante , pour tenter de ressaisir les choses elles-mêmes dans
leur liaison réciproque et par là dans leur existence. En termes
modernes, on dirait que le j ugement est à la fois synthèse de
concepts et a l1lrmation de cette synthèse dans l ' ê tre. Ainsi
comprend-on que, se risquant à juger les choses au risque d'être
j ugée par elles, la proposition, à la différence du terme simple
qui n'est ni vrai ni faux, soit le lieu de la vérité e t de la fausse té .
C'est donc bien en tant que vrai, et non en tant que discours,
que le discours est di t ressem bler aux choses ; ou encore : cc
n'est pas en tant que signi fiant, mais en tant que j ugean t, qu'il
relève de ce que nous avons appelé le vocabulaire de l' oµo(­
wµoc. (2) .
Il resterait, il est vrai , à se demander comment la fonction
j udicative du langage peut se greffer sur sa fonction signi fiante
et comment le symbole, qui n'implique aucune ressemblance
na turelle avec la chose, ou plutô t. une composition de symboles,
peu t se muer en ressemblance (oµo(wµoc.) . La réponse serait que

( 1) C'est ce qui ressort de la comparaison entre De Interpr. , 4 , 17 a 2 ( • Tout


discours n'est pas une proposition, &.n6cp°'vcnc;.t mais seulement le discours
dans loquol résido le vrai et Io faux ») et Mét. , t1, IO, 1 051 b 3 ( • Etre dans le
vrai, c'est penser que ce qui est séparé est séparé et que ce qui est uni est uni •,
le faux consistant inversement à penser le s6paré comme non séparé et !'uni
comme non uni). La proposition vraie est celle dont la composition reproduit,
ou plutôt im ite, la composition des choses.
(2) Ces brèves indications d'Aristote sur la distinction entre la sign ificalio11
et la proposition, qui seule comporte une référence à l'existence, deviendront
un lieu commun de la scolastique thomiste et post-thomiste. Pourtant, le pre­
mier mouvement d'une pensée naïve était de croire d'emblée à l 'existence des
choses que le langage désigne : c'est ainsi que FRÉDÉGISE, au 1x• siècle, p rétend
montrer dans son Epislole de nihilo et tenebris que le néant existe, puisque le
mot néant a un sens ; car, dit-il, • omnis signiflcatio est ej us significatio quod est,
id est rei exislenlis • (cité par E. G I LSON, La philosopli ie au Moyen A ges, p . 196).
Mais la scolastique retrouvera le sens de l'enseignement aristotélicien en
montrant que la signi fication est indifférente à toute position d'existence.
Ainsi, pour Duns Scot, • s'il se produit un changement dans la chose en tant
qu'elle existe, il ne se produit pas de changement dans la signification du mot ;
la cause en est que la chose n'est pas signifiée en tant qu'elle existe, mais en tanl
qu'elle est conçue ( . . . res non signi ficatur ut existit, sed ut intelligitur) » ;
et plus loin D . Scot parle de la chose conçue • à qui il est étranger d'exister en
tant qu'elle est signifiée (cui extraneum est existera secundum quod signifi­
catur) » (Quacslioncs in librum Perilzermeneias, q. I I , 545) .
LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

l'essence de la proposition est, non dans les termes à composer,


mais dans l 'acte même de composition. Or la composition
elle-même n'est pas de l 'ordre du symbole, elle ne relève même
pas du langage : elle est un de ces « états de l' âme » {7toc.6�µoc.-roc.
-r�c; ljiux.�c;) , dont le début du De inlerprelalione nous avertissait
qu 'ils entretiennent un rapport de ressemblance avec les choses.
- Le j ugement est finalement moins une fonction du discours
que de l ' âme elle-même : non que le discours cesse d 'être
indispensable {il est caractéristique qu'Aristote ne parle pas
à proprement parler de j ugement, mais de proposition ) , mais,
dans le j ugement, le discours se dépasse en quelque manière vers
les choses : il tend à supprimer la distance qui le séparait d'elles
et qui, comme nous l ' avons vu , caractérisait sa signification ;
mais par là , il cesse d 'être discours pour devenir - ou tenter
de devenir - p ensée de la chose. Bref, la fonction j udicative
« intéresse une autre discipline » { 1 ) que la théorie du langage.
D ' autres textes, il est vrai, semblent assigner au discours
en tant que tel une fonction non seulement signi fi ante, mais
dévoilante. « Le langage, s'il ne manifeste pas { èà.v µ� 8'Y)Àoî:) ,
n'accomplira pas sa fonction propre », affirme Aristote d ans la
Rhélol' ique (2) . De même, de ce qu'Aristote désigne la proposi­
tion par le terme d'oc7t6q>oc.vcnc;, on a cru pouvoir conclure qu'il
attribuait au discours une fonction « apophantique » , c'est-à-dire
révélatrice : &.7toq>oc.(ve:cr6oc.L, ce serait rendre manifeste dans le
sens d ' un « laisser-voir dévoilant » de ce sur quoi porte le dis­
cours (3). M ais, sur ce second point, il faut noter que l'expression
&.7t6q>oc.vcrLc; ne désigne pas n'importe quelle espèce de discours,
mais seulement celui qui, divisant et composant, est susceptible
de vrai et de faux : ainsi la prière est un discours, mais ce n'est
pas une proposition, car elle n ' est ni vraie ni fausse. La fonction
apophantique n 'appartient donc pas au discours en général ,
mais au discours j u dicatif, car celui-là seul fait voir ce que les
choses sont et qu'elles sont ce qu'elles sont ; celui-là seul, comme
on l'a vu , entretient avec les choses qu'il exprime un rapport
qui n'est pas seulement de signi fication, mais de ressemblance.
Quant à l 'emploi du verbe 8'Y)Àouv pour désigner la fonction

( l ) De lnlerpr. , 5, 17 a 1 4 .
( 2 ) I I I, 2 , 1 404 b l .
(3) OITenbarmachen i m Sin n c des uufweisenden Sehenlussens
• •, e t plus
haut : « Der Myoi; lasst etwus sehen (q>oi:(v&a6oi:L), ntlmlich dus, w or ü b er die
Hede ist • (:\!. H m o i:: a a1m, Sein 1111d Zeil, p . 32) . Cf. du même auteur, Logos
(in Feslscllrifl filr Ilans Ja11 lte11 , B erl i n. 1 95 1 ; reproduit d a ns 1 ·orlrèifle und
A ufsèilze) .
FONCTION D U LA N GA GE 1 13

du langage, il n'est pas davantage probant. On a vu plus haut


que ce même verbe désignait, dans un autre texte, le mode
d 'expression immédiate propre aux sons inarticulés proférés par
les bêtes, par opposition à l 'expression symbolique caractéris­
tique du langage humain ( 1 ) . Et lorsqu'il arrive à Aristote d 'em­
ployer le même mot pour exprimer la fonction du discours humain
en général, peut-être faut-il se souvenir que 8'1)ÀoÜv signi fie bien
faire uoir, mais au sens de : désigner, montrer du doigt. Tel est
bien en effet le rôle obvie du langage, moins préoccupé d ' exprimer
ce que sont les choses que de les désigner, de les reconnaître,
plus soucieux au fond de distinction que de clarté : or il n'est pas
touj ours besoin de connaître clairement Pessence d 'une chose
pour la distinguer des autres. Rt l'on pourrait dirfl du langage
en général ce qu'Aristote dit de ce genre de dé finitions qu'il
appelle dia lectiques, c'est-à-dire seulement verbales, mais dont
l 'emploi suffit pour fonder un dialogue cohérent (puisqu 'elles
nous assurent qu'en employant le même mot que notre interlo­
cuteur, nous parlons bien en fait de la même chose) : une telle
définition n'est, dit-il, « ni tout à fait obscure ni t.out à fait
exacte » (2) . C'est sur ce rapport ambigu entre le langage et les
choses qu 'insiste le plus souvent Aristote, beaucoup plus que
sur un prétendu « dévoilement » de celles-ci par celui-là. Certes,
en se fiant aux mots, on est sûr de ne pas manquer entièrement la
vérité des choses : le seul fait que les hommes en usent, et en
usent efficacement, prouve à lui seul que les mots remplissent
bien leur fonction désignative . Par là s'explique la con fiance
qu'Aristote savant semble accorder aux classi fications de la langue
populaire : le succès d ' une désignation consacrée par l'usage est
l' indice que cette désignation n ' est pas arbitraire et qu'à l'unicité
du nom doit correspondre l'unité d 'une espèce ou d'un genre (3).

l
( I Cf. plus haut, p . 1 08- 1 09.
(2 Rhétor., I , 10, 1 369 b 32. Cf. notre article Sur la définition aristotéli­
cienne de la colère, Revue philosophique, 1 957, p. 303.
(3) C'est ainsi que, dans le De parti bus an imalium ( I , 4), ARISTOTE prescrit
de prendre pour point de départ les classifications du sens commun, qui, à la
di!Térence des • divisions • abstraites des Platoniciens, isolent et discernent
des totalités concrètes (espèces ou genres) . Certes, il y a encore bien des espèces,
et même des genres, qui restent innommés (cf. De a11 ima, I I , 7, 4 1 8 a 26 ; 4 1 9 a 2-6,
32, etc. ; Eth. Nic., I I I , 10, 1 1 1 5 b 25 ; IV, 1 2, 1 1 26 b 1 9, etc. ; Météorol. , IV, 3,
380 b 28, 381 b 14, etc., et dans tous les ouvrages biologiques) ; dans les To p_ iques,
ARISTOTE déplore que l'induction soit souvent rendue difficile par • le fait qu'il
n'y a pas de nom commun établi pour toutes les ressemblances • (VI I T , 2,
1 57 a 23) . Mais ici encore on ne peut dire que le langage nous induise positive­
ment en erreur : il pèche seulement par défaut en n'allant pas assez loin dans le
sens de la dénomination, mais il suffit d'aller plus loin que lui dans le même sens,
en l'occurrence en forgeant des mots nouveaux.
1 14 LA Sr:IENCE « RECHERCHÉE n

Par là s'explique aussi le recours fréquent d'Aristote aux étymo�


logies ( ce qu'il appelle « prendre les mots comme indices >> ( 1 ) ,
voire aux analyses syntaxiques (2) . Mais ces arguments n'ont de
valeur que dialectique, au sens où ce mot s ' oppose à physique (3) :
l ' expérience des hommes, telle qu'elle se communique dans leur
dialogue et se codifie dans leur langage, est une approximation,
m ais une approximation seulement, de ce que nous apprendra la
science de la nature des choses. Le langage ouvre une voie, une
direction de recherche : il indique de quel côté les choses sont à
chercher ; mais il ne va j amais j usqu 'à elles.
De cette impuissance partielle, Aristote donne plusieurs
raisons. La première, que nous retrouverons plus loin (4) , tient à
ce qu'on pourrait appeler la condition dialectique du discours
humain, qui n'est j amais discours que pour l'autre : « Tous, nous
avons l'habitude de diriger nos recherches, non pas d' après la
chose elle-même, mais d 'après les obj ections de notre contradic­
teur. Et même quand c'est nous-mêmes qui nous posons des
obj ections, nous ne po ussons notre enquête que j usqu 'au point
précis où nous ne pouvons plus nous en poser (5). » Le langage
a son mouvemen t propre, dont le moteur - ou, comme disait
Socrate, l ' « aiguillon » est l ' obj ection de l'in terlocuteur ou de
-

soi-même ; mais à s ' en tenir à ce mouvement immanent du dis­


cours, on ne sera j amais sûr de pou sser la recherche 11 j usqu 'au
point où cela est possible » , c'est-à-dire j usqu 'à la chose elle­
même (6). Non seulement le dialogue n'est pas, comme il l 'était
pour Socrate et Platon, un correctif aux égarements du discours,
mais il est une source supplémentaire d'illusion, puisqu'il nous
amène à rechercher l'acquiescement de notre interlocuteur plutôt
que la connaissance des choses et à nous soucier ainsi de vrai­
semblance plus que de vérité. Certes, la vraisemblance - et
c'est en quoi la dialectique sera finalement réhabilitée par
Aristote - demeure une présomption de vérité ; mais la vraisem­
blance est plus large que la vérité, et la faiblesse du discours

( 1 ) Ilou:îa0cxL TcX l>v6µcxTcx o"l)µeîov (Poétique, 3, 1 448 a 35), Comme l'indique


le singulier il est évident que ce n'est pas chaque nom en particulier qui es t
,

qualifié ici de ol) µei.'ov ; mais le fait que tel nom ait été préféré à tel a ut r e peut
.

être une indication sur la nature de la chose.


(2) Ainsi, dans son analyse de l 'acte, i nvoque-t-il la distinction du présent
et du parfait (0, 6, 1 048 b 23 ss. ) . Ailleurs, la fonction gra mm a tical e du sujet
est invoquée comme signe de la réal i té physique du substrat (Phys., l , 7,
190 a 35).
( 3 ) Voir plus haut, p . 9 9 .
(4) Cf. l " Partie, chap. I l l .
(6) De Coelo, li, 13, 294 b 7 ss.
(6) Ibid. Nous suivons ici l'inierprétatlon de M . Tan:oT (ad loo.) .
U M I T A T I O N8 DT! L LV UA U f.' 1 1 �l

tient précisément à ce qu 'il se contente de ces généralités à l'inté­


rie ur desquelles il lui suffit de savoir que se situe la vérité elle­
même. « II en est de lui comme du tireur à l ' arc, q u i ne peut ni
atteindre tout à fait son but, ni le manquer tout à fait : Qui
ne mettra il la {1,èche dans une porte ?. . . M a i s le fait que nous
pouvons posséd er une vérité dans son ensemble et ne pas
attein dre la partie précise que nous visons montre la difficulté
de la recherche ( 1 ) . » On comprend par là qu'Aristote associe si
fréqu emment l'idée de verbalisme (et conséquemment de dialec­
tique ) , non à celle de fausseté, mais à celle de vacuité : ÀoyLxêi>ç;
xoc t xevwç;, dira-t-il des raisonnements platoniciens (2) , et les
définitions qui n 'entraînent pas la connaissance des propriétés
du dé fini seront qualifiées de « dialectiques et vides » (3) , vides
parce que trop générales (4).
Mais on pourrait obj ecter que cette impuissance du discours
à aller j usqu 'aux choses en elles-mêmes, c'est-à-dire dans leur
singularité , tient moins à l'essence du langage qu'à la condition
de l'homme parlant. De fait, nous sommes ici dans un domaine
qui semble relever davantage de l ' anthropologie que d 'une
théorie du langage, et l'on pourrait concevoir une sorte de déon­
tologie de la parole qui remédierai t à l'usage trop complaisant
qu'en font les hommes. Par opposition, on pourrait concevoir
une forme plus qu 'humaine du discours, qui échapperait aux
limitations du langage humain : tel était le logos héraclitéen et.,
d 'une façon générale , présocratique. Mais Aristote ignore une
forme de discours qui coïnciderait avec le mouvement même par
lequel les choses se dévoilent et qui serait comme le langage de
Dieu . Avec Aristote le logos cesse d 'être prophétique ; produit de
l'art humain et organe du commerce entre les hommes, il est.
décrit comme discours dialectique, dont la forme la plus haute
sera tout au plus le discours professoral (celui qui fait le plus
abstraction, mais non pas entièrement, du comportement de
l'auditeur) (5). Non seulement Aristote ne suggère nulle part
que le logos pourrait, fût-ce seulement en droit, avoir une fonction

!l)Mét., ex, 1, 993 b 5.


2) Eth. Eud., I , 8, 1 2 1 7 b 2 1 .
3) D e Anima, I, 1 , 402 b 26 .
(4) Cf. S I M P L I C I U S ( /11 Phys. , 476, 25-29) : Raisonner ÀOYLKCJc;, c'est raison­
ner xotv6np6v nooc; xcxl 8tcxÀEXTLXoonpov. cr. i bid. , 440, 2 1 . E t il e n est de
même des dé finiti ons.
(5) S u r l'opposition du professoral et du prophétique, et. K . AxELos, L e
logos fondateur de la dialectique 1 Recherches de philosophie, I I, p, 125-38.
Sur le caractère professoral de la ph1losophle d'Aristote, cr. L. R O B I N , Aristote,
p. 300.
116 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

dévoilante, mais dans un texte de la Poélique, il va j usqu 'à


dire que le non-voilement des choses rendrait le discours inutile :
<< Qu'est-ce que le discoureur ( o Mywv) aurait à faire, si les choses

devaient apparaître déj à par elles-mêmes (et cpatvof:-ro �8'1} 8L'0tu-r&.)


et n'avaient pas besoin du discours ( 1 ) ? » Le discours est donc
moins l'organe du dévoilement qu'il n'en est le substitut néces­
sairement imparfait.
De cette imperfection Aristote donne une autre raison, qui
tient cette fois à l'essence même de tout langage et dont la
méconnaissance est la source principale des erreurs sophistiques :
« Puisqu'il n'est pas possible d ' apporter dans la discussion les
choses elles-mêmes, mais qu'au lieu des choses nous devons nous
servir de leurs noms comme de symboles, nous supposons que ce
qui se passe d ans les noms se passe aussi dans les choses, comme
dans le cas des cailloux qu'on rapporte au compte. Or entre noms
et choses il n'y a pas ressemblance complète ( oùx fo-rw ISµoLov) : les
noms sonL en nombre limité , ainsi que la pluralité des définitions,
tandis que les choses sont infinies en nombre (2) . » On pressent ici
qu'Aristote voit dans le recours à l'universel moins une conquête
de la pensée conceptuelle qu'une infirmi té obligée du discours .
Le drame du langage humain - c'est-à-dire de tout langage,
puisque Aristote ne connaît d ' autre langage qu'humain -- c'est
que l'homme parle touj ours en général, alors que les choses sont
singulières. Toutes les apories du livre Z de la Mélaphys ique
sur les dé finitions reposent sur cette difficulté fondamentale :
comment dP.finir, avec des noms qui sont communs, une essence
singulière ? Car, précise Aristote, < < les mots établis par l'usage
sont communs à tous les membres de la classe qu'ils désignent ;
ils doivent donc, nécessairement, s'appliquer à d 'autres êtres
qu'à la chose définie » (3). Dans un autre domaine , celui de
l'éthique et de la politique, Aristote notera l'in firmité inhérente à
toute loi écrite, qui est universelle, alors que les actions humaines
qu'elle prétend régir, sont de l'ordre du particulier (4) . L ' ambi­
guîté est donc la contrepartie inévitable de l 'universalité des

( 1 ) Poél., 1 9 , 1456 b 7. Nous suivons ici la conjecture de Susemlhl.


Gudeman lit un texte ditTérent, mais dont le sens est équivalent.
(2) Réfut. soph., 1, 1 65 a 6 ss. On retrouve ici l'opposition platonicienne de la
limite et de l'infini ou encore de l'un et du multiple, mais elle n'est plus cette
fois intérieure au langage, puisque celui-ci est tout entier du côté de la limite,
alors que les choses sont multiples et infinies. Il ne faut donc plus compter
sur la puissance du discours pour réduire cette opposition : chez Platon, le logos,
par le biais de la dialectique, était à lui-même son propre remède ; chez Aris­
tote, la dialectique n'échappe pas à la généralité impuissante du discours.
(3) Mét., Z, 15, 1 040 a 1 1 .
(4) Eth. Nic., V, 14, 1 1 37 b 13 ss., 26 SS. Cf. déj à PLATON, Politique, 294 b.
PENSÊE ET LAN GA GE 1 17

mots, conséquence elle-même de la disproportion entre l 'in finité


des choses singulières et le caractère nécessairement fini des
ressources du langage ( 1 ) .
O n comprend donc qu'Aristote rêve parfois d 'échappei· aux
pièges du langage et semble reprendre à son compte l'exigence
socratique ou platonicienne d ' une recherche qui « partirait des
choses elles-mêmes bien plutôt que des noms » (2) . « L'erreur,
dit-il, se produit plus facilement quand nous examinons un
problème avec d ' autres personnes que quand nous l'examinons
par nous-mêmes ; car l ' examen qui se poursuit avec autrui se
fait par le moyen des discours, tandis que l ' examen personnel
se fait autant, sinon plus, par la considération de la chose elle­
même (8L1or.ÙT0Ü ToÜ 7tp&yµor.Toç) (3). » M ais ailleurs, nous l ' avons
vu, Aristote reconnaît que la recherche personnelle elle-même
n 'échappe pas à la condition dialectique de toute recherche, s'il
est vrai qu'elle consiste à « se faire des obj ections à soi-même » (4).
Certes, on pourrait rappeler, en sens inverse, les passages où
Aristote parle d ' une ressemblance immédiate entre les états de
l'âme et les choses ; mais cette ressemblance passive reste vaine,
parce qu'inconsciente, tant qu ' elle reste inexprimée. A cette
ressemblance immédiate la pensée réfléchie substituera la ressem­
blance exercée dans le j ugement et exprimée dans la proposition.
M ais ce mouvemen t qui s'élève de l'assimilation passive à l 'adé­
quation ré fléchie passe nécessairement par la médiation du
discours, puisque « les choses n'apparaissent pas par elles­
mêmes » (5). La pensée de l 'être sera donc d ' abord une parole sur

( 1 ) On voit combien Aristote est éloigné de ce conceptualisme sommafre


qu'on lui attribue quelquefois. Sa critique du langage annonce plutôt la
critique bergsonienne ; il pourrait dire du langage en général ce que Bergson
dit des systèmes conceptuels : ce qui leur manque le plus, c'est la • précision • ;
ils ne sont pas • taillés à la mesure de la réalité où nous vivons ., parce qu'ils
sont • trop larges pour elle • (La pensée et le mouvanl, p. 7). Les di!Térences ne
sont cependant pas négligeables : chez Aristote comme chez Bergson, l'universel
est disquali fié, mais chez Aristote il l 'est seulement en droit ; en fait, il est un

!
pis-aller nécessaire et qui, comme nous le verrons, trouvera une j ustification
relative dans la structure même du monde sublunaire.
2) cr. p. 1 06, n. l .
3) Ré/ul. soph . , 7, 1 69 a 37 ss.
4) D e Coelo, I I , 1 3, 294 b 7 ss. (cf. plus haut, p. 1 14 ) . On songe ici à l a défini­
tion platonicienne de la pensée comme • discours de l'âme avec elle-même •
( Théélèle, 1 89 e). Aristote emploiera lui-même, pour désigner la pensée l'expres­
sion de discours intérieur (o faoo Myot,;, 6 iv T'/j ljiux'iiJ : Anal. Post. , I, I O, 76 b 24-
27.
(5) Cf. p. 1 1 6, n. l. C'est pourquoi il ne nous parait pas légitime d'opposer,
dans la philosophie aristotélicienne, comme le fait M. Eric WmL (La place de
la logique dans la pensée aristotélicienne, Revue de Métaphysique et de Morale,
1 95 1 , ad fin . ) un plan « linguistique • et un plan • obj ectif ». Pour Aristote,
rien ne peut faire que nous sortions du langage, même si, par la • ruse • du j uge-
1 18 LA SCIEN CE cc RECHER CH É.li n

l ' ê tre , c ' est-à-dire , au sens le plus fort du


terme, une onto-logie ;
mais s'il est vrai , en dépit des sophistes, qu 'il n'y a pas de res­
semblance immédiate - qu'elle soit naturelle ou convention­
nelle - entre le Myoi; et l'ov, il faudra bien analy s e r ce ra pport
ambigu , cette présence absente, ce lien et cette distance qui
unissent et sép ar ent à la fois le langage et les choses.

"'
"' "'

Nous nous servons des noms à la place ùes choses, et cependanL


il n'y a pas ressemblance complète entre les noms et les choses :
telles sont, dans leur limitation réci proque, les deux affirmations
liminaires d 'une théorie véritable du langage. Le premier de ces
principes ne fait que Lra duire notre pratique spontanée du
langage. M ais ne pas corriger cette première afl1rmation par la
seconde, c'est < c n ' avoir aucune expérience de la façon dont les
noms exercent leur puissance ( 8u110tµLi;) » ( 1 ) . Méconnaissant
cette restriction nécessaire, les sophistes en é taient restés à
l'identité apparen te de la chose et du mot : « Car homme, reconnaît
Aristote . . . , est à la fois une chose et un mot (2) . » M ais il ne faut.
pas en conclure qu ' homme soit une chose et un mot en même
temps et du même point de vue. Dire que le mot « homme ''
signi fie la réalité homme, c'est à la fois afl1rmer une certaine
identité (qui autorise la substitution de l'un à l'autre) et une
certaine distance, qui fait que la substitution ne sera valable
que sous certaines conditions : ce sont ces conditions qu'Aristote
s'attachera à préciser, en particulier dans les Réfutations sophis­
tiques .
Le problème serait aisément résolu si l 'on pouvait établir
une correspondance biunivoque entre les choses et les mots.
M ais nous avons vu que cette correspondance était impossible,
puisque les choses sont infinies, alors que les m o ts sont en
nombre l i mi té : « Il est par suite inévi table que plusieurs choses
soient signi fiées . . . pa1· un seul et même nom (3). ' ' On voit par

ment, nous semblons le dépass er . Tout au plus - et c'est à quoi nous aidera la
théorie de la signi fication - peut-on en appeler d'un langage mal Informé à un
langage mieux lnformé (c'est-à-dire conscient de ses l im i te s ) et s'élever ainsi
d'un langage Impur et • subj ectif • - celui qu'étudient la rhétorique et la
dialectique - à un langage purifié et relativement o bj ec ti f •, comme l'est

celui de la science.
( 1 ) Telle est la source ronliamenta le des p a ra lo g is m es sophistiques : Réfut.
sop/1., 1, 1 65 a 16.
(2) Ibid., 1 4 , 1 74 a 9 .
(3) Ibid., l , 1 65 a 12.
LES DE UX ÉQ UI VOCI TÉS 1 19

là qu'un même mot signi fie nécessairement une pluralité de


choses et que l'équivocité (ce qu'Aristote appellera l'homonymie) ,
loin d' être u n simple accident d u langage, e n apparaît d ' abord
comme le vice essentiel. Mais cette conséquence doit être elle­
même corrigée : car si un même mot signi fie tour à tour telle
et telle chose, comment s'entendre dans la discussion ? « Si l'on
ne posait pas de limites et qu'on prétendit qu'un même mot
signi fiât une infinité de choses, il est évident qu 'il n'y aurait
plus de langage. En effet, ne pas signi fier une chose une, c'est
ne rien signi fier du tout, et, si les noms ne signi fi aient rien, en
même temps serait ruiné tout dialogue entre les hommes et
même, en vérité, avec soi-même ( 1 ) . » Si donc l ' analyse du
langage nous a mis en garde contre l'équivocité inévitable des
mots, la réalité de la communica t.ion nous amène au con traire à
voir dans l'univocité la règle , puisque sans elle tou te compréhen­
sion serait à la rigueur impossible. De ce dernier point de vue,
l 'exigence de signi fication se confond avec l 'exigence d ' unité
dans la signi fication. Mais alors comment concilier ce t.Le uni té
de signi fication avec la plurali té des signi fiés ? Une seule voie
est ouverte à Aris tote : distinguer entre le s ign ifié ultime, qui
est multiple et à la rigueur in fini ( puisque le langage signi fie
en dernière analyse les individus) et la s ign ificatio n , qui est ce
à travers quoi le signi fié est visé et qui se confondra , comme nous
le verrons, avec l'essence. Cette distinction n'est j a mais chez
lui explicite , mais elle ressort de la comparaison entre deux
séries de ses remarques : autre chose est de dire que le même
mot « signi fie plusieurs choses » (7tÀeLc.> O"Y)µot(vetv) (2) , autre
chose qu'il « a plusieurs signi fications » (7toÀÀotX,Ù>Ç Àéyea8ott ou
aY)µot(vew) (3). Dans le premier cas, l 'accusatif indique qu 'il
s'agit du quid de la signi fication ; dans le second , l ' adverbe
indique qu'il s'agit du comment de la signi fication. - La première
sorte d 'équivocité est dans l 'ordre : rien ne peut faire que l 'uni­
versel cheval ne signi fie, en dernière analyse , une pluralité indé­
finie de chevaux individuels ; et pourtant le mot cheual, dans
la mesure où il traduit un universel, n'a qu'une seule signi fica­
tion. Au contraire, qu'un mot puisse avoir plusieurs signi fications
(par ex em p l e , que le mot chien , suivant l'exemple célèbre ,
puisse signifier à la fois le C hi e n , constellation céleste, et le
chien, animal aboyant) , c'est là une anomalie qui risque d' être

(ll Mét. , r, 4 , 1 006 b 6. Cf. I<, 5, 1 062 a 14.


( 2 Réfut. soph., 1 , 1 65 a 12.
(3) Mét., Z, 1, 1 028 a 1 0 i E, 4 , 1028 a 5 (À�ye:a6«L TCOÀÀ«Y.éi'>t;), Top. , I, 18,
1 08 a 18 (7toa«xéi'>t; Mye:a6«t) ; Mét. , â, 7, 1 0 1 7 a 24 (TCoa«xéi'><o a1)µ«lve:tv), et.o.
1 20 LA SCIENCE « RECHER CHÉE »

fatale à la vertu signifiante du langage : car, comme le dit forte­


ment le texte du livre r, si la signification d'un mot n'est pas
une ( 1 ) , il n'a pas de signification du tout.
Il y a donc deux équivocités : l 'une, naturelle et inévitable,
qui consiste dans la pluralité des signi fiés, l 'autre accidentelle,
qui est la pluralité des significations. C'est l 'analyse de ce second
type d'équivoci té qui va donner à Aristote l'occasion d ' apporter
une contribution décisive à la théorie de la signification. C'est
sur la pluralité des significations d'un mot que s 'appuient la
plupart, du moins les plus redoutables, des arguments sophis­
tiques (2) . Le paralogisme, au sens strict du terme, consiste en
effet à prendre le même mot dans des acceptions différentes au
cours d'un même raisonnement ; on donne ainsi l 'illusion de
signi fier quelque chose, alors qu'on ne signi fie rien, puisqu 'on
donne plusieurs signi fications à un même mot : l 'homonymie n'est
que l'apparence de la signi fication (3) , et c'est pourquoi elle est
le fondement de ce tte sagesse apparente qu'est la sophistique.
Distinguer les signi fications multiples d'un même mot, telle
sera, à l'inverse, la première tâche - l'on pourrait même dire :
l ' unique tâche - de celui qui voudra dénoncer les illusions
sophistiques. En effet., seule la distinction des signi fications
nous permettra de discerner, derrière le mot prononcé par
l'interlocuteur, l 'intention qui l ' anime au moment où il le pro­
nonce et par suite la chose qu'il prétend à ce moment précis
signi fier. Telle est l'importance qu'Aristote , dans un passage
remarquable des Top iques , assigne à cette méthode : cc Il est
utile d ' avoir examiné le nombre des signi fications multiples
d'un terme (-rà µèv 7toaotxwç; /..éye-rott) , tant pour la clarté de la
discussion (car on peut mieux connaître ce qu'on soutient, une
fois qu'a été mise en lumière la diversité de ses signi fications ) ,
qu'en vue de nous assurer q u e nos raisonnements s'appliquent
à la chose elle-même et non pas seulement à son nom. Faute ,

( 1 ) A vrai dire, il est question ici de • signifier une seule chose » (2v a11 µcx(ve:Lv,
1 006 b 7 ) , mais le contexte montre qu'il s'agit ici de l'unité de la signification
et non de l'unicité du signifié (cr. plus loin p. 127).
(2) Le premier type d'équivocité est également exploité par les sophistes.
C'est sur lui que repose une des formes de l'argument du troisième homme. Si
je dis • l'homme se promène •, il ne s'agit ni de l'Homme universel (car l ' i dée
est immobile), ni de tel homme en particulier (car ce n'est pas cela que j 'ai
voulu dire), mais d'un troisième homme. Mais à des arguments de cette sorte
Aristote répond aisément par sa théorie de l'universel : • L'homme, comme toute
autre notion commune, ne signifie pas tel être individuel (-r68e: -rL), mais une
qualité, une relation, une manière d'être ou quelque chose d e ce genre • (l'uni­
versel est en elTet une qualité ou une relation dont l'individu est le suj et)
(Réful. soph. , 22, 1 78 b 37).
(3) Réful. soph., 8, 1 70 a I O ss.
D IS1'IN G UER LES SI GNIFICA T IONS 121

e n effet, de voir clairement e n combien d e sens un terme se


prend, il peut se faire que celui qui répond, comme celui qui
interroge, ne dirigent pas leur espri t vers la même chose ( µ� È7t't
't'OCÙTOV T6v Te &7t'oxptv6µevov xoct 't'OV Èpw't'WV't'OC cpépeLV 't'�V
8L&voLocv). Au contraire, une fois qu'on a mis en lumière les
différents sens d'un terme et qu'on sait sur lequel d 'entre eux
l 'interlocuteur dirige son esprit en posant son assertion, celui
qui interroge paraî trait ridicule de ne pas appliquer son argument
à ce sens-là ( 1 ) . »
Dire qu'un mot a plusieurs significations, c'est dissocier
par là même le mot e t ses signi fications, c'est reconnaître que
le mot n'a pas de valeur par lui-même (2) , mais seulement par
le sens que nous lui donnons. Plus précisément, la valeur signi­
fiante n'est pas inhérente au mot lui-même, mais dépend de
l'intention qui l' anime. Le langage n ' est plus ce champ clos
sur lequel pré tendaient nous attirer les sophistes et d ' où ils
nous interdisaient ensuite de sortir. Le langage , institution
humaine, renvoie d'un côté aux intentions humaines qui l ' ani­
ment, de l'autre aux choses vers lesquelles ces intentions « se
portent » : en disant que le langage est. signi fiant, on ne fait
rien d'autre que reconnaître cette double référence.
Mais s'il en est ainsi , on ne peut pas dissocier ce que l'on dit
de ce que l'on pense , puisque c'est ce qu'on pense qui donne
un sens à ce qu'on dit. C'est pourquoi , dans les Réfutations
sophistiques , Aristote va repousser la distinction, fa ussement
accréditée par les sophistes, entre les arguments de mot et les
arguments de pensée : « Il n'y a pas entre les arguments la
différence que certains pré tendent y trouver quand ils disent
que les uns s'adressent au nom (1t'poc; ToÜvoµoc) et les autres à
la pensée elle-même (1t'poc; T�V 8L&voLocv) (3). » Ou plutôt tout
argument est à la fois de mot et de pensée, suivant le point de
vue sous lequel on l'énonce ou on le reçoit : « Le fait de s'adresser

( 1 ) Top., 1 , 1 8, 1 08 a 18.
(2) Tout au plus pourrait-il avoir une valeur esthétique. C'est ce qu'Aris­
tote note dans un chapitre de la Rhétorique consacré aux qualités du style :
• La beauté d'un mot, comme le dit Licymnios, réside soit dans les sons (iv -roîç
lji6cpotç) soit dans la signification ('lj -rij> a"l)µcxtvoµ�v<i>) • ( I I I, 2, 1 405 b 6).
Distinction importante en ce qu'elle dissocie le conle11u sig11 iflcalif (qui englobe
ici à la fois ce que nous avons appelé le signifié et la signi fication) et les qualités
sensibles du mot (auditives ou visuelles ou encore ce qu'Aristote a r, pelle ici la
3uvcxµtç du mot, 1 405 b 18, c'est-à-dire, semble-t-il, sa puissance d évocation).
Aristote rappelle ici que deux expressions peuvent avoir la même signification
et n'avoir cependant pas la même valeur esthéti q ue : ainsi est-il plus beau de
dire • l'amour aux doigts de rose (po3o3c*x-ruÀoç ) ) • que • l'amour aux doigts
rouges (cpotvtxo3c*x-ruÀoç) • ( 1 405 b 1 9 ) .
(3) Réfut. soph., 10, 1 70 b 12.
1 22 LA SCIENCE « RECHERCH ÉE »

à la pensée ne réside pas dans l'argument lui-même, mais dans


l'attitude du répon dant à l 'égard des points qu'il concède { oô . . .
tv -r(j> My<t> . . , IJ.).).' èv -r(j> -rov cX7tOXpLv6µevov �X&LV 7tCi>� 7tpo� -rà:.
.

8e8oµévcx) ( 1 ). » Tout est donc affaire d 'attitude o u , pourrait-on


dire, d'intention (2) . Suivant que l'intention se porte vers le
mot ou, à travers lui, vers la chose ou l 'idée signi fiée, on aura
affaire à l'un ou l 'autre type d'argument, alors même que la
lettre de l 'argument reste la même. Finalement, il n'y a à pro­
prement parler d 'argument de mot que là où l'on j oue sur
l'ambiguïté d 'un terme ; car un tel argument n ' a de réalité que
si l 'on s ' en tient aux mots et que l ' on s'abstienne de discerner,
derrière son unicité illusoire , la pluralité de ses sens. « Si , les
mots ayant plusieurs sens, on supposait (c'est-à-dire à la fois
celui qui interroge et celui qui est interrogé ) qu'ils n'en ont
qu'un seul . . . , peut-on dire que cette discussion s'adresse à la
pensée de celui qui est questionné (3) ? » Et Aristote cite à ce
propos un exemple, dont ce n'est peu t-être pas un hasard qu'il
soit emprunté au domaine de l'ontologie : « Il peut se faire,
par exemple, que l 'être et l'un aient plusieurs sens et que pour­
tant celui qui répond réponde, et celui qui interroge interroge,
en supposant qu'il n'y a qu'un seul sens, et l 'argument a pour
objet de conclure que tout est un (4). » Un tel argument n'aura
de valeur que si nous méconnaissons la pluralité des significations
de l 'être et de l'un. M ais ne pas reconnaître cette pluralité ,
c e n'est même p a s penser faussement, c'est n e rien penser du
tout : si nous affirmons ou laissons dire, par exemple , que tout
est un parce que l ' être est un et que tout est être , nous nous
sommes laissés guider par l 'identité des signes, mais notre
intention n ' a pas pu suivre notre langage , pour cette raison que

( 1 ) Ibid. , 1 70 b 28.
(2) On trouve une analyse analogue à propos de l' i mage dans le De memoria
et remin iscenlia (2, ad fin. ) : ) 'image a une réalité propre, en tant que sensa­

tion affaiblie •, mais elle peut aussi, dans le souvenir, fonctionner comme signe
renvoyant à ce dont elle est l'image ; l'image est donc tour à tour image par soi
ou Image de . . suivant le mode de contemplation • (Tb n-ci6oc; T'ijc; 6ew p !cxc;,
. •

4o0 b 3 1 ) , selon lequel nous sommes dirig é s vers elle.


(3 ) Réful. BOph., I O, 1 70 b 20, trad. J . TRICOT.
(4] Ibid., 1 70 b 21. P eut ll tr e y a·t-il Ici une allusion à Zén on , dont le nom
-

est d ai ll eurs cité Ici dans les manuscrits ( m a is rejeté comme glose par les
éditeurs m oderne s ) On p o u r ra i t reconstituer e tnsl l'argument : si tout être
.

est un, comme tout est lltre, tout sera un. L'arg .;rient j o u e à la rois sur une
prétendue Identité de l'être et de l' u n , et sur une prétendue un ivocité de chacune
des ex p r essi ons l!re et un. Le principe de la solution d'Aristote consistera à
reconn a ître, sinon l'identité, du moins la converlibililé de l'être et de l'un
( tout lltre est un en un sens, tout un est être en un sens), sous réserve de distin­
guer des significations multiples de l'être et de l'un (ainsi tous les êtres ne sont
pas uns dans le même sens).
LE LA N GA GE ES T S I UN / F I A N T 1 23

le mot un (et, qui plus est ici , la copule être) sont pris successive­
ment dans des accep tions différentes ( 1 ) . D'une façon générale,
un paralogisme ne peut être pris pour un syllogisme que dans
la mesure où l'on s'en tient à l 'identité du signe sans discerner
la pluralité des significations.
La distinction des signi fications sera donc la méthode uni­
verselle de réfutation des sophismes. Ceux-ci reposent sur
l'ambiguïté , qui n'est, nous l 'avons vu , que l'apparence de la
signification ; dénoncer l ' ambiguïté , ce sera supprimer par là même
l'apparence sophistique : « On résout les arguments qui sont
de véritables raisonnements en les détruisant, et ceux qui sont
seulement apparents en fa isant des dislinclions (-r&v Mywv -roùc;
µÈv auÀÀEÀoytaµé:vouc; &veMv-roc, -roùc; 8è cpoctvoµé:vouc; 8teMv-roc
Metv) (2) . » On mesurera l'importance philosophique de cette
méthode si l'on songe que l 'homonymie est le procédé systé­
matique des mauvais philosophes, de ces gens qui , tel Empédocle ,
« n ' ont rien à dire et font cependant semblant de dire quelque
chose » (3) . Avec Aristote, le logos cesse d ' avoir la force contrai­
gnante qu'il possédait aux yeux des sophistes ; car le langage
ne vaut que ce que vaut l 'intention qui l ' anime , et ce qui le
prouve, c'est que des intentions multiples peuvent se cacher
derrière un discours apparemment un. C'est pourquoi, dans son
jugement sur les philosophes du passé , Aristote ne s' en tiendra
j amais aux mots, mais derrière la lettre il recherchera l'esprit,
la 8L&.votoc, qui seule peut donner un sens au logos ( 4 ) .
C'est pourquoi , finalemen t, la distinction qu'établissait
Aristote au début du libre r entre ceux qui argumentent « à la
suite d'un embarras réel » et ceux qui parlent c c pour le plaisir
de parler » (Myou x.&.ptv) (5) , n'était qu 'une concession faite
provisoirement aux sophistes. Car on ne parle j amais << pour
parler » , mais pour dire quelque chose ; on ne peut concevoir de
discours qui ne soit ou du moins ne se veuille signi fiant. Tel
est le principe de toute argumentation anti-sophistique : les
sophistes s'enferment et veulent enfermer leurs adversaires

( 1 ) P o ur la signi fication I n trin s èq ue de tels a rgu me n ts , cr. plus loin I•• Par­
tie, chap. I I I : • Dialectique et o n t o l ogi e •·
(2) füfut. soph. , 18, 176 b 35. Malgré l'identité du terme, on conçoit que
cette m é t h od e de division n' a rien è v o i r avec la 8L1dpecrn; platonicienne :
celle-cl était une division réelle, passant (quoique arbi tra irement, selon Ar istote)
à l in t éri eu r des genres, alors q u ' il ne s a g i t pour Aristote que de distinctions
' '

d'abord sémantiques ( do n t nous verrons cependant plus loin qu'elles ne sont


pas sans portée réelle).
(3) Rliétorique, I l l, 5, 1 407 b 12 es.
( 4) cr. 1 ,.• P a rti e , chap. 1 •r, P· 79 .
( 5 ) r, 5, 1 009 a 1 6-22. cr. ci-d essus Il · 95-\16
1 24 LA SCIENCE « RECH ERCH ÊE »

dans le langage, persuadés qu'ils sont que le langage ne renvoie


à rien d ' autre qu'à lui-même ; mais Aristote découvre que le
langage signi fie, c'est-à-dire qu'à travers lui une intention
humaine se dirige vers les choses. Il n'y a donc pas d ' arguments
qui seraient seulement des arguments de mots, et auxquels on
serait tenu de ne répondre que par des mots ; tout argument,
même de mot, révèle quelque intention (même inconsciente ) ,
et c'est sur le plan des intentions qu'il peut et doit être
réfuté.

• •

C'est ce passage du plan des mots à celui des intentions,


auquel Aristote contraint ses adversaires sophistes, qui cons­
titue le nerf de l'argumentation du livre r contre les négateurs
du principe de contradiction. Un tel principe, reconnaît Aristote,
ne peut être démontré , puisqu'il est le fondement de toute démons­
tration : le démontrer serait commettre une pétition de prin­
cipe. Mais il est possible de l'établir par voie de réfutation
( &7to8eLKV OVotL sÀeyK'rLKW<;) ( 1 ) , c'est-à-dire par la réfutation
de ses négateurs. Mais va-t-on échapper par là à la pétition
de principe ? Si la réfutation est un syllogisme (2) , ne va-t-elle
pas supposer elle-même le principe qui est en question ?
Suffira-t-il de remarquer que les sophistes, en niant le prin­
cipe de contradiction, se mettent en contradiction avec eux­
mêmes, du fait qu'ils tiennent cette négation pour vraie à

( 1 ) r, 4, 1 006 a 1 1 .
(2) C'est ce qui semble ressortir d e l a définition qu'en donnent les Premiers
Analytiques, l i , 20, 66 b 1 1 : • La réfutation . . . est le syllogisme de la contra­
diction • (c'est-à-dire le syllogisme qui établit la contradictoire de la proposi­
tion à réfuter). Cf. Réful. soph. , 9, 1 70 b 1 .-M ais dans la Rhétorique, ARISTOTE
admet que • la réfutation diffère du syllogisme • ( I I, 22, 1 396 b 24) . Dans la
pratique, le mot i!Àexxoç désigne un mode d'argumentation p lus personnel
que le syllogisme : il s agit notamment de montrer que l'affirmation de l'adver­
saire se détruit elle-même au moment où elle s'exprime ; nÀe'YJ(oç serai t donc
une réfutation de l'adversaire par lui-même et le rôle du dialéclicien consiste­
rait seulement à lui faire pren d re conscience de cette • auto-réfutation ». C'est
ce qu'on pourrait appeler, suivant l'expression que propose le P. l sAYE (La
justi fication critique par rétorsion, Reuue philosophique de Louuain, 1 954,
p . 205-33) un argument par rétorsion. Un bon exemple de cet argument est
fourni par Phys., V I I I , 3, 254 a 27 : Nier le mouvement, c'est encore affirmer
le mouvement, puisque l'opinion est elle-même un mouvement de !'Ame. - On
a pu rapprocher ce mode d'argumentation de celui qui est à l'œuvre dans le
Si (al/or, sum de saint Augustin et dans le cogito (ou plutôt dans le du bito,
ergo sum) de Descartes, et l'on s'est même demandé s'il n'y avait pas là une
source possible du cogito (cf. P.-M. ScH U H L, Y a-t-il une source aristotélicienne
du cogito ?, Revue philosophique, 1 948, p. 1 9 1 -94).
DÉFENSE D U PR INCIPE DE CONTRAD ICTION 1 25

l'exclusion de l 'affirmation con tradictoire ( 1 ) ? M ais on n'échap­


perait pas davantage au reproche de pétition de principe :
car au nom de quoi, si ce n'est du principe de contradiction,
obj ecter leurs contradictions à des adversaires qui nient pré­
cisément ce principe ? C'est donc ailleurs - et ailleurs que
dans une réfutation de forme syllogistique - qu'il faut chercher
la clé de l'argumentation d'Aristote : « Le principe de tous les
arguments de cette nature n'est pas de demander à l 'adver­
saire de dire que quelque chose est ou n'est pas ( car on pourrait
peut-être croire que c'est supposer ce qui est en question) ,
mais de signi fier du moins quelque chose pour lui-même et
pour autrui (iiÀÀa 't'O O"Y)µodve�v yé 't'� xott odmj> xor.t &ncp) (2) . >>
On pourrait s'étonner de cette remarque si , loin d 'être une
demande arbitraire du réfutateur, elle n'était en quelque sorte
consubstantielle au langage lui-même : « Cela est de toute
nécessité , s'il veut dire réellement quelque chose ; sinon , en
effet, il n'y aurait pas pour un tel homme de langage, ni de
lui-même avec lui-même ni avec autrui (3). » Pour que la réfu­
tation puisse s'exercer, il faut et il suffit donc que « l ' adversaire
dise seulement quelque chose » (4) , car, s'il parle, il est au moins
une chose qu'il ne peut pas ne pas admettre : c'est que ses
paroles ont un sens.
Par là nous atteignons ce « quelque chose de dé fini » (5),
c e principe commun a u x deux adversaires, q u i est l 'indispensable
fondement de tout dialogue (6). Seulement, ici, ce principe
n'est p as de l'ordre du discours et ne peut pas l 'être , car, s'il
l'était, on tomberait à nouveau dans la pétition de principe :
on supposerait accordé par l'adversaire ce que précisément il
conteste, à savoir que telle proposition (ici, que les mots ont un
sens) soit vraie à l ' exclusion de sa contradictoire. M ais en réalité,
il n'y a pas de pétition de principe, car le fondement du dialogue,

( 1 ) C'est généralement ainsi que les exposés de l'aristotélisme résument


l'argumentation d'Aristote. Cf. L. RomN, Aristote, p. 1 04 : il s'agirait de mon­
trer dans ce passage que • ceux qui les nient (les premiers p rincipes] . . . en éta­
blissent le bien-fondé, du fait même de leurs propres contradictions • ; M.-D. P a 1 -
LIPPE, Initiation à la philosophie d'Aristote, p. 1 23 : • Les propres paroles de

1
l'adversaire ... montrent avec évidence que l'objectant est en contradiction
avec lui-même •, etc.
2) r. 4, 1 006 a 18.
3) 1 006 a 22.
4) 1 006 a 12.
5) 1 006 a 25.
(6) Cf. K, 5, 1 062 a 1 1
: • Ceux qui ont à entrer en discussion l'un avec
l'autre doivent se rencontrer entre eux sur quelque point ; sans la réalisation
de cette condition, comment pourrait-il y avoir discussion commune à l'égard
l'un de l'autre ? •
1 26 LA S'CIENCE « RECHERCH ÉE n

et par là de la réfutation, est en deçà du discours : que les mots


aient un sens, ce n'est pas une proposition parmi d'autres, mais
la condition même de possibilité de tout discours. Aristote ne
demande pas au sophiste de l 'admettre comme principe (car le
sophiste s ' y refuserait, puisqu'il nie le principe de contradiction,
ce principe des principes, par lequel seul un principe en général
peut être posé ) ( 1 ) ; mais il suffit que le sophiste parle, car alors
il témoigne, par l'exercice même de la parole (quel qu'en soit le
contenu ) , de l'essence du discours, qui est la signi fication : témoi­
gnage en quelque sorte vital, qui reste en deçà de l'expression,
mais qui suffira pour faire entrer le sophiste en conflit avec lui­
même. Car, comme le remarque Alexandre, le sophiste, « en sup­
primant le discours, se sert du discours » (2) et par là même, peut­
on aj outer avec Aristote, il « tombe sous le coup du discours » (3).
C'est donc lui, et non son adversaire, qui commet la pétition de
principe, car il se sert, pour argumenter, de cela même qui est en
question : la valeur du discours. Mais on peut aj outer - et
c'est là, après la pétition de principe, la seconde faille de son
argumentation - qu'au moment même où il nie la valeur du
discours, il l'atteste - sinon en paroles, du moins en esprit -
par cette contestation même : c'est là qu'on pourrait voir une
« contradiction » dans son attitude, mais à la condition d 'entendre
un conflit plus profond que celui qui s'exprime dans des mots,
un con flit qu'on pourrait dire vital et, en quelque sorte , « antépré­
dicat.if », puisqu'il n'oppose pas telle proposition à telle autre,
mais « ce qu'on pense » à « ce qu'on dit » (4).
Tel est donc le principe de la « réfutation » d 'Aristote. M ais elle
serait incomplète si un doute pouvait encore surgir sur ce qu'im­
plique le caractère signifiant du langage. Car il se pourrait qu'un

( l ) « Toute démonstration se ramène à cet ultime principe, car il est natu-


rellement principe, même pour tous les autres axiomes • (I', 3, 1 005 b 32) .
(2) ALEX., 274, 27 : Avcupwv 8è Myov J(p'ij-r«L À6Y<t>·

(3) • Avcupwv 8è Myov ônoµÉve:L Myov (I', 4, 1 006 a 26) .


(4) • I l n'est p a s possible de concevoir j amais que la même chose est
et n'est pas, comme certains croient qu'Héraclite le dit. M ais tout ce qu'on dit,
il n'est pas nécessaire qu'on le pense • (I', 3, 1 005 b 24) . Ailleurs, il est
vrai, Aristote alT!rme de son adversaire qu' • en même temps, il dit une
chose et ne la dit pas • (4, 1 008 b 9 ; cf. 1 008 a 21 ). Si ici Aris­
tote oppose le dire au dire, et non plus le dire à l'intention, c'est qu'on
ne peut 11ormalemenl séparer le mot de l 'intention, le dire du vouloir dire :
l'erreur des sophistes - erreur qui se dénonce d'elle-même - a Hé de croire
qu'ils pouvaient dire des choses qu'ils ne pouvaient raisonnablement vouloir
dire, de sorte que leur intention réelle se rebelle contre leur discours explicite
et réduit celui-ci à des mots vides de sens, à de simples flatus vocis. En ce sens,
c'est une même chose qu'au même moment ils disent et ne veulent pas dire,
c'est-à-dire ne peuvent vouloir dire.
D ÉFENSE D U PIH NCIPE DE CONTRA D IC T ION 1 27

même mot signi fiât ceci et cela, c'est-à-dire ceci et non-ceci,


par exemple que le mot homme signi fi ât aussi bien le non­
homme que l'homme ; dans ces conditions, le principe de contra­
diction ne vaudrait plus, puisqu'on pourrait dire d ' un e chose
qu 'elle est cc ainsi et non ainsi » ( 1 ) (par exemple, de Socrate
qu 'il est. homme et non-homme). M ais Aristote n 'a pas de mal à
répondre que, si un même mot pouvait présenter une pluralité
indé finie de signi fications, tout langage serait impossible, puisque
chaque mot ne renverrait plus à une intention, maie à une
infinité d 'intentions possibles : << N e pas signifier une chose une,
avons-nous vu, c'est ne rien signifier du tout (2). »
Seulement, qu'est-ce qui nous garantit que tel mot conserve
une signi fication une ? Plus précisément, puisqu 'il n'est qu'un
« son » par lui-même et que sa signi fication lui vient de l'intention
humaine qui l 'anime, comment des intentions multiples (à
commencer par la mienne et celle de mon interlocuteur) vont-elles
s'entendre pour l'imposition d'un même sens ? Dira-t-on que
l' unité de la signification se fonde sur l 'universalité d 'une conven­
tion ? Certes, nous avons vu Aristote , avec sa notion du auµ-
6oi.. o v, insister sur Je caractère cc conventionnel » de la signi fication
des mots. Mais il voulait manifester par là qu 'ils n 'étaient pas
naturellement signifiants et que leur sens ne pouvait provenir
que de quelque intention signi fiante : il ne niait pas pour autant
que cette intention pût être universelle. Le recours à la « conven­
tion » n 'exclut donc pas l'universa lité de la convention , mais il
ne l'explique pas pour autant : le conventionnel n'est j amais
universel que par accident, non par essence. Dès lors , dans l'hy­
pothèse cc conventionaliste », qui expliquerait par la seule conven­
tion la vertu signi fiante des mots, ce serait un miracle permanent
que le langage ait un sens, c'est-à-dire un seul sens. Aristote
ne peut donc en rester là : si les intentions humaines, comme
l'expérience le prouve, se répondent dans le dialogue , il faut
que ce soit sur un terrain qui fonde obj ectivement la permanence
de leur rencontre. Cette unité obj ective , qui fonde l'unité de la
signi fication des mots, est ce qu'Aristote appelle l'essence ( oôatot)
ou encore la quidd ité, le ce que c'est (-r o -r ( � a-rL) . « Par signi fi­
cation unique, j 'entends ceci : si homme signi fie telle chose et si
quelque être est homme , telle chose sera l'essence de l'homme (-ro
&v6p<ii n c,> e!votL) (3). » Autrement dit, ce qui garantit que le mot

( l ) rd 4 , 1 006 a 30.
(2) 1 06 b 7.
(3) 1006 a 32.
128 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

homme a une signification unique est en même temps ce qui


fait que tout homme est homme, à savoir sa quiddité d 'animal
raisonnable ou d' « animal bipède » ( 1 ) . Dire que le mot homme
signifie quelque chose, c'est-à-dire une seule chose, c'est dire que
dans tout homme, ce qui fait qu'il est homme et que nous
l 'appelons ainsi , c'est touj ours une seule et même essence. La
permanence de l'essence est ainsi présupposée comme le fonde­
ment de l 'unité du sens : c'est parce que les choses ont une essence
que les mots ont un sens.
Par là s'éclaire enfin la réfutation par Aristote des adver­
saires du principe de contradiction. Jusqu 'ici nous parais­
sions restés sur le plan du langage, alors que le principe en
question est un principe ontologique (« il n'est pas possible que
la même chose soit et ne soit pas en un seul et même temps ») (2) et
que son étu de relève, de l ' avis même d 'Aristote, de la « science de
l 'être en tant qu'être » (3). Aristote a prévu l 'obj ection : « La
question n'est p as de savoir s'il est possible que la même chose soit
et ne soit pas en même temps un homme quant au nom, mais
quant ci la chose elle-même ( µ� . . . 't'O gvoµ°', &JJ..a 't'à 7tpiXyµ°') (4). »
Seulement, l 'analyse des fondements du langage ( analyse à
laquelle les sophistes se refusaient, estimant que le langage ,
étant lui-même un être, n'avait pas besoin d 'autre fondement
que lui-même) révèle à Aristote que le plan de la dénomination
renvoie au plan de l'être , puisque seule l'identité de l'être autorise
l'unité de la dénomination. Dès lors l 'exigence « linguistique »
d'unité dans la signi fication et le principe ontologique d'identité
se confondent, puisque la première n'a de sens que par le second :
« Signi fier l'essence d 'une chose, c'est signifier que rien d'autre
n 'est la quiddité de cette chose (5). » Il reste cependant (et nous
aurons souvent à revenir sur cette remarque) que, faute de
pouvoir être directement démontré , le principe d 'identité appa­
raît dépendant, au moins dans ses conditions d'établissement,
d ' une réflexion sur le langage. M ais il est posé , ou plutôt supposé,

( 1 ) Ibid. , 1 006 a 32 .
(2) K, 5, 1061 b 36. C'est touj ours comme une loi de l 'être qu'Aristote
énonce le principe de contradiction (cf. De lnterpr. , 6, 17 a 34 ; Réfut. soph. ,
5, 1 6 7 a 23 ; Mét., I', 3, 1 005 b 18) . Le principe logique : • Une proposition
ne peut être à la fois vraie et fausse •, ou encore • Deux propositions contradic­
toires ne P, euvent être vraies en même temps •, n'est qu'un corollaire du pre­
mier : • S il n'est pas possible qu'en même temps des contraires appartiennent
à un même suj et . . . , il est évidemment impossible, r. our un même homme, de
concevoir en même temps que la même chose est et n est pas • ( i bid., 1 005 b 26) .
(3) r, 3, 1 005 a 28.
(4) r, 4, 1 006 b 2 1 .
( 5 ) Ibid. , 1 007 a 26 .
COND ITION DE POSSIB IL ITÉ D U D ISCO URS 1 29

par le langage comme ce qui est en deçà de tout langage, puisqu'il


en est le fondement : le principe, non seulement logique, mais
ontologique, de contradiction est d'abord rencontré par Aristote
comme la condition de possibilité du langage humain.
Ainsi , la réfutation de la négation sophistique du principe
de contradiction (à quoi se ramènent, en dernière analyse, tous
les arguments sophistiques, de même q u 'inversement le principe
de contradiction est le principe de toute démonstration) conduit
Aristote, par une sorte d 'analyse régressive des conditions de
possibilité , à préciser les rapports du langage , de la pensée et de
l'être. La condition de possibilité de ce discours intérieur qu'est
la pensée et de ce discours proféré qu'est le langage, c'est que les
mots aient un sens défini ; et cc qui rend possible que les mots
aient un sens défini, c'est que les choses aient une essence. - M ais
plus intéressante encore est la démarche d 'Aristote dans cette
réfutation et, plus généra lement, dans sa réfutation des arguments
sophis tiques. La force des sophistes était, avions-nous vu , d'im­
poser à l ' adversaire leur propre terrain : celui des discours. A
la différence de Platon, Aristote semble un moment accepter
cette exigence lorsqu'il décide de retourner contre les sophistes
un procédé qui est lui-même d'inspiration sophistique : la réfu­
tation. M ais l ' exercice de la réfutation révèle à Aristote qu'aucune
réfutation n ' est seulement verbale : réfuter un argument, c'est
d'abord le comprendre, puisqu 'à travers lui l ' adversaire n ' a pas
pu ne pas vouloir dire quelque chose. On s'aperçoit alors que tel
argument, qui est correct sur le plan du dire, ne l ' est plus sur
celui du vouloir dire : derrière l 'unité du signe, se cache une
pluralité d 'intentions inavouées ou peut-ê tre inconscientes, mais
dont la réfutation ne peut pas ne pas tenir compte, puisque
c'est sur le plan des intentions et sur lui seul que la commu­
nication et le dialogue peuvent s'instituer. Le langage - c'est
en cela qu'il est signi fiant - nous renvoie donc, bon gré
mal gré , aux intentions humaines qui l 'animent ; en ce sens,
toute réfutation est finalement une argumentation ad homi­
nem ( 1 ) : « Ceux qui ne veulent se rendre qu'à la contrainte du
discours demandent l 'impossible (2) . » Ce que disent les sophistes

( 1 ) • De telles vérités ne comportent pas de démonstration proprement dite,


mais seulement une preuve ad hominem (11:pbc; -r6v8e) • (K, 5, 1 062 a 1 ) . Mais
une telle preuve n'est ad hominem qu'en dernier recours, et encore ce recours
est-il philosophiquement j ustifié par la reconnaissance du fondement humain de
tout discours. C'est en cela que les réfutations d'Aristote diffèrent d'une critique
comme celle de PLATON dans l'Euthydème, qui se contente de j eter le discrédit
et le ridicule sur les sophistes, sans voir où réside le vice de leurs arguments.
(2) r, 6, 1 0 1 1 a 1 5 .
1 30 LA SCIENCE « RECIJERCH ÉE »

est réfuté en fait par ce qu'ils pensent et par ce qu 'ils font :


« Pourquoi notre philosophe fait-il route vers Mégare, au lieu
de rester chez lui en pensant qu'il y va ? Pourquoi si, au point
du j our, il rencontre un puits ou un précipice, ne s'y dirige-t-il
pas, mais pourquoi le voyons-nous, au contraire, se tenir sur
ses gardes, comme s'il pensait qu'il n'est pas également mauvais
et bon d 'y tomber ? Il est bien clair qu'il estime que telle chose
est meilleure et telle autre pire. S'il en est ainsi, il doit j uger
aussi que telle chose est un homme, telle aut re un non-homme » ( 1 ).
On ne parle donc j amais « pour le plaisir de parler », s'il est vrai
que toute parole est parole sur l'être et engage de cc fait celui
qui la prononce.
Bien plus, c'est au moment même où ils croien t dominer le
langage que les sophistes se laissent dominer par lui, et, p arce
qu 'ils ont voulu avoir raison sur le plan du discours , c'est
finalement sur le plan de la pensée qu'ils se sont laissé égarer et
qu'ils doiven t être réfutés. Tel est, semble- t-il, le sens du renver­
sement suggéré par Aristote clans les Réfutations sophistiques
en tre arguments de mot et arguments de pensée. L'argument
fondé sur l ' ambiguïté paraît être le type même de l ' argument. de
mot, et il l'est effectivement si l ' ambiguïté est reconnue par le
répondant : car alors les deux adversaires savent à quoi s'en
tenir sur la nature verbale de l' argument ; mais alors on peut dire
tout aussi bien qu'il n'y a plus d 'argument. Il n ' en est plus de
même si, comme le souhai te le sophiste, l' ambiguïté est méconnue
par le répondant. « Si le mot a plusieurs sens, mais que celui qui
répond n ' aperçoive pas l 'ambiguïté ou ne la pense pas, comment
ne pas dire ici que, dans son argument, celui qui interroge s'est
adressé à la pensée de celui qui répond (2) ? » Celui-ci , en effet,
croit alors penser une chose unique à travers le mot unique, et
il y a bien alors argument, encore que ce soit un argument appa­
rent. Or l ' apparence (qui n'est pas seulement verbale, mais abuse
la pensée elle-même) vient d'une ignorance de la fonction signi­
fi ante du langage : le répondant ne sépare pas sa pensée du lan­
gage dont il use ou qu'il reçoit de son interlocu teur, et c' est pourquoi
il croit encore penser au moment même où il prononce des mots
vides de sens. Au contraire , reconnaître l 'ambiguïté , c'est libérer la
pensée de ses liens avec le langage , c'est réduire celui-ci à sa

( 1 ) r, 4, 1 008 b 1 3 8 8 . Ce pl'OCédé de réfutation, qui consiste à opposer ce


que dit l'adversaire à ce qu'il pense réellement et à ce qu'il fait, sera repris
p ar les stoïciens de l'époque impériale dans leur polémique contre les scep tique�
(of. EPICTÈTE, Entralie11s, I l , 20, 1 et 28, 3 1 ) .
(2) Réfut. soph., 1 0 , 1 7 1 a 1 7 .
D ISTANCE ET COMM UNICA TION 131

fonction véritable : celle d'un instrument, qui n ' a d'autre vertu que
celle de l 'intention qui le tire à chaque instant de l'inanité.
L'expérience de la distance, éprouvée pour la première fois
dans la polémique contre les sophistes, est donc le véritable
poin t de départ de la philosophie aristotélicienne du langage :
distance entre le langage et la pensée, dont il n ' est que l'instru­
ment imparfait et touj ours révocable ; distance entre le langage
et l'être, comme en témoigne, malgré Antisthène, la possibilité
de la contradiction et de l'erreur. Avec Aristote , l'étonnant n'est
plus que l'on puisse mentir ou se tromper, mais bien qu'un
langage qui repose sur des conventions humaines puisse signi fier
l'être. L 'expérience fondamentale de la distance est alors corrigée
par le fait , non moins incontestable, de la communication . C'est
touj ours là qu'en revient en dernier recours Aristote : rien ne
prédisposait les mots à être signi fiants ; mais « s'ils ne signifiaien t
rien, en même temps serait ruiné tout dialogue entre les hommes
et même, en vérité , avec soi-même » ( 1 ) . De même , l' analyse la
plus superficielle du langage bute sur le fait de l'équivocité :
comment des mots en nombre limité peuvent-ils signi fier des
choses infinies en nombre ? Et pourtant il faut bien que l'univo­
cité des mots soit la règle et l'équivocité l ' exception, car sans cela
tout dialogue serait impossible. Or le dialogue est possible entre
les hommes, puisqu 'il existe ; c'est donc que les mots ont un sens,
c'est-à-dire un seul sens.
Si l 'expérience de la distance , en séparant le Myoc:; de r gv,
semblait décourager tout proj et d'une ontologie, l ' expérience
de la communication va en réintroduire l 'exigence. Si les hommes
s'entendent, il faut bien un fondement de leur entente, un lieu
où leurs intentions se rencontrent : ce lieu , c'est ce que le livre r
de la Métaphys ique appelle l'être (-ro dvcXL) ou l ' e s s s e n c e (�
oôafoc.) . Si les hommes communiquent, ils communiquent dans
l'être. Quelles que soient sa nature profonde, son essence (si la
question de l 'essence de l'être peut avoir un sens ) , l 'être est
d ' abord supposé par le philosophe comme l 'horizon obj ectif
de la communication. En ce sens, tout langage, non en tant que
tel, mais dans la mesure où il est compris par l 'autre (2) , est
déj à une ontologie : non pas un discours immédiat sur l 'être,
comme le voulait Antisthène, encore moins un être lui-même,
comme le croyait Gorgias, mais un discours qui ne peut être

( 1 ) Mét., I', 4, 1 006 b 8.


(2) Cette réserve permet de pressentir le rôle privilégié de la dia lectique
dans l a constitnt.lnn de l ' ontnlog1e. Cf. plus loin, chap . I l l : Dialectique et

ontologie •.
1 32 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

compris que si l 'être est supposé comme le fondement même de


sa compréhension. De ce point de vue, l' ê tre n'est autre que
l'unité de ces intentions humaines qui se répondent dans le
dialogue : terrain touj ours présupposé et qui n'est j amais expli­
cite, sans quoi le discours serait achevé et le dialogue inutile.
L'ontologie comme discours total sur l 'être se confond donc
avec le discours en général : elle est une tâche par essence infi­
nie ( 1 ) , puisqu 'elle n'aurait d ' autre fin que la fin du dialogue
entre les hommes. M ais une ontologie comme science peut se
fixer d 'abord une tâche plus modeste et réalisable dans son
principe : établir l 'ensemble des conditions a p1·iori qui permet­
tent aux hommes de communiquer par le langage. De même
que chaque science s 'appuie sur des principes ou axiomes,
qui délimitent les conditions de son extension et de sa validité,
de même le discours en général présuppose des axiomes communs
( comme le principe de contradiction ) , dont l'ontologie serait
le système, constituant par là ce qu'on pourrait appeler, sans
sortir exagérément du vocabulaire même d'Aristote, une axio­
matique de la communication (2) .

( 1 ) • C'est une tâche indéfinie (œ6 p ta't'oc) de s'enquérir de toutes les raisons
qui rendent les réfutations apparentes à n'importe qui • (et non pas seulement
à l'homme • compétent • dans tel genre particulier de l'être) (IU(ut. soph. ,
9, 1 70 b 7 ) . Cf. i bid., 1 70 a 2 3 (infinité des démonstrations possibles) , 1 70 a 3 0
(infinité corréla tive des réfutations possibles).
(2) Aristote emprunte le terme d'axiome au langage des mathématiques
(r, 3, 1 005 a 20), mais en étend l'usage : il désigne par là l'un des principes du
syllogisme, non pas ce qui est démontré (Il), ni ce sur quoi porte la démonstra­
tion (xe p t Il), mais ce à partir de quoi (l:� c'l'>v ) et par quoi (8t' c'l'>v ) procède la
démonstration (Anal. Posl. , 1 , 7, 75 a 41 ; IO, 76 b 14). Chaque science possède
ainsi un corps d'axiomes. Mais, outre les axiomes propres à chaque science,
il existe des axiomes communs à tou tes (par exemple, le principe de contradic­
tion) qui, du fait qu'ils • embrassent tous les êtres ., relèvent de la science de
l'être en tant qu'être (I', 3, 1 005 a 22) . M ais, comme nous le verrons, une telle
science n'existe qu'à titre de projet, de sorte que les axiomes communs, ces
axiomes • donl tous les hommes se servent, puisqu'ils appartiennent à l'être en
tant qu'être • ( i bid. , 1 005 a 23) seront tirés en fait non d'une impossible ana­
lyse de l'être en tant qu'être, mais d'une réflexion sur le dialogue des hommes
entre eux, dialogue dont les axiomes communs apparaitront alors comme la
condition de possibili té. Les axiomes communs ont ainsi beaucoup moins pour
fonction de nous révéler des propriétés de l'être (car l'être en tant qu'être ne peut
être sujet d'aucune assertion) que d'assurer ou de j ustifier la cohérence du dis­
cours humain. M ais l'axiome (et en cela l'usage aristotélicien concorde avec
l 'usage euclidien) est, à la différence de l'hypothèse (ôx66t:mc; ) et du postulat
(o&n1µoc), • ce qui est nécessairement par soi et qu'on doit nécessairement
croire • ( Anal. post., 1, 10, 76 b 23) . I l y a donc une nécessité intrinsèque de
l'axiome, qui suffirait à le distinguer d'une simple convention. Seulement, si
l'axiome est nécessaire, nous n'en avons pas pour autant l'intuition (sans quoi
on ne comprendrai t pas la peine que se donne Aristote pour établir le plus
fondamental de tous : le principe de contradiction), et le substitut de l'intui­
tion, c'est ici l 'universalité de la • convention ., de la • rencontre • dialecti q;ue.
Il n'y a pas pour Aristote de contradiction entre convention et objectivité,
LE PRO.TET ONTOLO GIQ UE 1 33

La théorie aristotélicienne du langage présuppose donc


une ontologie. Mais inversement l'ontologie ne peut faire abs­
traction du langage, et cela non seulement pour cette raison
générale que toute science a besoin de mots pour s'exprimer,
mais pour une raison qui lui est propre : ici le langage n ' est
pas seulement nécessaire à l ' expression de l ' objet, mais aussi
à sa constitu tion. Alors que le discours rencontre son obj et
sous l 'aspect de tel ou tel être déterminé qui existe indépen­
damment de son expression, l'homme n 'aurait j amais songé à
poser l 'exis tence de l 'être en tant qu'être si ce n'est comme
horizon touj ours présupposé de la communication. Si le discours
n 'entretient plus un rapport immédiat avec l ' être , comme pour
les sophistes , du moins - et pour cette raison même - est-il
médiation obligée vers l 'être en tant qu'être et la seule occasion
de son surgissement. Le besoin d 'une ontologie ne serait j amais
apparu sans l 'étonnement du philosophe devant le discours
humain : é tonnement dont les paradoxes sophistiques auront
été la première et involontaire sollicitation.
Ces considérations, auxquelles nous a conduits une analyse
des textes aristo téliciens sur le langage et, en particulier, de
l'usage aristotélicien de la notion de signi fication, ne prétendent
pas anticiper sur le contenu même de l'ontologie aristotélicienne,
mais mon trer seulement comment a pu naître chez Aristote,
et non chez ses prédécesseurs , le proj et d ' une ontologie comme
science autonome. L 'analyse du langage, reconnu comme signi­
fiant, nous a fai t dépasser le plan « obj ectif » des mots, le seul que
connaissaien t les sophistes, vers le plan, touj ours problématique
parce que c c subj ectif », des intentions. M ais l'accord , ou du moins
la rencontre de celles-ci dans la réalité humaine du dialogue,
nous a amenés à présupposer comme lieu de cette rencontre une
nouvelle objectivité , qui est celle de l'être. L 'obj ectivité du dis­
cours, que mettait en danger la subj ectivité de l'intention ( qui,
considérée isolément, risquait d ' apparaître comme convention) est
finalement restaurée au nom de !'intersubj ectivité du dialogue.

entre hypothèse et nécessité : l'axiome commun est une • hypothèse • en ce qu'il


est • supposé » par le discours humain, mais il est une hypothèse obj ective
et nécessaire en ce que l'accord des hommes et la cohérence de leur discours
exigent l'être en tant qu'ôtre comme fondement de cet accord et de cette cohé­
rence. L'ontologie est donc bien un système d'axiomes et, en ce sens, une
• axiomatique », mais (ce qui suffirait à distinguer le sens de ce mot de son usage
moderne pour le rapprocher du sens euclidien) une axiomatique obj ective et
nécessaire : elle est la seule axiomatique possible du discours humain. - Sur
le principe de contradiction comme axiome commun, cf. Mét. , B, 2, 996 b 28 ;
sur l'assimilation de la science de l'être en tant qu'être et de la science des
axiomes communs, cf. Mél. , r, 3, notamment 1 005 a 26 ss. ; K, 4, 1061 b 18.
1 34 LA SCIENCE « RECIIERCII I�E »

Le proj et d ' une ontologie apparaît donc lié chez Aristo te


à une réflexion, implicite , mais touj ours présente , sur la commu­
nication. Ce caractère d ' emblée anthropologique ( 1 ) du proj et
aristotélicien suffirait à le distinguer de tous les discours préten­
tieux, mais finalement, « balbutiants 11, de ses prédécesseurs
sur l ' ê tre : leur tort commun a é té de vouloir rechercher les
éléments ( a"t'otx.eî:ot) de l'être avant de distinguer les différentes
significations de la parole humaine sur l 'être (2). Mais l'anthro­
pologie, on le verra, n 'exclut pas la rigueur : l' analyse aris toté­
licienne des signi fications de l'être, en se substituant à la vieille
spéculation « physique » sur les éléments , va enfin lever l 'am­
biguï té fondamentale qui avait empêché j usqu 'alors tous les
discours sur l'être d ' ê tre autre chose que des « bégaiements » (3).

§ 2. La multiplicité des significations d e l'être : l e pl'ohlème

La réfutation des paralogismes sophistiques a amené Aristote


à admettre, comme fondement de la communication entre les
hommes, l' existence d'unités obj ectives de signification, qu'il
appelle des essences. Inversement, si l'on suivait le raisonnement
des sophistes, il faudrai t admettre qu'il n'y a pas d 'essences
et que tout est accident (4). Ou encore : si u ne Lhéorie de la
signi fication conduit à une ontologie de l 'essence, u n e théorie
- ou plutôt une pratique - de l'équivocité conduit à ce qui
apparaît d 'abord comme une ontologie de l 'accident, mais se
dénoncera bientôt comme la négation même de toute ontologie.
Ainsi l'absurdité d ' une ontologie qui réduirait l 'être à l'accident
va-t-elle con firmer a conil'ario le résultat des analyses de l a
signi fication.
Q u 'arriverait-il , en effet, si un nom pouvait avoir plusieurs
signi fications (rapport que, j usqu' à plus ample analyse, nous
désignerons du terme courant d ' équ ivocilé) ? On pourrait,
certes, attribuer encore ce nom à une chose : ainsi pourrait-on

( 1 ) Nous disons bien : a11 flzropologique, et non pas li11guislique, car ce qui
intéresse Aristote dans le discours, c'est moins la structure interne du langage
que l'univers de la communication. Ou du moins celle-là ne l'intéresse que dans
la mesure où elle reflète ou annonce celui-ci. - C'est ce qui, à notre avis, rend
insuffisantes dans leur principe toutes les interprétations • linguistiques • de
l'ontologie aristotélicienne, dont l'origine remonte, semble-t-il, à Trendelenburg
( Geschichle der J(alegori1mlehre) et qui ont été reprises par B RUNSCHVICG
(cf. notamment Les tiges de l'intelli eence, p . 57 ss. ) .
( 2 ) "0Àwc; T e: 't" O Twv ISVTwv '1J't"E:IV a't"OL)CE:Î<X µ lj ll1e:À6VT<Xt; noÀÀ<XXÙ>t; Àeyoµé ­
vwv, &BuV<X't"OV e:Ôpe:ï:v lA, 9, 992 b 1 8) .
(3) A , 10, 993 a l '1 .
( 4 ) cr. r , 4 , 1007 a 22, 33.
L ' A CC ID E N T

dire que Socrate est homme ; mais le mot homme, ayant par
hypothèse plusieurs signi fications, ne signi fierait pas seulement
l'essence de l'homme, mais aussi l'essence du non-homme ou
plutôt la non-essence de l ' homme. Dire que Socrate est homme
impliquerait alors que Socrate est homme et non-homme.
Certes, il n'y a là aucune contradiction : « Rien n ' empêche en
effet que le même homme soit homme et blanc et d 'innombrables
autres choses ( 1 ) . » M ais on n'échappe à la contradiction qu'en
faisant d ' homme un attribut de Socrate p armi d'autres e t non
la désignation de son essence. Dans la perspective de l'équivo­
cité, homme ne peut signi fier l 'essence de l ' homme ( car l'essence
est une et alors la signification serait une aussi ) , mais signifie
seulement quelque chose de Socrate. La pratique sophistique
du langage empêche donc de privilégier quelque attribut que
ce soit : nous ne pouvons dire d'aucun qu'il exprime l'essence
de la chose, car l'essence est unique, alors que l ' attribution
est ad libilizm. On voit la différence entre un langage attributif,
c'est-à-dire finalement adventice et allusif, et un langage signi�
ficatif : sur le plan de l 'attribution , il est légitime de dire qu 'une
chose est ceci et non-ceci ; mais sur le plan de la signi fication,
il y aurait là une contradiction. « Signi fier l 'essence d 'une chose,
c'est signifier que rien d 'autre n'est l 'essence de cette chose (2). »
L'uni té de la signi fication exprime et suppose l 'incompatibilité
des essences (3) . Inversement, dans la perspective de l'équi­
vocité , il n'y a plus que des attributs ou, comme le dit ici Aris­
tote, des accidents { cruµÔeÔY)x.6-rot) , c'est-à-dire des détermina­
tions qui peuvent appartenir à une chose , mais aussi ne pas lui
appartenir, et sont donc en nombre indéterminé.
A ce niveau , Aristote assimile accident et prédica t, de sorte
qu'on aperçoit d ' emblée l ' absurdité d 'une théorie dont le pos­
tulat inexprimé serait que « tou t est accident » : « Si l'on dit
que tout est accident, il n'y aura plus de suj et premier des
accidents , s'il est vrai que l'accident signi fie touj ours le prédi­
cat d 'un suj et {x.ot6'û7tox.etµÉvou -twàc; crY)µot(veL -r�v x.ot-rY)yop(oc.v ) .
La prédication devra donc nécessairement aller à l'infini (4) . »
De même, en effet, que le mouvement suppose un moteur non

( 1 ) r, 4, 1 007 a 10. Nous résumons Ici toute l'argumentation des lignes


1 007 a 9-b 18.
(2) r, 4, 1 007 a 26.
(3) Cf. i bid. , 1 006 b 13 SS. : « Il est impossible qUe l'essence de l'homme puisse
signifier précisément la non-essence de l'homme, si homme signi fie non seule­
ment l'attribut d'un suj et déterminé, mais aussi un suj et déterminé • (et -rà
&vllpoo7t'oç a'l)µtXlve:L µij µ6vov XIXG' &v6ç, &ÀÀIX XIXl é!v ) .
( 4 ) Ibid. , 1007 a 33.
1 36 LA SCIENCE « RECHERCH ÉE »

mû o u la démonstration une première prémisse non déduite ( 1 ) ,


d e même l a prédication supposera u n premier suj et non attribut,
ce qui est l 'une des définitions de l 'essence (2). Ne pourrait-on
dire, il est vrai, que les prédicats pourraient s'attribuer les uns
aux autres par une sorte de prédication réciproque et infinie (3) ?
« M ais c'est impossible, répond Aristote, car il n'y a même j amais
plus de deux accidents liés l'un à l'autre : . . . un accident n ' est
un accident d 'accident que si l'un et l ' autre sont accidents d'un
même suj et : j e dis, par exemple, que le blanc est musicien
et que le musicien est blanc, seulement p arce que tous les deux
sont des accidents de l ' homme (4). » Encore ne s' agit-il là que
d 'une prédication improprement dite, qui se réfère en dernière
analyse à une prédication plus fondamentale : celle qui réfère
l 'accident blanc ou l 'accident mus icien au suj et Socrate. Dans
les deux cas, l 'essence est nécessaire, soit comme substrat commun
de deux accidents et fondement de l 'attribution de l'un à l'autre,
soit comme suj et immédiat de l'attribution. Les sophistes
ne définiront j amais Socrate en disant qu'il est ceci et non-ceci,
quand bien même ce cernier terme comprendrait l'infinité
des accidents possibles de Socrate : « Car une telle collection
d'attributs ne fait pas un être un (5). » Non seulement les acci­
dents ne peuvent exister sans l 'essence, mais encore l 'essence ne
se réduit pas à la totalité de ses prédicats.
Le tort des sophistes est donc de se mouvoir uniq uement
dans le domaine de l 'accident ( 6 ) , ou plutôt de ne pas voir que
l 'accident n ' a d 'autre réalité que celle qu'il tire de son adhé­
rence passagère à un suj et, c'est-à-dire à une essence : « Ceux

( 1 ) Cf. I ntroduct. chap. I I, p . 53-56.


(2) « Ce qui ne peut être affirmé d'un suj et, mais dont toute autre chose
est affirmée • (êi., 8, 1 0 1 7 b 1 3 ) . C'est à ce sens du mot oual<X que conviendrait
à la rigueur la traduction traditionnelle de su bstance. Mais nous éviterons
ce dernier vocable pour deux raisons : 1 ) Historiquement, le latin su bstantia
est la transcription du grec u7t6aT<XaLç et n'a été utilisé que tardivement et
incorrectement pour traduire oual<X (Cicéron emploie encore en ce sens essentia) ;
2) Philosophiquement, l'idée que. suggère l'étymologie de sub-stance convient
seulement à ce qu'Aristote déclare n'être qu'un des sens du mot oual<X, celui
où ce mot désigne, sur le plan « linguistique ., le suj et de l'attribution et, sur le
plan physique, le substrat du changement, mais non à celui où oual<X désigne
« la forme et la configuration de chaque être • (Ô., 8, 1 0 1 7 b 23 ). Sur l'histoire des
traductions d'oual<X , cf. E. GI LSON, Note sur le vocabulaire de l 'être, Mediaeual
Studies, V I I , 1 946 , p. 1 50-58.
(3) Cette hypothèse n'est pas gratuite. Elle vise avant la lettre un idéalisme
qui verrait dans la chose, selon le mot de Lachelier, « un entrelacement de pro­
priétés générales " et dans l'univers un système de • rapports sans supports •.
(4) r, 4, 1 001 b i .
(5) Ibid. , 1 007 b IO.
( 6 ) E, 2, 1 026 b 1 5 .
L'A CCIDEN T 1 37

qui font des attributs l'objet [unique ] de leur examen ont le


tort, non pas de considérer des obj ets étrangers à la philoso­
phie ( 1 ) , mais d 'oublier que l ' essence , dont ils n'ont pas une
idée exacte, est antérieure à ses attributs (2) . » C'est donc moins
dans la considération exclusive de l 'essence que dans la dis­
tinction de l'essence et des accidents qu'Aristote verra le remède
aux arguments des sophistes. On connaît, non seulement par
Aristote , mais par l 'Eutlzydème de Platon , le fameux problème
sophistique dont Aristote nous dira que c'est l ' office du philo­
sophe de le résoudre (3) : Socrate est-il identique à Socrate
assis ? Ou encore : Coriscus est-il identique à Coriscus musi­
cien (4) ? Instruire Clinias, montrait plus vigoureusement l' E u ­
thydème de Platon, c'est le tuer, puisque supprimer Clinias
ignorant, c'est aussi supprimer Clinias (5). De tels arguments
sont insolubles si l' être se réduit à la série de ses accidents,
car alors supprimer un seul de ses accidents, c'est supprimer
l'être lui-même (6). Au contraire , la distinction de l'essence
et de l ' accident permet d ' expliquer la permanence de Socrate
comme suj et d'attribution à travers la succession de ses attri­
buts. Ici encore l' erreur des sophistes a été de réduire la signi­
fication à l' attribution ou du moins de ne reconnaître d 'autre
forme de signification que la s ign ification attrib utive ( a'Y)µot(ve:tv
xot6'év6ç) : mode de signi fication qui est j usti fié dans son ordre
propre , mais ne doit pas se donner subrep ticement pour ce qu'il
n'est pas, à savoir une s ign ificatio n essentielle (a·l) µodve:tv �v) .
Nous n e devons pas « établir d'identité entre les expressions :
signi fier u n suj et déterminé et signi fier quelque chose d'un

( 1 ) Car la philosophie, comme toute science démonstrative, porte sm· des


attributs (cf. Anal. posl. , not. I, 7, 75 a 40), et, en tant que philosophie, elle n'a
pas de domaine propre e t porte donc sur la totalité des attributs possibles des
êtres.
(2) I', 2, 1 004 b 8. L'allusion aux sophistes est attestée ici par Alexandre
(258, 30) .
(3) r, 2, 1 004 b 1 .
(4) E , 2, 1 026 b 1 8 ; Réfut. sop h . , 22, 1 79 a 1 .
(5) Eullrydème, 283 d : • Vous voulez que Clinias devienne sage, donc qu'il
ne soit plus ignorant, donc qu'il ne soit plus : vous voulez donc sa mort. •
(6) Cette conséquence est particuliérement flagrante dans un autre sophisme
rapporté par Aristote et connu sous le nom de sophisme du voilé. On demande :
• Connais-tu cet homme qui est voilé ? - Non. • .J'enlève alors le voile cl Coriscus
apparait. • Connais-tu cet homme ? - Oui. - Donc t u connais e t tu ne connais
pas le même homme •. l\lais en réalité il ne s'agit pas du m8m e homme : il n'y a
entre Coriscus et cel homme voilé qu'une identité accidentelle, en ce sens qu'il
n'appartient r. as à l'essence de Coriscus d'être voilé. Pour l'homme caché sous
le voile, ce n est pas la même chose d'être voilé (accident) et d'être Coriscus
(essence) (d'après Réful. soph . , 24 , 1 79 a 33, 1 79 b 1 , et le commcnlnire d'ALEx . ,
1 6 1 , 1 "2 ; cf. aussi Réful. sopll . , 1 7, 1 75 b 1 9 ss. e t l e comm. d'At.Ex . , 1 25, 1 6 ss. ) .
LA SCIENCR « RECHE R C H É E >>

suj et. déterminé ; car, s'il en était ainsi , le musicien, le blanc


et l ' homme signi fieraient aussi une même chose, et tous les
êtres seraient par suite un seul être, car ils seraient synonymes
( auvwvuµ.oc) » ( 1 ) . Si en effet nous considérons toute prédication
accidentelle comme signifiant l 'essence (et c'est ce que font
les sophistes, pour qui le discours se réduit à des prédications
accidentelles) , il faudra dire que l 'essence a plusieurs noms,
bien plus, qu'elle a une infinité de noms : autant de noms que
l 'être a d'accidents possibles. Inversement, tous les noms dési­
gneront le même être , pour cette seule raison qu 'ils peuvent
lui être attribués à un moment ou l'autre du temps. La thèse :
Il n ' y a que des accidents aboutit donc paradoxalement à
cette autre thèse : Toul est un. Il revient au même de dire : Il
n'y a pas d'essences et Il n'y a qu'une essence, car s'il n'y avait
qu'une essence, elle ne pourrait qu 'être la collection indéter­
minée, parce que touj ours inachevée, de l'infinité des accidents
possibles. M ais une telle in finité, nous l 'avons vu, est impos­
sible e t ne se laisse même pas concevoir.
La théorie et la pratique sophistique du langage ne supposent
donc pas seulement une ontologie erronée : elles entraînent
l 'impossibilité de toute ontologie. C'est ce qu'avait entrevu
Platon, qui , nous rappelle Aristote, « n ' avait pas tort de situer la
sophistique au niveau du non-être (m:pt -rà µ.� l>v) » (2). Seu­
lement, à cette intui tion de Platon Aristote donne un contenu
précis : si la sophistique a pour domaine le non-être , c'est que
« les arguments des sophistes se rapportent, pour ainsi dire ,

par-dessus tout à l'accident » (3) et que l'accident est un « quasi­


non-ê tre li (4) , Un être qui n'a d'existence que nominale : ov6µ.otTL
µ.6vov -rà auµ.Ôe:Ô"l)x6ç èa-rt, « l 'accident n 'existe que par un
nom » (5) . Le sens de cette dernière p hrase semble éclairé par
un texte des Catégories , qui distingue deux sortes de prédication :
la prédication xot-rcX: -rol>voµ.ot et la prédication xot-rli -ràv Myov (6).
Lorsque j 'attribue à l' homme le prédicat blanc, j e lui attribue en

( 1 ) r, 4 , 1 006 b Hi. Ce dernier terme n'est pas ici absolument correct, car
ildésigne généralement chez Aristote l'uniuocité ( identité de nom, identité de
nature) . C'est pourquoi ALEX. propose de l e corriger en noÀu6ivuµcx (280, 19 ) ,
qui correspond, a parle rei, b. noti·e synonym ie ( pluralité de dénomina tions,
identité de nature).
(2) E, 2 , 1 026 b 1 4 . Citation de PLATON, Sophisle, 204 a ; c r . 237 a .
(3) E, 2 , 1 026 b 15.
(4) E, 2, 1 026 b 2 1 .
(5) Ibid. , 1026 b 1 3 .
(6) Cat., 6, 2 a 21 . Le rapprochement est suggéré par BRENTANO, Von der
mannig(achen Bedeutung des Seienden nach Arisloteles, p. 1 6 . Brentano propose
aussi une autre interprétation, mais qui nous paraît inacceptable.
A CC IDENT ET NON- g TRE 1 39

fait le nom « blanc » e t non pas la défini tion (Myoc;) du blanc, et


encore cette attribution nominale n'est-elle rendue possible que
par la conj onction précisément accidentelle de l ' homme et de la
blancheur : « En ce qui concerne les êtres qui sont dans un suj et
[ i. e . les prédicats ] , la plupart du temps ni leur nom ni leur
définition ne sont attribués au suj et. Dans certains cas cepen­
dant ( 1 ) , rien n'empêche que le nom ne soit attribué au suj et,
mais, pour la définition, c'est impossible : pa1· exemple, le blanc
inhérent à un suj e t, savoir le corps, est attribué à un suj et (car
un corps est dit blanc ) , mais la définition du blanc ne pomra
j amais être attribuée au corps (2) . » Autrement dit, de ce que tel
corps est blanc ou noir, on ne peut conclure qu 'il est blancheur on
nofrceur, mais seulement qu'on peut lui appliquer les dénomina­
tions blanc ou noir. Certes, l 'homme-blanc existe comme tout
concret. M ais ce qui a une exis tence seulement nominale, c'est
l'accident isolé de son appartenance au suj et : ainsi le blanc
serait un non-être si le langage ne le tirait « dans certains cas »
de son néant pour l 'attribuer hic el nunc, c'est-à-dire en vertu
d 'une coïncidence imprévisible et passagère - contingente ,
dira Aristote - à tel homme en chair et en os. L 'accident
en tant que tel n'a d 'autre existence que celle qui lui est
conférée par le discours prédicatif (car ce qui existe dans la
nature, ce ne sont pas des essences avec leurs accidents, mais des
touts concrets) ; que la prédication cesse , et l 'accident retourne
au non-être.
C'est pourquoi il n'y a pas de science de l 'accident. Ainsi la
science de l 'architecte « ne s'occupe nullement de ce qui arrivera
à ceux qui se serviront de la maison, par exemple, de savoir s'ils
y mèneront ou non une vie pénible » (3) . Il n'y a pas là désintérêt
de la part de l'archi t.ecte , mais , par rapport à l 'essence de la
maison, le mode de vie possible de ses habi tants n'a aucune
réalité tan t q u 'une prédication, pour l'instant imprévisible,
n'établira pas un lien extrinsèque entre cet accident et l 'essence
de la maison (4). On retrouve là, par un nouveau biais, l 'idée que

( 1 ) C'est-à-dire dans les cas oil l'accident aduienl effectivement au suj et


(ils aul"niont pu ne j amais se rencontrer). Nous ne pouvons suivre ici l'inte1·pré­
tation de M. TR1cot (ad /oc . , p. 8, n. 3).
(3l
(2) Gat. , 5, 2 a 27.
(4 li
K, 8, 1 064 b 1 9 i cr. E, 2, 1 02G b 6.
s'agit là de ce que Kant appellera un j ugement synthétique a po1te­
riori. Or, quelle que soit la conception qu'on professe de la science, une telle
synthèse ne peut être obj et de science pu isqu'elle n'existe pas, même à titre de
possibilité définie, tant qu' une expérience imprévisible et révocable ne l'aura
pas autorisée, et pour ce temps-là seulement. - L'exemple de l'architecte
n'est évidemment probant que dans une conception de l'architecture qui ne
1 40 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

la sophistique n'est pas une science, mais l'apparence de la science :


l'accident, ou du moins l'accident qui se donne pour l'être, est
bien le corrélat de l ' apparence sophistique.

*
* *

Ces analyses semblent repousser l 'accident hors de l 'être :


si l 'être se réduit à l'essence, l 'accident est rej eté dans le non­
être. La critique de l'équivocité sophistique semblerait devoir
conduire Aristote à une doctrine de l'univocité de l 'être : !'être
(-ro ov) n 'aurait d 'autre signi fication que celle de l ' essence
( oùa(cx). M ais l 'originalité d'Aristote est de ne pas moins éviter
cette voie que la précédente. Une nouvelle réflexion sur le langage,
en particulier sur la prédication, va détourner Aristote d 'opposer
un exclusivisme de l 'essence au dilettantisme de l' accident. Car,
si l 'accident n'est pas l 'essence , la pratique la plus élémentaire
du langage nous apprend que l 'essence est l 'accident : si la
blancheur n'est pas l 'être de l'homme, il n'en reste pas moins
que cet homme est blanc. Ce n'est peut-ê tre pas dans le même
sens que Coriscus est homme et qu'il est voilé ( 1 ) , mais, c ' est au
même verbe être que nous avons recours dans les deux cas pour
signi fier l 'essence et l'accident. L 'être ne sign i fierait-il donc pas
seulement l 'essence ? Et l'être par accident serait-il à sa façon
un être ?
Dans le texte déj à cité du livre I', Aristote distinguait entre
une signi fication attributive (xcx6'èv6ç) et une signi fication
essentielle ( a"t)µcx(ve:Lv gv) . En réalité , cette dernière ne s'exprime

fait pas entrer les consid6ra tions d'hygiène dans la défini tion de la maison.
Cet • oubli • est d'ailleurs express6ment assumé par Aristote : • Que l'arehilecle
produise la sant6, c'est un accident, car il n'est pas dans l n nalure de l 'archi­
tecte, mais dans celle du médecin, de produire ln santé, et c'est. par accident que
l'architecte est médecin • ( E, 2, 1 026 b 37) . - Arislote donne, à vrai dire, d'autres
raisons de l'assimilation de l'accident au non-être ; mais ces raisons ne nous
intéressent pas directement ici, car elles impliquent une conception cosmolo­
gique de l'accident : si, sur le plan • linguistique •, l ' accident est défini comme
prédicat, sur le plan cosmologique il est • ce qui n'est ni touj ours ni le plus
souvent • ( E, 2, 1 026 b 32), c'est-à-dire ce qui n'a pas de cause, à moins qu'on
lui reconnaisse comme cause la matière ( 1 027 a 23), qui elle-m�me 11'esl rien,
du moins en acte. On pressent cependant par là la possibilité d'une r6habilita­
tion cosmologique de l'accident, lequel est finalement la règle dans un monde
qui, comme le monde sublunaire, comporte de la matière et est donc soumis
à la contingence. Ce moindre être qu'esl l'accident aura un grand rôle à j ouer
dans ce moindre monde qu'est le monde sublunaire. - Nous signalons ail­
leurs une oscillation du même genre à propos de l'un iversel et de l 'opinion,
9,Ui, dévaloris6s sur le plan de l 'ontologie, trouveront cependant une justi flca-
1.lon relative dans la structure du monde sublunaire. Sur l'universel, cf. p. 1 1 7,
n . 1 . Sur l 'opinion, cf. T I • Partie, chap. I I I : • Dialectique et ontologie •
( 1 ) cr. 1 37, n. 6.
A CCIDEN T ET E TRE 1 41

pas moins que la première sous la forme d ' une prédication :


ainsi , quand nous disons que Coriscus est un homme, exprimons­
nous l' essence de Coriscus , mais nous l'exprimons sous une
forme de nouveau attributive. Ce n ' est donc pas entre la signi­
fication et l'attribu tion, mais à l 'intérieur même de l'attribution
(elle-même cas particulier de la signi fication) que doit passer la
coupure entre l' expression de l'essence et celle de l'accident.
Dans un premier moment, Aristo te tendait à assimiler l'essence
au suj e t et l' accident au prédicat ; mais la pratique la plus
immédi a te du langage nous apprend que l'essence aussi ( ou telle
partie de l 'essence) peut s'attribuer ( 1 ) . Il faut donc admettre
qu'il existe des « prédicats qui signi fient l'essence » (2) et d 'autres
qui signi fient l'acciden t. La considération du langage n'est ici
d 'aucun secours, puisque la forme (S est P) est dans les deux cas
la même. Pour distinguer la prédication accidentelle de la
prédication essentielle, il faudra donc recourir à une ré flexion sur
les signi fica tions difTérentes que notre intention confère dans
chaque cas à la copule êfre. C'est un texte des Seconds A n a ly­
tiques qui nous apporte sur ce point les indications les plus
claires : « Les prédicats qui signi fient l'essence signifient que le
suj et auquel ils sont attribués n'est rien d 'autre que le prédicat
même ou l' une de ses espèces. Ceux, au contraire, qui ne signifient
pas l'essence , mais qui sont affirmés d'un suj et différent d 'eux­
mêmes, lequel n'esl ni cet attribut lui-même, n i une espèce
de ce t att.ribut, sont des accidents : par exemple, le blanc est un
accident de l'homme, car l'homme n ' est ni l 'essence du blanc ni
l 'essence de quelque blanc, tandis qu'on peut dire qu'il est animal,
puisque l'homme est essentiellement une espèce d 'animal (3). »
Si l'on s ' a ttache à la signi fication constante du verbe êlre dans
ce passage , on s 'aperçoit qu'Aristote , pour élucider le sens de
l 'attribution accidentelle, a recours à l'usage qu'on pourrait dire
essentiel du verbe être, c'est-à-dire à celui où il sert de copule
dans une proposition analytique : Aristote veut dire que l'h omme
n ' es t pas le blanc, qu'il n'y a pas identité entre homme et blanc,
et qu'en cela le blanc ne sera j amais qu'un accident de l 'homme.
Mais si l ' homme n'est pas le blanc, il n'en reste pas moins que
nous disons de cet homme qu'il esl blanc et que c'est donc encore

( 1 ) I l s'agira alors, à vrai dire, de ce qu'Aristote appelle dans les Catégories


essence seconde. Mais l 'existence même d'essences secondes exprime précisé­
ment ce fait que l'essence, en dépit de sa définition première (ce qui est touj ours
suj et et n'est j amais prédicat), peut en un sens s'attribuer.
(2) A1 � al. Post. , l, 22, 83 a 24.
(3) Ibid. , l , 22, 83 a 24 ss.
1 42 LA SCIENCE « RECHERCH ÊE »

au verbe être que nous avons recours pour exprimer la relation


accidentelle. Ce qu'Aristote reconnaît par cette analyse, c'est
que l 'accident ne se laisse pas rej eter si aisément dans le domaine
du non-être, puisqu'il s'exprime dans le vocabulaire de l 'être.
L'accident n'est non-être que pour une pensée qui ne reconnaît
à l'être d 'autre signification que celle de l'essence : une telle
tentation - dont nous verrons que, selon Aristote , elle a été
fatale à certains de ses prédécesseurs ou de ses contemporains -
n'est pas absente , nous l 'avons vu, de la polémique aristotéli­
cienne contre les sophistes. M ais si nous avons recours au verbe
êfre pour signifier non seulement la relation d 'identité entre
l'être et son essence, mais aussi la relation synthétique entre
l'être et ses accidents, il faudra renoncer à la tentation de
l 'univoci té et reconnaître que l'être peu t avoir plusieurs sens,
deux au moins : en l 'occurrence , l'être essentiel ou, comme dira
Aristote, l'être par soi (xocfl ' ocù't'6) , et l 'être par accident (xoc't'O:
cruµoe:o'YJx6ç) ( 1 ) .
A vrai dire, il n'est pas aisé de saisir l'être de cet être par
accident (2) . Il est instable (3) , il n'a pas de cause (4) : autant
de manières de reconnaître que « l 'accident se produit et existe
non pas en tant que lui-même, mais en tant qu'autre chose
(oùx TI <X.Ù't'6, octJ..' ti he:pov) )) (5). L 'être par accident est donc

(1) A , 7, 1017 7 ;a cf. K, 8, 1065 2. b Il convient de ne pas confondre


cette distinction avec celle que fait fréquemment Aristote entro l'être iiTCÀwc; (ou
xup(wc;) et l'être 7tp6c; ·n (ou -rt ou TC'fl ou èv µépe:t), ce que les scolastiques
traduiront par esse simpliciler et esse secundum quid. Un exemple des Ré(ut.
soph. éclaire cette derniore distinction : il est des paralogismes qui • ont lieu
quand une expression employée particulièrement (èv µépe:t Àe:y6µe:vov) est
prise comme employée absolument (Ùlc; iiTCÀÙ>c;). Tel est l'argument : Si le
11011-êlre est o bjet d'opinion, le non-être est. Car ce n'est pas la même chose d'être
telle chose (e:Ivat -rt) et d'ôt1·e absolument (dvat ÔmÀÙ>c;) • (Ré(ut. sophist. ,
5, 1 66 b 37 ss. ) . On le voit, Aristote semble introduire ici la distinction entre
l'être copulali( et l'être existentiel (alors que la distinction de l 'être par soi et de
l 'être par accident est intérieure à l'être copulatif). Dans l'exemple cité (qu'on
retrouve en Ré(ut. soph. , 25, 180 a 32 et De Jnterpr. , l i ,
21 a 33), il n'y a pas
d'importance particulière à accorder au fait que la proposition citée (le non­
être est objet d'opinion) exprime une attribution accidentelle ; car il en serait
de même si la prédication était essentielle : il ne serait pas moins sophistique
de conclure que • le non-être est parce que le non-être est non-être • (Rhétor.,
Il, 24, 1402 a 5).
(2) I l faut préciser ici que l 'être par accident n'est pas la propriété acci­
dentelle (par exemple le blanc ) . Car celle-ci a un être propre, une essence. L 'être
par accident est l'être du suj et en tant que cet être provient, non de son essence,
mais de l'accident qui lui advient : ainsi l 'être-architecte est un êt.re par acci­
dent pour le musicien ( Â , 7, 1017 10).
a Cf. BRENTANO, Von der ma1111 ig(ac/1en
Bedeutung . . . , p. 1 3 .
( 3 ) • Accident se d i t d e ce q ui appartient à un être et peut en être affirmé
avec vérité, mais n'est pourtant ni nécessaire ni constant • (Â, a 14).
30, 1025
(4) A
A , 3 0 1025 a 24.
(5) , 30, 1025 a 28.
JSTRE PAR SOI ET JSTRE PAR A CCIDEN T 1 43

l 'être-autre : « Les prédicats qui ne signifient pas l 'essence doivent


être attribués à quelque suj et, et il n'y a aucun blanc q ui soit
blanc sans être aussi autre chose que blanc ( 1 ) . » L 'être par
accident n'est donc pas un être qui se suffise à lui-même ; il
présuppose « l'autre genre de l 'être » (2) . M ais si précaire , si
imparfait soit-il quand on le compare à l'être « proprement dit »
(xup(wç ) , l'être par accident n'en est pas moins un être. Et pour
expliquer ce paradoxe, celui d 'un être qui n'est qu'en étan t
autre que soi-même, il serait vain , nous dit Aristote, de recourir
au subterfuge de Platon, qui s'était cru obligé pour cette raison
d 'introduire le non-être dans l'être (3) .
On pourrait d 'autant plus s'étonner de cette insistance
d 'Aristote à vouloir faire de l' accident un être , qu'elle semble
aller à l 'encontre des résultats de sa polémique contre les sophis­
tes. Pour que le dialogue soit possible entre les hommes, ne
faut-il pas que les mots - et d'abord le plus universel de tous, le
mot être - aient un sens, c'est-à-dire un seul sens ? M ais, de même
qu'Aristote avait été contraint à ce résulta t par la pression même
des problèmes, c'est. sous la pression d 'autres problèmes qu'il va
être contraint de reconnaître au mot être une pluralité de sens.
Si une ontologie de l'accident, comme celle que présuppose
l'activité des sophistes , manifeste d ' elle-même son absurdité ,
une ontologie de l 'essence n'aboutirait-elle pas à de nouvelles
difficultés : l' exclusion de toute une partie du discours (le discours
prédicati f ) et de tout un aspect de la réalité (la contingence , dont
la prédication accidentelle est la manifestation sur le plan du
discours) ? Si l'équivocité des sophistes nous propose l 'image d ' un
monde où il n'y aurait que des accidents d 'accidents, l'univocité
ne risquerait-elle pas, à l'inverse, d'annoncer un monde sans
mouvement et sans relation, où il n'y aurait que des essences
fermées sur elles-mêmes , bien plus, un monde qui ne tolérerait
même pas la multiplicité des essences et dans l'unité duquel ne
pourrait s'exercer le pouvoir dissociant et composant de la
parole ?
Ces hypo thèses, ici encore, ne sont pas gratuites, et l'histoire
de la philosophie antérieure va présenter à Aristote une expé­
rience intellectuelle de ce genre. Si l'exemple des sophistes révèle
le lien nécessaire entre une pratique du langa ge qui ignore sa
fonction signi fi ante et l ' i mpossi b ilité de toute ontologie, inverse-

( 1 ) Anal. post . , 1 , 22, 83 a 31.


(2) E, 4 , 1 028 a 1 .
(3) N, 2, 1 089 a 5 ; Phya., I, 3, 187 a 1
1 44 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

ment l'exemple ù c s É léates et de leurs disciples mégariques va


montrer à Aristote qu 'une ontologie trop exigeante risque
d 'aboutir à l'impossibilité de tout discours.

"'
"' "'

Ce n'est pas un hasard s'il faut chercher dans la Physique


d 'Aristote la réfutation de la thèse selon laquelle toute prédica­
tion au tre que tau tologique est impossible. Car même si les
É léates n ' avaient pas pris eux-mêmes conscience des impossi­
bilités auxquelles leur physique condamnait le discours humain,
c'est bien aux intuitions du « physicien » Parménide que se
réfèrent en dernière analyse les arguments de ceux - Cyniques,
Mégariqucs et sans doute déj à certains sophistes ( 1 ) - qui
affirmen t l'impossibilité du discours prédicatif. Comment une
même chose peu t-elle être à la fois une et multiple ? C'est d ' abord
en ces termes que s'est posé , au double témoignage de Platon
et d ' Aristote , le problème de la prédication. « Expliquons donc,
demande ! ' E tranger du Sophiste, comment il peut se faire que
nous désignions (7tpoaotyope:6oµe:v) une seule et même chose par
une plurali té de noms. . . Nous énonçons « l ' homme » , tu le
sais, en lui appliquant. de multiples dénominations ( 7t6)J..' ôé.not
È7tovoµrX.�ov-re:ç) , en lui rapportant (èmcpÉpov-re:ç) couleurs , formes,

( 1 ) ARISTOTE ne cite nommément que le sophiste Lycophron (Phys.,


1 , 2, 185 b 27) . Les commentateurs citent expressément les M égariques (SIMPI.I­
c r ns, i11 Phys., 120, 1 5-2 1 ) et y ajoutent même les philosophes d'Erétrie (c'est­
à-dire l'école ùc M énédèmc) auxquels Simplicius attribue la thèse selon laquelle
• rien ne peut s'attribuer à rien • ( 111 Phys., 93, 22 ; cf. P1-1 1 LoPoN, 111 Phys . ,
4 9 , 1 9 ) . Mais il n e p e u t s'agir, chez ces derniers, q u e d'une reprise tardive de l a
polémique, postérieure au Sophiste de PLATON et sans doute aussi à la Physique
d'ARISTOTE. On songe aussi inévitablement à Antisthène, mais il semble que
les thèses expressément professées par celui-ci (impossibilité de dire faux et de
se cont1·edire, impossibilité de la définition) reposent sur une conception géné­
rale des rapports du langage et cle l'être beaucoup plus que sur une analyse
tendant à montrer en particulier l'impossibilité du j ugement prédicatif (sur
le fondement de l'argumentation d'Antisthène, cf. ci-dessus, p. 1 00- 1 0 1 et 1 04-
105). Quant au nom du sophiste Lycophron, il nous reporte, écrit Diès, • vers
cette éristique aux frontières très vagues, soph istique serva11l de passage entre
l'éléalisme el le mégarisme, que nous pouvons entrevoir dans la satire qu'est
l 'Eulllydème • (A. D1Ès, l11lrod. au Sophisle, Budé, p . 29 1 ; c'est nous qui
soulignons) . L'allusion d'Aristote à Lycophron prouverait qu'à côté de la
sophistique qui réduit l'être à une j uxtaposition d'accidents et dont l'inspira­
tion métaphysique pourrait être cherchée, à travers Protagoras, chez H éra­
clite, il y a une autre sophistique, d'inspiration éléatique, qui insiste au contraire
sur les diffieultl'ls de la prédication au nom d'une conception trop exigeante
de l'être. Mais il peut arriver que ces deux tendances interfèrent chez un même
penseur, au p oint que Protagoras lui-même, toujours rapproché d ' Héraclite
par une tradition qui remonte à Platon et à Aristote, ait pu être revendiqué
récemment pour le camp éléatique. Cf. A . CAP1zz1, Prolagora, Florence, 1 953.
LE PROBL ÈME DE LA PREDICA TION 1 45

grandeurs, vices et vertus ; en toutes ces façons de parler, comme


en des milliers d 'autres, ce n'est point seulement homme que nous
l'affirmons être, mais encore bon, et autres qualifications en
nombre illimité. C'est ainsi pour tous autres obj ets : nous ne
posons, Pgalement, chacun d 'eux comme un que pour le dire
aussitôt multiple et le désigner par une multiplicité de noms . . . A
quoi il sera facile au premier venu d 'obj ecter qu 'il est impossible
que le multiple soit un et que l'un soit multiple. Et, bien entendu,
[ces contradicteurs] prennent plaisir à ne point permettre qu'on
dise l'homme bon, mais seulement que le bon soit dit bon et
l'homme , homme ( 1 ) . »
Dans un texte où l ' on discerne une réminiscence évidente du
Sophiste, c'est à peu près dans les mêmes termes qu'Aristote
commence à poser le problème : « Les derniers des Anciens, eux
aussi (2) , se donnaient beaucoup de mal pour éviter de faire

1)
( . . . )(ŒlpouO'LV OÙK tÙ>VTe<; &yŒ6àv Àéyetv &v6pùl7t'OV, &n&: -rà µèv &yŒ6àv
&yŒ!lov, -rov 8È: &v6pw7tov &v6pw7t'OV (Soplzisle, 251 a-c, trad. D I ÈS modi fiée). On
remarquera dans tout ce texte : 1) L'absence du mot KŒ't''l)yopeîv, qui est le
mot technique désignant chez Aristote l'attribution ; Platon emploie des termes
plus vagues : 7tpocrŒyopeuetv, t7t'ovoµ&�etv, È:m<pépetv ; 2) L'absence du verbe
elvŒt dans les exemples que cite en dernier lieu Platon : on dira, certes, que
elvŒt est ici sous-entendu comme verbe de la proposition infinitive ; mais le
fait que Platon l 'ait omis prouve au moins que ce n'est pas sur le verbe etre
qu'il voulait diriger l'attention de son lecteur. Ces deux remarques tendent à
montrer que le problème de la proposition attribu tive ne se pose pas en tant
que tel à Platon. D'une façon générale, parler avant Aristote et meme encore
clzez lui des dimcullés ou de l 'impossibilité de l'allri bution est peut-être le fait
d'une illusion rétrospective : c'est pour répondre à ces apories portant sur le
discours humain en général qu'Aristote a été amené à élaborer une théorie
explicite de l'attribution (><Œ't"l)yoplŒ ) . On pourrait généraliser cette remarque :
c'est la tentation constante de l'interprète que de poser le problème que son
auteur rencontre dans les termes mômes dont celui-ci se servira pour le résoudre ;
mais ce mouvement rétrograde de l'interprétation est partiellement inévitable,
dans la mesure où la démarche du philosophe s'éclaire par ses résultats : l'essen­
tiel est que le résultat ne masque pas le point de départ de la démarche et, par
suite, la démarche elle-même. On ne peut dire qu'en ce qui concerne Aristote,
le commentarisme ait touj ours évité ce dernier écueil . Cf. ci-<iessus, Avant-Propos.
(2) Aristo te vient d'énumérer pêle-mêle un certain nombre de difficultés
résultant de la thèse éléatique Toul est un. M ais alors que les Eléates entendaient
par là : l ' Univers (-rà miv) est un, les « derniers des Anciens • entendent, comme
semble le prouver la phrase citée, que clzaque chose esl une, passant ainsi du
sens collectif au sens distributif du mot 7t'cXV. Ce glissement parait être le propre
de la doctrine mégarique qui pose à propos de chaque être, et non de ! 'Etre dans sa
totalité, le problème de l'Un parménidien. C'est bien aux Mégariques que semble
faire allusion Platon lorsque, dans un autre passage du Sophiste, il parle de ces
• Amis des Formes • qui soutiennent à la fois la thèse parménidienne de • l'immo­
bilité du Tout » et celle de • la multiplicité des Formes » (249 d) ( Diès refuse
cette assimilation parce que, dit-il, les rares textes que nous possédons sur les
M égariques • s'opposent absolument à ce que nous les disi ons partisans d'une
• pluralité • intelligible, car ils attestent., chez eux, de fermes tenants de l'unité
absolue », Introd. au Sophiste, p. 292. - Mais le témoignage d'Aristoclès dans
EusÈBE, Prtp. évang., XIV, 17, 756, que Diès cite à l'appui de sa thèse, et
selon lequel • les disciples de Stilpon et les Mégariques . . . estimaient que l'être
1 46 LA SCIENCE « RECHERCHÉE 11

coïncider en une même chose l'un et le multiple ( 1 ) . 11 Le problème


ainsi posé est celui de la coexistence de l'un et du multiple au
sein d 'une même chose. Comment l 'unité de la chose est-elle
compatible avec la multiplicité de ses déterminations ? Problème
plus physique ou métaphysique que proprement logique et dont
la solution semble devoir être recherchée dans une réflexion sur
le statut métaphysique de l ' Un bien plutôt que sur la significa­
tion du discours.
C'est bien en effet une solution métaphysique que Platon
proposait de ce problème. Les diflicultés soulevées à propos
du discours par quelques éristiques, auxquels Platon ne ménage
pas ses sarcasmes (2) , se résolvent immédiatement par la théorie
de la communauté des genres. De telles apories manifestent
seulement l 'ignorance des règles selon lesquelles les genres, et
d ' abord les genres suprêmes (à ce niveau de l a discussion, il ne
s 'agit encore que de l 'être, du repos et du mouvement) peuvent
entrer en relations réciproques, c'est-à-dire se mélanger ( auµµe(­
yvua6ou) , entrer en communauté (�mxoLvù.lveï:v) ou participer
les uns des autres ( µe-rotÀotµo<XveLv &ÀÀ�Àù.lv) ( 3) . La dialectique
est au contraire la science des lois et des limites de ces accords
entre les formes (4). On peut donc dire, en un sens, que la dialec-

est un et que l'autre n'est pas •, ne nous paraît pas probant : car la mention de
l'Autre, absente des textes de Parménide, semble indiquer que la thèse méga­
rique niait toute relation entre les êtres et se plaçait donc dans la perspective
de la multiplicité. Reste à savoir - et ce sera là le sens de la critique platoni­
cienne des Amis des Formes - si l'on peut morceler ainsi !'Unité absolue
des Eléates tout en refusant d'admettre l 'existence de ce non-être relatif qu'est
l'altérité).
1,
(1) Phys., 2, 185 25. b
(2) Platon ne trouve pas de mots assez durs pour ces • j eunes • ou ces • quel­
ques vieux tard venus sur les bancs •, qui s'offrent à peu de frais un bon régal •

en découvrant qu' • il est impossible que le multiple soit un et que l'un soit
multiple •, mais qui ne • s'extasient là-devant • qu' • à cause de la pauvreté de
leur bagage intellectuel • (Sophiste, 251 b-c, trad. 011\:s ) . - Tout autre est
l'attitude d'Aristote à l'égard des problèmes soulevés par les sophistes et les
socratiques ; il reconnaît, par exemple, que • la difficulté soulevée par l'école
d'Anlisthène et par d'autres ignorants de cette espèce, ne manque pas d'à­

propos (Mét., H, b
3, 1043 23). Pour Platon, de telles apories n'ont aucune
réalité et sont seulement la manifestation d'une ignorance métaphysique :
c'est pourquoi Platon ne s'attache j amais aux termes de l'aporie, mais cherche
à corriger l'insuffisance de pensée dont elle est, selon lui, le signe. Aristote,
au contraire, prend l'aporie au sérieux dans sa littéralité même, car à travers
elle c'est le discours humain qui est dans l'embarras. C'est pourquoi les réponses
de Platon aux sophistes ne satisfont pas Aristote, car elles n'atteignent que
l'esprit, et non lalettre,de leurs arguments : or il y a une obj ectivité, une résis·
tance de la lettre ; quand bien même le sophiste, convaincu selon l'esprit,
renoncerait à son argument, celui-ci n'en continuerait pas moins d'exister comme
discours, aussi longtemps qu'il n'aurait pas été réfuté par d'autres discours.
(3) Sophiste, 252 c, 251 d.
(4) 253 b.
LA SOL UTION PLA TONIC IENNE 1 47

tique, entendue ici comme science de la participation des Idées


entre elles, est présentée par Platon comme le fondement méta­
physique de la possibilité de l 'attribution ( 1 ) . M ais il serait
plus exact de dire que Platon ne pose pas en tant que tel le
problème de l 'attribution, c'est-à-dire du rôle et du sens de la
copule dans la proposition attributive.
A vrai dire, Platon ne se satisfait pas de cette première
réponse, car la possibilité de la communica tion des I dées entre
elles a elle-même besoin d 'être fondée. Si les É léates et leurs
disciples mégariques refusaien t cette communication, c'est que
pour eux l'être est, le non-être n 'est pas, ce qui, traduit en
termes logiques, signi fiait : chaque chose est ce qu'elle est et
n'est pas ce qui est autre qu'elle ; d'où l ' impossibilité que « quoi
que ce soit reçoive une dénomination autre que la sienne (2) . »
M ais cette conséquence reposait sur la confusion entre le non-être
absolu et ce non-êtl'e relatif qu'est l ' altéri té. Que le premier
non-être ne soit pas, Platon l'accorde à P arménide ; mais il
faut bien admettre l 'altérité , à côté de l ' ê tre, parmi les genres
suprêmes, comme fondement de la relation que ces genres eux­
mêmes - et tous les autres genres d ' ailleurs - entretiennent
entre eux. Car tout genre est, donc p articipe à l 'être ; mais
en même temps, dans la mesure où il est le même que lui­
même, il est autre que tout le reste , donc autre que l ' être, donc
en ce sens non-être. Et réciproquement tout le reste est autre
que lui, qui est être , donc est autre que l 'être, d onc est également
non-être. I l faut, donc admettre qu' c c autant sont les autres,
autant de fois l ' ê tre n'est pas », et, ma lgré le paradoxe apparent,
il n'y a rien là dont il faille se fâcher, puisque la nature des
genres comporte communauté mutuelle. « Celui qui se refuse
à nous accorder ce point, qu'il commence donc par convertir
à sa cause nos précédent.s arguments, avant d 'essayer de réfuter
les arguments suivants (3) . » Admettre la possibilité de la déno­
mination multiple d ' une même essence revient donc à admettre
la participation des genres , et cette dernière thèse entraîne - ou
plutôt présuppose - l 'existence de ce non-être relatif qu'est
l'Au trc. M ais on remarquera - et ceci suffirait à distinguer
la solution platonicienne de celle que proposera Aristote que -

( 1 ) De fait, beaucoup d'au teurs font g loire à PLATON d'avoir fondé dans le
Sophiste la théorie du jugement. Cf. BRocnARn, El u des de philosophie ancien ne
el moderne, p . 168.
(2) Sophiste, 252 b . C'est t.rès exactement l'une des thrses q u ' Arist o l c
attribue à Antisthène (cf. plus haut, p . 101).
(3) Sophiste, 257 q.
148 LA SC IENCE « RECHERCHÉE ))

la spéculation sur l'être du non-être est ici destinée à fonder la


participation des Idées entre elles et non directement la prédi­
cation. Ce n'est pas la ré flexion sur le jugement attributif qui
conduit Platon à l 'ontologie, alors que nous verrons Aristote
rechercher immédiatement la solution du problème de la prédi­
cation dans une distinction des sens de l 'être.
M ais, avant de préciser la solution d'Aristote, il importe
de rappeler les raisons qui rendent à ses yeux insuffisante celle
de Platon. La théorie de la particip ation des I dées entre elles
se heurte aux mêmes obj ections que celle de la participation
du sensible aux I dées. La notion de participation est, par elle­
même, un mot vide de sens ( 1 ) . En fait, Platon oscille selon
Aristote entre deux conceptions : ou la participation est un
mélange ou elle signifie, entre le participé et le participant,
un rapport de modèle à copie. La première interprétation, qui,
au témoignage d'Aristote, a été développée par Eudoxe s'ins­
pirant de la théorie anaxagoréenne des homéomères (2) , est
celle que suggèrent clairement les textes déj à cités du Sophiste.
Elle a été critiquée par Aristote moins dans la Métaphys ique
elle-même que dans le 'Tt'ept t8ewv, dont Alexandre nous rapporte
en détail le contenu (3). Disons seulement ici que, dans cette
hypothèse, l'idée perd son individuali té ( puisqu' elle est appelée
à entrer dans un mélange) et son indivisibilité ( puisqu'elle
est elle-même mélange : ainsi l' idée de l' Homme comprendra
l ' i dée de l 'Animal et celle du Bipède à titre de composants du
mélange). Cette dernière critique, qu'Aristote développe à plu­
sieurs reprises (4), est p articulièrement importante pour notre
propos, car elle se fonde expressément sur le fait logique de l 'attri­
bution. Il n'y a, en effet, au premier abord aucune difficulté à
admettre que l ' i dée de l ' Homme n'est pas simple, mais se compose
des Idées auxquelles elle participe ; mais c'est le langage qui, en
affirmant non seulement que l ' homme p articipe au genre animal,

( 1 ) Parler de participation (µe-réx.etv), c'est • r>rononcer des mots vides et


faire des métaphores poétiques • (i<evoÀoye!v �o-rt i<ocl µe-rocqiopciç ).éyetv
nOLl)TLKcXÇ) (A, 9, . 99 1 a 21 ) .
(2) A, 9, 991 a 1 7 .
(3) I n Met., 9 7 , 21 ss. c r . un résumé de ces arguments dans L . RoB1N,
La théorie platonicienne . . , p . 78-79, note ; cf. aussi S . MANSION, La critique de la
.

théorie des I dées dans le nepl !8eoov d'Aristote, Reuue philosophique de Louvain,
t. 47, 1 949 et surtout l'essai de reconstitution de P. 'VI LPERT, in Hermes,
t. 75, 1 940, p. 369-396 ; et ou M�ME, Zwei arisfolelische Frtlhschriften ü ber
die Ideenlehre, Ratisbonne, 1 949.
(4) Ilepl !8eoov (dans ALEXANDRE, 98, 2 ss. ) j Mét. , z, 13, 1 038 b 1 6-23
(si du moins l'on suit dans ce passage l'interprétation de L. ROBIN, op. cil. ,
p. 4 1 ss. ) .
CRITIQ UE DE LA PARTICIPA TION 149

mais bien que l'homme est animal, contredit ici une métaphysique
de la participation . Le langage semble, en effet, nous suggérer
qu'anima[ est ce que l ' homme est, c'est-à-dire l'essence de
l'homme ; mais de ce qu'Animal ne suffit pas à dé finir l 'homme
(puisque, d 'une part, l'homme n'est pas seulement animal, mais
aussi bipède et que, d 'autre part, l 'animalité n 'appartient pas
en propre à l ' homme ( 1 ) ) , la théorie de la participation conclut
qu 'Animal est une partie, un élément (2) de l ' Homme. Mais
alors , si nous disons que Socrate est homme, nous reconnattrons
par là même qu'il est animal, puisque !'Animal est dans l 'Homme,
et Socrate n ' aura pas une, mais deux essences, ou plutôt une
pluralité d 'essences, puisque le genre animal participe lui-même
à des genres plus universels encore. Selon l'expression imagée
du Pseudo-Alexandre, Socrate sera un « essaim d 'essences »
(crµ"tjvoc; oÙcrLwv) (3). La théorie de la participation entendue
comme mélange compromet donc et l 'individualité de l'essence,
qui se perd dans un « essaim » d'essences plus générales, et son
unité , puisqu 'elle se dissout elle-même dans un « essaim »
d'essences subordonnées. On entrevoit qu'Aristote ne se satisfera
pas de telles « métaphores » , qui ne nous éclairent en rien sur
le sens du mot être dans la proposition ni sur le rapport de l'être
(-ro /Sv) et de ce qu'il est (-ro ·rt ècr·n) , c'est-à-dire de son essence
( OÙO'tot) .
M ais il n 'en ira pas autrement si nous interprétons la parti­
cipation dans le sens du paradigmatisme. Car, parmi les déter­
minations essentielles qui constituent la dé finition, laquelle
devra-t-on choisir comme étant le modèle de la chose considérée ?
Sera-ce le genre, la différence spéci fique, l 'espèce ? Devant
l'impossibilité d'un tel choix, il faudrait admettre cette consé­
quence absurde qu' « il y aurait plusieurs paradigmes du même
être et, par suite, plusieurs Idées de cet être ; par exemple,
pour l'homme, ce serait !'Animal, le Bipède et, en même temps
aussi , l' Homme en soi (4). » De plus, aj oute Aristote visant plus
particulièrement cette fois les concep tions du Sophiste, « ce ne
sont pas seulement des êtres sensibles que les I dées seront para­
digmes, mais aussi des Idées elles-mêmes, et, par exemple, le

( 1 ) Ani s-rom en conclura, dans la Mét. ( Z, 1 3 , 1 038 b 9 es. ) , que l'universel


n'est pas une essence, puisque l'essence de chaque chose est celle qui lui est

propre et qui n'appartient pas à une au tre •, alors que • l'universel est au
contraire commun, puisqu'on nomme universel ce qui appartient naturelle­
ment à une mulliplicit6 • .
!
(2) ' Ev 't'OU't'Ct> �vumxp;(EL ( Z, 1 3 , 1 038 b 1 7- 18).
(3 Ps.-ALEX., 524, 3 1 .
(4 A, 9, 991 a 27.
1 50 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

gonre en tant que genre sera le paradigme des espèces de ce


genre ; la même chose sera donc paradigme et image » ( 1 ) .
Aristote veut montrer par-là que la métaphore de la copie et
du modèle ne rend pas compte correctement des rapports entre
l'espèce et le genre ou, pour parler en termes platoniciens, entre
les Idées subordonnées ; car, si l'espèce (e:!8oç) (2) est la copie
du genre, elle est aussi le modèle des choses sensibles qui parti­
cipent d ' elle ; mais la copie de la copie est aussi la copie du modèle,
et on ne voit pas alors en quoi les choses sensibles différeront
de l ' idée ou de l'espèce, puisque celle-ci et celles-là sont les
copies d 'un même modèle, le genre.
Tout à l'heure, dans la perspective d u mélange, de ce que
Socrate est homme et qu'il est aussi animal et bipède, puisque
l'homme est un animal bipède, Aristote concluait que l 'essence
de Socrate était, selon le mot du commentateur, un « essaim
d ' essences ». Dans la perspective du paradigmatisme, au contraire,
on n'arrive même pas à discerner une essence de Socrate, puisque
l 'essence de Socrate, c'est l ' homme, et l 'essence de l ' homme
l 'animal : nous sommes renvoyés d'essence en essence e t l 'essence
propre est introuvable. - On dira , il est vrai, que la relation
paradigmatique ne consiste pas dans un rapport indéfiniment
renouvelé de ressemblance, comme dans un jeu de miroirs ,
mais implique la transcendance du modèle sur la copie. Mais
alors, s 'il n'y a plus danger que chaque essence soit absorbée
par l'essence supérieure dont elle est la copie, c'est la relation
d 'identité, exprimée par le verbe être, entre la chose et son
essence, qui se trouve compromise : c < Il semble impossible que
l ' essence soi t séparée de ce dont elle est l'essence (dvotL X(l)pLt;
i:�v oùa(otv xotl. ou -� oùcrfot) : comment donc les Idées, qui sont
les essences des choses, seraient-elles séparées des choses (3) ? » -
Si donc la participa tion peut s'interpré ter, soit dans le sens du
mélange, soit dans celui d'un rapport d'imita tion, ce dernier
peut s'entendre à son tour, soit comme simple redoublement,
soit comme rapport hiérarchique : dans le premier cas, le redou-

(1) 991 a 29.


(2) On remarquera que le même m o t e!8oc; d ési gne à la fois l ' Idoe p l a L o ­
nicienne eL l'espècearisLotélicienne. A ristote emploie quelquefois l ' exp r ess i o n
't'à: yévouc; et8?J pour dc\s ign er les espèces dans leur relation avec le genre e t
l' e x p ressio n Tà: µ·lj yévo•Jc; et8'1) pour dési gn er l e a Idées platoniciennes, qui
n'impliquent pas de r a ppo r t à un genre : A, 9, 991 a 31 ; Z, 4 , 1 030 a 1 2.
(3) A, 9, 991 b 1 . Nous laissons ici de côto l ' arg um e nt dit du troisième
homme, parce q u ' i l concerne plus précisément soi L l e ra pp or t rie l'individuel et
de l'universel (cf. lU(ul. so[Jh., 22, 1 78 b 36) soit le rapport du sensible et de
l'intelligible (cf. Z, 6, 1 03 1 b 28), e t non l a rela Lion des Idées entre elles ou de
l'essence avec ce dont elle est l'essence.
CRITIQ UE DE L' ONTOLO G IE PLA TONICIENNE 151

blement n'explique p a s la dissemblance des essences considérées ;


d ans le second, la transcendance assignée au modèle interdit
toute communauté ent.re des termes que le discours unit pour­
tant par la copule être.
La métaphysique de la participation ne résout donc pas
les problèmes du discours a ttributif, ce discours paradoxal où
l 'être nous apparaît comme étant ce qu 'il n'est pas. Plus exac­
tement, faute d 'avoir pris au sérieux l'aporie mégarique o u
cynique dans sa formulation même, Platon tourne autour d u
problème sans l'aborder de front : c'est pourquoi, au regard
du problème lui-même, ses solutions font figure de métaphores.
Parler de lien, de mélange, de participation, d 'imitation, ne
suffit pas à rendre comp te de la relation qu'institue la copule
entre le suj et et le prédicat. Il ne suffit pas de dire que l'homme
participe de l'animalité ou que son essence se mélange à celle
de la blancheur, car le langage est à la fois plus explicite et
plus mystérieux : l'homme est animal, et il est blanc. Il faut
donc réfléchir sur le sens du mot être : hors de là, il n'y a que
« paroles vides et métaphores poétiques » ( 1 ) .
La réflexion sur l'être n 'est pourtant pas absente, avons-nous
vu, de la spéculation pla tonicienne. Bien plus, c 'est à elle que
Pla ton recourt pour j ustifier contre les É léates l'existence de
la multiplicité , et con tre les Mégariques la possibilité de la parti­
cipation, fondement elle-même de la prédication. Mais la position
de Platon ruine l'ontologie avant de l ' avoir instituée, puisqu 'elle
consiste à introduire le non-être dans l'être. Platon est allé
j usqu 'à enfreindre la solennelle interdiction du vieux Parménide :
Non, jamais, tu ne plieras de force les non-êtres d être ;
De cette route de recherche écarte plutôt la pensée (2).

( 1 ) Au terme d'une 6tude sur les rapports d'Aristote et de l'éléatisme,


Mlle S. Mansion conclut de même que la métaphysique de la participation ne résout
pas, en dépit des affirmations d u Sophiste, le problème de la prédication : • La
théorie des Idées ... a détourné l'a llenlion de Platon du problème logique de la
prédication ... Au point de vue logique la question n ' a pas fait u n pas • (Aristote
critique des Eléates, Revue philosopliiq11e de Louvain, 1 953, p. 185, 1 84 ) . Mais
il ne faudrait pas en conclure que la solution d'Aristote au problème de la pré­
dication sera elle-même • logique • : alors que PLATON voulait au fond libérer
la pensée du langage, comme en témoigne le Cralyle, et n'attachait dès lors
qu'une valeur d'indice à la formulation littérale des problèmes, la solution
d'Aristote sera métaphysique, ou plutôt ontologique, sans sortir d'une réflexion
sur le discours humain. C'est en ce sens, mais en ce sens seulement, que le pro­
blème de la prédication sera envisagé par Aristote dans sa d imens ion propre­
ment • logique •, c'est-à-dire finalement onto-logique.
(2) Fr. 7 Diels. Cité par P LATON cieux fois dans le Sophiste (237 a, 258 d),
et. par ARISTOTE dans un passage (N, 2, 1 089 a 3), que nous allons examiner
et qui contient. une allusion évidente au Sophiste. Nous citons la traduction
de D1Ès.
1 52 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

De fait, Platon parlera expressément d'un être du non-être ( 1 ) ;


i l aura beau assortir ce tte affirmation impie de toutes sortes
de réserves (2) , Aristote ne voudra en retenir que la négation,
scandaleuse à ses yeux, de la thèse parménidienne et sera peu
porté dès lors à absoudre le « parricide » dont s'est rendu coupable,
de son propre aveu, !' É tranger du Sophiste ( 3) . Mais Aristote ne
s 'attarde pas à montrer le danger de la position platonicienne :
l'admission du non-être dans l 'être n'est pas seulement dange­
reuse, elle est inutile. Plus qu'un crime , le parricide platonicien
est une faute, dont Aristote s'attachera, au livre N de la Méta­
physique, à rechercher les causes : « Une foule de causes expli­
quent l 'égarement des Platoniciens dans le choix de leurs prin­
cipes (4). La principale, c'est qu'on s 'est embarrassé dans des
difficultés archaïques. On a cru que tous les êtres n'en formeraient
qu'un seul, savoir l ' :B tre en soi (cxù-rà -rà l>v) , si l'on n 'arrivait
pas à réfuter l'argument de Parménide : Non , jama is , lu ne
plieras de force les non-êtres d être. Il était donc, croyait-on, néces­
saire de prouver que le non-être est (5). » Ce qu 'Aristote va
contester, c'est la nécessité du lien, admise par Platon, entre
les deux thèses des É léates : 1 ) L 'être est, le non-être n 'est pas ; 2)
Tout est un. Si Aristote est d 'accord avec Platon pour rejeter

( 1 ) • II est donc inévitable que


le non-elre soit (-ro µl) av e:îvcxL), non seule­
..•

ment dans le mouvement, mais dans toute la suite des genres • (256 d).
(2) L' Etranger du
Sophiste se voit seulement • contraint d'établir que le
non-être est (xcx-rci TL) • et que • l'être n'est pas
manière sous un certain rapport
(7t7J) • (24 1 d).
en quelque
!3) Sophiste, 24 1 d.
4) I I s'agit des deux principes que reconnaît la dernière philosophie de
Platon, telle q ue la rapporte Aristote : !'Un et la Dyade indéfinie du Grand
et du Petit. 81 le premier principe (l'Un ou encore la limite, principe formel)
est clairement désigné, le second (principe mat6riel) revêt plusieurs formes :
ce peut être ! ' I négal, la Relation, !' Excès et le Défaut, et surtout il arrive à
Aristote de l 'assimiler à du
l'infini Philèbe, à la
matière du Timée ou, comme
c'est ici le cas, au du
non-etre Sophiste. Dans l'ignorance où nous sommes des
textes sur lesquels Aristote appuie son exposé du dernier platonisme, nous ne
pouvons savoir si cette assimilation est ou non historiquement j ustifiée. Elle
est au moins vraisemblable, dans la mesure où la dualité des principes dans le
dernier platonisme semble bien r6pondre à la préoccupation qui était déjà
celle du Sophiste, du
Timée et du
Philèbe : admettre malgr6 Parménide l'exis­
tence du multiple tout en maintenant la puissance organisa trice de !' Un
(que cette puissance s'applique à la g6n6ration des mixtes, comme dans le
Philèbe ou leTimée, à la communication des genres, comme dans le Sophiste,
ou à la génération des Nombres idéaux, comme dans Je dernier platonisme).
Mais il se peut que le dernier platonisme ait figé la position encore souple du
Sophiste en faisant de !'Un et de la Dyade deux contraires, alors que le Sophiste
refusait encore de considérer !'Autre ou Non-être comme le cont1·aire de !'Etre
ou de !'Un. Ceci expliquerait une certaine inj ustice de la part d'Aristote, qui,
après une référence explicite au Sophiste, va critiquer, comme s'il s'agissait
encore du Sophiste, une position qui serait en fait celle du dernier platonisme.
( 5 ) N, 2, 1 088 b 35 SS.
L' ftTRE ET LE NON- ftTRE 1 53

cette seconde thèse, il estime qu'elle peut être réfutée à moindres


frais qu'elle ne l 'est chez Platon : car c 'est pour échapper à
l'unité de l 'être que Platon introduit le non-être dans l 'être.
Mais Aristote va montrer que l 'existence du non-être - thèse
dont la difficulté logique saute aux yeux avant même qu'il ne
la dénonce par le terme technique de contradiction - non
seulement n 'est nullement nécessaire pour fonder la multiplicité,
mais , une fois admise, ne paratt même pas suffire à cette tâche.
Les raisons qu 'en donne Aristote sont nombreuses, mais tout.es
reposent finalement sur l 'ambiguïté de l 'expression non-être. Il
y a plusieurs sens du non-être : ainsi « le non-homme signi fie le
ne-pas-être-ceci, le non-droit est le ne-pas-être-tel, le non-long-de­
trois-coudées est le ne-pas-être-tant » ( 1 ) . Dès lors, auquel de ces
non-êtres faudra-t-il accorder la dignité du principe ? Ainsi pré­
senté, l 'argument est d'autant moins convaincant que les textes
de Platon fournissent un élément immédiat de réponse : ce
n'est pas n 'importe quel non-être qui est principe de la multi­
plicité, mais ce non-être qualifié que Platon appelle l'Autre, ce
qu'Aristote traduit par relation (7tp6ç · n ) (2) . Mais alors Aristote
va nier vigoureusement que ce « non-être » là soit de près ou de
loin un non-être , même « sous quelque rapport » ou « en quelque
manière » : la relation est si peu « le contraire ou la négation de
l'être » qu' c c elle est en réalité un genre de l'être, au même titre
que l 'essence ou la qualité » (3). Autrement dit, la relation (l'alté­
rité du Sophiste) ne s'oppose pas à l 'être, mais est elle-même de
l 'être. Ce qui est autre que l 'être n'est pas nécessairement non­
être, comme le voulait Platon, trop docile ici aux inj onctions de
Parménide, mais c 'est tout simplement un autre être, c 'est-à-dire
un être en un autre sens. Ainsi ce qui n'est pas l'essence n 'est pas
pour autant non-être , mais peut être quantité , qualité , lieu,
temps ou relation. Ce qui n ' est pas par soi peut être par accident.
Ce qui n'est pas en acte peut être en puissance. Le fondement de
la multiplicité n'est pas à chercher hors de l'être, dans un non-être
qu 'on réintroduirai t ensuite contradictoirement dans l 'être pour

( 1 ) I d ., 1 089 1 7 . On reconnait iei les catégories d'essence, de qualité


bi a
et de quantité.
(2) Cf. I d ., 1 089
bi b 6. S'agit-il seulement de la traduction de l'altérité
platonicienne dans le vocabulaire d'Aristote ou d' une expression que Platon
aurait effectivement employée dans sa dernière philosophie ? Cette dernière
hypothèse est la plus vraisemblable et il est plus que probable que la doctrine
aristotélicienne de la relation développe elle-même des indications du dernier
platonisme. II reste que, dans ce passage où sont visés à la fois le Sopliisle et
la dernière philosophie de Platon, Aristote interprète délibérément l'allérilé
comme relalion.
(3) Ibid., 1 089 b 7 ; cr. 1 089 b 19.
1 54 LA SCIENCE << RECHERCH/tE »

en faire un principe ellicace , donc existant. Mais il est à cherch er


au sein même de l 'être dans la pluralité de ses significations.
On pourrait s'interroger sur la légitimité de la critique qu 'Aris.
tote adresse ainsi à Platon. Car ce dernier niait déjà dans Je
Soph iste que le non-être dont il reconnaissait l 'existence fOt le
contraire de l'être : « Quand nous énonçons le non-être, ce n'est
point là, ce semble, énoncer quelque chose de contraire à l'être,
mais seulement quelque chose d'autre . . . Quand donc l'on pré­
tendra que négation (cbt6cpocm<;) signifie contrariété (lvotv-r(ov) ,
nous n e l 'admettrons point e t nous nous e n tiendrons à ceci :
quelque chose d 'autre, voilà ce qu'indique le non o u le ne pas
qu'on met en préfixe aux noms qui suivent la négation, ou
plutôt aux choses désignées par ces noms ( 1 ) . » Et plus loin
encore !' É tranger insistera sur cette distinction entre négation
et contrariété : « Q u 'on ne nous vienne donc point dire que
c'est au moment où nous dénonçons, dans le non-être, le contraire
de l'être, que nous avons l 'audace d ' affirmer qu'il est. Pour nous,
à j e ne sais quel contraire de l'être, i l y a beau temps que nous
avons dit adieu , n'ayant cure de savoir s'il est ou non, s 'il est
rationnel ou totalement irrationnel (2) . » Reprocher aux Plato­
niciens d ' avoir fai t de la Relation le contraire de l'être, c'est
donc méconnaître la lettre même des textes platoniciens. - Un
autre exemple de la mauvaise foi apparente d'Aristote se retrouve
dans un passage de la Physique où il dénonce une mauvaise
manière - en qui il est aisé de reconnaître la manière platoni·
cienne - de réfuter les É léates : « Certains ont accordé quelque
chose aux arguments [ des É léates] : à l 'argument selon lequel
tout est un, si l'être signi fie une chose une, ils concèdent l'exis·
tence du non-être (3). » En réalité, il ne s 'agit pas là, on s'en
doute, d 'une concession aux É léates eux-mêmes, mais à leur
façon de poser le problème, qui lie la thèse de l'inexistence du
non-être à celle de l 'unité de l'être, de telle sorte que, si l'on
refuse la seconde, il faut repousser aussi la première. Et Aristote
de rappeler qu 'il est « absurde de dire que, s'il n'y a rien hors de
l'être en soi (7totp' otô-rà -rà ISv) , tou t est un » (4). M ais cela ne
signi fie pas, aj oute-t-il, qu'il faille nier, dans un sens aussi absolu
que les É léates, l'existence de tout non-être : « É videmment, on
a tort, sous prétexte que l 'être signifie une chose une (e:t êv
O""l)µot(ve:� -ro ISv) et que les contradictoires ne peuvent coexister,

(1) Sophisle, 257 b-c ( trad . D11l:s modifiée).


( 2 ) 258 e-259 a.
(3) Phys., 1, 3, 187 a l.
(4) Ibid. , 187 a 6.
L ' � TRE E T LE NON- &TRE 1 55

de nier l 'existence de tout non-être : rien n'empêche qu ' il ex iste,


non pas le no n-être absolu, mais un certain non-êlre ( où6�v
yàtp xwMe: L µ� oc;çÀwç e:'l:vou, !X.ÀÀOt µ� 8v 't"L e:!v0tL 't"O µ� ll v) ( 1 ) . »
Mais Platon dit-il autre chose lorsqu'il précise que le non-être
dont il reconnaît l'existence n ' est non-être que cc sous un certain
rapport n (xoc't"cX 't"L) (2) ; qu'il n'est pas un non-ê tre absolu qui
s'opposerait à l'être absolu de Parménide (oc1ho 't"O llv) comme
son contraire, mais un non-être, qu'on pourrait dire relati f ?
II semble donc qu'au moment même où il prétend critiquer
Platon (et il ne fait pas de doute que Platon soit visé dans le
texte de la Phys ique comme dans celui du livre N de la Métaphy­
s ique), Aristo te reconnaît le bien-fondé de la « concession » ,
somme toute , limitée q u e Platon fait au non-être.
La vérité est sans doute qu'ici , comme en bien d 'autres
domaines, Aristo te est moins en désaccord avec Platon sur le
fond que sur la méthode. Sur le fond, Aristote devra beaucoup
aux spéculations du Sophiste sur le non-être ou du dernier
platonisme sur la Dyade indé finie : il lui devra ses descriptions
de la relation, sa distinction en tre le non-ê tre absolu et « un
certain non-être » ; ce ne sern pas non plus un hasard si la matière
est décri te par lui ù la fois comme un relatif et comme le principe
de l'individuation , c ' e s t-à-dire de la multiplicité , et l'on ne peut.
douter qu' Aristote ne se souvienne , sui· ce point précis, des ana­
lyses du Sophiste sur l ' altérité comme moyen de réconcilier l'un
et le mul tiple.
Mais plu tô t que d 'accuser Aristo te de mauvaise foi dans
l 'attaque souvent âpre qu'il mène con tre le platonisme (3) , ne
convient-il pas d ' abord de chercher à épuiser les chances de
l'interpré tation ? On s' apercevra alors que l ' âpreté cl ' Aristote
s'explique par une divergence fondamentale de dessein et de
méthode : il est peut-être d 'accord avec Pla ton, mais ce n'est
pas pour les mêmes raisons ; il abouti t à des théories voisines de
celles du pla tonisme , mais ce n'est pas par les mêmes voies, et
cela suffit pour disqualifier à ses yeux des résultats que vicient un

( 1 ) Ibid., 1 87 a 3 .
(2) Sophiste, 24 1 d .
(3) C'est l'accusa tion consLanLe de M . CH1mN1ss ( Al'istolle's Criticism of
Plata and the Academy) . Mais c'était nussi , sous une forme plus nuancée, le
point de vue de RomN (La théorie pla/011iciw11e .. . , passim), selon qui Aristote
emprunte subrepticement à Platon des théories qu'il aurait a u préalable
discréditées en les défi gurant : les emprunts effectifs (quoiqun non avoués
par lui) d'Aristote à Platon monti•eraient qu'il a mieux compris Platon q_ue ne
le laissent su � poser ses critiques souvent nmlveillnntes ; quand Aristo t e critique
Platon, il n 1 air de ne le pas comprendre, mais quand il le comprend, c'est pour
se pa r e r, sans le dire, de ses dépouilles.
1 56 LA SCIEN CE « RECHERCH ÉE »

égarement ou même seulement une incerti tude dans la méthode.


Dans le cas de la théorie de l'être , on peut dire que l 'ontologie
d'Aristo te doit beaucoup à Platon dans son contenu , mais plus
que telle ou telle affirmation particulière, ce qui est en question
ici dans la polémique aristotélicienne, c'est la conception même
de l'ontologie, de sa raison d 'être, de ses méthodes.
L 'erreur essentielle de Platon est ici d ' avoir fait du non-être
un principe opposé en quelque façon à l'être. Certes, il refuse d ' en
faire un contraire ( èvotv"t'lov ) , mais il persiste à en faire une
négation (cbt6cpoc.crLc;) de l 'être. Or c'est là se laisser abuser par le
langage : ce n 'est pas parce qu'on place une particule négative
devant un substantif que l'on obtient une négation ; on obtient
tout au plus un nom indéfini, il serait même plus exact de dire
qu'on n'a même pas affaire à un nom ( 1 ) , car une telle expression
signi fie « n'importe quoi » (2). Il n'y a pour Aristote de négation
que dans la proposition ; or la proposition, même négative, ne
porte pas sur le non-être , mais sur l 'être. Le discours humain
- en l'occurrence, ce discours prédicatif, qu 'une conception
éléatique du non-être mettait précisément en question - est ce
par quoi le négatif vient à l'être. Il faut donc renverser les termes :
ce n ' est pas l' existence du non-être qui rend possible le discours
prédicatif, mais c'est le discours prédicatif qui, en opérant des
dissociations dans l'être, y rend possible le travail de la négation.
La contradiction, que Platon ne distinguait pas encore de la
contrariété , ne se produit pas entre des noms, mais entre des

(1) « Non homme n'est pas u n nom. I l n'existe, en effet, aucun terme pour
désigner une telle expression, car ce n'est ni un discours ni une négation. On
peut admettre que c'est seulement u n nom »
indéfini (De Interpr., 2, 1 6 30).
a
Kant se souviendra de cette remarque lorsqu'il a p pellera j ugement indéfini
celui dans lequel le prédicat est précédé de la négation (exemple : l'homme est
non-éternel) et qu'il distinguera le j ugement indéfini du j ugement négatif (où
la négation porte sur la copule), montrant par là qu'il n'y a pas de négation
véritable lorsque la particule négative porte seulement sur un nom.
(2) Ibid., 16 33, 16 b 15. ARISTOTE distingue dans les
a Catégories ( I O)
quatre sortes d'opposition : la la
relation, contrariété, l'opposition de la privation
et de la possession, la contradiction( opposition de l'affirmation et de la négation).
C'est seulement dans ce dernier cas que l'un des opposés doit être vrai et l'autre
faux ; or le vrai et le faux ne se rencontrent q ue dans la proposition : • Aucune
des expressions qui se disent sans aucune liaison n'est vraie ou fausse » (Cal.,
10, 1 3 b 10). Dès lors, Aristote ne peut concevoir une opposition qui, comme le
prétend Platon pour l 'opposition de l'être et du non-être, soit de négation
sans être de contrariété.Car pour Aristote il y a plus dans la négation (contradic­
tion) que dans la simple contrariété : dès lors, si le non-être est une négation,
il est a fortiori un contraire, (la contradiction impliquant la contrariété, mais
non l'inverse) et si, comme le veut Platon, il n'est pas un contraire, alors il
est encore moins une négation. N'étant ni contraire ni négation de l'être,
le prétendu non-être de Platon à
appartient l'être (comme le soulignent forte­
ment les textes cités de N, 2, 1 089 b 7, 20) et doit lui être restitué comme
Mét.,
l'une de ses significations.
NA T URES ET SI GNIFICA TIONS 1 57

propositions ; elle présuppose donc l 'attribution , bien loin que


c elle-ci soit rendue impossible par elle.
C'est donc bien au discours et à l 'analyse de sa signifi cation
qu'il faut revenir pour résoudre sur son propre plan le problème
de la prédication. Le détour par l 'ontologie pour fonder la parti­
cipation, laquelle devait fonder elle-même la possibilité du
discours prédicatif, est apparu comme illusoire dès lors qu'il
prétendait précéder l ' analyse du langage , au lieu de s ' appuyer
sur elle. Plus précisément, il ne pouvait s'agir d ' une ontologie,
c'est-à-dire d'un discou rs cohérent sur l 'être, puisque la possibilité
même du discours était précisémen t ce qu'il s'agissait de fonder.
Mais comme, d 'autre p art, il fallait bien parler sur l'être et
qu'on ne peu t concevoir une spéculation humaine qui ne soit
une spécula tion parlée, Platon a été victime des apparences du
langage, faute d 'analyser les signi fications qui se dissimulent,
multiples, derrière les mots. Etre et no n-être étant deux expres­
sions distinctes, il en a conclu qu 'ils désignaient deux principes
distincts ( quelle que soit, par ailleurs, la subtilité avec laquelle
il a conçu l 'implication réciproque et la collaboration de ces deux
principes). Mais, être étant un nom un, Platon n'a j amais mis en
doute qu'il dût signi fier une chose une. Il est de ceux qui , « à
l 'argument selon lequel tou t est un si l' être signi fie une chose une,
concèdent l 'existence d u non-être » ( 1 ) . Ce qu'Aristo te reproche à
Platon, c'est d' avoir accep té la posi tion éléatique du problème, qui
repose sur la présupposition naïve que l 'être a une signi fication
une, puisqu'il s'exprime par un mot un. Certes, en précisant que
le non-être esl d ' une certaine façon ou sous un certain rapport,
Platon reconnaissait que l'être se dit au moins en deux sens :
absolument et d ' une certaine façon ; mais ce n'est pas ce qui
l 'intéressait, et ce n'est pas sur ce « d 'une certaine façon », c'est­
à-dire sur la modalité de la signi fication, qu'il a fait porter sa
ré flexion. De cette constata tion, il tire simplement cette consé­
quence que les genres suprêmes qu'il distingue dans le Soph isle
interfèrent réellement, on serait tenté de dire : physiquement.
L'autre s'insinue dans l'être, il se morcelle entre tous les êtres (2) ,
mais inversement l'autre (au même titre que le même, le repos,
le mouvement) continue de participer de l 'être : ce n'est pas
un hasard si ces « métaphores » se réfèrent à des intuitions
physiques, puisque Platon ne parvient pas à considérer l 'être ,

(1) Phys., l, 3, 187 a 1. Cf. plus haut, p. 154.


(2) Cf. L . RomN : « L e non-être ainsi défini [dans JeSophiste], c'est !'Autre
morcelé entre tous les êtres selon la réciprocité de Jeurs relations » (La pensée
grecque,p. 261).
1 58 LA .SC IENCE « R ECf/ERCllÉR »

l'autre, etc . , autrement que comme de& principes efficaces, c'est-à­


dire comme des natures . Chacune d'elles constituant un tout et
ne pouvant être physiquement divisée, c'est en établissant des
rapports extrinsèques entre ces natures que Platon a cru intro­
duire la multiplicité et le mouvement dans l ' Unité p arménidienne.
Par là il a, certes, évité l'erreur des mécanistes, qui, pour résoudre
le même problème, ont morcelé l 'être en une pluralité d'éléments,
mais il n ' a évité ces dissociations à l'intérieur de l 'être qu'en
multipliant les « natures » à l 'extérieur et. en substituant ainsi à
un procédé physique de division en éléments un procédé non
moins physique de j uxtaposition des principes. Autrement dit,
Platon tombe sous le coup d ' une critique parallèle à celle qu'Aris­
tote a adressée aux physiciens : ceux-ci ont eu le tort de vouloir
rechercher les éléments des êtres avant de distinguer les diffé­
rentes significations de l 'être ( 1 ) ; Platon a eu le tort de multiplier
les principes hors de l'être (se condamnant ainsi à admettre
l'être de ce qui n'est pas l 'être) sans voir qu'il aurait pu s'épar­
gner cette contradiction en distinguant les signi fications de
l 'être.
Telle sera l 'originalité de la méthode d 'Aristote : échapper
aux contradictions d ' une physique de l'être (dont le complé­
ment obligé est une conception non moins « physique » du
non-être) par une analyse des significations de l 'être, à quoi
se réduira finalement l'ontologie. Celle-ci n'apparaitra donc
j amais chez lui comme le Deus e x machina qui vient fonder,
contre les Sophistes ou les Mégariques, la possibilité du discours
humain : car c'est là inverser l 'ordre naturel , s'il est vrai que
l'ontologie ne peut se constituer qu'à travers le discours humain,
dont elle accompagne, plus qu'elle ne l'abrège ou ne l 'éclaire,
le cheminemen t laborieux et incertain. Le « long détour » du
platonisme ne nous dispense donc pas de revenir aux apories
mégariques sur la prédication. M ais ce détour n'était pas une
digression, puisque la critique de l'« ontologie » platonicienne
nous a détourné de la voie qu'il fallait ne pas suivre. Les apories
mégariques - ainsi que les apories en général, quand elles sont
fondées - ne sont pas le signe, comme l'a cru Platon, d 'une
ignorance de l 'ontologie ; mais elles manifestent des difficultés
qui sont par elles-mêmes ontologiques, puisqu'elles concernent
au premier chef le discours humain sur l 'être : c 'est donc sur
leur propre terrain qu'il faut s'attacher à les résoudre. C'est de
cette ré flexion sur les apories que naîtra l 'ontologie arist.oté-

(1) A, 9, 992 b 18. Cf. plus haut, p. 1 34,


LES SENS DE L' lÎTRE 1 59

licienne ; bien plus, s 'il est vrai que « la solution des apories »
est par elle-même « découverte » ( 1 ) , on pourra dire que la science
aristotélicienne de l 'être en tant qu'être n ' est autre que le sys­
tème général de la solution des apories.

• •

Voyons d ' abord en tout cas comment cette affirmation


générale s 'illustre dans le c as particulier, encore que crucial,
de la prédication. Nous avons vu que, dans une première for­
mulation, Aristote semblait réduire l 'aporie au problème des
rapports de l 'un et du multiple (2) , mais la suite du même texte
montre clairement que ce qui est finalement en question, c'est
le sens de la copule être dans la proposition : « Les derniers des
Anciens, eux aussi , se donnaient beaucoup de mal pour éviter
de faire coïncider en une même chose l 'un et le multiple. C 'est
pourquoi les uns supprimaient le verbe est, comme Lycophron ;
les autres accommodaient l'expression, en disant que l ' homme
non pas « est blanc », mais « a blanchi », non pas qu'il est en marche,
mais qu 'il marche, afin d 'éviter de faire l'un multiple par l ' in­
troduction du verbe est (3). » Le problème de l'un et du mul­
tiple se ramène, on le voit, au problème du sens du verbe être,
puisqu'il s 'agit de savoir comment une chose peut être autre
qu 'elle-même sans cesser d 'être une ou, d ' une façon générale,
comment l'un peut être multiple. Aristote va suggérer aussitôt
le principe de sa propre solution : l 'argumentation précédente ,
remarque-t-il, « suppose que l'un ou l 'être s'entendent d ' une
seule façon » (4), ce qui semble indiquer que l'aporie va se résoudre
par une distinction des signi fications multiples de l 'être et de
l'un. - A vrai dire, il semblait que la difficulté portât sur l 'être
et sur lui seul, car si je dis qu'une chose est une en un sens et
multiple en un autre sens, ou encore que l'un est multiple en
un autre sens que l'un est un, il semble bien - et tel paraissait
être le résultat de l 'analyse précédente - que ce soit le verbe
être, et non le prédicat un, qui supporte la dualité des signi­
fications. Mais il n'y a là q u ' une apparence, car l' un n 'est pas
un prédicat parmi d 'autres : comme le montre ailleurs Aris­
tote, il est convertible avec l'être, ce qui veut dire que, chaque
fois que nous signifions l'être, nous signi fions aussi l 'unité.

il M l:a-rw 4, 1 1 46 b 7 ) .
(2l
( 1 ) 'H y p cnc; -rîjc; ànoptcxc; ellpe:aLc;
c r . plus haut, p . 1 46- 146.
( E//z . Nic. , V I I ,

(3 Phys., I , 2, 1 85 b 25,
(4 ) 1 85 b 3 ) ,
1 60 LA SCIENCE '' RECHERCHÉE ,,

Quand j e dis que Socrate est homme, j e signifie l 'unité de Socrate


et de l 'humanité ou plutôt l 'unité de Socrate dans l 'humanité.
Et en autant de sens l'être se dit, en autant de sens il signifie
l 'unité : quand j e dis « Socrate est homme », j e ne signifie pas la
même unité entre le suj et et le prédicat que lorsque je dis << Socrate
est malade ». Le problème des signi fications de l 'être peut donc
se ramener sans inconvénient au problème des significations
de l'un, car c 'est le même problème.
En fait, c 'est par une distinction des signi fications de l ' un
qu'Aristote résout le problème de la prédication : si les
« derniers des Anciens » étaient dans l 'embarras ('1j7t6pouv)
lorsqu 'ils étaient contraints de reconnaître que << l'un est mul­
tiple », c'est qu 'ils ignoraient qu' « une même chose peut être
une et multiple sans revêtir pour autant deux caractères contra­
dictoires : en efTet, il y a l'un en puissance et l ' un en acte » ( 1 ) .
C e n'est pas ici l e lieu d'examiner l e contenu d e ces deux notions,
mais seulement d'étudier le principe de la solution d 'Aristote.
Qu 'une même chose soit à la fois une et non une, il serait vain de
le contester, puisque le langage l'atteste. Mais alors n'y a-t-il
pas contradiction ? Non, répond Aristote, si ce n 'est pas dans le
même sens que la chose est une et non une. Le principe de contra­
diction ne nous contraint pas de repousser le paradoxe, mais
seulement d'entendre le discours de telle manière qu'il cesse d 'ap­
paraître paradoxal. Il ne s'agit pas de se demander si la prédi­
cation est possible : aucun raisonnement ne montrera j amais
l 'impossibilité de la prédication, puisque le discours existe et que,
sans elle, il n 'existerait pas. Dès lors, si le discours prédicatif est
apparemment contradictoire, il ne peut être réellement contra­
dictoire, puisqu'il est et que ce qui est contradictoire n'est pas.
La solution de l' aporie naît donc sous la pression de l' aporie
elle-même : il ne peut y avoir contradiction ; c'est donc que ce
que nous affirmons et nions simultanément d ' une même chose
n'est pas affirmé et nié dans le même sens. On pourrait dire que
la contradiction nous « pousse en avant », mais non dans le sens
où l 'entendront plus tard les philosophies « dialectiques » ; elle
n 'appelle p as son << dépassement », mais sa suppression, et la
suppression ne consiste pas ici à supprimer l'un des contradic­
toi res (car l'un et l' autre sont également vrais) , mais à les
entendre de telle sorte qu'ils ne soient plus contradictoires (2).

( l l Jbid.,
186 a 1.
( 2 Est-il besoin d e dire que résoud!"e l aco11lradictionpar des distinctions
parait aux modernes la solution de facilité ? On connait les railleries dont cette
méthode a été l'objet, depuis les remarques ironiques de Pascal, dans les Pro-
LES SENS DE L ' �TRE 161

L a solution d e l' aporie sur l a prédication consis te donc


dans la distinction des sens multiples de l'un - mais on pour­
rait dire aussi bien : de l'être. Dire que l'un peut être à la fois
un (en acte) et non un (en pll issance) , cela revient à dire qu 'il
est ( en acte) un et qu 'il est (en puissance) non un : c'est sur la
copule que portent finalement les modalités de la signi fication.
Ce que nous retrouvons derrière la distinction de l'un en acte
et de l'un en puissance, c'est la distinction de l'être par soi et
de l'être par accident, ou encore de la prédication essentielle
et de la prédication accidentelle ( 1 ) . L ' exemple donné par
Aristote à l ' appui de sa tro p brève analyse en témoigne : « L'être
du blanc (-rà Àe:uxéj'> e:!votL) et l'être du musicien ('t'o µouaLxéj'>
e:!votL) sont différents , et pourtant tous deux sont la même
chose (2) . ·» M ais il n'y a pas là contradiction, car ce n'est pas
dans le même sens que nous disons : le blanc est blanc, et :
l'homme est blanc. Car, au premier sens, le blanc n'est que blanc ;
alors qu'au second , l'homme peut être aussi musicien. D'un
côté , nous avons afTaire à une prédication essentielle , unique et
exclusive , parce qu'elle exprime l 'acte du suj et ; de l ' autre, à
une prédication accidentelle, qui, elle, tolère une multiplicité
de prédicats, puisque aucun n'est à lui seul l'essence. La première
affirme l' unité en acte du suj et ; la deuxième, par la puissance
du discours (3), discerne dans l' unité en acte du suj et une mul­
tiplicité d 'accidents. Le fameux paradoxe de la prédication :
« Le suj et est le prédica t et pourtant le prédicat n'est pas le

vinciales, à l'égard des distinguo de ses adversaires, j usqu'à la polémique non


moins condescendante de Marx contre Proudhon, coupable de vouloir • résou­
dre • les contradictions en distinguant à chaque fois le « bon • et le • mauvais
côté • des choses (Misère de la philosophie) . Mais on pourroit citer des exemples
plus favorables, montrer par exemple que la dislinctio11 kantienne du phénomène
et du noumène n'a d'autre but que de résoudre les antinomies dont elle rend,
en w1 se11s, également admissibles la thèse et l 'antithèse (de même qu'ailleurs
Kant a recours à une distinction de sens pour résoudre les paralogismes de la
psychologie rationnelle). A l'inverse, c'est un prétendu • dépassement 1 de l a
contradiction qu'Aristote (comme Kant) e û t considéré comme u n e échappa­
toire : faire des distinctions, c'est prendre la contradiction au sérieux ; • dépas­
ser • la contradiction, c'est la considérer comme seulement apparente ou P. rovi­
soire. La • facilité • n'est donc pas ici du côté d'Aristote : la facilité serait, par
exemple, de vouloir surmonter le conflit d'Antigone et de Créon ; le tragique
naît au contraire de ce que l'un et l'autre ont également raison e11 un se11s :
eu y<lp e(p'lj'<<XL 8mÀéi (Antigone, v. 725 ) .
( 1 ) Nous ne prétendons pas que les deux distinctions acte-puissance et
essence-accident coïncident dans leur contenu, mais seulement ici dans leur
fonction, qui est de résoudre le même problème de la prédication.
(2) Phys., l , 2, 1 85 b 32.
(3) Dans le texte cité (Phys., 1 85 b 32), ARISTOTE met en parallèle le dis­
cours et la division, qui.sont les deux puissances par quoi la multi p licité advient
aux choses : multiplicité des attributs d'un sujet dans le premier cas, multi­
plicité des parties d 'un tout dans le second.
1 62 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

suj et » ( 1 ) , tombe par là même, puisque le verbe être n'a pas la


même signi fication dans les deux cas. Ce que signifie cette
formule, c'est que, si le suj et est accidentellement le prédicat
(ou s'il est le prédicat en puissance) , le prédicat n'est pas essen­
tiellement (ou en acte) le suj et : il n'y a plus là aucune contra­
diction, et l' aporie disparaî t.
La résolution de l'aporie mégarique et la critique des diffi­
cultés sophistiques nous conduisent donc, à partir de points
de départ opposés, à des conclusions complémentaires. Les
sophistes ne connaissaient que des attributs et des attributs
d'attributs : c'était oublier que l'attribut est touj ours attribut
d'un suj et et que l' attribution renvoie finalement à un suj e t
premier, q u i e s t l 'essence. L e s Mégariques, eux, ne connaissent, à
l 'inverse, que des essences et déclarent l'attribution impossible :
mais c'est o ublier que toute essence est en puissance une multipli­
cité d 'accidents, comme en témoigne la réalité même du discours
prédicatif. D'un côté donc, l'exclusivisme de l'accident nous
conduit, par ses contradictions, à donner une place à l'essence ; de
l 'autre, l'exclusivisme de l'essence nous amène, devant les impos­
sibilités où il aboutit, à faire sa p art à l 'accident. Les sophistes, au
nom du discours utile , rendaient impossible une ontologie qui fût.
cohérente ; les Mégariques, au nom de l'inj onction ontologique
de P arménide, rendent impossible un discours qui soit fécond .
Pour mettre fin aux libertés que la sophistique prenait avec
le langage, il fallait reconnaître un sens de l'être qui ne fût
pas l 'être par accident ; pour tempérer la rigueur des seconds ,
i l faut admettre un sens de l'être q u i n e soit p as l' être p a r soi.

( 1 ) C'est encore en ces termes que Hegel décrira le jugement, qui est le
moment abstrait du concept, celui où il se dissocie en une duali té d'éléments
indépendants, qui ne seront réconciliés que dans le syllogisme : Le suj et est •

le prédicat, il est avant tout ce qu'énonce le j ugement ; mais comme le prédicat


ne doit pas être ce qu'est le sujet, on se trouve en présence d'une contradiction
qui doit être réduite • (Science de la logique, trad. S. J A N I< É LÉV J T C H , t. I I, p. 307).
Aristote ne nierait pas que, dans le j ugement qui s'exprime par une prédication
accidentelle, c'est-à-dire non réversible, le rapport synthétique • entre le

sujet et le prédicat ait besoin d'être démontré : c'est ce à quoi visera precisé­
ment, pour Aristote comme pour Hegel, la médiation • opérée par le moyen

terme dans le syllogisme. Mais si le j ugement a besoin du syllogisme pour ê tre


démontré, il n'a pas besoin de lui pour être ontologi quement fondé : il n'y a pas,
en effet, en lui de contradiction qui doive être rédmte. L'originalité d'Aristote
est d'échapper, par la distinction de l'être par soi et de l'être par accident,
au dilemme dans lequel les philosophes, de Parménide à Hegel , se sont enfermés :
ou le discours est tautologique ou il est contradicloire. Pour Aristote, le discours
humain est à mi-chemin de la tautologie et de la contradiction et c'est dans
cet entre-deux que se situe sa sign iflcalio11 : signifier, c'est n'être pas contradic­
toire ; signifier quelque chose, c'est n'être pas tautologique. Mais il faudra se
demander - ce sera l'objet du chapitre suivant - si Aristote peut 6ehapper
à la contradiction sans tomber dAns l'équivoque.
LES SENS DE L ' l�TRE 1 63

Il faut donc admettre au moins deux sens de l 'être, car,


si l 'être par accident était relégué dans le non-être, nous n'aurions
discrédité la sophistique que pour tomber dans le piège de
l ' unité p arménidienne. Mais cette conclusion ne va-t-elle pas à
l 'encontre de celle du chapitre précédent, où l' analyse du
langage nous avait montré que, pour que le discours soit possible,
il faut que les mots aient un sens, c'est-à-dire un seul sens ?
Se pourrait-il que le mot le plus fondamental de tous, le mot
êlre, fût équivoque ? S'il l 'était, pourrions-nous encore préserver
la cohérence du discours et la possibilité même du dialogue entre
les hommes ?

§ 3. Les significations multiples de l'être : la théorie

� tre par soi et être par accident, être en acte et être en puis­
sance : telles sont les distinctions auxquelles Aristote a été
« contraint » par la résolution de l 'apparence sophistique, d'une
part, et par les apories mégariques, de l'autre. Alors que Platon ,
pour résoudre ces dernières difficultés, avait opposé l'al térité
à l ' être et en avait fait ainsi un non-être , Aristote, conscient
des contradictions de la solution platonicienne et de son incapa­
cité à rendre compte du discours attributif, restitue l ' altérit.é à
l 'être lui-même comme l 'un de ses sens (la relation) , en même
temps qu'il reconnaît une telle altérité dans le langage sur l'être ,
sous la forme d'une pluralité de significations.
L 'analyse aristotélicienne ne va d' ailleurs pas en rester là ,
car il ne suffit pas de savoir que l'être par soi est en puissance ,
sans cesser d 'être lui-même, une pluralité d 'accidents. Il n'im­
porte pas moins de savoir quelle est exactement la nature de
cette puissance ou plutôt de ces puissances d 'être. Que l'être
comme suj et puisse être autre sans cesser d' être lui-même, c'est
là une première constatation tirée de la pratique du langage .
M ais cette constatation resterait formelle , si l'on ne savait aussi
quel genre d ' autre convient à un suj et donné ( 1 ) . Autrement dit,
si la possibilité de l'attribution implique la distinction géné­
rale du par soi et de l' accident, de l 'être en acte et de l' être
en puissance , la réalité de l'attribution va déterminer une nouvelle
distinction des sens de la copule dans la proposition. Ce n'est
pas, en effet, dans le même sens que nous disons qu 'une chose

363.
( 1 ) Cf. A . - J . F EST U G l imE, A n lis l h cnicn , He1me des scic111.·cs plrilosoplr it/lles
el lhéologiques, 1 932, p.
1 64 LA SCIENCE cc RECHERCHÉE »

est. bonne o u q u'elle est grande de trois coudées, q u ' u n homme


est en train de marcher o u q u'il est assis. Et, dans tous ces
exemples, la signification de la copule est différente de celle que
nous trouvons dans la phrase : Socrate est homme ( 1 ) . Ces modes
de l'attribution déterminent autant de catégories, c 'est-à-dire
- suivant l 'étymologie de X()('Tl)yopt()(, qui vient de X()('Tl)yope:î:v,
attribuer - autant de façons d 'attribuer le prédicat (qu'il soit
accidentel ou essentiel) à un sujet, c'est-à-dire encore autant
de significations possibles de la copule êlre. Finalement, si
l'attribution en général implique, comme condition de sa possi­
bilité , la distinction de l'être par soi et de l'être par acciden t,
de l'être en acte et de l 'être en puissance, la pluralité des typ es
d'attribution nous conduit à une nouvelle distinction qui v a à
la fois compléter et recouvrir les distinctions précédentes : celle
des catégories de l'être. - Par là se trouve constituée la liste à -

laquelle Aristote se réfère fréquemment comme s'il s'agissait


d 'une théorie bien connue et qui va de soi - des signi fications
multiples de l'être.
L'énumération la plus complète est celle que nous trouvons
au livre E de la Métaphys ique. cc L'être proprement dit ('To
ov 'To &n/.. w ç /..e: y6µe:vov) (2) se dit en plusieurs sens (Mye:'T()(L
noÀÀIXXwç) : nous avons vu qu 'il y avait l'être par accident, en suite
l'êt.re comme vrai et le non-être comme faux ; en outre, il y a
les figures de la prédication ('Toc crx,�µIX'TIX 'T�Ç XIX'Tl)yopt1Xç) (3) ,
par exemple le quoi ('T() , le quel, le com b ien, le o ù , le quand
et autres termes qui signi fient de cette manière. Et il y a, en plus
de tous ces sens de l'être , l'être en puissance et l'être en acte (4) . »
Cette classi fication est la plus complète que nous donne Aristote ,
sauf en ce qui concerne les catégories, dont l ' énumération doit
être complétée par deux textes de l ' O r ga n o n ( 5) . Cette liste
comprend même une signification que nous n 'avions pas j usqu'ici

( l) Ces exemples sont tirés de Mét., Z, 1.


(2) Cette expression (qui désigne, en d'autres lieux, l'être par soi opposé à
l'être par accident ou le sens « existentiel • du verbe être opposé à son sens attri­
butif) désigne ici l'être en tant qu'être, qui vient d'être nommé à la fin du chapitre
précédent comme l'objet (indirect) de la philosophie première.
(3) Cette expression est l 'une des plus courantes pour désigner les catégories.
cr. �. 6, 1 0 1 6 b 34 ; 7, 1 0 1 7 a 23 ; 28, 1 024 b 1 3 ; e, 10, 1051 a 35.
( 4 ) E, 2, 1 026 a 33.
( 5 ) C'est seulement dans ces deux passages ( Cal., 4 , l b 25 ; Top . , I , 9,
1 03 b 2 1 ) que nous trouvons la l iste, devenue classique, des dix catégories.
- La
q uestion de savoir Ri celte liste est elle-même complète dans l'esprit d'Aristote
ou si le nombre des catégories est arbitrairement arrêté à dix (question qui a
opposé au x1x• siècle Brandis, Zeller et Brentano, partisans de la première
thèse, à Prantl, partisan de la seconde) ne pourra être abordée que plus loin
(p. 1 89, n. 2), après une étude plus attentive de la théorie.
L' ETRE CO MME VRA I 1 65

rencontrée : celle de l 'être comme vrai et, corrélativem ent, du


non-être comme faux ( 1 ) .
L'importance d e cette dernière cc signification » mérite qu'on
s'interroge d ' abord sur sa présence insolite. En fait, elle ne
semble ici mentionnée que pour annoncer un développement
sur la vérité par lequel s'achèvera le même livre E de la Méta­
physique : développement qui aura précisément pour but de
montrer qu'il s'agit là d 'une signi fication improprement dite de
l'être, car cc le faux et le vrai ne sont pas dans les choses . . . , mais
dans la pensée » (2) ; cc l'être ainsi entendu est un être autre que
les êtres entendu� au sens propre » {-rà 8'o(hwc; ov �-re:pov ov -r&v
xup(wc;) , ou plutôt il s'y ramène, car « ce que la pensée réunit
ou sépare [dans la proposition], c'est ou l ' essence, ou la qualité,
ou la quantité, ou quelque autre chose de ce genre » (3). L 'être
en tant que vrai ne fait que redoubler pour la pensée ce qui est
déj à contenu dans cc l'autre genre de l 'être » (4) , c'est-à-dire celui
qui s'exprime dans les catégories. On comprend donc qu'Aristote
nous invite à « laisser de côté » (5) , dans l'étude des sens de
l'être, l 'être en tant que vrai.
Devons-nous suivre pour autant un tel conseil ·? Nous le
pourrions si la théorie de la vérité esquissée dans ce p assage
était la seule que nous proposât Aristote. M ais les interprètes
ont noté depuis fort longtemps une dualité de points de vue dans
la conception aristotélicienne de la vérité : d 'après certains
textes (dont le plus important est celui, déj à cité, de E, 4 ) ,
l ' être comme vrai résiderait dans u n e liaison de l a pensée ( auµ -

7tÀo K� -r�c; 8Loc.vo(oc.c;) , il serait une affection de la pensée ( 7t&6 o c;


èv -rîj 8Loc.vo(qt) (6) ; le vrai et le faux seraient donc considérés
comme des fonctions logiques du j u gement. - Un autre texte, au
contraire , proposerait une conception ontologique de la vérité (7) :
la liaison dans la pensée , pour être vraie, devrait exprimer une
liaison dans les choses ; il y aurait donc une vérité au niveau
des choses {èid -r&v 7tpotyµ&-rwv) , qui résiderait dans leur être-lié

( 1 ) D'une façon générale, le non-être se dit en autant de sens que l'être lui­
même (ce qui n'implique d'ailleurs nullement l'existence du non-être, le dis­
cours pouvant toujours signifier ce qui n'est pas ; cf. p. 1 1 0- 1 1 1 ) . Cf. A, 2,
1 069 b 28 ; N, 2, 1 089 a 1 6 .
( 2 ) E, 4, 1 027 b 25.
(3) Ibid., 1 027 b 3 1 .
(4) Ibid. , 1 028 a 1 .
( 5 ) lbirl. , 1 027 b 34, 1 028 a 3 .
( 6 ) K , 8 , 1 065 a 22, texte qui reprend, e n l a résumant, l a théorie d e E , 4
(cf. 1 027 b 34) .
( 7 ) Mél . , 0, 1 0 .
l()(j LA Sr:JENr:R c< RRr:H ERCHÉE n

ou leur être-séparé ( -réj> auyx.e'i:a6ocL � �knpYja6ocL) ( 1 ) . :e tre


dans la vérité (ci:À·l)6zueLv) consisterait donc, pour le jugement
humain, à dévoiler une vérité plus fondamentale, qu'on pourrait
dire antéprédicative. Mais il y a plus : on ne peut parler de
liaison que pour les êtres composés (c'est-à-dire c eux en qui
réside la liaison obj ective d'une essence et d 'un accident soit
proprement dit, soit par soi) : ainsi ce bois-qui-est-blanc, la
diagonale-qui-est-commensurable (2) . Mais dans le cas des êtres
simples (cX:auv6e-roc, &nÀoc, ci:8Loctpe-roc), leur vérit.é ou leur fausseté
ne peut résider que dans leur saisie (füyeî:v) ou leur non-saisie
par un savoir : la vérité ne peut être ici qu'antéprédicative,
car de tels êtres peuvent bien être obj ets d'énonciation ( cpocaLç),
mais non de j ugement (x.oc-roccpocaLç) , et Aristote prend bien soin
de rappeler ici que la cpocaLç n'est pas une x.oc-roccpocaLç (3) , puis­
qu'elle n'implique pas d 'attribution : elle serait simplement la
p arole humaine à travers quoi se dévoile la vérité de l 'être.
M . Heidegger, qui note à plusieurs reprises cette dualité de
points de vue dans les textes aristotéliciens, privilégie ce dernier
passage et, plus généralement, tout le chapitre 0, 10, en qui
il voit le lieu « où la pensée d'Aristote sur l'être de l'étant atteint
son sommet » (4). A l'inverse, Brentano , qui notait déj à la même
dualité, privilégie les textes où Aristote voit dans la proposition
le lieu de la vérité de la fausseté ; ce n'est que secondairement
que les choses pourraient être dites vraies, en ce sens que c'est
sur elles que porte la vérité du j ugement : une chose o u un état
de choses sont dits vrais ou faux lorsqu'ils sont ou ne sont pas
ce que le j ugement vrai dit qu 'ils sont (5).
En réalité, la contradiction entre ces textes, contradiction
que W. Jaeger croit devoir résoudre par le recours à une évolution
de la pensée d 'Aristote sur ce point (6) , est peut-être plus appa­
rente que réelle. La clé nous en est fournie, semble-t-il, par le
passage de E, 4, 1 028 a I , où nous lisons que l 'être en tant que
vrai renvoie à « l'autre genre de l'être ». L 'être en tant que vrai,

( 1 ) 0 , 1 0 , 1 0 5 1 b 2.
(2) Exemples donnés en 1 0 5 1 b 2 1 .
( 3 ) 1051 b 24 .
(4) Plalo11s Lehre vo11 der Wahrheil, p . 44 ; cf. Brie( li ber den Humanismus,
M. a l lem., p . 7 7 .
( 5 ) Von der mannigfache11 Bedeulung des Seienden nach Arislo/eles, p . 3 1 -32.
(6) Contrairement à ce qu'on pourrait penser, c'est la conception de 0 , I O
q u i serait postérieure à celle de E, 4 : Ar. aurait dû élargir après coup, pour
tenir compte de l 'existence des li7tÀii, son premier concept de la vérité, entendue
comme synthèse. Cf. Studien zur Enlstehungsgeschichle . . . , p . 26-28, 49- 53 ;
Aristoleles p. 21 1 - 1 2. Déj à H. MAIER (Die Syllogislik des Ar., 1, p. 5 ss. ), avait
noté In contradiction apparente entre ces deux sé1·ies de textes.
V &TRE COMME VRA I 1 67

remarque pertinemment Brentano, ne peut être rangé parmi les


signi fica tions de l'être proprement dit, pour la même raison qui
fait que la logique ne peut trouver place dans les classifications
du savoir ( 1 ) . C'est que, dans les deux cas, le rapport entre les
deux termes n 'est pas celui de la partie au tout : si la logique
n'est pas une science pai·m i d ' autres, c 'est que, étant théorie
de la science, elle a en un sens la même extension que la totalité
du savoir ; de même, l 'être en tant que vrai ne fait pas « partie »
de l'être proprement dit, parce que, redoublant celui-ci, il a
en un sens la même extension que lui.
M ais en quoi consiste donc ce « doublement » ? Peut-être
faut-il dépasser ici l ' alternative de l ' adéquation et du dévoile­
ment à quoi les interprètes - et notamment M. Heidegger -
voudraient nous contraindre. En réalité , la vérité est touj ours
dévoilement, non seulemen t quand elle est simple énonciation
( cp&.aL<;), mais aussi quand elle est j ugement ( Xot't'&.cpoc.aLç). Car
le j ugement ne consiste pas à attribuer un prédicat à un sujet
conformément à ce que serait dans la réalité l'être même d u
suj et : ce n ' est p a s nous q u i créons la liaison du sujet et du prédi­
cat (ce qui nous obligerait à sortir ensuite du j ugement - mais
comment le pourrions-nous ? - pour nous assurer que cette
liaison est bien adéquate au suj et réel de l 'attribution). Dans le
j ugement, nous ne disons pas seulement quelque chose de quelque
chose, mais nous laissons dire en nous un certain rapport de
choses (2) , qui existe en dehors de nous. C'est cette priorité
du rapport de choses sur le jugement en qui il se dévoile qu'Aris­
tote exprime en termes non équivoques : « Ce n 'est pas parce que
nous pensons avec vérité que tu es blanc, que tu es blanc, mais
c'est parce que tu es blanc, qu'en disant que tu l'es, nous sommes
dans la vérité (3) . » La liaison n'est donc pas le fait du j ugement :
il est des choses dont l 'être est d 'être ensemble ou de n'être pas
ensemble (4) , et c'est cet être-ensemble ou ce non-être-ensemble
qui se dévoile dans la vérité du j ugement, de la même façon que
l'être des choses non composées se dévoile dans la vérité de la
saisie (6Ly&iv) énonciative. Parler d ' une vérité des choses, c'est
simplement signi fier que la vérité du discours humain est tou­
j ours préfigurée ou plutôt prédonnée dans les choses, même si
elle ne se dévoile qu'à l'occasion du discours que nous instituons
sur elles. Il y a une sorte de précédence de la vérité à elle-même,

1) Von der mannigfache11 Bedeulung , p . 39 et n. 44.


...

(2) 0, 10, 1 05 1 b 1 1 ; cf. 1051 b 2.


(3) 0, 10, 1051 b 6 ; cf. Catég. , 1 2, 1 4 b 16 88. ; De lnlerpr., 9, 1 8 b 37 as,
(4) Ce que les phénoménologues appellent un Sachuerhall.
1 68 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

qui fait qu'au moment même où nous la faisons être par notre
discours, nous la faisons être comme étant déj à là. C'est cette
tension, inhérente à la vérité elle-même, qu'exprime la dualité
des points de vue, ou plutôt des vocabulaires, entre lesquels
semble hésiter Aristote. La vérité « logique » , c 'est le discours
humain lui-même en tant qu'il accomplit sa fonction propre,
qui est de parler de l 'être. La vérité ontologique, c'est l 'être
lui-même, l 'être « proprement dit », c'est-à-dire en tant que nous
parlons de lui ou du moins que nous pouvons parler de lui.
Dès lors , il n'est pas faux de voir avec M . Heidegger dans la
vérité « logique » un pâle reflet de la vérité ontologique ou plutôt
un « oubli » de son enracinement dans celle-ci. Mais il n'est pas
faux non plus de voir avec Brentano dans la vérité ontologique
une sorte de proj ection rétrospective dans l 'être de la vérité
du discours.
Ce balancement, qui, comme on le voit, n 'est pas accidentel,
va nous permettre de comprendre une phrase du livre 0 , qui a
beaucoup gêné les commentateurs parce qu'elle semble contre­
dire cette phrase du livre E où Aristote nous invitait à exclure
l 'être en tant que vrai de la considération de l'être « proprement
dit ». Avant d 'aborder le développement déj à cité sur la vérité,
Aristo te rappelle une fois de plus la distinction des significations
de l 'être : « L'être et le non-être se disent selon les figures des
catégories ; ils se disent ensuite selon la puissance ou l ' acte
de ces catégories ou selon leurs contraires, et enfin l'être par
excellence est le vrai ou le faux (T6 8È xuptÙlTOCTOC 1lv cXÀ1) 0Èc; �
ljie:ü8oc;) ( 1 ). » Ce dernier membre de phrase, a-t-on, remarqué, est
en contradiction formelle avec la doctrine du livre E (2) . M ais la
tendance de la vérité logique à se précéder elle-même dans l 'être
comme vérité ontologique permet, semble-t-il, d'expliquer cette
contradiction. Dans le premier texte, il s'agissait de la vérité
logique, dans le second de la vérité ontologique. La première
était à exclure de l 'être proprement dit, auquel elle n ' aj outait
aucune détermination, puisqu'elle en était seulement le double
pour la pensée. La seconde se confond avec l'être proprement
dit, dont elle partage l'extension. Mais qu'entend Aristote lors­
qu'il dit qu 'elle est « l'être par excellence » ? Sans doute, d ' abord,
que la vérité ontologique ne signifie pas telle ou telle partie de
l'être, mais l 'être dans sa totalité ; mais peut-être aussi que nous

!Il 0, 10, 1051 a 34.


2 C'est pourquoi M . Ross ( I I, 274) considère xupLÙ>TcxTcx !lv comme une
adj onction et n'en tient pas compte. Quant à M . Tricot, il fait porter contre
toute vraisemblance, xupLÙ>TcxTcx !lv sur ci'.>.'1)6èc; � ljie:ülloc;, et non sur To Ill:.
L ' &TRE COMME VRA I 1 69

ne pourrions rien dire de l'être s 'il n 'était vérité, c'est-à-dire


ouverture au discours humain qui le dévoile, et que là est peut­
être son « excellence ». Mais pas plus dans cette perspective que
dans la première, l 'être comme vrai ne peut être rangé parmi les
significations de l'être, car il est, pourrait-on dire, la signifi­
cation des signi fications, ce qui fait que l 'être a des significations,
puisqu 'il représente a parte entis cette ouverture, cette disponi­
bilité fondamentales par quoi un discours humain sur l 'être
est possible.
M ais avant de « laisser de côté » , comme nous y invite Aristote,
l 'être au sens de vrai, il convient d 'envisager une obj ection
possible : l'être en tant que vrai est, avons-nous dit, ce qui fait
que l'être peut être signi fié. Or la signification de l'être nous est
touj ours apparue j usqu 'ici à travers le discours attributif ( 1 ) ,
alors que la vérité , comme le souligne l e texte du livre 0 , peut.
advenir aussi bien dans la simple énonciation ( cp&cnç) que dans
le jugement attributif (xcx-r&cpcxaLç). Dès lors, devons-nous renon­
cer à reconnaître une égalité d'extension entre l 'être au sens de
vrai et l 'être proprement dit, celui dont Aristote nous dit qu 'il
comporte une pluralité de signi fica tions ? Conséquence para­
doxale, puisqu 'il faudrait dire alors que l'être proprement dit,
l ' être en tant qu'être , n'est pas tout l'être , puisqu 'il laisserait
subsister en dehors de lui un être qui se révélerait seulement. dans
l a fulguration de la saisie (6Lye:î:v) énonciative , donc en dehors de
toute attribution.
M ais en réalité la saisie énonciative elle-même comporte une
attribution implicite , qui est celle de l 'essence. « Saisir » cet
indivisible qu 'est Socrate, c'est saisir son essence ; or, lorsque nous
disons de Socrate qu'il est homme , ou plutôt qu 'il est cet homme,
que faisons-nous d 'autre que dire son essence ? La distinction
du livre 0 entre la xcx-r&cpcxaLç et la cpaaLç définit donc moins
l'opposition entre jugement attributif et discours antéprédicatif
q u 'entre attribution accidentelle (où nous disons quelque chose
de quelque chose, xcx-r& -rLvoç) et attribution essentielle (où nous
affirmons quelque chose, TL) . Toute attribution n'est pas une
composition : quand j 'attribue l 'essence à ce dont elle est l 'essence
(ce que les modernes appelleront jugement analytique) , je n'opère
pas de synthèse ni ne me réfère à une synthèse qui serait déj à

( 1 ) Le lien entre signification et attri bution est manifeste en ce qui concerne


les catégories. Mais les autres distinctions elles-mêmes, celle de l 'être par soi
et de l'être par accident, comme de l 'être en acte et de l'être en puissance,
ont été introduites par Aristote comme conditions de possibilité du discours
prédicatif.
1 70 f,A S C T EN CF: « RF:CllERCHÉE »

dans les choses ; mais il n ' y en a pas moins dans ce c a s vérité ou


erreur, et c'est tout ce que voulait dire Aristote lorsqu'il corri­
geait au livre 0 la théorie du livre E selon laquelle il n'y aurait
vérité ou erreur que là où il y a composition et division.
Il est donc permis de souscrire à l'interprétation de Brentano,
selon laquelle l 'être comme vrai désigne chez Aristote l 'être
comme copule dans la proposition ( 1 ) , sans opposer pour autant
cette interprétation à une concep tion « ontologique » de la vérité .
On comprend p a r là tout à la fois q u e l e livre E n o u s invite à
« laisser de côté » l 'être comme vrai dans l 'énumération des sens
de l ' ê tre et que le livre 0 le présente au contraire comme « l ' être
par excellence ». Car en tant qu'être de la copule , il n'est pas une
signi fication parmi d ' autres, mais le fondement de toute signifi­
cation : le verbe être, considéré dans sa fonction copulative (2) ,
est le lieu privilégié où l'intention signifiante se dépasse vers les
choses et où les choses naissent au sens, un sens dont on ne peut
dire qu 'il était caché en elles et qu'il suffisait de l'y découvrir,
mais qu'il se constitue en même temps que le dire. Dès lors il y
aura autant de sens de l'être que de modalités du dire : « D 'autant
de façons l'être se dit, d ' autant de façons il signifie )) ( omxx.wc;
yocp Mye:-rotL, -roaotu-rotx_Cic; -ro e:!votL O"l)µottve:L) ( 3 ) , ce que saint
Thomas traduira , sans être infidèle à la pensée d 'Aristote :
« Quot modis praedicalio fit, tot. modis ens dicitur (4). >>
Finalement donc, les différents sens de l 'être se réduisent aux
différents modes de la prédication , puisque c'est à travers ceux-ci
que ceux-là se constituent. C'est donc aux catégories ou figures
de la prédication que l'on peut sans inconvénient ramener les
significations multiples de l'être : la distinction de l'acte et de la
puissance comme de l 'être par soi et de l 'être par accident
exprimait la possibilité d ' une pluralité de significations, beaucoup
plus qu'elle ne constituait un premier énoncé de ces signi fications
elles-mêmes. On ne s'étonnera donc pas que le livre Z s'ouvre sur
une distinction des sens de l 'être qui se réduit à la distinction des
catégories ( l 'être en acte et en puissance, l'être par accident et

( 1 ) Von der ma11nigfache11 B edeulu 1 1g ... , p . 36-37.


(2) Aristote ne semble pas avoir pressenti la fonction proprement exislen­
lielle du verbe etre. Lorsque l'être se dit a bsolument (cf. p. 1 42, n. 1 ) , c'est-à-dire
sans prédicat, il comporte une attribution implicite, qui est celle de l'essence :
être, c'est etre une essence. Cf. E. GILSON, L ' etre et l'essence, p. 46 ss. Cf. cepen­
dant en sens contraire S. MANSION, Le jugement d ' ex istence chez Aristote ;
J . - :\I . LE BLON D, Logique el méthode chez Aristote,
(3) A, 7, 1 0 1 7 a 23.
Ir•
Partie, chap. IV, § 2.
(4) ln Mel., V, lect. 9, n• 893, Cathala (cf. n • 890) ; cf, ln Phys., I I I,
lect. 5, a . 15.
J.,ES r:A T É GO R TES 1 71

l 'être comme vrai n ' é tau L plu1> ici nommés) : « L 'è t.re se d i t en
plusieurs sens , comme nous l 'avons expliqué précédemment dans
le développement sur les signi fications multiples ( 1 ) ; il signifie en
effet tantôt le ce que c'est (Tà TL ÈO'TL) et le ceci (T68e TL) , tantôt
le quel ou le com b ien ou chacune des autres catégories de ce
genre (2) . >> Et la suite du texte montre bien l 'enracinement des
sens de l'ètre dans les modes de la prédication : « Quand nous
demandons de quelle qualité est ceci , nous disons que c'est bon
ou mauvais , et non pas que c'est grand d e trois coudées ou que
c'est un homme ; mais quand nous demandons ce que c'est, nous
ne répondons pas que c'est blanc , chaud ou grand de trois
coudées, mais que c'est un homme ou un dieu (3). » Comme on
le voit, l'essence elle-même est présentée ici comme un prédi­
cable, bien qu 'elle soit dé finie ailleurs comme ce qui est touj ours
suj et et n'est j amais prédicat (4). M ais l 'essence , qui est en effet
le suj et de toute attribution concevable, peut s 'attribuer secondai­
rement à elle-même, et c'est en ce sens qu'elle est une catégorie,
c'est-à-dire l ' une des figures de la prédication, l'un des sens
possibles de la copule. Bien plus, c'est seulement au moment où
elle est attribuée à un suj et comme réponse à la question Qu'esl­
ce ? (TL ÈO'TL ;) que l 'essence, qui ne diffère pas en cela des
autres catégories, se constitue comme signification de l' être (5).

( 1 ) 'Ev -.or.; m:pl -.oü Tt'Oaœxw.;. Allusion au livre /!;. e t , e n particulier, a u


chapitre 7 de ce livre, consacré a u x significations multiples du m o t llv. Dans
ce texte, il est vrai, nous trouvons une énumération p lus vaste que celle du
livre p u isque l'être par accident, l'être comme vrai, l'être en puissance et
Z
en acte y figurent à côté de l'être selon les catégories. M ais celles-ci sont présen­
tées comme figurant les significations multiples de l'être par soi et c'est à leur
propos qu'est formulé le pri ncipe général cité plus haut : • D'autant de façons
l'être se dit, d'autant de façons il signi fie •. Et après avoir rappelé que • parmi
les prédicats (-. w v xœ-.îj yopouµévwv), les uns signifient le ce que c'est, d'autres la
qualité, d'autres la quantité, d'autres la relation, d'autres l'agir et le pâtir,
d'autres le lieu, d'autres le temps •, énumération dans laquelle on reconnaît
les catégories et elles seules, A R I STOTE conclut : • L'être signifie la même chose
que chacun de ces i;i rédica ts (Il, 7, 1 0 1 7 a 22 ss. ) . Les catégories apparaissent

donc ici pour le moms comme les significations privilégiées de l'être, et même
comme les seules significations de l'être par soi . Ce passage va à l'encontre de
l'interprétation de B RENTANO ( Von der mannigfachen Bedeulung . . , p . 1 75 ) , qui,
systématisant des indications de saint Thomas, fait des catégories autres que
l'essence des divisions de l'être par accident (cf. plus loin p . 1 97, n. 1 ) .
(2) Z, 1 , 1 028 a 1 0 .
( 3 ) Ibid. , 1 028 a 1 5 .
(4) Anal. pr. , 1, 27, 43 a 25 ; Phys., 1 , 7, 190 a 34 ; Mét. , Z, 3, 1 028 b 36.
(5) La distinction entre l'essence premi�re ( toujours sujet) et l'essence
seconde (l'essence en tant qu'elle est attribuée) ( Top. , IV, 1, 1 2 1 a 7 ; Cal.,
5, 2 a 1 4 ss. ) ne nous paraît donc pas caractériser, comme le soutient Mgr A. MAN­
SION ( Introduction à la physique aristotélicienne, 2• éd., p . 9, n. 1 0 ) , une période
a ncienne, encore platonisant.e, de la pensée d'Aristote. Car sans cette distinc­
tion on ne comprendrait pas que l'essence püt être une catégorie. C'est seule­
ment dans ia secondarité, c'est-à-dire dans son être-dit, et non dans Ia primarit�
1 72 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

On peut donc ramener la théorie des significations de l 'être


à la théorie des catégories et dé finir les catégories comme étant
les signi fications de l'être en tant qu'elles se constituent dans le
discours prédicatif.

*
* *

M ais une question préjudicielle se pose ici sur la légitimité de


la théorie : comment l'être peut-il avoir des signi fications mul­
tiples sans que le discours humain tombe dans l 'équivoque et se
nie par là même en tant que discours signi fian t ? Le moment
n'est-il pas venu de se rappeler l 'avertissement solennel qu 'Aris­
tote adressait, au livre r, aux négateurs du principe de contra­
diction : « Ne pas signifier une chose une, c'est ne rien signi fier
du tout, et si les noms ne signi fiaient rien, en même temps serait
ruiné tout dialogue entre les hommes et même en vérité avec
soi-même ( 1 ) » ? Si l 'unité de signification apparatt comme la
condition de possibilité d 'un dialogue intelligible comme d'une
pensée cohérente , la multiplicité des significations que nous
sommes contraints de reconnaître au mot le plus fondamental de
tous, le mot être, ne va-t-elle pas risquer de ruiner ce dialogue
et cette pensée ? Conséquence impossible, en vérité, puisque
l 'existence du discours humain atteste, par le fait même, la
possibilité de ce double dialogue avec les autres et avec soi­
même (2) ; mais aussi conséquence absurde, puisque c'est l ' ana­
lyse des conditions de possibilité du discours qui nous a conduits
à la distinction des significations de l'être. II est vrai que le
livre r étudiait les conditions de la cohérence du discours, alors
que la distinction des significations permet d'en comprendre la
fécondité. Mais peut-on fonder la fécondité sur l'incohérence ?
Et, inversement, que serait la cohérence d'un discours qui
n 'aurait rien à dire, qui ne serait signifiant pour autrui que parce
qu'il n'aurait rien à lui signifier ?
II faut donc s'interroger sur le statut des signi fications mul­
tiples de l 'être et, pour cela, recourir de nouveau aux indications

de son être-là, que l'essence peut se constituer comme sens. - Pour les autres
catégories, une telle distinction était inutile, car elles sont toutes secondes
par nature, en ce sens que seule la puissance du discours discerne la quantité,
la qualité, la relation, le lieu, etc., et finalement l 'essence elle-même comme
prédica !,, dans l'indistinction de l'essence concrète primitive.
( 1 ) 1 ·, 4, 1 006 b 7 .
(2) De fait, le livre r considérait comme une évidence (8'ij).ov) que les •

expressions etre et n'etre pas ont une signification définie ( <niµcx!ve:L . . . -ro8!),
de sorte que rien ne saurait être ainsi et non ainsi • ( r , 4 , 1 006 a 29) .
ll01VION Y1vl1E ET S YNON YM.IE 1 73

éparses d 'Aristote sur une théorie générale des significations.


L'être, avons-nous vu , est un rtoÀÀ(l.XWC. /.. e:y 6µe:vov. Mais qu 'im­
plique ce rtoÀÀ(l.XWC. ? Indique-t-il que le mot considéré se dit de
plusieurs suj ets différents, par exemple : l'homme est un être,
l ' animal est un être, etc. ? Mais s'il en était ainsi, tout nom
- sauf, à la rigueur, le nom propre - serait dit rtOÀÀ(l.XWC,, en
vertu de cette constatation, déj à rencontrée plus haut ( 1 ) , que
les choses sont singulières, alors que le langage est général. I l y a
bien en cc sens une ambiguïté fondamentale et irréductible du
discours humain, e t il est naturel que le mot /Sv, le plus général de
tous, comporte , plus que tout autre, cette relation indéterminée
à une plurali té , en l 'occurrence indénombrable, de sujets. Mais
au tre chose est de signi fier plusièurs choses, autre chose de les
signi fier de façon multiple : c 'est à la forme adverbiale de
rtOÀÀ(l.XWC. ou rtÀe:ov(l.xwc,, plus encore qu'à l'idée de multiplicité,
qu'il fau t ici s'attacher. Le mot être, comme d ' une façon générale les
rtoÀÀ(l.XWC. /..e:y 6µe:v(I., ne signifie pas seulement des choses diffé­
rentes, mais il les signi fie difTéremment et nous ne sommes j amais
sûrs qu'il ait le même sens à cha que fois : il s 'agit donc ici d ' une
pluralité de significations, et non pas seulement d 'une pluralité de
signi fiés - remarque qui implique tou te une théorie du langage ,
puisqu'elle tend à reconnaître , entre le signe et la chose signifiée,
l'exis tence d ' un domaine intermédiaire, celui de la signi fication,
qui va introduire un facteur supplémentaire d 'indétermination
dans le rapport déj à ambigu du signe et de la chose signifiée (2) .
Ce son t les difTérentes formes de ce nouveau rapport entre
signe et signi fication qu'Aristote distingue dès les premières
lignes du traité des Catégories : « On appelle homonymes les
choses dont le nom seul est commun , alors que l'énonciation de
1 'essence conforme à ce nom ( o X(l.'t"OC -ro1'voµ(/. Myoc, -r�c, oôal(l.c,)
est di ITérente » ; ainsi, un homme réel et un homme en peinture
sont homonymes en ce qu 'ils n'ont de commun que le nom (3), ou

( 1 ) Ré{ut. sop h . , l, 16[; a 7. Cf. plus haut, p. 1 1 6.


( i ) Cf. plus haut, p . 1 1 9 .
(3) Catégories, 1 , 1 a 1 . Cet exemple n ' est prob ant q u e dans la mesure oi1
l'on admet : 1 ) Que l'âme est l'essence de l'homme ; 2) Que l'âme est la forme
du corps o rg a n is é , c'est-à-dire vivant et a fort i or i réel. D e là cette affirmation
maintes fois répétée par Aristote qu'il n'y n qu'un rapport d'homonymie entre
le vivant et le mort ( Gen . a n . , I I , 1 , 735 a 7, 734 b 24 ; IV, I, 766 a 8 ; De anima,
I I, 1, 4 1 2 b 1 4 ; Mét . , Z, IO, 1 035 b 24), comme ent.re le vivant et ce qui en est
une simple image ( cf. Pari. a n i m . , 1 , 1, 640 b 33). M ais il faut voir surtout dans
l'exemple des Caté gor ies une allusion cri tique à la théorie des Idées : entre la
chose sensible et l'idée, qui, pour Aristote, n'en est que le dou ble idéal, il
n'y a - dans la théorie platonicienne le/le que l'entend Aristote - qu'un simple
rapport d'homonymie ( cf. Z, 1 6, 1 040 b 32 ; M , 1 0, 1 086 b 27 ; Top., V I I , 4,
1 54 a 1 6-'20 ) .
1 74 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

encore - exemple plus probant et qui deviendra traditionnel


dans l 'Ecole, à qui Spinoza l 'empruntera - il y a homonymie
entre le Chien, constellation céleste, et le chien, animal aboyant ( 1 ) .
Inversement, « on appelle synonymes les choses dont l e n o m est
commun, lorsque l ' énonciation de l 'essence conforme à ce nom est
la même » (2) : par exemple, homme et bœuf sont synonymes en
tant qu'animaux, puisque an imal est leur commune essence.
On fera deux remarques à propos de cette distinction (qui,
sous les noms d ' équivocité et d ' u n ivocité, deviendra traditionne lle
avec la scolastique) . La première est que ce tte distinction
concerne immédiatement les choses, et non les mots : ce n'est pas
le mot qui est dit homonyme ou synonyme, mais les choses qu'il
signifie (3) . Certes, celles-ci ne sont dites homonymes ou syno­
nymes qu 'en tant qu'elles sont nommées, et l'on pourrait donc
penser qu'il s 'agit là d 'un rapport extrinsèque et accidentel ;
mais en réalité, l ' exemple même donné par Aristote (l'homme et
le cheval sont synonymes en tant qu 'ils sont l ' un et l'autre
animaux) montre qu 'il n'en est rien dans le cas de la synonymie :
la synonymie exprime un rapport bien réel, qui consiste ici dans
l 'appa1·tenance à un même genre ; quant à l 'homonymie, nous
verrons qu'elle n 'est pas touj ours accidentelle. La synonymie et
l 'homonymie ne sont donc pas de simples accidents des choses,
en tant q u ' elles sont nommées, mais peuven t désigner des pro­
priétés réelles, en tant qu'elles sont révélées par le discours.
La deuxième remarque est que l 'homonymie et la synonymie
concernent l ' une et l ' autre le rapport d 'un signe unique à une
pluralité de signifiés ( homme par rapport à l'homme réel et à
l ' homme en image, dans un cas ; an imal par rapport au bœuf et à
l ' homme, dans l 'autre ) . La différence entre l ' homonymie et la
synonymie n'est donc à chercher ni dans le nom (qui est unique
dans les deux cas ) , ni dans les signi fiés (qui sont multiples dans les
deux cas ) , mais dans le niveau intermédiaire de la signi fication
(ce que les Catégories désignent par l'expression o x.cx't'à; 't'oÜvoµot
Myo<; "t'�<; oùalot<;) , qui est unique d a m ; le c a s de la syno-

( I l cr. Rhelor., n, 24 , 140 1 a 1 5 .


( 2 ) Cal., 1 , 1 a 6.
(3) I l est à peine besoin de si1maler que, ne serait-ce que pour cette raison,
cette terminol ogie s'écarte de l'usage moderne de ct>s Lermcs. Ce que nous appe­
lons synonymie ( unicité de la chose, pluralilé des noms) est quelquefois appelée
de ce nom par Aristote, mais les commentateurs parlent plus logiquement
dans ce cas de polyonym ie (cf. p. 1 38, n. 1). QuanL à notre homonymie, elle
correspond à l 'usage ancien du term� lorsque nous disons homonymes deux
personnes qui portent le même nom, mais non lorsque nous disons homonymes
deux mols qui se prononcent de même. Nous nous conformerons dons Io
suite à l' usage aristotélicien, el non moderne, de ces mots.
H01VJON YMIE ET S YNON VMIE 1 75

nymie, double ou plus généralement multiple , dans le cas de


l'homonymie ( 1 ) .
L a synonymie n'exige pas beaucoup d 'explica tions, car elle
est la règle. Du moins doit-elle l'être, si l 'on veut que le langage
soit signi fiant. Elle exprime l'exigence, formulée au livre r, d 'une
signification unique pour un nom unique. Ou plutôt elle précise le
sens de cette exigence : ce qu'il faut pour que nous soyons compris
quand nous parlons ou que notre pensée soit cohérente , ce n 'est
pas, à proprement parler, que chaque nom signifie une chose
unique, car ce tte correspondance est à la rigueur impossible,
puisque les noms sont en nombre limité, alors que les choses
sont in finies en nombre ; mais il faut que chaque nom ait une
s ignification une ou - ce qui revient au même - qu'il signi fie
une seule essence. Ainsi le mot an imal a beau s ' appliquer au
bœuf, à l'homme, à une pluralité d'espèces et à une infinité d 'indi­
vidus, il n 'en est pas moins univoque, puisque l'homme, le bœuf,
e tc . , ont une même essence, qui est d'appartenir au genre animal.
Si la synonymie est la règle, l'homonymie ne peut qu'être
inj usti fi able. Nous avons vu l'usage (à vrai dire , inconscient,
en l'absence d ' une théorie de la signi fication) que les sophistes
faisaient de l' homonymie : usage qu' Aristote a dénoncé comme
le fondemen t de toutes leurs erreurs. Un langage équivoque
cesserait. d 'être signi fiant et par là se supprimerait comme lan­
gage : il faut donc admettre que l'homonymie, si elle existe ,
est une exception, qu'elle répugne à la nature du langage. C'est
pourquoi les commentateurs diront que l'homonymie proprement
dite est accidentelle, fortuite, qu'elle est oc7t'à 'tO)('Y)t; (2). Mais,
s'il en est ainsi , elle sera aisément corrigible : il suffira de donner
des nom s différents aux significations différentes du nom primitif
ou du moins de savoir qu'une telle distribution est possible
(ainsi le savant pourra-t-il , s'il veut à tout prix éviter l'homo­
nymie , donner des noms différents au Chien-constellation et au
chien-animal ) . La seule homonymie inj usti fiable et irrémédiable,
celle que présupposaient les négateurs du principe de contra­
diction, consisterait à attribuer une infinité de significations
possibles à un nom déterminé. Mais tant que le nombre des
signi fications est limité et que ce nombre est connu (3) , il y a

( 1 ) Par là s'explique la traduction scolastique de ces termes : la synonymie


est l'un ivocité (una vox : une seule signification), l'homonymie est dite équivocilé
ou plus généralement mullivocité.
(2) L'expression se trouve déj à chez ARISTOTE, Eli!. Nic. 1 , 4, 1 096 b 26.
(3) On verra plus loin l'imporlance de cette remorque àpropos du nombrr
des ca tégories (p. 1 89, n . 2 ) .
1 76 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

certes imperfection, mais non pas au point que le langage soit


mis en danger : < < Il est indifférent qu'on attribue plusieurs sens
au même mot, pourvu qu 'ils soient en nombre limité , car l'on
pourrait, à chaque définition, assigner un nom différent : par
exemple, on pourrait dire que homme présente , non pas un
sens, mais plusieurs , dont un seul aurait comme dé finition animal
b ipède, tandis qu'il pourrait y avoir encore plusieurs autres dé fini­
tions, pourvu qu'elles fussent en nombre limité ; car alors un nom
particulier pourrait être affecté à chacune des définitions ( 1 ) . »
C'est à cette distinction entre la synonymie, forme normal e
du rapport des choses e t des noms, e t une homonymie accidentelle
et aisément réductible, que semblent s'en tenir les Calégol'ies
et aussi les Top iques . Dans quelle classe ranger alors le mot
êll'e ? La réponse n'est peut-être pas si aisée et, dans des écrits
que l'on peut - pour cette raison entre autres - considérer
comme appartenant à une période ancienne de la spéculation
d'Aristo te, on note une certaine incerti tude. - D ans les Top iques ,
notamment, l'être semble bien êt.re considéré comme un homo­
nyme : Aristote ne le dit pas expressément de l'être, mais il
attribue au Bien une homonymie qui présuppose elle-même
l' homonymie de l'être. Il y a, dit-il , plusieurs mé thodes pour
s 'assurer si un t.erme est homonyme ou synonyme (7t6-re:pov
7to"J...t.. a.xwc, � µovocxwc, -réii e:t8e:L l..éye:-ra.L) (2) ; l'une d'elles consiste
à se demander si un même terme peut s'employer dans plusieurs
ca tégories de l'être : s'il en est ainsi , dit Aristote, ce terme ,
ou plutôt la chose qu 'il exprime, peut ê tre considéré comme
homonyme. On le voit, la méthode consiste ici à étendre à
d'autres termes que l' être l'homonymie, ici présupposée , qui
se manifeste d ans le fait que l'être se dit selon une pluralité de
ca tégories. L'exemple du Bien éclaire la méthode préconisée par
Aristote : c c Ainsi , le bien en fait d' aliments est l' agent du plaisir
et, en médecine , l'agent de la santé, tandis qu'appliqué à l ' âme,
il signifie être d ' une certaine qualité, comme tempérant, coura­
geux ou j u ste ; et de même encore si on l ' applique à l'homme.
Quelquefois le bien a pour ca tégorie le temps : par exemple,
le bien qui arrive au moment opportun, car on appelle un bien
ce qui vient en temps opportun. Souvent, c'est la catégorie de
l a quantité, quand le bien s 'applique à la j uste mesure, car la

( 1 ) I', 4, 1 006 a 34 SS.


(2) Top., 1 , 15, 106 a 9. Le 't'êi) d3e:L signi fie ici, comme Je note Alexandre
(97, 2 1 ) , que c'est dans l'unicité ou la multiplicité des définitions (d3oc; peut
avoir le sens de défin ition ; cf. BoNITz, lnde:c arislolelicus, sub v•) que se mani
reste la synonymie ou l'homonymie .
HOMON YMIE DE L' �TRE 1 77

j uste mesure est aussi appelée un bien ( 1 ) . » Cette analyse séman­


tique nous révèle donc que le bien se dit dans plusieurs catégories
de l 'être : ici les catégories de l'agir, de la qualité , du temps, de
la quantité. D'où la conclusion qu'en tire Aristote, en vertu
de la règle posée plus haut : « Donc le bien est un homonyme (2) . »
Si l'on interprète cette affirmation à la lumière des définitions
données plus haut de l'homonymie et de la synonymie, on en
mesurera toute la portée, non seulement sémantique, mais
métaphysique : il ne s' agit pas seulement de constater - ce
qui serait une b analité - que le mot bien s'applique à une
pluralité d'obj ets, mais que, d'un genre de choses à l'autre , il
change complètement de signification. Ce qui fonde , sur le
plan de l'être, la synonymie du bœuf et du cheval, c'est qu 'ils
sont l'un et l'autre des animaux, qu 'ils appartiennent l'un et
l 'autre au genre an imal. M ais il n'y a pas de fondement ontolo­
gique de l'homonymie : ou plutôt toute homonymie renvoie à
une homonymie plus fondamentale, qui est celle de l'être lui­
même et se traduit par sa dispersion en une pluralité de catégories.
Dire que le Bien peut s' attribuer sur le mode de l 'agir, de la
qualité , de la quantité , du temps, c'est reconnaître - telle est
du moins ici l'intention avouée d 'Aristote - qu'il n'y a rien de
commun entre l' action bonne, la perfection qualitative, la j uste
mesure et le temps opportun : ils ne sont pas les espèces d'un
même genre, qui serait leur essence , ou du moins le fondement
commun de leurs essences respectives ; ce qui veut dire encore
que le Bien en tant que Bien (c'est-à-dire un Bien qui ne serait
pas envisagé selon telle ou telle catégorie particulière) n'est pas
un genre, que le Bien en tant. que Bien n'a pas d'essence. El s'il
en est ainsi , c'est parce que les catégories de l'être ne sont pas
les espèces du genre être , c'est-à-dire encore parce que l'être
en tant qu'être n'est pas un genre et qu'il n'a pas d 'essence.
Si ce qui autorise la synonymie est l'appartenance à un même
genre , la possession d'une même essen ce, l'homonymie de l'être
comme celle du bien impliquent la privation d 'une telle commu­
nau té d'essence.
On aperçoit alors la signi fication polémique de la thèse
soutenue par les Top iques : la théorie de l'homonymie de l'être,
et plus encore celle de l'homonymie du bien, qui en est présentée
comme le corollaire, sont dirigées contre Platon. Il y a des biens
et, qui plus est, des biens qui ont des sens difl'érents , mais il

( 1 ) Top . , l, 15, 107 a 5 ss.


(2) Ibid. , 107 a 1 1 .
1 78 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

n'y a pas d ' idée du Bien, au sens où l ' idée désignerait l 'unité
d 'une multiplicité ; partant, il n'y aura pas de science, si élevée
soit-elle, qui puisse prendre le Bien comme objet, puisque le
Bien échappe à toute définition commune. Dans l' Éthique à
Eudème, d 'ailleurs, l 'homonymie du Bien est expressément
invoquée contre la théorie des Idées : « Dire qu'il y a une Idée
non seulement du Bien, mais de toute autre chose, c'est s'expri­
mer de façon verbale et vide (ÀoyL>Cwc; xa.:t xe:vwc;) . . Car le bien .

se dit en plusieurs sens et en autant de sens que l 'être ( 1 ). »


Et. après avoir de nouveau énuméré les sens multiples de l'être
et les sens correspondants du bien (2) , Aristote conclut : « De
même donc que l 'être n'est p as un dans les catégories q u' on
vient d 'énumérer, de même le bien n'y est pas u n non plus ;
et il n ' y a pas davantage une science unique de l 'être ni du
bien (3). » Mais on pourrait penser qu 'ici la critique du plato­
nisme ne porte pas seulement sur l ' i dée la plus éminente - celle
du Bien ou de l' être - mais sur l ' idée en général. L'homonymie
de l 'être ne serait qu'un cas particulier d 'une homonymie plus
générale, qui serait celle de tout terme commun (xoLv6v). C'est
ce que semble confirmer la suite du texte ci-dessus de l' Eth ique
d Eudème : « Il faut aj outer qu'il n 'appartient même pas à une
science unique d'étudier tous les biens de catégorie identique,
par exemple, l'occasion et la mesure ; et que c'est une science
différente qui doit étudier une occasion différente, une science
différente qui doit étudier une mesure différente (4). » Ainsi ,
l 'occasion ou la j uste mesure alimentaires relèvent de la médecine,
mais c'est à la stratégie qu'il appartient de déterminer l 'occasion
dans les actions guerrières. D'où la conclusion d 'Aristote : s'il
n'appartient même pas à une science unique d 'étudier tel genre
p articulier du bien, a fortiori sera-ce « perdre son temps que de

( 1 ) Eth. Eud. , I, 8, 1 2 1 7 b 20-26. La phrase intermédiaire que nous omet·


tons dans notre citation contient un argument qui rompt l'enchainement des
idées (quand bien même elles existeraient, les ldél's ne seraient d'aucune utilité
pratique). Le y� de la phrase suivante paraît bien dès lors expliquer le
:>.oyLxwç xcxt xe:vooç de la première phrase : c'est parce que l'être et le bien
se disent 'lt'OÀÀcxxwç que l' idée de Bien, n'étant pas l'unité réelle d'une
multi p licité, est • verbale et vide • .
(2) L 'énumération est ici plus complète que dans le passage des Top iques :
Je bien se dit selon l'essence (il est alors l'intellect ou Dieu ), selon la qualité
(le j uste), selon la quantité (la mesure), selon le temps (l'occasion), selon l'agir
et le pâtir dans le mouvement (l'enseignant et !'enseigné). Le passage parallèle
de l' Elhique à Nicoma que ( 1 , 4, 1 096 a 27) distingue en outre le bien selon la
relation (l'utile) et le bien selon le lieu (le séj our favorable, 8(cxL't'ot) ; mais nous
verrons que l'Elh. Nic. proposera de cette homonymie • une interprétation

plus élaborée que celle des Topiques et de l'Elh. Eud. (cf. plus loin, p. 20 1 ss. ).
(3) Eth. Eud. , 1 , 8, 1 2 1 7 b 33 ss.
(4) Ibid ., 1217 b 35 SB.
HOMON YMIE DE L' lÎTRE 1 79

vouloir attribuer à une seule science l ' étude du Bien en soi » ( 1 ) ,


puisque le Bien en soi n ' est, selon Platon, que ce qu 'il y a de
commun aux biens particuliers. - Mais on pourrait dire qu ' à
vouloir trop prouver, c e passage ne prouve rien e n ce q u i concerne
notre problème : car si l'homonymie du Bien en général est du
même ordre que celle de chaque genre de bien, ou encore si
l 'homonymie de l 'être en tant qu'être ne fait que s'ajouter à
celle de chaque catégorie de l'être, alors cette homonymie ne
désigne rien d'autre que l'inadéquation inévitable, parce q u 'essen­
tielle au discours humain, entre des noms qui sont communs et
des choses qui sont singulières. Mais on pourrait alors en appeler
à Aristote contre lui-même ; s'il est peut-être de bonne guerre
que, dans sa polémique contre Platon, il insiste sur la singularité
proprement ineffable des choses, au point même de remettre
en question la recherche socratique des définitions communes (2) ,
i l n'en reste pas moins que la critique des sophistes a mis en
évidence l'existence d 'unités obj ectives de signification : les
essences (comme fondement de l 'unité de signification d'un
mot) et les genres (comme fondement de l'applicabilité d'un
terme à une pluralité de choses à travers une signi fication une,
c 'est-à-dire comme fondement de la synonymie ) .
L e problème, que ne résout ni l e texte d e s Top iques ni celui
de l' Éthique à E u dè m e - textes l'un et l'autre anciens et qui
trahissent une certaine incertitude dans la terminologie , en
même temps qu'une certaine outrance dans la pensée (3) est -

alors de savoir si l'être est dit homonyme dans ce sens très


général où Aristote oppose à la réalité platonicienne des I dées
l' « homonymie » des termes universels, ou si l'être est homonyme
au sens plus précis que les Catégories donnent à ce terme : celui
d ' une pluralité inj usti fiable de significations. Dans le premier
cas, Aristote opposerait simplement à une ontologie abstraite
de l ' E tre en général la réalité singulière et ineffable des êtres
concrets : il n 'y a pas un E tre, mais des êtres, de la même façon
qu'il n'y a pas une dé finition commune de l 'occasion, mais
que l 'occasion se présente touj ours sur le mode de l'événement et
( 1 ) Ibid., 1217 b 40 ; cf. Ellz. Nic. , 1 , 4 , 1096 a 29-34.
(2) On songe ici a u passage de la Politique ( 1, 13, 1260 a 20) où Aristote
montre qu'il n'y a pas de définition unique de la vertu, parce qu'il y a une vertu
différente de l'homme, de la femme, du maître, de l'esclave, etc. Ainsi Aristote
prend-il le parti de M énon dans la discussion qui l'opposait à Socrate (Mé110111
not. 71 e-72 a ) .
(3) Peut-on soutenir sérieusement qu'il n'y a rien de commun entre l'occa­
sion, la j uste mesure, le séj our favorable, par exemple ? Aristote peut d'autant
moins avoir méconnu le commun caractère normatif de ces notions qu'il les
emprunte toutes les trois au vocabulaire des prescriptions médicales.
180 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

du singulier ou encore que la ration alimentaire de Milon n'est


pas celle de l'athlète débutant ( 1 ) ; mais cette richesse de déter­
minations concrètes, que méconnatt Platon en séparant l ' i dée
de ce dont elle est l' idée, n'empêcherait pas que l'attribution
du mot être aux êtres pût avoir un fondement obj ectif : l'appar­
tenance de ces êtres au genre être, de la même façon que l 'occasion
guerrière et l 'occasion médicale appartiennent à un genre
commun, qui est le temps opportun, ou que les différences
entre la vertu de l'homme et celle de la femme ne sont pas telles
qu'elles rendent tout à fait illusoire la rechel·che socratique
des définitions communes (2) . Dans le second cas, la thèse
-

de l 'homonymie de l 'être aurait une portée plus radicale : elle


signifierait que l'attribution de l 'être aux êtres ne trouve pas
son fondement dans une généralité obj ective, que l'être en tant
qu'être n 'est pas un universel, mais qu'il est au delà de l'univer­
safüé, du moins de cette universalité dominable par le discours
q u'est l'universalité du genre, bref, que l'unité des êtres, suggérée
par leur commune dénomination, n ' a aucun fondement, ou que
du moins ce fondement est problématique et incertain.
De fait, l'enj eu du débat est tel que les textes d'Aristote
semblent manifester une certaine hésitation à le trancher. Pour
exprimer la distinction des catégories, les mêmes Top iques qui
faisaient de l'homonymie de l'être un argument contre le pla­
tonisme emploient couramment le vocabulaire platonicien de
la 8LotCpeaLc; (3). Or, parler de division suppose qu'il y ait

( 1 ) Eth. Nic. , II, 2, 1 104 a 9.


(2) On remarquera que c'est touj ours par rapport à la 1t p ôél;Lc; �u'Aristote
insiste sur l'insuffisance de l'universel et réhabilite, contre la science, l expérience
irremplaçable qui nous met en contact avec l'individuel. Cf. Mét., A, 1 , 981 a
1 9 ss. • Ce n'est p as l'homme (en général) que guérit le médecin, sinon par acci­
dent, mais Caillas ou Socrate . . . Si l'on possède la notion sans l'expérience et
que, connaissant l'universel, on ignore l'individuel qui y est contenu, on commet­
tra souvent des erreurs de traitement, car ce qu'il faut guérir avant tout c'est
l'individu •. Ce texte et ceux, déj à cités, de l'Eth. Eud. et de l'Eth. Nic. (où l'on
notera la fréquence des allusions médicales ; cf. not. Eth. Nic., I, 4, 1 097 a 10)
illustrent, en un sens peut-être plus précis que ne l'entendait GOMPERZ (cf.
plus haut, page 7 ) , l'opposition chez Aristo te du Platonicien et de !'Asclé­
piade. Mais, du pomt de vue de la 6e:oop(a, Aristote demeure platonicien ou
plutôt socratique. Il faut savoir gré à Socrate, nous dit-il, d'avoir découvert les
deux principes qui constituent le point de départ de la science : les discours
inductifs (�1t()()(•rncol MyoL) et la définition générale (-rb op(�e:allaL Ka66>..o u)
( M , 9, 1 086 b 5). Cf. A, 6, 987 b 31 SS.
(3) La catégorie elle-même est qualifiée de 8La(pe:aLc; : Top., IV, 1, 1 20 b 36.
Il convient cependant de remarquer que le mol 8La(pe:aLc; est couramment
employé par Aristote, dans un sens qui n'a plus rien de platonicien, pour dési­
gner les distinctions de signification du livre ll.. Cf. par ex. la référence à ce
livre au début du livre Z ( 1 , 1 028 a 1 0 ) . Mais le contexte du passage des
Topiques montre que le mot 8LaCpe:aLc; y désigne une division 1·éelle, au sens
platonicien, et non une distinction sémantique.
INCERTITUDES D ' A R ISTO TE 181

quelque chose à diviser, que l'être e n tant qu'être soit un tout


dont nous distinguons les parties, un domaine à l'intérieur
duquel nous découpons des régions, o u - pour employer un
vocabulaire plus aristotélicien - un genre que nous divisons
en ses espèces. Bien plus, c'est la Métaphys ique elle-même qui,
au livre r, emploiera le vocabulaire de l'espèce et du genre pour
signifier le rapport des catégories à l'être en tant q u 'être. « Pour
chaque genre, de même qu'il n'y a qu 'une seule sensation, de
même il n'y a qu'une seule science. Par exemple, une science
unique, la grammaire, étudie tous les mots. C'est pourquoi
aussi, en ce qui concerne les espèces de l'être en tant qu'être, c'est
à une science une en genre (µLiiç . . . 'C'éj> yÉveL) qu'il appartiendra
de les étudier toutes, et les espèces de cette science étudieront
les espèces de l'être ( 1 ) . » Ce que veut prouver Aristote dans
ce passage , c'est qu'il y a une science génériquement une
de l ' Un, et le nœud de son argumentation réside dans le fait
q u ' « autant il y a d ' espèces de l'un, autant il y a d 'espèces
correspondantes de l'être » (2). On ne peut s 'empêcher alors de
remarquer que la doctrine des catégories est ici invoquée pour
appuyer une démonstration exactement contraire de celles que
nous trouvions, au suj et du bien, dans les Top iques, l' Éthique
d Eudème et I' Éthique d Nicomaque. Dans ces derniers textes,
il s'agissait de montrer qu'il n'y a pas une science une du Bien,
parce que le bien se dit en autant de sens différents que l'être.
Ici, au contraire, il s 'agit d'établir qu 'il y a une science une de
l ' Un , parce que l ' Un comporte autant d'espèces que l 'être et que
les espèces de l ' Un correspondent à celles de l 'être. Or il n ' est
pas douteux que les c c espèces de l'être » de la Métaphys ique ne
désignent pas autre chose que les significations de l 'être des
Top iques et des deux Éthiques : le p arallélisme même des pro­
blèmes montre que, dans les deux cas, il s 'agit bien des caté­
gories (3). La contradiction entre les deux séries de textes est
donc flagrante.

( 1 ) r, 2, 1 003 b 19 SS.
(2) Ibid. , 1 003 b 33.
(3) Certains commentateurs ont tenté de supprimer la difficulté en niant
qu'il s'agit ici des catégories : ainsi saint Thomas, qui entend par • espèces de
l'être • les di!T�rentes • substances • . M ais, outre l'indice, qui nous paraît très
fort, consti tué par le parallélisme de ce texte avec ceux des Topiques et des
deux Ethiques (la phrase • Autant il y a d'espèces de l'un, autant il y a d'espèces
correspondantes de l'être • parait bien répondre au même problème que la
phrase : • Le bien se dit en autant de sens que l'être •), on peut observer : 1) Que
le seul exemple donné par Aristote dans ce passage va dans le sens de l'assimila­
tion des espèces de l 'être • aux catégories : de même qu'une science une en

genre traitera des différentes espèces de l'être, de même c'est une science une en
182 LA SCIENCE cc RECHERCHÉE n

Autre difficulté : si nous prenons à la lettre le vocabulaire


du livre r, il faudra dire, en vertu des définitions des Catégories ,
que l 'être n'est pas un homonyme, mais un synonyme, puisque
les espèces auxquelles il s'attribue ont en commun l ' apparte­
nance à un même genre. Si les catégories sont les espèces de
l 'être , la quantité, la qualité, la relation, etc . , seront dans l a
même situation par rapport à l'être en tant qu'être q u e l 'homme
e t le cheval par rapport au genre animal, et il n'y aura donc plus
alors d 'homonymie.
I l faudra donc choisir entre deux interprétations de la théorie
des catégories. D 'après la première, les catégories apparaissent
comme des divisions de l ' étant dans sa totalité o u , suivant
l 'excellente expression de H. M aier, des Einleilungsglieder
(l' Einleilungso biekl étant l ' èlv) ( 1 ). C'est la concep tion qui semble
prévaloir chaque fois qu'Aristote emploie le vocabulaire plato­
nicien de la 8toclpe:<rn;, par exemple dans le texte des Top iques
où Aristote emploie le mot 8toclpe:crtc;; pour désigner les caté­
gories elles-mêmes : pour savoir si deux réalités sont entre elles
dans le rapport de genre à espèce, il faut s'assurer que l 'une et
l 'autre en trent < < dans l a même division n (2} ; ainsi le bien ou
le beau ne peuven t-ils être le genre de la science, parce qu'ils
sont des qualités, alors qu'elle est un relatif. Le sens de ce lieu
est clair : il exprime l'exigence de simple bon sens, qui veut que
le genre et l'espèce ne peuvent appartenir à des genres différents
ou encore que le genre du genre est aussi le genre de l'espèce (3).

genre qui traitera des espèces de l 'un, comme l' idenlique e t le sembla ble ( 1 003 b
35) ; or qu'est l 'identique sinon l'un scion l ' essence, et le semblable, sinon l'un
selon la qualité ? Les " espèces " de l'un sont donc bien les sens de l'un, dont Aris­
tote nous dit ailleurs qu'ils correspondent aux sens de l 'être (ÀÉye:-rccL ll' !crccxwç
-ro Clv xcct -ro ltv, iVlél . , 1, 2, 1053 b 25) ; 2) Qu'en faisant des « espèces de l'être »
les difTérenles « substances '" comme le fait saint Thomas, on n'échappe pas à
la difficulté mise en évidence par Alexandre (249, 28) : comment peut-il y
avoir des espèces de l 'être ou de l'un (qu'il s'agisse de catégories ou de • subs­
tances • ) , puisque l'être cl l'un ne sont pas des genres (cf. § suivant) ?
( 1 ) H. llIAmR, D i e Syllogistilc des Arisloleles, I l, 2, p. 300, n. I . Bien que
nous tradu isions généra lement ilv par 2/re, conformément à l'usage le plus
fréquent de ce mot en fra nçais, il nous arrivera de recourir à la traduction
élan/ chaque fois q u ' i l s'agira d'opposer l 'ilv à l'e:IvccL.
(2) Top . , IV, 1, 120 b 36.
(3) On trouvera une application de ce précepte dans la recherche de la
définition cle l 'àme au début du De an ima : « Il est nécessaire de déterminer
par d ivision ( llLûe:ï:v) dans lequel des genres suprêmes se trouve l'âme et ce
qu'elle est, j e veux dire si elle est un c e c i et une essence ou une q uali té o u une
quantité ou quelque autre des catégories issues de ln division (xcct TLÇ cl!À);I) -rwv
8LccLpe:6e:Lcrc7iv xcc-r1JYopLwv) " ( 1 , 1 , 402 a 22) . Cette dernière expression ne peut
signifier que les catégories 011/ élé div isées (cur il ne s'agit pas de déterminer la
place de l'l\me à l ' i n térieur d' une catégorie donnée, puisqu'on ignore encore
à quelle cutégorie elle appartient), mais qu'elles ont été clistinguées par une
division préalable.
1NCERTI1' UDES D ' A l USTOTE 183

La qualité, le relatif sont donc prése� tés ici comme des genres,
mais qui seraient eux-mêmes des « divisions » d ' un genre plus
universel. Ainsi entendue, la théorie des catégories ne serait que
le couronnement d'une conception hiérarchique de l 'univers,
où, de l'être aux catégories, des catégories aux genres, des
genres aux espèces dernières, on descendrait, par une série de
divisions successives, de l 'universalité de l 'être à la pluralité
des espèces dernières.
M ais une telle interprétation de la théorie des catégories,
qui sera plus tard formellement récusée par Porphyre ( 1 ) ,
a u fameux « arbre » duquel o n en emprunte pourtant d 'ordinaire
l'illustra tion , est en contradiction avec l'inspiration générale
de la dém arche aristo télicienne. La preuve que les catégories
aristotéliciennes ne sont pas les premières divisions de la réalité
dans son ensemble nous est fournie par le fait qu 'elles ne « divi­
sent » pas moins le non-ê tre que l' être : « Le non-être aussi se
dit en plusieurs sens, puisqu'il en est ainsi de l 'être : ainsi
le non-homme signifie le n 'être pas ceci, le non-droit signi fie
le n 'être pas lei, le non-long-de-trois-coudées signi fie le n 'être
pas tant (2) ». On le voit, il ne s'agit plus ici de diviser un domaine
(car comment circonscrire le domaine du non-être ? ) , mais de
distinguer des signi fications : significati ons qui ne sont plus ici
à proprement parler celles de l' éta nt ( llv ) , mais celles de l 'être
(elvocL) , puisqu 'il s' agit de savoir en quel sens l 'étant est dit
être ou le non-étant est dit ne pas être.
On pourrait donc distinguer deux séries de passages : ceux
où Aristote se laisse apparemment guider par la réalité subs­
tantive de I ' llv, dont les catégories seraient alors les divisions,
et ceux où il s'attache au contraire à la signi fication infinitive
de l 'être, telle qu'elle s 'exprime dans les différents discours

( 1 ) Après avoir exposé le principe de la subordination des genres et des


espèces (qu'on peut figurer sous la forme du célèbre arbre de Porphyre), l' Jsagogé
précise que cette détermina tion hiérarchique des genres par les espèces et de
celles-ci par d'autres espèces dont les premières sont les genres, etc., est sus­
pendue à une double indétermination : d'une part, on ne peut descendre, par
pure détermination conceptuelle, des espèces dernières aux individus ; d'autre
part, à l'autre extrémité de • l'arbre •, on ne peut rattacher les genres premiers
à un principe unique : • Dans les généalogies, c'est à un principe unique, par
exemple à Jupiter, qu'on remonte le p lus souvent. Mais pour les genres et les
espèces il n'en est pas ainsi, car l 'être n est pas un genre commun à tous les êtres,
et ceux-ci ne sont pas homogènes par ra p port à un seul terme qui serait le genre
le plus élevé, et telle esl la doctrine d'Aristote • ( lsagoge, 6, 3 ss. Busse).
( 2 ) N, 2 , 1 089 a 1 6 . Cf. 8 , 1 0, 1051 a 34. Ces p assages ont été déj à invoqués
contre une interprétation réalisle des catégories par APELT ( Beitriige zur Ge­
schic/1te der griecll ischen Philosophie : Die J(a/egorien lehre des Arisloleles, p. 108)
et par l-1. MAJER (op. cil., I I , 2, p. 30 1 , note) .
1 84 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

que nous tenons sur l'ét.ant : les catégories désigneraient alors


les façons multiples dont l'être signifie, les différents discours
sur l 'étant fournissant ici le fil directeur de la recherche. De cette
dernière problématique témoigne sans ambiguïté un texte
capital du livre r : après avoir rappelé que l'être, ou plutôt
l ' étant. (-ro ov) , « se dit en plusieurs sens » , Aristote se demande
pourquoi les différents é tants sont dits être, ce qui fait l'être
de ces étants ; on s'aperçoit alors que la réponse à cette question
n'est pas une : parmi les choses, « les unes sont dites des êfres
( ov-roc) , parce qu'elles sont des essences, les autres parce q u'elles
sont des affections de l'essence .. ., les autres parce qu'elles sont
des destructions ou des privations ou des qualités ou des
agents ou des générateurs de l'essence » ( 1 ) S 'il est permis de.

reconnaître dans ces formules ce qu'Aristote appelle ailleurs


les catégories, celles-ci apparaît.ront comme autant de réponses
à question : En quels sens disons-nous de l'étant qu 'il est ?
La pluralité des cat.égories exprimerait alors l ' impossibilité où
se trouve le philosophe de donner une réponse unique à cette
question ; car si « le est (-rà fo-rtv) appartient à toutes ces
choses » que sont l 'essence , la quantité , la qualité , e tc. , « ce n'est
pas de la même façon » (2) . En ce sens, les catégories sont moins
les divisions de l 'étant que les modalités (7t-rÙ>mrn;) (3) selon
lesquelles l'être signi fie l'étant. Elles ne répondent pas à la
question : En comb ien de parties se divise l'étant ? mais à cette
aut.re : Comment l 'être signi fie-t-il ?
Tel est bien finalement le sens de la question fondamentale,
de cette question qui est « l 'obj et passé, présent, éternel de notre
embarras et de notre recherche : Qu 'est-ce que l 'étant ? » (4) .
Au premier abord , deux sortes de réponses pouvaient être
faites à cette question : ou bien énumérer un certain nombre et,
si possible, la totalité des choses dont nous disons qu'elles sont ;
ou bien rechercher ce qui fait que ces choses sont, c'est-à-dire

( 1 ) r, 2, 1 003 b 5 SS. Même position du problème en Z, l, 1 028 Q 18 SS.


Certes, ces deux passages visent en rèalitè un autre but : il s'agit de montrer,
à travers la mulliplicitè des sens de l'être, une référence touj ours présente à
l'essence (cf. plus loin p. 1 92 ss. ) . Mais, accessoirement, ces deux textes rappel­
lent la problématique des catégories : il s'agit de savoir en quel sens non seule­
ment les essences, mais aussi • I o reste sont dits etres (!Sv-roc) • { Z, 1, 1 028 a 1 8 ) .
( 2 ) Kat 't"O icmv ôxcip)(.t:L 71"CX<JLV, &.n' OÔ)(. oµolwc; (Z, 4, 1 030 a 21 ss. ) .
(3) II-rùimc; désigne d'une façon générale toute modifica tion de l'expression
verbale portant non sur le sens, mais sur la façon de sign ifier. C'est le cas notam­
men t des flexions des substantifs et des verbes. lhùiaLc; est emploY.é pour dési­
gner les catégories en N, 2, 1 089 a 27. C'est le terme le plus subtil qu'Aristote
emploie pour les désigner, celui qui s'éloigne le plus des implications réalistes
de la 8Lalpt:aLc;.
(4 z, 1 , 1 028 b 2.
INTERPRÉTA TION DES CA TÉ GORIES 1 85

l'essence de l'être. Il a pu sembler d •après certains textes, et


notamment ceux des Top iques , que la doctrine des catégories
était une réponse du premier type, c'est-à-dire une énumération
des différents genres d 'êtres ( ces genres étant entendus comme des
« divisions » d 'un genre plus fondamental - et d 'ailleurs seule­
ment présupposé ( 1 ) - qui serait celui de l ' étant dans sa tota lité ) .
C'est d ' ailleurs ainsi q u e la tradition philosophique interprétera
souvent la doctrine d'Aristote et, à l ' époque moderne, on se sou­
viendra moins de ce que Kant empruntera à la notion aristotéli­
cienne de catégorie (comme sens de la synthèse prédicative) qu'à
sa condamnation d'une « table » des catégories, où il verra une
« rhapsodie » plutô t qu'un « système » (2) . É numération empirique
( Hamelin) et d'ailleurs incomplète (Prantl) ou, si elle est complète ,
arrêtée arbitrairement à la liste devenue classique des dix caté­
gories : dans tous les cas, doctrine sans principe et sans structure,
qui prend pour des divisions de l 'être de simples distinctions
grammaticales (Trendelenburg, Brunschvicg) . M ais si Aristote
avait prétendu répondre à la question Qu 'est-ce que l'étant ?
par une simple énumération, même exhaustive, il tomberai t
sous le coup de l'obj ection qu'adresse Socrate à Ménon, lorsque
celui-ci , interrogé sur l'essence de la vertu , répond en exhibant
un « essaim de vertus » (3). « Essaim », « rhapsodie » : deux
métaphores, mais qui dénoncent une même faute logique, faute
dans laquelle on ne peut supposer qu'Aristote , après la mise
en garde socratique, soit tombé , s'il y est en efTet tombé, par
simple inadvertance.
La question Qu'est-ce que l' étant ? ne pouvait donc, semble­
t-il, être entendue par Aristote qu'en termes d 'essence ou - ce
qui revient au même - en termes de signification. M ais ici
Aristote se heurte à la pluralité irréductible des signi fications
de l'être : l 'être de l 'étant n'a pas un sens, mais plusieurs sens,
ce qui revient à dire que l'être en tant q u 'être n'est pas une
essence. A la formule souvent répétée : « L'étant se dit en plu­
sieurs sens », répond un texte des Seconds A n alytiques , qui exprime
la même constatation en termes d'essence : <c L'être ne sert d'es-

( 1 ) On remarquera, en e!Tet, que, même lorsqu'il emploie le vocabulaire


platonicien de la l!L!Xlpe:atc;, Aristote ne procède j amais à une division propre­
ment dite (ce qui supposerait déj à constituée la totalité à diviser), mais qu'il
se contente do voir dans les catégories les pl'oduils d'une division touj ours pré­
supposée et dont il ne nous dit rien. Bien plus, Aristote lui-même démontrera
l'imp ossibili té de toute division de l'être (cr. § suivant).
(2) Critique de la raison pure, § 1 0 ( Des concepts purs de l'entendement ou
des cat6gories), immédiatement après l a • Table des catégories •·
(3 ) Ménon, 72 a.
186 LA SCIENCE « RECHERCH ltE »

sence à aucune chose ('t"o 8' e:!votL oùx oùa(ot où8ev() » ( 1 ) . La


question Qu 'est-ce que l 'étant ? ne comporte donc pas de réponse
unique ou du moins univoque. D 'où la tentation qui est sans
conteste celle d'Aristote dans les textes cités des Top iques et
des deux Éthiques : substituer une énumération, un « catalogue »,
comme disait Leibniz (2), à une impossible définition. - En un
certain sens, il ne pouvait en être autrement, et le caractère de
dispersion, d 'arbitraire, d'indétermination , que l'on reproche
souvent à la table aristo télicienne des catégories est imputable
moins à Aristote qu'à l'être lui-même : si la table des catégories
est une « rhapsodie », c'est peut-être que l'être lui-même est
« rhapsodique », ou du moins qu'il se donne à nous sur le mode
de la « rhapsodie », c'est à dire de la dispersion. Aristote ne veut
pas dire autre chose, lorsqu'il affirme que la question Q u 'est-ce
que l 'étant ? a été , et est touj ours pour nous un sujet d 'em­
barras et de recherche. Lorsqu'il passe de la constatation des
difficultés présentes et passées à l'annonce solennelle d'une
aporie qu'aucun effort ne parviendra j amais à surmonter, il
érige en théorie l'impossibilité où nous sommes de donner
une réponse unique, c'est-à-dire essentielle, à la question : Q u 'est­
ce que l'élanf ? Dire que ce problème est de nature à être toujours
débattu et recherché, c'est reconnaître que la table des catégories
est condamnée à n'être j amais autre chose qu'une rhapsodie,
qu 'elle ne pourra j amais se constituer en système.
Mais Aristote ne pouvait s'en tenir à une énumération
empirique d'exemples , ces exemples fussent-ils les « modèles »
dûment catalogués de tout ce qui est. Car si la recherche est
infinie et ses résultats touj ours fragmentaires, il n'en reste
pas moins que la question Qu'est-ce que l' étant ?, c 'est-à-dire
« Qu 'est-ce qui fait à chaque fois que tel ou tel étant particulier
est dit être ? », va se reposer à propos de chacune des réalités ainsi
empiriquement distinguées. De la même façon que le mauvais
dialecticien répondait à Socrate : « La vertu , c'est la j ustice,
c'est la tempérance, c 'est le courage, etc. », de même on pourrait
être tenté de répondre : « L 'étant, c'est l'essence, c'est la quan­
tité, c'est la qualité, etc. » Mais il y a un être de l'essence, un
être de la quantité, un être de la qualité, etc. (3), et, si l'on ne

( 1 ) Anal. post., I I , 7, 92 b 1 3 .
( 2 ) • Un catalogue de modèles • (eine Musterrolle) : ainsi Leibniz définissait-Il
la table d es catégories (Philosophische Schriflen, éd. Gerhardt, V I I , p. 6 1 7 ) .
(3) Cf. Z, 1 , 1 028 a 1 8 ; 4, 1 030 a 2 1 ss. ( textes cités plus haut p. 1 84 ) .
H . MAIER ottache une importance plus grande encore à la suite du premier de
ces textes : « De même que le est appartient à toutes les catégories, mais non au
même degr6, parce qu'il appartient à l'essence d'une manière primordiale et. aux
INTERPRÉTA TION DES CA T É GORIES 1 87
·
peut répondre à la question « Qu'est l'être de l 'étant en géné­
ral ? » , il faut bien répondre à chacune de ces questions : Qu 'est
l'être de l'essence ? Qu'est l 'être de la qualité ? , etc. La plura­
lité des questions ne nous dispense pas de fournir une réponse
définie à chacune, et cette réponse ne peut porter que sur la
signification du mot être dans chacun de ses emplois. Si la doc­
trine des catégories est bien issue de l 'impossibilité de fournir
une réponse unique à la question « Qu'est-ce que l 'étant ? »,
elle exprime moins la multiplicité des réponses à cette question
que la multiplicité des questions auxquelles , dès que nous tentons
d ' y répondre, nous renvoie la question fondamentale ( 1 ) . La
différence est d 'importance : la table des catégories n 'énonce
pas une pluralité de natures (2) entre lesquelles se diviserait

autres catégories d'une manière dérivée, de même le ce que c'est (-rà -r! fo-rL)
appartient d'une façon absolue à l'essence et, dans une certaine mesure seule­
ment, aux au tres catégories. • H. MAmn voit dans ce texte et clans d'autres du
même genre (surtout Top. , I, 9, 103 b 27 2!J ) un • infléchissement • ( Umwandlu11g )
-

radical de la doctrine des catégories : il n'y aurait plus irréductibilité des catégo­
ries les unes aux au tres, mais subordina lion de toutes les catégories (y compris
celle de l'essence) à une catégorie primordiale qui sera i t le -r( fo-rL ; en même
temps. les catégories cesseraient d'apparaître comme les sig11 ificalio11s de l'être
(c'est-à-dire de la copule) pour devenir les différents genres de prédicats possi­
bles du j ugement ( tous ces prédicats rentrant alors, pourrait-on dire, dans la
catégorie du prédica t en général ou -r! &œn) (Die S11llogistik des Aristoletes,
I I , 2, p. 3 1 4 ss. , not. p. 321 ) - M ais, en plus de di!lieultés d'ordre chronolo­
.

gique (on ne voi t pas comment la théorie des catégories aurait pu évoluer dès les
Topiques), on peut obj ecter à cette interpré tation qu'Aristote ne parle j amais
du -r! t<ITL comm1J du genre suprême dont les catégories seraient les espèces et,
lorsqu'il dit que, par exemple, • la qualité fait partie des -r! fo-rL • (-rà 7tOLov -rrov
-r! fo-rL), il ajoute qu'il ne faut pas entendre cela en un sens absolu ( oÔY. omÀwc;),
mais plutôt verbalement ou dialectiquement (ÀoyLxroc;) (Z, 4, 1 030 a 24 ) ;
et lorsqu'il dit que le -rl t<ITL uppai·Lient à la fois à l'essence et aux au tres
catégories, il précise que ce n'est pas de la même manière (f!va 11.l:v -rp67tov . . . ,
&nov 8é, 1 030 a 1 8 - 1 9 ) , mais tantôt d'une façon primordiale (dans le cas de
l'essence) , tantôt d'une façon dérivée (-roï:c; µl:v 7tpchwc;, -roï:i; 8' hi:oµévwc;,
1 030 a 22) ; or là oil il y a un rapport d'ontérieur à postérieur, il n'y a pas de
genre commun (cf. i11fra, § suivant, p . 236-238) . L'ambiguïté de l'dvaL se
retrouve donc en fait dans le -r! fo-rL, et l'on ne voit pas que l'introduction de
celui-ci nous r, ermctte d'apercevoir plus clairement l'unité des signi fications
multiples de 1 être. l\I ontrer que les catégories sont toutes (et non pas seulement
l'essence) des réponses à la question -r! è<ITL, c'est simplement rappeler qu'elles
sont des catégories de l'l!tre, que c'est toujours l'être g ui est en question à pro­
pos de chacune d'elles, et l'on ne voit pas qu'il y ait là une évolution quel­
conque de la théorie des catégories entendues comme significations multiples de
1'6v ( o u plutô t d e l'e:!vaL du 6v, comme du -r ( t<ITL) .
( 1 ) I l est caractéristique à cet égard qu'Aristote di'signc les catégories par
des interrogatifs : -r! �v eîvaL (pour l'essence), TC6 crov TCo'i:ov, 7tpàc; -r!, TCoü,
7t6-re, . les a;ztres catégories (xeï:cr6aL, !!xeLv, 7tOLeï:v, 7t&crxeLv) relevant de la
question 7twc; l!xeL .
(2) I I est vrai qu'Aristote emploi!' une fois l'expression cp u cr Lc; -rwv llv-rwv
pour désigner les catégories ( N , 2. 1 089 b 7 ) . M ais on a vu que la terminologie
d'Aristote n'était pas touj ours très b i e n fixée : on voit mal comment concilier
le vocabulaire de la cpucrLc; uvee celui de la sig11 ificulio11 et plus encore de lu 7t-rwcrLc; .
Et surtout ,dans le texte de N, 2, Aristote veut montrer contre Platon que lu
1 88 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

l 'étant dans sa totalité, mais la multiplicité des modes selon


lesquels l'être nous apparan signi fier l 'étant, lorsque nous
l'interrogeons sur sa signification.
M ais dire que la question de l 'être est éternellement « recher­
chée » , c 'est reconnaître que ces significations ne seront j amais
réductibles à l'unité, ou encore qu'il n'y a pas de catégorie en
général, dont les autres seraient les espèces (1 ). Entre le voca­
b ulaire de la division et celui de l'homonymie, entre lesquels
Aristote semble parfois hésiter (et dont la dualité trahit peut-être
la double origine, platonicienne et sophistique, de la théorie) ,
il faut donc préférer celui de l 'homonymie. Porphyre, inter­
prète scrupuleux de la pensée d'Aristote et peu porté, en tout
cas, à en accentuer les aspects anti-platoniciens, ne s'y trom­
pera pas. Après avoir rappelé que « la doctrine d 'Aristote »
refuse de voir dans l'être le genre le plus élevé, il aj oute : « II
faut admettre, suivant ce qui est dit dans les Catégories, que
les dix genres premiers sont comme dix principes premiers ;
et, en supposant même qu'on puisse les appeler tous des êtres,
du moins n'est-ce que par homonymie qu'on les désignera ainsi,
au dire d'Aristote, et non par synonymie. Si, en eITet, l'être
était le genre unique, commun à toutes choses, toutes les choses
seraient appelées êlres par synonymie. M ais comme il y a en
fait dix genres premiers, cette communauté de dénomination
est purement verbale et ne correspond pas à une dé finition unique
qui serait exprimée par cette appellation (2) . »
On ne saurait être plus radical dans l'affirmation de l'homo­
nymie de l 'être, et l'on a cité plus haut des textes d 'Aristote qui
vont incontestablement dans ce sens. M ais ici encore, à vouloir
trop prouver, on ne prouverait rien. Car la polémique d 'Aristote
contre les sophistes a mis en évidence le caractère accidentel
de l 'homonymie et, par là même, a suggéré les moyens de l ' éviter.
« II est indifîérent qu'on attribue plusieurs sens au même mot,
pourvu qu'ils soient en nombre limité , car on pourrait, à chaque
définition, assigner un nom difîérent (3). » Appliquons le même
procédé à l 'être : le mot être laisserait place à une pluralité de
significations définies et dénommées et deviendrait par là superflu ;
comme ces sophistes dont Aristote rappelle le subterfuge (4) ,
relation et l'inégal ne sont pas le contraire ou la négation de l'être, mais qu'ils
sont à leur façon des aspects positifa de l'être (cf. plus haut p. 1 53-54), ce qu'Aris­
tote exprime - incorrectement, il est vrai - par le mot tp•)aic;.
( l ) Comme le prétend H. Maier.
(2) lsagoge, 6, 7 Busse.
(3) r, 4, 1 006 a 34.
(4) Pllys., I, 2, 1 85 b 25 (cf. ci-dessus p. 1 59).
A PPROCHES DE LA SOL UTION 1 89

on résoudrait le problème de l'être en supprimant le mot être à


cause de son ambiguïté , et l ' on ne p arlerait plus que d 'essences,
de quantités, de rela tions , etc.
M ais l 'être ne se laisse pas si aisément supprimer : il reste
présent derrière chacune des catégories, même si cette présence
est obscure et ne se laisse pas r6duire à celle du genre dans
l'espèce ; car si l ' ê tre n'est pas un genre , il est vrai que « chaque
genre est être » et, même s'il n'est pas un universel, l'être n'en
est pas moins « ce qui est commun à toutes choses » ( 1 ) . Il faut
donc bien parler de l ' ê tre , même si toute p arole sur l'être est
ambiguë ; ou plutôt nous n'avons pas le choix, puisque nous
ne pouvons rien dire d 'aucune chose sans dire qu'elle est ceci
ou qu'elle est telle , e tc. L'homonymie de l' ê tre n'est donc p as
une homonymie comme les au tres, en ce sens qu'elle résiste à
tous les efforts du philosophe pour la réduire : pour avoir voulu
restreindre l'être à l 'une de ses signi fications, les É léates ont
rendu le discours humain impossible, et c'est peut-être le mérite
involontaire des sophistes que d ' avoir souligné j usqu 'à l'absurde
l a vanité des préten tions éléatiques. Mais en tre la rigueur des
É léates, qui refusent l'homonymie , et l'indifférence des sophistes,
qui l 'ignorent, se constitue peu à peu la position propre d 'Aris­
tote : l ' homonymie de l'être doit être réduite, mais elle ne peut
l'être que par une recherche indé finie, et cette in finité de la
recherche traduit à la fois l' exigence de l'univocité et l'impossi­
bilité de la rej oindre. C'est parce que l' être a plusieurs sens, et
un nombre indé fini de sens (2) , que l'on n'en a j amais fini de poser
( 1 ) r, 3, 1 005 a 2 4, 2 7.
(2) Nous croyons pouvoir prendre ici le parti de Prantl, qui soutenait
contre la plupart des interprètes de son temps (Brandis, Brentano, Zeller),
que la table des catégories se trouvait arrêtée à un nombre arbitraire et
qu'elle était inachevée. En fait, il est essentiel à la table des catégories
- en tant qu'elle ne peul se constituer en système - d'être touj ours inachevée
ou du moins d'être telle que nous ne saurons j amais si elle est achevée. Car si
nous étions assurés qu'elle fournît une énumération exhaustive des signi fica­
tions de I'être � n ne voit pas pourquoi ne s'appliquerait pas la règle énoncée par
A R I STOTE en 1 ", 4 : supprimer l'homonymie en remplaçant le mot ambigu par
autant de mots qu'il y a de sens à distinguer. Si la règle n'est pas ici applicable,
c'est qu'il n'y a pas dans le cas de l'être • pluralité définie de signi fications •
(I', 4, 1 006 a 34-b 1 ) . Aristote ne le dit pas expressément à propos des catégories,
mais il insiste à plusieurs reprises sur le caractère indéfini de la recherche sur
l'être dans son unité ( Z, 11 1 028 2 ; Réful. sopli . , 9, 1 70
b b 7). Or on ne voit pas
comment cette infinité pourrait se manifester au trement que dans l'inachève­
ment de cc qu'Aristote présente comme la tâche essentielle de l'ontologie :
distinguer les significations de l'ôt.re. Ce caractère essentiellement ouvert de
la doctrine aristo télicienne des catégories permettrait d'opposer une première
réponse au reproche que Plotin adressera à Aristote d'avoir prétendu embrasser,
par les catégories, la lotalilé du réel, alors qu'elles ne s'appliquent en fait, selon
lui, qu'au niveau d'existence le plus bas (Ennéades, I I , 61 1 et surtout V I ,
1 : S u r les genres de ! 'être) .
1 90 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

la question Qu'est-ce que l'être ? L 'être est touj ours a u delà


de ses signi fications : s'il se disperse en elles, il ne s'épuise pas en
elles et, si chacune des catégories est immédiatement être { l ) ,
toutes les catégories réunies ne seront j amais l'être tout entier.
Il faut donc conserver le mot être pour désigner cet au-delà des
catégories, sans lequel elles ne seraient pas, et qui ne se laisse
pas ramener à elles.
La distinction dont se contentaient les Catégories entre la
synonymie et l'homonymie ne suffit donc pas à rendre compte du
cas particulier, encore que fondamental , du mot être. Si l ' on
p arle de synonymie, on fait de l 'être un genre, ce qu'il n'est pas.
M ais si l'on parle d 'homonymie , il faut préciser que cette homo­
nymie est irréductible, qu'elle n'est donc pas le résultat d 'une
défaillance accidentelle et corrigible du discours humain, bien
plus, qu'il reste paradoxalement légitime de parler d'un être
en tant q u 'être au moment même où l ' on reconnaît l ' ambiguïté
de cette expression.
• •

Une réflexion plus approfondie sur l 'être et sur les termes qui
sont convertibles avec lui - l'un et le bien - va donc amener
Aristote à modifier sur un point capital la théorie des rapports
de signi fication par laquelle s'ouvrait le traité des Catégories.
L 'innovation consistera à reconnaître entre l 'homonymie et la
synonymie proprement dites l 'existence d 'une homonymie non
accidentelle { oùx. &7to -rux·'lc;) , d 'une homonymie qui n'est p as
sans fondement et qui , par là, se rapprochera de la synonymie
(dont le fondement est le rapport d'espèce à genre) , sans pour
autant se confondre avec elle.
C'est une telle correction à la doctrine des Catégories que nous
voyons introduite - en quelque sorte sous la pression même du
problème - dans un passage de l ' Élh iqize à Nicomaque. Aristote
vient d ' y critiquer la notion platonicienne d'un Bien en soi ; son
principal argument est, comme nous l 'avons vu, que le Bien
se dit en autant de sens que l 'être et que, par conséquent, « il
n ' est pas quelque chose de commun qu'embrasserait une seule
Idée » ( oùx. f!cmv ôlpot -ro &yot6ov x.oLv6v 't"L x.ot-rtX. µCotv t8�otv) (2) .
Jl ) H, 6, 1 045 b 2-7 : les catégories sont immédiatement être et un (et non
mé iatement, en tant qu' esp� ces d'un genre, qui serait l'être ou l'un en général)
( Nous suivons ici l'interprétation de RoeIN, La théorie platon icienne . . . , p. 1 4!1,
note) . cr. A, 4, 1 070 b 1 .
(2) Eth. Nic., I , 4 , 1 096 b 25. Cf. ibid., 1 096 a 28 : le Bien n'est pas • quelque
chose de commun universellement et d'un (xOLv6v -rL xœ66).ou xœl fv) ,
car alors il ne s e dirait p a s dans toutes l e s catégories, m a i s dans u n e seule • .
HOMON YMIE NON A CCIDENTELLE 191

Et pourtant le Bien « ne ressemble p a s a u x homonymes, du moins


à ceux qui le sont par hasard » (où . . . �oLxe: 't'OLc;; ye: &7tà 't'UXlJc;) .
Faut-il dire alors que l'unité de dénomination qui unit des biens
pourtant différents dans leur essence s ' explique du moins par la
provenance d'un terme unique ('t'ë;.i &cp' é:vàc;; e:!vott) ou par la
tendance de tou s vers un terme unique ( 7tpoc;; �v &7tOLV't'OL
auv-.e:Àe:Lv) , ou encore qu'il s' agit d ' un rapport d 'analogie (x«'t''
&vOLÀoy(«v) ? ( 1 ) . Simple énumération d ' hypothèses et qui, dans
l' Éthique à Nicomaque du moins, tourne court : car en disserter
plus précisément relèverait « d 'une autre philosophie » que celle
des choses humaines (2) . M ais la concession est d'importance
par rapport à la doctrine de l ' homonymie et de la synonymie
dans les Catégories : désormais, plusieurs choses peuvent avec
intention (et non plus par h asard ) (3) être signi fiées par un même
nom , même en dehors d 'une communauté de genre ; il suffit
que soit donné l 'un de ces trois rapports que l ' Éthique à Nicomaque
définit par les expressions : &cp' é:v6c;; , 7tpàc;; �v, x«T' cXVOLÀoy («v,
provenance unique, rapport à un terme unique, analogie.
Si l 'être n'est ni un synonyme, ni un homonyme « accidentel »,
quel sera donc le genre de ses rapports avec ses signi fications
multiples ? La réponse est fournie par un texte de la Métaphy­
s ique : l'être est un: 7tpàc;; �v Àe:y 6µe:vov. « L 'être est dit de façon
multiple, mais c'est touj ours relativement à un terme unique,
à une même nature (7tpàc; �v x«t µ(«v 't'Lvèc cpuow) et non par
homonymie (4) . » Après les tâtonnements des Top iques et de
l ' Éthique à Eudème, après les incertitudes de l ' Éth ique à Nico­
maque, telle semble bien être la doctrine définitive d 'Aristote
sur le rapport de l'être et de ses multiples significations. Ou
plutôt c'est pour exprimer plus adéquatement un rapport qui ne
se laisse ramener ni à la synonymie, comme l 'avaient cru les
É léates, ni à l ' homonymie, comme l 'avaient laissé croire les
sophistes, qu'Aristote est amené, pour les besoins de sa méta­
physique, à concevoir un nouveau type de statut pour les mots
( 1 ) Cette précision importante ne se trouve pas dans le passage correspon­
dant de l'Eth. Eud. , que l'on peut, pour cette raison entre autres, considérer
comme antérieur.
(2) Eth. Nic. , I, 4, 1096 b 3 1 .
( 3 ) O n sait que, pour Aristote, l e hasard (-r ux11l est la coïncidence entre un
enchainement réel de causes et d'effets et un rapport imagina ire de moyen à
fin : ainsi en est-il du créancier qui va se promener sur l'agora et y rencontre
• par hasard • son débiteur (Phys., I I , 5, 196 b 33). La TU)(1J renvoie donc tou­
j ours à une intention humaine absente : c'est en ce sens ' qu'on oppose l' cbto
-rux�c; (que nous traduirons par accidentel, faute d'un terme plus propre et qui
se différencie mieux des autres sens d'accident) non seulement au nécessaire,
mais à l' intentionnel ( cbto 81cxvo(otc;) .
(4) r, 2, 1003 a 33.
1 92 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

à signification multiple : sorte d'homonymie, mais homonymie


obj ective, qui n'est plus imputable au langage, mais aux choses
elles-mêmes, parce que fondée sur le rapport (qui n'est cependant
pas un rapport d'espèce à genre) à un terme, à une « nature »
unique.
Cette solution en est-elle une dans le cas de l'être ? N 'est-elle
pas plutôt le problème même hypostasié ? Nous aurons à poser
cette question, qui est la question par excellence de l 'ontologie
aristotélicienne, puisqu'il y va de la possibilité même d 'un dis­
cours un sur l ' <Sv. M ais il convient d 'abord de saisir le sens littéral
de la doctrine. Aristote l'éclaire par un exemple : « De même que
tout ce qui est sain est tel par son rapport à la santé, telle chose
parce qu 'elle la conserve, telle autre parce qu'elle la produit,
telle autre parce qu'elle est le signe de la santé, telle autre enfin
parce qu'elle est capable de la recevoir . . . , de même aussi l 'être
est dit de façon multiple, mais à chaque fois par référence à un
même fondement (7tpoc; µ(otv &px.�v) ( 1 ) . » Est donc sain tout ce
qui a rapport à (7tp6c;) un terme de référence unique, en l'occurrence
la santé ; ce terme, qu'Aristote appelle ici fondement (&px.� ) ,
est c e q u i légitime l 'unicité de dénomination malgré la pluralité
des signi fica tions. Quel va donc être le fondement dans le cas de
l'être ? Qu'est-ce qui va faire que les êtres sont dits être, bien que
leurs définitions soient difîérentes (2) ou qu'ils n'appartiennent
pas au même genre ? « Telles choses, répond Aristote, sont dites
des êtres parce qu'elles sont des essences, telles autres parce
qu'elles sont des afîections de l'essence, telles autres parce qu'elles
sont un acheminement vers l'essence, ou au contraire des destruc­
tions de l 'essence ou des privations ou des qualités de l'essence,
ou encore parce qu'elles sont des agents ou des générateurs
soit d ' une essence, soit de ce qui est nommé relativement à une
essence, ou enfin parce qu'elles sont des négations de quelqu 'une
des qualités d'une essence ou sont des négations de l 'essence (3). »
Le fondement se trouve ici nommé : c'est l ' oùa(oc ; et son rapport
aux signi fications multiples est abondamment spéci fié (4) , mais
on ne peut dire que ce rapport soit pour autant dé fini ni que soit

I l ) Ibid., 1 003 a 34-b 6.


(2) Cf. Eth. Nic. , I , 4 , 1 096 b 24 ( à propos du bien) : hepoL xocl 8LœcpépovTec;
ol MyoL T<XUTî) n <Xyoc6cX.
(3) I', 2, 1 003 b 6 SS.
(4) BRENTANO ( Von der mannigfachen Bedeutung . . , p. 6-7) voit dans ce
.

passage l'esquisse d'une classification systématique des catégories. Mais on


n'aperçoit pas dans cette énumération le principe d'un classement : il semble
plutôt que la démarche soit ici encore inductive ; à propos de chacun des emplois
du mot Oire, Aristo te se demande en quoi l'être est à chaque fois signifié.
LE CAS DE L ' E TRE 1 93

manifesté clairement ce qui fait que l 'essence est fondement.


Si nous nous reportons au passage qui traite ex professo de
l'&.px.� ( 1 ) , nous voyons deux significations principales interférer
constamment dans les différents usages de ce mot : l'&.px.� est
commencement et commandAment ; elle est, certes , d 'abord le
« premier à partir de quoi (-ro 7tp&-rov ll6e:v) il y a soit de l 'être,
soit d u devenir, soit de la connaissance » (2) ; mais cette primauté
n'est fondamentale, ne définit l'&.px.� que d ans la mesure où le
commencement n'est pas un simple début qui se supprimerait
dans ce qui le suit, mais au contraire n 'en finit j amais de commen­
cer, c 'est-à-dire de régir ce dont il est le commencement touj ours
j aillissant, de « mouvoir ce qui se meut et faire changer ce qui
change » (3) . Dans le passage ci-dessus, Aristote a nommé en
o utre les trois domaines où il peut y avoir fondement : l ' être,
le devenir, la connaissance. Mais, appliquées au cas de l'essence
comme fondement des significations multiples de l 'être, ces
indications ne nous seront que d' u n faible secours : certes, l 'oùa(oc.
est ce sans quoi les autres significations ne seraient pas, ce qui
les maintient constamment dans leur être, puisqu 'on ne peut
concevoir de qualité qui ne soit qualité de l ' essence, de relation
qui ne soit relation entre essences, etc. En ce sens, l 'oùa(oc. j oue
bien par rapport aux autres catégories le rôle de fondement de
leur être. M ais elle n 'est pas &.px.� au sens de fondement du
connattre : la connaissance de l'essence ne permet en rien de
connattre les autres ca tégories, car elle n'est pas leu r essence
(si elle l 'était, il y aurait unité de signification) , et elle n'entre
même pas dans leur essence à titre de genre (car alors il y aurait
synonymie) . De l 'essence on ne peut donc déduire les autres
catégories : celles-ci sont à j amais imprévisibles et ce n 'est pas
une analyse de l 'essAnce qui nous dira pourquoi l 'être se donne à
nous comme quantité, comme temps, comme relation, etc . ,
plutôt qu'autrement (4) . S i l'essence en tant q u e fondement est
première en soi, ce qui est premier pour nous, c'est l'être d ans la

( 1 ) Mét., 6. , l .
(2) 6. , l , 1 0 1 3 a 1 7 .
( 3 ) Ibid. , 1 0 1 3 a 1 0 .
(4) Il resterait à envisager le troisième domaine où s'exerce le fondement :
celui du devenir. Mais si, comme nous le verrons ( I I • Partie, chap. I I : « Phy­
sique et ontologie •), l'existence même des catégories est liée à la réalité fonda­
mentale du mouvement, elles ne sont pas elles-mêmes mouvement, puisque c'est
selon elles (ou du moins certaines d'entre elles) que le mouvement se produit.
L 'essence comme catégorie fondamentale n'est ici ni cause efficiente ni cause
finale des catégories ( en dépit de l'expression 68/i� el� oual«v, 1 003 b 7, qui
exprime seulement un des modes p ossibles de relation à l'essence) : il n ' y a
rien chez Aristote qui évoque une quelconque procession au sens plolinien.
1 94 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

diversité de son être-dit : nous trouvons l 'essence présente dans


chacune des significations de l'être, mais non les autres signifi­
cations présentes dans l'essence.
Cette présence de l 'essence dans chacune des autres signi fi­
cations est décrite comme référence , comme rapport (7tp6c;).
M ais lorsqu'il s 'agit de définir ce rapport, Aristote ne fait rien
d ' autre que d'énumérer des exemples : 7tcX61J oùO"l0tç, o8àc; etc;
oùa(0tv, 7toL6't'Yj't'e:c; oùal0tc;1 etc . , affections de l 'essence, achemine­
ment vers l'essence, qualités de l'essence, etc . , exemples dans
lesquels se reconnaissent aisément ces mêmes signi fications de
l ' être dont i l s 'agit précisément de découvrir le commun statut.
L'analyse du livre I', en qui la plupart des commentateurs ont
vu une solution au problème, ne nous apprend qu' une chose,
capitale au demeurant : les différents sens de l 'être se réfèrent
tous à un même terme , l 'être est un 7tpàc; �v Àe:y6µe:vov. M ais
cette réponse est-elle autre chose qu'une nouvelle forme de la
question ?
Qu'en est-il donc de cette référence ? Une chose est certaine :
c ' est qu 'elle n 'est pas un simple rapport d ' espèce à genre ni
d 'attribut à suj et, sans quoi on retomberait d ans le cas de la
synonymie. Aristote distingue fort nettement le 7tpàc; év du
x0t6' �v ( 1 ) : les catégories autres que l 'essence ne parlent pas
de (x0t-r&) l 'essence, elles ne disent pas que l 'essence est ceci ou
cela ; elles disent seulement un rappo 1·l à (np6c;) l 'essence ; et
ce rapport, bien qu'il ne se dévoile que dans le discours, n ' est
pas pour autant un rapport purement logique, en ce sens qu'il
ne naît pas du discours, comme c'est le cas pour le rapport
d 'attribution, mais signi fie seulement en lui et, par là, le déborde
infiniment. Certes, les catégories sont bien les modalités de
l 'attribution (xcx-r-'Y)yo p lcx) , mais la doctrine des catégories ne
signi fie pas du tout pour autant qu'il y aurait un genre unique
(xcx6' év) de l 'attribution, qui serait l 'être ou l'essence ; le 7tpoc; év
n'a rien à voir avec un rapport d 'attribution, mais, par cette
expression , Aristote cherche seulement à élucider ce qui fait

( 1 ) I', 2, 1 003 b 1 2- 1 3 ; 1 004 a 24 ; Z, 4, 1 030 b 3. HAMELIN traduit xoe0'�v


>..ey6µe:voe par • qui ont un caractère commun • (Le système d'Ar., P.· 397) ;
nous serions tenté de préciser : qui ont u n prédicat commun. On pourrait s'éton­
ner d'une traduction aussi précise, xoeT<i + acc u s a ti f ayant le sens assez vague
de selon ; mais, comme le remarque Bonitz, xoeT& + ace. a fini pnr signifier chez
Ar. • le rapport sous lequel l'universel est rapporté au particulier • ( Index, 369
a 4.4), entendons par là : le rapport de plusieurs suj ets à un prédicat commun, l e
r a pport réciproque s'exr. rimant p a r xœT<i + géni ti f Af.ye:Lv 't"L xoeT& TLvoi;
. =

affirmer un prédicat d un suj et ; >..f.ye:o6oeL xoeT& TL posséder un certain


=

prédicat.
LE CAS DE L ' ETRE 1 95

que l 'être est le lieu , l'horizon commun de tout.es les attri­


butions ( 1 ) .

Quel est donc ce rapport, plus fondamental que tout rapport


d'attribution, mais sans doute aussi plus obscur, qu'Aristote
exprime par la préposition np6ç ? On pourrait d ' abord observer
qu'Aristote a analysé le rapport, la relation en général (np6ç ·n)
et qu 'il en a fait une des catégories de l'être. Mais on voit alors
les difficultés inextricables où semble nous conduire cette consta­
tation : dé finir le statut des ca tégories de l'être par l 'une de ces
catégories, n'est-ce pas commettre une pétition de principe ?
En réalité , force est de reconnaître que les catégories de l 'être
s'entre-signi fient constamment : que toute catégorie soit relative
à l'essence et appartienne par là à la catégorie des relatifs,
cela n'est pas plus étonnant que de constater que toute catégorie
a une essence et appartient par là à la catégorie de l 'essence (2) .
- Mais il est une autre particularité de la doctrine qui doit
retenir davantage l'attention : c'est que le terme par rapport
auquel les catégories signifient l'être est lui-même une catégorie,
une signification de l'être parmi d 'autres. Le statut de l'essence
est donc double : à la fois signi fication de l'être parmi d 'autres
et ce par quoi les autres significations de l'être sont signi fications
de l 'être ; l'essence n'est donc pas au delà ou en deçà des caté­
gories, comme on pourrait. l'attendre d u fondement, mais elle
est le premier terme d ' une série, c'est-à-dire d 'u n ensemble
où il y a de l'antérieur et du postérieur et auquel elle appartient
elle-même : le fondement est ici immanent à la série. On voit
alors combien les exemples faussement clairs cités par Aristote
pour illustrer sa doctrine du npoç �v /.e:y6µe:vov sont tout à fait
inadéquats lorsqu 'il s' agit d 'éclairer le cas de l'être . Soit l'exemple
du sain, qui se dit aussi bien de l ' homme que du régime ou du
climat, parce que dans tous ces cas il y a rapport à un même
terme, la santé ; il est clair que l a santé , terme de référence , n'est

( 1 ) Si nous insistons sur cette distinction, c'est que certains interprètes


(par exemple, M. T R I C OT, i11 r, 2) la méconnaissent et considèrent comme é q ui ­
valentes les expressions xcx6' fv et rrpoc; è!v Àe:y6µe:vov. Mais Aristote les présente
en réalité comme s'excluant : À�ye:TcxL oil't'e: 61'-oov6µooc; olhe: xcxO' fv, aÀÀd rrpoc; fv,
dit-il par exemple du terme lcx't'pLK6v ( médical) ( Z, 4, 1 030 b 3 ) . - Cette rlis­
j onction semble bien confirmer notre intcrprélation (qui est aussi celle de
COLLE, in I', 2, 1 003 b 1 2- 1 3 ) , scion laquelle Je Kcx6'fv Àe:y6µe:vov désigne le
rapporl de sy11011ymie. Un seul texte ( K , 3, 1061 b 12) présente J'ôlre comme un
xcxO 'è!v Àe:y6µe:vov (au sens de rrpoc; è!v Àe:y61.Le:vov ) . l\I a i s nous avons essayé fie
monlrer amours ( p . 39-4 1 ) - et eet emploi de xcxO'fv en serait une nouvelle
preuve - que cette partie du l i v re K est apocryphe el trahil une influence
néo-pla lonicienne. O n verra d'ail leurs plus loin commenl la confusion du
rrpoc; fv et du xcxO'�v a pu être acerédiléo par un commenlaire d'Alexandre.
(2) Cf. p. 1 86- 1 87.
1 96 LA SCIENCE tt RECHERCHÉE »

pas lui-même l 'une des significations du « sain » : le fondement


est ici transcendant à une série qui n'est autre que la série de
ses propres modalités (n-r©aetc; } , u n peu comme la racine d 'une
famille de mots fonde à la fois la diversité des signi fications
dérivées et leur commune parenté. I l n'y a pas de problème dans
le cas du sain : c'est par une sorte d 'économie de mots que nous
disons à l a fois de l'homme et de l ' air qu'ils sont sains ; mais,
si nous voulions, nous pourrions désigner par des mots différents
ces deux significations de sain et même exprimer par un j eu de
suffixes leur commune référence à un fondement unique : ainsi
distingue-t-on le sain du sanitaire, le médical du médicinal et du
médicamenteux. Le cas de l'être est autrement complexe : on
aperçoit tout de suite que l 'essence n'est pas à la quantité ou
à la qualité ce que la santé est au sain ou au sanitaire, et cela
pour une raison essentielle : les catégories ne sont p as les modes
de signification de l 'essence, mais l'essence et les autres catégories
signifient, la première immédiatement et les autres en se rappor­
tant à la première, un terme plus fondamental encore, et qui
est l'être.
Dans le cas du sain, il n'y avait que deux termes : la santé
et la série de ses modalités. Ici il y en a trois : l'être, l 'essence
et les autres catégories. L'essence se distingue d 'une part des
autres catégories en ce qu'elle est leur fondement., mais,
d ' a u tre part, en tant qu'elle est elle-même une catégorie, elle
ne se confond pas avec l 'être en tant qu'être. Certes, l'essence
est la catégorie primordiale de l'être, au point qu'il arrive à Aris­
tote de confondre la question Qu 'est-ce que l'être ? avec cette
autre : Qu'est-ce que l'essence ? ( 1 ) . M ais les deux questions
ne coïncident que dans la mesure où celle-ci est la première forme
que revêt celle-là, une fois reconnu que l'on ne pouvait répondre
directement à la question portant sur l'être en tant qu'être,
mais non dans le sens où l 'être se réduirait en dernière analyse
à l'essence : cette dernière confusion a été suffisamment prévenue
par la critique des � léates, dont le résultat fondamental est
qu'il n'y a pas seulement un être de l'essence, mais aussi un être
de la quantité, de la qualité, etc.
L'essence n'est donc pas l'être , et pourtant c'est par leur
rapport à elle que les autres catégories signifient médiatement
l'être. D'où une série de problèmes que la doctrine du npoc; �v
Àey6(J.evov ne suffit pas à résoudre : si l'essence signi fie immédia­
tement l'être, ce qui lui con fère un incontestable privilège , pour-

( 1 ) Tl TO ov, TOÜT6 �(JTL TLÇ � oua(a. ; ( Z, 1 , 1 028 b 4).


AMBI G UÏTÉ PERSISTANTE DE L ' ÉTRE 1 97

quoi ne suffit-elle pas à le signi fier ? Pourquoi, dès que l'être


est dit, ce dire se disperse-t-il en une pluralité de significations ?
Le fait q u 'elles renvoient à une signifi cation primordiale ne
résout donc pas entièrement le problème de la pluralité des
significations. Et cette pluralité est d'autant plus irréductible
que les différents modes du rapport à , qui doit légitimer cette
. . .

pluralité , ne sont pas - et sans doute · ne pouvaient être -


ramenés à un principe unique ( 1 ) .
L 'ambiguïté de l 'être demeure donc, et en un double sens.
D 'abord , en faisant de l'être un 7tpoc; �v Àe:y6µe:vov, on supprime
moins l'homonymie qu'on ne la transfère au 7tp6c; du 7tpoc; �v :
les catégories de l'être autres que l'essence ne sont plus finale­
ment que les signi fications multiples du rapport ambigu à
l'essence (2). Ensuite et surtout, la doctrine du 7tpoc; �v Àe:y6µe:vov,

( 1 ) Un Lei principe ne se trouve, comme y insiste S I M PLICIUS (Schol. 79 a 44),


dans aucun des textes d'Aristote. M ais, soucieux de systématiser la table des
catégories, certains disciples (comme Archytas, touj ours selon Simplicius) et
certains commenta teurs d'inspiration néo-platonicienne (comme Ammonius)
s'eITorceront très tà t d'établir un ordre entre les catégories et de les rattacher
à l'être par un lien rationnel. - La tentative la plus cohérente en ce sens sera,
au x 1 x • siècle, celle de Brentano, qui, développant certaines suggestions de
saint Thomas, entreprend de déduire • les catégories à partir de la distinc­

tion entre être par soi (ou essence) et être par accident (dont les modalités, elles­
mêmes obtenues par division, constituent les autres catégories) ( Von der mann ig­
(achen Bedeutung . . . , not. p . 1 75 ) . Certes, nous avons vu que la distinction des
catégories n'était rendue possible que par la distinction plus fondamentale de
l'être en acte et de l'être en puissance (cf. p . 1 60-63 ) . Mais on ne peut dire pour
autant que la seconde distinction soit une spécification de la première. On peut
en outre obj ecter à Brentano : 1) Qu'Aristote présente les catégories comme les
significations multiples de l'être par soi (11, 7, 1 0 1 7 a 22 ; cf. ci-dessus p . 1 7 1 ),
ce qui exclut que les catégories autres que l'essence soient les divisions de l'être
par accident ; 2) Que les catégories autres que 1 'essence ne peuvent être considérées
comme des divisions de l'acciden!alilé, parce que l'accident ne se laisse pas
connai tre, ni par conséquent diviser (car la division suppose la science du genre
à diviser) : il n'y a pas de science de l'accident ( E, 2, 1027 a 20) ; 3) Que la
classification de Brentano confond distinction de sens et division . D ' une façon
générale, une division de l'être supposerai t qu'il fltt un genre, ce qu'Aristote
nie constamment. Cette seule considération suffit, comme l'ont vu BRAN D I S
( Griechisch-Riimische Philosophie, I I I , 1 , p . 45) et BoN ITZ (Sitzungsberichte
der le. Akademie d. Wissenscha(ten , pllil.-llist. Kl., X, 5, p. 643), à ruiner toute
tentative pour chercher un principe de classification des catégories.
(2) Bien plus, les catégories do 1 'être aulrea que l'essence apparaissent comme
les significations multiples de la relation au fondement en général, c'est-à-dire
du '1t'p6ç du 'lt'poç !!v. Après avoir montré que l'un est, comme l'être, un 'lt'poç lv
Àey6µevov, Aristote énonce cette règle générale : Une Cois que nous avons

discerné en combien de sens un terme se dit, notre explication doit se référer,


dans le cas de chaque énonciation, à ce qui est premier ('lt'poç "'à 'lt'PÙ>"'ov) et
montrer comment, à chaque Cois, le terme est dit par rapport à ce fondement
premier : en eITet, le dire se tirera tantôt du fait d'avoir ce fondement, tantôt de le
(a i e , tantôt selon d'autres catégories de cette sorte (Kat.,.'cl!>.>.ouç "'oLou...ouç
r
"'P6'1t'ouç) • ( I', 2, 1004 a 27 ss. ) . Ce texte montre bion le caractère, qu'on pourrait
dire résiduel, des catégories d e l'l\tre : lorsque nous essayons de penser dans son
u n i té un terme qui est u n delà de l'universalilé (par exemple l'un ou le bien),
1 98 LA SCIENCE « RECHERC llf.:E ,,

tout en prétendant fonder l 'unité d u discours sur l 'être, consacre


l'éclatement de cc discours entre un discours sur l 'essence et
un discours qui , pour n'Hrc pas sur l'essence, n'en continue
pas moins de signi fier l 'être à sa façon. Il ne suffit pas de cons­
tater que la pluralité des signi fications renvoie à une signifi­
cation unique, car, outre que cette référence est obscure, on ne
voit même pas pourquoi cette référence est nécessaire, pourqu oi
le discours humain sur l'être ne signi fie l 'être que de façon
multiple et sur le mode de la dispersion. La doctrine du rcpoc,
lv Àey6µevov fonde peut-être l 'unité de l 'être, mais cette unité
reste problématique : l 'homonymie de l 'être n'est certes pas
accidentelle , et c'est pourquoi il fallait dépasser l'opposition
trop simple de l a synonymie et d 'une homonymie réduite à
un « hasard » ; mais de ce qu 'elle n'est pas accidentelle i l ne résulte
pas qu'elle cesse d 'être un problème : l 'accidentel ne s ' oppose
pas au rationnel, mais au nécessaire, et de ce que l' homonymie
de l'être n 'est pas <Xrco "t"OX1J<;, il ne s ' ensuit pas qu'elle devienne
transparente à la raison. Le caractère propre de l 'homonymie de
l 'être est d 'être à la fois irrationnelle (comme toute homonymie)
et inévitable ( précisément parce que le rcoÀÀ(l..XWC. est ici un rcpoc,
�v) : en cela, elle est ce problème qui n'a j a mais fini de se
poser à l a philosophie et qui, suivant l 'expression du livre Z,
est touj ours « un suj et de recherche et d ' embarras ». En effet,
si l 'homonymie est à la fois ce qui doit être réduit ( si nous voulons
que notre discours ait un sens) et ce qui, dans le cas de l'être,
est pourtant irréductible, on pourra se demander si l'ontologie,
en tant que visée d 'un discours un sur l'être, ne sera pas tout
entière l 'effort proprement humain pour suppléer, par une
recherche nécessairement infinie, à l 'homonymie radicale de
l'être.

• •

Mais, avant de dégager les conséquences de cette probléma­


tique pour l 'ontologie aristotélicienne, il convient de répondre
à des objections possibles contre l'interprétation proposée du
rcpoc, iv J.ey6µevov.

le langage nous renvoie, pour exprimer le rapport des significations dérivées


(par exemple, l'6gal, le semblable, l'identique, etc . ) à la signification essentielle
(l'Un en tant qu'essence), à ce qui n'est autre que les catégories de l'§lre : la
quanti t6, la qualité, l'avoir, le faire, etc. La table des catégories d'Aristote est
moins une solulion qu'un re(uyiwn di((icullalum.
INTERPRÉTA TIONS PLA TON/SA NTES 1 99

Une tradition qui remonte, semble-t-il, à saint Thomas ( 1 ) ,


mais prétend s'appuyer sur les textes d 'Aristote, nomme ana­
logie le rapport entre l'être et ses significations i et beaucoup
d 'interprètes modernes reprennent, sans critique, le vocabulaire
de l'analogie pour exposer l a théorie aristotélicienne des signifi­
cations de l 'être (2) . S'il s 'agissait d 'une simple convention
de vocabulaire, par laquelle on déciderait d ' appeler analogique
ce q u 'Aristote désigne comme 7tpoc; iv Àe:y6µe:vov, cette substi­
tution pourrait être légitime. Mais i l se trouve que le mot analogie
a un sens précis pour Aristote et qu'il ne l'emploie j amais pour
désigner le rapport des catégories à l 'être en tant q u 'être : si
donc Aristote avait voulu dire que l 'être est analogique, il
l 'aurait dit ; et, s'il ne l'a pas dit, ce silence n'est pas simple
inadvertance, mais doit avoir un sens. On voudrait donc mon­
trer ici que la doctrine de l 'analogie de l 'être n 'est pas seulement
contraire à la lettre de l 'aristotélisme, mais aussi à son esprit :
sous prétexte de clari fier et d 'expliciter, mais en réalité parce
que le christianisme avait apporté une tout autre perspective
métaphysique, qui substituait au problème de l ' un et du
multiple celui des rapports entre un Dieu créateur et un
monde créé, le commentarisme médiéval introduit ici un inflé­
chissement qui, pour avoir été décisif dans le destin de la
métaphysique occidentale, n'en est pas moins infidèle à ce qu'il
y a d 'essentiellement problématique et ambigu dans la démarche
d 'Aristote.
La doctrine du 7tpoc; �v Àe:y6µe:vov, parce qu'elle était moins
une solution du problème de l ' ambiguïté de l 'être qu'une réponse
elle-même « questionnante » (3), avait déj à suscité des essais de
réduction de la part des commentateurs grecs. Ainsi, Alexandre
d 'Aphrodise, après une longue et minutieuse analyse du passage
du livre r de la Métaphys ique, concluait que les termes dits par
référence à un terme unique ne différaient pas tellement des
synonymes, p uisque dans un cas comme dans l ' autre l 'unicité
de nom autorise une science une ( ce qui n'est évidemment pas
le cas pour les homonymes : ce n 'est pas la même science qui

( 1) Contrairement à bien des traditions de l'exégèse aristotélicienne, celle-ci


ne provient pas des commentateurs grecs. Cf. les textes de saint Thomas cités
plus bas, p. 242, n. 4.
(2) Par exemple, RAVAISSON (Essai sur la métaphysique d'Ar. , p. 392-93) :
Aristote est le premier qui ait su • concilier la dilTérence avec l 'unité dans l'idée
d'analogie », et BRENTANO ( Von der mannigfachen Bedeulung . . . , p. 85 ss. ) .
(3) Selon l'expression d e !{ . AXELos, q u i l'emploie à propos d'Héraclite
(Le logos fondateur de la dialectique, in Reclzerclzes cle philosophie, I I , p . 1 30,
note).
200 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

étudie le chien-animal et le Chien-constellation) ( 1 ). Et Alexandre


d ' expliquer qu' « en une certaine façon, ces choses aussi (les
7tpàc; iv Àe:y6µe:vcx], puisqu 'elles ont relation à une certaine
nature unique, sont dites avoir un caractère commun (xcx6' �v) ,
dans la mesure o ù , dans toutes e n quelque sorte, o n aperçoit
cette même nature d 'après laquelle et à cause de laquelle elles
sont nommées comme elles le sont, bien que pourtant toutes
n ' y participent pas semblablement et au même degré ». Dès
lors, on comprend que « l'étude de l 'être appartiendra à une
seule science, en tant qu 'il est être (xcx6à l5v) », ce qui signi fie,
précise plus loin Aristote : « en tant que les êtres ( l5v-rcx) parti­
c ipent de la nature de l 'être » (2). On voit comment se précise dans
la pensée d'Alexandre, mais en même temps s'infléchit, la doc­
trine d'Aristote : ce rapport au principe, auquel Aristote laissait
toute son ambiguïté en le désignant par la préposition 7tp6c;,
devient un rapport (Myoc;) (3), logiquement et peut-être mathé­
matiquement déterminable. Ce qui demeurait obscur pour Aris­
tote (le fondement de la commune dénomination) s'exprime
désormais dans le langage platonicien de la communauté et de
la participation. Or c'est précisément en des termes semblables
qu'Alexandre, quelques lignes plus haut, avait défini les syno­
nymes : « Les choses synonymes et qui sont comprises sous un
genre commun sont dans un rapport de communauté et de
participation (xoLvwve:î: -re: xcxl µe:-r�xe:L), d ' une façon équiva­
lente et semblable ( tao-r(µwc; xcxt oµo(wc;) , à l 'essence représentée
par le genre qui est affirmé de chacune d'elles ; au contraire,
les choses homonymes ne participent les unes par rapport aux
autres, et selon le nom qui est attribué en commun à chacune
d ' elles, de rien d 'autre que de ce nom seul (4). » Dans le cas des

( 1 ) Nous verrons dans l e chapitre suivant q n e le souci de soumettre l ' ê tre


en tant q u ' ê tre à une science une amène e lTectivement Aristote à i nfléchir
sa propre démarche dans un sens q u i annonce l ' interpré t a tion d'Alexandre.
Mais l'on ne peut sans pélilion de principe s'appuyer sur l ' existence d ' u ne science
une de l ' ê tre pour en tirer des conséquences sur le statut des rrpoc; !!v Àe:y6µe:vcx,
p u isque c'est la possi bilité m8me d'une /elle science qui es/ précisément en q11eslio11
dans Ioule celle _pro blématique.
(2) In Mel., r, 243, 33 à 244 , 8. Nous suivons dans l'cnsem hle l a traduction
que Ro e 1 :-i a donnée de ce passage (La théorie plalo11 icie1111e . . , p . 1 58, note ) .
.

( 3 ) cr. A 1.1·: x . , i bid., 2 4 1 , 2 0 : rrpoc; IS [ l e itv d u rrpoc; lv] Myov lxov-rck 't"LVCX.
Aristote men tionne l e sens ma thémati q ue ( q ue l ' o n retrouvera dmis le terme
analogie) de l ' expression fxe:Lv Myov : Eth. Nic., I, 1 3 , 1 1 02 b 3 1 .
(4) A 1.Ex . , i bid. , 2 4 1 , 1 0 - 1 4 . L a seule différence, selon A l e x andre , entre les
rrpoc; �v Àe:y61ie:vx et les synonymes est qu'il n ' y a pas ou, au con f.ra ire, qu'il y a
équ ivalence ( lcro-rLµ(cx, 24 1 , 1 6 ) entre l es différentes a ttri bu tions du terme
considéré aux choses dont i l est le nom. Mais c e terme d'équ ivalence n'est pas
clairement défini et Alexandre dem eur e plus �rnsihlr nux ressem hlnn ces 'l l l ' nux
rl i fTrrcmcrs e n t re rrpbc; l!v ).ey61ie:vx e t synonymes : d ans les deux cas, en cfTet.,
INTERPRÉTA TIONS PLA TONISA NTES 201

7tpoc; ev Àe:y6µe:voc comme dans celui des synonymes, il y a donc


participation à une même nature, ce qui tend à rapprocher les
premiers des seconds dans une commune opposition aux homo­
nymes. Finalement, le 7tpoc; ev Àe:y6µe:vov est, dans le texte ci-dessus,
explicitement ramené par Alexandre au xoc6' �v Àe:y6µe:vov :
l'être en tant qu'être n ' est plus cet au-delà insaisissable, cette
impossible unité de ses propres significations, qu'il nous parais­
sait être chez Aristote, mais il devient, d 'une part, le principe,
le fondement des significations - rôle qui, chez Aristote, était
dévolu à l 'essence ; et, d 'autre part, ce fondement est présenté
comme le �v d'un xoc6'�v, l 'unité essentielle d'un dire qui se
contente d'attribuer un nombre indéfini de fois l'être à ce qui
est ( bien qu 'Alexandre n ' aille pas j usqu'au bout de son interpré­
tation en faisant de l'être un genre) , - et non plus comme le
�v d ' u n 7tpoc; �v, l'unité problématique d 'une pluralité irréduc­
tible de signi fications. On comprendra sans peine qu'ainsi
entendu, le statut de l 'être en tant qu'être ait paru « pencher
d avantage du côté de la synonymie » que de l 'homonymie ( 1 ) .
M ais u n tel infléchissement n ' a été possible de la part
des commentateurs que p arce qu'il paraissait s'appuyer sur
certains textes d'Aristote, dont le plus important est celui,
déj à cité , de ! ' Éthique à Nicomaque, 1, 4, qui, par un singulier
retour, a permis aux exégètes de « platoniser » Aristote , alors
qu'il était explicitement dirigé contre la théorie platonicienne
des Idées. Qu'y lisons-nous en effet ? Que le Bien est un
homonyme , mais que son homonymie n'est pas fortuite (&7to
't"UXYJc;) (2). Elle est donc, diront les commentateurs, intention­
nelle (&7to 8Locvo(occ;) (3) ; c'est une « homonymie » qui, p aradoxa­
lement, a un sens et n'est pas seulement un fait de langage ,
mais l'expression d'un rapport rationnel . Bien plus, Aristote
semble suggérer lui-même le contenu possible de ce rapport :
« Faudra-t-il dire qu'il y a ici homonymie en vertu d ' une prove-

il y a participation à un principe unique, alors qu'on ne peut parler propremenl


de participation dans le cas des homonymes. Ce n'est pas par hasard, mais en
vertu de la même logique platonisante, que Maitre Eckhart reprendra une même
interprétation univocisante de l'analogie, entendue comme participation gra­
duelle à l'Esse.
( 1 ) MiiÀÀov &.rcoxÀ(ve:L rcpàç -rà: auvÙ>vuµoc ( SYRIANus, in Melaphysicam ,
57, 1 9-20 Kroll). Sur les diverses interprétations de cette doctrine , cf.
PORPHYRE, in Categorias, 65, 1 5-67, 2 Buss e .
( 2) Eth. Nic., I, 4, 1 096 b 26.
(3) Toutes les classifications des homonymes proposées par les commenta­
teurs reposent sur cette division fondamentale entre 6µwvu � oL &.rco -rÜ)(."l)Ç et
6µÙ>VUfLOL &.rcà 8Locvo!ocç . cr. L. ROBIN, op. cil. , p. 1 62, n. [\) . L opposi tion en lrc
&.rcà -rU)(."l)Ç et &.rcà 8Locvo!ocç se trouve déj à chez ARISTOTE (Phys. , I I , 5, 1 !l7 a 1 -2)
202 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

nance unique ou d 'une tendance vers un même terme, ou mieux


encore par analogie ? Ainsi la vue j oue pour le corps le même
rôle que l'intelligence pour l 'âme, et ainsi de suite ( 1 ). » Qu'en
est-il donc de cette analogie ainsi suggérée par Aristote ? Le
sens en est clair, si l'on se reporte aux dé finitions qu'en donnent
la Poétique et la Rhétorique : l'une et l ' autre en font une espèce
de la métaphore, procédé général par lequel on « transporte à
une chose un nom qui en désigne une autre » (2) ; on parlera
plus précisément d 'analogie dans tous les cas où, quatre termes
au moins étant donnés, « le second terme est au premier comme
le quatrième est au troisième », ce qui permettra au poète ou à
l 'orateur d'employer le quatrième au lieu du second et le second
au lieu du quatrième (3) . Ainsi, si la vieillesse est à la vie ce
que le soir est au j our, on pourra dire par analogie que le soir
est la vieillesse du j our ou que la vieillesse est le soir de la vie.
I l y a là un procédé de langage qui se fonde sur une relation
mathématique : la proportion ou égalité de deux rapports (4).
L'exemple qui est donné par Aristote dans l' Éth ique à Ni co ­
maque (la vue est au corps ce que l'intelligence est à l 'âme)
prouve bien que, dans ce passage aussi, l 'analogie est prise au
sens mathématique de proportion ( 5 ).
Si l'on se rappelle ce qu'Aristote disait plus haut des signi fi­
cations multiples du bien, qui se dit en autant de sens que
l'être (6) , l 'allusion à l 'analogie devient claire. Ce qui peut être
dit ici analogique (encore qu'Aristote présente ceci , non comme
une solution, mais comme une hypothèse) , ce n'est pas à pro­
prement p arler les signi fications multiples du bien, ni encore
moins de l'être, mais le rapport entre les unes et les autres :
l 'intelligence est à l 'essence ce que la vertu est à la qualité, la

( l ) Elh. Nic., 1 , 4, 1 096 b 27.


(2) Poétique, 21, 1457 b 6. Cf. Rhé/or., I I I , 4 ; I O , 1 4 l l a l , b 3 ; I I , 1 4 1 2 a 4 .
( 3 ) Ibid. , 1 457 b 1 6 SS. c r . Nl él . , �. 6, 1 0 1 6 35.
b
(4) C'est très exactement l'égalilè géométrique de Platon (cf. Gorgias,
508 a ) . Aussi n'est-il pas surprenant qu'Aristote, fidèle en cela à l'enseignement
de Platon, désigne par le terme &votÀoyta les rapports de j ustice : �<rr Lv &pot -ro
V, 6, 1 1 3 1 a 29 ) . Les mots &v&.Àoyoc;, dvotÀoytot
8lKotLov &v&.Àoy6v 't'L (Eth. Nic.,
ont d'ailleu rs le même sens mathématique de proporlion dans le Timée ( 3 1 c,
32 c, 69 b).
(5) Si nous insistons sur ce p oint, c'est qu'un usage issu, non de saint Tho­
m a s , mais de la scolastique tardive, distingue deux espèces d'analogie : l'analogie
de proportionalilé et l' a n a log i e d'allri hulion (qui correspondrait au 7rpoc; &v
Àey6µevov d'Aristote). En réalité, il ne fait aucun doute qu'Aristote emploie
touj ours le mot dvotÀoylot dans le premier sens et qu'on ne trouve aucune trace
du second. Dans le passage de l' Elh . Nic., 1 , 4, 1 096 b 26, l'analogie (au sens de
proporlion) apparaît, à côté de l'&cp' i:v6c; et du n-poc; &v Àey6µevov, comme une
troisième forme d'homonymie qui ne soit pas dn-o 't'OJ('l)c;.
(6) Cf. p. 1 76- 1 8 1 .
A !VA L O fTIE nu B IEN ET DE L' UN 203

mesure à la quantité, l 'occasion au temps, etc. , et le Bien en tant


que bien est précisément ce qu'il y a d ' égal entre ces différents
rapports. Pour qu'il y ait analogie, il faut donc que soient en
présence deux séries, entre lesquelles on établit un rapport
terme à terme : en ce sens, on peut dire que les significations
du bien (comme celles de l ' un) sont analogiques par rapport à
celles de l 'être , puisqu 'à chaque signi fication de l 'être correspond
une signification du bien ou de l ' un .
M ais s ' i l en es t ainsi, on ne peut étendre aux signi fications
de l'être le recours à l 'analogie, qu'Aristote ne suggère d 'ailleurs
que pour le cas des signi fications multiples du bien. Celles-ci
renvoient à celles-là, et c'est l 'égalité de ces rapports qui autorise
l 'affirmation d ' une proportion. Mais à quoi rapporter les signi fi­
cations de l'être ? Avec quelle autre série plus fondamentale
mettre en p arallèle les signi fications de l'être ? Peut-être faut-il
ici renoncer aux métaphores mathématiques et reconnaître que
ce que les scolastiques appelleront la convertibilité de l 'être
avec le bien et avec l'un n'est pas absolument réversible. La
multiplicité des signi fications de l 'être éclaire et, pourrait-on
dire, excuse la multiplicité des signi fications de l'un et du bien :
c'est parce que la quantité n'est pas la qualité o u le temps que
la mesure n'est pas la vertu ni l'occasion, encore que ces trois
derniers termes soient manifestement apparentés. Mais pourquoi
y a-t-il de la quantité et de la qualité et du temps, et non pas
seulement de l ' être ? La pluralité des signi fi cations du bien
(ou de l'un) est à la rigueur j usti fiable : celle de l 'être ne l ' est
pas, du moins au niveau de l 'ontologie. Si le bien nous apparaît
sous différents aspects, qui ne relèvent pas d 'une science
commune , c'est qu'il se dit dans les différentes signi fications
de l'être ; et si le Bien en tant que bien n'est pas un simple mot
et présente une unité relative de signification, il le doit à l ' éga­
lité des rapports que ses différentes signi fications entretiennent
avec chacune des catégories de l ' être. On le voit, le recours à
l'être permet de répondre aux deux questions : Pourquoi le
bien a-t-il plusieurs sens ? Pourquoi le Bien en tant que bien
est-il cependant plus qu'un simple flalus 11ocis ?
Mais comment répondre à ces deux questions lorsqu'il s'agit
de l 'être ? Si le bien (ou l ' un) ont plusieurs sens parce que l 'être
lui-même a plusieurs sens, ce n'est pas inversement parce que
le bien et l'un ont plusieurs sens que l 'être est équivoque. Et
si l 'être en tan t qu'être conserve néanmoins une certaine unité
de signi fication, aucune an alogie ne permettra d ' en rendre compte.
L'erreur des interprètes scolastiques est de s 'être appuyés sur
204 LA SCIENCE « RECHERCHÉE >>

leur propre théorie de la convertibilité de l'être, de l ' un et du


bien, pour étendre à l 'être ce qu'Aristote suggère seulement à
propos des signi fications multiples du bien. Mais aucun texte
d 'Aristote ne permet de mettre le bien et l'un sur le même plan
que l 'être ( 1 ) . Certes, il répète souvent que le bien et l'un se
disent en autant de sens que l 'être, mais le fait que la formule
ne soit pas réversible suffit à ruiner toute « convertibilité » au
sens strict : la pluralité des significations de l 'être ne peut avoir
le même statut que la pluralité des significations du bien et de
l'un ; plus fondamentale, elle est aussi plus obscure. Nous avons
vu plus haut comment l'homonymie de l 'être servait, par rapport
à l'homonymie du bien et de l'un, de centre de référence , de
principe d 'explication résiduelle ou encore de refugium dif ficul­
lalum. Dans les Top iques (2) , nous avions vu Aristote poser
en règle générale qu'un terme est homonyme lorsqu'il s'emploie
dans les différentes catégories de l 'être et appliquer cette règle
au cas particulier du bien. Dans 1 ' Éthique à Eudème ( 3 ) , il
s ' appuyait sur l 'impossibilité d 'une science unique de l 'être
pour montrer l'impossibilité d 'une science unique du bien. Enfin,
a u livre r de la Métaphys ique (4) , après avoir rangé l'un parmi
les 7tpàç �v /..e: y6µe:vcx, il montrait plus profondément comment
les différents rapports possibles des signi fications multiples de

( 1 ) Il faudrait d'ailleurs distinguer ici entre le cas de l'un et celui du bien.


Le rapport de l'un et de l'être est plus é troit que celui du bien et de l'être :
• L'être et l'un sont idcntiCJues et sont une seule nature en ce qu'ils sont corréla­
tifs l'un de l'autre (-réj'> à>eoÀou6e:ï:v àÀÀ�Àmç\ . . . Il y a identité entre homme
un, homme étant et homme • (r, 2, 1 003 b 22, 26 ), alors que, pour le bien, Aris­
tote se contente d'affirmer qu'il se dit en autant de sens que l'ôlre, ce qui
n'implique aucune identité. Mais, en ce qui concerne le problème de l'homony­
mie, on peut rapprocher le cas du bien de celui de l'un et les opposer l'un et
l'autre au cas de l'être : les homonymies de l'un et du bien apparaissent comme
des homonymies dérivées d'une homonymie plus fondamentale qui est celle de
l'être (pour l'un, cf. not. Mét., I, 2, 1 053 b 24 - a 1 9 ; Phys . , l, 2, 1 85 b 5 ss. ) .
D'une façon générale, il faut s e garder d e transposer chez Aristote l'idée scolas­
tique selon laquelle les trois termes transcenclantaux (être, bien, un) formeraient
système et pourraient s'attribuer réciproquement (en particulier, l'idée que
l'être est bon, en tant qu'il est, est tout à fait étrangère à la pensée d'Aristote).
Robin lui-même n'échappe pas à toute confusion avec la scolastique lorsqu'il
présente ! 'être, ! 'un et le bien chez Aristote comme signifiant une nature unique,
par rapport à laquelle ils seraient entre eux dans le même rapport que les catê­
gories de l'être entre elles (La théorie platonicienne .. ., p. 1 59-60, note). En réalité,
il faut laisser à l'être selon Aristote la spéci ficité de son mode de dévoilement
par le langage, qui fait que son homonymie est le fondement des autres homony­
mies et qui rend cette homonymie de l'être plus radicale (puisqu'il n'y a p lus
rien à quoi la rapporter) et aussi plus grave (parce que l'être, étant d'abord ce
qui es/ toujours signifi é, est plus afTecté que tout autre terme par la pluralité
irréductible de ses signi fica tions).
(2) 1 , 1 5 (cf. ci-dessus, p . 1 7!\- 1 78 ) .
(3) cr. p . 1 78- 1 79.
( <! ) c r . p. 197, n. 2.
IL N' Y A PA S D'ANALO G IE DE L ' 2 TRE 205

l 'un à leur fondement commun, c'est-à-dire à l ' Un-essence , ne


sont au tres que les ca tégories de l 'être autres que l'essence. La
pluralité des catégories de l 'être apparaissait, dans tous ces cas,
comme le fai t primitif et incompréhensible, au delà duquel
l 'analyse ne peut plus, sauf cercle vicieux, remonter. Certes,
on voit une évolution se dessiner entre ces difîérents passages
et celui du livre 1 de l' Éth ique d Nicomaque : le bien et l'un,
d 'abord considérés comme de simples homonymes à l 'instar
de l ' être, sont ensuite rangés, touj ours en vertu de leur corres­
pondance avec l ' être, parmi les 7tpÔç �v Àe:y 6µe:v0t ; enfin, dans
une troisième phase, Aristote s'avise que le parallélisme entre
les signi fications multiples du bien et celles de l'être permet de
comprendre, dans une certaine mesure, l 'homonymie du bien
(et de l'un), en instituant entre leurs diverses signi fications
l'égalité d ' un rapport. Mais, dans ce dernier cas, si la correspon­
dance avec l 'être autorise l'analogie, l 'analogie ne peut évidem­
ment s'appliquer au cas de l'être , faute d ' une série plus fonda­
mentale avec laquelle la série des significations de l 'être puisse
être mise en rapport.
Lorsque Aristote parle d ' analogie, i l ne peut donc s'agir que
de ce qu'on appellera plus tard l 'analogie de proportionalité.
Or, pour qu'il y ait proportion, il faut qu'il y ait correspondance,
donc deux termes, ou plutôt, puisqu'il s'agit d ' une égalité de
rapports, deux séries de termes. Dès lors, il peut bien y avoir
analogie entre les signi fications multiples du bien ou de l ' un
dans leur rapport aux significations correspondantes de l 'être ;
mais une prétendue analogie de l 'être ne pouvait avoir aucun
sens pour Aristo te. Bien loin que l 'homonymie par analogie
supplante l ' homonymie 7tpoç gv ou lui soit identique, elle la
présuppose et y renvoie. C'est parce qu'il y a des catégories de
l 'être , et une certaine relation entre ces catégories , que nous
retrouverons des signi fications analogues et une relation ana­
logue ( 1 ) entre les signi fications dans le cas du bien et de l'un.
Mais l 'analogie ne nous éclaire en rien ni sur la pluralité des
catégories ni sur la nature du rapport qu'elles entretiennent
avec un fondement unique (7tpoç gv) : le 7tp6ç du 7tpÔç gv reste

( 1 } En \ï'.rLu rl ' u uu prupriùlé 1 m1 Lh é rn u l i q 1 w hiou c u l l l l l l l' , o n saisiL im méd ia­


t e m en t q u e I r. ra p p o r t en tre l a signi fica Lion pri mor• lialc el l es sign i fications
dérivées esl. l e mfüue d a n s l e c a s ri e l ' ê L r e cl, par ex e m p l e , dans celui du bien .
D e l ' é.ga rté
l n Lc l lecL �ks1 1 rl'
on l"l l'll
' 1 P Sl l l'C Qu antité M l\ IS .
l'éga ! 1' lé
1
' Esscïùie = (j ÙanîfLé l n l e l l ec L = 'E:ssenco- .
de d e u x rapporLs ne nous a p p r e nd rien sur la n a t u re du ra pp o r t lui-même. L'ana­
logie l1!l peul � l i m i ncr cet i rrMuclible.
206 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

toujours aussi ambigu ( 1 ) . Et le problème de l'ontologie aristo­


télicienne reste entier : si l 'être est équivoque ou si , du moins,
son unité est suspendue à un rapport lui-même équivoque,
comment et au nom de quoi instituer un discours un sur l 'être ?

§ 4. Le discours sur l' &tre

Bien que l'être se dise en plusieurs sens, Aristote ne semble


pas mettre en doute la possibilité d 'un discours cohérent sur
l'être lorsque, au début du livre r de la Métaphys ique, il affirme
sans hésiter l'existence d ' une science de l'être en tant qu'être (2) .
On pourrait s 'étonner de cette apparente contradiction entre
l 'affirm ation d 'une pluralité radicale de signi fications et la
confiance en un discours uni fié, ou du moins unifiable, sur l 'être,
si l'on n'avait déj à appris à distinguer entre les déclarations
programma tiques d 'Aristote et ses réalisations effectives. Aris­
tote a-t-il réussi à constituer en fait une science de l'être en

( l) I l serait aisé de vérifier que les autres textes invoqués par les commen­
tateurs en faveur d'une prétendue analogie de l'être chez Aristote : l ) Ne
concernent pas directement ! 'être ; 2) Présupposent, bien loin qu'ils contri­
buent à la réduire, la pluralité radicale des catégories. Nous l'avons montré à
propos du passage de l'Elh. Nic., I , 4, oi1 il est question du bien. On pourrait
aussi le montrer à propos de Mét., A, 4 et 5 , où Aristote applique le terme d'ana­
logie ou plutôt d'identité analogique (TotôTœ Téi'> &viXÀoyov) , non pas à l'être
lui-même, mais aux principes de ! 'être. Existe-t-il, se demande Aristote dans ces
passages, des principes communs à tous les êtres '/ - Non, à proprement parler,
répond-il, car alors l'être relèverait des mêmes principes dans les différentes
catégories ( hypothèse qu'Aristote rejette d'emblée, comme étant contraire à la
notion même de catégorie) . Oui, si l'on entend que les principes sont communs
par analogie, car les principes - à savoir la forme, la privation, la cause elll ­
ciente - j ouent un rôle analogue, quoique non identique, dans les di fférentes
ca tégories (A, 4, 1 070 b 18, 26 ; 5, 1071 a 26, 33). On reti·ouve ici le môme schéma
que dans l 'Elh. Nic., à propos du bien : les principes ne peuvent avoir le 1116111e sens
suivant qu'on les emploie dans telle ou telle catégorie (ainsi la cause du relatif
est seulement homonyme à celle de l'essence) ; ce qui est à chaque fois Je
même, c'est seulement le rapport que chacune des significations du principe
entretient avec chacune des significations correspondantes de l'être. On le voit :
l'analogie est seulement un pis aller, qui autorise une certaine unité du discours
malgré l'ambiguïté radicale de l'être ; mais c'est parce que l'être est ambigu
qu'il est nécessaire <le recouril" à des façons de r, arler analogiques, et l'analogie
des principes ne supprime pas, mais suppose, 1 homonymie de l'être. Cf. N, 2,
1 089 b 3 ; Anal. post., I , 10, 76 a 38 (où ce sont les axiomes qui sont dits xoLvœ
xotT'civotÀoylotv) . C'est à cette analogie des principes que songe Rodier lorsqu'il
voit dans certains textes platoniciens la préfiguration de la théorie arisloléli­
cie1111e de l'analogie (Eludes de philosophie grecque, p. 69, n. 3 ; textes cités :
Snph. , 218 d ; Pol., 277 b, d ; Tfléélèle, 202 e ; Timée, 29 b-c, 52 b ) . Mais le point
de vue d'où se place Aristote lorsqu'il s'agit de l'être en tant qu'8/re (et non plus
des principes), et qui est celui de la signi(icalion, limite considérablement la
portée de cet emp1·mit : il s'agit chez Platon de découvrir la structure unique du
réel à travers la diversité de ses apparences, alors que le p roblème d'Aristote
est de sauver une certaine unité du discours malgré la pluralité des sens de l'être.
(2) r, 1 , 1 003 a 2 1 .
y A-T- IL UNE SCIENCE DE L ' 2 TRE ? 207

tant qu 'être, au sens où les Seconds A nalytiques définissent la


3cience démonstrative ? L 'assurance apparente d ' Aristote, même
si, pendant des �iècles, elle a abusé les commentateurs, ne doit
pas nous dispenser de poser la question. Mais la contradiction
n'est pas seulement ici entre les intentions et le système. Elle
apparaît déj à au niveau des déclarations de principe : tout se
passe comme si Aristote, au moment même où il se présente
comme le fondateur de la science de l 'être en tant qu'être ,
multipliait les arguments pour en démontrer l'impossibilité .
Qu'il y ait une science une de l 'être en tant qu'être, Aristote
ne l'a pas touj ours admis. On se rappelle que la polémique anti­
platonicienne des Top iques , de l'Élhique à Eudème et de l 'Éthique
à Nicomaque s ' appuyait sur l'homonymie de l ' ê tre pour conclure
à l'impossibilité d ' une science unique du Bien ; a fortiori, et
bien que ce ne fût pas le thème explicite de ces développements,
pouvait-on en conclure à l'impossibilité d ' une science unique
de l ' ê tre. Le texte de l'Éthique à Eudème ne laisse aucun doute
à cet égard : « D e même donc que l 'être n'est pas un dans les
catégories qu'on vient d 'énumérer, de même le bien n'y est pas
un non plus ; et il n'y a p as davantage une science unique de
l'être ni du bien ( 1 ) . » Cette phrase est si peu isolée dans l 'œuvre
d 'Aristote que nous trouvons développées dans ses ouvrages
des raisons très fortes qui prouvent, directement ou indirecte­
ment, l'impossibilité d ' une science de l 'être en tant qu' être :
raisons si fortes qu'Aristote n'y répondra j amais entièrement,
même lorsqu'il prétendra constituer pour son propre compte
une o ntologie comme science (2) .

( 1 ) Eth . Eud. , 1, 8, 1 2 1 7 b 33 ss.


(2) I l y a là, nous semble-t-il, un nouveau critère, qui s'ajou terait à tous
ceux qui ont été proposés par W. Jaeger cl après lui, pour suivre l'évolution
d'Aristo te. L a thèse qu' il n'y a pas de science un ique de l'être n i du bien est
caractl'lristique de la poll'lmique anti-platonicienne, que l 'on peut situer logique­
ment au début de la carrière proprement dite d'Aristote. Certes, l'accent était
alors mis sur l' impossibilitl'l d'une science unique du Bien. l\I ois, plus tai·d,
lorsque Aristote veut constituer une science de l'être en tant qu 'être, il se heurte
à la thèse précédente et s'aperçoit que les arguments q u ' il avait sou tenus contre
l' idée du Bien s'appliq uent, mulalis mutandis, à l 'être en tant qu'être. Il n'est pas
douteux que l'effort d'ARISTOTE, au livre r de la Mélaplzysique, pour j ustifier
une science de l'être en tant qu'ôtre ( par des arguments qui ne constituent
d'ailleurs pas un retour au platonisme) ne soit une réponse ou un correctif à ses
propres arguments des Topiques, des Ré(ulalions soph istiques e t des Ethiques à
Eudème et à Nicomaque. Cette remarque tendrai t à assouplil' le schéma suggéré
par W. Jaeger (et repris en particulier par F . NuYENS, L 'évolulion de la psy­
chologie d'Arislote), selon lequel Aristote se serait éloigné progressivement d'un
platonisme d 'abord exacerbé. En réalité, la découverte si radicalement anti­
platonicienne de l'homonym ie de l'être semble bien caractéristique de la premiùre
période d'Aristote el l'on peul dire que toute son rouvre métaphysique n'aura
d'autre but que d'atténuer les conséquences de cette première affirmation.
208 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

Quelles sont donc les conditions qui font qu'un discours peut
être dit scientifique ou (ces deux expressions étant équivalentes
pour Aristote) démonstratif (cX.7to8eLx-mc.6c;) ? Parmi toutes celles
que nous trouvons longuement analysées, notamment dans les
Seconds A nalyt iques , et qui définissent ce qu'on pourrait appeler
l'idée aristotélicienne de la science, il en est une qui intéresse
particulièrement notre problème, parce qu'elle se trouvera diffi­
cilement réalisée dans le cas de l 'être en tant qu'être : c'est
l 'exigence de stabilité ou encore de détermination. On sait que
Platon opposait déj à à l 'opinion changeante la science stable , et
Aristote reprend à son compte le rapprochement, déj à suggéré
par le Cratyle ( 1 ) , entre ÈmCJ't'�{J."'l et a-r�vocL, entre l'idée de
science et celle d 'arrêt ou de repos : « Selon nous, la raison
connaît et pense par repos et arrêt (2) . » Certes, pour Aristote
comme pour Platon, il s'agit d ' abord d 'opposer l 'assurance , la
certitude de l' homme compétent à l 'agitation - si naturelle,
remarque Aristote - de l'âme encore ignorante : « C'est par
l ' apaisement de l'âme après l 'agitation qui lui est naturelle qu'un
suj et est engendré prudent et connaissant (3). » Platon remar­
quait déj à que le mouvement que nous croyons saisir dans les
choses n'est que la proj ection de notre propre vertige (4) . Mais
cette exigence, pas plus chez Aristote que chez Platon , ne reste
seulement psychologique : la constance du savant doit s' appuyer
sur la stabilité de l'obj et. Ainsi le Cralyle introduisait-il les I dées,
réalités subsistantes par delà les apparences mouvantes, comme
conditions de possibilité d 'une science stable (5). Chez Aristote,
l'exigence de stabilité est assurée, non plus par le recours à une
Idée transcendante , mais par la stabilisation dans l ' âme de ce
qu'il y avait d'universel dans l'expérience. La sensation nous met
en présence de « ce 1suj et-ci qui est maintenant et à tel endroit »
(-r68e -rL xoc( 7tOU xoct vuv) (6) et, de ce fait, dépend des conditions
changeantes de temps et de lieu . Mais, par rapport à la connais­
sance de type scientifique, un tel obj et reste indéterminé, « indif­
férencié » ( 7 ) , tant que ne s'est pas dégagé, stabilisé , l'universel qui
est en lui. La constitution du savoir scientifique est décrite par
Aristote comme la mise au repos dans l ' âme de tout ce qu'il y a
d 'universel dans ses expériences particulières : un peu comme,

(1) Cralyle, 437 a .


(2) Phys., V I I , 3, 247 b 1 0 .
(3) Ibid. , 247 b 1 7.
(4) Cf. Cralyle, 4 1 1 b, 439 c.
(5) Cralyle, 440 a-b.
(6) Anal. posl., I , 3 1 , 87 b 30.
(7) Ibid. , I I , 19, 1 00 a 15.
JD&E A R ISTOTÉLICIENNE DE LA SCIENCE 209

« dans une bataille, au milieu d'une déroute, un soldat s'arrêtant,


un autre s'arrête, puis un autre encore, j usqu ' à ce que l'armée
soit revenue à son ordre primitif » ( 1 ) . En termes plus abstraits, le
passage du particulier à l'universel se présente comme une
progression de l'infini au fini ; et cette progression est constitutive
de la science, car seul le fini est connaissable, pouvant seul
satisfaire l'exigence scienti fique de stabilité et de certitude (2) .
C'est ainsi que, dans les Seconds A nalytiques , Aristote montrera
la supériorité de la démonstration universelle (c'est-à-dire portant
sur l'universel) sur la démonstration particulière : « Plus la
démonstration devient particulière , plus elle tombe dans l'infini,
tandis que la démonstration universelle tend vers le simple et la
limite. Or, en tant qu'in finies, les choses particulières ne sont pas
connaissables : c'est seulement en tant que finies qu'elles le
sont (3). »
L'universel est donc pour Aristote tout le contraire d'un
résumé ou d ' une somme de l'expérience. Il est la limite vers
laquelle tend celle-ci, en qui elle se stabilise et en quoi pourra se
reposer le savant. C'est en ce sens qu'il faut entendre le principe,
souvent affirmé par Aristote, qu'il n'y a de science que de l 'uni­
versel . Dans cette exigence du savant, il faut voir tout autre
chose qu'on ne sait quel goût pour les généralités, on ne sait quel
mépris pour l 'individuel. Bien plus, si l'on entend par individuel
ce qui est parfaitement déterminé , alors c'est l'universel qui
possédera la vraie individualité. Et si l'on entend par universel
le confus, l'indéterminé, alors c'est l 'individuel qui répondra le
mieux à cette définition. On comprend donc qu 'Aristote, dans
un passage au moins, s'embrouille au point d'appeler universel
(xot66Àou) ce qu'il appelle ailleurs particulier (xot6' �xota't'ov) , et
inversement : c'est le passage , véritable crua: commenlalorum, qui
ouvre la Phys ique et où il est dit que le plus universel est
plus connu pour nous, mais que le moins universel est « plus
clair et plus connu par nature » ('t'TI cpuae:L aotcpéa't'e:pov xa.t
yvwpLµw't'e:pov) (4). Ce passage ne peut s'expliquer, semble-t-il,
que par ré férence à l'usage courant, populaire et péj oratif, du
mot xa.66Àou, qui n'a pas ici le sens de l'universel aristotélicien,
mais désigne une sorte de perception confuse , syncrétique et qui

( 1 ) Ibid. , II, 19, 1 00 a 1 2.


(2) On remarquera que, d a ns l 'usage s colastique , cerlitudo désigne une
propriété de l'obj e t (sa parfaite détermination) , et non une qualité subj ective
du savoir. Cf. i\1. H E I D EGGER, Qu'est-ce que la philosophie ?, trad. fr., p.
45.
(3lA nal. posl. , 1, 24 , 86 a 6.
(4 Phys., 1 , 1 , 1 84 a 18.
210 L A SCIENCE « RECHERCHÉE 11

n ' est générale que parce qu'elle est indistincte. Comme le note
fort bien Simplicius dans le commentaire de ce passage, il y a
deux sortes de connaissance « générale 11 : d ' abord , « une connais­
sance globale, confuse , due à la simple attention donnée à la
chose, connaissance plus touffue que celle de la définition scien­
tifique. Mais il y a une autre connaissance, resserrée, achevée,
unifiant toutes les parties. Cette dernière connaissance est
simple et appartient à l'ordre de la connaissance intuitive » ( 1 ) .
L'universel est donc au particulier ce que le clair est au
confus, ou le simple au complexe ou, pour reprendre les termes
qu'Aristote emprunte à Platon, ce que la lim ite (7tép<Xç) est à
l' illim ité ( &m:Lpov). Si donc la science est science de l'universel ,
c 'est avant tout, pour Aristote comme pour le Platon des derniers
dialogues, parce qu'il n'y a de connaissance stable que de ce qui
comporte une limite.
Qu'en est-il, dès lors, de la connaissance de l'être en tant
qu'être ? Si l'universel aristotélicien se dé finissait seulement par
son extension, l 'être en tant qu'être - cet être qui est << commun
à toutes choses » (2) - serait le terme le plus universel et la
science de l 'être en tant qu'être la plus parfaite de tou tes les
sciences.. Mais, comme nous venons de le voir, ce n ' est pas
l ' extension d 'un terme qui dé finit son universalité, e t le vocabu­
laire aristotélicien distingue fort nettement le général, le commun
(xoLv6v) de l ' u niversel (xcx66>..o u) (3). Si, lorsque nous nou s
élevons de l 'individu à l'espèce et de l'espèce au genre , l'univer-

( 1 ) S1MPL1crns, In Phys., 1 6, 34. - Nous suivons la traduction de J . - 1\1


LE BLOND, Logique el Méthode chez Aristote, p. 287, n. 3, qui adopte aussi cette
interprétation : dans le texte de la Physique, xor.66)..ou ne désigne pas le • concept
général ., mais • une sorte d 'image générique, . . . un général par confusion •
(p. 287 ) . Cf. aussi en ce sens Pm LO PON, In Phys . , 1 7, 24 . On ne peut en revanche
admettre l'interprétation de saint THOMAS ( ln Plzys. , I , lecl. 1 ), reprise par
B R ENTANO ( Von der mannigfachen Bedeulung . . . , p. 1 96, n. 3 1 4 ) , suivant laquelle
les universels dont il est ici question désigneraient les genres, plus connaissables
pour nous que l'espèce parce qu'ils comportent moins de détermina tions. !\f ais,
outre que l'exemple du cercle, donné par Aristote à la suite de ce passage,
s'accorde mal avec cette interprétation, une telle doctrine, comme le note du
reste saint Thomas, serait en contradiction avec tout ce qu'enseigne ailleurs
Aristote : pour lui, en efTet, le genre est p lus connaissable en soi que 1 'espèce,
parce qu'il est plus universel, donc plus simple ; mais il est moins connaissable
pour nous, parce que plus éloigné de l'expérience sensible.
(2) r, 3, 1 005 a 27.
(3) Alors que xor.66)..o u désigne généralement l'universalité du genre, est
dit xo1v6v ce qui est commun à plusieurs genres. Cf. Pari. anim., 1, 1, 639 a 1 9
(et fréquemment dans les ouvrages biologiques) ; cf. ibid., I, 5, 645 b 22, et,
dans les écrits métaphysiques et logiques l'expression xo1vor.l 86�or.L pour
désigner les axiomes communs à plusieurs genres (M�I., B, 2, 996 b 28 ; 997 a 2 1 ;
Anal. Post., I, I l , 77 a 26-31 et 1 0, 76 a 38, où les axiomes communs sont dits
><oLvà: xor.-r' «vor.Àoy tor.v) . L ' index de BoN 1Tz a le tort (ad verb . ) d'ignorer cette
distinction du xot6 6)..o u et du xo1v6v.
IDÉE ARISTO TÉLIC IENNE DE /,A SCIENCE 21 1

salité, c'est-à-dire la simplicité, croit en même temps que la


généralité, i l vient un moment où ce rapport s 'inverse et où un
excès de généralité va nous éloigner de l'universel : c 'est Je
moment, que nous avons déj à décrit, où le discours humain
devient vide, parce que trop général. S'il n'y a de science que de
la limite, on peut manquer la science de deux façons : soit par
défaut, soit par excès. On la manque par défaut lorsqu'on en
reste au particulier, au divers de l 'expérience sensible ; on la
manque par excès lorsqu 'on dépasse l 'universel, le genre, pour
entrer dans la sphère des discours généraux et creux ( 1 ). L 'uni­
versel, comme tou te limite, représente donc un point d 'équilibre :
s'il y a un infini (&m:Lpov) par défaut d 'universalité, il y a un
in fini par excès de généralité. A côté de la bonne universalité du
discours scienti fique, il y a la mauvaise universalité des bavardages
rhétoriques, auxquels Aristote est parfois tenté de préférer les
balbutiements de ces philosophes présocratiques qui, s'ils ne
s 'étaient pas encore élevés j usqu 'à l 'universel, avaient du moins
vieilli dans la familiarité des choses sensibles (2) .
La science apparaît donc comme une limite entre la dispersion
des sensations particulières et l'incertitude des généralités
rhétoriques. Par là s'explique la coexistence, dans les textes
d 'Aristote, de deux séries d'affirmations qui pourraient paraître
contradictoires : toute science est science de l 'universel , et pour­
tant il n ' y a pas de science universelle, ou encore : toute science
est particulière. Si la première thèse est dirigée contre les physi­
ciens présocratiques et reprend à son compte la découverte
socratique des discours universels , la signification polémique de
la seconde thèse n 'est pas moins claire : elle est dirigée d 'abord
contre la prétention des sophistes à disserter de toutes choses et
à pouvoir en remontrer, sur tout sujet, à l ' homme compétent.
Mais, de façon plus subtile, elle est aussi dirigée contre les pré­
tentions des Platoniciens à constituer - précisément contre les
sophistes - une science du Bien ou de l ' U n qui, sous le nom de
dialectique, absorberait les autres sciences.
C'est contre les sophistes qu'est dirigé un passage des Réfuta­
tions sophistiques où Aristote montre qu'il est vain de recenser
les lieux de toutes les réfutations possibles parce que, pour ce
faire, il faudrait posséder la science de tous les êtres (3) , or, « une

( 1 ) Aoyuewc; Kc:itl i<cvwc; : on sait que c'est en ces termes qu'Aristote disqua­
lifie les spéculations trop générales des Platoniciens (Eth. Eud. , I, 8, 1 2 1 7 b 21 ) .
(2) Gen. el Corr. , 1 , 2, 3 1 6 a 6. Cr. De. Coelo, I I I , 7, �IJ6 a 6. C:es p a ssn gcs
visent la d i n l e c t i que • des Pl a toniciens.

(3) Tljc; -roov 15v-roov l:mcrrlj p.'l)c; cbtciv-roov (9, 1 70 a


21 ) .
212 LA SC IENCE « RECIIER C ll É E »

telle science ne peut être l'objet d'aucune discipline ( où8&µL�


Te)(V"l)c;), car les sciences sont sans doute en nombre infini
(&m:ipoi) , de sorte que les démonstrations le sont encore
aussi » ( 1 ) . Aristote semble vouloir montrer d'abord par là qu'une
technique universelle de la réfutation est humainement i mpos­
sible à acquérir, si du moins l'on admet que le réfutateur doit à
chaque fois être aussi compétent que son adversaire : géomètre
s'il réfute un géomètre, médecin s'il réfute un médecin, etc. A -

ce niveau, l'argument pourrait paraître seulement psychologique,


o pposant à l'illusoire polymathie des sophistes les inévitables
limitations de l ' homme compétent ; de même, au début de ses
o uvrages biologiques, Aristote nous avertira qu'il faut choisir
entre la « culture générale » et la « science de la chose » (2) . Mais
le texte des Réfutations sophistiques donne de cette opposition
une explication qui n'est pas seulement psychologique : si une
science de toutes choses est impossible, c'est qu'elle serait une
science des sciences et que celles-ci sont in finies. C'est donc, encore
une fois, parce qu'une science de l'in fini est impossible (et elle
l'est non seulement pour nous, mais en soi, non seulement pour
l ' homme, mais pour Dieu) qu 'Aristote considère comme allant
de soi l'impossibilité d ' une science universelle : la totalité, étant
infinie, n ' est pas connaissable (3) et l'on peut se demander si
l'hypothèse d ' un Dieu omniscient n 'aurait pas paru aussi absurde
à Aristote que celle d 'un homme universellement compétent.
Mais le texte des Réfutations soph istiques interdit-il pour
autant la constitution d 'une science de l 'être en tant qu'être ? On
pourrait penser, en effet, que celle-ci ne se confond pas avec une
« science de toutes choses » : l 'être en tant qu'être n ' est pas la
totalité des êtres, mais « ce qui est commun à toutes choses ». Bien
plus, on pourrait obj ecter qu'Aristote n'atteint même pas par sa
critique la science universelle elle-même ou, du moins, qu'il
triomphe d'elle à trop bon compte en ramenant l'universalité à
l 'infinité, soit qu'il la considère comme une totalité en extension,
un infini actuel qu'il serait impossible d'épuiser, soit comme une
totalité en puissance, qui serait également inconnaissable en
raison de son indétermination (4). Mais si l'argument des Réfuta-

( 1 ) Ibid.
(2) L'l5>..CJ> C Trlt7t()(L3EUµ�voc s'oppose à celui qui possède l'imœr�µ'I) Tou
lt'pciyµ°'To<; (Part. anim., l, 1, 639 a 3, 7).
(3) Ainsi la matière première est-ello inconnaissable selon Aristote puisque,
étant toutes choses en puissance, et n'étant par ailleurs que puissance, elle est
par elle-même indéterminée. Cf. Z, 10, 1 036 a 8 ; 15, 1 039 b 20 ss. ; Phys., 1 ,
7, 191 a 7- 1 4 ; I l l , 6, 207 a 25 ; Gen. et Corr., I l , 1 , 329 a 9 .
(4) ARISTOTE ne précise pas, d ans le texte d e s Réfut. soph ., dans lequel
CR ITIQ UE D ' UNE SCIEN CE UNI VERSELLE 213

lions sophistiques manque encore de précision, i l est l e témoignage,


probablement ancien, d ' une direction de pensée qui demeµrera
constante dans l 'œuvre aristotélicienne : la méfiance à l'égard de
toute pensée qui prétendrait s 'installer d 'emblée dans la totalité
ou qui - tels ces mauvais dialecticiens dont parle le PhiUbe, qui
« font un à l 'aventure » ( 1 ) - prétendrait y accéder trop vite.
Quelles que soient les formes techniques qu'il revêtira, l 'argument
d'Aristote contre ces doctrines sera toujours le même : à vouloir
saisir l'unité de l'être, on verse dans l'in finité , c'est-à-dire dans le
non-être (2) ; la confusion de l'être et du non-être est l'aboutis­
sement de tou tes les philosophies de la totalité et le signe irré­
cusable de leur échec. Ceci ne vaut pas seulement pour les sophistes
ou les Platoniciens, qui n'atteignent l 'universalité ou l 'unité qu'au
prix de la vacuité du discours ; mais on retrouve un argument
parallèle dans la polémique d 'Aristote contre les physiciens et les
théologiens, qu'il s'agisse de l ' Un de Parménide, de l ' infini
d 'Anaximandre, du Mélange primitif d 'Anaxagore, ou même de
la Nuit d ' Hésiode (3). De tous on pourrait dire ce qu'Aristote dit
plus particulièrement d 'Anaxagore, dont la thèse Toules choses
sont ensem ble ( oµoü 7t'cXV't'Ot X.P�fLOt't'et) se ramène finalement à cette
autre, Rien n ' existe vérita blement : « Ces philosophes semblent
p arler de l'indéterminé et, croyant parler de l ' être, c ' est en
réalité du non-être qu'ils parlent (4). »

de ces deux sens il faut entendre Je mot ètne:Lpov. Mais c'est touj ours dans l'un
de ces deux sens qu'il entend Je mot infin i lorsqu'il en fai t un usage polémique,
par exemple, à propos d'Anaxagore. Cf. pour le premier sens : Mét. , A, 3,
984 a 13 ; 7, 988 a 28 ; 1 , 6, 1 056 b 28 ; Gén . et Corr. I , 1 , 3 1 4 a 1 5 ; pour le
deuxième sens ; A, 8, 989 a 30- b 1 9 ; r, 4, 1 007 b 25 SS. ; A, 2, 1 069 b 1 9, 32 ;
6, 1071 b 28 ; 7, 1 072 a 18. La conséquence est d'ailleurs la même dans les deux
cas : une connaissance de l 'infini est impossible, dans le premier cas parce
qu'elle supposerait une sommation infinie en acte, dans le second parce qu'il
n'y a, à proprement parler, rien à connaitre.
( 1 ) Ph ilèbe, 16 e 1 7 a, tr. D 1 Ès .
-

( 2 ) L a critique de PLATON dans le Philèbe était un p e u différente : c e que


Platon reprochait aux mauvais dialecticiens, c'était de passer de l'un à l'infini
ou de l'infini à l'un sans ten ir compte des intermédiaires. La critique d'Aristote
est plus radicale : les philosophes de la Totalité prennent pour l'Un ce qui est
en réalité l ' i nfini, confondant ainsi principe matériel et principe formel ; ainsi
en est-il de 1' Un d' Anaximandre, qu'Aristote rapproche de l' Infini d' Anaxagore :
Mét., A, 2, 1 069 b 19, 32. Quant à Platon, s'il est peu suspect d'avoir confondu
!'Un et l'infini, puisqu'il assimile l'Un et la limite, au moins dans Je Philèbe
et dans ses œuvres non écrites, sa conception de la dialectique n'échappera
pas au reproche que lui adressera Aristote d'avoir confondu !'Un et la totalité.
(3) Pour Anaximandre et Anaxagore, voir note précédente. Pour HÉSIODE,
A, 6, 1071 b 27 ; 7, 1 072 a 1 9 . .
(4) r, 4, 1 007 b 25-29. cr. A, 6, 1071 b 25 (à propos des thèses des • théo­
logiens • et des physiciens) : • S'il en est ainsi, rien de ce qui est ne sera •, et A,
7, 1 072 a 19, où Aristote assimile la Nuit des théologiens, le Mélange primitif
d'Anaxagore et le non-être.
21 4 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

Mais lorsque Aristote, au début du livre A , décrit l 'idée de


la philosophie, il est bien obligé d 'introduire dans l a défini­
tion de cette science ( èmCJ't'�fLl)} la notion de totalité , et paral­
lèlement de savoir universel , qu'il rej ette par ailleurs. Car en
quoi le philosophe difiérera-t-il des autres savants si, à la
différence des savoirs particuliers, son savoir ne s'étend à toutes
choses ( è7tCa-roc.a6otL 7tocv-roc.} ( 1 ) ? Il est vrai qu'Aristote aj oute
tout de suite une double réserve : « Nous concevons le philo­
sophe comme celui qui sait tout dans la mesure du possible
( wç èv8éxe-roc.L) et sans avoir pour autant la science de chaque
chose en p articulier (2) . » Le sens de cette dernière restric­
tion est précisé quelques lignes plus loin : posséder la science de
toutes choses , c'est posséder la science de l'universel, car « celui
qui connaît l 'universel connaît d ' une certaine manière tous les
cas particuliers qui tombent sous l'universel ( 7tOCVTot -ra Ô7toxe(­
µevoc.) » (3). L'aporie sur la totalité semble ici résolue par le
recours à l'universel , qui est bien une totalité, mais seulement
en puissance : n 'étant qu'en puissance la multiplicité des cas
particuliers, l'universel échappe à l'illimitation de ces derniers
et peut se constituer en acte comme l'unité d 'une essence. L 'uni­
versel apparaît alors comme le principe de la connaissance des
particuliers, de telle sorte que les discours universels cessent
de s'opposer à la « science de la chose » ; car qui connaît le principe
connaît aussi ce dont le principe est principe (4). C'est seulement
par ce biais que pourrait être sauvée une science de la totalité :
une telle science ne serait pas à proprement parler - c'est-à-dire
en acte - une science de toutes choses, mais une science des
principes de toutes choses ( 5) , c'est-à-dire une science des premiers
principes.
Ainsi aurions-nous déterminé en quel sens une science de la
totalité est légitime et le problème pourrait paraître résolu. Il
l'est en effet, du moins en droit, o u comme dirait Aristote, en
soi. Nous saisissons maintenant ce que serait une science suprême,
celle qu'on pourrait attribuer, par exemple, à un Dieu omniscient :
non un b avardage universel, à la manière des sophistes, ni un
balbutiement sur la Totalité , à la façon des p hysiciens, mais une
connaissance des premiers principes et une capacité infinie de
dérouler leurs conséquences, une sorte d'intuition originaire qui

(li A, 2, 982 a 8.
(2 Ibid.
( 3 A, 2, 982 a 2 1 a1.
(4 Cf. plus haut, p. 60 es.
(5) Cf. le paHeg e d 'A LBXA.NDRI! C i t é plu• h a u t , p . 113, n . &.
UNE SCIENCE DES PRINCIPES 215

saisirait la totalité dans s a source. M ais une telle science est-elle


possible pour nous ? C'est ici le lieu de se rappeler la première
réserve d 'Aristote : « Nous concevons le philosophe comme celui
qui sait tout dans la mesure du possible. » Quel est ici le possible,
c'est-à-dire l 'humainement possible ? L'idée de la philosophie
comme savoir universel va-t-elle pouvoir se réaliser dans une
connaissance effective des premiers principes ? A cette question
plusieurs textes d'Aristote vont apporter une réponse non équi­
voque : la science des premiers principes est légitime (à la diffé­
rence d ' une science qui prendrait la Totalité pour obj et immé­
diat), elle est même , en un sens, indispensable (dans la mesure où
elle est la condition de tous les savoirs partiels) , et elle est pour­
tant impossible.
C'est d 'abord ce qu'Aristote, au livre A de la Métaphys ique,
obj ecte à Plal:.on qui, dit-il, avait prétendu « chercher les éléments
de tous les êtres » ( 1 ) : allusion probable à la conception plato­
nicienne de la dialectique comme science universelle (2) . L'argu­
mentation d'Aristo te est la suivante : toute connaissance suppose
une connaissance préalable, qu'il s'agisse de la démonstration
( qui suppose la connaissance des prémisses) , de la dé finition
( qui suppose connues les éléments de la définition) ou de l'induc­
tion (qui présuppose la perception des choses particulières) .
Mais alors comment sera acquise une connaissance des éléments
de toutes choses, c'est-à-dire des éléments les plus communs ?
Pour qu'elle fût possible, il faudrait que fût donnée au préalable
une connaissance a n térieure qui serait la connaissance des élé­
ments de ces éléments. Mais alors ceux-ci ne seraient plus les
éléments les plus communs, puisqu'il y aurait des éléments plus
universels encore, qui seraient les éléments de ces éléments. On
pourrait peut-être obj ecter que toute science est dans la même
si tuation, puisqu'elle s' appuie sur des principes qui, étant néces­
sairement antérieurs, ne peuvent relever de cette science même :
« Ainsi celui qui commence d ' apprendre la géométrie, bien qu'il
puisse posséder d ' a u tres connaissances antérieures, ignore tout
de l' obj et même de la science en question et des matières qu'il se
propose d ' apprendre (3). » Mais, précisément, le géomètre peul

( 1 ) A, 9, 992 b 22.
(2) cr. les passages oil le dialecticien est présenté par Platon comme
auvoit-r1x6t; (Rép. V I I , 537 c) et où la dialectique est dite porter sur toutes choses
(par exemple, Eulhydème, 29 1 b-c). Sur ces textes platoniciens et leur rapport
avec la dialectique aristotélicienne, voir le chapitre suivant : • Dialectique
et ontolocrie •·
(3) A, 9, 992 b 26.
21 6 L A SCIENCE « RECHERCHÉE n

posséder des connaissances antérieures ; il doit même en posséder,


puisque la géométrie est dépendante d 'une science plus générale,
qui est la mathématique en général, et, à travers celle-ci, d 'une
science plus générale encore, qui est la science des principes les
plus communs ou science de l 'être en tant qu'être. Dire que toute
science suppose un savoir antérieur, c'est reconnaître qu'aucune
science n'a en elle-même son propre fondement, donc qu'il y a
une hiérarchie des sciences, chacune dépendant de la science
immédiatement antérieure. Mais alors de quoi dépendra la
première des sciences ou, ce qui revient au même, la science la
plus universelle ( puisqu 'elle est la science des principes qui régis­
sent la totalité des sciences) ? La seule réponse est que, si toute
science est dépendante d'une autre science, une science de toutes
choses, ne pouvant dépendre que d 'elle-même, est impossible en
tant que science ( 1 ) .
Un passage des Seconds A nalytiques, dirigé celui-là contre les
sophistes, confirme indirectement cette argumentation. Toute
science a pour fonction de démontrer une propriété { ·n ) d'un
suj et {m:p( · n ) , au moyen de principes (�x ·nvwv ) (2). Mais
il ne suffit pas que ces principes soient vrais, il faut aussi qu 'ils
soient propres {otxe:�cx), c'est-à-dire appropriés au genre sur
lequel porte la démonstration (3). C'est donc une faute logique
que de démontrer une proposition à partir de principes trop
généraux, par exemple un théorème de géométrie à partir
d ' axiomes communs à la géométrie et à d 'autres sciences (4) .

( 1 ) Nous avons résumé ici le passage d e Mét., A , 9 , 992 b 22-33. ARISTOTE


continue (992 b 33-993 a 2) par un argument que nous avons déj à rencontré :
dira-t-on qu'une telle science n'a pas à être apprise à partir de principes anté­
rieurs, mais est innée, auµq>uToc; (allusion à la tMorie platonicienne de la
réminiscence) ? M ais, répond Aristote, comment pourrions-nous posséder à
notre insu la plus agissante (T�v xpa:T[aTlJV) des sciences ? cr. plus haut,
p . 53-54.
(2) cr. Anal. posl. , I , IO, 76 b 1 2-23.
(3) Anal. posl., I , 9. Cette prescri p tion a un sens très précis dans la théorie
aristotélicienne du syllogisme. Le prmcipe (lx TLvoc;) de la démonstration est
le moyen terme. Or, dans le syllogisme scienti fique (qui est le syllogisme de la
P. remière figure, le seul qui donne une conclusion affirmative et universelle),
Il est nécessaire que le moyen terme appartienne au même genre que les extrê ­
mes : nombre s'il s'agit de nombres, figure s'il s'agit de figures, etc. Si cette
condition n'est pas réalisée, on pourra aboutir à une conclusion accidentelle­
ment vraie, mais on n'aura pas véritablement démontré que la propriété appar­
tient par soi, c'est-à-dire en vertu de principes propres, au suj et. cr. Anal.
posl., 1 , 9, 76 a 8 ; 6, 75 a 35 ss.
(4) Aristote en donne comme exemple la démonstration par Bryson de la
quadrature du cercle. Bryson s'ap p uyait en effet sur le principe : • Là où il y a
d u plus et du moins, on peut tOUJOUrs trouver un point où il y a égalité •, et
il en concluait (faussement) que le cercle était un moyen proportionnel entre
deux polygones, l'un inscrit et l'autre circonscrit, puisque l'un et l'autre poly-
UNE SCIENCE DES PRIN CIPES 217

Autrement dit, toute proposition d 'une science doit être démon­


trée à partir de principes propres à cette science ( 1 ). Mais alors,
demande Aristote, par quoi seront eux-mêmes démontrables
« les principes propres de chaque chose » ? S 'ils le sont, ils ne
pourront être démontrés que par des principes plus généraux,
qui seront en dernier recours « les principes de toutes choses » :
ainsi, si nous voulions démontrer les principes de la géométrie,
nous ne pourrions le faire qu'à partir de principes antérieurs,
c'est-à-dire plus universels , comme le principe de contradiction .
Mais cette conséquence contredit à la règle précédemment posée,
selon laquelle aucune démonstration ne peut porter sur plusieurs
genres à la fois, c'est-à-dire démontrer une propriété d'un genre
à partir d 'un principe valable aussi pour d 'autres genres. Aristote
en tire la conclusion : « Il est clair que les principes propres de
chaque chose ne sont pas susceptibles de démonstration ; car

gones représenten t, de part et d'autre du cercle, un excès et un défaut, qui


s'atténuent indé finiment si l'on mul tiplie les côtés. - I l s'agit là selon
ARISTOTE, d'un raisonnement sophistique, et même • éristique • (Ré(ul. soph.,
l i , 1 72 a 1 ss. ), car il s'appuie, pour démontrer une proposition géométrique,
sur une proposition trop générale, qui vaut non seulement pour les figures
(objet propre de la géométrie), mais pour la quantité en général. C'est un peu,
commente ARISTOTE ( i bid. , 1 72 a 7), comme si l'on niait qu'il fiî t bon pour ln
santé de se promener après le dîner, en vertu de l'argument de Zénon contre le
mouvement : car on démontrerait alors une proposition médicale par des prin­
cipes extra-médicaux, c'est-à-dire valables pour d'autres genres. - L'exemple
de Bryson, qu'Aristote invoque fréquemment (cf. , outre les deux textes déj à
cités de Anal. posl. , 1 , 9, 75 b 40 ss. et Ré(ul. soph., l i , 1 7 1 b 1 6 et 1 72 a 2 ss. ;
Anal. pr., 1 1 , 25, 69 a 32 ; Phys., 1 , 2, 1 85 a 1 7 : dans ce dernier texte, un raison­
nement analogue est attribué à Antiphon ) , a une importance méthodologique
particulière, car il illustre une idée fondamentale d'Aristote : le discours scien­
tifique est un discours propre à son objet, par opposition nu discours sophis­
tique (ou, comme nous le verrons, dialectique) qui, • n'étant pas limité à un genre
défini de choses, ne démontre rien en fait • (Ré(ul. soph., l i , 1 72 a 12), même
s'il peut aboutir par accident à des conclusions vraies. Cette théorie d'Aristote
donne un contenu précis à l'opposition entre la science de l'homme compétent,
qui porte sur la chose elle-ml!me, el le prétendu savoir universel des sophistes,
qui est vide (et non pas nécessairement faux) parce que trop général. - En ce
qui concerne les mathématiques, cette thèse d'Aristote aboutirait à condamner
tout essai pour fonder les propositions mathématiques sur des principr.s logi­
ques : la tenta live de Leibniz pour déduire le calcul infini tésimal du principe
de contradiction présenterait, aux yeux d 'Aristote, le même vice logique que
l'argumentation de Bryson.
( 1 ) Cette règle interdit, non seulement toute absorption d'une science
particulière dans une science plus générale, mais aussi tout passage d'une
science à une autre. En ce sens, il n'est pas douteux que l'influence persistante
d'Aristote retardera l'apparition d'une physique mathématique, type même
de ln • confusion des genres • (cf. A. KOYRÉ, Etudes galiléennes : 1. A l'aube de
la science classique, p. 1 7, n. 3 ) . Auguste COMTE reprendra une critique d'esprit
aristotélicien en condamnant les abus de l'esprit d'analyse (nu sens cartésien
de réduction de la figure à ln grandeur) au nom de ln dispersion nécessaire •

du savoir hum11in, elle-même fondée sur « l'inévitable diversité • des • phéno­


mènes fondamentaux • (cf. Discours sur l'esprit positif, éd. Gou H I ER, p. 1 98, et
Cow·s de philosophie positive, 33• leç. ) .
218 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

ces principes seront les principes de toutes choses ( 1 ) et la science


de ces principes sera la plus haute de toutes les sciences (xup(ot
7tOCV't'C.>V) . . Une telle science serait science à un plus haut degré
.

ou même au plus haut des degrés (&v Èma't'�!L'YJ Èxe(v'Y) e('Y) xott
µéiÀÀov xott µocÀLO''t'ot) (2) . » Le ton solennel qu'adopte Aristote
pour parler de cette science su prême que serait la science des
principes de toutes choses a induit en erreur bien des commen­
tateurs : à les en croire, l'auteur de la Métaphysique ne peut avoir
voulu dire qu'une science dont il parle avec tant de respect et
qui ressemble si fort à la science des premiers principes, telle que
lui-même voudra la constituer par ailleurs, est inaccessible ou
tout simplement impossible ! « L'interpréta tion restrictive de ce
passage, dit tout net M . Tricot, est inacceptable (3). » Elle est
pourtant la seule qui s'accorde avec le contexte, où nous voyons
q u 'une démonstra tion des principes propres de chaque science
est déclarée impossible parce qu 'une telle démonstratio n relève-

( l ) li y a ici une brachylogie : il faut entendre que les principes d'où seraient
déduits les principes de chaque chose ne pourraient être que les principes de
toutes choses ou, mieux, que, si les principes de chaque chose relevaient tous
d'une seule et même science, cette science ne pourrait être que la science de
tou tes choses.
(2) Anal. post. , I , 9, 76 a 1 6. On remarquera, dans ce passage, le glissement
du futur à l'optatif.
(3) Anal. posl. , trad. J. TRICOT, p . 52, n. 4 . Cette interprétation a été sou te­
nue par PAcrns, 111 Aristolelis Organum commenlarium, p. 297, et semble admise
p ar le P . LE B LOND dans son commentaire du De Parti bus animalium, I,
i n 639 a 3 : • Si Aristote envisage quelquefois l'hypothèse d'une science qui serait
universelle (cf. Seconds Anal. , I , 9, 76 a 16 . . . ), il semble bien que c'est pour rejeter
celte supposition » (p. 128 ) . - Mais la plupart des commentateurs ont donné
de ce texte une interprétation que l'on pourrait dire • optimiste • ; le commen­
taire de Trendclenburg en donne assez naïvement la raison : • Il y aura donc des
principes différents pour les dilTé.r entes sciences. Mais, finalement, d'où ces
principes sont-ils reçus comme vrais et certains par chaque science en parti­
culier ? Si eux-mêmes demeuraient inconnus, c'est le fondement de Ioules les
sciences qui s'en trouverai/ ébranlé. C'est po1ir. 1uoi il doit y avoir une science
à qui il appartienne de connaîlre les principes » (Elementa logices arisloteleae,
p. 1 60). Trendelenburg a bien vu l'enj eu du problème : il y va du fondement
même des sciences particulières ; mais il ne met pas un seul instant en doute
qu'Aristote considère comme possible une science de ce fondement, alors que
toute l'argumentation d 'Aristote dans ce passage tend précisément à montrer
l'impossibilité d'une. telle science. L'exemple est significatif de ce qu'on pourrait
appeler l'interprétation systématisante, qui nie les contradictions ou même
seulement les difficultés. La difficulté vient ici de ce qu'Aristote présente la
science du fondement comme à la fois nécessaire et impossible, alors que le
commentateur, prenant ses désirs pour des réalités, considère le besoin d'une telle
science pour une raison suffisante de son existence. On ne s'étonnera pas ensuite
des difficultés rencontrées par les exégètes pour concilier cette interprétation
avec le contexte. Ainsi M. TRICOT écrit : • La pensée d'Aristote paraît être que,
dans le domaine qu'il envisage, il n'y a pas de science dominante • (lac. cil. C'est
nous qui soulignons) , ce qui n'est pas loin d'être une tautologie. En réalité, le
propre d 'une science dominante - et la source de son impossibilité - serai t
qu'elle aurait à dominer plusieurs • domaines •.
UNE SCIENCE DES PRINCIPES 219

rait d'une science universelle. L'argumentation n'a plus aucun


sens si elle ne présuppose l'impossibilité de la science universelle,
impossibilité qu 'Aristote a suffisamment établie, par ailleurs,
pour qu'il puisse l'invoquer ici comme allant de soi. Que cette
science soit dominante (xup(oc) , qu'elle soit plus « science » que
les autres sciences ou même qu 'elle soit science au plus haut degré,
cela ne change rien à son impossibilité : elle serait tou t cela, si
elle existait . I l est, certes, incontestable qu'Aristote se complaît
davantage à décrire les mérites supposés de cette science suprême
dont i l entrevoit l'idée qu'à en proclamer l 'impossibilité. Mais
une brève remarque suffit à nous ramener à la réalité : « Pourtant
( 8é) , la démonstration ne s'étend pas d 'un genre à un autre ( 1 ) . »
Encore une fois donc, une science qui prétendrait démontrer les
principes propres à chaque genre au moyen de principes communs
à tous les genres est impossible, et nous aj outerons : elle est
impossible quoiqu'elle soit la plus haute, la plus utile, la plus
indispensable des sciences (2) .

Le caractère dispersif du savoir huma in est donc un fait, qui


pourrait j usti fier, comme plus tard chez Comte, une conception
positiviste de ce savoir. Mais ce fait ne peut être accepté comme
tel par Aristote, parce qu'il mettrait en question, comme l ' a

( 1 ) Anal. post. , I , 9, 76 a 22. M . Tricot traduit le 8 � p a r • quoi qu'il en


soit • : c'est reconnaître qu'il y a rupture, et non continuité avec le développe·
ment qui précède et qu'on ne peut donc s'en tenir à une interprétation uni·
fl an te.
(2) On retrouvera un même mouvement de pensée chez un au teur qui, sur
ce point précis, se souviendra très probablement d'Aristote : Pascal . Dans
l'opuscule De l'esprit géométrique, il montre à la fois que la connaissance des
principes (premières prémisses de la démonstration, termes premiers de la
déllnilion) est la condition de tou te connaissance ult érieure et que cette connais·
sance est pourtant impossible. Du moins une telle connaissance des fondements
est incommensurable à la géométrie et plus généralement à toute connaissance
humaine : • Ce qui passe la géométrie nous surpasse . . . D'où il parait que les
hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque
science que ce soit dans un ordre parfaitement accompli • (De l'esprit géométrique
éd. min. BRuNsc11v1cG, p. 1 65, 1 67). Il y a pour Pascal comme pour Aristote
un tragique de la connaissance, qu'on pourrait résumer dans la formule para·
doxale de l ' impossibililé (du moins de l'impossibilité humaine) du nécessaire.
• Les parties du monde ont toutes un tel rapport et un toi enchaînement l'une
avec l'autre que je crois impossible de connaitre l 'une sans l'autre et sans le
tout • (fr 72, p. 355), et pourtant • nous ne savons le tout de rien •, le rapport
.

de chaque chose à la totalité nous échappe. Il faudrait ajouter, il est vrai, que
chez Pascal le tragique est réfléchi et, par là, dépassé dans une certaine mesure ;
chez Aristote, il est rencontré sur le mode de l'échec : ce qui est expérience chez
Aristote deviendrn argument chez Pascal.
220 LA SCIENCE « RECHERCH ÉE »

bien vu Trendelenburg ( 1 ) , le fondement des sciences parti­


culières elles-mêmes. Toute science est particulière, mais elle
ne peut j ustifier elle-même sa propre particularité : elle porte
sur une région déterminée de l'être, mais elle ne peut se fonder
que par l'élucidation de son rapport à l 'être dans sa totalité . De
là ce paradoxe : Aristote est le même qui annonce la constitution
d ' une science de l 'être en tant qu'être définie d'emblée par sa
non-particularité (2) et qui démontre que toute science en tant
que science est nécessairement particulière. On pourrait objecter
qu 'il est difficile d 'attribuer à Aristote une contradiction aussi
grossière, que les arguments rapportés plus haut étaient dirigés
contre la rhétorique des sophistes, la dialectique platonicienne
ou les philosophies présocratiques de la Totalité et que la science
de l 'être en tant qu 'être a dû être conçue par Aristote de telle
manière qu'elle échappât à ces critiques. Mais nous avons vu
qu'à travers la polémique contre les Présocratiques, les sophistes
et Platon, c ' était la possibilité même d 'une science de la Totalité,
des principes communs ou des premiers principes (toutes expres­
sions provisoirement équivalentes) qui était mise en question.
Or il n'est pas douteux que la science de l'être en tant qu'être
reprend à son compte cette triple prétention.
En premier lieu, la science de l 'être en tant qu'être paraît
bien l 'héritière de la vocation synoptique et universaliste qui
est liée, comme en témoigne le début de la Métaphysique, à l 'idée
généralement admise de la philosophie (3) ; car l 'être en tant
q u 'être est « ce qui est commun à toutes choses » (4), ce qui est
« dit par excellence de la totalité des choses » (5), et la science de
l ' être en tant qu'être est définie expressément par son opposition
aux sciences particulières (6) . Plus précisément, c 'est à une telle
science qu 'incombe l 'étu d e des principes ou axiomes communs,
c 'est-à-dire de ces principes qui, n 'étant pas propres à telle science
p articulière , mais pourtant présupposés par toutes, ne relèvent
de la compétence ni de l 'arithméticien, ni du géomètre, ni du
p hysicien ( 7 ) , ni d ' aucun savant « particulier ». Et enfin ces
principes communs sont en même temps des principes premiers,
car leur possession est nécessaire pour connaître n'importe
quel être ; or « ce qu'il faut nécessaireme nt connaître pour

141
( 1 ) Voir ci-dessus p. 2 1 8, n. 3.
(2) r, 1, 1 003 a 23.
(3) A, 2, 982 a 7.
r, 3, 1 005 a 27.
5 Cf. B, 3, 998 b 21 ; I, 2, 1 053 b 20 ; K, 2, 1060 b 6, etc.
6 I', l, 1 003 Q 21 SS. Cf. plus haut, p. 35.
(7 r, 3, 1 005 a 2 1 - 1 005 b 1 .
LA SCI ENCE D F, l, ' � TRE EN TA N T Q U' � T T Œ 22 1

connattre n 'importe quoi, il faut aussi le posséder nécessairement


déj à avant tout » ( 1 ) . En cela, la science de l'être en tant qu'être
prétend réaliser un autre des caractères généralement reconnus
à la sagesse, qui est d 'être la cc science théorétique des premiers
principes et des premières causes » (2) . Science de la totalité ou,
plus exactement, science des principes de toutes choses (3),
c'est-à-dire des principes communs o u encore des principes pre­
miers : cette triple conception de la science universelle revit, à
n'en pas douter, dans le proj et aristotélicien d ' une science de
l'être en tant qu'être (4). Mais, dans le même temps, la critique
des prétentions des Platoniciens et des sophistes à constituer
une science universelle semblait vouer à l 'échec un tel proj et.
Ce n'est pas l'un des moindres paradoxes d'Aristote que
d ' avoir démontré longuement l 'impossibilité de la science à
laquelle il a attaché son nom. Mais il serait trop facile d'attribuer
ce paradoxe à une inadvertance de notre auteur ou, comme on
l'a souvent fait pour expliquer ses apparentes et trop nombreuses
contradictions, à l'état d'inachèvement de ses travaux. La
difficulté ( dont la contradiction est la forme, pourrait-on dire,
cristallisée) est chez Aristote le moment essentiel de la recherche
philosophique : elle est aporie, c'est-à-dire interruption de la
démarche (5), et sa solution est la condition d 'un nouveau
départ. Car « la bonne marche (eÙ7toploc.) future se confond avec
la solution des apories précédentes » ( 6 ) . Or, résoudre une
aporie, ce n'est pas l 'éluder, c'est la développer (8Loc.7top'Yjaoc.L) ,
non pas passer à côté , mais s'enfoncer en elle et la parcourir
de part en part ( 8L&) . 'A7topeï:v, 8Loc.7tope'i:v, eÙ7tope'i:v : on manque­
rait l'originalité de la méthode aristotélicienne en négligeant le
second moment, qui est, à vrai dire, essentiel. cc Chercher sans
parcourir les difficultés {&veu 't'OU 8Loc.7top'Yjaoc.L) , c'est comme si
l'on marchait sans savoir où l'on va, c'est s' exposer même à

( I l r, 3, 1005 b 1 5 .
( 2 ) A, 2, 982 b 8 ; cf. A, 1 , 981 b 28.
(3) Cf. r, 3, 1 005 b 10 : • Celui qui connait les êtres en tant qu'êtres doi t être
capable d'établir les principes les plus certains de toutes choses ; or celui-là,
c'est le philosophe. •
( 4 ) II n'est qu' une conception de la science universelle qu'Aristote ait défi­
nitivement rejetée : celle qui lui donnerait pour obj et soit un infini en acte,
soit un infini d'indétermination, conception qu'il attribue aux Présocratiques
(cf. plus haut, p. 2 1 2- 1 3).
(5) c Etre dans l'aporie, c'est, pour la pensée, se trouver dans un état sem­
blable à celui d'un homme enchainé : pas plus que lui, elle ne peut aller de
l'avant (B, 1 1 995 a 3 1 ) Au sens étymologique, l'aporie est l'absence de
• .

passage (7t6poc;1 .
(G) B, 1 , 995 a 28. Cf. Etlz . Nic., V I I , 4, 1 1 4 6 b 7 : • La solution de l'aporie
est cl<\couverte » ('H M crtc; T'ijt; &.7top!oi:c; e:!lpi:cr!c; �CJTtv) .
222 LA SCIENCE « RECllERCllÉE »

ne pouvoir reconnaître si , à un moment donné , on a trouvé ou


non ce qu'on cherchait ( 1 ). »
Dans notre recherche d'un discours un sur l ' être, nous avons
rencontré les difficultés inhérentes au proj et d 'une science de
l 'être en tant q u 'être. Ces difficultés se résument dans une
aporie fondamentale, dont le développement radical nous mettra
peut-être sur la voie d'un nouveau départ. Cette aporie pourrait
se formuler dans ces trois propositions qu'Aristote soutient
tour à tour et qui sont pourtant telles qu'on ne peut accepter
deux d 'entre elles sans refuser la troisième :
1 ) Il y a une science de l'être en tant qu'être.
2) Toute science porte sur un genre dé terminé.
3) L 'être n'est pas un genre.

*
* *

La première proposition est, avons-nous vu, celle qui ouvre


le livre r de la Métaphys ique et qui inspire, sinon le contenu
de ce livre (qui, comme nous l'avons montré d ' autre part (2) ,
n ' a rien de « scienti fique » au sens aristotélicien de ce terme) , du
moins l'assurance avec laquelle Aristote y aborde l ' une des
tâches assignées à la science de l 'être en tant qu'être : l'établis­
sement des principes communs.
La deuxième proposition ne fait que résumer tout ce qui
a été dit plus haut sur l'idée aristotélicienne de la science , en
particulier sur l 'exigence de détermination qui lui est inhérente.
Si nous nous reportons aux différents sens du mot yévoc;, qu'Aris­
tote énumère au chapitre 28 du livre !l. de la Métaphys ique,
nous voyons que l 'idée d ' unité est le fil directeur qui nous
permet de passer du sens physique du terme (la race) à son
sens logique (le genre , qui n'est pas tellement opposé ici à l 'espèce
qu'à la différence) : ce n'est pas un hasard si le même terme
désigne « la génération continue des êtres ayant la même forme »,
ou mieux le principe de cette génération, et ce qui fait que les
figures planes sont dites des surfaces ou les solides des solides (3).
Dans les deux cas, l'appartenance à une même unité générique
comporte une double face, positive et négative : elle implique
d ' abord que les différences (individuelles dans le cas de la race,
spéci fiques dans le cas du discours) sont maintenues à l'intérieur

( l ) B, l, 995 a 34.
(2) Cf. plus haut p. 124-34 et plus loin le chapitre « Dialectique et ont.ologie. •
( 3 ) /:l., 28, 1 024 a 29 SS.
SCIENCE ET GENRE 223

d ' une certaine unité par la dépendance d 'un même ancêtre o u


l ' adh érence à un même « suj et » ; e n c e sens, le genre est « l e
suj et des différences » ( 1 ) . Mais, d ' u n autre côté , l'appartenance
à un genre implique l ' exclusion des autres genres : « Il n'est
pas possible de passer d'un genre à un autre » (2) , que ce soit
sur le plan de la génération (3) ou sur celui du discours : « Diffé­
re ntes par le genre se dit des choses qui sont irréductibles les
unes aux autres ( µ� &:vocMe-rocL 6oc-repov eic; 6ocnpov) ou ne
peuvent rentrer dans une même chose » (4) . « Il n'y a pas de
ch emin de l'une à l 'autre » ( 5 ) , dit ailleurs Aristote. A la différence
de l'unité spécifique, qui est une halte touj ours provisoire dans
la recherche d 'une unité touj ours plus poussée , l 'unité générique
est le terme ultime au delà duquel la recherche de l'unité devien­
drait « verbale et vide ». L'unité spécifique se confond avec le
mouvement même par lequel le discours universalise ; l 'unité
générique indique le point extrême où la réalité interdit de
pousser plus avant le mouvement d 'universalisation. La première
est ouverte, la seconde est close, parce que l'une exprime le
mouvement du discours et l ' autre la réalité des choses. On
comprend donc que l 'unité générique possède une contrepartie,
que ne comportait pas l 'unité spéci fique : alors que les espèces
sont, sous certaines conditions, réductibles les unes aux autres,
les genres sont irréductibles et incommunicables les uns aux
autres. Ils imposent un arrêt, apparemment dé finitif, au discours
humain (6).

( 1 ) 1 024 b 2 . Les contraires représentent le cas extrême d 'unité dans l a


différence . Sont contraires ceux des attributs qui diffèrent / e plus à l'inlériew·
d'un meme genre (cf. Catégories, 6, 6 a 1 7 ; Mél., ô.. , I O, 1 0 1 8 a 27 ; 1, 4, 1 055 a 3 ) .
La contrariété représente le cas d'opposition maxima compatible avec l'unité
générique. On ne s'étonnera deinc pas que des contraires il y ait. une science

une • (B, 2, 996 a 20 ; M, 4, 1 078 b 27) .


( 2 ) Me:TcxôciÀÀ&LV 8 ' l: � é!ÀÀou yÉvouç e: !c; rtÀÀo yÉvoç oôx �cmv (Mél., 1 ,
7, 1 057 a 26 ) .
(3) • L'homme engendre l 'homme • et c'est seulement contre nature • •

(ncxpà: q>umv) que le cheval engendre le mulet (Z, 8, 1 033 b 32) . l i importe peu
que la biologie moderne appelle espèce le sujet d'une loi biologique qu'Aristote
attribue au genre.
(4) ô.. , 28 1 024 b I O.
(5) Oôx lx.e:L 68à v & ! c; é!ÀÀ7JÀcx (Mét., I, 4, 1 055 a 6 ) .
( 6 ) On voit par l à qu'il y a entre le genre et l'espèce une différence qui
n'est pas seulement de degré, mais de nature. La notion d'e:! 8oc; (dont. on
remarquera qu'elle signi fie aussi bien la forme ou l ' idée que l 'espèce) est d'ori­
gine socratique : elle signifie ce qui est commun à une multiplicité de choses
portant le même nom. Le yévoç ( dont Aristote met en relief la signification
originellement biologique) s'apparente à la tpuati;; hippocratique, qui, à la
différence de l'e:!8ot;, est une réalité sans rapport avec le discours, p uisqu'elle
représente ce qui est commun aux espèces hétéronymes. Sur celte mterpréta­
tion de la tp ua tt; hippocratique et sur la dualilé \ déjà visible chez Platon)
entre le point de vue de l 'e;!8oç et celui de la cp uatt;, voir P . K u c H ARS1u,
224 LA SC IENCE « REC HERCHÉE »

Dès lors, affirmer que toute science porte sur un genre ,


c'est rappeler que toute science est science de l'universel . M ais
dire que chaque science ne porte que sur un genre ( 1 ) , c'est
rappeler la contrepartie de la règle précédente : savoir que,
s'il faut atteindre l'universel pour constituer un discours scienti­
fique, c 'est-à-dire qui ne soit pas seulement discours, mais porte
sur la chose elle-même, il ne faut pas dépasser cet universel
défini qu'est le genre, sous peine de tomber dans la vacuité
des discours trop généraux. Le genre est donc le quelque chose,
Je 'C'L1 sur lequel (m:pt o) porte la démonstration (2), O U plutôt
à l'intérieur duquel s'exercera la démonstra tion (3), et d'où
elle ne pourra sortir, même dans la remontée vers les principes,
sans tomber dans des raisonnements sophistiques (4). Le genre
est l 'unité à l 'intérieur de laquelle toutes les propositions d ' une
science présentent un sens univoque : un sens arithmétique s'il
s 'agit du nombre, géométrique s'il s'agit de la figure, plus géné­
ralement mathématique s'il s'agit de la quantité en général , etc.
On ne s'étonnera donc pas de voir le point de vue, physique à
l 'origine, d u genre, rej oindre le point de vue « linguistique »
de la signi fication : ainsi les catégories sont-elles dites à la fois
genres les plus généraux de ce qui est et signi fications multiples
de l 'être ( 5 ) . Genres par référence à la « région » qu'elles circons­
crivent, elles sont sign i fications multiples d'un discours qui, à
propos de toutes choses, emploie, à commencer par la copule

Les chemins du savoir dans les derniers dialogues de Plalo11, Paris, 1 949 (et déj à
Forme et nature ou les deux chemins du savoir d'après les dialogues de Platon,
Revue de Philos., 1 937, p . 4 1 5-99) . Cette même dualité d'inspiration, qu'on a
notée déj à à propos d'un autre problème (cf. p. 180, n. 2), est cependant sur­
montée chez Aristote pa1· sa théorie d'un rapport hiérarchique entre l'espèce
et le genre.
( l ) De tout genre il y a une science, science unique d'un genre unique •
( &mxv-rot; 8i: y�vout; . . . µ tœ i:vàt; . . . �mcrr·Ji µ1J ) �r, 2, 1 003 b 1 9 ) .

( 2 ) cr. Mél., B, 2, 997 a 8 : &vayx1) yœp lx TLVùlV e:lvœL xœl 7tEp t 't'L )((lL
T LV WV 't'Î)V &.7t68EL�LV. cr. aussi plus haut, p. 2 1 6.
(3) Cette précision est nécessaire, car la formule précédente ne peut signi fier
que le genre soit le sujet de la démonstration (ou plutôt de la conclusion, c'cst­
à-dire le mineur). En effet, l'attribut étant plus universel que le suj et., on ne
pourrait rien dire du genre sans sortir du genre : le sujet de la démonstration
n'est donc pas le genre, mais le genre spécifié (ainsi le suj et des propositions
géométriques n'est pas la figure en général , mais par exemple le polygone ou le
r
triangle). Si le genre est dit arfois sujet (1'.moxdµEvov) (!1, 28, 1 024 b 2) ou
matière (�>.1) ) ( i bid. , b 9- 10), i faut entendre qu'il est suj et réel des difTérences
dans la définition, et non sujet logique des attributs dans la démonstra tion.
(4) Tel est le sens de la critique qu'Aristote adresse à Bryson. Voir ci-dessus
p. 2 1 6 , n. 4.
(5) Sur les catégories comme genres, cf. !1, 6, 1016 b 33 ; 1 , 3, 1 054 b 35 ;
8, 1 058 a 1 3. Sur les catégories comme sign ifications, c r . !1, 7, 1 0 1 7 a 23 ; E, 2,
1 026 b I , et les nombreux passages où l'énumération des catégories fait suite à
l a déclaration l imin a ire -rà av >.éyHŒL 7tOÀÀŒ)(.Wt; ; cf. Z, 1 , 1 028 a 10.
SCIENCE E T GENRE 22f>

dans la proposition , le vocabulaire équivoque de l'être. Si,


comme nous l 'avons vu , le genre est le lieu où le mouvement
universalisant d u discours (mouvement qui tend vers l'être en
tant qu'être) se heurte à la dispersion irréductible des êtres, il
n 'est point surprenant qu'il représente le point de tension
extrême où le discours signi fie le plus de choses sans cesser
pour autant d ' avoir une signification univoque.
Par là s'explique que, dans le chapitre du livre Â. où il analyse
le terme yévoc,, , Aristote ne craigne pas de mêler aux références
biologiques à la race ses précédentes analyses sur la signi fication.
Après avoir défini comme « différentes par le genre les choses
dont le sujet prochain ( 1 ) est différent et qui sont irréductibles
les unes aux autres ou ne peuvent ê tre ramenées à une même
unité », il ajoute : « I l en est ainsi de tou t ce qui est dit selon des
ca tégories difîérentes de l'être, car, parmi les choses qui sont
dites être, les unes signi fient soit quelque essence, soit quelque
qualité, soit selon quelqu 'un des modes qui ont été précédemment
distingués (2). » Et Aristote d'expliquer aussitôt pourquoi le
fait d ' être dit selon des catégories différentes suffit à témoigner
qu'il y a différence (réelle) par le genre : « C'est que ces modes de
signi fication sont irréductibles aussi bien les uns aux autres
qu'à un seul (3). » Ainsi la multiplicité irréductible des signi fi­
cations de l 'être est-elle présentée ici, comme elle l'était d 'ailleurs
déj à dans un texte des Top iques (4) , comme l'expression ou le
signe de l'incommunicabilité des genres : tout se passe comme
si le vocabulaire physique du genre ne faisait que traduire sous
une autre forme le résultat des analyses d'Aristote sur les signifi­
cations de l'être. La thèse que chaque science porte sur un seul
genre , à l'exclusion des autres, n'est donc pas nouvelle : même
si elle peu t être établie par d'autres voies (5 ), elle ne fait

( 1 ) Nous avons vu qu'il s'agissait du sujet de la définition, non de la


démonstralion .
(2) Ô., 28, 1 024 b IO SS.
( 3) Oôaè ycip Ta:ÜTa; civa:ÀUe:Ta:L olh ' e:!ç &ÀÀîJÀa: ollT' e:!ç �v TL V bid.,
1 024 b 1 5 ) . On remarquera qu'Aristote emploie le même terme (o ùx civa:Àue:Ta:L)
à propos des significations de l'être que, quelques lignes plus haut ( 1 . l i ) , à
propos des genres.
(4) cr. ci-dessus p. 1 76- 1 77.
(5) Ainsi l'irréductibilité des genres est-elle déjà annoncée par les divisions
de la • sensation » (a:follîJ<rLç) : I', 2, 1 003 b 19. Cf. Anal. post., l, 18, 81 a 38.
BRuNsc11v1ca s'indignera d e cette thèse, qui semble faire dépendre les divisions
de la science d e celles de nos sens ( L ' expérience humaine et la causalité physique,
p. 339-40). De fait, c'est au nom d'un tel principe que Comte condamnera plus
tard les théories émissives ou ondulatoires de la lumière : • Ma lgré toutes les
suppositions arbitraires, les phénomènes lumineux constitueront touj ours une
catégorie sui generis, nécessairement irréductible à aucune autre : une lumière
sera éternellement hétérogène à un mouvement ou à un son. Les considérations
226 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

que confirmer la découverte fondamentale de l 'homonymie de


l 'être.
Quant à la troisième proposition dont nous avons indiqué plus
haut l'incompatibilité avec le proj et d ' une science de l 'être en
tant qu'être , une fois admis que toute science porte sur un seul
genre, à savoir que l'être n 'est p as u n genre, elle ne ressort pas
moins clairement de tout ce qui a été dit plus haut. Elle découle
d 'abord de la dé finition du genre : si le genre est une totalité
close, qui n'unit qu'à la condition d ' exclure, l'idée de faire de
l 'être le genre de tous les êtres, le genre universel, apparaît
d 'emblée comme contradictoire. De cette impossibilité théorique,
nous pouvons trouver une confirmation de fait dans l 'analyse
psychologique du passage à l'universel, telle qu'Aristote la
propose dans un passage déj à cité des Seconds A nalytiques : la
découverte de l 'universel a pour effet, avons-nous vu, une sorte
d 'arrêt de l 'âme, de sorte que, considérée dans sa genèse, la
pensée de l'universel se présente comme une série d'arrêts
successifs : l 'expérience désordonnée du sensible se stabilise
d 'abord dans ces premières unités intelligibles que sont les
espèces ; « puis, parmi ces notions universelles, un nouvel arrêt
se produit dans l'âme, j usqu'à ce que s'y arrêtent enfin les notions
impartageables (<Xµe:p:rj) et véritablement universelles » ( 1 ) .
L 'expérience psychologique elle-même montre donc que l'ascen­
sion vers l'universel aboutit non à un universel unique, mais
à une pluralité de genres indivisibles (2) , au delà desquels on ne
peut plus remonter. - Si, nous plaçant d'un autre point de
vue, nous interprétons le genre comme l 'unité maxima de signi-

physiologiques elles-mêmes s'opposeraient invinciblement, à défaut d'autres


motifs, à une telle confusion d'idées, par les caractères inaltérables qui distin­
guent profondément le sens de la vue, soit du sens de l'ouïe, soit du sens de
contact ou de pression • ( Cours de philosophie positiue, 33° leç . , t. I I, p. 505-506
de la 5• éd. ) . Mais malgré le rapprochement que fait Brunschvicg de ces deux
textes ( op. cit., p . 339 ) , il ne semble pas qu'Aristote, plus subtil en cela que
Comte, ail songé, pour fonder entre autres • motifs • l'irréductibilité des genres,
à la distinction des sens de la vue, du toucher, etc . . . Car il est des genres, comme
la quantité et peut-être le temps (sur ce dernier point, voir Ross, Aristote, tr. fr.,
p. 1 94, 197 ; BRôCIŒR, Aristote/es, p. 1 3 6 ss. ) , qui ne se livrent pas à tel ou tel
sens particulier, mais seulement au sens commun. Cf. De anima, I I , 6, 4 1 8 a 1 7 ;
I I I, 1 , 425 a 1 5 ; De sensu, 1 , 437 a 9 ; 4, 442 b 5 ; De memoria, 1 , 450 a 9- 1 2,
451 a 1 7. Dans le texte de I', 2, Aristote veut seulement dire que des genres
différents se donnent à des expériences sensibles différentes (et non nécessaire­
ment à des sens différents), de la même façon qu'ils feront l'obj et de sciences
différentes : la même dispersion se retrouve dans la sensation et dans la science
parce qu'elle est d'abord dans la réalité (du moins, comme nous le verrons, dans la
réalité du monde sublunaire).
( 1 ) Anal. posl. , I I, 1 9, 1 00 b 1 .
(2) C'est-à-dire qui n e sont plus divisibles en une différence spécifique et
un genre plus universel (cf. J . TRICOT, ad lac. ) .
L ' �TRE N 'EST PAS UN GENRE 227

fication, la thèse que l'êlre n'est pas un genre ne sera qu'une


nouvelle formulation de ce qu 'Aristo te appelle ailleurs l 'homo­
nym ie de l ' être.
Cette thèse est donc fort peu isolée dans l'aristotélisme et
elle inspire en particulier tout un aspect de la polémique anti­
platonicienne : celui où il est fait grief à Platon d ' avoir fait du
Bien ou de l ' Un une Idée universelle et cependant univoque ( 1 ) .
Aristote n e s'est pas cru dispensé pour autant d e donner une
démonstration expresse de cette thèse. Cette démonstration
s'exprime dans deux arguments de caractère technique, qui
sont exposés dans divers passages des Top iques et de la Métap hy­
sique. Ces deux arguments sont bien connus ; ils ont é té souvent
paraphrasés au Moyen Age (2) , Hegel s'est au moins souvenu
de l'un d'entre deux, ils ont été l ' objet plus récemment d 'exé­
gèses minutieuses et, semble-t-il, exhaustives (3). Il ne sera donc
pas besoin d'y insister longuement. Nous les résumerons cepen­
dan t pour examiner leur place et leur valeur dans l'ensemble
de la perspective aristotélicienne.
On pourrait d 'abord remarquer avec Aristote, à l 'encontre
d 'un platonisme qui assimilerait le Bien et l'être, que l'être n ' a
p a s de contenu intelligible. Car, s' « il n 'est p a s possible q u e rien
de ce qui est universel soit essence » (4) ( puisque l 'essence est
touj ours suj et, alors que l'universel n ' est j a mais que prédica t),
il est clair que ce qui est le plus universel sera aussi le moins
essence. L ' être, étant le prédicat le plus universel, sera d e tous
les termes celui qui est le moins susceptible de devenir sujet
d'une proposition. L ' être se dit de tous les êtres, mais on ne
peut à la rigueur rien dire de l'être. En termes de logique classique,
on dirai t que l 'être, ayant une extension infinie, a une compréhen­
sion qui, à la limite, est nulle. Aristote présente cet argument
sous une forme un peu différente, mais qui revient finalement
au même : on ne peut dé finir l 'être ( 5 ) , car on ne pourrait le faire
qu'en le faisant participer d 'un genre plus universel encore
(s'il est vrai que le seul sens assignable de participer est : « Rece-

( 1 ) Cf. plus haut p . 1 76- 1 80.


(2) Cf. notamment saint THOMAS, 111 Mel., n • 432, p . 1 4 5 (M. Cathala) ;
Somme l/1éol. , Ia, q. 3, a. 5 ; De Verilale, q. 1 , a. 1 c, e tc .
( 3 ) L. RooIN, La théorie plalo11 icie1111e des Idées cl des Nom bres , p. 1 36 ss.
...

(4) Mét., 1, 2, 1 053 b 1 6.


(5) Dans tous ces arguments, il est en réalilé question de l'être et de l'un,
qui posent de ce point de vue le même problème, puisque l ' ê tre c l l'un • s o
suivent l ' u n l'autre • (<XKoÀoufü:rv cXÀÀ1JÀoLc;) • ( I', 2, 1 003 b 23) : Lou l ce qui
est être est un, Lou l ce qui est un est il lre (sur les limites d e celte • convertibilité »
cf. cependant plus haut p. 204). Pour la clarté de notre propos, nous nous borne­
rons ici au cas do l'être.
228 LA SCIENCE « RECIJERCIJ ÉE »

voir la définition de ce qui est participé » ( 1 ) ; or l 'être , « étant


affirmé de tout ce qui est » , serait affirmé aussi de son propre
genre ; on aboutirait donc à ce résultat que le genre participerait
de ce dont il est le genre , ce qui est manifestement impossible,
puisque le genre ne peut se voir attribuer ce à quoi il est
lui-même attribué (2) . Il n'y a donc pas de genre de l 'être ni,
par conséquent, de définition de l'être, puisque la définition
consiste à faire rentrer le défini dans un genre dont il est
la spécification. Si la dé finition est elle-même l'expression de
l 'essence, l 'impossibilité de dé finir l'être sera le signe d 'un
manque plus radical, qui est l'absence d 'une essence de l'être :
« Il n 'est pas possible que l 'être soit une essence en tant qu'unité
déterminée distincte du multiple ( Ù>ç; �v TL 7totpoc TOC 7t'oÀÀoc) , car il
est un terme commun (xoLv6v) et n'existe qu 'en tant que prédicat
( XotTI)y6pl)µot) (3). »
Mais, si l'on a montré par là qu 'il n ' y avait pas de genre de
l ' être, on n'a pas encore montré pour autant que l'être ne pût
être lui-même un genre. L'argumentation précédente ne faisait
qu'expliciter ce fait, à vrai dire évident, qu'il n ' y a pas de
genre plus universel que l ' être et en tirait les conséquences
quant au discours sur l'être, qui ne peut se présenter comme
définition de l'être. Mais de ce que l 'être ne peut être défini ,
on n e peut encore conclure q u e l ' être n e soit rien. C e q u e prouve
seulement ce premier argument d 'Aristote, c 'est une certaine
impuissance du discours, particulièrement radicale dans le cas
de l ' être (4) , et non une quelconque identification de l 'être et
du néant.
Plus grave dans ses conséquences sera l'argumentation
tendant à prouver que l'être lui-même n'est pas un genre : c'est-

( 1 ) Top. , IV, 1 , 1 2 1 a 1 1 .
(2) Ibid. , 1 2 1 a 1 2.
(3) Mét., 1 , 2, 1 053 b 17.
(4) Cet argument n'est pas, en réalité, propre au cas de l'être (et de l'un) ;
il ne rait que pousser à la limite la critique de la confusion platonicienne entre
l'universel et l'essence. Ce n'est pas seulement à l 'être et à l'un, mais aux genres
considérés comme universels, qu'est dénié le statut d'essences subsistant par
soi ou « séparées » (Mét., 1, 2, 1 053 b 21 ). Cr. L. R O B I N , La llléorie f lalon icienne
des Idées el des nom bres . . . , p. 1 35, qui résume ainsi l'argument : « S il est impos­
sible qu'un Universel quelconque puisse exister, en dehors des individ us concrets
comme une réalit6 et autrement que comme un attribut, à plus (orle raison cela
est-il vrai de l'Un et de !'Etre qui sont . . . les attributs les plus universels que
puisse recevoir toute réalité individuelle • (c'est nous qui soulignons) . I nverse­
ment, l'être et l'un étant les universels par exeellencc, ce qui vaut pour eux
rejaillira sur l'universel en général, c'est-à-dire - selon l'interprétation aristot6-
liciennne - sur l' idée : « La condamnation du platonisme en ce qui concerne
la doctrine de !'Etre et de !'Un atteint donc le système tout entier • (op. cil.,
p. 1 4 1 -42).
L'lîTRE N ' EST P.·1S UN GENRE 229

à-dire non seulement qu'il n'y a pas de genre plus univrseel


que l'être , mais que l 'être lui-même n 'est pas le genre universel,
pour cette raison que la notion même de genre universel est
contradictoire. Le premier argument s'appuyait sur l 'universalité
de l 'être pour prouver l 'impossibilité de le définir ; celui-ci va
montrer plus radicalement que cette universalité est vide et que
l'être , non seulement est indé finissable, mais ne peut contribuer
à définir quoi que ce soit. - Cette démonstration s'insère
dans le développement d 'une aporie sur la détermination des
principes, dont Aristote se demande s'il faut les chercher dans
les genres les plus universels ou dans les plus petites unités
indivisibles, c'est-à-dire les espèces dernières. Dans la première
hypothèse (qui ne représente d ' ailleurs pas la pensée d 'Aristote ) ,
i l semblerait que l'être e t l'un, étant « c e qui est l e plus affirmé
de la totalité des êtres » ( 1 ) , dussent être le plus principes.
Mais, interrompt ici Aristote, « il n'est pas possible que l'un ou
l'être soit le genre des êtres » (2) , thèse qui est aussitôt j usti fiée
par un raisonnement par l 'absurde : si l'être (la démonstration
étant parallèle pour l'un) était un genre, il comporterait des diffé­
rences, génératrices des espèces ; mais ces différences seraient
elles-mêmes des êtres, puisque tout est être, et ainsi , dans le cas
de l'être, le genre serait attribué à ses différences. Or cela est
impossible. Cette impossibilité , ici présentée comme résultant
immédiatement des notions même de genre et de différence ,
est elle-même démontrée au livre VI des Top iques. La raison
invoquée est que, si le genre était affirmé de la différence , il serait
plusieurs fois affirmé de l'espèce : d ' abord directement, puis à
travers la différence ; ainsi, si le raisonnable était animal, il
deviendrait superflu de dé finir l'homme comme animal raison­
nable, puisque la rationalité impliquerait déj à l'animalité. Mais
alors comment définir l'homme, ou plutôt comment le distinguer
du raisonnable, s'il est vrai que tout raisonnable est animal
(puisque le genre se dit ici de la différence) et que le seul animal
raisonnable est l'homme (si l'on veut que la différence soit
spécifique) ? On le voit, c'est l'essence même de la définition qui
est en j eu : il n'y a dé finition véritable que là où il y a féconda­
tion (3) du genre par une différence nécessairement étrangère à

li� B , 3, 998 b 2 1 .
2 Ibid. , 998 b 22.
3 Le genre est la matière des différences (d, 28, 1 024 b 8). Cf. Phys., l i,
9, 20 b 7 ; Mét., H, 6, 1 045 a 34 ; 1, 8, 1 058 a 23. Or la matière est à la forme
ce que la femelle est au mâle dans la génfralion : cf. Ge11 . anim . , 1, 22, 730 b 8-
32 ; 2 1 , 730 a 27, etc.
230 LA SCIENCE « RECIJERCIJ ÉE »

ce genre ; si l'on veut que la différence soit principe de la spéci fi­


cation, il est indispensable qu'elle ne soit pas elle-même une
espèce du genre ( 1 ) . Suivant l'excellente formule d ' Alexandre,
le genre ne se divise pas en différences, mais par des différences
( oùx e[ç 8toccpop&ç , &nà. 8t0tcpop0tî:ç) (2) . Si la différence était elle­
même une espèce, elle se confondrait avec l'espèce qu'elle a pour
fonction de constituer.
On serait tenté d e simplifier l'argument en avançant que le
genre ne peut être attribué à la différence , parce que la différence
est plus universelle que le genre. Si je dis, par exemple, que la
chauve-souris est un mammifère ailé , on voit tout de suite que le
genre mammifère ne peut s'attribuer à sa différence ailé, puisque
l 'extension d'a ilés n ' est ni plus faible ni d ' ailleurs plus grande que
celle de mammifères , mais est simplement au tre : il y a des ailés qui
ne sont pas mammifères et des mammifères qui ne sont pas ailés.
M ais bien qu'Aristote suggère effectivement un argument de ce
genre (3 ) , qu'Alexandre l'ait explicité dans son commentaire de ce
passage (4) et que cette formulation ait souvent été reprise dans un
souci de simplification ( 5 ) , elle ne peut correspondre entièrement à
la pensée d 'Aristote. Car les rapports du genre et de la différence ne
peuvent, on l'a vu , s'exprimer en termes d ' extension , sans quoi
on fait de la différence une espèce du genre ou - ce qui ne serait
pas moins absurde - un genre du genre. Aristote dit bien qu 'une
même différence peut s'appliquer à deux genres différents ( par
exemple, la différence b ipède se retrouve dans les genres an imal
terrestre et animal a ilé) , mais c ' est pour aj outer aussitôt qu'il ne
peut en être ainsi que dans les cas où les deux genres consi­
dérés tombent eux-mêmes sous un genre commun (ici le genre
animal) (6) : ce qu'Aristote veut montrer par cette réserve, c'est
que finalement la différence n'a de sens qu'à l'intérieur d ' un
genre déterminé ( par exemple, la différence pair-impair n'a de
sens que par référence au nombre) ; d 'où l'on peut conclure que,
pas plus qu'il n'y a de genre universel, il n'y a de différence
universelle. Prétendre donc que l'être n'est pas un genre au nom

( 1 ) Aristote considère, sans plus, cette conséquence comme absurde et y


voit un argument suffisant contre l'attribution du genre à la différence : Top. ,
VI, 6, 1 44 b 2.
(2) In Top., 452, 1 -3.
(3) Si l'on admet que le plus universel est le plus principe, « les différences
seront plus principes que les genres » (B, 3, 998 b 3 1 ) .
( 4 ) Ad loc. , 207, 3 0 : xoLvotl aO<totL [les différences) xal xa-rck nÀta6vwv
Xot-r'l)yopoüv-rotL.
( 5 ) Cf. J. TRICOT, trad. de la Mél., l •• éd. , p. 86, n. 2.
( 6 ) Top. , V I , 6, 144 b 1 2-25.
L' & TRE N'EST PA S UN GENRE 23 1

de l 'universalité de la différence ( ce qui aboutirait évidemment


à cette conséquence absurde que la différence serait alors plus
universelle que le terme le plus universel) , c'est finalement man­
quer le sens de l'argument d 'Aristote. Sa signi fication véritable
est ailleurs : c'est que la différence ne peut diviser qu'un
domaine déterminé et que, là où ce domaine est infini, comme
dans le cas de l' être, la différence ne peut plus s'exercer faute de
point d 'appui. L 'être, ne pouvant comporter des différences,
n'est donc pas un genre.
Considérons d 'ailleurs l'aspect inverse de l 'absurdité mise en
évidence par Aristote : si l 'être était un genre, il comporterait des
différences. M ais les différences de l'être ne seraient pas des êtres
(puisque ce n'est pas en différences que le genre se divise) , elles
seraient donc des non-êtres. Faire de l'être un genre, par définition
universel, c'est rej eter dans le néant les différences de l 'être ;
c'est faire de l 'être, dans toute la rigueur du terme, une totalité
indifférenciée, c'est-à-dire, au moment même où l'on prétend
lui appliquer le vocabulaire du genre, le supprimer comme
genre, puisque le genre est une totalité touj o urs accueillante à
la différenciation. Sous le dehors technique de l'argu ment, nous
reconnaissons donc le thème constant d ' Aristote, celui-là même
qui le guidait dans sa polémique contre I"Oµou 7t&.vi-oc d'Anaxa­
gore, la Nuit d ' Hésiode, l ' Un d ' Anaximandre ou même le Bien
de Platon : l 'impossibilité d'un genre universel, c'est-à-dire d'un
genre sans différence.
M ais si l'on aperçoit bien la signification polémique de la
thèse , on en discerne moins bien les conséquences et la portée
véritables. Deux interprétations sont ici à écarter. La première,
qu'on pourrait dire positive, est notamment celle de saint
Thomas. Elle s'inscrit dans le dessein délibéré , dont nous avons
rencontré déj à plusieurs exemples, d 'interpréter dans un sens
constamment positif les textes même les plus prob lématiques du
Stagirite. De ce point de vue, si l'être n'est pas un genre, ce ne
serait pas parce que l 'être est indifférencié, mais au contraire
parce qu'il est ce à quoi on ne peut aj outer aucune différence ;
l'être n'exclut pas les différences , mais il les inclut toutes, il est
la positivité absolue, et c'est pourquoi on ne peut rien dire de lui,
s'il est vrai que l' acte du discours est touj ours la composition
d 'un suj et et d ' u n attribut ou d'un genre et d 'une différence :
« On ne peut aj outer à l'être quelque chose qui soit comme une
nature étrangère, à la façon dont la différence est aj outée au genre
ou l'accident au suj et, parce que toute nature est essentiellement
être, comme le montre aussi le Philosophe au livre B de la Méta-
232 LA SCIENCE « RECHER CHÉE »

physique en soutenant que l 'être ne peut être un genre ( 1 ) . >>


M ais on peut obj ecter à cette interprétation tout ce qu'il y a
d 'arbitraire dans le parallélisme qu'elle institue entre la compo­
sition du suj et et de l'accident et la spéci fication du genre par
la différence : Aristote distingue constamment la définition de la
prédica tion et dénonce dans la confusion entre ces deux actes
logiques une source classique d 'erreurs (2) . En particulier, la
difTérence ne « s'aj oute » pas, mais divise ; elle n'est pas un terme,
mais, comme l 'avait bien vu Alexandre, un pur « ce par quoi » :
ce n'est donc pas pour la même raison qu'on ne peut rien attri­
buer à l 'être et qu'on ne peut le diviser. Saint Thomas semble
confondre ici les deux arguments qu 'Aristote a distingués en
les développant dans deux contextes difTérents : le premier
tendant à prouver l 'ineffabilité de l 'être et, en particulier, l 'impos­
sibilité pour lui d'être dé fini, le second l 'impossibilité pour l 'être
d 'être un genre, c 'est-à-dire d 'entrer dans la définition de quoi
que ce soit. « L ' être, dit Aristote dans un texte remarquable
des Seconds A nalytiques, n 'est j amais l 'essence de quoi que ce
soit, car il n'est pas un genre (3) . » Si le premier argument
pouvait laisser ouverte la possibilité d ' une interprétation posi­
tive (l'inefîabilité de l 'être ne prouvant pas encore son inanité ) ,
il n'en est p a s de même du second ; n o n seulement on ne peut
rien dire de l ' être , mais l ' être ne nous dit rien sur ce à quoi on
l 'attribue : signe non de surabondance, mais de pauvreté essen­
tielle. Tout à l'heure, on prouvait que l 'être n'est pas un sujet,
une essence ; ici l 'on prouve qu'il n'est même pas un attribut,
ou du moins c'est un attribut vide : l'être (comme d 'ailleurs l ' u n )
n 'aj oute rien à ce à quoi on l ' attribue. C'est incontestablement
en ce sens qu'il faut interpréter les textes selon lesquels il y a
identité entre les expressions « un homme » (etç &.v6pw7tot;),
<< homme étant » (&v &.v6pw7tot;) e t « homme » (&.v6pw7toç), car

< < on n ' exprime pas quelque chose de différent à raison du redou­

blement (&7toc.voc.8L7tÀou µevov) « un homme un es t » . < < Il est évident


que dans ce cas, conclut Aristote, l ' a ddition (7tp 6 a6eaLt;) ne

( 1 ) • Enti non p otest addi aliquid quasi extranea nature , per modum quo
dilTerentia additur generi, vel accidens subjecto, quia quaelibet natura essentia­
liter est ens, ut etiam probat Philosophus in I I I Metaph., quod ens non potest
esse genus • (De Verilate, I , 1 c). On pourrait noter le même renversement
de sens à propos du terme infini, qui finira par désigner chez les modernes ce
à quoi on ne peut rien aj outer, alors que c'est là, au contraire, pour Aristote,
la définition même du fini (-réÀELov) (Eth. Nic., I, 5, 1 097 b 1 8-21 ) .
( 2 ) I', 4, 1 006 b 1 4 - 1 8 ; Z, 1 2, 1 037 b 13-2 1 . C f . ci-dessus p . 1 35.
( 3 ) To 8' EÎV<XL oôx oôaC<X oôaev(· o ô yŒp yévoi; -r o ll v (Anal. post. , I I , 7 ,
92 b 1 3).
INTERPRÉTA TIONS 233

manifeste rien de plus ( 1 ) . » Dans un autre contexte (2) , Aristote


montrera l 'absurdité de l'hypothèse inverse : si le prédicat être
n'était pas vide, c 'est-à-dire si l'attribution de l'être cc aj ou tait »
quelque chose au suj et, une telle attribu tion serait contradic­
toire ; car le suj et, étant alors différent de l 'attribut, ne serait
pas l'être, serait donc non-être, et c'est finalement au non-être
qu'on aurait attribué l ' être. cc Il est donc bien entendu que l ' étant
proprement dit (3) n'est j amais l ' attribut réel (umfp:;cov) d 'une
autre chose, car il n ' est pas <l' é tant ( lSv) qui soit l'être (dvotL) de
celle-ci (4) . »
Aucun commentaire ne pourrait, sans trahir la pensée
d 'Aristote, atténuer, ni à plus forte raison renverser, le caractère
aporétique et finalement négatif, de ces conclusions. Si l ' ê tre
n'est pas un genre, ce n 'est pas parce qu 'il est plus qu'un genre,
mais parce qu'il n 'est même pas un genre. Affirmer le con traire
serait conférer à la négation une valeur qu 'elle n ' a pas et ne
pouvait avoir chez Aristote : le temps n'est pas encore où Proclus,
commentan t le Parmén ide, pourra écrire q u ' cc il est plus beau de

( 1 ) Mét., r, 2, 1 003 26-3 1 . L'interprétation de ce passage a été compliquée


b
par le fait qu'il s'insère dans un développement qui tend principalement à
prouver que l'un et l'être s'entre-signi flent et, par conséquent, n'• aj outent »
rien l'un à l'autre. Mais l 'argumentation est précisément la suivante : l 'être
et l'un n'ajoutent pas plus l'un à l'autre que, pris isolément, ils n'aj outent au
sujet à quoi ils sont attribués (cf. Mét., 1 , 2, 1 054 a 1 8 ) .
- Quant à l'interpréta­
tion de M. Gilson, (L'etre el l'essence, p. 58), qui traduit &v &\l(lpoo7toç par « hom­
me existant • et en conclut à l 'indistinction chez Aristote de l 'essence et de
l'existence, elle nous paraît projeter sur le Stagirite une problématique qui n'est
pas la sienne : il est évident que, pour Aristote, i l n'y a d'essence que de ce qui
est (cf. Anal. posl., I I , 1, 89 34 : c'est seulement quand on a répondu à la ques­
b
tion La chose exisle-1-elle ? que l'on peut rechercher ce qu'elle est) . Mais, j uste­
ment, quand on a défini une essence, on ne dit rien de plus en disant qu'elle est :
• 9, uand on sait ce qu'est l'homme, ou toute autre chose, on sait aussi
qu il est, car, pour ce qui n'est pas, p ersonne ne sait ce qu'il est »
(Anal. posl., I I, 7, 92 b4 ss. ) . Aristote insiste donc moins sur une prétendue
référence de l'essence à l'existence que sur la vacuité du prédicat etre, qui,
pouvant s'attribuer à toutes les essences, n'en détermine aucune. En ce sens,
l e texte du livre r nous paraît une illustration directe du princir. e rappelé
plus haut : l'être (-rl> eîvcx1, M. Gilson traduirait : l'existence) n'est 1 essence de
quoi que ce soit (Anal. f. Osl., I I , 7, 92 1 3 ) . Bien loin de prouver, comme le
b
suggère M. Gilson, que 1 existence est analytiquement contenue dans l'essence,
Aristote veut montrer que l'être ne constitue, ni ne contribue à constituer,
l'essence de quoi que ce soit.
(2) Phys., 1 , 3, 1 86 32 SS.
b
(3) Tb IS7tep /Sv : cette expression ne désigne pas exactement l'être en tant
' l!
� u tre au sens aristotélicien, mais comporte une intention polémique ; c'est
1 être des Eléates qui est ici visé, un être qui, selon Aristote, ne comporte qu'une
signification : celle d 'essence. On entrevoit alors dans quel sens Aristote cher­
chera la solution : si une conception univoque de l'être en tant qu'être (celle qui
est visée dans l'expression -rl> IS7tep /Sv) conduit à des absurdités, c'est que l'être
n'a p as une signi fication, mais plusieurs ( 1 86 2) .
b
(4) Ibid. , 186 b 1 -2.
234 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

s 'en tenir aux négations » ( 1 ) , parce que la proposition négative


libère le suj et de la subordination à toute essence (2) . Il n'y a
pas pour Aristote d ' « au delà de l 'essence » : bien plus, sa critique
du Bien et de l ' Un platoniciens, comme de la Totalité des Préso­
cratiques, tend à prouver qu'à vouloir aller au delà de l 'essence, on
tombe nécessairement en deçà d ' elle, c'est-à-dire dans le vide
des discours universels : critique qui réfute avant la lettre toutes
les interprétations qui, comme celle de saint Thomas, projettent
sur le Stagirite des schèmes néo-platoniciens. La négation,
chez Aristote, n'est que négation, et non médiation vers une
sphère qui serait inaccessible au discours. L'embarras du discours
- tel qu'il s'exprime dans la reconnaissance de ce fait que l'être
n ' est pas un genre - ne renvoie qu'à lui-même et non à quelque
« merveilleuse transcendance » de l 'obj et (3).
Devra-t-on préférer alors une interprétation négative et, de
ce que l 'être n 'est pas un genre, conclure que l 'être n 'est rien ?
La tentation serait grande, en effet, d'interpréter les textes
d 'Aristote dans le sens d'une identification paradoxale de l 'être
et du néant et c 'est dans ce tte perspective que Hegel, notamment,
se souviendra de l 'argument d 'Aristote (4) . A la différence de la
précédente, entachée de néo-platonisme, cette interprétation ne
serait p as nécessairement anachronique et pourrait s 'inscrire
dans une tradition d 'exercices dialectiques où seraient à citer l a
deuxième partie du Parménide et le traité de Gorgias S u r l'être

( 1 ) 111 Parme11 . , 1 1 08, 19 Cousin.


(2) cr. E. B R É H I ER, L ' idée du néant et le problème de l 'origine radicale
dans le néo-platonisme grec, reproduit dans Eludes de philosophie antique,
p. 257, 265.
(3) On ne peut mieux s'en convaincre qu'en comparant les textes que nous
avons cités d'Aristote avec ceux oil Plotin montre que l'Un ne peut être ni
prédicat ni sujet. La thèse est littéralement la même que celle d'Aristote sur
l'être ; mais les conséquences sont inverses. Pour Plotin, ce • non-être • de l' Un
exprime qu'il s'agit d'une • merveille antérieure à l'intelligence • ( E n n . , V I ,
9, 3 ; cf. ibid., 5 ; V I , 7 , 3 8 ) : l a négation traduit l'unité transcendante et positi­
vement ineffable de I'Un. Chez Aristote, l'être en tant qu'être est si peu une
• merveille • qu'on ne peut même pas parler de lui comme d'un genre un : la
négation traduit ici la non-unité, et d'abord la non-univocité de l'être.
(4) On retrouvera chez Hegel l a double idée que l'être n'a pas d'essence
(est indéfinissable) et ne comporte aucune différence (n'est pas un genre) :
• L'être . . . est libre de tout rapport avec l'essence, ainsi que de tout rapport
avec quoi que ce soit à l ' intérieur de lui-même . . . Il est exempt de toute diffé­
rence aussi bien par rapport à son intérieur que par rapport à l'extérieur. Lui
attribuer une détermination ou un contenu qui créeraient une différenciation
en son propre sein ou le dilTérencieraient de choses extérieures, ce serait lui
enlever sa pureté. • Mais de ce que l'être est • l'indétermination pure •, HEGEL
conclut qu'il est • le vide pur. I I n'y a rien à contempler en lui. .. II n'y a rien non
plus à penser à son suj et, car ce serait. .. penser à vide. L'être, l 'immédiat indé­
terminé, est en réalité Néant, ni plus ni moins que Néant • (Science cle la logique,
liv. I, I •• section, trad. S. JAN KÉLÉVITCH, p. 7 1 -72) .
INTERPRÉTA TIONS 235

et le non-être. Mais telle ne peut avoir été l'intention d'Aristote :


l'identification de l 'être et du non-être est constamment présentée
par lui comme le type même de la proposition absurde, qui lui
se rt à prouver la fausseté des doctrines qui aboutissent à cette
conclusion. C'est ainsi qu'il réfu te les É léates (1 ), Anaxagore (2)
ou même Platon, qui, pour rendre possible la prédication, est
obligé d 'introduire le non-être dans l'être (3). Il est donc exclu
qu'Aristote ait pu reprendre à son compte une proposition dont
l'absurdité lui paraît aller de soi.
Ces deux interprétations rej etées , il est temps de restituer à
la thèse L'êfre n'est pas u n genre sa signi fication et sa portée
véritables. Il importe d 'abord de constater qu'elle concerne
moins l'être que le discours sur l 'être : le genre est, avons-nous
vu, le lieu où le mouvement universalisant du discours se heurte
à la réalité des choses ; il est l 'unité maxima de signi fication.
La thèse considérée ne porte donc pas sur la nature de l'être, mais
pose et résout par la négative la question préj udicielle à toute
recherche sur l 'être : celle de la légitimité d ' u n discours (c'est-à­
dire d ' un discours u n ) sur l'être. Mais alors, dira-t-on, cette thèse
prouve tout au plus une impuissance de fait du discours humain
et ne prouve rien quant à l 'être lui-même. Mais une telle disso­
ciation entre le plan « subjectif » ou linguistique et le plan obj ectif
est fort peu aristotélicienne (4) . La question : Qu 'est-ce que
l'être ? se ramène à cette autre : Que signifions-nous lorsque nous
parlons de l'être ? C'est-à-dire encore : En quoi les hommes s ' en­
tendent-ils lorsqu 'ils parlent de l'être ? La recherche sur l 'être,
comme l'i ndique Aristote lui-même dans un texte que nous
avons souvent cité, est, par opposition à la recherche physique
des éléments, une recherche des signi fications de l'être. Il est
donc vain de vouloir séparer l 'être du discours que nous tenons
sur lui : une telle séparation est, à la rigueur, possible pour tel
ou tel étant particulier, qui peut être rencontré avant d 'être
dit ; mais l 'être en tant qu'être ne se rencontre pas, il n 'est l'objet
d 'aucune intuition, ni sensible ni intellectuelle , il n ' a d 'autre sup­
p ort que le discours que nous tenons sur lui. Dans la mesure où
l ' être est présent au cœur de toute proposition, l 'être en tant
qu'être est l 'unité de nos intentions signi fiantes. Mais cette unité
est seulement présupposée dans le discours ordinaire, qui n 'est

(1) Phys. , I , 3, 1 86 b 4-12.


(2) Cf. ci-dessus p . 213.
(3) c r . p . 1 5 1 - 155.
(4) cr. plus haut la cri tique d'une distinction de ce genre à propos de l'article
d ' E . WmL, La place de la logique dans la pensée al'islotélicie1111e (p. 1 1 7, n. 5).
236 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

discours sur l 'être qu 'implicitement ; le discours ontologique,


discours explicite sur l 'être , s'efforce de circonscrire cette unité ;
et ce qu'exprime la thèse L'êil'e n ' est pas un genre, c 'est précisé­
ment l 'échec de cet effort.
Par là s'éclaire finalement, semble-t-il, la portée de l 'argumen­
tation d ' Aristo te. Que l'être en tant qu'être ne p arvienne pas
à se constituer comme genre , cela veut dire que sa signi fication
n'est pas une. La conséquence en est qu'un discours parfaitement
cohérent, c'est-à-dire scienti fique, sur l'être est impossible. M ais
ce résultat négatif a une contrepartie positive, car l'être ne nous
renvoie pas pour autant au néant, mais à la multiplicité de ses
signi fications. L 'être n'est pas un genre, mais rien n ' empêche
qu 'il soit plusieurs genres. Dès que nous essayons de penser l'être
en tant qu'être dans son unité , il se dérobe, pourrait-on dire,
devant la pluralité de ses signi fications : genres irréductibles
e t incommunicables, dans lesquels nous avons reconnu les
catégories. On aurait pu être tenté de conclure : l'être n'est
rien ; mais Aristote aj oute : « L 'être n'est rien en dehors de
l 'essence, de la qualité ou de la quantité ( 1 ) . » C'est donc à la
découverte fondamentale de l 'homonymie de l'être et à son
élaboration dans la doctrine des catégories que nous nous trou­
vons une fois de plus ramenés.

*
* *

La thèse L'être n'est pas u n genre est encore démontrée par


une autre voie, fort différente de la première, et que nous devons
maintenant examiner. Cette nouvelle démonstration, qui, à la
différence de la précédente, n'est proposée que dans un seul
p assage (2) , s'appuie sur une thèse des Platoniciens selon laquelle
il n'y a pas d' Idée des choses dans lesquelles il y a de l'antérieur
et du postérieur (3), thèse qui s'éclaire aisément si l ' on se souvient
que l ' idée platonicienne est l 'unité d 'une multiplicité (�v t7tl
7tOÀÀÙ>V). Car que serait cette unité dans le cas d'une série hiérar­
chique ? Si elle ne comportait que les caractères effectivement
communs, c'est-à-dire les plus bas, elle exclurait la perfection
propre aux termes supérieurs de la série. Si, inversement, elle
incluait cette perfection, elle ne s'appliquerait pas aux termes
inférieurs. Transposée en termes aristotéliciens, cette thèse

( 1 ) tvlél . , I , 2, 1 054 a 18.


(2) B, 3, 999 a 6- 1 6 .
(3) Cf. Elli . Nic. , I , 4, 1 096 a 1 7- 1 9 .
A N T ÉRIE UR ET POSTÊ!l !E UR 237

deviendra : il n'y a pas de genre commun des choses dans les­


quelles il y a de l 'antérieur et du postérieur. Ainsi en est-il des
nombres et des figures ou encore des âmes. Car, dans tous ces
cas, il y a gradation de l' antérieur au postérieur ou du simple
au complexe. La conséquence en est qu'il n'y a pas une Figure
en soi ou un genre des figures, mais qu'il y a seulement des
figures : le triangle, le carré , etc. De même, il n'y a pas une
Ame en général, mais il y a l' âme nutritive, l' âme sensitive,
l 'âme intellectuelle. Le mot âme est u n mot vide de sens aussi
longtemps qu'on n'a pas précisé de quelle âme il s'agit ; car
il ne correspond à aucune essence commune, que chaque â.me
réaliserait à la façon dont l'espèce réalise le genre : « S'il y a
de l ' âme un discours un (de; . :Myoc;) , ce ne peut être que de
. .

la même façon qu'il y en a un de la figure ; car la Figure n'est


pas quelque chose en dehors (mxpoc) du triangle et des autres
figures qui lui font suite , et l ' Ame non plus en dehors des âmes
que nous avons énumérées. Cependant les figures elles-mêmes
pourraient être dominées par u n discours commun, qui s'ap­
pliquerait à toutes ; mais il ne conviendrait proprement à
aucune. De même pour les âmes que nous avons énumérées.
C'est pourquoi il est ridicule de rechercher , p ar-dessus ces choses
et par-dessus d 'autres, un discours commun (:Myoc; xoLv6c;) , qui
ne sera le discours propre d ' aucun de ces êtres ( 1 ) . »
C'est une semblable démonstration que nous voyons appli­
quée, au livre B de la Métaphys ique, au cas de l'être. Aristote
commence par rappeler que « dans les choses où il y a de l 'anté­
rieur et du postérieur, il n 'est pas possible que ce qui est attribué
à ces choses existe en dehors d ' elles » , c'est-à-dire comme genre
ayant une essence propre (2). Et après avoir rappelé qu'il en
est ainsi dans le cas des nombres et des figures, où « il n'y a pas
de genre en dehors des espèces » ( 3 ) , il remarque : « Partout où
il y a meilleur et pire , le meilleur est touj ours antérieur, de
sorte qu'il ne peut non plus y avoir de genre dans ces cas (4). »
Avec sa concision habituelle, Aristote en reste là. M ais, étant
donné le contexte (où il s' agit de montrer l'impossibilité d 'un
genre suprême ou du moins l'inanité d'un tel genre, qui n' est
rien séparé de ses espèces ) , cette remarque ne peut, comme l'ont
bien vu les commentateurs ( 5 ) , que s'appliquer au cas de l'être : en

( 1 ) De A n ima, J I , 3, 4 1 4 b 1 9 ss.
(2) B, 3 , 999 a 6.
(3) I bid. , 999 a 1 0 .
( 4 ) I b i d . , 999 a 1 3 .
( 5 ) ALEXAND R B, 2 1 0, 6-9 S Y R I A N U S . 34, 33-35 .
238 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

toutes choses, il y a du meilleur et du pire , donc de l 'antérieur


et du postérieur, et par conséquent, il ne peut y avoir de genre
de toutes choses. Pas plus qu'il n'y a de discours un du nombre
ou de la figure, il n'y a de discours un de l ' être ; ici le discours
commun est un discours vide, car l 'être n'est rien en dehors des
êtres, ici présentés comme les termes d ' une série.
La lettre de l'argument aboutit donc à affirmer une fois de
plus l 'homonymie de l 'être. Mais cet argument est loin d 'être
aussi négatif que le précédent, car cette fois l 'homonymie ne
nous renvoie plus à une j uxtaposition de genres irréductibles
les uns aux autres, mais à une série de termes coordonnés ( si
l'on s'en tient à l' analogie, suggérée par Aristote, avec les nombres
et les figures) et, semble-t-il , hiérarchisés suivant leur degré de
« bonté » , c'est-à-dire de perfection. L 'argument est donc, si
l'on peut dire, à double tranchant, et l'on imagine aisément
comment il pourrait être retourné et comment il a été en fait
retourné par les commentateurs. Certes, il n'y a pas de discours
commun d ' une série, au sens où l'on voudrait donner une défini­
tion commune de ses termes : « La définition commune , dit
Alexandre , ne peut signi fier le plus parfait, car alors elle ne
s'appliquerait plus au moins parfait ( 1 ) . » Mais on pourrait dire
aussi bien - et Alexandre ne s'en fait pas faute - que c c c'est
surtout dans le plus parfait que la nature de la chose se
révèle » (2) : à la place de la dé finition commune, on pourrait
alors concevoir une sorte de discours éminent portant, non sur
l 'essence moyenne , mais sur l'essence maxima et qui , à partir
du premier terme de la série, refluerait en quelque sorte sur les
termes subordonnés. Cette interprétation était si tentante et,
au fond , si conforme à certains principes de la philosophie aristo­
télicienne, que nous verrons Aristote lui-même employer le
même argument pour prouver une thèse exactement opposée
à celle qu'il soutenait dans le développement, à vrai dire aporé­
matique, du livre B .
Tenons-nous en donc p o u r l 'instant à cette thèse négative

l
( I ALEXAND RE, De A11 ima, 1 6 18 SS. ; cf. 28, 1 5-20.
,

(2 Ibid. Cf. ARISTOTE, De i11cess11 an imalium, 4, 706 a 1 8 : • L' homme est


le plus naturel de tous les animaux • (cf. i bid. , 706 b I O), en ce sens que l 'homme,
étant le terme ultime de la série animale, réalise le mieux la 11alure de l 'animal.
Ici encore, nous voyons le point de vue de la cpoaLc;; s'opposer au point de vue
socratique et platonicien du M yoc;; : il y a une cpoaLc;; unique là même oil il
n'y a pas de Myoc;; commun. Mais on \'oit aussi comment une conception plus
souple du logos, entendu non plus comme unité générique, mais comme
principe générateur (cf. le Myoc;; artepµot't'Lx6c;; des Stoïciens), permettrait de
rejoindre le point de vue de la cpoaLc;; .
A NTÉRIE UR ET POSTÉRIE UR 239

que l'être n'est pas un genre, qui a été suffisamment établie par
la première série d 'arguments, et constatons qu'une fois admis
cet autre principe que toute science porte sur un genre, la seule
conclusion que l'on puisse tirer de ces deux prémisses est qu' i l
n'y a pas de science de l'être.

*
* *

Aristote, pourtant, comme nous l ' avons vu, afilrme expres­


sément le contraire au début du livre r de la Métaphys ique et
il est incontestable que cette conviction inspire le proj et qui a
donné naissance aux écrits dits métaphysiques. Aristote ne se
contente pas d ' affirmer cette existence : il la j ustifie par des
arguments qui contredisent évidemment ceux qu'il a lui-même
accumulés, et que nous venons d'exposer. I l nous reste mainte­
nant à rapporter cette j ustification et à mesurer cette contra­
diction, avant d'essayer de l'expliquer.
La contradiction éclate d 'abord dans un texte du livre r,
où Aristo te invoque le principe selon lequel, « pour chaque genre ,
de même qu'il n'y a qu'une seule sensation, il n ' y a qu'une seule
science » , pour affirmer l 'existence d 'une science une de l 'être
en tant qu'être. De la même façon qu'une science unique, la
grammaire, étudie tous les mots, de même « une science généri­
quement une traitera de toutes les espèces de l 'être en tant qu 'être ,
et ses divisions spécifiques des différen tes espèces de l'être » ( 1 ).

Un peu plus loin, après avoir constaté qu' « autant il y a d'espèces


de l'un, autant il y a d'espèces de l 'être » , i l fera également de
l'un l'objet d 'une science unique : « L 'étude de l 'essence de ces
différentes espèces sera l ' obj et d ' une science génériquement
une (2) . » On a depuis longtemps noté l'étrangeté de ces textes :
comment peut-on parler des espèces de l'être et de l'un, si l'être
et l'un ne sont pas des genres (3) ? Bévue d'autant plus étonnante
qu'Aristote rappelle quelques lignes plus bas sa doctrine cons­
tante : « Il se trouve que l'être et l'un comportent immédiatement
(eù6oç) des genres (4) » , ce qui ne peut vouloir dire que ceci :
l 'être et l'un n'existent pas eux-mêmes comme genres, mais
chacun d 'eux est lui-même plusieurs genres, auxquels nous
sommes immédiatement renvoyés dès que nous essayons de

( 1 ) I', 2, 1 003 b 1 9 SS .
(2) Ibid. , 1 003 b 35.
(3) Cf. ALEXAN DRE, 24 (1, 2.8.
(4) r, 2, 1 004 a 4.
240 LA SCIENCE cc RECHERCHÉE >>

p enser l'être et l'un dans leur unité ( 1 ) . Et Aristote d 'en tirer


aussitôt la conséquence : il y a autant de sciences (et non pas,
cette fois , d'espèces d ' une science unique) qu'il existe de ces
genres fondamentaux.
Quand donc Aristote parle des espèces de l'être, il ne s 'agit
pas seulement d ' une cc inexactitude », comme le prétend Alexandre,
d'une simple impropriété qui n'aITecterait que l'expression, mais
bien d 'un renversement total de sa doctrine habituelle. La
raison profonde de ce renversement se laisse entrevoir quelques
lignes plus bas lorsque Aristote tire en fin la conclusion qui
était préparée par tout ce développement : de même qu 'il
y a une ma thématique dont les parties sont la géométrie, l 'arith­
métique, etc . , de même il y a une philosophie en général, dont
les parties sont la philosophie première et la philosophie
seconde (2) . Or, si l'on veut que cette philosophie en général
ne soit pas l 'unité purement verbale et vide de deux ou plusieurs
sciences dont les domaines seraient incommunicables, il faut
bien qu 'elle ait elle-même un objet un qui soit aux obj ets des
sciences subordonnées ce que le genre est aux espèces. Alors
seulement philosophie première et philosophie seconde n' appa­
raîtront plus comme des mem bra disjecla, mais comme des parties
d ' un tout qui serait la philosophie en général ou science de l 'être
en tant qu 'être.
On le voit, ce qui est en jeu à travers ces considérations
apparemment techniques sur la question de savoir si l 'être est
lui-même un genre ou se divise immédiatement en une pluralité
de genres, c'est finalement l 'unité même de la philosophie comme
science. Tout se passe comme si Aristote tantôt proclamait
cette unité de la philosophie et en concluait à l 'unité de l ' être,
tantôt au contraire constatait la non-univocité de l 'être et en
concluait, bien malgré lui, à l 'irréductible dispersion des c c philo­
sophies ». Nous serions au rouet, si ces deux séries d ' affirmations
contradictoires ne se situaient sur deux plans manifestement
diITérents : l'une traduit un souhait ou, comme nous le verrons,
un idéal ; l'autre s'appuie sur des analyses précises , qui, sur le

( 1 ) Cf. H , 6, 1 045 a 35 SS. : l'être ni l'un n'entrenl dans la définition des


calégories ( car ils ne sont pas le genre des catégories) ; c'est pourquoi on dira
que l'essence de chaque catégorie est immédiatement (e:u6uç) être et un. Le même
mot e:û6uç semble indiquer dans les deux cas un rapport mal défini, mais qui
exclut en toul cas le rapport de genre à espèce ou d'espèce à genre.
(2) r, 2, 1 004 a 2 ss. On s'étonne que COLLE (ad loc.) considère ce passage
( 1 004 a 2-9) comme une interpolation, alors qu'il peut seul fournir la clé du
passage précédent en montrant la raison profonde de sa discordance avec la
doctrine habituelle d'Aristote.
« SOL UTION » D 'ARISTOTE 241

plan du discours, sont irréfutables. Nous nous en tiendrons pour


l 'instant à celles-ci puisqu 'aussi bien c'est la possibilité d ' un
discours cohérent sur l 'être qui, sous le nom de philosophie, se
trouve ici en question.
Aristote n'en reste pas cependant à une contradiction aussi
patente. Il est si peu satisfai t de son affirmation d 'une science
de l 'être génériquement une, qu'aussitôt après il va fournir de
cette unité une nouvelle j ustification , infiniment plus subtile,
mais inconciliable avec la précédente ( 1 ) . Quelques lignes après
avoir rappelé qu'il n'y a de science une que d 'un genre un,
c'est-à-dire , comme nous l'avons vu, d 'une région circonscrite
par un terme univoque, il corrige cette première affirmation :
« Ce n'est pas la pluralité des significations d'un terme qui le

rend suj et de dilTérentes sciences , c'est seulement le fait qu'il


n'est pas nommé par rapport à un principe unique et aussi que
ses défini tions dérivées ne sont pas rapportées à une signi fication
primordiale (2). » Or nous savons que l'être répond précisément
à cette condition dont l'absence seule empêcherait de parler
d'une science unique : car, s'il est un n:o/.../...a.xwc, /...e: y6µ.e:vov, il est
aussi un n:poc, �v /...e:y 6µ.e:vov, et ses signi fica tions multiples ne
sont signi fications de l 'être que parce qu'elles sont rapportées
à la signi fication primordiale d ' essence. La conclusion, d ' ailleurs
annoncée un peu plus haut, sera alors celle qu'il fallait j ustement
démontrer : « De même que de tout ce qui est sain, il n'y a
qu'une seule science, ainsi en est-il pour les autres cas. Car ce
n'est pas seulement là où il y a caractère commun (xa.6'�v
>..e:yoµ�vwv) qu'il faut voir l 'objet d 'une science unique ; des
choses dites par rapport à une nature unique (n:poc, µCa.v cpuaLv)
constituent aussi un pareil objet ; car ces choses ont, d'une cer­
taine manière, un caractère commun (/...tye:-ra.L x0t6' �v) . Il est donc
évident qu'il appartient aussi à une seule science d 'étudier les
êtres en tant qu'êtres (3). »

( 1 ) Ce chapitre 2 du livre r, que nous avons eu et aurons souvent l'occasion


de citer, reflète toutes les difficultés de la métaphysique aristotélicienne. Une
analyse statique, qui opposerait thèse à thèse, y décèlerait de nombreuses
contradictions. Mais point n'est besoin, pour les expliquer, d'invoquer, comme
le fait COLLE (ad loc. ), des remaniements successifs d'Aristote ou même des
Interpolations. Replacées dans Je mouvement général de la pensée d'Aristote,
ces contradictions apparaissent comme apories, c'est-à-dire comme a rrêts p ro­
visoires dans une démarche d'ensemble. La difficulté est cependant accrue
par le fait que la présenta tion n'est pas ici explici tement aporétique, comme
elle l'était au livre B, et que l'exégète e s t alors tenté d'interpréter comme
théorie cc q u i n'est encore qu'une recherche.
(2) r, 2, 1 004 a 24 .
(3) Ibid. , 1 003 b 12 SS.
242 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

Ce passage a touj ours été considéré, à j uste titre, comme


essentiel, parce qu'il semble apporter les éléments d'une solution :
la science de l'être en tant qu'être ne serait pas immédiatement
universelle, puisque l'idée d'un genre universel et à plus forte
raison d ' une science de ce genre sont contradictoires ; mais on
peut concevoir d ' autres types d 'unité que celle de l'universel :
celles qu'Aristote désigne comme un ité de référence ('t"dt 7tpàç
�v) et unité de série ('t"dt 't"<j> ècpeÇljç) ( 1 ). On voit alors comment
une science de l'être est possible, car on peut admettre que
celui qui connaît le terme de référence ('t"à �v) connaît par là
même tout ce qui lui est rapporté ('t"dt 7tpàç �v Àey6µevot) et que
celui qui connaît le premier terme de la série connaît la série tout
entière. La science de l 'être en tant qu'être pourrait alors se
constituer comme science universelle, au sens d 'une science
du système ou de la série, non pas cette fois immédiatement,
mais par un biais : ce qu'on pourrait appeler le détour par le
premier. La philosophie « recherchée » serait alors « universelle
parce que première » (2) : ontologie parce que « protologie » .
La science de l 'être en tant qu'être, ne pouvant réduire à un
genre unique les significations multiples de l'être , serait du moins
la science de celle de ces significations qui est primordiale :
science immédiate de l'essence, elle serait médiatement science
des autres catégories, puisque l'être-dit {Myea6ot�) de celles-ci
est d ' être rapportées à (7tp6ç) l 'essence.
La fortune de cette interprétation a été si générale qu'il
est inutile de la développer plus longuement, puisqu' aussi bien
c'est celle que l'on rencontre dans la plupart des exposés de la
philosophie d 'Aristote (3) . Elle a été associée au Moyen Age à
la théorie de l'analogie : l 'unité de l'être et de sa science ne serait
pas unité générique, mais unité par analogie, celle-ci étant d ' ail­
leurs entendue non comme analogie de proportionnalité , la
seule dont Aristote ait parlé, mais comme analogie dite « d ' attri­
bution » (4) , c'est-à-dire fondée sur la commune référence à un

( 1 ) 1 005 a 1 2.
(2) E, 1 , 1 026 a 30 (><«66Àou llTL 7tp©T1J ) . On s'étonnera ici de l'interprétation
de Robin, qui, faisant allusion à ce passage, assure que, selon Aristote, la phi·
losophic première ou théologie est • première en tant qu'wziverselle • (Méta. ,
E, 1 , fin) • (Aristote, p . 92. Souligné p a r l'auteur).
(3) Pnr exemple HAMELIN, Système d'Aristote, p . 397 ss.
(4) Cette distinction, il est vrai, est elle-même tardive. Elle ne se trouve
pas chez saint Thomas. L'analogie reste chez lui liée à la notion de proporlio,
mais il appelle proporlio le simple rapport et, en particulier, le fait qu'un nom
s'attribue en des sens multiples par référence à un terme unique, ce qu'Aristote
appelle 7tpoç �v Àey6µevov. Cf. In Metaph . IV (I'), n• 535, Cathala : Intermédiaire
entre le terme univoque et le terme équivoque, le terme analogique est celui
L IMI TES DE LA SOL UT ION 243

terme unique et primordial. C'est par là seulement qu'a pu être


surmontée cette impression décevante de « rhapsodie » que
Kant, peut-être meilleur j uge en cela, découvrai t au fond de
la doctrine des catégories, par là seulement que l 'univers d ' Aris­
tote a pu échapper à la critique qu'il a dressait lui-même à
celui de certains parmi ses prédécesseurs : celle d 'être « une
série d 'épisodes » et de ressembler à une « méchante tragédie » ( 1 ).
Même un auteur aussi sensible que W. J aeger aux « contradic­
tions » de l 'œuvre aristotélicienne verra dans ces textes la syn­
thèse en fin triomphante des deux conceptions rivales - « onto­
logique » et « théologique » - de la métaphysique (2). Bref ,
c'est la doctrine du 7tpoc; �v Àey6µevov et la conception corrélative
d'une science « universelle parce que première » qui a permis à
l'aristotélisme, malgré ses « contradictions », ses « dilemmes »
ou plus simplement ses apories, de se constituer aux yeux de la
postérité comme système.
Pourtant cette prétendue solution, qu'Aristote n 'avance
d'ailleurs q u ' avec une réserve qui contraste avec l' assurance
de ses commentateurs, pose peut-être autant de problèmes
qu'elle en résout. Nous voudrions surtout montrer que, cadre
d'une solution possible plutôt que solution véritable, elle n'ouvre
qu'un idéal à la recherche et qu'elle ne tien t compte ni ne rend
compte des échecs de la recherche effective.
Force est d ' abord de constater une fois de plus que l 'argu-

qui est attribué • secundum rationes quae partim sunt diversae et partim non
diversae : diversae quidem secundum quod diversas habitudines important, unae
autem secundum quod ad unum aliquid et idem istae diversae habitudines
referuntur ; et illud dicitur • analogice praedicari •, idesl proporlio1111aliler, prout
unumquodque secundum suam habit.udinem ad illud unum refertur • . II est
vrai qu'ailleurs ( Ill Me/aph. , X I ( K), n° 2197) il précise que, dans le cas de l'ana­
logie, la • raison • de l'attribution est diverse • quantum ad diversos modos rela­
tionis •, mais est la même • quantum ad id quod fit relatio •. Or il suffi t que los
rapports soient • divers •, même si le terme de référence est le même, pour qu'on
ne puisse pas parler d'analogie au sens mathématique (et aristotélicien) du
terme. - Ce derniei• texte, qui contient une interprétation correcte du 7tp/ic;; t\v
Àey6µevov, montre que saint Thomas ne confondait pas le 7tpoc;; é!v avec la
proporlion au sens mathématique du terme (qu'il appelait proporlio11alilas,
i. e. simililudo duarwn proporlio1111m, De Ver. q. 2, a. 1 1 ) . Mais alors pourquoi
employer dans ce cas les termes d'a11alogia et de proporlio, qui évoquent, quoi
qu'on veuille, ! 'idée d'une harmonie de type mathématique? On comprend que le
commentarisme médiéval ait voulu donner un nom à ce qui restait innommé -
et pour cause - chez Aristote ; en empruntant ce nom au vocabulaire mathéma­
tique, même si ce n'était plus en son sens technique, on suggérait l ' idée (erronée,
en ce qui concerne Aristote) que la multiplicité des sens de l'être pouvait se
laisser ramener à la clarté d'un rapport rationnel.
( 1 ) N, 3, 1 090 b 1 9 . Cf. A, I O, 1 076 a 1 .
( 2) Cf. W . JAEGER, Arisloleles . . . , p . 227. L a deuxième rédaction de I', 1 et 2,
utiliserait selon A. Mansion la solution déjà élaborée en E, 1 (la philosophie
universelle parce que première).
244 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

ment invoqué ici par Aristote pour j ustifier l'unité de la science


de l 'être en tant qu'être est celui-là même qui le conduisait
dans d'autres passages à la conclusion contraire. Il n'y a pas
d ' i dée, au sens platonicien , ni de genre, au sens aristotélicien,
des choses qui comportent de l 'antérieur et du postérieur, d'où
l'on pouvait conclure qu'il n 'y a pas de science unique d 'une
série. Mais on pourrait obj ecter que, dans le texte déj à cité du
livre B ( 1 ) , le principe en question était invoqué, non pas pour
j usti fier directement cette conclusion , mais pour montrer que
la nature du principe était plutôt à chercher du côté des espèces
dernières que du « genre » le plus universel. Mais un texte de
l ' Éthique à N icomaque ne laisse aucun doute sur l 'usage possible
de cette argumentation contre la possibilité d 'une science unique
des consécu tifs. Dans ce texte , en effet, Aristote critique l ' i dée
platonicienne du Bien en retournant contre elle une doctrine
soutenue par les Platoniciens eux-mêmes : « Ceux qui ont intro­
duit cette opinion sur les Idées ne formaient pas d ' i dées là
où l'on parlait d ' antérieur et de postérieur (c'est pourquoi ils
n'imaginaient même pas d ' idée des nombres) . Or le bien se dit
dans l ' essence, dans la qua lité et la relation . Et ce qui est par
soi et l'essence sont par nature antérieurs à la relation (qui
n'est en effet qu'un rej eton et un accident de l 'être) ; aussi il
ne saurait y avoir d ' idée commune à ces différents sens (2). »
Aristo te n ' en reste pas là ; après avoir rappelé que le bien se dit
en autant de sens que l 'être, il conclut : « Puisque de tout ce qui
est dit selon une Idée unique il y a aussi une science unique, de
tous les biens également il y aurait [ selon les Platoniciens] une
seule science ; mais en réalité, il y en a plusieurs (3). » Et s'il y
en a plusieurs, ce ne peut être que pour la raison invoquée plus
haut : s'il n'y a de science une que d ' une Idée unique et que le
Bien ne soit pas une I dée, il n'y a pas de science une du Bien,
ce que con firme d 'ailleurs l'observation la plus immédiate : la
science de l'occasion n'est pas celle de la j uste mesure , la science
de la vertu n'est pas celle de l 'utile, etc. (4). On le voit donc :
dans l' Éthique à N icomaque, c'est parce que le Bien constitue
une série qu'il n'y a pas de science unique du Bien ; dans la
Métaphysique, c'est parce que l 'être constitue une série qu'il y a
une science une de l'être.
Mais il ne suffit pas de constater la contradiction. Mieux

( I ) n , 3, !l!l!l a 6- 1 5 . cr. p . '236-'23fl .


( 2 ) fü/r . Nic . , 1 , 4 . I O!l6 a 1 7 SS.
13) //Ji./., I O!l G 11 3 1 .
( 4 ) cr. 1 096 a 32 ; Wh. Eml . , r , s , 1 2 1 7 b 3 2 ss.
SCIENCE DE LA SÉRIE 245

vaut comprendre pourquoi le même argumcn L a pu ê tre invoqué


dans deux sens o p p o sés . N o u s avons vu p o u r q u elles raisons
on ne peut embrasser dans une définition et, plus généralement,
dans un savoir uniques des termes qui composent une série.
Mais on imagine aussi comment la connaissance du premier
terme peut valoir médiatement comme connaissance de la série
tout entière : l 'antérieur est principe et, le principe étant ce
par quoi tout le reste existe et est connu, la connaissance du
principe est en même temps connaissance de tout ce qui dérive
du principe ; du moins l'est-elle en puissance. Comme le notait
Alexandre, la science de toutes choses ne peut être, si elle existe,
que la science des principes de toutes choses, puisqu 'une science
en acte de toutes choses est impossible. L'idée d'un savoir
installé dans les commencements et déroulant à partir de là la
série infinie de ses déductions est si peu étrangère à la pensée
d'Aristote qu 'elle inspire, comme nous l 'avons vu ( 1 ) , toute la
conception du savoir démonstratif développée dans les Seconds
A nalytiques. Elle corrige même cet autre principe selon lequel
toute science porte sur u n genre : en réalité, la science porte
moins sur le genre considéré dans son extension que sur ce qu 'il
y a de principiel en lui (ce qu 'Aristote appelle les axiomes
valables à l 'intérieur de ce genre) . A la limite, on peut même
se demander si l'idée de primauté n'est pas plus importante,
pour la conception aristotélicienne de la science, que celle
d'unité générique et si, dès lors, on ne peut pas continuer de
concevoir la possibilité d ' une science une là même où i l n ' y a
pas de genre, mais seulement une série. Ainsi nul ne contestera
qu'il puisse y avoir une science du nombre, même si, comme
l 'avaient déj à vu les Platoniciens, les nombres constituent une
série et non un genre. On ne s'étonnera donc pas q u 'Aristote
insiste sur ce nouvel aspect de la science (et non plus sur l'exigence
d ' unité générique ) , là où il veut démontrer l 'unicité de la science
de l 'être en tant qu 'être. Après avoir rappelé que l'être est un
7tpàc:; �v Àey 6µevov, il ajoute : « Or la science porte touj ours
principalement sur ce qui est premier, ce dont toutes les autres
choses dépendent (�p't''l)'t'otL) et par le moyen de quoi (8L' 8) elles
sont nommées. Si donc c'est l'essence, c 'est des essences que
le philosophe devra appréhender les principes et les causes (2) . »

( 1 ) Cf. ci-dessus p. 53 SS.


(2) r, 2, 1 003 b 1 6. On pourrait rapprocher ce texte de celui où Aristo te,
venant d'établir l'existence du Premier Moteur, affirme que « le ciel et la
nature dépendent (-1\p't"l)TCXL) d'un tel principe • (A, 7, 1 072 b 1 4 ) , et en conclure
que la théologie est par là science de toutes choses, universelle parce que pre-
246 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

La science de l 'être serait donc science de l 'essence ou, mieux


encore, science des principes de l'essence, qui est elle-même
principe, c 'est-à-dire science des premiers principes, et par là
seulement médiatement universelle, universelle parce que
première.
Mais cette explication est-elle vraiment convaincante ? O u
du moins s'applique-t-elle vraiment au c a s de l 'être ? I l est
étrange que les commentateurs ne se soient pas posé ces ques­
tions et n 'aient pas confronté avec la démarche efîective du
philosophe une solution dont on peut consta ter aisément qu'elle
reste purement théorique. Que nous apprend-elle, en effet '!
Q u 'une science peut être à la fois universelle et première, c'est-à­
dire que la science du terme premier de la série peut être en
même temps science de la série tout entière. Mais c ' est à une
condition : que le premier soit principe, c 'est-à-dire qu 'il rende
raison de ce qui vient après lui. La primauté peut avoir valeur
universelle, mais c'est à la condition que l'universalité s'en
déduise. Or une telle condition est-elle réalisée dans le cas de
l ' être ? Peut-on dire que l 'essence est le principe des autres
catégories, c 'est-à-dire que celles-ci s 'en déduisent ?
Répondre par l ' affirmative à ces questions serait méconnaître
tout ce qu'il y a d'aporétique dans la doctrine aristotélicienne
des catégories, qui, comme nous l 'avons vu, autorise moins une
vision hiérarchisée et finalement unitaire de l'univers qu 'elle
ne traduit le caractère nécessairement fragmentaire de notre
discours sur l'être. Certes, les catégories sont toutes dites par
rapport à l'essence, mais ce rapport reste o bscur et concentre ,
en quelque sorte, toute l'ambiguïté qu'Aris tote avait d 'abord
reconnue au mot être. I l est caractéristique à cet égard qu 'Aris­
tote soit tenté, chaque fois qu'il veut insister sur l 'unité de la
science de l'être en tan t qu'être, d'atténuer la portée de ses
analyses sur le 7tpoc; �v Àey6µevov : ainsi, dans un des textes
déj à cités du livre r, ce qui est dit « par rapport à une nature
unique » (7tpoc; µ(oc.v cpuo"LV) est assimilé « d ' une certaine manière »
aux « choses qui ont un caractère commun » (xoc.6' �v Àey6µevoc.) ( 1 ) .
O r nous avons v u que l'expression xoc.6 ' �v Àéyea6oc.L désignait,

miilre. l\la i s , comme le note Mgr M A N S I O N ( L ' objet d e la science p h i l o s ophiqu e


s u p rll m e d ' a p rès Aristote, i\l é taphysiqne, E, L in Mélan ges A . Diès, p . 1 65), u n e
t e l l e i n terp réta tion n'�st possi blr. que • d a n s une perspective cré a t i onn i s t e • :
• Ces vueY, a p p l i q m1cs aux concr p l i o n s d ' A ristote s o n t historiquement fausses. •
Lu • d é p en d a nce • dont parle Aristote au l i v r e I' • est p l u tôt d'ordre p hysique »,
• n'est affirmée d'ailleurs que du monde matériel • e t laisse pa1• conséquent ou v ert
le problème de l'unité d'une science de l'être.
( I l r, 2, 10oa b 1 4 .
PRIMA UTÉ ET UNI VERSA L ITÉ 247

chez Aristote, le rapport de synonymie et était, à ce titre, opposée


au 7t poc:; iv Àey6µevov ; si l 'on réduit l 'un à l 'autre, fût-ce « d ' une
certaine manière », on comprend bien que la science de l ' ê tre
puisse être une comme son objet, mais on n ' a résolu la difficulté
qu 'en la supprimant. Un peu plus loin, Aristo te présente
l'essence, considérée dans son rapport aux autres signi fications
de l'être, comme le « premier », ce dont toutes choses « dépendent »
et « par le moyen de quoi » (8L'l5) elles sont nommées ce qu'elles
sont. Mais peut-on réduire ainsi ce qu'Aristote décrit ailleurs
comme référence (7tp6c:;) à une simple relation de dépendance
ou même �e production (8L<X) ? Les catégories autres que l 'essence
renvoient bien à l 'essence, mais non comme le produit au géné­
rateur ou la conclusion aux prémisses ( 1 ) . Car de tels rapports
ne seraient plus équivoques et seraient immédiatement acces­
sibles au discours . Mais où trouver ce discours chez Aristote ?
L 'essence est bien présentée par lui comme le fondement (&.px�)
des autres catégories (2) , mais dès qu 'on essaie de prendre à la
lettre cette déclaration et qu 'on tente effectivement de fonder
les autres ca tégories par l'essence, on aboutit. à une pluralité
irréductible de réponses : il y a pour l'essence autant de façons
de fonder qu 'il y a de catégories (3) , de sorte que la pluralité
irréductible des catégories se retrouve, à un niveau plus fonda­
mental encore , dans l'ambiguïté du rôle fondateur de l'essence.
On ne peut donc parler ici de génération ou de production,
c'est-à-dire d 'un rapport tel que l 'unité génératrice se reconnaisse
dans la diversité engendrée ; partant, si la déduction consiste à
ressaisir par le discours ce mouvement généra teur ( 4 ) , on ne
pourra davantage tenter une déduction des catégories à partir
de l 'essence (5). II y a, en un sens, quelque chose de plus dans la
conclusion que dans les prémisses, puisque celle-là manifeste la
fécondité de celle-ci ; il y a , au contraire, quelque chose de moins
dans les catégories secondes que dans l'essence , et elles manifes­
tent moins une surabondance par rapport à leur « principe »
qu'une sorte de dégradation ou plus encore de scission : on pour-

( 1 ) C'est par la même préposition 8L&. qu'Aristote caractérise l'action des


axiomes dans la démonstration (les axiomes étant les premières prémisses indé­
montrables qui régissent toute démonstration à l'intérieur d'un geme déter­
miné) : ef. Anal. p osl . , 1, 1 0, 76 b 12-23.
(2) Cf. ci-dessus p. 192 ss.
(3) cr. ci-dessus p. 1 9 7, Il . 2 (il propos de r, 2, 1 004 a 2'1 ss ) .
( 4 ) S u r les rapports entre déduclion d'une part, gé11éralion et produclio11
de l'autre, cf. plus haut p. 49-52 et 65-66.
(5) Sur l'échec de telles tentatives (notamment chez saint Thomas et
Drenlano), cf. plus haut p . 1 97 , n. 1 .
248 LA S CIENCE « RECHERCHÉE »

rait étendre à l'ensemble des catégories secondes ce qu'Aristote


dit de l 'une d'elles, la relation, qui est « comme u n rej eton
(7tatpat<puoc8L) et un accident ( cruµ.ôdh1x6·n) de l 'essence » ( 1 ) :
re-j eton, c'est-à-dire produit, certes, mais qui pousse à côté {7tatpoc) ,
sorte de réplique affaiblie du générateur (2) ; accident, dont
Aristote nous dit ailleurs qu'il ne peut y en avoir de science ,
parce qu'il n'entretient aucun rapport intelligible avec son suj et.
On voit donc la faiblesse de l 'argument d 'Aristote selon lequel
la science de l 'essence serait universelle parce que première : car
il ne suffit pas de connaître le premier terme de la série pour
connaître la série tout entière (3) ; il faut aussi connaître la loi
de la série. On voit bien comment cette condition est réalisée
dans le cas de la science du nombre ou de la figure, à propos de
laquelle ce principe avait reçu sa première application ; mais
on ne voit pas du tout comment elle pourrait être réalisée dans
le cas de l 'être , s 'il est vrai que l 'essence ne peut suffire ni à signi­
fier l 'être ni à fonder la multiplicité des significations dérivées (4).

( 1 ) Eth. Nic., 1 , 4, 1 096 a 2 1 .


( 2 ) Il s'agit, précise le dictionnaire de Bailly, d'une • pousse partant de l a
racine •, donc concurrente en un certain sens de la plante principale. On n e peut
cependant aller, comme le suggère A . WEBER (Histoire de la philosophie euro­
p éenne, 7• éd. , p. 1 04 ) , songeant sans doute à ce passage, j usqu'à traduire
par • parasite • ·
(3) C'est ce que montre un passage du De anima tendant à prouver qu'il
n'y a pas de définition générique de l'âme. On sait que les Ames consti tuen t une
série où il y a de l'antérieur et du postérieur ; or, aj oute Aristote, toujours •

l 'antérieur est contenu en puissance dans ce qui lui est consécutif • (par exemple,
le triangle dans le quadrilatère ou l'âme nutritive dans l'âme sensi tive) ( I I , 3,
414 b 29 ss. ), ce qui veut dire que chaque terme de la série suppose le précédent
( ainsi • sans l 'âme nutritive il n'y a pas d'âme sensitive ., 4 1 5 a 1 ) . l\Iais l'inverse
n'est pas vrai : connaissant un terme de la série, nous ne savons pas par la seule
considération de ce terme s'il a ou non une suite : tout terme est imprévisi ble par
rapport au précédent. Ainsi, • chez les plantes, l'âme nutritive existe sans l'âme
sensi tive ; de même encore, sans le toucher aucun autre sens n'existe, tandis
que le toucher existe sans les autres sens • ( 4 1 5 a 2 ss). - Mutatis mutandis,
on peut dire à p ropos de la • série • des catégories : les ca tégories secondes ne
p euvent exister sans l'essence, mais l'essence peut exister sans elles. Ou encore :
la science des catégories secondes présuppose la science de l'essence, mais de
la considération de l'essence on ne tirera jamais les autres catégories.
(4) De fait, une interprétation qui attend d'Aristote qu'il mette en pratique
ses déclarations sur le caractère fondateur de l'essence est obligée de recon­
naitre que ce fondement n'est j amais concrètement établi : ainsi y a-t-il bien
chez Aristote une science de l'essence, c'est-à-dire une science prem ière, mais,
en dépit des déclarations programmatiques de E, 1, on ne voit nulle part com­
ment cette science est en même temps universelle, c'est-à-dire comment l'univer­
salité de ce qui est se déduit de la considération de l'essence. C'est ce que cons­
tate J . Owens, qui attribue cette absence à l'inachèvement de la Métaphysique
ou du moins à la pert.e de sa partie « positive • : • Le développement projeté . . . ,
dans lequel on aurait pu atteindre l'achèvement de la doctrine, n'est pas
parvenu à la postérité • ( 1'he Doctrine of Being . . . , p. 298) ; il faudrait donc le
« reconstruire • ( i bid. , p. 289) . Il nous a paru d'une meilleure méthode de
rechercher les raisons philosophiques de cette absence.
IDÉAL ET RECHERCHE 249

Les corrections qu'Aristote semble apporter après coup à ses pré­


cédentes analyses, pour tenter de j usti fier l'unité de la science de
l'être en tant qu 'être, ne peuvent donc être entièrement convain­
cantes : entre des déclarations programma tiques, finalement isolées
dans l 'œuvre d ' Aristote, et des analyses qui inspirent la recherche
effective du philosophe, on ne peut, même si les commenta teurs
ont mis constamment l 'accent sur les premières, hésiter plus
longtemps. Le 7tp6c; du 7tpàc; �v Àe:y 6µe:vov n'est décidément ni
un xot-r&, ni un 3L&, ni un rapport d ' attribution ni un rapport de
déduction : il est la référence obscure et incertaine qui assure ,
certes, l'unité des signi fications multiples de l'être, mais une unité
elle-même équivoque et dont le sens sera touj ours à « rechercher ».
Ni a ttribution ni déduction : aucune démarche du discours
scientifique, tel qu'Aristote le décrit dans la première partie de
son Organon, ne trouve d 'application dans le cas de l'être. Au
moment même où il proclame l ' existence d ' une science de l 'être
en tant qu 'être, Aristote en manifeste paradoxalement l'impos­
sibilité par sa spéculation effective : s ' il est vrai que l 'être n'est
pas un genre et que toute science est science d 'un genre, il y a
incompatibilité entre l ' ê tre et le discours scienti fique. On pourrait,
certes, se satisfaire de cette conclusion que, si l 'être n 'est pas un
genre, il es t plusieurs genres et qu'il n'y a donc pas une science,
mais plusieurs sciences, o u , comme le dit parfois Aristote , plusieurs
« philosophies » de l'être : sciences de la quantité , de la qualité ,
de l'action et de la p assion, etc. Mais l'exigence d'un discours un
sur l'être n'en demeure pas moins présente : la reconnaissance de
l'homonymie de l'être n'empêche pas que la question Qu'est-ce
que l'être ? ne puisse se satisfaire de réponses fragmentaires ou
épisodiques et soit dès lors éternellement renaissante. La disper­
sion irréductible du discours sur l 'être n'empêche pas que l'être
soit un dans sa dénomination et qu 'il nous invite dès lors à recher­
cher le sens de sa problématique unité. Par là s'expliquent les
apparentes contradictions d'Aristote : l ' espoir d'un discours un
sur l'être subsiste au moment même où la recherche de l 'unité se
heurte à l'expérience fondamentale de la dispersion. Bien plu s ,
ces d e u x aspects sont s i p e u contradictoires qu 'ils ne pourraient
subsister l'un sans l ' autre : l ' idéal d ' une science de l'être en
tant qu'être empêche la recherche de s'abîmer dans ses échecs ;
mais l'in finité même de la recherche empêche l 'idée d 'une telle
science d'être au tre chose qu'un idéal. Sans l 'expérience de la
dispersion et le besoin de la surmonter, une science de l'être en
tant qu'être serait inutile (et c'est pourquoi , faute d 'une telle
expérience, il n'y avait pas de proj et ontologique au sens strict
250 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

chez les prédécesseurs d'Aristote ) ; mais sans l ' idée de l'unité,


telle qu'elle s'exprime dans l'idéal aristotélicien de la science
démonstrative, la recherche sur l'être deviendrait impossible.
Seulement, il y a loin de l'idée de la science à la réalité de la
recherche. Hegel a été le premier, semble-t-il, dans ses Leçons
sur l'histoire de la philosophie, à noter cette disproportion entre
la théorie aristotélicienne de la science dans les A nalytiques et
sa spéculation effective dans la Métaphys ique ( 1 ) . Rien ne res­
semble aussi peu à une science, telle qu'Aristote l'entend, que ce
qu'il nous a laissé de cette science « universelle p arce que pre­
mière », et qui, en tant que première, devait être « la plus haute
de toutes » (2) . On chercherait vainement une seule série de syllo­
gismes dans toute la Métaphys ique d 'Aristote : remarque qui ne
serait sans portée que si l'on attribuait cette absence à un inachè­
vement accidentel de la spéculation sur l 'être. M ais Aristote
lui-même présente la science de l 'être en tant qu'être comme
une science seulement « recherchée » et sans doute « éternelle­
ment recherchée » (3) . Dès lors , l 'unité actuelle et peut-être
à j amais actuelle du discours sur l 'être n'est pas l'unité d'un
savoir, mais celle d ' une recherche indéfinie. Il n'y a pas et peut­
être ne peut-il y avoir une science actuellement une de l'être en
tant qu'être. Mais cela ne signifie pas qu'il ne puisse y avoir
d 'autre type d 'unité que la cohérence scientifique. Les difficultés
que nous avons rencontrées venaient surtout du fait q u 'Aristote
ne semblait envisager d ' autre unité possible du discours sur
l'être que l'unité scienti fique. M ais il faut en appeler ici de ses
déclarations de principe à sa pratique réelle et, si elle existe , à
la théorie de cette pratique. L ' Organon nous apprend qu'à côté
du discours scientifique, il y a un autre type de discours cohérent :
c'est le discours qu'Aristo te appelle dialectique. Le moment est
maintenant venu de se demander si, à défaut du discours scienti­
fique, qui reste dans ce cas un impossible idéal, le philosophe ne
doit pas recourir à la dialectique pour tenter de penser l'être en
tant qu'être dans son unité.

( l ) Vorlesmzgen ü ber die Geschichte der Philosophie, Berlin, 1 833, t . X IV,


p . 4Ù8 ss. - Mais nous ne pouvons accepter l'interprétation que donne Hegel de
cette disproportion : il y aurait quelque chose de plus dans la spéculation d' Aris­
tote que dans sa logique, qui est une logique de l'entendement, donc de la pensée
finie, alors que la spéculation fait éclater ces cadres. Ce que nous avons dit sug­
gère déjà, comme nous le montrerons plus précisément dans le chapitre suivant,
que le mode de pensée qui s'oxprime dans la Métaphysique n'est pas moins • fini »
que c1Jlui qui est décri t dans les Analytiques, bien plus, que celui-là est par rapport
à celui-ci dans une situation inférieure : celle d'un substitut ou d'un pis-aller.
(2) 'H Xp()('t"(G't"î) TOOV elt'LO"T'lj[LOOV (A, 9, 993 a 2).
( 3 ) cr. z, 1 , 1 028 b 2.
CHAPITRE I I I

DIALECTIQUE ET ONTOLOGIE
OU LE BESOIN DE L'ONTOLOGIE

• Q u ' o n ne dise pas qu'il y a


là au tre chose que l ' auth entique
et vraiment noble sophistique.•
( P LATON, Sophiste, 23 1 b.)

§ 1. Pour une préhistoire de la dialectique :


le compétent et le quelconque

On a fort j ustement remarqué que, lorsque Platon introduit


dans ses premiers dialogues la notion de dialectique, « le lecteur
n'aperçoit aucun rapport entre le nom et la chose ». M. Dupréel,
qui fait cette remarque ( 1 ) , en donne un exemple signi ficatif.
Dans l' Eulhydème, Socrate, se substituant un moment aux deux
sophistes qui empêchent la discussion de progresser, reprend
avec Clinias le débat qu'il avait d 'abord introduit : il s 'agi t de
rechercher une science qui apporte le bonheur à celui qui la pos­
sède ; ce doit être, conviennent-ils, une science qui soit capable
non seulement de produire, mais d 'utiliser ce qu 'elle produit.
Une fois éliminé l ' art du faiseur de discours , qui n'est pas touj ours
capable d 'en user lui-même, Socrate suggère que la science ou
l ' art (2) recherché pourrait bien être la stratégie. Mais ici Clinias
se récrie : la stratégie, dit-il, n'est qu 'une sorte de chasse à
l'homme ; or « aucune espèce de la chasse proprement dite ne
va plus loin qu'à poursuivre et à capturer ; quand les gens ont
mis la main sur l'objet de leur poursuite, ils sont incapables d 'en
tirer parti : les uns, chasseurs et pêcheurs, le reme ttent aux cuisi­
niers ; les autrfils, géomètres, astron o m e s , calculateurs, se livrent

( 1 ) Les sopllisles, p. 260.


(2) Pla ton use indi lTéremmen t d es deux termes ( science : 288 d, 289 a,
h, 29 1 b, etc. ; art : 289 c-290 d), qui semblent ici synonymes.
252 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

eux aussi à une chasse, car on ne produit point les figures dans
chacun de ces métiers : on se borne à découvrir celles qui existent,
et, comme ils ne savent pas les utiliser, mais seulement leur donner
la chasse, ils les remettent, n 'est-il pas vrai ? aux dialecticiens,
pour qu 'ils tirent parti de leurs trouvailles » ( 1 ) .
Ainsi la dialectique est-elle présentée - non d 'ailleurs par
Socrate, mais par Clinias - comme l ' art capable d'utiliser le
produit de tous les au tres arts, donc comme un art qui, sans pro­
duire rien par lui-même, ou peut-être parce qu'il ne produit rien
par lui-même, a un domaine et une portée universels. Art suprême,
art recteur ou, comme le dira plus loin Socrate, « art royal » (2) :
telle apparaît d ' ab ord la dialectique. Sur cette fonction architec­
tonique et synoptique de la dialectique, Platon reviendra souvent
plus tard (3) e t l'on a rarement mis en doute que cette conception
de la dialectique ne fût proprement platonicienne. M ais il est
étrange de la voir déj à énoncée - et, qui plus est, comme allant
de soi - dans un dialogue qui reste, par bien des côtés, socra­
tique, par un personnage qui n'est pas Socrate, mais son interlo­
cuteur, et sans aucune explication sur les rapports de cette
fonction insolite de la dialectique avec la signification obvie du
mot. Car, enfin, pourquoi l'art du dialogue aurait-il ce privilège,
que Socrate vient de refuser à celui du faiseur de discours, de
régir le produit des autres arts et d ' ê tre par-là dominant ? Cir­
constance plus é trange encore : Socrate rapporte ces déclarations
du j eune Clinias avec une certaine ironie, un peu comme s'il
s 'était agi là d 'une leçon apprise qui viendrait d ' un mattre
inconnu , « être supérieur, très supérieur même » (4). Enfin,

( 1 ) Eulhydème, 290 c ( trad . MÉRIDIER modi fiée) .


(2) 29 1 be. Le roi est, en efTet, celui qui « suivant les vers d' EscnYLE [Les
sept co11lre Thèbes, 2-3], est seul assis au gouvernail de l'Etat, gouvema11l loul,
co111ma11dr111l à tout el rendant tout profila ble •.
(3) Le dialecticien est celui qui porte ses regards vers l'un ité (Phèdre,
266 b), qui s'élève J usqu'au principe (Rép . , V I I , 533 cd) , et qui, de là, aperçoit
la lolalilé : 6 µèv y0tp auvon;-rtxoc; 3LIXÀEX-rtx6c; (537 c). On ne s'étonnera donc
pas que la dialeclique soit, • pour ainsi dire, le Catte et le couronnement des
sciences • (534 e).
( 4 ) 29 1 a. Selon M ÉR I D I ER (6d. de l'EulhV. dème, B elles-Lettres), Criton
• songe évidemment à Sot'rate • (ad !oc.) . Ce n est pas si évident, car on voit
mal pourquoi Socrate n'aurait pas alors reconnu son bien dans la conception
de la dialectique sou tenue par Clinias. L'argumentation de M. Dupréel, selon
qui il y aurait dans cette allusion à un • homme supérieur • l'aveu d'un emprunt
dont Platon n'avait pas encore reconnu toute l'importance, nous paraît donc
ici particulièrement forte. Mais nous ne pouvons le suivre lorsqu'il identifie
cet homme supérieur à Hippias (op. cil., p . 26 1 ) . Ce que nous savons de la • poly­
mathie • d ' Hippias (cf. plus loin) s'accorde mal avec la conception de la dia ­
lectique suggérée par Clinias. Celle-ci, en revanche, n'est pas sans rapports
avec la conception que se faisait Gorgias de la rhétorique. Cf. plus loin, p . 261-264
DIALECTIQ UE ET TO TALITÉ 253

loin de mettre un terme à l 'entretien par la résolution du problème


posé, l'évocation de la dialectique tourne court et ne retient
nullement l 'attention de Socrate, qui passe aussitô t à une autre
suggestion : la science recherchée ne serait-elle pas plutôt la
p oliti que ?
Tou t se passe donc comme si Socrate rencontrait devant lui
une conception déj à constituée de la dialectique comme art
suprême ou science universelle, conception si répandue qu'il
était devenu superflu de rappeler comment on é tait passé du
sens primitif d ' art du dialogue à ce sens incontestablement
dérivé. Qu'il y ait eu par la suite une transmutation proprement
platonicienne de la dialectique, que Platon se soit même alors
soucié de rattacher sa propre conception à l 'étymologie du
mot ( 1 ) , cela est incontestable, mais n'empêche pas que Platon
ne soit pas - ni d 'ailleurs ne prétende être - le fondateur de
la dialectique. Lorsque le mot dialectique apparait, ou semble
apparaître, pour la première fois dans l 'histoire de la philo­
sophie, il est déj à l' héritier de toute une préhistoire. L 'usage
que Socrate et Platon font du mot, loin d 'être naïf, renvoie
de façon d 'ailleurs allusive à une constellation sémantique qui
n ' a pu se constituer que dans un usage antérieur, et où l 'idée
de totalité ou de dominance se trouve obscurément associée à
celle de dialogue.
Ce qui est vrai de l 'usage socratique et platonicien de la
dialectique l'est plus encore de l 'usage aristotélicien. Lorsqu'il
parle de la dialectique, Aristote ne semble ni vouloir introduire
une conception nouvelle, ni se référer à l'usage platonicien,
mais simplement systématiser une pratique, en quelque sorte,

( 1 ) En fait, Platon joue sur le double sens du verbe 8tcxMyetv, qui, au


moyen, signifie dialoguer, mais à l'actif signifie : mettre à part, choisir, trier
et, par suite, distinguer. Ces deux sens avalent déjà été associés par Socrate dans
la d éfinition g u'il donnait de la dialectique ; cf. XÉNOPHON, Mémora bles, IV,
5, 12 : • II a dit que le dialogue (8tcxÀéyeaBcxL ) était ainsi appelé parce que ceux
qui y prennent part délibèrent en commun en distinguant (8tcx>.�yovTec;) les
cboses selon leur genre. » Platon ne fait pas expressément le rapprochement
entre 8tcxÀéyeaBcxL et 8tcxÀ�yetv, mais il associe fréquemment la dialectique
à la méthode de division (8tcx!peatc;) : cf. Sophiste, 253 cd ; Phèdre, 266 be ;
ce n'est que corrélativement que la dialectique apparaît aussi dans le Phèdre
(loc. cil. ) comme méthode de rassemblement, ce qui p ermet de rejoindre la
conception • synoptique • de la dialectique, telle qu elle est développée au
liv. VU de la République. Mais ces significations dérivées, savantes, de la dia­
lectique ne sont jamais clairement déduites de l a signi fi c a t i o n p r i m i tive , qui est
l'art d'interroger et de répondre ( Cra/11/e, 390 c ) . Nous ne prétenrlons point
p our autant qu'il n'y a p a s de r a p p o r t i n tri n s è q u e entre les deux (et les i n ter­
prètes ne manqueront pas de le rec o n s t i t u er ) , m a i s s e u l e m e n t q u ' à l'époque de
Platon, il était déj à devenu superflu de j usti fier l'emploi du mol clia/eclique par
le recours à son étymologie.
254 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

populaire et qu'il j uge en tout cas suffisamment connue pour


qu'il soit superflu de la définir. On trouve bien chez Aristote
une théorie de la dialectique, mais exactement comme on y
trouve une théorie de la rhétorique, c'est-à-dire une réflexion
nouvelle sur un art ancien. La dialectique existe , elle a ses
procédés, ses traditions, ses maîtres, son prestige propres. Aristote
ne prétend qu'en systématiser l'usage et en éclairer la significa­
tion, et non proposer, avec elle , une méthode inédite de pensée
ou de recherche. C'est ce que confirme le passage qui clôt l'Or­
ganon et où Aristote j ette un regard rétrospectif et complaisant
sur l 'œuvre qu'il achève. La rhétorique, dit-il, a été fondée depuis
longtemps et est donc parvenue à un point avancé de dévelop­
pement. En revanche, pour la dialectique comme pour le raison­
nement, Aristote a dû innover, car « rien n'existait du tout »
sur ces matières et « il n'y avait rien d'antérieur à citer » ( 1 ) ;
mais une remarque limite aussitô t, du moins en ce qui concerne
la dialectique, la portée de cette innovation : dire que « rien n'exis­
tait du tout » sur la dialectique, cela signi fie non que la dialec­
tique n 'existait pas, mais qu'il n'y avait pas d'ouvrage théorique
sur cette question, car les sophistes la pratiquaient déj à ; seule­
ment, « ils enseignaient non pas l 'art, mais les résultats de
l'art » (2). Leur pratique se bornait donc à des recettes empiriques
et ils ne proposaient pas de méthode.
Ce passage présente un double intérêt historique. Il montre
d'abord qu'Aristote ne range pas Platon parmi ses prédécesseurs
sur cette question et qu'il ne tient aucun compte de sa spéculation
sur la dialectique, estimant sans doute qu'elle n'apporte aucune
clarté particulière sur l'art qui porte ce nom. I l montre aussi
qu'Aristote considère les sophistes comme des dialecticiens,
avec cette seule réserve que leur pratique de cet art est spontanée,
empirique, et nullement ré fléchie. Aristote se donne donc bien
comme le fondateur de la théorie de la dialectique, de même
qu'aussitôt après il se flatte d ' avoir inauguré la théorie du raison­
nement. M ais il ne conteste pas qu'on ait pu raisonner et « dialec­
tiser » avant qu'il en fît la théorie et, pour la dialectique en parti­
culier, il est une expérience sur laquelle le théoricien peut réflé­
chir : celle des sophistes. Au moment même où elle se présente
comme une nouveauté radicale, la théorie aristotélicienne de la
dialectique se réfère donc à la pratique sophistique de cet art (3).

( 1 ) Réful. sopli., 3 4 , 1 84 a 1 , 1 84 b 1 .
(2 ) J bid., 1 84 a 2 : O Ù yà:p T&;(VîJV, &.}.Àà: T à: &.7t0 T7jt; T&;(Vîjt;.
( 3 ) Les autres textes d'Aristote sur les origines de la dialectique paraissent
au premier abord contradictoires. Tantô t il semble faire gloire à Platon d'avoir
DIA LECTIQ UE ET D IALO G UE 255

De fait, Aristote ne nous donne nulle part une définition


gl oba le et univoque de la dialectique. Et, s'il lui assigne plusieurs
foncti ons, il se soucie peu de manifester le lien qui les rattache,
co mm e s'il se référait moins à l 'unité rationnelle d 'un concept
qu' à l ' unité historique d'un usage. Ce n 'est qu'incidemment et
en de rares passages qu 'il rappelle que la dialectique est « l'art
d' interro ger » (èpeù't'l)'t'LX�) ( 1 ) et que le dialecticien est « l ' homme
capable de formuler des propositions et des obj ections » (2) . On
rencontre aussi, chez lui, le sens qui deviendra prédominant dans
le Lycée et la Nouvelle Académie , selon lequel la dialectique est
l'art de soutenir aussi bien le pour que le contre sur une thèse
donnée : il attribue, en effet, à la dialectique le privilège,
qu'elle partage avec la rhétorique, de pouvoir « conclure les
contraires » (3) , et l'on sait que Cicéron fera gloire à Aristote
d'avoir inauguré cette méthode de dissertation par thèse et

découvert la dialectique : • ses prédécesseurs, dit-il, n'avaient aucune part à la


dialectique ( 8LocÀeKTLK'Îjt; où µeTeixov) » (A, 6, 987 b 32) . Tantôt il suggère que
la dialectique existait déjà du temps de Socrate, quoique sous une forme insuffi­
samment élaborée : • 1.a dialectique n'était pas encore en ce temps-là une puis­
sance assez forte pour raisonner sur les contraires indépendamment de l'essence •
(M, 4, 1 078 b 25 ) . Cf. Réfut. soph. , 34, où Aristote, tout en se flattant d'avoir
donné un développement décisif à la théorie de la dialectique (cf. 1 84 a 2-7 ) ,
note la parenté de la pratique dialectique avec la sophistique ( 1 83 b 1 ) , alors
qu'il ne cite même pas Platon parmi ses prédécesseurs et semble situer Socrate
dans le prolongement de la sophistique ( 183 b 8). - E n fi n, un texte rapporté par
Diogène Laërce et Sextus Empiricus assure qu'Aristote voyait en Zénon d 'Elée
• l'inventeur de la dialecti q ue • (eupeTÎ!t; 8LocÀeKTLK'ijt;) (Dwa. L AË R c E , IX,
29 ; fr. 65 R ; cf. D IO G. L A E_ RC E, V I I I , !)7 ; S E X T . EMPI RICUS, Adv. dogmat.,
I, 6, 191 Bekker ; fr. 65 R ) . Mais ce dernier texte ne prétend pas fournir une
indication historique : Zénon est le vrai fondateur de la dialectique, comme
Empédocle, dit Aristote dans le même passage, l'est de la rhétorique ; il a créé la
chose, non le mot. Comme, d'autre part, ce fragment est emprunté, selon Diogène
Laërce, à un ouvrage d'AR ISTOTE intitulé Le sophiste, on peut conj ecturer
qu'Aristote y invoquait Zénon et Empédocle comme les précurseurs de deux
arts pratiqués par les sophistes : la dialectique et la rhétorique. Quant au texte
du livre A, il se rattache à une période oi1 l'appartenance d'Aristote à l'école
platonicienne pouvait le conduire à exagérer l'originalité de son maitre. D'autre
part, Aristote, exposant Platon, est tenté de prendre le mot dialectique dans
son sens platonicien et, en ce sens, il est clair 9 ue les prédécesseurs de Platon
l'ont ignorée. Enfin les • prédécesseurs • qui • n ont eu aucune part à la dialec­
tique • désignent, selon le contexte, les Pythagoriciens. - Il reste donc que les
textes les plus probants sont ceux de Mét. , M, 4, et de Réfut. soph., 34, qui, eux,
sont concordants : la dialectique existait avant Socrate et Platon, quoique sous
une forme encore fruste et empirique, et c'est de cette pratique qu'Aristote va
faire la théorie (théorie qu'il ne découvre pas chez Platon, sans doute parce que
la dialectique platonicienne est moins une réflexion sur l'art dialectique qu'une
transposition philosophique de cet art) . On comprend donc finalement que, lors­
qu'il parle de la dialectique, Aristote se réfère à un usage antérieur, et supposé
connu, et qui n'est pourtant pas l'usage platonicien.
( 1 ) Réfut. soph. , I l , 1 72 a 18.
(2) 'O 8LocÀeKTLKbt; npoTOCTLKbç Kocl �vaTocTLK6t; ( Top. , V I H , 14, 1 64 b 3).
(3) TcX.vocvTLOC auÀÀoyl�eTIXL (11hé/or. , 1 , 1, 1 355 a 34 ),
256 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

antithèse ( 1 ) , à quoi les Péripatéticiens réduiront pendant


plusieurs siècles l'essentiel de l 'héritage du Lycée (2) . Un texte
des Top iques montre bien , d 'ailleurs , commen t cet usage de la
dialectique se rattache encore directement à l ' art du dialogue :
« A l'égard de toute thèse, il faut se mettre en quête d 'arguments
à la fois pour et contre , et, une fois qu 'ils sont trouvés , rechercher
aussi tôt comment on peut les réfuter : car, de cette façon, il se
trouvera qu'on s'est en même temps exercé tant à poser des
questions qu'à y répondre (3). »
Mais ces références à la signification primitive et obvie de
la dialectique restent finalement isolées dans l'œuvre d 'Aristote,
sans doute parce qu'elles vont de soi. Aristote insiste , en revanche,
sans se soucier de la relier clairement au précédent, sur un
second aspect de la dialectique : le caractère universel de son
domaine et de ses prétentions. Ce caractère apparaî t dès la pre­
mière phrase des Top iques : « Le but de ce traité est de trouver
une méthode grâce à laquelle nous pourrons raisonner ( cruÀÀoy(­
�ecrfloct) sur tou t problème proposé en partant de thèses probables
(è:� è:vM�wv) (4). » Et plus loin il désigne comme « raisonnement
( cruÀÀoytcrµ6ç) dialectique » ce raisonnement qu'il vient de définir
et qui « sera l'obj et de l'investigation du présent traité » (5). Sur

( 1 ) • J'ai touj ours aimé la méthode des Péripatéticiens et de l'Académie,


qui consiste à traiter le pour et le contre en tout suj et (cons11eludo de omni bus
rebus in contrarias parles disserendi) . . Aristote fut le premier à la pra­
.

tiquer et ses successeurs la reprirent • (C1cÉRON, T11sc11lanes, I I , 3, 9 ; trad.


J. HUMBERT). Cf. Ad Alt., X I I I , 1 9, 4 . On sait, d'après le catalogue de Diogène
Laërce (n• 70) qu'Aristote avait composé des Oéaetc; �7tLXELpl)µ1X't'Llc1Xt, titre
dont M. M O RAUX (Les listes anciennes .. . , p. 70) rapproche le témoignage sui­
vant d'A L EX . ( in Top., I , 2, 101 a 26 ; 27, 17) : • I l existe des ... livres d'Aristote
et de Théophraste, où se trouve une argumentation bâtie au moyen d'arguments
probables en faveur de propositions contradictoires. •
(2) Cf. les témoignages de PLUTARQUE et de STRAB ON, Introd., chap. I ••,
p. 24.
(3) Top., V I I I , 14, 1 63 a 36-b 3 . Aristote, se souvenant du • dialogue de
l'âme avec elle-même •, à quoi Platon assimile la pensée ( Théétèle, 1 89 e ;
Sophiste, 263 e ; cf. Philèbe, 38 c-e) , ajoute : • Et si nous n'avons personne d'autre
avec qui discuter, c'est avec nous-même que nous le ferons. • Cf. De Coelo,
I I , 13, 294 b 8. Aristote reproche enfin, dans un autre texte, à l 'ancienne dialec­
tique de n'avoir pas été • une puissance assez forte pour faire porter son examen
sur les contraires indépendamment de l'essence • (M, 4, 1 078 b 23. Sur le sens de
cette dernière réserve, dont Ar. fait gloire à la dialectique telle qu'il la conçoit,
voir infra, p . 292-294) .
( 4 ) Top., I , 1 , 1 0 0 a 1 8 .
(5 ) Top. , I, 1 , 100 a 22. Nous traduisons auÀÀoytaµ6c; par raisonnement
et non par syllogisme. Nous croyons en elTet que ce mot n'a pas encore dans les
Topiques le sens technique et proprement aristotélicien qu'a accrédité par la
suite la théorie des Analytiques (on sait que les mot auÀÀoyt�ea61XL, auÀÀoyta­
µ6c;, sont déjà employés par Platon au sens général de raisonner, raisonnement ;
cf. Gorgias, 479 c ; Cratu. le, 4 1 2 a . Bien plus, ailleurs même que dans les Top.
ou la Rhétorique, auÀÀoyE�ea61XL est souvent employé par An. dans un sens n o n
UNI VERSA LI TÉ ET PROB A BILIT É 257

les deux points 1:1oulignés par Aristote - universa lité de la capa­


cité dialectique et probabilité du point de départ - la dialectique
s'oppose à la science , dont Aristote fait la théorie dans les
Seconds A nalytiques. Alors que la science porte sur un genre
déterminé de !'être et sur un seul ( 1 ) , « la dialectique ne porte
ni sur des choses déterminées de cette façon (2) , ni sur un genre
unique » (3). Alors que chaque science s 'appuie sur des principes
qui lui sont propres, la dialectique tente de démontrer des prin­
cipes communs (xoLvoc) à toutes les sciences, comme le principe
de contradiction : si ces principes communs sont ce par quoi les
sciences sont en communion ( �mxo LvwvoüaL), on ne s'étonnera
donc pas que la dialectique entretienne avec toutes les sciences
ce même rapport de communion (4). De fait, Aristote revient
souvent sur cette vocation du dialecticien à se mouvoir dans
les considérations communes (5).
Quant au second caractère, il découle du premier : la proba­
bilité de la thèse dialectique ( qui s'oppose à la nécessité des
prémisses du syllogisme démonstratif) est la contrepartie inévi-

technique ; cr. H, 1, 1 042 a 3, où au).).oyt�ea6oi1 si �nille : récapituler, résumer) .


- La question de savoir si les Topiques connaissent ou non la théorie du
syllogisme, ce qui pose le problème de la date des Topiques et de leur rapport
chronologique avec les Analytiques, a été notamment discutée par H. MAIER,
Die Syllogislilc des Aristoteles, I I, 2 , p. 78, n. 3 (qui soutient que [es Topiques ne
connaissent par le syllogisme et sont donc antérieurs aux Analytiques), par
F. SoLMSEN, Die E11lwicklung der aristotelische11 Logik und Rkelorik ( pour qui les
Topiques connaissent la th6orie formel le du syllogisme, mais non celle du syllo­
gisme démonstratif et se situeraient donc entre les Premiers et l es Seconds Analy­
tiques) et, plus récemment, par E. WEIL, La place de la logique dans la pensée
aristotélicienne, R.M.M., 1 9 5 1 (qui insiste sur les origines dialectiques du syllo­
gisme et admet donc que, même après avoir découvert le syllogisme démonstra­
tif, Ar. fasse encore une place au syllogisme dialectique : il y aurait donc coexis­
tence des deux techniques, et non substitution de l'une à J'autre) . - Nous n'avons
pas à entrer ici dans le détail de cette polémique (où nous nous rangerions au
point de vue de H . Maier). Disons seulement que, s'il est vrai qu'Aristote oppose
la dialectique, non au syllogisme, mais à la démonstration, et que, dès lors, un
syllogisme non démonstrati f est possible en principe (cr. Anal. pr. , l , 4, 2n b 30 :
• La démonstration est une sorte de syllogisme, mais tout syllogisme n',.�t pas
une démonstra tion • ) , il n'en reste pas moins que le syllogisme tend vers la
démonstration, comme vers sa forme la plus achevée. Le syllogisme est un pro­
cédé déductif, descendant, qui suppose un savoir en possession de son commen­
cement naturel, c'est-à-dire des principes. Au contraire, la dialectique, comme
nous le verrons, ne part pas des principes, mais les cherche : ordre de la
recherche, elle va de la conséquence au principe, du moins connu au plus connu
l
et remonte ainsi l 'ordre naturel du syllogisme.
l cr. ci-dessus, chap. I I , § 4 .
j
2 C'est-à-dire à la façon d'un genre.
3 Anal. posl. , l, I l , 77 a 3 1 .
4 Koil i) 8LoiÀe><-rL><1i miaoi1�, s. e. : �nL><owoove:t ( 77 a 29 ; cf. a 26) .
5 ) C r . Ré(ul. soph. , ê , 1 70 a 3 8 : • L'examen des réfutations qui procèdent
des principes communs et q ui ne tombent sous aucun art particulier relève de
la co mp é tence des dialectlmens. »
258 LA SCIENCE « RECHERCH�E 1

table de sa généralité. C'est une constatation banale que la qualité


de notre savoir varie en raison inverse de sa prétention à l'uni­
versalité . Mais Aristote donne de ce rapport entre la généralité
du discours et le caractère simplement probable de ses affirma­
tions une justi fication philosophique : on ne peut démontrer les
principes premiers de chaque science, puisque toute démonstra­
tion part de principes propres au genre considéré et qu'on ne
peut concevoir, à l'intérieur de la science en question, de princip es
propres antérieurs aux principes premiers. Seuls peuvent être
antérieurs aux principes premiers propres à chaque science, des
principes communs à toutes les sciences. Mais ces principes
communs ne peuvent être démontrés : d 'abord , par cela seul
q u 'étant communs et dépassant de ce fait tout genre donné , ils
ne peuvent faire l ' obj et d 'aucune science ; ensuite, parce que,
fondements de toute démonstration , ils ne peuvent être eux­
mêmes démontrés. Quel sera donc le critère de leur vérité ? Ce
ne peut être que la probabilité des thèses qui ont cours à leur
suj et ( 1 ) . C'est l'impossibilité de démontrer ou plutôt de j u sti­
fier (2) les principes de chaque science autrement que par des
principes communs, et l 'impossibilité corrélative de démontrer
ces principes communs eux-mêmes, qui font que le dialecticien a
recours à des thèses simplement probables.
On a , il est vrai, contesté qu'il faille prendre en un sens
restrictif l 'expression (-roc i!v80�0t) , que nous traduisons par
thèses probables (3). Mais la notion de probabilité n'est pas par
elle-même péj orative ; elle ne l'est que si on la réfère à la nécessité
des prémisses du syllogisme démonstratif, exactement comme la
généralité , peut-être inévitable, du discours dialectique n 'est
condamnable que si on la compare à la parfaite détermination du
domaine de chaque science particulière. En soi, la probabilité
représente un prog1·ès par rapport à la thèse simplement postulée :
la probabilité n'est pas l 'arbitraire et la thèse probable est
infiniment plus que la simple hypothèse. « Les thèses probables,
dit Aristote, sont celles qui correspondent à l'opinion de tous les
hommes ( i!v80�0t -roc 8oxouV't'Ot 7téfo�v) ou de la plupart d 'entre eux
ou des sages, et, parmi ces derniers, soit de tous, soit de la plupart,

( 1 ) Nous résumons ici, en le commentant, le passage des Topiquu, I, 2,


101 a 37- 1 0 1 b 4.
(2) I l ne peut s'agir d'une démonstration au sens strict, puisque le ayllogis­
me démonstratif ( i . e. scientifique) se meut toujours à l'intérie11r d'un genre et
à partir des principes propres à ce genre.
(3) Cf. L. M. RÉ01s, L 'opinion chez Ar. , p . 83-86 ; LE B LOND, Logique et
mi!l/1ode . . . , p. 9- 1 6 ; E. WEI L , La place de la logique . . . , p. 296-299 ; P. WILPERT,
Aristoteles und die Dialektik, Knnt-Studien, 1 956- 1 957, p. 247-257.
UN I V ERSA L I TÉ ET PROBA B IL I TÉ 259

soi t enfin des plus notables et des plus reconnus ("C'oî:c; µaÀtcnoc
yvwp(µotc; xoct èv86�otc;) ( 1 ) . » Cette définition du « probable »
confirme d 'un trait nouveau l'universalité de la thèse dialectique :
universelle, elle l 'est doublement, dans sa matière d 'abord , dans
s on m ode d 'établissement ensuite. La thèse dialectique est celle
qui est reconnue par tous, et les restrictions qu'Aristote semble
a ppo rter ensuite à cette première affirmation ne font que con fir­
mer indirectement le caractère universel du « consentement »
dialectique : car les « sages » ne sont, ici, invoqués que comme
ceux devant l'autorité de qui les hommes, d 'un commun accord ,
s'inclinent ; et parmi les sages, on privilégiera non ceux qui
connaissent le plus de choses, mais ceux qui sont le plus connus
(yvc.>p(µotc;) ; finalement, j ouant sur le double sens du mot
�v8o�oc;, Aristote dé finit la thèse probable comme celle qui est
app rouvée par ceux des sages qui sont le plus appl'o u vés ( µaÀtO'"C'ot
èv86�otc;) . Quand donc Aristote invoque l'autorité des sages
pour dé finir la probabilité de la thèse dialectique, il ne songe pas
à un caractère intrinsèque de la sagesse, qui serait en quelque
sorte index sui : la sagesse ici invoquée (et ceci suffirait à la
distinguer de la science) se recommande moins par elle-même,
par sa pénétration ou son pouvoir de connaître , que par sa noto­
riété. Le sage, c 'est celui que nous reconnaissons tous pour tel : il
est ici invoqué moins pour ce qu'il est que pour ce qu'il représente ;
sa sagesse est moins la sienne propre que celle des nations. Au
moment même où Aristote semble authenti fier le consentement
universel par l'autorité du sage, il dé finit l'autorité du sage par
le consentement universel, substituant ainsi à l'autorité de la
sagesse la sagesse de l 'autorité . On aperçoit par là la valeur
comme les limites de la probabilité dialectique : corrélat des
discours universels au double sens de discours sur la totalité et
de discours admis par l 'universalité des hommes, elle est certes
inférieure à la démonstration ; mais elle intervient chaque fois
que la démonstration est impossible, c 'est-à-dire chaque fois
que le discours s'universalise au point de perdre tout point
d 'appui réel : elle corrige alors l 'éloignement où nous sommes
des choses par le recours au consentement et à l'autorité des
hommes.
Ces traits , sur lesquels nous aurons à revenir lorsqu'il s'agira
d ' étudier le jugement qu'Aristote porte sur la dialectique et
sur ses rapports avec la philosophie, suffisent d 'ores et déj à à

dessiner la figure du dialecticien. Le dialecticien s'oppose au

( 1 ) Top., 1, 1 , 1 00 b t l .
260 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

savant, à l'homme compétent, au spécialiste : il n'a pas de


domaine qui lui soit propre, mais sa puissance , sinon sa compé­
tence, s'étend à tous les domaines. Dès lors , n'étan t prisonnier
d 'aucune science, il « communie » avec toutes et les domine toutes,
et c'est à lui qu 'incombe la tâche de manifester le rapport de
chacune d ' elles à ces « principes communs » qui régissent, non
telle région déterminée de l 'être, mais l 'être dans sa totalité. Par
là , c 'est lui qui assigne aux discours partiels, c 'est-à-dire scienti­
fiques, leur place et leur sens par rapport au discours total. Mais
ce pouvoir d u dialecticien a ses limites ou plutôt sa contrepartie :
voulant avoir des clartés de tout, il n'a précisément sur tout que
des « clartés » . Il est moins savant que cultivé. I l ne sait rien par
lui-même, mais répète ce qui se dit et est obligé de se satisfaire
dans la discussion de l'acquiescement de son interlocuteur. A
procéder ainsi, dit Aristote, on n 'est j amais sûr d 'aller j usqu 'au
point où la recherche est possible, c 'est-à-dire j usqu 'à la chose
elle-même, car on s 'arrêtera lorsqu 'on aura trouvé non le vrai,
mais ce qui semble vrai . Or, la vraisemblance est un critère de
probabilité, non de vérité (1 ) . Spécialiste des généralités, le dialec­
ticien peut paraître supérieur aux savants, puisque son domaine
est coextensif à la totalité de leurs champs particuliers : en r�alité,
il est inférieur à chacun dans son domaine propre ; ne s 'exerçant
dans aucun genre déterminé, il est à la lettre le second dans tous
l es genres. Finalement, son discours n'atteint l 'universalité qu'au
prix de la vacuité : on sait qu'Aristote associe souvent les idées
de dialectique et de généralité vide. A vouloir uni fier les domaines
dispersés des différents savoirs , à vouloir dépasser ce qu'il y a
de fragmentaire dans le discours scienti fique, à vouloir s'élever
a u-dessus des genres, le dialecticien commet la même erreur que
la colombe de Kant, qui s'imagine qu'elle « volerait plus rapide­
ment encore dans le vide » , mais s 'aperçoit, quand elle y est
parvenue, qu' « elle n 'avance plus malgré ses efforts » (2) .
On pourrait prolonger longtemps ce portrait contrasté , où le
dialecticien apparaîtrait, tour à tour, comme homme universel
en qui se reconnaît l'universalité des hommes, représentant
total de l'humanité totale, et tout de suite après comme vain
discoureur qui se contente de disserter o: vraisemblablement de

( 1) On a vu plus haut quel était le rapport ambigu en tre la vraisemblance


du discours et la vérité des choseB : à s e laisser guider par Je discours, on est eQr
de ne j amais manquer entièrement la vérité, mals on n'eBt j amais sQr de
l'atteindre en elle-même. Cf. J r• Partie, chap. 1 11 § 1 , p. 1 1 4·1 1 " (à propoe
de oi:, 1, 993 a 30 as. et De Coelo, I I, 1 3, 294 b 8-lu).
(2) Critique de la rat.on pure, Introd., I I I .
L E D IA L E C T I C IE:V r:O.W M T� " T YPE »

toutes choses » ( 1 ) . Ce portrait est si vivant, les j ugements


contradictoires qu'il implique ou qu 'il appelle sont si passionnés
qu'on ne peut manquer d'y voir la référence à quelque figure
historique et à quelque polémique qu 'elle aurai t suscitée. La
fi gure historique qui semble fasciner Aristote , au moment même
où il se défend d ' adhérer à ses faux prestiges, se laisse reconnaître
aisément : c'est incontestablement celle du rhéteur ou du sophiste,
de ce type d 'hommes apparus au v e siècle et don t le trait le plus
commun est de prétendre à la toute-puissance et, par elle , à
l'universali té grâce au merveilleux pouvoir du logos.
C'est chez Gorgias que cette ambition apparaît le plus claire­
ment. La rhétorique est. selon lui l'art suprême, celui qui, sans
avoir lui-même d ' obj et propre , impose son commandement à
tous les autres arts. Elle est, en effet, l'art de faire valoir les
autres arts , l'art sans lequel les au tres arts seraient voués à
l'impuissance et par lequel seul ils peuvent exercer leur pouvoir,
bref, une sorte de médiateur universel. On connaît déj à les
exemples paradoxaux que Platon attribue à Gorgias dans le
dialogue platonicien qui porte son nom : l'art du médecin est
impuissant s'il ne s 'accompagne des prestiges de la rhétorique ;
et., devant l'assemblée du peuple , c'est le rhéteur qui sera élu
médeci n , car « il n'est pas de suj et sur lequel un homme qui sait
la rhétorique ne puisse parler devant la foule d 'une manière plus
persuasive que l'homme de métier, quel qu'il soit » (2) . Le sens de
ces exemples était annoncé un peu plus haut par Gorgias : ils
sont la « preuve frappante » ( µ�ycx nxµ�pLO\I) que la rhétorique
« englobe en elle-même, pour ainsi dire , et tient sous sa domination
tou tes les puissances » ( 3) .
La tradition, in fluencée i ci par la critique socratique e t
pla tonicienne, a été uniformémen t, sévère po u r cet art universel
de persuasion qui n'aurait eu d ' autre fin que de se substituer
illusoiremen t, e n chaciuc dom aine, à l a compétence de l' homme de

( 1 ) On ne peut mnnquor do recon naitre dans la déflnilion ironique quo


donne Descartes de la philosophie de son temps comme a r t de parler vraisem­

blablemen t de t o utes choses • (Discours de la méthode, l r• Partie, p. 6, Gilson ),


le souvenir de quelque définition scolastique de la dialectique, �ui se serait sou­
ciée de r6sumer en une formule unique les divers caractères qu Aristote recon­
nait successivement à r.et art : on ne peut imaginer en effet meilleure dèfinllion
synthétique de l a dialectique que celle qui la présente comme un art de p arler,
c'est-à-dire d'énoncer des thèses C\t antithèses également vra isem bla bles. sur
l'être dans sa tolalilé ; c'est très exactement l a · consue/11do de omn i bus re/Jus in
contrariai parles disserendi dont parle CicËRON(cf. ci-dessus p. 256), avec en plus
la r éf6r ence, si typi !l uoment erlstotolicicnne, au caractère de simple vrolsem­
hlanco des thèses d1alecliquos (le r.'l'a isem hln b/c tra duisa n t nv8o�ov d'Ar. ) .
( 2 ) Gorgias, 4 5 6 be, trn d . A . C: n o 1 s 11:T .
( 3 ) Ibid. , 456 a h .
21>? L A 8CJENr:E << RECHERCH ÉE ,,

métier. Les exemples ici invoqués tendent d 'une façon évidente à


souligner le caractère illusoire et illégitime de cette substitutio n.
Mais, si Gorgias a effectivement donné de tels exemples du pouvoir
de la rhétorique, tel ne devait pas être leur sens dans sa pensée.
De fait, il n ' est point interdit de découvrir, derrière le paradoxe
complaisamment rapporté par Platon, l'indice d 'une conception
profonde et, en tout cas, défendable des rapports de l'homme et
de l' art. Dire que le médecin doit se doubler d 'un rhéteur, c'est
simplement rappeler que les rapports du médecin et du malade
sont des rapports humains, que le médecin est impuissant sans
le consentement du malade, que l'on ne peut faire le bonheur des
hommes contre leur gré et que, finalement, le savoir ne confère
de supériorité véritable que dans la mesure où l'homme de
science est 1·eco1111u comme supérieur. Gorgias ne peut avoir
voulu dire que le rhéteur était plus compétent en médecine que
le médecin lui-même , mais seulement que la compétence n ' était
pas pour lui l 'essentiel , parce que la compétence enferme l'homme
de l'art dans un rapport déterminé à l 'être , alors que les rapports
du médecin et du malade sont des rapports d ' homme à homme,
c'est-à-dire des rapports totaux. Ce que Gorgias a mis au-dessus
de l ' homme compétent, c'est l 'homme quelconque, l'homme
simplement humain, c'est-à-dire universellement humain.
M ais que le rhéteur soit cet homme pourrait paraître arbi­
traire : la rhétorique n'est-elle pas un art. parmi d ' au tres ? En
fait, elle ne l'est pas, et pour deux raisons : la première est que
l'art rhétorique (et c'est en quoi nous le verrons s ' apparenter à
la philosophie) n'a pas d ' obj et propre ; le rhéteur est celui qui
peut parler vraisemblablement de toutes choses, ce qui requiert
de la « culture » , certes, mais non une illusoire et impossible
« polymathie » , et exclut a fortiori toute spécialisation. En second
lieu , s'il est vrai que l'habileté technique suppose un certain
savoir-faire, qui ne se confond avec aucun autre et s 'acquiert
par un enseignement spécialisé , cette technique rhétorique reste
purement formelle : elle ne suppose aucun « savoir de la chose >> ,
mais une expérience des hommes, plus précisément des relations
inter-humaines. C'est en ce sens que la Rhétorique aristotélicienne
comporte en son livre II une sorte d 'anthropologie pratique
dans laquelle on serait tenté de voir un traité du caractère et des
passions si Aristote ne nous interdisait de considérer comme
« scienti fiques » les définitions qu 'il y propose ( 1 ) . Sur ce point

( 1 ) Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre nrticle Sur ln


dé finition aristotélicienne de la colère, Reu. 1 957, notamment p . 30'1-
phi/.,
305 et 3 1 6-3 1 7 .
GOR GIAS 263

enco re, A ristote sera plus proche des rhéteurs et des sophistes que
de P lato n : il ne reprendra pas à son compte l 'opposition déve­
lo ppé e dans le Phédre entre une rhétorique philosophique fondée
sur un savoir que Platon appellera étrangement dialectique et
une routine empirique, fondée sur l 'opinion. Ou plutôt Aristote,
rej etant délibérément l'idée d 'une rhétorique scientifique, ne
connaîtra d 'autre rhétorique que celle des rhéteurs : un art qui ne
peut pas être autre chose qu'empirique , parce que c'est l'empiricité
même de la relation d ' homme à homme et elle seule qui, là où n'est
pas donnée ou simplement reconnue la transparence d'un savoir,
rend nécessaire la médiation rhétorique. Une rhétorique scienti­
fique serait une contradiction dans les termes ( 1 ) . Le rhéteur ne
peut pas être un homme de science , pour cette double raison que
la science spécialise et isole : elle sépare l ' homme de lui-même, le
cloisonne, le morcelle, l 'empêche dès lors de retrouver en soi-même
cette humanité totale qui lui permettrait de communiquer avec cet
homme total , capable de délibéra tion et d'action, de j ugemen t et
de passion, qu 'est l'auditeur du discours rhétorique (2) . Séparant
l' homme de lui-même, la science sépare aussi l'homme de l'autre
homme : elle substitue la transcendance de « ceux qui savent » (3)
à la fraternité tâtonnante de ceux qui vivent dans « l'opinion »,
( 1 ) • I l faut, dit ARISTOTE, parler de chaque suj et avec la précision qu'il
comporte • ; or il est des matières qui, étant elles-mêmes imprécises, ne permet­
tent pas qu'on cm parle avec précision : ainsi en est-il de l'éthique ; l'erreur •

serait d'attendre du mathématicien des arguments simplement persuasifs et


du rhéteur des démonstrations scienti fiques • (Eth. Nic., 1, I , 1 094 b 23-27) .
Ce texte ne rappelle pas seulement l'o l? position entre démonstration et rhéto­
rique, mais suggère - idée qui ellt indigné Platon - que la probabilité rhéto­
rique est seule légitime là où il n'y a pas matière à savoir démonstratif. C'est de
même sur l'impossibilité de la science que Gorgias el, a près lui, Isocrate insti­
tuaient la tou te-puissance de la persuasion rhétorique, génératrice d'opinion,
et non de science. Tel est l'un des thèmes du traité de Gorgias Sw· le 11011-�tre
(cf. plus haut chap. I I, § 1 , p 1 0 1 ss. ) . cr. I s o cn A TE , I-lélène, •1 : Il est beaucoup

plus important d'avoir des opinions convenables sur les choses utiles qu'une
science exacte des !nul.iles » (à rapprocher de De part. animal., I, 5, 645 a 1 ss. ,
où Aristote m e t en parallèle l'excellence un p e u lointaine de la connaissance d u
Ciel avec la proximité et la familiarité de la connaissance biologique). Etant
donné l'antipathie bien connue d'Aristote p our Isocrate, cette convergence ne
peut s'expliquer par un emprunt direct, mais par l'adhésion commune - assor­
tie, il est vrai, de réserves chez Aristote - à un thème qui devait être tradition­
nel chez les rhéteurs. Cf. aussi GORGIAS, I-léMne, 1 1 ; l soCRATE, Ad Nic., 41 ;
Anlidosis, 27 1 . Sur ces thèmes chez Isocrate, cf. E. l\h KI<OLA, Jsokrates, Hel­
sinki, 1 954, p. 1 96-200 ; sur les rapports d' Isocrate et d'Aristote, bonne mise
au point dans L . TORRACA, Il /i bro J del De parti bus an imalium di Aristotele,
Naples, 1 958, p. 8- 1 3 ( à propos de De part. an imal., 1, 1 , 639 a 1 ss. , que nous
commenterons plus lom) et notre c. r. de cet article dans R.E. G . , 1 960. Sur
l'influence de certains thèmes rhétoriques sur Aristote, cf. aussi notre communi­
cation Science, culture el dialectique chez Ar. , Acles du Congres G. Budé,
Lyon, 1 958, p. 1 44- 1 49 ( oit nous avons eu le tort de ne pas mentionner Isocrate) .
(2) Cf. notre article Sur la définition aristotélicienne de la cotere, p. 304-305.
(3) Cf. P LATO N, Politique, 292 c ; ThééMte, 1 70 a.
264 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

On comprend, dès lors, la thèse apparemment scandaleuse


de Gorgias sur le primat de la rhétorique : la rhétorique ne vaut
pas mieux que la science du point de vue de la science, mais le
rhéteur l'emporte sur le savant en tant qu'homme. Il faut que le
savoir se fasse opinion pour être reçu par les hommes ; l'homme
de science doit avoir recours au rhéteur s'il veut que sa scienc e
devienne science de l'homme et pour l'homme. Si le savoir divise
les hommes, en même temps qu'il les sépare de l'être dans sa
totalité, l 'opinion les réconcilie dans le mouvement unifiant et
universalisant de la parole, dont rien, si ce n'est une autre parole,
ne peut morceler ou arrêter le cheminement infini.
Il était bon de rappeler ces traits de l'orateur selon Gorgias,
tels qu'ils se dégagent par antithèse de la critique que nous en
donne Platon et qu 'ils seront perpétués par l 'enseignement
d ' Isocrate. Ils aident à comprendre le sérieux avec lequel Aristote
envisagera un art pour lequel son mattre n'avait que mépris.
Ils aident surtout à pressentir les origines antiplatoniciennes
d 'un certain nombre de thèmes aristotéliciens : la réhabilitation
de l'opinion et, parallèlement, de cet art qui, plus encore que la
rhétorique (laquelle se contente de l'utiliser ou de la susciter) ,
prend l'opinion pour objet, art auquel Aristote redonnera le
vieux nom de dialectique que Platon avait détourné de son sens
en l 'appliquant paradoxalement à la plus haute des sciences,
celle qui doit nous délivrer définitivement du règne de l'opinion.

§ 2. L'universel et le premier

Le problème de la valeur respective de la polymathie, de la


culture et de la compétence, le problème plus technique des
rapports de la science et de l 'opinion, la tension politique autant
que philosophique entre universalité et commandement : tous
ces thèmes, que nous venons d'évoquer, vont se trouver repris
et amplifiés dans un débat dont on n ' a peut-être pas assez remar­
qué l 'importance ( 1 ) et qui va nous permettre de saisir l'unité,

( l ) Nous devons cependant reconnaitre ici une fois pour toutes notre dette
envers l'ouvrage de M. DuPRÉEL, Les sophistes, dont les rapprochements sont
touj ours très suggestifs, même si les conclusions qu'il en tire sont assez souvent
aventureuses. Nous ne pouvons le suivre, en particulier, lors � u'il se croit en
mesure de mettre tel nom derrière tel ou tel interlocuteur d un débat dont
l'histoire ne nous transmet qu'un écho indistinct et, en tout cas, anonyme.
On ne saurait, par exemple, attribuer à Hippias l'importance que lui assigne
M. Dupréel d'après des indices dont Dn�s a dénoncé depuis longtemps la
fragilité (Aulour de Plalon, I , p. 187 ss., à propos de l'ouvrage de E. D u r R É E L , La
légende socratique el les sources de Platon),
RECHERCHE D ' UN E SCIENCE PREM I ÈRE 265

au mo ins polémique, de préoccupations et de doctrines que


l' an al yse traditionnelle avait coutume de dissocier.
Ce débat qui devait être devenu classique dans la philosophie
athénienne du v e siècle, et par rapport auquel le platonisme et
l'aristotélisme ne représentent que deux types de réponses parmi
d'autres, pourrait se résumer ainsi : Quel est l 'art ou la science
que l'homme doit posséder pour être heureux ? Si l'on répond,
comme le faisaient les Anciens, que cet art ou cette science est
la sagesse , la question se reposera en ces termes : Quel est l 'art ou
la science qui constitue la sagesse ? Cette « question disputée »,
fort générale dans sa formulation, mais dans laquelle il semble
bien que le débat se soit assez vite circonscrit entre quelques types
déterminés de réponses, anime plusieurs dialogues platoniciens.
Nous avons rappelé plus haut certaines pages de l ' Euthydème, où
Socrate se demandait quelle science apporte le bonheur à
celui qui la possède et ne parvenait pas à se décider entre plusieurs
solutions, déj à présentées, semble-t-il , comme classiques ( 1 ) . Il
faudrait citer dans son entier le Charm ide, où le problème
débattu est celui de la dé finition de la sagesse ou plus préci­
sément la recherche de la science - science de ses propres
affaires, science des sciences ou de la science, science du bien
et du mal - qui définit la sagesse. Cette problématique n'est
pas propre aux dialogues socratiques : on la retrouve dans
le PhiU be, où Platon se demande quelles sciences, que l'on
pourrait appeler « premières », entrent dans la constitution de
la vie bonne.
On ne peut douter qu'Aristote prenne la suite de ce même
débat lorsqu'il s 'efforce de désigner la science qu'il appelle pre­
mière ou encore architectonique. Au livre 1 de l' Éth ique d
Nicomaque, cette recherche est explicitement associée à une
ré flexion sur le bonheur. L'expérience la plus immédiate nous met.
en présence d ' une pluralité de fins humaines : tel recherche la
santé, tel autre la victoire, tel autre la richesse. A chacune de
ces fins correspond une technique appropriée : médecine, stratégie
ou économique. Mais ces fins ne sont-elles pas divergentes, ces
techniques simplement j uxtaposées ? Non, répond Aristote , car
toute fin est moyen par rapport à une fin plus haute et les
techniques se subordonnent à d 'autres techniques, les techniques
de fabrication aux techniques d 'usage, qui ne sont elles-mêmes
que les instruments de la science d'un bien plus grand : ainsi
l 'art du sellier se subordonne à celui du cavalier et. celui du

(1) Cf. ci-dessus, débuL du présent chapitre.


26() LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

cavalier à celui du stratège ( 1 ) . Mais quelle est la fin suprême, la


fin qui n 'est que fin et n'est plus moyen et qui achève la série des
fins pour en assurer l 'achèvement et, par là même, l'unité ? De la
même façon que le mouvement suppose un premier moteur non
m û , que la démonstration suppose une première prémisse non
déduite, de même la série des fins suppose une fin qui ne soit
pas elle-même médiatisée, sans quoi nous serions condamnés à
une régression à l'infini. Parallèlement, quelle sera la science
première, rectrice ou, comme dit Aristote, « architectonique » (2) ,
celle dont l ' Euthydème décrivait déj à la fonction sous le nom
« d ' art royal » ? Autrement dit, s'il y a - comme l'ont touj ours

admis les philosophes anciens (3) une unité des fins humaines,
-

quelle sera la science de cette unité , qui sera en même temps


l' unité de la science, puisque le rapport entre les fins se retrouve
dans le rapport entre les sciences de ces fins ? La réponse d 'Aris­
to te dans l ' Éthique d N icomaque est inattendue et décevante.
On attendait que la réponse fût : la philosophie o u , du moins,
l'é thique. C'est en réafüé la politique qui est ici déclarée « la
première des sciences, celle qui est plus que toute autre architec­
tonique » (4) . Mais cette réponse, que rien dans le contexte ne
prépare, paraîtra moins étrange si l'on y voit, comme l'atteste le
passage déj à cité de l 'Euthydème (5) , un type traditionnel de
réponse à un problème non moins traditionnel.
On a souvent noté la divergence entre ce passage de l' Éthique
à Nicomaque et celui du début de la Métaphys ique, où la primauté
est accordée , non à la politique, mais à la sagesse, préalablement
définie comme science des principes et des causes ( 6 ) . Nous
verrons plus loin que la divergence n'est qu'apparente et, qu'en
réalité , c'est un même type de réponse qu'Aristote propose
dans l'un et l ' autre cas. Mais il importe ici de remarquer que
c'est le même problème qui est posé , presque dans les mêmes
termes, dans le texte de la Métaphys ique et dans celui de l' Éthique
à Nicomaque et que ce problème n'est autre que celui de l'Euthy­
dème, du Charmide et du Philèbe : il s' agit de dé finir « cette
science nommée sagesse >> (7) ou - ce qui revient au même,

( l ) Eth. Nic., I , l, 1 094 a IO SS.


(2) Ibid., 1 094 a 27.
(3) On ne pourrait 6vldemment en dire autant de la littérature grecque,
notamment dos tragiques.
(4) Eth. Nic., I , 1, 1094 a 27.
(5) 29 1 c.
(6) A, 2, 982 b 2, 5-7. cr. Ross, Metaph., I , 121 ; J. SOUILHÉ, in Eth. Nic .
I, ad 1 094 a 26.
(7) A, 1, 981 b 28.
REC H E R CHE D ' UNE 8CJEN(.' E PREJH T ÈR E 267

s'il est vrai que la sagesse est confusément ressentie comme la


plus haute des sciences, celle qui apporte à l'homme le bonheur -
d'instituer un concours entre les sciences pour déterminer
laquelle peut prétendre à la primauté , laquelle est architec­
tonique ou, comme le dit le texte de la Métaphysique, le plus
apte à commander ( &pXLXW't'OC't"Y)) ( 1 ) , laquelle, enfin, possède
ce privilège que l'Eutlzydème décrivait comme étant le propre
de l'art royal.
Une fois admis que l'homme atteint le bonheur par la science ,
il s'agit de rechercher quelle science parmi les sciences connues
ou, au besoin , parmi les sciences encore à naître, peut apporter
le bonheur à l'homme. Chercher la science première, rectrice,
constitutive de la « vie bonne » , ce vieux problème reste le
problème d 'Aristote, on pourrait presque dire l'unique problème
de la Métaphys ique. Quand Aristote désigne comme « science
recherchée » , « science désirée » , comme traduira si j ustement
Leibniz, cette science qui n'a pas encore de nom ni de lieu , il
ne faut pas voir dans cette expression une simple cheville ,
comme l'ont fait, semble-t-il, la plupart des traducteurs, mais
la référence précise, aisément saisissable pour ses auditeurs , à
un débat qui devait être vivant chez ses contemporains (2) et
dont Aristote estimait, pour sa part, qu'aucune réponse satis­
faisante n'y avait encore mis fin.
Quelles étaien t donc les positions en présence ? Ce n 'est
ni dans un dialogue platonicien , ni dans un texte d 'Aristote ,
que nous en chercherons l'expression la plus dépouillée, mais
dans une œuvre que sa banalité même et la médiocrité de son
auteur permettent de considérer comme un témoin fidèle de
la tradition philosophique moyenne. Ce texte est un de ces
dialogues qui, pour avoir été accueillis dans le Corpus platoni­
cien, n 'en paraissaient pas moins suspects aux Anciens eux­
mêmes : les Rivaux. Le problème des Rivaux (ou sur la Philo­
sophie) (3) est celui-là même que nous avons rappelé plus haut.

( 1 ) A, 2, 982 b 4-5.
(2) Cf. Charmide, 1 75 b :• Celle science que je cherche, qui conlribue le plus
au bonheur, quelle esl-elle ? • ; Epinomis, 976 cd : • I l faut que nous découvrions
une science qui soit cause de l' homme réellement sage . . . C'est une recherche très
di fficile que celle que nous entreprenons en cherchant . . . une science qui mérite
actuellement el à j uste titre d'être nommée sagesse. •
(3) On remarquera que le sous-titre des Rivaux est le titre même d'un ouvrage
de jeunesse d'ARISTOTF.1 Tt"e:pl cptÀoaccplixç. Il s'agit évidemment d'une coîn­
cidence ( puisque les sous-titres des dialogues platoniciens datent de leur clas­
sement en tétralogies), mais qui souligne au moins une parenté de contenu et la
permanence d'un genre.
268 LA SCIENCE « RECHERC H ÉE »

Il s'agit de savoir ce qu'est philosopher ( 1 ) , c'est-à-dire encore


« quelles sciences doit apprendre celui qui s'occupe de philo­
sophie » (2) . Trois réponses sont successivement proposées :
la philosophie est la science de Loutes choses o u , ce qui revi ent
au même, se confond avec la to talité des sciences ; à l'oppos é,
la réponse que Socrate fera sienne : la philosophie est la science
d 'une chose unique, mais privilégiée, qui serait l'homme lui­
même, ou du moins ce qui a trait à l'excellence de l'homme (3) ,
c'est-à-dire à son bien et à son mal (4) ; entre les deux , une solu ­
tion moyenne : la philosophie ne serait ni science des sciences,
ni science de soi-même, mais une certaine culture , intermédiaire
entre l 'universelle compétence et la spécialisation, qui permet­
trait à l 'homme cultivé (m:7toct8euµévov) , « sans posséder de
chacun des arts une connaissance aussi précise que celle de
l'homme de métier ('t'ov 't'�V 't'éxv71v è!xov't'oc) », de pouvoir suivre
néanmoins « les explications de l'homme de l'art ('t'ou 871µ.rnupyou)
mieux que tous ceux qui l'écoutent et d 'être capable de déve­
lopper son avis de manière à p araître ( 8oxe'Lv) le plus fin connais­
seur . . . » (5).
Polymathie, compétence éminente, culture générale : dans
le premier cas, une science première parce qu'universelle ; dans
le second, une science universelle parce que première ; entre
les deux, une universalité qui n'est acquise qu'au détriment
du savoir véritable et ne confère dès lors qu'une primauté
apparente. Trois types humains aussi , proposés à notre choix
comme illustrations possibles de la sagesse : l 'érudit, polymathe
comme l'était Démocrite (6) , mais aussi « polytechnicien » comme
se p rétendait Hippias, qui se flattait d ' avoir fabriqué lui-même
tout ce qu 'il portait sur lui (7) ; à l 'opposé , le philosophe qui
ne connaît pas tout, mais seulement l'essentiel, c'est-à-dire
d 'abord soi-même, et qui, en possession du principe, domine
de sa claire vision tout le reste : philosophe des principes, mais
en même temps et pour la même raison prince de la cité , déten­
teur de cet art suprême que les Rivaux, comme l' Euthydéme et

( 1 ) 1 33 c.
(2) 1 35 a.
(3) 1 37 c.
(4) 1 37 de.
(5) 1 35 d.
(6) Fr. 1 65 Diels (cf. D10G. LAËRcE, IX, 37).
( 7 ) Hipp. mineur, 368 be. Sur la polymathle d' Hipplas, voir aussi Hlpp.
majeur, 285 b, 288 ab. Platon omploio aussi, pour désigner les anciens sophlstea
(par opposition à ceux qui se • spécialiseront • dans ! 'éristique), l'expression
xciaaocpo1 ( Eulhyd�me, 271 c).
L E PROBL ÈME DES « RI VA UX » 269

le Polit ique , n 'appellent pas seulement par métaphore « l'art


roya l » ( 1 ) . « C'est donc, selon toute apparence, concl u t le Socrate
d es Riv aux , la même chose, roi, tyran , politiqu e, administrateu r,
maître, sage , j uste ; et c'est une seule et même science r1ue la
sci en ce ro yale, tyrannique, politique, despoti q u e , économi q u e ,
la j usti ce, la sagesse (2) . » Mais, en tre le polyma the e t le roi­
philoso phe, apparaît cc troisième personnage que les Rivaux
a ppe llent « l'homme libre et cultivé » (3), ce t homme qui , sans
être com pétent en l'ien , peut parler vraisemblablement de toutes
choses et en qui l'on peut aisément reconnaître l'image, ou
peut-être la caricature, du rhéteur selon Gorgias ou de l ' homme
cultivé selon Isocrate.
Tels étant les pers onnages proposés à notre choix, peu
i mporte ici l 'argumentation propre au Socrate des Rivaux, un
Socrate qui est, semble-t-i l , le porte-parole d'un socratisme
tardif, fortement teinté de platonisme (4) . On retiendra seule­
ment, parce qu 'elle devai t être, elle aussi, traditionnelle, la
comparaison qui permet à l 'auteur du di alogue de disqualifier,
dans ce débat, l' homme simplement cultivé. Il en est de celui-ci,
dit Socrate, comme du pentathle , qui, vainqueur si l'on envisage
les cinq exercices dans leur totalité , n 'en est pas moins inférieur
sur chacun d 'entre eux à l'homme du métier : coureur, lutteur, etc.
S'il n 'était que cultivé , le philosophe serait, comme le pentathle,
second en tous les genres : supérieur, certes, dans l'ensemble,
au commun des athlètes, mais inférieur dans chaque activité

(1) Rivaux, 1 38 b.
(2) 1 38 c.
(3) 1 35 c.
( 4) Comme les autres dialogues apocryphes, les R ivaux ne p euvent guère
avoir été écrits avant l'époque d'Aristote : 1 1 1 • siècle selon S OU I L H É (Notice,
p. 1 1 0- 1 2), d euxième moitié du 1v• siècle selon CuAMBRY (Notice, p. 67). Mais,
comme l'a bien montré M. Duprôel, le caractère relativement tardif de ces
dialogues n'implique pas q u'ils soient un simple démarquage de textes plato­
niciens ou même aristotéliciens (en ce dernier sens, BRU N N EC K E : De Alci biade Il
qui fertur Platonis, Go ttingen, 1 9 1 2, ci té par Sou I LH É , p . 1 1 1 ), et qu'ils ne puis­
sent dès lors être utilisés comme source autonome. Rien n'empêche, en efTet, que
l'une des sources de ces dialogues soi t les écrits, aujourd'hui perdus, des autres
socratiques, comme Antisthène ou Eschine, et que leurs auteurs aient même
• connu, précise M. Dupréel , tout ou partie des écrits originaux des sophistes
eux-mêmes • (op. cil., p. 1 1 4, n. 1 ) . C'est ce que reconnait du reste J. S o u I L H É :
• Ces œuvres font revivre en partie sous nos yeux l'activité intellectuelle de
l'Académie et des milieux plus ou moins apparentés à l'école platonicienne . Les . .

dialogues pseudo-platoniciens p euvent nous donner une idée d'un genre de


littérature qui gravita pendant des siècles autour des noms de Sacrale et de
Platon . . Ils nous font connaitre les thèmes en vogue • (p. x ; c'est nous qui
.

soulignons) . C'est à ce titre que nous utilisons ici les Rivaux comme témoin de
l'atmosphère de pensée dans laquelle ou par rapp or t à laquelle s'est constituée
la problématique aristotélicienne .
270 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

particulière aux champions ( 1 ) . Socrate n 'aura pas de mal à


ridiculiser cette conception avec un argument qui, une fois
de plus, semble s'adresser à Gorgias : « Eh bien, dis-moi : si tu
venais à tomber malade . . . , qui manderais-tu chez toi pour
recouvrer la santé , cet homme de second ordre qu'est le philo­
sophe, ou appellerais-tu le médecin ? » « J ' appellerais les deux »,
répond finement le défenseur du pentathle (2) , qui se souvien t
sans doute de la complémentarité que Gorgias attribuait au
médecin et au rhéteur, mais se montre ici malheureusement
incapable de j usti fier davantage ce point de vue. Mais, un peu
plus haut, il avait opposé à Socrate un argument qui, pour avoir
été négligé par celui-ci , n'en était pas pour au tant négligeable :
« Il me semble, Socrate, que tu comprends bien ce qu 'est le philo­
sophe, en le comparant au pentathle. Il est justement dans sa
nature de ne s 'asservir à aucune affaire et de ne pousser aucune
étude j usqu 'à la perfection. I l ne veut pas, en s'occupant d 'un
seul obj et, se mettre en état d 'infériorité sur tous les autres,
comme les artisans ; il veut avoir touché à tout avec mesure (3). »
On retrouve ici l 'argument selon lequel le savoir, la compétence
séparent l ' homme de la totalité, associé au thème platonicien
du mépris des techniques, mais dans un sens qui n'est pas
platonicien : en effet, parmi les arguments de Platon contre
les arts, on ne trouve j amais celui-là ; Platon ne reprochait pas
à l'artisan d 'être enfermé dans sa spécialité , mais au contraire
de ne l'être pas assez et de méconnattre par là sa nécessaire
subordination au philosophe qui a, seul , la vision de la to talité .
La spécialisation, j ugée heureuse par Platon, néfaste par l ' a u teur
des Rivau:x, est corrigée ici par la notion de mesure, dont on a
noté à j uste titre la résonance aristotélicienne (4). Mais , s'il
s 'agissait d 'un emprunt, il serait pour le moins maladroit, puisque
la mesure est opposée ici à la perfection et que l' auteur des
Rivau:x ignore manifestement la théorie selon laquelle la j uste
mesure est un sommet, ce qui lui aurait permis de placer dans
la bouche de l 'interlocuteur de Socrate une défense plus convain­
cante de cette philosophie universelle, parce que « mesurée »,
dont i l avait esquissé l'idée. Le caractère non platonicien de
la première partie de l 'argument, l'incompatibilité de la « mesure »
ici invoquée avec la théorie qu'en donne Aristote, permettent de
voir dans cette phrase autre chose qu'une simple réminiscence

( 1 ) R ivaua:, 1 35 e.
('2) 136 cd.
(3) 136 ab.
(4) BRUNNBCKB, op. cil.
L E PR OBLÈME DES « R I VA UX » 271

de P l aton ou d'Aristote : l'écho d 'une polémique antérieure ou


contem pora ine, dont l'auteur, malgré ses maladresses, nous
restitu e ici, semble-t-il, l 'articulation capitale : il faut choisir
entre savoir ou savoir fa ire quelque chose et parler de tout,
entre une science ou un art partiel et une universalité qui n'est
acqu ise qu'au prix de la médiocrité. Avant de donner lieu à
une réflexion sur le savoir, qui sera peut-être l'essentiel de la
spéculation platonicienne et aristotélicienne, ce problème est
posé ici dans sa signification naïvement humaine : on ne peut
être le premier dans tous les genres, gagner à la fois à la course
et à la lutte ; l ' homme est tel que sa force comme son savoir se
dégradent en s'étendant. Il est vrai que la position du problème
app elait au moins le sens de sa solution : trouver un homme qui
soit le premier dans l'ensemble sans être le second dans le détail,
qui ne sacri fie ni la précision à la totalité , ni l' universalité à la
transcendance, qui soit universel sans être quelconque, éminent
sans être étroit, et, pour cela, l'installer dans un art ou une science
qui unisse la primauté à la largeur de vue et qui parle de tout
sans négliger aucune chose. La permanence de cette probléma­
tique, qui revient comme un leitmotiv, presque dans les mêmes
termes, et assorLie de la même affabulation ( 1 ) , dans les textes
pourtant si divers que nous avons cités , ne permet plus de
douter que les sophistes, Platon et Aristote, pour ne parler que
d'eux, ne se soient successivement attachés à s a solution (2) .
Peut-être est-il permis maintenant de reconstituer, dans
son développement historique, une problématique dont les
Rivaux nous livrent seulement le schéma rétrospectif. On voit
mieux désormais le sens précis du problème : la science recherchée
est-elle la science de toutes choses ou bien la science d 'une chose

( 1 ) Ainsi retrouve-t-on l e thème du concours •, de la « lutte pour la pri·


mauté •, dans le PhiMbe et les Rivaux et, quoique sous une forme plus abstraite,
dans la distinction aristotélicienne d'une philosophie première et d'une philo­
sophie seconde.
(2) Il serait intéressant de reconstituer ces questions disputées, ces thèmes
classiques de débat, dont la connaissance permettrai t peut-être de découvrir des
fils directeurs ou des lignes de forces insoupçonnés dans ! 'activité philosophiquo,
apparemment si riche et désordonnée, de !'Athènes du v • siècle et du début
du r v •, ensemble foisonnant dans lequel seule une illusion rétrospective permet
d'isoler des individualités comme Platon ou Aristote, dont la primauté ne dut
pas être immédiatement reconnue par les contemporains. - Nous avons vu
plus haut un autre exemple de ces questions disputées : cpucm TOc bv6µcxTcx 9)
6foe:L ( chap. I I , § 1 , p . 104). Ces q uestions se distinguent de celles qui, au siècle
suivant, seront débattues au sem de l'école platonicienne (par exemple, le
nombre mathématique se confond-il ou non avec le Nombre idéal ? la prudence
est elle une science ou une vertu ?, etc.) par leur caractère plus général et moins
-

scolaire : on peut supposer que l'enseignement des sophistes avait su y intéresser


un vaste public.
272 LA SCIENCE ci RECHERCHÉE »

unique, mais privilégiée ? O u encore, si l'on convient que la


science recherchée doit posséder le double caractère de l 'univer­
salité (il n'est rien qui soit étranger au sage) et de la dominance
(il n'est rien qui ne lui soit subordonné) , on voit que deux posi­
tions extrêmes sont en présence : pour l'une, la science recherchée
est première parce qu'universelle, pour l'autre, elle est univer­
selle parce que première.
La première conception est celle de la polymathie, à laquelle
sont attachés les noms de Démocrite et des sophistes. « Je vais
parler de tout » , c'est sans doute à ce célèbre début de son traité
De la Nature que D émocrite dut, dès ! 'Antiquité, sa réputation
de polymathe ( 1 ) et c'est contre lui qu'avait déj à été utili sé
l 'argument du pentathle, que nous rapportent les Rivaux (2) .
En fait, furent spontanément polymathes tous les premiers
penseurs de la Grèce, qui prétendaient parler de la Totalité.
Héraclite citera, comme exemples d 'hommes dont la « poly­
mathie » n ' a pas instruit l 'intelligence : Hésiode et Pythagore,
XénoIJhane et Hécatée de Milet (3). Mais ce sont les sophistes,
et, en particulier, Hippias selon le témoignage de Platon, qui se
firent les premiers théoriciens conscients de la « polymathie »
et de la « polytechnie » .
Le fragment 40 d ' Héraclite témoigne qu'avant même le
développement de la sophistique , la prétention à une érudition
universelle avait suscité la rai llerie (4) . Progressivement natt
cette idée qui paratt aujourd'hui de simple bon sens, mais n'a
dû s'imposer qu'à l'expérience, que la qualité du savoir est en
raison inverse de son extension. Mais si, à vouloir tout savoir,
on ne sait rien, que faudra-t-il savoir pour être philosophe (5) ?
Si la philosophie n 'est pas la science de toutes choses, que lui
restera-t-il à connaître pour se distinguer des autres sciences ?
On mesure mal l'importance que durent avoir pour les penseurs
anciens ces questions qui nous paraissent aujourd ' hui naïves :
c'est qu'il y allait non seulement d'une définition abstraite de
la philosophie, mais de la j ustification de l 'activité philosophique
en tant que métier autonome. C 'est à une question de ce genre

1l
( 1 ) Fr. 1 65 Diels, cité par SEXT. EMPIR . 1 Adu. Math . , V I I , 265. Cf. CrcÉRON,
Acad. Pr. , XXI I I .
2 DIOG. LAERCE1 I X , 37.
3 Fr. 40 Diels.
4 Démocrite lui-même se moquera de gens farcis de connaissance • et

qui sont pourtant dépourvus do raison • (fr. 64 Diels) : preuve qu'il ne se


considérait pas comme l'un d'entre eux.


(5) • Quelles sont donc surtout . . . les sciences que doit apprendre celui qui
s'occupe de E hilosophie, puisqu'il ne doit les apprendre ni tout.es n1 en grand
nombre 'I • (Rlvallll) , 135 a) .
pO L Y MA T lllE O U C U I, T U R T� '.' 273

que dut répondre Gorgias, qui ne pouvait ni renoncer à l'idéal


polymathique des Anciens, ni méconnaître les critiques que
cet idéal suscitait et, moins encore sans doute, le spectacle de
son échec efîectif. Gorgias aurait reconnu Je premier que l ' art
suprême n 'est pas l 'impossible art universel , mais celui qui
permet de mettre en valeur les autres arts ( 1 ) . La rhétorique
serait alors l'art recherché, celui qui, sans avoir d'obj e t propre ,
fait valoir les autres arts : le parler ne s'oppose pas au faire, il
n'est pas un faire parmi d ' autres , mais il est ce par quoi le faire
en général prend conscience de soi comme activité humaine et
peut, dès lors, exercer son pouvoir effectif qui est un pouvoir
de l'homme sur l'homme. Nous avons développé, ailleurs , cette
conception gorgienne de la rhétorique, entendue comme « art
des arts » (2) au double sens de ré flexion sur les arts et de technique
primordiale. Sans doute Platon visera-t-il cette conception, au
moins au tant que le proj et prétendument socratique d ' une
connaissance de soi, lorsqu'il critiquera dans le Charm ide l'idée
d'une « science des sciences » (3). Et c'est sans doute un schéma

( 1 ) De ce point de vue, Hippias, postérieur à Gorgias, est un représentant


attardé de l'idéal polymathique. Mais on ne peut douter que l'évolution générale
de la sophistique aille de la polymathie à l'idée d'un art qui soit universel sans se
confondre pour autant avec la possession de tous les arts. Un passage de l'Euthy­
dème rappelle que les jeunes sophistes Euthydème et Dionysodore ont commencé
par vouloir être universels (n&aaocpoL) (27 1 c}, avant de s'aviser qu'une seule
science suffisait : l'éristique (272 b). C'est à cette dernière conception de la
sophistique que Platon fera allusion lorsqu'il définira le sophiste comme • un
athlète en discours, dont la spécialité est l'éristique » ( Sophiste, 23 1 a) : itEpl
Myouc; . . . TLc; &6À'IJT�c;, 't'-l]v �pLaw<-IJv -réxv71v &cpùlpLaµévoc;.
(2) Cf. plus haut chap. I I, § 1 , début. L'expression ars arlium se trouve chez
saint T n o M A S (In A11al. posl., lect. l, n• 3, éd. léonine), qui désigne par là la
dialectique aristotélicienne. Saint Thomas rej oint ainsi, sans doute inconsciem­
ment, une tradition • rhétorique » pré-aristotélicienne, qui a pu d'ailleurs se
transmettre directement j usqu'à lui par la tradition des • arts libéraux • ·
(3) Le Socrate du Charmide critique une conception selon laquelle, alors que
• toutes les autres sciences sont des sciences de quelque autre chose qu'elles­
mêmes », • la sagesse est la science des autres sciences et d'elle-même en même
temps » ( 1 66 be) . S'il rejette cette conception, c'est moins au nom d'une concep­
tion intentionnelle » , qui interdirait un retour réflexif de la science sur elle­

même, qu'au nom d'une conception régionale du savoir : • On définit chaque


science en disant non seulement qu'elle est une science, mais une science parti­
culière avec un obj et particulier » ( 1 7 1 a ) . Ce qui semble surtout visé sous le
nom de • science des sciences •, c'est donc moins le proj et d'une connaissance
de soi-même que celui d'une science ou d'un art universel, tels que prétendaient
l'être la rhétorique de Gorgias ou la culture générale d' lsocrate. - Peut-être
est-ce ici le lieu de 1·appeler que l'idée moderne de réflexion est étrangère à la
pensée grecque : le • connais-toi toi-même • n'est pas, même chez Socrate, une
invitation à la connaissance de soi (en dépit de toutes les interprétations mo­
dernes de cette formule), mais une exhortation à la reconnaissance de nos
limites ; la formule ne peut signifier que ceci : connais ce que tu es, c'est-à-dire
que lu es mortel (cf. F. Dr nLM ErnR, Archiv ( Religio11swisse11schaft, XXXV I,
.

f 940, p. 290 et J. MOREAU, Contrefaçon de la sagesse, in Les scie11cu el la sagesse


(V• Cong1·ès des Soc. de Philos. de langue fr. , Bordeaux, 1 950), p. 89-92) .
274 Ll SC IENCR « flECHERCH ÉE ,,

a p pauvri de cette même conception que nous retrouvons sous


le nom de « culture » , dans la deuxième partie de l a discussion
des Rivaux.
Gorgias avait tenté de substituer à ! 'universalité illusoire
d'un savoir prétendument réel l 'universalité réelle d 'un savoir
apparent. Socrate dénoncera avant Platon l'imposture morale
d'un art qui sacrifie la vérité à la toute-puissance et, en négligeant
de se défendre devant ses j uges , il refusera de mettre même au
service de la vérité un art dont la finalité était aussi profondément
impure. Il donnera ainsi, sans le vouloir, un suprême et terrible
argument aux défenseurs de la rhétorique : la vérité ne s 'imp ose
pas d 'elle-même à des hommes qui ne sont peut-être pas prédes­
tinés à la recevoir ; le vrai, lui-même, a besoin d u prestige de
la parole pour être reconnu comme tel ; le vraisemblable peut
n 'être pas vrai , mais le vrai ne peut rien s 'il n 'est d 'abord vrai­
semblable ( 1 ) . Mais, si Socra te donnait ainsi par sa mort un appui
involontaire à la doctrine de Gorgias, il avait, dans son ensei­
gnement, repris et popularisé un thème cher au rhéteur, le
mépris des savoirs « particuliers » , et son corollaire : la raillerie
à l'égard de l'homme compétent, thèmes qui inspirent les dia­
logues socratiques de Platon et par quoi ils se distinguent sans
doute le plus clairement de l 'enseignement proprement plato­
nicien. En critiquant l'homme compétent qui, tel le général du
Lachès ou le devin de l'Eulhyphron, ignore, enfermé qu'il est
dans un domaine particulier, les fondements de sa propre science,
Socrate redonnait vie à sa façon à l'idéal d 'universalité des
sophistes, sans retomber pour autant ni dans les illusions de
la polymathie ni dans les tromperies de la rhétorique. La science
architectonique n'est à chercher ni dans la compétence, ni même
dans l'apparence de la compétence , mais dans l'affirmation
hautement proclamée de la non-compétence, autrement dit
dans l ' ironie socratique. I l n 'est qu'un savoir qui soit universel,
et par là premier : c'est le savoir du non-savoir. Universel , il

( 1 ) C'est à des arguments de ce genre que répondent non seulement le


Gorgias de PLATON (notamment 485 d ss. ) , mais encore toute la littérature des
discours dits socraliques ( �c..> K pO('t"LKol Myot), qui fleurira longtemps encore dans
les écoles issues de Socrate. Comme le note Diès à ce propos, ce n'est pas seule­
ment la vie de Socrate qui requiert une apologie, mais aussi sa mort, cette mort
que la parole du philosophe avait été impuissante à prévenir et q ui dut paraître
ignominieuse à une société si pénétrée de la vertu de la parole qu elle confondait
sous un même vocable la cause injuste et le discours déficient (�'t"'t"ùlV Myoc;) .
Cf. ARISTOPHANE, Nuées, V . 892 S S . j PLATON, l/ipp. maj., 304 ab ( A . DIÈS1
Autour de Platon, l, p. 1 72). Il y a là comme un procès posthume de Socrate et,
à travers lui, de la philosophie, que la littérature socratique n'a j amais défini­
tivement gagné.
UN !VERSA f, f T É D F, f,A r:R /Tl(J [ ' F,

l' e st de deux façons : d 'abord, négativement, parce qu'il n'est


sp écifié par aucun objet particulier ; mais aussi , en un sens déj à
plus positif, parce qu'il met chaque savoir à sa vraie place,
c'est-à-dire à sa place particulière, et l'empêche de se prendre
abusivement pour la totalité. Aristote retiendra cette leçon, que
Socrate donne à la fois aux polymathes et aux rhéteurs : l'univer­
sal ité recherchée ne peut être l'universalité d 'un savoir, réel ou
a ppa rent, mais celle d 'une négation, plus précisément d 'une
« critique » ou, comme dira Aristo te , d ' une peiraslique ( 1 ) . Le
même homme ne peut tou t savoir ; mais il peut interroger qui
que ce soit sur quelque sujet que cc soit. Socrate découvre
le seul pouvoir qui soit légitimement universel : celui de la ques­
tion , le seul art auquel aucun autre ne peut disputer la primauté :
l'art de poser des questions dans le dialogue, autrement dit la
dialectique (2) .
Mais cette dévalorisation rhétorique, puis socratique, de la
compétence , cette méthode dialectique qui fait du premier
venu le j uge de la compétence des autres, vont susciter une
réaction qu'on pourrait dire aris tocratique et dont Platon, en
opposition sur ce point avec Socrate lui-même, va être sinon
l'initiateur, en tout cas le principal artisan. La thèse platoni­
cienne, préparée par la polémique anti-rhét.orique du Gorgias,
des livres 1 et II de la Répu blique et du Phèdre, atteindra sa
formulation la plus claire dans les textes, sur ce point complé­
mentaires, des livres VI et V I I de la Rép u blique et du Politique.
L'art suprême, la science première, ce n 'est pas la rhétorique,
mais la politique, cet « art royal i > dont l ' Eutlzydème hésitait
encore à affirmer qu 'il se confondît avec la sagesse. A vrai dire,
que « l'art royal i> soit premier, c'est l'évidence même, puisque,
en vertu de sa dé finition, il « gouverne tout, commande à tout
et rend tou t pro fitable » (3) . Plus in téressante pour notre propos
est la raison que donne Platon de cette supériorité du politique :
on sai t qu 'elle réside dans le savoir (4). Les textes plus anciens
de Platon montrent clairement la signi fication polémique de
cette thèse ; elle s 'oppose d 'abord à la pratique de la démocratie
athénienne, selon laquelle le politique n 'est pas un citoyen privi-

( l l r , 2, 1004 b 25.
(2 ! La dialectique n'est pas tant, en effet, l'art d'interroger et de répondre,
que 1 art d'interroger (cf. lléful. soph. , I l , 172 a 18). Car, pour
répondre, Il
faut savoir et la dialectique ne prétend nous fournir aucun savoir. XÉNOPHON
note que Socrate questionne touj ours et. répond jamais (Mémora bles, IV, 4,
rie
34, 1 83 b 7.
10).
!3)4) Théélèle,soph.,
Cf. Réful.
cr. ci-dessus p . 252, Il . 2.
170 a ; Politique, 292 c.
278 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

comme étant la science universelle parce que première. Le p hilo­


sophe ne peut certes tout savoir ni savoir tout faire, mais il
connaît ce qu'il y a de meilleur et sa tâche est de rendre les
hommes excellents ( �eÀ·tfo·-rouc;) ( 1 ) . Un savoir particulier, mais
éminent, et par là, en vertu de sa valeur fondatrice , médiatement
universel : telle apparaît finalement la philosophie pour Platon.
Le proj et de rendre les hommes meilleurs suppose la science du
bien e t du mal, rappellent les R ivaux (2). Sous une forme plus
abstraite , la Répu blique et déj à l 'Euthydème présentaient la
dialectique comme la science du Bien , qui est ce en vue de
quoi tout le reste est. On voit pourquoi le philosophe n'a plus
besoin désormais de tout savoir, mais seulement l'unique néces­
saire : l' idée du Bien (3). Qui connaît la fin connaît les moyens.
Seul le dialecticien connaît ce qu'il est bon de faire, ce à quoi
les choses sont bonnes. Son art, qui cette fois est en même temps
une science, est architectonique, parce qu 'il n'est pas seulement
premier, mais fondateur. Sa science n'est pas l'impossible science
de tou tes choses , mais - ce qui réconcilie d ' avance la nécessaire
particulari té du savoir et l'universalité de l'exigence philoso­
phique - la science du principe de toutes choses. Par là, la
dialectique platonicienne cesse d 'apparaître sous l'aspect seule­
ment « encyclopédique » que semblait, à certains moments,
accréditer le passage péd agogique des livres V I et V I I de la
Répu blique ; la hiérarchie des sciences ne se résume pas, mais
se supprime et s'achève à la fois, dans la plus haute de toutes ;
certes, le dialecticien doit être formé à l'école des différentes
sciences, ce qui suffirait à distinguer son art de la technique
seulement formelle des sophistes , mais, j u stemen t, ces sciences
ne sont que l'école, la propédeutique de la dialectique. Le premier
terme de la série des sciences suppose les termes antérieurs,
mais est transcendant à la série. La dialectique suppose, mais
dépasse, ou plutôt domine , la polymathie, sans pour autant
recourir aux supériorités illusoires de l'apparence ou aux
triomphes faciles de l 'ironie.
Il ne peut être ici question de montrer comment, par sa
théorie des Idées et sa conception de l' idée de Bien, le plato­
nisme classique résout ce problème d 'une science qui soit à la
fois particulière , c'est-à-dire une science , et universelle, c'est-à-

( 1 ) R i uaux, 1 3 7 c . Cf. Phédo n , 9 7 d ; Gorgias, ·1 65 a ( o u l a connaissance du


mei l leur distingue Io philosophe du rhéteur) .
(2) 1 37 c.
(3) C f . , o u t re les lextos clnssiquns 1fo l n République l'l Il' text!l Mj it cit t'> c1 e
l ' J-:11111ydè111e, .\1é11 e:cè11e, 246 e ; Clzarm ide, 1 74 rrl ; A lc i b iade II, 1 ·1 5 ce.
PR ÉHISTOIRE lJE LA MÉTAPl-1 YS/Q UE 279

dire une philosophie. M ais si nous avons rappelé cette probléma­


tique qui , du temps d'Aristote , devait être déj à traditionnelle ,
c'est qu'elle est le lieu privilégié d 'où l'on peut le mieux saisir,
dans leur origine commune, le proj et aristotélicien d ' une science
de l ' être en tant qu'être et la conception aristo télicienne de la
dia lecti que.

*
* *

On a depuis longtemps remarqué la dualité d 'inspiration


et de proj et de la métaphysique aristotélicienne. Suarez oppo­
sait déj à , dans ses D ispulaliones mélaphys icae (I ), les deux défi
nitions qu'Aristote propose de la métaphysique : tour à tour
science de l 'être en tant q u 'être , dans la généralité de ses déter­
minations (2) , et science du principe de l'être, c 'est-à-dire de ce
qu'il y a de premier dans l ' être (3) ; d 'un côté science universelle,
portant sur un être que sa généralité empêche d'être un genre,
de l'autre science particulière, portant sur un genre particulier,
quoique éminent ('t'L(.LLW't'ot-rov) , de l 'être (4). On sait aussi
comment cette opposition, présente dans les textes d ' Aristote,
latente dans un commentarisme qui essaiera le plus souvent
de la masquer, sera progressivement sco larisée, avant d 'être
reprise par Wolfî et Baumgarten dans la distinction désormais
classique entre une melaphys ica generalis, portant sur l ' e n s
commune, et une melaphys ica specialis , portant sur le summun
ens , c'est-à-dire Dieu (5). On sai t en fin comment W. Jaeger,
utilisant ce schéma pour proj eter rétrospectivement quelque
clarté sur les textes ambigus d ' o ù il était issu , verra dans l 'oppo­
sition entre l'ontologie et la théologie la clé des contradictions
et de l 'évolution de la pensée d'Aristo te.
Mais, avant de devenir avec Wolfî schéma scolaire ou avec
W. J aeger instrument d 'interprétation rétrospective, cette
opposition aura été vécue par Aristote non seulement dans

( 1 ) la Pars, disp. I, sect. 2.


(2) Cf. surtou t I', l , 1 003 a 21 SB.
(3) Cf. A, 11 981 b 28 ; 2, 982 b 2 ; et,
BOUS une forme plus élaborée, la
science du premier étant désormais assimilée à la tMologie : E, 1, 1 026 a 19.
(4) E, 1 , 1 026 a 21 .
(5) Selon EiSLER ( Worlerbuch der philosophische11 Begriffe, 4 ° éd., sub v0),
l'auteur de cette distinction serait un certain M 1cnAELI U S ( Lexico11 philoso­
phicum, 1 653 ) . Petrus FON SECA caractérise déj à la melaphysica generalis et ce
qui la distingue de la théologie, en précisant que la première porte sur l'ens
qualenus est commune Deo et creaturis ( In Melaph., Lyon, 1 5 9 1 490-504 ) .
S u r cette distinction, voir a ussi B A U M GARTEN, Metaphysica, 2• M . , l 743, § 1 -3.
280 L1l SCIENCE « RECHERCHÉE ,,

le dialogue intérieur de sa propre pensée, mais encore dans la


polémique avec les contemporains. On ne peut dou ter que
l'opposition savante entre une conception théologique et une
conception ontologique de la métaphysique n'ait son origi ne
et, finalement, son sens dans cette tension entre la primauté
et l'universalité, dans cette concurrence entre l 'essentiel et le
quelconque, qui avaient si fortement marqué, nous l'avons vu,
la sensibilité non seulement philosophique, mais aussi politique,
des hommes du ve siècle. Si ce que nous avons dit est exact,
l 'opposition de l 'ontologie et de la théologie comme celle de
l 'opinion et de la science, de la rhétorique et du « métier », repro­
duisent, en effet, sur un autre plan, l'opposition de la démocratie
et de l 'aristocratie. Faut-il s'étonner de ces convergences ?
Faut-il s 'étonner que l a préhistoire de la métaphysique nous
conduise à un nœud de problèmes où politique, philosophie,
réflexion sur la parole et sur l 'art s 'entresignifient dans un
complexe indissociable ? Faut-il s'étonner que le proj et d'une
science de l'être en tant qu'être, qui parut vite abstrait quand
on en eut oublié les résonances humaines, tire son origine, et
comme sa sève, d ' un débat où il y allait de la condition et de la
vocation, indissolublement théorique, technique et politique, de
l'homme en tant qu'homme ?
La problématique dont nous avons essayé de retracer l'his­
toire pourrait se résumer finalement dans un ensemble de
questions, dont on peut dire qu'elles sont, dans leur convergence,
le problème même de la métaphysique d 'Aristote. Le philosophe
est-il l ' homme quelconque, l'homme en tant qu'homme, ou bien
le meilleur des hommes ? Son objet est-il l'être quelconque,
c 'est-à-dire l'être en tant qu'être, ou bien le genre le plus émi­
nent de l'être ? L'être est-il du domaine public, concerné à
chaque fois par la plus humble de nos paroles, ou bien ne se
dévoile-t-il , dans sa « merveilleuse transcendance », qu'à l'intui­
tion des devins ou des rois ? Le discours du philosophe, enfin,
est-il la parole d 'un homme simplement homme, qui aurait
renoncé à interpeller l 'être en théologien, en physicien ou en
mathématicien, ou bien la parole hautaine de celui qui, premier
dans tous les genres, serait de connivence avec les dieux ?
Les chapitres précédents ont suffisamment montré qu'Aristo te
ne venai t j amais entièrement à bout de ces questions, insistant
tantôt sur la transcendance du savoir philosophique ( 1 ) , tantôt

( 1 ) Par exemple A, 2, 982 a 1 2 : • La connaissance sensible est commune à


tous ; aussi . . . n'a-t-elle rien de philosophique. •
PR ÉH ISTOI R E DE LA M É TA PJ-1 YSIQ Uli 281

s ur le carac tère « commun » de son objet ( 1 ) . Dans un passage


de la Métaphys ique, il est vrai, nous avons vu Aristote poser
cl ai rem ent le problème, dont nous reconnaissons maintenant
l 'o ri gine et la portée, et le résoudre dans un sens que l'on pourrait
di re plato nicien : « On pourrait se demander si la philosophie
p re mière est universelle ou si elle traite d 'un genre particulier
et d 'une seule réalité . . . Nous répondons que . . . , s'il existe un
J;; t re im mobile, la science de cet lhre doit être antérieure et doit
être la philosophie première ; elle est aussi de cette façon univer­
selle parce que première (2) . » L 'ontologie serait une protologie :
science du fondement, elle serait, comme la science du Bien
chez Platon, à la fois science du meilleur et science du Tout ou
plutôt science du Tout parce que science du meilleur. Mais nous
avons eu déj à l 'occasion de nous demander si de telles déclara­
tions d ' Aristote n'étaient pas plus programmatiques qu'elles
n'apportaient une solution efîective. Si elles dessinent l'idéal
de la solution, dont le platonisme ofîrait déj à le modèle, elles
ne suffisent pas - faute d 'une élucidation du parce que, c 'est-à­
dire de la vertu fondatrice du premier - à en apporter la
réalité.
Ce caractère de la démarche ontologique - cheminement
laborieux plus que savoir absolu - ne s 'est pas seulement imposé
à Aristote , et ce n'est pas seulement du dehors que l 'inter­
prète en est réduit à l'opposer aux intentions du philosophe.
Aristote a ré fléchi lui-même sur sa démarche efîective, et il
s'est aperçu alors qu'elle s'apparentait davantage à la dialectique
des sophistes ou de Socrate qu'à cette science du Bien, univer­
selle parce que première , que Platon n 'appelait lui aussi dialec­
tique que par un renversement audacieux du sens habituel
de ce terme. Réciproquement, en réfléchissant dans l ' O r g a no n
sur la démarche dialectique, Aris tote insistera , en même temps
que sur les limi tations de ce tte méthode, sur l 'universalité de
sa visée et, par là, sera bien près de reconnaître, en même temps
que son opposition au discours démonstratif, son étrange parenté
avec la recherche ontologique.

( 1 ) • L ' t\ Lrc csl c o m m u n à t o u tes choses • ( r , 3, 1 005 a 27) ; cr. B, 3, 9!l8 b 20 ;


I, 2, 1 053 b 20.
(2) E, 1, 1 026 a 23-3 1 .
282 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

§ 3. Faiblesse et valeur de la dialectique

Bien que le mot n'y soit pas prononcé, ce sont les premières
lignes du De Partibus animalium qui nous éclairent le mieux
sur la fonction et les limites de la dialectique selon Aristote.
« En tout genre de spéculation et de recherche , la plus b anale
comme la plus relevée , il semble qu'il y ait deux sortes d ' atti­
tude ; on nommerait bien la première science de la chose ( Èmcr-r� µ"l)v
-roü 7tp&yµoc-roç) et l 'autre une sorte de culture (7tocL8E l ocv -rwiX) .
Car c'est bien le fait d'un homme cultivé que d 'être apte à porter
un jugement (xp'LvocL} pertinent sur la manière, correcte ou non,
suivant laquelle s'exprime celui qui parle. Car c'est cette qua­
lité que nous pensons appartenir à l'homme doué de culture
générale (-rov oÀwç 7te:7tocL8e:uµévov) et le résultat de la culture
(-ro 7te:7tocL8e:ücr6ocL} est précisément cette aptitude. Aj outons, il
est vrai , que celui-ci est, pensons-nous, capable de j uger
(xpmx6v}, lui tout seul, pour ainsi dire , de toutes choses,
tandis que l'autre n'est compétent que sur une nature déter­
minée ( 7te:p( 't'LVOÇ cpucre:WÇ occpwpLcrµév'Y)Ç) ( 1 ) . »
Ce texte résume fort bien le débat que nous avons évoqué
entre la compé tence et l'universalité. M ais l'originalité d 'Aristote
est de ne point prendre parti entre ces deux exigences. L 'une
et l ' autre sont également légitimes : on ne pouvait attendre
qu'Aristote dévalorisât l 'exigence scienti fique dans un texte
qui est le prologue de toute son œuvre biologique ; il est plus
étrange de le voir, en ce lieu, faire l 'éloge de la culture générale,
surtout si l'on songe que les contemporains ne pouvaient pas
ne pas voir dans cet éloge une réhabilitation des sophistes et
des rhéteurs (2) . A vrai dire, on a ici l'impression que la culture
générale a moins une valeur par elle-même qu'elle ne se nourrit
des insuffisances de la science de la chose. La science est « exacte » ,
comme l e dira ailleurs Aristote ( 3) , mais elle a l'inconvénient
de ne porter que sur « une nature déterminée », d 'ignorer par
conséquent le rapport de cette nature aux autres natures et fina­
lement à la totalité. La culture a , elle, l'avantage d 'être géné­
rale , mais elle a l'inconvénient de n'être pas un savoir ; dans

( 1 ) Pari. animal. , 1 , 1, 639 a 1 - 1 0 ( trad. L E BLOND modifiée).


(2) On ne peut manquer d'opposer ce texte à celui des Rivaux, où l'homme
cultivé était ridiculisé comme 6tant le second en tous les genres.
(3) Cf . .A. , 2, 982 a 27 ; �f , 3, 1 078 a IO ; De A n ima, 1, 1, 402 a 2 ; Top. ,
I I , 4, I I I a 8 .
FONCTJON CR I TIQ UE JJE LA C UL T URE :!83

un autre texte , Aristote opposera les cc hommes cultivés » à


cc ceux qui savent » ( 1 ) , comme ici la mxt8e:(oc. à l' tmo"r�µ'Y). La
généralité de cette culture a-t-elle donc pour contrepartie sa
vacuité ? On sait qu'ailleurs Aristote n 'hésitera pas à tirer une
conséquence de ce genre (2). M ais ici la culture est sauvée dans
sa généralité même ; elle permet de cc j uger » le discours quel
qu'il soit ; elle autorise celui qui la possède à c c j uger » légitime­
ment de toutes choses ; elle a une fonction critique universelle,
mais il fau drait préciser : une fonction qui n'est universelle que
parce qu'elle se contente d 'être cri tique, c'est-à-dire de j u ger
le discou rs de l'autre , et non de se présenter elle-même comme
un discours qui s'aj outerait à d 'autres discours.
Plus précisément, le discours de l'homme cultivé n 'est pas
le discours du savant. Il en diffère en ce qu 'il est critique ,
expression q u i doit être prise ici exactement dans le sens
négatif que nous lui donnons auj ourd 'hui, où le critique s'oppose,
pourrait-on dire , à l'organique, comme le négatif au positif.
Dire que l'homme cultivé « j uge » le discours du biologiste ,
cela ne peut vouloir dire que, par une sorte de j ugement de
second degré , il déciderait de la vérité ou de la fausseté des
propositions avancées par celui-ci : cette interprétation ne pour­
rait être accréditée que par le double sens, j u diciaire et judi­
catif, que nous donnons, auj ourd ' hui, au mot jugement. Le
grec xp(ve:iv n'a que le premier de ces deux sens : parler de la
fonction critique de la culture , c'est donc signi fier que celle-ci
a le pouvoir de condamner, non celui de dire. De même que le
tribunal n'a pas à décerner des éloges aux gens de bien , de même
l 'homme cultivé n'a pas à délivrer des brevets de compétence :
seule une compétence éminente , qu'il n ' a pas, lui permettrait,
d'ailleurs, d 'en décider. En revanche, sans être lui-même compé­
tent, il a le merveilleux pouvoir de reconnaître et de dénoncer
l 'incompétence des autres. M ais, dira-t-on, ne faut-il pas
connaître le vrai sur un suj et donné pour taxer celui qui en parle
d 'incompétence ? Cela n 'est pas nécessaire , car la fausseté du
contenu finit touj ours par se traduire dans un vice de la forme,
et c'est de ce vice que l'homme cultivé, sans rien savoir, peut
légitimement j uger. Ce caractère formel de la critique, corrélat
de son universalité , est exprimé à deux reprises dans le même
texte du De partibus an imaliu m . Le j u gement de l'homme
cultivé ne porte pas sur la vérité du discours , mais sur sa

( 1 ) Pol., I I I , 1 1 , 1 28? 11 6.
(2) Cf. Eth . Eud . , l , 8 , 1 2 1 7 b 21 .
284 LA SCIENCE <c RECHERCH ÉE »

forme « belle ou non belle » (KocÀwç -1) µ� KocÀwç) ( 1 ) . Plus loin,


Aristote insiste plus clairement encore sur la tâche qu'il assigne à
l'homme cultivé : « Il est évident que même la recherche sur
la nature doit comporter certaines limites ( 6pouç) , par rapp ort
auxquelles on j ugera de la forme des démonstrations (-rov -rp6n ov
-rwv 8eLKvuµévwv), sans se demander quelle est la vérité , si elle est
ainsi ou autrement (2) . » Et Aristote d 'énumérer quelques-uns
des problèmes qui se poseront ainsi à l 'homme cultivé à propos
de la science de la vie : le biologiste doit-il étudier les espèces et
leurs propriétés une à une, ce qui le conduira à des redites, ou
bien doit-il considérer d 'emblée les fonctions vitales ( sommeil,
respiration, croissance, etc. ) dans ce qu'elles ont de commun à
différentes espèces ? Le biologiste doit-il, comme le fait l 'astro­
nome , partir d ' enquêtes empiriques pour rechercher ensuite
« le pourquoi et les causes » ou bien doit-il « procéder autre­
ment » (3) ? D'un mot, c'est à l'homme cultivé qu'incombent
les considéra tions de méthode (4).
Un autre texte, que nous avons déj à cité, de l ' Éthique d
Nicomaque, va préciser le rôle qui incombe à l ' homme cultivé
en face du savant. « C'est la marque d 'un homme cultivé d 'exiger
seulement, pour tout genre d'étude, la précision que comporte
la nature du suj et. Ce serait aussi absurde d 'accepter d'un
mathématicien des raisonnements probables que de réclamer

( 1 ) Part. animal., 1 , 1, 639 a 5. I l faut évidemment donner à ces termes un


sens plus généra l que le sens esthétique. Mais le fait qu'Aristote n'emploie pas
l'adverbe cXÀ'l)6wç montre bien qu'il a en vue une qualité formelle du discours,
et non son contenu de vérité.
(2) 639 a 1 2.
( 3 ) 639 a 1 5- b IO.
(4) Cette attribution, si étrange soit-elle, est clairement indiquée par le
contexte et est surtout, comme nous le verrons, confirmée par tous les dévelop­
p ements des Topiques. Nous ne pouvons donc admettre sur ce point les réserves
des deux plus récents éditeurs français de ce texte. Il ne suffit pas de dire avec
le P. LE B LO N D qu'Aristote s'adresse ici « explicitement aux gens cultivés,
. . . affecte de s'accommoder à ceux qui ont reçu une éducation de ce genre, et c'est
de tels auditeurs qu'il s'efforce de mettre au courant de sa méthode • ( lntrod.,
p . 52-53. C'est nous qui soulignons) . De même nous croyons inutile la distinc­
tion introduite par M. P. L o u i s : • La réponse à ces questions ( de méthode] ,
n'importe quel esprit cultivé doit être capable de la fournir, mais c'est en phi­
losophe qu'Aristote s'applique à la foumir • ( lntrod., p . x11. C'est nous qui
soulignons). On ne p eut davantage conclure de cc texte qu'• Aristote, dès le
début du traité, indique clairement pour quel public il écrit. Il s'adresse expli­
citement aux gens cul livés • ( i bid., p. x x 1 ) . Aristote ne se contente pas de
s'adresser aux gens cultivés ; c'est en tant qu'homme cultivé, dont l'activité
se confond ici avec celle du philosophe, qu'il intervient lui-même dans ce livre 1
( exclusivement) du traité des Parlies des animaux, qui est une introduction
méthodologique générale aux traités biologiques : dans ceux-ci, c'est en tant
que savant q u'il parlera. Cf. , dans le même sens, L. TORRACA, Il li bro l del
De Part. animal. , p. 3 - 1 5 .
R ÉHA B /l, I TA T IO .Y DE LA " r: U L T U TŒ n

d 'un rhéteur des démonsLrations ( 1 ) . » C'est donc à l'homme cul­


tivé qu'il appartient d 'assigner à chaque savant, plus générale­
ment à chaque « spécialiste », le genre de discours qui convient à
son objet. Incapable de parler autrement qu'en général , il a le
privilège de transmuer cette évidente insuffisance en un pouvoir
que son ignorance même lui confère : celui de confronter le
discours scienti fique, qui est touj ours partiel , aux exigences du
discours humain en général et ainsi, par une sorte d'anticipa tion
probable sur l'ensemble des obj ets de savoir, de mettre en har­
monie la forme de chaque discours avec le caractère présumé
de son obj et. On le voit : l'homme cultivé n'est au tre que l ' homme
en tant qu'homme , qui, parce qu'il n 'est attaché à rien , commu­
nique avec la totalité, remet chaque savant à sa place, lui
interdit de confondre les genres, le préserve de l'extrapolation
comme de la sclérose, et, s'il ne lui impose aucune méthode, lui
interdit du moins toutes celles qui ne naîtraient pas d'une
naïveté à chaque fois reconquise devant l'obj et.
Universalité, fonction critique, caractère formel, ouverture
à la totalité : tels sont finalement les traits qu'Aris tote reconnaît
à la culture générale et qui vont lui permettre , tout en marquant
nettement son opposition à la « science de la chose », d'apercevoir,
en elle, autre chose qu'un vain bavardage. On voi t assez en quel
sens cette conception de la culture constitue une réhabilitation
de la sophistique et de la rhétorique contre les attaques platoni­
ciennes. La fonction critique est radicalement distinguée par
Aristote de la compétence ; la science suprême des Platoniciens ,
dont Aristote a démontré , par ailleurs , l'impossibilité, se voit
ici détrônée au pro fit d'une universalité seulement formelle ;
enfin, le privilège de la vision synoptique est retiré au savant
pour être restitué à l'homme qu'aucun savoir n'enferme dans
un rapport particulier à l'être. Bien plus, c'est sur un terrain qui
semblait lui appartenir en propre - celui de la méthode - que
le savant se voit soumis par Aristote à la j uridiction de l'homme
cultivé. On a dit que le livre 1 du traité Des parties des animaux
était une sorte de « discours sur la méthode » (2) : avant de l'en­
treprendre, Aristote nous avertit qu'on ne peut à la fois, ou du
moins en même temps, faire œuvre de savant et de théoricien de la
méthode. Les commentateurs ne seront pas infidèles, sur ce point,
à la pensée d'Aristote lorsqu 'ils refuseront de faire de la logique
une science parmi d ' autres, pour en faire un o rga n o n , l'universa-

( 1 ) Elll . Nic. , l , 1, 1 094 b 23 ss. ( trad. J . S o U I L H É modifiée).


(2) P. Louis, op. c i l. , p. xx 1 .
286 /, A SC TF:Nr:R « RECHER CHÉE »

lité de l'instrument ayant pour condi tion son indépendance à


l'égard de tout savoir particulier.
De fait, c 'est dans l' Organon que nous trouvons le développ e­
ment et la justification du renversement paradoxal suggéré par
le texte des Parties des animaux. Ce qu'Aristote appelle ici
« culture générale » apparaît là sous un nom qui nous est désor­
mais familier : celui de dialectique. Nous croyons avoir suffisam­
ment montré, par une étude de ses origines , que la dialectique
aristotélicienne était l 'héritière de l 'idéal d 'universalité des
sophistes et des rhéteurs. Ce lien est lui-même confirmé , à
l'intérieur de l 'œuvre d 'Aristote, par le fait que la description
que donne Aristote des fonctions de la culture générale au début
du traité Des pai·ties des an imaux coïncide exactement avec la
théorie de la dialectique qu 'il développe longuement dans les
Top iques.
Si nous reprenons, un à un , les caractères de la culture que
nous avons distingués plus haut, nous les verrons à chaque
fois confirmés et précisés dans la conception aristotélicienne de
la dialectique. L'universalité qui appartient par définition à
la culture générale, mais dont on n'aperçoit pas le rapport
immédiat avec la dialectique, n'en est pas moins, comme
nous l 'avons vu ( 1 ) , affirmée d ' emblée comme le caractère essen­
tiel de celle-ci. La fonction critique dérive , elle, immédiate­
ment de la na ture interrogative de la di alectique (2) , telle que

( l ) Cf. début de ce chapitre.


(2) A vrai dire, la critique n'est présentée par ARISTOTE que comme une
• partie de la dialectique » (Réful. soplr . , 8, 1 69 b 25 ; 1 1 , 1 7 1 b 4 ) . Mais elle
représente le seul usage vraimen t légitime de la dialectique. Lorsque la dialec­
tique ne se contente pas de réfuter, autremen t dit lorsque le syllogisme dialec­
tique prétend conclure par une conclusion positive et non négative, il ne conclut
qu' en apparence et, de ce point de vue, il est indiscernable du raisonnement
sophistique. La dialectique peut montrer que celui qui prétend savoir ne sait pas :
c'est là son rôle critique. lll ais elle peut aussi, au lieu de la dénoncer, exploiter
l'ignorance de l'adversaire : elle est alors • capable de prouver une fausse conclu­
sion par l'ignorance de celui qui fournit la réponse • (8, 1 69 b 26) ; et si, d'aven­
ture, sa conclusion est vraie, clic • n'est qu'une apparence appropriée à la chose
dont il s'agit • ( 1 69 b 22. Sur le sens de celle réserve, cf. ci-dessus chap. I I ,
§ 4 , p. 2 1 6, à propos de l'argument d e Bryson sur la quadrature du cercle).
En résumé, la dialectique réfute réellement (c'est alors qu'elle est critique) ;
mais elle ne démontre q u' en apparence, aussi bien dans le cas d'une conclusion
vraie que dans celui d'une conclusion fausse (qui n'est alors que vraisembla­
ble). La dialectique est donc légitime dans ce qu'elle nie, éristique dans ce qu'elle
affirme. Par le premier de ces aspects, elle est l'héritière de la dialectique socra­
tiqu e ; par le second, celle de la rhétorique des sophistes, mais Aristote recon­
naît au premier de ces usages le pouvoir universel que les rhéteurs attribuaient
au second, et il reconnait même au second une valeur relative que Socrate lui
refusait : outre sa fonction critique, • on demande, admet-il, à la dialectique,
en raison de sa parenté avec la soplrislique, non seulement d'être capable d'éprou­
ver la valeur de l'adversaire d'une m a n i l\ re dialectiq ue, mais aussi de parattre
Nfi G A T !ON ET TOTA L / T l�' ?.87

Socrate l'avai t déj à pratiquée. Mais on aperçoit mieux maintenant


son lien avec l'universalité de la visée dialectique : la critique
n'est universelle que parce qu'elle n'est pas un savoir ; Aristote
met en théorie cette vérité banale , déj à expérimentée par Socrate ,
que l'on n ' a pas besoin d ' être aussi savant pour interroger que
pour répondre et que l 'on peut, sans rien savoir soi-même,
montrer que l ' autre ne sait rien : « La dialectique [en tant qu'elle
est une critique] . . . est une discipline qu'on peut posséder, même
sa ns avoir la science. Il est, en efîet, possible, même pour celui
qui n'a pas la science, de procéder à l ' examen (m:Lpiiv) de celui qui
n'a pas la science de la chose . . . De là vien t que tous les hommes,
même les ignorants, font en quelque façon usage de la dialectique
et de la critique (-rîj 7t€Lpocaw<.fü ; car tous, j usqu'à un certain
point, s 'efîorcent de mettre à l'épreuve ceux qui prétendent sa­
voir ( 1 ) . » Sur ce point, Aristote ne fait que systématiser, en le
justifiant, l'usage socratique de la dialectique. Mais il en tire direc­
tement une conséquence que n 'auraient pas désavouée les sophistes :
« On voit donc que la critique n'est la science d ' aucun objet
déterminé. C ' est pourquoi, aussi , elle se rapporte à toutes
choses (2) . » Nier le particulier, c'est renvoyer à l ' universel o u ,
comme dit Aristote, affirmer « probablement » l 'universel . Par
là se j usti fient à la fois le caractère universel de la négation
et, en contrepartie, le caractère négatif des affirmations dialec­
tiques sur l 'universel . Or nous avons vu que, lorsque l ' uni­
versalité dépasse l'unité générique, nous sortons du discours
scienti fique pour entrer dans un type de discours qui est précisé­
ment le discours dialectique (3). La contrepartie de la négation

connaître la chose en discussion » (34, 1 83 b 1 ) . Alors donc que le premier de ees


usages est immédiatemen t légi lime, le second ne le serait qu'à ln condition de
se donner pour ce qu'il est, c'est-à-dire un art de l'apparence, - et de se nier
par là lui-même, le propre de l'apparence étant de se donner pour ce qu'elle
n'est pas. Bien qu'Aristote ne tire j amais explicitement cette conséquence, on
voit par là que l 'usage apparemment positif de ln dialectique est bien près de
rej oindre son usage critique. - On retrouvera cette duali!é de sens el le même
glissement de l'un à l'autre dans la terminologie kantienne : la dialectique est à
la fois • logique de l'apparence •, c'est-à-dire • art de susciter dogmaliquement
une apparence » ( Gril. R. pure, Logique transcendantale, l n trod., I V , acl fin . ) ,
mais aussi • critique de l'apparence » ( i bid. , I I I , a d fin . ) . M ais • découvrir l'ap­
parence », c'est en même temps • empêcher qu'elle nous trompe • ( Dialectique
transcendantale, I ntrod . , 1, ad fin . ) , de sorte que, finalement, si l'on entend par
logique de l 'apparence non seulement l'art lui-même de produire cette appa­
rence, mais une réflexion sur cet art, comme c'est le cas chez Aristote, alors
logique de l'apparence et critiquedel'apparence seront bien près de se confondre.
( l ) R éf11 t . soph. , 1 1 , 1 72 a 22 ss. , 1 72 a 30 ss.
(2) I bid . , 1 1 , 1 72 a 27. Cf. Top. , 1 , 2, 1 0 1 b 3 : « En raison de sa nature inve.,­
ligatrice (ë�e-t"œatt>e� ), ln dialectique nous ouvre la route aux principes de Ioules
les recherches. •
(3) Cf. ci-dessus, chap. I l , § 4 , p. 2 1 0 ss,
288 TA SC IENCE « RECHERCH É E »

aristotélicienne d ' une science universelle est la constatation


qu 'on ne peut parler que dialectiquement, c'est-à-dire négative­
ment, de la to talité ( 1 ) .
La façon dont Aristote confirme, malgré la critique plato­
nicienne , la vocation universelle d 'une dialectique opposée à
la science , mérite qu'on s'y arrête. Elle illustre, en effet, l'éb auc he
d'un renversement du sens de la négation qui annonce , suivant
une filiation totalement étrangère au platonisme, un thème qui
n'atteindra son plein développement que dans le néo-platonisme.
La particularité de la position d ' Aristote consiste dans le fait
qu 'il prend dans un bon sens les imperfections, d 'emblée
reconnues, de la dialectique et qu'il transmue ces imper­
fections en privilèges. Nous avons vu qu 'Aristo te associait fré­
quemment les adj ectifs dialectique et vide (2) ; mais c'est la
vacuité de la dialectique qui assure son universali té. Lorsqu'il
veut dévaloriser le raisonnement dialectique - ce qui advie nt
toutes les fois qu'il le compare au raisonnement scienti fique -
Aristote lui reproche de conclure en vertu de principes trop
larges, qui ne sont donc pas appropriés au suj et de la démons­
tration. Mais lorsqu'il veut réhabiliter la dialectique, nous voyons
que cette même imperfection devien t un avantage : la propriété
du raisonnement scienti fique enferme le savant dans un genre,
alors que le dialecticien se meut dans tous les genres, ou plus
exactement au delà de tout genre. Lorsque le raisonnement
conclut en vertu de principes qui ne sont pas des principes
« propres » , on peut dire , suivant le point de vue auquel on se
place, que ces principes sont impropres ou que ces principes sont
communs ; ils sont impropres, si l'on considère que le discours ne
doit pas s'évader du genre , mais ils sont opportunément communs
si l'on considère qu'ils concernent une totalité dont l'extension
ne peut se laisser ramener à l'unité d'un genre. Or, nous avons
vu que la ré flexion sur les fondements de la science impliquait
qu'à un moment ou à un autre , on sortît des principes propres
pour atteindre leur fondement dernier, c'est-à-dire les principes

( 1 ) On notera à ce propos la formulation négative du principe le plus uni­


versel de tous, le principe de contradiction ; Il est impossi ble que le même

attribut appartienne et n'aJ>partienne pas en même temps au même suj et


et sous le même rapport (r, 3, 1 005 b 1 9 ) . Ce principe n'a de sens qu e polé­

mique : il n'apparait que lorsqu'on le nie, il ne s'établit que contre un adver­


saire, réel ou fictif. Même si les négateurs du princi i;> e de contradiction n'avaient
pa� historiquement existé, Aristote aurait dil les inventer pour les besoins de
sa j ustification dialectique du principe, la seule qui filt possible étant donné sa
généra li té.
(2) cr . chap. I l, § 1 , p. 99 et § 4, p. 21 1 .
NÉ GA TION ET TO TA L I TÉ 289

communs ( 1 ) . Ce dépassement de la particularité générique,


illégitime du point de vue de la science , mais requis par la
réflexion sur la science, ne pourra être l 'œuvre que du dialecticien.
Cette transmutation paradoxale de l'impropriété en commu­
nauté, de la vacuité en universalité et, finalement, du verba­
lisme rhétorique en instrument de critique et par là en juridiction
suprême, est, croyons-nous, la découverte propre d 'Aristote.
Elle est une étape capitale sur la voie qui, parallèle à celle du
Parmén ide de Platon, mais ne se confondant nullement avec
elle (2) , conduit de l' éristique des sophistes à la théologie négative
des Néo-Platoniciens. C'est Aristote qui, le premier, en insistant
à la fois sur le caractère négatif des propositions dialectiques
et sur leur caractère universel, revendiqué par les sophistes , et
en affirmant le lien profond de ces deux caractères déj à pres­
senti par Socra te , semble avoir fait de la négation la médiation
vers l 'unité. C ' est lui qui a, le premier, reconnu que les principes
communs sont « comme les négations » (3) et que là est le caractère
qui leur permet de ne point porter « sur une nature et un genre
déterminés », comme l'affirmation scienti fique, mais « sur la
totalité » (xot-rcX. 7t'av-rwv) . Le négatif devient, pour la première
fois, l'index d 'une possibilité indéfinie, il devient ouverture sur
la totalité.
Mais si Aristote annonce incontestablement sur ce point
certaines formules néo-platoniciennes, il convient de marquer
avec non moins d'insistance qu'il n'a pas accompli j usqu'au
bout cette révolution qui permettra à Proclus d 'affirmer qu' « il
est plus beau de s'en tenir aux négations » (4) . Commentant les
textes néo-platoniciens, Bréhier écrit que, s'il est vrai que « faire
d'un terme le suj et d 'une proposition , c'est par là même le
subordonner [à un genre] , le rendre en quelque façon prison­
nier (5) d ' une essence » , inversement « la négation signi fiera . . .
ici non pas une sorte d e privation, mais comme l a liberté d e
toute essence » (6). Certes, l a négation, remarquait déj à Aristote ,

�l) Cf. ci-dessus chap. I I , § 4 .

i li,
2 ) S u r le rôle du Parmé11 ide dans c e passage, cf. la discussion d ' E . BRÉHn rn,
Sop ia, 1 938, p . 33-38 ( El. de ph ilos. antique, p . 232-236).
(3 Réf11l. soph., 1 72 a 38.
(4 In Parme11 . , 1 1 08, 1 9 Cousin2• Sur le problème de la négation dans le
néo-p atonisme, nous ne pouvons que renvoyer aux pages d'E. B R É H I ER sur
L'idée du n�ant et le problème de l'origine radicale dans le nt'lo-platonisme
grec, R.M.M., 1 9 1 9, reproduit dans Eludes de philosophie antique, p. 248 ss. ,
not. 263-266.
(5) L'expression, comme le signale BRll:nrnR (ar1. cité, p. 257), est de PLOTIN,
VI, 8, 19, 1. 38.
(6) Art. cité, p. 265.
290 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

nous fait échapper à la limitation « d ' une nature et d 'un genre


déterminés », mais on ne peut aller j usqu'à dire qu'Aristote ait
j amais vu là une « libération ». Aristote est beaucoup p lus
sensible à ce que nous perdons lorsque nous nous évado ns de
l 'unité générique qu'à ce que nous gagnons. Certes, ce dépasse­
ment est, en un certain sens, naturel et nécessaire (et c'est
pourquoi il refusera de condamner la culture générale comme
l 'avait fait Platon) , mais ce que nous gagnons en largeur de vue,
nous le perdons en exactitude : plus précisément, nous sortons
du domaine du savoir discursif pour entrer dans un domaine qui
n'est pas pour autant celui de la contemplation. La différence
essentielle entre Aristote et le néo-platonisme est que, pour
celui-ci , il y a un au-delà de l'essence , par rapport à quo i la
connaissance des essences est naturellement inadéquate ; pour
Aristote, il n'y a que des essences et, dès lors, tout discours, qui,
comme le discours dialectique, se meut dans cet au-delà , même
s'il peut présenter des j usti fications relatives, n'en est pas moins,
quoi qu'on fasse, verbal et vide , autrement dit, n'accroît en rien
notre savoir des essences ou, comme dit souvent ici Aristote dans
l'intention d 'opposer au savoir « physique » le discours dialec­
tique ( 1 ) , notre connaissance des « natures » . Il nous en avertit
dans un passage remarquable des Réfutat ions sophistiques :
« Aucune méthode tendant à manifester la nature de quoi que ce
soit ne procède par interrogations (2) . » Nous atteignons ici au
cœur même de l 'opposition entre attitude scienti fique et attitude
dialectique : le savant démontre des propos itions , qui peuvent
être , certes, contestées par un adversaire , mais à charge pour
celui-ci d'établir, par une nouvelle démonstration, la vérité
de la contradictoire ; le dialecticien pose des problèmes , qui , en
apparence, ne diffèrent des propositions que par leur forme
interrogative, mais qui , en réalité , interdisent aussi bien au
questionnant qu'au répondant de j ustifier, l'un, les termes de
l 'alternative , et l 'autre le choix de l'un de ces termes. Si j e
demande « Est-ce que animal pédestre bipède est, ou non, la
définition de l'homme ? » (3), et si je somme mon interlocuteur
de répondre par oui ou par non, aucune réponse de l 'interlo­
cuteur ne pourra m'éclairer sur la nature de l'homme : s'il

(ll Voir p. 99 ci·de1sus et notre art. clt . , Sur la défin ition arl1totél lclen ne cle
la p. 304.
colère
(2) Rlfut., soph., 1 1 , 1 72 a 15.
(3) Exemple cité par ARISTOTE dans Top., I, 4, 101 b 29 ss. Ce passage est
commenté dans E. BRÉHIER, La notion de problème en philo s ophie reproduit ,

dans Etudes de philosophie antique, p. 1 1 .


CR IT IQ UE DE LA D J VISJON PLA TON I CJENNE 29 1

rép ond affirma tivement, il ne fera que conférer à la thèse , j etée


p ar moi dans la discussion, la probabilité liée à l'autorité de son
ap prob ation ; et s'il répond négativement, il ne me fournira au­
cune l umière qui fasse avancer la discussion en me suggérant une
au tre p osition du problème parmi l'infinité des positions pos­
sibl es. Suivant que la réponse est oui ou non, le dialogue pro­
gresse mais dans la probabilité , ou bien est impuissant et repart
à zéro. Le savoir ne peut progresser sûrement que par la démons­
tration, non par le dialogue ; sa démarche est, pourrait-on dire ,
monologique et non dialectique : « Démontrer, annonce Aristote
au début des Prem iers A nalyt iques , ce n 'est pas demander, c'est
poser ( 1 ) . » On ne fonde pas le savoir sur la demande faite à
l'adversaire de choisir lui-même entre deux contradictoires (2) ,
mais sur la position unilatérale d 'une proposition qui, dans la
mesure où elle est nécessaire , c'est-à-dire a été démontrée (3) ,
exclut la possibilité de la contradictoire.
Ce qui manque à la dialectique en général, Aristote nous le
révèle à propos d 'un procédé dialectique particulier : la division
(8Loc(peaLç), dont on sait l 'usage que Platon en a fait, notamment
dans le Phèdre, le Soph iste et le Politique. Le tort essentiel de
la division platonicienne est, selon Aristote , de poser un problème
(par exemple, l'homme est-il un animal ou un être inanimé ? (4) ) ,
e t de ne fournir aucun moyen d ' y répondre. Aristote exprime
la même idée en disant de la division qu'elle est comme un cc syllo­
gisme impuissant » (5) , c'est-à-dire , si l;on se souvient du rôle
fécondant j oué dans le syllogisme par le moyen Lerme, un syllo­
gisme auquel manque la médiation du moyen terme. Il n'y a ,
dans la division, q u e deux termes e n présence : l'individu à
dé finir et le genre ou plutôt la totalité indifférenciée - finalement
l'être en général - dont nous savons seulement que l'individu
fait partie et qu 'il s'agit de diviser ; pour rej oindre l'individu
à la totalité , c'est-à-dire pour le dé finir, d 'une part, par son

( 1 ) Anal. pr. , l , 1 , 2 4 a 24 .
(2) C ' esL par là 9u' Aristote définit une fois la dialectique : ·1j 8t 8tcxÀe:KTLK-lj
�proT'l)atc; iivTLcp<ioe:ooc; �aTL (A nal. pr. , I, 1 , 24 a 24 ) . Il est évident que le
raisonnemen t apodictique ne peul dépendre d'un choix dont l e princ ipe lui
échapperait, suspendu q u'il serait à l'opinion d e l 'in terlocuteur. Cf. ALEX . ,
l n Soph. elench . , 9 5 , I l ( à propos d e 1 72 a 16).
(3) Nous pressento ns cependant ici à qu e l niv e a u va pouvoir s'exercer ln
rev a nche de fa dialectique : les prem ière s propositions de l n science, ne pou­
vant être démon t rées (cl'. I n trod . , chap. I I J , seront, au sens propre d u terme,
pro blématiques.
(4) Anal. posl. , I I , 5, 91 b 1 8 .
( 5 ) il nal. ]JI'. , 1 , 3 1 , '1 6 a 3 1 ; c l' . • l 11 u l . , p11sl . , I l , 5 , \J I li H i ss. ; Mél . , Z , 1 2,
1 037 IJ 27 S S .
292 LA SCIENCE « RECHERCH ÉE »

appartenance à un genre, d 'autre part, par sa particularité


spéci fique, il faudrait connaître les intermédiaires , qui, précisé­
ment, font défaut. C'est pourquoi la division « conclut toujours
quelque prédicat plus général que ce qu 'on attend » ( 1 ) . Ainsi
permet-elle de conclure que Socrate est animal raisonnable ou
non raisonnable. Faute de savoir que Socrate est homme (mo ye n
terme) , nous ne pouvons pas démontrer, mais seulement poser (2) ,
q u ' i l est raisonnable. Bien plus, u n e fois q u e nous sommes par­
venus à un des degrés de la division, la suite de la division est
arbitraire : si nous divisons le genre an imal en « ailé » et cc non
ailé », il n'est pas moins légitime, et tout aussi arbitraire, de
diviser ensuite l'ailé en « domestique » et « sauvage » qu'en cc blanc »
et en « noir » (3). Entre les difTérents moments de la division
n 'intervient qu 'une unité arti ficielle, semblable à celle qu'établit
une conj onction ( aovlkaµoç) entre deux phrases (4). Autrement
dit, la division, comme le dialogue, ne comporte aucun principe
interne de progression. On voit, ici , combien la conception
aristotélicienne s'éloigne, par son pessimisme, de l'expérience
platonicienne et même socratique du dialogue. La rencontre
dialectique est j ugée par lui ou inutile ou vaine. Si les deux
interlocuteurs se rencontrent dans l'unité d'une même essence,
ils se mettent tout de suite d ' accord, mais alors le dialogue
est inutile ou du moins ne représente que la distance qui nous
sépare accidentellement du savoir. Si, au contraire, aucune
essence n'est donnée comme moyen terme, le dialogue est vain,
se ramenant à l'afTrontement apparemment sans issue de deux
thèses contradictoires ou, ce qui revient au même , ne fournissant
aucune raison scienti fique de choisir.
Si étrange que cette constatation puisse apparaître à qui
connaît l ' histoire ultérieure de ce concept ( 5) , ce qui, pour Aris­
tote, manque à la dialectique et dont l'absence est responsable
de son « impuissance », c 'est la médiation, cette médiation qui,
dans le syllogisme démonstratif, est apportée par le moyen terme,

( 1 ) Anal. pr. , I, 3 1 , 46 a 32.


(2) Anal. posl. , I I, 5, 91 h 18. Il faut évidemment remarq 11er que le même
f.
mot os er (�.oXµôcivew) n ' es t pas pris ici dans le même sens que dans le texte des
Ana . pr. ci té plus haut ( p . 29 1 ), oti il opposait l'affirmation scientifique à l 'inter­
rogation dialectique. lei il désigne au contraire le postulat dialectique, opposé
à la démonstration sc i entifique.
(3) Pari. animal., I, 3, 643 b 20.
(4) Ibid., 643 b l 1.
(5) S'il ralla l t raire un rapprochement, c'est, comme nous l'avons s uggéré
è p l usieurs reprises, l'usage kantien de la dialectique qui se rapprocherait le
plus de l'usa �e aristotélicien. Kant emprunte d ' ailleurs à la ter m i nologie aris·
totélicienne 1 opposition rondamentnlc de l'a11alyliq11e et de la dialectique
DIA LECTIQ UE ET M�D IA TION 293

c'est-à-dire, précise Aristote, par l 'essence (1 ) La dialectique.


est donc, selon Aristote, une façon de penser, o u plutôt de parler,
qui se meut au delà des essences e t est donc dépourvue de tout
point d'appui réel qui lui permette d 'avancer. Pourtant, dans
un texte où il résume l'apport de la recherche socra tique, Aristote
semble considérer, non plus comme une déviation , mais comme
le signe d 'un progrès, que la dialectique ait pu, à un certain
moment se libérer de la considération de l'essence. Du temps
de Socrate, écri t-i l, << la force dialectique n 'était pas telle qu'on
pOt considérer les contraires même indépendamment de l'essence »,
et c'est pourquoi « il é tait raisonnable qu'il s'enquît de l'essence
des choses ; car il cherchait à syllogiser, or le principe du syllo­
gisme est l'essence » (2) . Malgré les nombreuses interprétations
qui en ont été données, le sens de ce passage paraît clair : Socrate
cherchait à définir des essences , pensant que seul le terme de
cette recherche pouvait être le point de départ d'un raisonnement
ou même d'un dialogue (3) valables. Il ignorait, par conséquent,
la possibili té d'un dialogue qui ne s'appuierait sur aucune dé fini­
tion préalable. D 'un tel type de dialogue, le Platon des dialogues
classiques et métaphysiq ues fournira , au contraire maints
exemples sous la forme de raisonnements hypothétiques, qui
permettent au dialogue de progresser après que l'on a mis entre
paren thèses la question d'existence et a fortiori de dé finition :
tel est, rappelle M . Ross, « le procédé dont nous avons un exemple
dans le Parmén ide où les conséquences des hypothèses contraires :
si l'un est, si le multiple est, sont étudiées sans que l'on se soit
mis d 'accord sur une dé finition de l'un et du multiple » (4) .
Mais il est probable que le satisfecit que semble s 'accorder Aristote
lorsqu'il compare la dialectique de son temps à celle de Socrate,
se réfère, plus encore qu'à l'usage platonicien, à l'usage proprement

( 1 ) On remar� uera que cette critique rejoint celle qu'Aristote adresse au


syllogisme dialectique, qui conclut en vertu de considérations trop générales,
en fait à partir d'un moyen terme qui n'est pas véritablement • moyen • parce
que, contrairement aux règles du syllogisme démonstratif, il a une extension

!l
supérieure à celle du majeur. Un tel syllogisme ne peut dès lors que conclure
accidentellement le vrai. Cf. la critique de l'argument de Bryson (cl-dessus
cha . I I , p. 216, n. 4 ) .
al2 M, 4, 1 078 b 2 3 SS.
Platon restera fidèle à l'inspiration socratique lorsqu'il écrira dans le
Ph�dre : • Sur toute question . . . Il y a un unique point de départ pour quiconque
veut bien en délibérer : c'est de savoir quel est, éventuellement, l'objet de la
délibération ; sinon, l'échec est inévitable. Or un fait qui échappe à la plupart,
c'est qu' ils ne connaissent pas l'essence de chaque chose ; aussi, croqant la connattre,
ils négligent de se me/Ire d'accord au début de la recherche, mais, en avançant,
ils en paient le prix, car ils ne s'accordent ni avec eux-mimes ni avec les autres •

(237 b ) .
(4) Metapll. , I I , p. 422.
294 LA SC IENCE « REr:ll ERr:H ÉE »

aristotélicien de la dialectique. De ce point de vue, il nous paratt


que le passage sur Socrate s'éclaire si nous le rapprochons du
texte déjà cité des Réfutations sophistiques, suivant leq uel
« aucune méthode tendant à manifester la nature de quoi qu e
ce soit » n 'est interrogative, c'est-à-dire dialectique. Ce que
reconnaît Aristote dans ce jugement apparemment péj oratif
pour la dialectique, mais dont le texte du livre M révèle le sens
finalement positif, c'est que, si l 'essence est à la fois le principe
et la fin de la démonstration, elle n'est pas le principe ni la fin
du dialogue. On peut fort bien dialoguer sans être d 'accord sur
rien, du moins sur rien de déterminé ; si l'on tombe d 'accord su r
quelque chose, cette chose rend le dialogue inutile.
De même que les exégètes distinguent chez Platon les di a­
logues achevés, qui se terminent par la dé finition de l'essence , et
les dialogues inachevés, on pourrait distinguer chez Aristote deux
sortes de dialectique : d 'abord, une dialectique, qu'on pourrait dire
provisoire ou pré-scientifique, qui tend, par une démarche dont
Aristote ne s 'est j amais dissimulé le caractère tâtonnant et
incertain , vers la saisie et la définition d'une essence qui, servant
dès lors de principe à une démonstration, fondera un savoir
désormais indépendant des conditions dialectiques de son établis­
sement ; la dialectique ainsi entendue s'efface, pourrait-on dire,
devant son terme, de la même façon que l'échafaudage se sup­
prime devant la maison achevée, ou le brouillon devant l'œuvre
écrite. La dialectique représente alors l 'ordre de la recherche ( 1 ) ,
qui, une fois e n possession d e l'essence, s'invertit devant l'ordre
déductif, qui est, selon Aristote , le seul ordre qui exprime le
mouvement du savoir véritable (2) . C'est en ce sens large du mot
que l'induction sera étudiée par Aristote dans le cadre des pro­
cédés dialectiques (3) . Mais tel n'est pas l'apport original d'Aris­
tote à la dialectique. Le véritable dialogue est, pour lui , celui
qui progresse, certes, mais n'aboutit pas ; car seul l'inachèvement
assure au dialogue sa permanence (4). La véritable dialectique
est celle qui ne débouche sur aucune essence , aucune nature, et
qui pourtant se révèle assez forte pour « envisager les contraires »
sans le secours de l'essence. Tel est chez Aristote le triomphe
amer de la dialectique : que le dialogue soit touj ours renaissant

( 1 ) Ce caractère de la dialectique a été souligné par Aristote et les commen­


tateurs : la dialectique est éè;e:TotGTLX�, dit ARISTOTE ( Top. , 1, 2, 1 0 1 b 3 ) ,
�7)T7)TLX� xat émJ(E:Lp7)µotTLX�, commente ALEXAN DRE (ad /oc. , 32, 9- 1 0 ) .
( 2 ) c r . l ntrod. , chap. 1 1.
(3) Top., 1, 1 2.
(4) Ainsi s'explique la permanence du dialogue des philosophes
. dans le
temps. cr. ci-dessus, chap. 1, ad (in .
D IA LECT IQ UE ET MJ!:D IA TION 295

malgré son échec, bien plus, que l'échec du dialogue soit le moteur
secret de sa survie, que les hommes puissent encore s'entendre
quand ils ne parlent de rien , que les mots conservent encore un
sens même problématique au delà de toute essence et que la
vacuité du discours, loin d'être un facteur d 'impuissance , soit
transmué en une invitation à la recherche indéfinie. Nous avons
vu que cette dialectique sans média tion n ' avait que faire là où
la médiation est donnée, ou du moins finalement trouvée dans
les choses ( 1 ) : le dialecticien s 'efface alors devant le savant, la
recherche devant le syllogisme. M ais là où il n'y a pas médiation,
là où le syllogisme est impuissant, non par suite d 'une erreur de
méthode , mais à cause de la trop grande généralité du sujet
de la démonstration , qui exclut la possibilité d'un moyen terme (2) ,
alors la dialectique ne s'efface pas devant l'analytique, mais
se substitue à elle pour suppléer à ses insuffisances : la permanence
rnême du dialogue devient le substitut humain d 'une médiation
introuvable dans les choses. La parole redevient, comme elle
l'était chez les sophistes et les rhéteurs , le substitut, cette fois
inévitable , du savoir.
*
* *

Les pages qui précèdent permettent de pressentir à la fois


l'opposition et la parenté de la dialectique et de la théorie de
l'être : opposition si l'on insiste , comme le fait parfois Aristote ,
sur les insuffisances de celle-là et le caractère éminent de celle-ci ;
parenté profonde, au contraire , si l'on voit en l'une et en l ' autre
deux expressions finalement convergentes du même idéal
d'universa lité.
Les exégètes ont été généralement, il est vrai, plus sensibles
au premier aspect qu'au second. Surtout préoccupés d 'opposer
Aristote à Platon , ils ont été frappés par le fait que, de l'un à
l'autre , la dialectique est passée du rang de science à celui de
simple logique du vraisemblable, désormais parent e p auvre
d 'une analytique qui peut seule fournir le canon d'un savoir
achevé. Hamelin , par exemple , a bien mis en relief cP.tte dévalo­
risation aristotélicienne de la dialectique : Aristote , rappelle-t-il,
a rangé la dialectique du côté de l'opinion et l'a radicalement

( 1 ) Toutes les règles de ce que nous avons appelé la dialectique pré-scien­


tifique se ramènent en fai t à celle-ci : trouver le moyen terme.
(2) On sait que, dans le syllogisme démonstratif, le moyen terme doit avoir
une extension pfus grande que celle du mineur, c'est-à-dire du suj et de la conclu­
sion. Cette simple constatation suffit à manifester q u'on ne p eut rien démontrer
de l'être.
296 1.-A SCIENCE « RECHERCHÉE 11

e t définitivement séparée de la science ( 1 ) , ce qui revien dr ait


à affirmer que, pour Aristote , « il n'y a plus rien de commu n
entre la recherche de la vérité et la dialectique » (2) . La dialec­
tique serait donc un art infra-scienti fique et, à plus forte raison,
puisqu 'Aristo te lui-même désigne la philosophie comme « la
plus haute des sciences », un art infra-philosophique. Tout au
plus Hamelin admettra-t-il que la dialectique « participe encore »
de la vérité , puisqu 'elle porte sur le vraisemblable et qu'elle
permet de raisonner formellement j uste : en ce sens , elle peut
même être considérée comme un auxiliaire de la science , dont
elle contribue à établir les principes. Mais cette contribution
elle-même ne doit pas être surestimée. Contre Zeller, Hamelin
estime que, dans l'établissement des principes, la dialectique ne
j oue qu'un rôle négatif : « A propos de chaque principe, elle nous
apprend surtout où il ne faut pas le chercher » (3) ; elle ne fait
que déblayer le terrain pour l'intuition, qui demeure le seul
fondement de la démonstration et, par celle-ci, de la science.
La dialectique ne j ouerai t donc d'autre rôle que celui d 'un adj u­
vant, pourrait-on dire, pédagogique à l'usage des esprits insuffi­
samment intuitifs. Si l'on admet que, de tous les hommes, le
p hilosophe est celui qui a le plus de part à l'intuition , on admettra
aussi qu'il est celui qui se passe le mieux de la dialectiqu e , bien
plus, qu'en tant que philosophe, il échappe entièrement aux
limitations qui rendraient nécessaire l'usage de la dialectique.
C'est donc dans une autre voie que les interprètes ont cherché
le rapport qui pouvait unir la spéculation logique d 'Aristote à
sa spéculation métaphysique. Comme le note M . � rie Weil , qui
rapporte cette interprétation pour la combattre (4) , ce lien a
été recherché dans l'équivalence qu'Aristote établit parfois entre
la notion physique et métaphysique de cause et la notion logique
de moyen terme, l 'une et l'autre désignant deux aspects d 'une
réalité plus fondamentale : celle de l'essence. Le moyen terme
est cause dans le syllogisme (5) , parce qu'il est essence (6) et que
l'essence est ce qui rend raison des attributs. La progression
du syllogisme, expression elle-même du devenir naturel , ne
serait autre , dès lors , que le déploiement de la nécessité de
l' essence . Le rôle du philosophe, dont la science est celle des

1 SysMme d'Aristote, p. 235.


1)
Ibid., p. 230.
2)
3
4l
Ibid. , p. 235.
La place de la logique dans la pensée aristotélicienne, loc. cit., p. 3 1 4 .
( 5 ) T b µèv y<Xp o&nov T b µfoov (Anal. post., I I , 2 , 9 0 a 6 ) .
(6) Cf. M , 4, 1 078 b 24.
DIALECTIQ UE ET ONTOLO GIE 297

« pre miers principes et des premières causes » ( 1 ) , serait alors


de se situer dans le dynamisme de la plus haute essence a fin
de comprendre le monde comme la totalité de ses attributs.
Mais on voit tout de suite que le seul fait de la contingence
empêcherait Aristote d ' adopter j usqu 'au bout ce point de vue
« panlogiste » et ceux-là même qui proposent cette interprétation
comme la vérité profonde de l'aristotélisme sont obligés de
reconnaître qu'elle se heurte à d ' autres textes non moins explicites
de la Physique ou même des A nalytiques (2) . Mais on voit à quoi
tend , en ce qui concerne notre problème, cette interprétation :
l'idéal de la métaphysique aristotélicienne serait un idéal ana ly­
tique, c'est-à-dire déductif ; son point de départ serait l'intuition,
son instrument le syllogisme, le syllogisme n 'étant lui-même
que le déploiement de l'essence dans le discours humain. S'il
est vrai que la dialectique ne nous apprend j amais l'essence de
quoi que ce soit, que sa spéculation se meut « indépendamment
de l'essence » , qu'elle ne porte sur aucune essence déterminée,
encore moins sur la plus haute, on voit comment se trouverait
ainsi j usti fiée l'incompatibilité de la dialectique et de la philo­
sophie de l'être.
Même si l'on admet que cette interprétation péj orative de
la dialectique aristotélicienne et de ses rapports avec la philo­
sophie de l'être a pu être influencée, chez les auteurs de la
fin du x1xe siècle et du début du xx e , par un idéalisme qui voyait
dans la science le seul lieu concevable de la vérité (3) , il est sans

tll A, 1, 981 b 28.


2 L. ROBIN, Sur la conception aristotélicienne de la causalité, loc. cil.
3 I l est caractéristique à cet égard que Hamelin conclue de l'opposition
arls otéliclenne de la dialectique et de la science que, pour Aristote, • il n'y a
plus rien de commun entre la recherche de la vérité et la dialectique » (/oc. cil.) .
R obin, de même, ne peut su p poser qu'Aristote ait trahi l'idéal mathématique
de son mattre au point d'avoir voulu faire redescendre la philosophie au niveau
Infra-scientifique de la dialectique. Brunschvicg, lui, admettrait volontiers que
la métaphysique d'Aristote est dialectique, mais au sens où, selon Aristote
lui-même, les spéculations dialectiques sont • verbales et vides ». Aucun de ces
auteurs ne pouvait, en raison de ses présuppositions philosophiques propres,
rendre j ustice à la dialectique aristotélicienne et a fortiori lui accorder une
place éminente dans la construction philosophique d'Aristote. Inversement, les
auteurs allemands, souvent Inspirés par l'hégélianisme, comme Michelet ou
Zeller, Insistent sur le rôle positif de l a dialectique, mais ils l'entendent, de
façon anachronique, comme une logique de la contradiction et du dépassement,
supérieure, de ce fait, à l'analytique, interprétée par Hegel comme • logique de
l'entendement •, • histoire naturelle de la pensée finie ». En réalité, la dialectique,
telle que l'entend Aristote, ne mérite ni cet excès d'honneur ni cette indignité.
- C'est à un auteur peu suspect de partis pris philosophiques, Ch. Thurot, que
revient le mérite d'avoir évalué avec le plus d'exactitude le rôle de la dialectique
dans la métaphysique d'Aristote. Cf. Ch. THUROT, Eludes sur Ar. : Politique,
dialectique, rhétorique , 1 860, notamment p. 1 32 ss.
2.98 f,A SC TRNCR « RECHERCHÉE »

doute excessif de la quali fier, comme Je fait M . É ric Weil,


d 'erreur historique (1 ) . Un texte seulement d 'Aristote (sans
compter un texte apocryphe du livre K) traite expressément
des rapports de la dialectique et de la spéculation générale sur
l 'être, et ce texte est si embarrassé qu'il ne j usti fie pas seulement
les interprétations divergentes des commentateurs, mais semb le
traduire un embarras réel d'Aristote lui-même. Dans ce texte,
que nous trouvons au livre r de la Métaphysique, Aristote ,
explicitement soucieux de distinguer et même d ' opposer philo ­
sophie et dialectique, n 'en commence pas moins par reconnattre
1 'identité de leurs domaines : « Le genre de réalités où se meuvent
la sophistique et la dialectique est le même que pour la philo ­
sophie, mais celle-ci diffère de la dialectique par la façon d ' user de
la faculté, et de la sophistique par le choix du genre de vie (2). »
Le domaine commun à ces trois activités a été suggéré un peu
plus haut : il s'agit de « toutes choses » (m:pt &.7tcXVTCilV ) , c'est-à­
dire de l'être , puisque celui-ci est « commun à toutes choses » (3).
Mais l 'identité du domaine n'exclut pas la diversité des atti­
tudes et d 'abord des intentions : l'opposition, de ce point de
vue , entre sophistique et philosophie est facile à comprendre
et a été maintes fois précisée par Aristote : le sophiste ne cherche
que son pro fit et non la vérité ( 4 ) . Aristote reconnaît implicite­
ment par là que ce n'est pas par « le choix du genre de vie » que
le dialecticien diffère du philosophe : l'un et l'autre sont donc
guidés par le souci désintéressé de la vérité. C'est ailleurs, dans
la dé finition même de la fonction dialectique et philosophique,
qu 'il faut chercher Je fondement de leur distinction : « La dialec­
tique est une épreuve relative à ce que la philosophie fait
connaître (5) . » On pourrait penser que ce texte délimite claire­
ment, cette fois, la compétence respective du dialecticien et du
philosophe, et les commentateurs s 'en sont généralement satis­
faits : Aristote ne verrait dans la dialectique qu'une épreuve,
au sens socratique du terme , destinée à préparer ou à confirmer,
aux yeux des hommes, et d 'abord du philosophe lui-même, la
réalité du savoir philosophique. Mais une double question se
pose ici. En quoi le rapport entre philosophie et dialectique,
qu'Aristote annonce comme privilégié, en raison de l'identité

( 1 ) Arl. cil. 1 p. 296 SS.


(2) . . . 8LŒcptpeL -r'ij.; µh -ré;> -rp67t<j> T'ij.; 8uv<Xµeoo.; , -r'ij.; 8i: -ro ü (3tou tjj
7tp0Q(LpÉcreL (I', 2, 1 004 b 22-25) .
( 3 ) Ibid. , 1 004 b 20.
(4) Réfut., soph. , 1, 1 65 a 22 ; 1 1 , 1 7 1 b 28.

(5) nEcm 8 � 8LŒÀE:K'\'U(� m:LpŒIJ't'LK� 'ltepl i'flv � cpLÀO!JOq>(OÇ yvoopLIJ't'LX�
{P, 2, 1 004 b 2, ), . .
D I A L E C T IQ UE ET ONTOLO G lR 299

de leurs domaines, va-t-il se disl;inguer du rapport entre la dia­


lectique et les autres sciences ? Autrement dit, ce q u 'Aristote
dit ici , à propos de la philosophie, il aurait pu le dire à propos
de n'importe quelle science particulière : nous avons vu ailleurs
qu'Aristote assignait, en effet, à la dialectique, et d 'abord à la
culture générale, cette fonction d'examen et de critique à l ' égard
de tout savoir particulier. Mais cette remarque nous conduit à
une deuxième question : la philosophie est-elle une science
particulière ? Ou encore : quel est cc domaine dont la philosophie
serait le savoir, que la philosophie nous fera it connaî tre ? Rap­
peler que ce domaine est l 'être en tant que tel, « commun à
toutes choses », c 'est répondre à la question en la supprimant :
il n'y a pas pour Aristote d 'objet dont la philosophie serait le
sa voir, pour cette raison, que nous avons longuement développée,
que toute science porte sur un genre, que l 'être « commun à
toutes choses » ne peut être saisi dans l'unité d 'un genre et qu'il
n'y a donc pas, au sens strict, de « science » qui nous ferait
« connaître » l'être ( 1 ) .

L'opposition de la dialectique et de la philosophie serait


donc j usti fiée si la philosophie parvenait à se constituer comme
science selon le type dé fini dans les A nalytiques : le rapport de
la dialectique et de la philosophie serait alors analogue à celui
que la dialectique entretient avec toute science particulière, qui
est d 'être une propédeutique à ce savoir. Ou plutôt il en serait ainsi
si une circonstance nouvelle ne venait bouleverser entièrement
ce rapport : la philosophie se donne pour une science universelle,
la dialectique pour un pouvoir universel d ' examen et de critique.
O n pourrait penser que, de même que la dialectique est, à chaque
fois, une propédeutique à chaque savoir particulier, de même,
considérée dans son ensemble, elle est la propédeutique au savoir

( 1 ) Dans un texte des Réfutatio11s sophistiques, ARISTOTE, en déflniss1mt


les caractères de l'argumentation dialectique. établit involontairement le
ca1·actère dialectique d es arguments portant sur l 'être en général : « L'argument
dialectique n'est pas limité à un genre défini de choses, n'est pas démonstratif
et n'est pas tel que l'argument portant sur l'universel ( où8è 't'OLOÜ't'oc; o!oc; 6
xcx66Àou) ( 1 1 , 1 72 a 1 2 ) . (L'interprétation de ce dernier membre de phrase par
ALEx . , 93, 2 1 ss., est inacceptable : xcx66Àou désigne ici l' universalité du genre,
et non « l 'universalité » de l'être, laquelle se trouve j ustement contestée en
tant qu'universalité générique. ) Plus intéressante encore est la j ustification
qu'apporte Aristote du premier et du troisième de ces trois caractères : « C'est
qu'en effet tous les êtres ne sont pas contenus dans quelque genre unique,
ni, même s'ils l'étaient, ne pourraient tomber sous les mômes principes •
( 1 72 a 1 4 ) . On reconnaît là le thème essentiel de la spéculation d'Aristote sur
l'être. Si l'être en général (Aristote ne dit pas encore l'être en tant qu'être)
n'est pas un genre, il faut alors convenir que l'on ne peut parler; que dialecti·
quement de l'être en général.
300 LA SCIENCE c< RECHERCHÉ E »

universel. Mais nous avons vu que le savoir universel ne parve­


nait pas à dépasser le niveau d ' une propédeuLique, que la phi­
losophie de l'être est une science « recherchée » eL qui s 'épuise
dans cette recherche elle-même, bref, que nous sommes touj ours
en route vers la totalité . Dès lors, ce qui va rapprocher en fait
la dialectique et la philosophie, ce n 'est pas seulement l'identité
de leurs domaines, mais aussi l'idenLité de leurs démarches : le
moment dialectique de la recherche et de l 'épreuve n'est pas ici
un moment qui s'effacerait devant son résulta L ; pour reprendre
la distinction aristotélicienne, la philosophie de l'être se présente
à nous comme un recuei l de problèmes et non de propositions.
Science éternellement « recherchée » , la science de l'être en tant
q u 'être est telle que la préparation dialectique au savoir devient
le substitut du savoir lui-même. Ainsi le texte du livre r de
la Métaphysique, attribuant à la philosophie un idéal « cognitif »
que son universalité même empêche de réaliser, confirme-t-il
par le fait, au moment même où il prétend les dissocier, la
parenté de l'ontologie et de la dialectique ( 1 ) .
*
* *

Identité de domaines, identité de démarches : si la prem1ere


affirmation est claire, la seconde devrait ê tre confirmée par une
analyse minutieuse des procédés de pensée mis en œuvre dans
la Métaphys ique d 'Aristote. Cette analyse dépasserait ici notre
propos, qui est beaucoup plus de reconstituer la signi fication
philosophique du proj et aristotélicien d'une science de l'être
en tant qu'être que son contenu effectif. Il faudrait montrer que,
si le syllogisme est pratiquement absent de la Métaphys ique,
on y trouve en revanche tous les procédés décrits par les Topiques
ou les Réfu tations sophistiques : la réfutation, la division (sous

( 1 ) I l resterait à examiner le texte du livre K, parallèle à celui du livre r.


Mais ici le souci de distinguer dialectique et ontologie dans leur objet mtme (alors
que le livre r affirmait l'identité de leurs domaines) trahit, une fois de plus,
le zèle maladroit d'un rédacteur postérieur, soucieux de conserver à la philo­
sophie de l'être (ici confondue avec la p hilosophie première) sa dignité de science.
Il y est dit en effet, que, si la dialect1 � ue et la sophistique s'occupent des acci­
dents des ê tres, seule la philosophie s occupe des accidents • des êtres e11 tant
qu'tlres • et de • l 'Etre par soi en tant qu'être • ( K, 3, 1061 b 7 ) . Mais on demandera
alors de quel point de vue la dialectique (et la sophistique) s'occuperont des acci­
dents des êtres, étant entendu que ce n'est pas en tant que tel ou tel que l'être
est envisagé par elles (qui ne sont pas des sciences et ne portent pas sur un genre
déterminé). Quant à • !'Etre par soi en tant qu'être •, on y reconnaîtra cet
amalgame de l'être divin el de l'être en tant qu'être, qui caractérise, comme
nous l'avons vu, la doctrine du livre K el atteste son inau thenticité. L n contra­
diction entre le texte du livre r el le texte parallèle du livre K a été bien aperçue
par Ch. THUROT, op. cil. , p. 207.
DIALECTIQ UE ET ONTOLO GIE 301

la forme proprement aristotélicienne de la distinction des sens) ,


l'induction, l 'analogie , etc. Citons seulement ici , pour mémoire ,
l'établissement du principe de contradiction par la réfutation
de ses négateurs ( 1 ) , la distinction des sens de l'être (2) , la déter­
mination purement analogique des principes envisagés dans
leur unité ( 3 ) , d'une façon générale le caractère diaporétique (4)
d'exposés « introductifs » qui tendent à se confondre ici avec
la Métaphys ique tout entière , et presque partout ce ton polé­
mique qui, suivant les j ustes expressions de Charles Thurot,
révèle davantage « le dialogue de la dispute » que le « monologue
de la science » ( 5) .
Est-ce à dire p o u r autant que dialectique et ontologie s e
co nfondent ? La confusion de fai t ne d oit pas i ci n o us masquer
la distinction de droit, l'identité des procédés, la diversité des
intentions. Il reste vrai que l'in tention philosophique est « cogni­
tive », alors que la visée du dialecticien n'est rien d ' autre que
cc peirastique ». La dialectique, pas plus qu'aucun autre art,

n'a en eile sa propre fin : instrument universel d ' examen , il est


de son essence de poser des questions plus que d'y répondre ;
indifférente au contenu , elle met entre parenthèses toute consi­
dération d'intérêt, cet intérêt fût-il celui du vrai. Au contraire ,
la science de l'être en tant qu'être , forme proprement aristoté­
licienne de l'idéal philosophique des Anciens, ne peut se contenter
d'un tel désintéressement et d'une telle absence de perspectives.
Même si ses procédés sont dialectiques, elle ne pourrait s' avouer

( 1 ) cr. ci-dessus chap. I , § 1, acl {i11 . Sur l'l!Àe:yx.oi;; , cf. Ré{ul. soph. , notam­
ment chap. 1 et 8.
(2) Sur la distinction de � s � ns comme procédé dialectiqu�, cr. Top., V I ,
2, 1 39 b 28 ,_ V I , 13, 1 50 b 33 , Re{ul. soph . , 33, 1 83 a 9- 12.
(3) Sur l'analogie, cr. Rhélor., I l l , IO, 1 4 1 1 a 11 b 3 ; I l , 1 4 1 2 a 4 ; Top . ,
V , 8 1 1 38 b 24 . - L'analogie est, pourrait-on dire, u n e forme inférieure de
l'induction. L'induction appartient à cet usage de la dialectique que nous avons
appelé pré-scie111i{iq11e, en cc sens que, procédé par lui-même non rigoureux, elle
n'en aboutit pas moins il la découverte d'une essence dont l'exactitude, une
fois atteinte, corrige l'impureté de son mode d'établissement. Dans le cas de
l'analogie, nous n'aboutissons, au contraire, à aucune essence, à aucun genre
commun, dans lequel nous puissions nous reposer, mais seulement à une égalité
de rapports qui laisse subsister la plurulité irréductible de leurs domaines
d'application. C'est pourquoi l'analogie est. seule légitime là où est absente,
comme c'est le cas pour l'être en tant qu'être, l'unité d'une essence et d'un
genre. - Ce caractère peu rigoureux du raisonnement p ar analogie, généra­
lement masqué, en ce qui concerne son usage méta p hysique, par la tradition
scolastique sur l'analogie de l'être, a été néanmoms bien mis en relief par
B O N ITZ ( Melapll . , acl 6, 6, 1 048 a 30) et par T H U ROT, op. cil. , p . 1 34 .
(4) S u r l'aporie et la diaporie (développement d e s arguments pour e t
contre, dont • l'égalité •, Top., V I , 61 145 b l , 1 7, détermine l'état d'aporie)
comme procédés dialectiques, cf. Top., V I I I , 1 1 , 1 62 a 17 ( où l'cbt6p'l')µ0t est
défini comme • raisonnement dialectique de contradiction » ) ; 1, 2, 1 0 1 a 35.
(5) Op. cil., p . 1 52.
302 LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

elle-même comme dialectique sans reconnaître par là son échec .


ainsi s'expliquerait qu'Aristote ne semble reconnaître qu'à regre t
la parenté de l'ontologie et de la dialectique et qu 'il n 'aille j amais
j usqu'au bout de cette confrontation. La dialectique nous fournit
une technique universelle de la question, sans se préoccuper
des possibilités qu'a l'homme d'y répondre ; mais l ' homme ne
poserait pas de questions s'il n ' avait l'espoir d'y répondre.
É tudiant la structure de la métaphysique d'Aristote, nou s
avons surtout insisté j usqu 'ici sur l'aspect problématique de
cette structure. Mais l'homme ne se poserait pas de problèmes
sans l'idée que ces problèmes admettent une solution. Dès lors,
autre chose est l'absence de perspective requise en quelque
sorte par la neutralité de l'art dialectique, autre chose l'inachève­
ment de fait d'un proj et qui comporte, par définition, la perspec­
tive même de l'achèvement. Il est donc clair qu'Aristote n'a
pas voulu constituer une ontologie dialectique et que son onto­
logie ne paraîtra j amais dialectique qu'à un observateur, cet
observateur fût-il Aristote lui-même , qui, lorsqu'il considère
son entreprise, ne peut manquer de confronter le proj et avec ses
résultats. Mais il reste alors à se demander d 'où vient cette dispro­
portion entre l'intention et la démarche effective : pourquoi
le proj et d ' une ontologie comme science se dégrade-t-il en fait
en une recherche qui n'aboutit pas, pourquoi l'être en tant qu'être
ne se révèle-t-il que négativement à nous, dans le dialogue indéfini
que les hommes instituent sur lui , pourquoi, en un mot, la
parole humaine sur l'être est-elle dialectique et non scienti­
fique ? M ais une autre question va se poser d 'abord à nous :
s'il est vrai qu'il n'y a pas de recherche sans perspective, quelle
est la perspective qui a guidé Aristote dans le proj et indé finiment
repris , malgré ses échecs, d ' une science de l'être en tant qu'être ?
Si la réalité de l'ontologie est dialectique, quelle est l'idée dont
cette réalité est la réalisation imparfaite ?
DE U X IJ� M E PART I E

LA SCIENCE INTROUVABLE
CHAPITRE PREMIER

ONTOLOGIE ET THÉOLOGIE
OU L'IDÉE DE LA PHILOSOPHIE

Tout-puissants étrangers, iné­


vitables astres . . .
( P . VA LÉRY, La jeune Parque. )

§ 1. Unité e t séparation

La métaphysique aristo télicienne, ou du moins ce que nous


appelons de ce nom , est l' héritière de deux séries de problèmes.
Nous avons suivi j usqu 'à son terme , qui est le proj et de consti­
tuer une science de l'être en tant qu'être , l'une de ces séries : à
quelle condition le discours humain est-il signi fiant, c'est-à-dire
pourvu d 'une signi fication unique ? De question en réponse et
de réponse en nouvelle question, nous é tions parvenus à cette
ultime formulation : comment peut être un le discours hu main
sur l'être ? Ainsi avions-nous abouti à transférer de façon elle­
même problématique à l' être en tant qu'être , entendu comme
corrélat du discours en général, l'unité requise par la cohérence
« recherchée » de ce discours. De cette problématique les recher­

ches sophistiques sur le langage , comme la prétention des sophistes


et des rhéteurs à « parler de tout », nous avaient paru à la fois
l'occasion historique et l'un des principaux aliments.
On ne saurait pour autant se dissimuler - et ceci correspond
trop à l'exégèse traditionnelle pour qu'il soit besoin d'y insister -
que la « métaphysique » aristotélicienne a d ' autres sources, qui
sont platoniciennes et, de façon plus lointaine, parménidiennes.
L a coupure décisive entre une sphère de réalités stables et par
là même exprimables et une sphère de réalités mouvantes et par
là réfractaires à leur fixation dans une p arole elle-même stable ,
P, AUDllNQUE 20
306 LA SC IENCE INTRO U VA BLE

cette coupure ( 1 ) , en quelque lieu précis qu'on la place, reste une


des rares acquisitions de la philosophie antérieure qu'Aristote
s'abstienne de mettre en question. Certes, on peut discuter de
la portée, et d 'abord du lieu , de cette coupure : sépare-t-elle
l'être du non-être ou est-elle intérieure à l'être ? Dans ce dernier
cas, sépare-t-elle le monde sensible d'un monde d ' Idées trans­
cendantes ou bien, faisant l'économie d'un autre monde, devons­
nous la considérer comme intérieure au seul monde que nous
connaissions comme existant ? On sait que, dans un texte de
j eunesse, que nous rapporte Cicéron (2) , Aristote semble trans­
poser aux dimensions d 'une simple opposition intra-mondaine
la séparation platonicienne de deux mondes : le Ciel visible
n'est plus le reflet d'un univers intelligible, mais il est l'intelli­
gible lui-même , l'éternel , l'incorruptible, le divin, ou du moins,
précisera plus tard Aristote , « ce qu'il y a de manifeste parmi les
choses divines » (3) - alors que la partie du monde o ù nous

( 1 ) En invoquant Parménide comme l'ancêtre de celle tradition, nous ne


sone;eons qu'à la façon dont il a été compris par ses successeurs el ne préju­
geons pas sa pensée réelle. La tendance de l'exégèse parménidienne est
auj ourd 'hui, au contraire, de reconnaître un • passage •, une • ouverture » entre
la sphère de l'être vrai el le domaine de l'opinion. Celle t Mse, préparée par les
analyses de K. REIN HARDT, Parmen ides und die Geschichte der griechischen
Philosophie, 1 9 1 6, p. 1 0 , 29 ss., a notamment été soutenue avec beaucoup
de conviction par J . B EAUFRET, Le poème de Parmén ide, not. p . 48, et, avec
plus de j usti fications philologiques, par J. Bo LLAc1c, Sur deux fragments de
Parménide, R.E. G., 1 957, p. 56-7 1 . - II n'en reste pas moins qu'Aristote, à
la suite de Platon, a entendu autrement la pensée de Parménide, qu'il range
parmi ceux qui • ont supprimé radicalement toute �énération et toute cor­
ruption, disant que rien de ce qui est n'est engendré m ne périt, mais que c'est
seulement pour nous pure apparence (a>.M µ6vov 8oxe'Lv �µ'Lv) » (De Coelo. , I I I,
1 , 298 b 1 4 ) et, plus loin, il leur sait gré d'avoir reconnu les premiers que • sans de
telles natures immobiles, il ne peut y avoir connaissance ou pensée ( cpp6v'l)<rn;) •
(298 b 23) . C'est seulement • sous la contrainte des phénomènes • (A, 5, 986 b 3 1 )
que Parménide aurait fait une place a u devenir dans s a philosophie ( A , 3,
984 b 2) et qu'il aurait admis deux principes, dont l'un s'apparente à l 'être et
l'autre au non-être (986 b 33 ; De Gen. et Corr., I, 3, 3 1 8 b 6-7 ) .
( 2 ) De n a l . deor., II 3 7 , 95 ; Cr. 1 2 Rose (De philosoph ia) .
( 3 ) T <X cpavep<X -rwv Ë!eCoov ( E , 1 , 1 026 a 1 7) . Dans l e même sens, l a Physique
parle des • plus divines parmi les choses manifestes • (-r<X 6et6-ra-ra -rwv �avepwv)
( I I, 4, 196 a 33), expression dont on trouvait déjà l'équivalent (-rwv 7jµ'Lv a!a-
6'1)-rÙlv -r<X 6et6-ra-ra) dans le Prolreptique, s'il est vrai que le passage de JAM­
BLIQU E, De communi malhemalica scienlia, 72, 27, doit être restitué, comme le
veut le P. FESTUGitl:RE (Reu. ph ilos., 1 956, p. 1 22, 124), à cet ouvrage perdu
d'Aristote ( contra RABINOWITZ, Aristolle's Prolreplicus and the sources of ils
Reconstrucl1on) (on remarquera cependant que ces deux dernières formules
impliquent une continuité du moins divin au • plus divin •, que ne comportait
pas la première ; cf. encore A, 9, 1074 b 1 6, où l'expression -rwv cpatvoµévoov
6et6-ra-rov est appliquée à l 'intellect). Ces exJ.!ressions sont à rapprocher de
celles de l 'Epinomis sur les • dieux visibles • {Beoùi; . . . 6pa-ro6i;) (984 d) ou les
• dieux véritablement manifestes pour nous » (-roùi; 8� ISv-rooi; �µ'Lv cpavepoùi;
!Sv-rai; 6eo6i;) (985 cd) . Elles ne prennent, comme nous le verrons tout leur sens,
q.ue dans la p erspective de la théologie astrale (cf. le De philosoph ia d'ARISTOTE,
cité par C t c R R O N , De nal. deor., I I, 1 5 , 42 ; 1 6, 43).
LA SJ�PA HA T m_v 307

vivons est le domaine de ce qui naît et périt. Atténuation appa­


rente de l'opposition platonicienne et, plus encore, parméni­
dienne, mais qui, comme nous le verrons, en installant la dualité
au sei n du monde lui-même , ne rendra que plus urgente la
né cessité de la surmon ter.
En tout cas, l'existence, attestée par la simple observation
astronomique, d'êtres que leur mouvement régulier et apparem­
ment éternel désigne, ainsi que l' affirme une tradition vénérable ( 1 ) ,
comme des êtres divins, permettait d 'assigner u n obj e t qui ne
fllt point chimérique à une sagesse dont le propre est de ne
point s 'occuper de ce qui naît et périt (2) . C'est pourquoi Aristote
associe constamment dans la Métaphysique la question : Existe­
t-il des êtres autres que les êtres sensibles ? à cette autre : Une
philosophie ou, du moins , une philosophie dis tincte de la phy­
sique et venant avant elle dans l 'ordre du savoir, est-elle possible ?
« S'il n'y avait pas d 'autre essence que celles qui sont constituées
par la nature, la physique serai t la science première ; mais s'il
existe une essence immobile, celle-ci sera antérieure et il y
aura une philosophie première (3 ) . » Cette science se nommera
théologie, car « si le divin est présent quelque part, il est présent
dans une telle nature » (4).
Selon que l'on suivra cette dernière voie de recherche ou
celle que nous avons essayé de reconstituer dans les chapitres
précédents, on s'apercevra que les problèmes de la métaphysique
se ramènent à deux fondamentaux. Le premier est celui de

( 1 ) De Coelo, l i , 1, 284 a 2 ss Cf. De philosuphia, fr. 27 '''alzer (CICÉRON


.

Tusculanes, I , 10, 22) , oi1 l ' âme est dit.e composée d'une matière divine et tou­
jours en mouuement (ëv8eÀÉ)(.eLoi:), don t. seraient faits également les astres.
(2) Eth. Nic., V I , 1 3, 1 1 43 b 20 .
(3) E, 1 , 1 026 a 27. cr. De Coelo, 1 1 1, 1 , 298 b 1 8, où ARISTOTE attribue
aux El6ates le mérite d 'avoir reconnu que l'existence d 'essences immobiles
était la condition de tou to connniBsnnce et de tonte pens6e (cf. p. 306, n. 1 ),
mais leur reproche de n ' avoir pas vu que 1 '6tude de ces essences relevait
d'une recherche autre que la recherche physique et a n térieure à elle •.

(4) E, 1, 1 026 a 20. O n rem a r q u e r a , à propos de ces cieux citations : a) Que


le mot <puaLc; est employé tantôt au sens précis el restrictif de nature sensible,
tantôt au sens d'essence en gé n éral ; IJ) Que la divinité est ici a t tri b u é e à ce qui
est immobile, alors q u e cl ans le De pililosopil ia et le /Je Coelo (n. 1 ci-dessus),
c'est le mouvement qui était cm divin. O n peut admettre une évolution d'Aris­
tote, qui va de la divinisation clu mouvement ( thème déj à platonicien ) à celle
de l'immobilité. M ais on remarquera que le seul mouvement qui ait j amais été
dit divin par Aristote est le mouvement circulaire des astres ou des sphères
célestes, q u ' il y a une éternité, et comme une immobilité, de ce mouvement,
et que l'immobilité dont il est question au livre E (et qui sera explicitée, au
livre A et dans la Physique, comme immobilité du Premier M oteur) s'oppose
moins au mouvement éternel du Ciel qu'à l'instabilité du monde sublunaire.
L'essentiel pour notre propos est qu'Aristote admet la séparation ()(.<i>pLaµ6c;)
d'une sphère du divin, ce qui antori�e la constitution d'une théologie
autonome.
308 LA SC IENCE INTRO U VA BLE

l'unité : les signi fications multiples de l'être sont-elles réduc­


tibles à l'unité ? ou en d'autres termes : existe-t-il un principe
commun de tous les êtres ? Le second est, pour reprendre une
expression qu'Aristote emprunte au platonisme, le problème de
la séparation : « Savoir si l'on ne doit reconnaître que des êtres
sensibles ou s'il y en a d 'autres en dehors de ceux-là ( 1 ) . » On
pourrait ainsi grouper autour de deux thèmes la plupart des
apories sur la sagesse que développe, dans un désordre apparent,
le livre B de la Métaphysique. Lorsque Aristote demande :
u L'étude des causes appartient-elle à une seule science ou à

plusieurs ? » (2) , « Est-ce une seule science qui s 'occupe de toutes


les essences ou plusieurs ? » (3) , il se réfère à la problématique de
l 'unité. Lorsqu'il demande : « Y a-t-il, ou non, en dehors de la
matière quelque chose qui soit cause par soi ? Ce quelque chose
est-il séparé ou non ? . . . Y a-t-il quelque chose en dehors du
composé concret. .. ou bien n'y-a-t-il rien de séparé, ou bien
y a-t-il quelque chose de séparé pour certains êtres et non pour
d ' autres, et quels sont ces êtres ? » (4 ) , il se réfère manifestement à
la problématique de la séparation.
Une réponse positive à chacun de ces problèmes conditionne
à chaque fois l'existence même de la sagesse. Si l'être a plusieurs
sens, si les essences sont irréductiblement multiples , si le monde
est une série d'épisodes, il n'y a que des savoirs dispersés, et non
une sagesse qui ferait l'unité de ces savoirs. D 'autre part, s'il
n'y a que des êtres sensibles, l 'existence de la sagesse se trouve
également compromise, non point par la dispersion des savoirs,
mais par la prééminence de l'un d 'eux, la physique (5). M ais si
la sagesse se trouve liée, dans son existence, à la double condition
de l 'unité de l'être et de l 'existence d ' une sphère suprasensible,
c 'est qu'elle-même relève d 'une double dé finition : celle qui voit

(1) B, 1 , 995 b 14. Ce problème est également � résenté, au début du livre M,


comme l'obj et des recherches de ce livre : • Il s agit de rechercher s'il existe
ou non, en dehors des êtres sensibles, un être immobile et éternel • ( 1076 a 10).
A la similitude des formules s e laisse reconnattre u n e de c es quaesllones dispu·
tatae qui devaient être devenues classiques dans les cercles philosophiques
Issus du platonisme.
(2) 996 b 6.
(3) 995 b l l .
(4) 995 b 33.
(5) L'auteur du livre K, rés u m a n t le livre B, m on tre bien qu'à travers la
question des • essences sépar6es •, c'est l'existence même d'une sagesse distincte
de la physique qui est en j eu : D'une façon gén6rale, le problème est de savoir

s'il faut admettre l'existence d'une essence s6parée, en dehors des essences
sensibles, c'est-à-dire des essences de ce monde, ou bien ne pas l'admettre et
dire que ces dernières sont la seule réalit6 et que c'est sur elles que porte la sagesse •
( K, 2, 1 060 a 8 ) .
LES DE UX PROBL ÈMES 309

en elle une science universelle et celle qui fait d'elle un savoir


transcendant. Nous retrouvons ici les deux conceptions de la
« science recherchée » , comme science universelle ou comme

science première, que nous avons vu s'affronter dans la philo­


sophie pré-aristotélicienne, et qui se précise chez Aristote dans
le double proj et d 'une ontologie et d 'une théologie. En ce sens ,
on pourrait appeler ontologique le problème de l 'unité et théolo­
gique le problème de la séparation.
L 'analyse pourrait donc discerner assez aisément et suivre
dans les profondeurs de la Métaphys ique aristotélicienne ce
double courant de préoccupa tions, issu lui-même d ' une double
série d 'influences ou de polémiques. Cette dualité a été , on le
sait, mise en pleine lumière par les beaux travaux de W. Jaeger,
qui nous dispenseront de revenir longuement sur cet Aristote
théologisa1ü en qui il a reconnu, à j uste titre, le disciple et le
continuateur direct de Platon. M ais les résultats des chapitres
précédents nous ont permis d 'ores et déj à , pensons-nous, de
corriger sur un point important l'une des thèses fon damen tales
de J aeger : en tentant de ressaisir dans son surgissement la problé­
matique ontologique, nous avons reconnu la part importante de
suggestion, d'impulsion ou tout simplement d'occasion, qui
revient à la ré flexion d'Aristote sur la sophistique et la rhéto­
rique ; il y a une préhistoire de l 'ontologie aristotélicienne ,
comme il y a une histoire de la théologie avant Aristo te . Pour
avoir méconnu la première e t n 'avoir insisté que sur la seconde ,
W. Jaeger a été amené à exagérer, pensons-nous, la nouveauté
radicale, non seulement de la théorie - ce qui est incontestable ­
m ais aussi de la question ontologique, e t à voir par conséquent
dans la position même de celle-ci le signe d 'une évolution d'Aris­
to te à partir d'un platonisme supposé primitif. Si l 'on néglige
l'hypothèse peu vraisemblable d 'un renouveau d 'intérêt pour
la sophistique qui serait apparu chez Aristote à mesure qu' aurait
décliné l'influence pla tonicienne, il est permis de penser qu 'Aris­
tote a affronté en même temps le platonisme et la sophistique :
!'Aristote dialecticien, qu 'ont critiqué les É picuriens Colotès et
Diogène ( 1 ) , était le même que !'Aristote platonisant du De
philosoph ia ; et la problématique de l'être en tant qu'être est si
peu tardive qu'elle apparaît clairement dès les Top iques et les
Réfu tations sophistiques que de nombreux indices permettent de
reconnaître, de l'aveu de W. J aeger lui-même (2) , comme rela Li-
( 1 ) E. BIGNONE, L'Arlslo/ele perd11/o . . .
( 2 ) Arislole/es, p . 45, n. l , 85-86, 395. L'ancienneté d e s Tupiques avait déj à
élé reconnue par Zeller et n'a jamais été mise sérieusement en doute depuis lors .
310 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

vement anciens. Les conséquences n 'en sont pas moins philoso­


phiques qu'historiques : dire que les problématiques théologique
et ontologique sont contemporaines, et non successives, amène
à poser en termes nouveaux la question de leurs rapports. No us
n'a urons pas à nous demander comment et pourquoi elles se
succèdent, mais comment, issues de sources différentes, elles en
viennent à se rencontrer et à susciter alors, selon les cas, des
réponses concourantes ou concurrentes.
*
* *

La liste des problèmes du livre B révèle déj à la confusion des


deux problématiques : la recherche de l'unité de l'être, annon­
ciatrice du proj e t de la science de l 'être en tant qu'être, alterne
constamment avec la recherche de l'être séparé , dont l'existence
autoriserait la constitution d ' une sagesse entendue cette fois
comme théologie. Bien plus, il arrive à ces deux perspectives
d 'intervenir dans une même question : ainsi, cc les principes des
êtres corrup tibles et ceux des êtres incorruptibles sont-ils les
mêmes ou sont-ils différents ? » ( 1 ) . Une réponse positive au
problème de la séparation amène, en effet, un redoublement du
problème de l ' unité : à la question de l'unité du sensible se sura­
j oute désormais celle de l' unité du sensible et du supra-sensible :
l'être a-t-il le même sens dans la sphère du séparé et dans celle
du non-séparé ? De même, si la sagesse s'occupe à la fois des
êtres séparés et des êtres non séparés, la question de l'unité du
savoir, qui se posait déj à au niveau de l'expérience sensible , va
être d 'autant plus controversée qu 'il va s'agir cette fois de
réunir dans une même science des réalités aussi hétérogènes que le
sensible et l'intelligible : « Si la science en question s'occupe de
l 'essence , est-ce une seule science qui s'occupe de toutes les
essences (2) ou y en a-t-il plusieurs, et, s'il y en a plusieurs,
sont-elles toutes d ' un genre commun, ou bien faut-il regarder les
unes comme des sciences philosophiques, les autres comme
quelque chose de différent (3) ? » La dernière partie de la question
montre bien qu'Aristote hésite dans le même moment entre
deux conceptions de la philosophie : la philosophie est-elle
l'unité du savoir, le « genre commun » à toutes les sciences, ou

( l ) 996 a 2.
(2) Comme le montre ln auite, qui oppose sciences philosophiqu es et
non philosophiques, Aristolu ne songe pas seulement ici aux essences sensibles,
mais à l'ensemble des es�enccs, sensibles el intelligibles (cf. en ce sens ALEX . ,
1 75, 1 9 ) .
( 3 ) B , 1 , !J 9 5 b I U .
UNIT É ET TRA NSCENDA NCE 31 1

bi e n ne désigne-t-elle qu'une partie du savoir, la science de


cer tain es essences, et non de toutes ? Mais cette hésitation
e lle-même demeure suspendue à la réponse qui sera donnée à la
pre mière partie de la question : s'il existe une seule science qui
s'occupe de toutes les essences, alors cette science sera la philoso­
phi e ; mais s'il y a une pluralité irréductible de sciences, certaines
seulement, évidemment les plus hautes, auront droit à la qualifi­
cation de philosophiques. Tout à l'heure, nous voyions le problème
de l'unité compliqué par l'intervention de la perspective du choris­
mos. Ici , inversement, nous voyons le problème de la séparation
- la philosophie est-elle la science des choses séparées et d ' elles
seules ? - suspendu à la réponse attendue sur le problème de
l'uni té.
C'est donc dès la position des problèmes que les deux pers­
pectives interfèrent : unité ou dispersion , transcendance ou
immanence . On a vu comment cette double alternative corres­
pond à des curiosités, à des préoccupations distinctes, qui
peut-être même ne sont historiquement apparues que dans deux
traditions philosophiques différentes. M ais on n 'en voit pas
moins comment ces deux traditions convergent, comment, ainsi
rapprochés, ces deux problèmes peuvent devenir dépendants
l'un de l'autre. A supposer que l'unité soit recherchée , « désirée »,
comme elle le fut touj ours chez les Grecs, ennemis de l'indéter­
mination et de l'in finité, l 'affirmation d 'un monde de réalités
séparées peut présenter, par rapport à cette recherche d 'unité ,
deux signi fications contradictoires : au premier abord , un tel
monde institue une coupure, donc apparaît comme un obstacle
à l'unité désirée ; mais on peut admettre inversement que l'unité
ne peut être du même genre que ce qu 'elle unifie, que l'unité du
multiple doit être séparér du multiple et qu'ainsi la transcen­
dance, loin d ' être pour elle un obstacle , devient la condition même
de l 'unité . On aura reconnu , dans cette dernière solution , la
solution platonicienne : il n'y a d 'unité que transcendante , et la
transcendance est garante d 'unité ; un monde sans transcen­
dance serait voué à la dispersion ; un discours qui ne s'appuierait
pas sur les I dées serait voué à l'instabilité de l'opinion.
Le platonisme fournissait donc à Aristote le moyen de
répondre à un problème par la solution préalablement apportée
à l'autre. De fait, c'est ainsi que Platon avait répondu aux
sophistes : le philosophe est auvo7t't'Lx.6c;, comme prétendait
l'être le rhéteur selon Gorgias ou selon Isocrate ; il embrasse
donc l'unité de l'être , non parce qu'il sait tout, mais parce qu'il
connaît le meilleur, l 'essentiel , c'est-à-dire les Idées transcen-
312 L A SCIENCE INTRO U VA BLE

dantes. Mais Aristote , on l'a vu, ne se satisfait pas de cette


réponse. Rappeler pourquoi exigerait que l'on résumât tou te la
critique aristotélicienne de la théorie des Idées. De cette polé­
mique, nous ne retiendrons que deux thèmes, dans la perspective
qui nous occupe ici : Aristote conteste, d'une part, que les Idées
soient véritablemen t transcendantes ; il en vient, d ' autre part,
à douter que la transcendance soit garante d 'unité. La première
critique s'adresse à Platon seul ; la deuxième ne s'adresse pas
seulement à Platon , mais en vient à ébranler ce qu 'Aristote a
conservé lui-même du platonisme.
Aristote reproche à Platon d ' avoir hésité entre deux concep­
tions de la participation des choses sensibles aux Idées : d 'après
l'une, il s'agirait d 'un rapport de modèle à copie, d 'après l' autre
d 'une sorte de mélange ou mieux encore de compénétration. La
première conception a l'avantage d 'assurer la stabilité de l' idée,
mais ne rend compte que d ' une façon « poétique » et métapho­
rique ( 1 ) de sa causalité sur le sensible : « Il semble impossible que
l'essence soit séparée de ce dont elle est essence ; comment donc
les Idées, qui sont les essences des choses, seraient-elles séparées
des choses (2) ? » La deuxième conception, développée par
Eudoxe (3), explique bien que l' idée, en entrant dans la composi­
tion de la chose, soit cause de telle qualité de cette chose , puis­
qu'elle n'est autre alors que cette qualité (4) ; mais cette concep­
tion se heurte à des obj ections si « faciles » qu'Aristote, qui les
a longuement développées dans le Ilept l8ewv , j uge inutile de les
rappeler dans la Métaphys ique (5).
I l est donc de l'essence de l ' idée d 'être transcendante, mais
cette transcendance est illusoire, et n ' a d 'autre fondement que
verbal si l'on veut que cette transcendance soit l 'unité ou,
comme dira Aristote, « l 'essence d'une multiplicité sensible » .
A la question une fois de plus posée : « Faut-il admettre seulement
des êtres sensibles ou y en a-t-il d'autres en dehors de ceux-là ? »,
Aristote répond au livre B en rappelant les objections du liv re A :
« Rien n'est plus absurde que de prétendre qu 'en dehors de
celles qui sont dans le Ciel (6) , il existe encore certaines natures

( 1 ) A, 9, 99 1 a 22.
(2) 99 1 a 32.
(3) A, 9, 99 1 a 1 7. Ile:pt !8e:ùiv, fr. 189 Rose.
(4) Si les Idées étaient immanentes ( cvumxpxovTcx), • peut-être sembleraient­
elles causes des êtres, comme le blanc est cause de la blancheur dans l'être
blanc, en entrant dans sa composition • (991 a 1 4 ) .
(5) l /Jid. , 991 a 1 7 .
(6) Ilo:pcl: Tcl:c; c v T<Ï> oôpcxvij> . Oôpcxv6c; ne désigne p a s ici l'Univers, encore
moins • l'Univers sensible • (Tricot), mais le Ciel, c'est-à-dire la partie suprasen-
CRI 1'1Q UE DE LA 'l'HÊORJI� DES ID ÊES 313

( qi ôaeLç), e t q u e ces nat� res sont les mêmes q u e les réalit � s


,
se nsi bles, excepte tou tefois que les unes sont éternelles, tandis
qu e les au tres sont corruptibles » (1 ), et Aristote précise sa pensée
p ar un rapprochement suggestif : « Quand on dit qu'il existe
l' Hom me en soi , le Cheval en soi et la Santé en soi, sans rien
ajo uter, on ne fait q u 'imiter ceux qui disent qu'il y a des dieux,
mais que les dieux ont la forme de l ' homme. Ces derniers ne
faisai ent pas autre chose que des hommes éternels, e t de même
les Platoniciens, en créant leurs Idées, ne créent que des êtres
sensibles éternels (2) . » On voit le sens de l'argument d'Aristote :
ce qu'il conteste, ce n'est pas l 'existence d'êtres éternels, mais
seulemen t. que ces êtres éternels soient l'essence des êtres sensibles ,
ou, ce qui revient au même, qu'on prenne pour éternel ce qui
n'est que du sensible hypostasié, simplement affublé, par un
dérisoire artifice verbal, de l'épithète « par soi ». Aristote ne
conteste pas qu'il existe des êtres par soi, mais seulement que
ces êtres « par soi » soient la réalité du monde sensible (3) ; il
n 'y a pas, dans un autre monde, un Homme en soi , qui, à l'éter­
nité près , « serait le même », comme le dit expressément Aristote,
que les hommes périssables que nous sommes. II y a , d 'un côté ,
des hommes, de l'autre, peut-être des Idées, ou du moins des
réalités qui conserveront chez Aristote les mêmes caractères que
les Idées platoniciennes ; mais aucune de ces Idées ne sera j amais
Idée de ces hommes. Si Aristote voit dans la transcendance

sible, ou du moins étemelle, de l ' Univers (Sur les difTérents sens d 'oùpixv6c;,
cf. De Coelo, 1, 9, 278 b 1 0-21 , le sens d'un ivers, -ro llÀov xixt -ro miv, n'étant
mentionné par Aristote que comme le plus dérivé des trois sens du mot). Il
s'agit donc ici des Corps célestes - ou de leurs essences -, non des réa lités
• •

sensibles. Ln pens6e d'Aristote est claire (encore que l'emploi du mol cpuaeLt;
pour désigner les Idées, emploi d'ailleurs conforme à l'usage plnlonieien, ait
pu prêter à confusion) : le problème est de snvoir s'il existe d'autres réalités
suprasensibles que les Corps célestes (dont l'existence va de soi, puisqu'ils sont
cpixvep<X), r6alités dont le rôle supposé est défini par le membre de phrase sui­
vant : elles seraient les memes que les réalil6s sensibles, à l'éternité près. ( Nous
suivons ici l'interprétation de W. JAEG1m, Arisloleles, p. 180 . ) Cette phrnse
nous paraît capi tale pour l'interpr6tation d11 problème th6ologique chez Aris­
tote : ce qui est en question, c'est moins l'existence du suprasensible (que les
affirmations de sa lh6ologie astrale dispensaient Aristote de mettre sérieusement
en doute) que l'existence d'un suprasensible qui, sous le nom d ' i dées ou de
Nombres, ne serait qu'un redoublement inutile du sensible.
( 1 ) B, 2, 997 a 33, b 5 ss.
(2) 997 b 8 SS. Cf. A, 9, 990 b 2 SS.
(:1) Ce point a été bien vu par saint THOMAS, notamment dans son commen­
taire du passage de l'El/z . Nic. ( 1 , 4), où Aristote critique l' idée platonicienne
du Bien : Considerandum est quod Al'istoteles non lnlendil improbare opi­

nionem Plalonis quantum ad hoc quod ponebal unum bonum separalum . . .


lmprobal nu lem opinionem Plalonis quantum a d hoc quod ponebal bonum
separntum esse quamdam ideam communem omnium bonorum • ( In Eth. Nic.,
J , Lect. V I ) .
314 L A SCIENCE INTRO U VA BLE

platonicienne un redoublement à la fois inutile et illusoire


c'est peut-être moins pour refuser la transcendance que p ou ;
la prendre au sérieux : les dieux ne sont pas des hommes éterne ls,
mais des dieux ; le divin n 'est que divin ( 1 ) . Mais à p rendre
la transcendance au sérieux, on lui refuse la fonction qu 'elle av ait
chez Platon, qui était de nous permettre de penser le sensible
en l'unifiant : si le divin n'est que divin, il ne nous apprend plus
rien sur notre monde. Cet argument n'était certes pas nouveau,
et Platon se l'était opposé à lui-même : si la science est conna­
turelle à ce dont elle est la science et si la science est une Idée,
il n 'y aura de science que des Idées, et il n 'y aura pas plus de
science des « choses de chez nous » que l 'esclave de chair et d'os
n'est l'esclave de la Maîtrise en soi (2) . Mais, si à cette obj ection,
d ' inspiration peut.-être aristotélicienne (3), Platon s'efforcera de
répondre dans sa dernière philosophie, notamment par sa théorie
des mixtes, ou encore par sa théorie des Nombres idéaux, Aristote
en restera à cette opposition fondamentale entre un monde voué
à la contingence et à l 'indétermination et un divin qui ne renvoie
qu'à lui-même et dont la réalisation la plus haute est un Dieu
qui ne peut connaître que soi-même. Rien, si ce n'est une inter­
prétation hâtive de la critique aristo télicienne du platonisme,
ne j usti fie la légende, illustrée par la célèbre fresque de Raphaël,
d ' un Aristote ramenant à des considérations terrestres une
sagesse que Platon avait élevée à des spéculations transcendantes.
Le Ciel d 'Aristote ne perd pas de sa réalité parce qu 'il n'est plus
un Ciel d ' i dées, mais un Ciel visible d 'astres et de sphères. Le
chorismos ne disparaît pas avec Aristote ; il s'aggrave en devenant
« physique » , en opposant désormais un monde ordonné à un

monde contingent, au lieu de faire de l 'ordre idéal l ' ordre de


ce monde.
On ne s'étonnera donc pas de trouver chez Aristote des
textes qui rendent un son dualiste. Ainsi le livre 1 de la M�ta­
phys ique, consacré à une élucidation de la notion d 'unité, se

( 1 ) Aristote ne voit dans les reprt'lsentatlons anthropomorphiques ou


zoomorphiques de la divinité que des mythes tardi fs destinés à • persu a d er la
m u ltit u de » c l t\ servir les lois et les intérêts communs » ; cc ne seraient là que

déviations à partir d'une croyance plus primitive et seule • vraiment divine » ,


selon laquelle la divinilt'l a p parti e n t aux astres, qui sont les • essences premières •
(A, 8, 1 074 b 1 - 14). Nous aurons d'autres occasions de remarquer que le Dieu
d'Aristote, loin d' ê tre pensé à partir de l'exp�rience humaine et • terrostre •,
n'est conçu que par opposition à elle.
(2) Parmén ide, 1 33 e- 1 34 a.
( 3 ) J. Em:Rz, Die Einkleidung des platonischen Parmenldes, Arch . /.
Gesell . d. Philos., XX ( 1 907) , 8 1 -95. Voir cependant les observations d'A. D1Ès,
/lev. de Ph i/o.ç . , X \' T I . 1 30- 1 4!1 (reproduit. dans Autour de Plntnn , J I ) .
CORR UPTIBLE ET IN CORR UP TIBLE 315

termine p a r u n développement tendant à montrer l 'hétérogénéité


du corruptible et de l 'incorruptible, entre quoi se partagent
tous les êtres de l'univers. Ce texte, il est vrai, débute par une
phrase rigoureusement inintelligible : « Les contraires étant
différents en espèce, et le corruptible et l 'incorruptible étant
des contraires . . . , le corruptible et l 'incorruptible sont nécessai­
rement différents par le genre ( 1 ) . » Il n ' est que trop manifeste
que ce syllogisme, si syllogisme il y a , s 'achève par une conclusion
toute différente de celle qu'exigeaient les prémisses. On a proposé
de corriger ce texte en remplaçant, dans la conclusion, y�ve:L par
e:t8e:L (2) . Mais cette correction est inacceptable, car toute la
suite du texte tend à montrer qu'il y a bien entre le corruptible
et l'incorruptible une différence de genre et non d 'espèce. C'est
donc les prémisses, et non la conclusion, qu'il faut corriger :
correction qu'il n'est pas nécessaire de conj ecturer, puisque
Aristote l ' apporte lui-même dans les lignes qui suivent. Il y a ,
e n effet, dit-il, deux sortes de contraires : d 'abord , « ceux qui
appartiennent par accident à certains êtres », par exemple, le
blanc et le noir pour l ' homme ; ensuite, les contraires qui sont
de « ces attributs qui appartiennent nécessairement aux choses
auxquelles ils apparLiennent » (3). On reconnaît ici , appliquée
aux contraires, la distinction entre attributs accidentels et
attributs par soi (4). Aristote veut montrer que, lorsque la contra­
riété affecte les attributs par soi , elle afîecte par là même l 'essence
des suj ets correspondants. Tel est le cas des attributs corrup ti ble
et incorrup tible : « Le corruptible est donc nécessairement
l'essence de chacun des êtres corruptibles ou bien réside dans
leur essence. Et l'argument serait le même pour l'incorrup­
tible (5 ) . » Cette contrariété-là est, certes, bien près de ressembler
à ce qu 'Aristote appelle ailleurs contradiction (6) , et qu 'il se
contente de désigner ici du terme assez vague « d 'antithèse » ( 7 ) .
Mais en dépit d'une terminologie encore p e u élaborée, q u i trahit

( 1 ) lvlet. , l, 9, 1 058 b 26.


,
(2) BON ITZ, lvlet., I I , 449.
( 3 1 058 b 36, 1 059 a 3.
( 4 Du moins celte espèce d'a ttributs par soi qui entrent nécessairement
dans a définition d'une eslience et non de ceux dans la définition desquels entre
nécessairement une essence déterminée (comme le nez dans la définition du
camua, le nombre dans la définition du pair et de l'impair). Sur cette dernière
espèce d'attributs, cf. Z, 5, 1 030 b 23-24.
(5) iYiet., 1, 9, 1 059 a 6.
(6) Entre deux essences ou plutôt deux attributions essentielles il ne peut
y avoir que conlradiclion et non curitrariélé, p uisque l'essence n'admet pas de
contraire ( Ca/eg. , 5, 3 b 24 ; N, 1, 1 08 7 b 2-4 ) ; la contrariété ne peut porte1•
que sur les attribu ts, plus précisément les attributs accidentels.
( 7) 1 059 a 1 0 .
LA SCIENCE 1NT1W V VA BLE

peut-être l'origine ancienne de ce passage, la conclusion est


claire et radicale : « Il en résulte nécessairement que ces choses
(corruptibles .et inc�rruptibles] sont différentes par le genre » ( I ) ,
ce qui veut dire qu'il n'y a pas de genre commun dont le corrup­
tible et l'incorruptible seraient les espèces ou les différences
spéci fiques. Aristote ne va pas j usqu 'à dire que tout être est
soit corruptible soit incorruptible, autrement dit que la différenc e
du corruptible et de l'incorruptible divise l'être dans sa totalité.
Mais cette conséquence est impliquée par l 'affirmation d ' une
opposition générique entre deux termes dont l'un est la '' priva­
tion » ou plutôt la négation de l'autre (2) ; il ne serait faux de
dire que tout ce qui n'est pas corruptible est incorruptible, et
inversement, que dans le cas où la différence du corruptible et
de l'incorruptible ne diviserait qu'une région, c'est-à-dire un
genre de l'être , autrement dit ne représenterait qu'un couple
de différences spéci fiques : dans ce cas, en effet, il y aurait des
choses qui ne seraient ni corruptibles ni incorruptibles, de même
qu'il existe des êtres qui ne sont ni pairs ni impairs, puisque
la différence pair-impair n'a de sens qu'à l'intérieur du genre
nombre. Dire que le couple 11 antithétique » corruptible-incor­
ruptible ne constitue pas une différence spéci fique, c'est dire
qu'il ne divise pas un genre. Que diviserait-il alors, puisque
l'un des termes signi fie tout ce que nie l'autre, si ce n'est l'être
dans sa totalité (3) ? A vrai dire, il ne s' agit, au sens technique
de ces termes, ni d ' une '' division » au sens platonicien, ni d 'une
difîérence ( aL<Xcpopoc) au sens aristotélicien , ce qui supposerait
dans les deux cas un 1 < genre » à diviser (4) , mais d 'une « anti­
thèse » fondamentale , dont aucun discours humain ne peut
ramener les termes à une unité supérieure.

( 1 ) I bicl.
(2) Ici encore le terme privation, employé en 1 058 b 27 pour désigner l'incor­
ruptible, est impropre, puisque la privation ( cn�p7)1rn;) ne s'exerce qu'à l'inté ­
rieur d'un genre déterminé. Comme le rappelle une parenthèse, qui est ici si
inopportune qu'el l e parait bien interpolée, la privation est une • impuissance
déterminée • ( 1 058 b 27). Or ce que veut montrer précisément Aristote, c'est
que l'incorruptibilité n'est pas une impuissance déterminée (c'est-à-dire qui
s'exercerait dans les limites d'un genre ) , mais qu'elle-même déterm ine une
dilTérence de genre.
(3) Le fait que corrupti ble et incorrupti ble soient des attributs essentiels
a cette autre conséquence qu'une même chose ne P- eut être à la fols corruptible
et incorruptible ( 1 059 a 4). On remarquera qu ailleurs Aristote adoptera à
l ' égard de l'antithèse repos-mouvement une attitude moins radicale : il r a des
choses qui sont touj ours en repos, d'autres toujours en mouvement, d autres
enfin qui sont t a ntôt en repos tantôt en mouvement (Phys., V I I I, 3 ) . Mals,
comme nous le verrons, le repos n'est pas le contradlcto1re du mouvement (qui
serait l'immobilité), mais seulement son contrairP..
(4) Ct. J re Partie, chap. I I , § 4.
CORR UPT IBLE ET INCORR UPTIBLE 31 7

On remarquera en passant qu'Aristote répond ici par la


négative à l'un des problèmes que posait le livre B : « Est-ce une
seule science qui s'occupe de toutes les !essences ou y en a-t-il
plusieurs et, s'il y en a plusieurs, sont-elles toutes d'un genre
commun ( 1 ) ? » Car, si Aristote affirme souvent qu' « il y a une
science une des contraires » (2) , il songe par là à ces contraires que
sépare une différence spéci fique et non à ces contraires « antithé­
tiques » dont chacun constitue un genre à lui seul. II y a une
science une du pair et de l'impair ; mais il n'y a pas de science
une du corruptible et de l'incorruptible. Conséquence grave, et où
se retrouvent les difficultés que nous avions mises en lumière à
propos de la constitution d ' une science de l'être en tant qu'être :
l'être ne signi fie pas identiquement le corruptible et l'incorrup­
tible, le terrestre et le divin , il n'y a pas d' « être » qui soit commun
à l'un et à l'autre , ou du moins cette communauté n'est-elle que
verbale, équivoque, et ne suffit-elle pas à constituer une science
une.
Mais, au livre 1, le but de l'argumentation d'Aristote est
autre. Il est révélé par les dernières lignes du texte , qui sont en
même temps les dernières lignes du livre 1 . Elles montrent que
l'argument est expressément dirigé contre la théorie des I dées :
« II est évident d 'après cela qu'il ne peut y avoir d ' idées, au sens

où l'admettent certains philosophes, car alors il y aura l'homme


sensible corruptible et l' Homme en soi incorruptible ; et pourtant
les Idées, affirment-ils , sont identiques en espèce (Téj> Et8Et)
avec les individus, et ne portent pas seulement le même nom ;
or, il y a plus de distance entre les êtres qui diffèrent par le genre
qu'entre ceux qui diffèrent par l'espèce (3). » On voit le sens
de l' argument, destiné à contester une fois de plus « l'identité »
de l ' i dée incorruptible avec la chose corruptible dont elle est
l' idée. Il faut choisir : ou bien l' idée est la « forme » (EÎ8oc;) (4 )
et l'essence du corruptible , ou bien elle est incorruptible ; mais
elle ne peut être l'un et l'autre à la fois. La séparation de l' idée,
qui fait d 'elle une réalité incorruptible, l'empêche d 'être une
Idée ; le fait d 'être une Idée, c'est-à-dire de concentrer en elle
ce que sont les choses dont elle est l' idée, ou encore d 'être l'unité

( 1 ) B, 1, 995 b 1 1 ; cf. B, 2, 997 a 1 5 .


( 2 ) Anal. pr. , I , 1 , 2 4 a 2 1 ; 3 6 , 4 8 b 5 ; Top., I , 14, 1 05 b 5, 2 3 ; B, 2 , 9 9 6 a 20,
etc. Cf. r, 2, 1 004 a 9.
(3) 1 059 a 1 1 .
(4) Aristote j oue évidemment sur le double sens du mot e!8oc; : form e et
esp�ce. Mais cette dualit6 n'est pas 6quivoque : l'espèce est I'unit6 des ôtres qui
ont la même forme.
318 L A SC IENCE IN TRO U VA BLE

d 'une multiplicité qu'elle dé finit, l'empêche d'être séparée .


Comme l 'indique déj à un vocabulaire auquel, seul, le génie de
Platon pouvait faire violence , il faut choisir entre l'unité et la
séparation. Aristote choisit ici d 'insister sur la séparation.
On pourrait citer ici d ' autres textes. Dans le De Coelo , c'est
encore la polémique anti-platonicienne qui fournit à Aristote
l ' occasion d ' une affirmation plus radicale encore. É tudiant
la transformation des éléments, il s'en prend à la théorie du
Timée ( 1 ) qui, réduisant cette transformation à une progression
à partir des triangles élémentaires, est amenée, contre l'évidence
sensible elle-même, à exclure l'un des éléments, la terre , de
cette transformation. La cause de cette erreur est à chercher,
explique-t-il, « dans la façon incorrecte dont les Platoniciens
conçoivent leurs premiers principes : ce qu'ils veulent, c'est
tout faire entrer dans le cadre de certaines opinions déterminées ».
En réalité , « il faut probablement que, pour les choses sensibles,
il y ait des principes sensibles, pour les choses éternelles des
principes éternels, pour les choses corruptibles des principes
corruptibles et, en général, les principes doivent être de même
genre que ce dont ils sont principes » (2) . Le contexte montre
la signification immédiate de cette thèse : ce qui est mis en
question, c'est la possibilité d'une science dont les principes
soient hétérogènes aux réalités qu'ils ont pour fonction d 'expli­
quer et, en l'occurrence, de cette physique mathématique, plus
particulièrement géométrique, que le Platon du Timée et les
Platoniciens pythagorisants avaient élaborée. A réalités phy­
siques principes physiques, à principes mathématiques conclu­
sion mathématique. Les mathématiques ne permettent j amais
de rej oindre, sinon par accident, l'évidence sensible, pour cette
raison de principe que la démonstration reste immanente à un
seul genre et qu'il n'y a donc pas plus de communication entre
les sciences qu'il n'y a de communication entre les genres.
Aristote pousse, ici, à la limite cette théorie qu'il a souvent
développée ailleurs (3) sans en tirer toutes les conséquences,
car elle n'est plus appliquée ici seulement au rapport de deux
sciences particulières, mais à la grande coupure qui divise l'être
en corruptible ou sensible et incorruptible ou éternel (4) : si le

( 1 ) 50 a, 5 6 a ss.
(2) De Coelo, I I I, 7, 306 a 7 ss.
(3) Cf. Jr• Partie, chap. I I , § 4.
(4) Ailleurs cette dichotomie fait place à une division tripartite. Au livre A ,
Aristote distiugue essence sensi ble et essence immo bile. Jll a is la première se subdi­
vise en essence sensible éternelle et essence sensible corruptible ( 1, l 069,a 30-34 ;
CORR UP TIBLE ET JNCORR UP T /Bf, E

corruptible et l'incorruptible diffèrent en genres, leurs principes


différeront également en genres.
On remarquera ici encore qu'Aristote répond clairement
dans ce passage à l 'un des problèmes qu'il avait posés au livre B :
« Savoir si les principes des êtres corruptibles et ceux des êtres

incorruptibles sont les mêmes ou s'ils sont autres ( 1 ) . » Dans


le développement particulièrement long qu'il donnait de cette
« aporie qui ne le cède à aucune autre et qui a été négligée par
les philosophes actuels comme par leurs devanciers » , Aristote
indiquait bien en quoi était insuffisante la thèse de ceux qui
ne posent d'autres principes qu'éternels : comment l 'éternel
a-t-il donné naissance au corruptible et, en admettant que cette
dégradation soit dans certains cas inévitable, pourquoi l 'éternel
engendre-t-il tantôt l 'éternel, tantôt le corruptible ? (2) . Mais,
inversement, comment admettre des principes qui soient eux­
mêmes corruptibles ? Aristote rassemblait sur ce point des
arguments qui pouvaient parattre décisifs : c c Si les principes
sont corruptibles, il est clair qu 'ils viennent nécessairement de
certains éléments, car tout ce qui périt retourne à ses éléments.
Mais alors il existera d ' autres principes antérieurs aux prin­
cipes (3). » Si donc le principe est corruptible, il n 'est plus prin­
cipe, mais suppose lui-même un principe qui ne soit plus corrup­
tible, sans quoi on remonterait à l 'infini. Autre difficulté : si le
principe est corruptible, qu'adviendra-t-il s'il est anéanti ? On
assisterait alors à ce paradoxe d 'une chose survivant à l'anéan­
tissement de celle qui en est le principe : situation impossible
puisque l 'existence du principe conditionne, par dé finition,
l'existence des choses dérivées (4). I l est donc clair - et l'on

s u r l'existence d'essences sensibles éternelles, c f . H, 4, 1 044 b 6 ; A, 8, 1 073 b 6 ;


cf. p . 306, n. 3 ) . Cette tripartition, d'ailleurs tradi lionnelle dans l'école
platonicienne (cf. XÉNOCRATE, fr. 5 Heinze) , était rendue nécessaire par la
reconnaissance du caractère divin des astres : éternels, ils n'en sont as moins r
visibles. Mais, alors que X6nocrate faisait de I' • essence du Cie • l'objet
d'une faculté intermédiaire entre l '1Xfo6'1)CJLÇ et le voüc;, la 861;1X, cette tripar­
tition n'introduit pas chez Aristote un véritable terlium quid : le sensible
éternel se comporte comme l'immobile, car l'un et l'autre sont • st'lpar6s • ;
même si l'on a d met, avec A, 1 ( 1069 a 37), que les essences sensibles éternelles
relèvent de la physique, au même titre que les essences corruptibles (ce qui est
d'ailleurs contraire à la doctrine habituelle d'Aristote), il faudra admettre que
la séparation passe, à l'intérieur de la i;> hysique, entre une physique céleste et
une p hysique du monde sublunaire (qm est la seule qu'Aristote appelle, d'ordi­
naire, physique).
( 1 ) B , 4 , 1 000 a 6.
(2) 1 000 a 7-22.
( 3 ) 1 000 b 24. On sait que l' élément ( CJTOLXEÎov) (ce dont une chose est cons·
tltuée et à quoi elle retourne lorsqu'elle se corrompt) est une espèce du genre
principe : cf. 6., 3 ; l, 1 0 1 3 a 20,
(4) Cf. Introd. , chap. I I .
320 LA SCIENCE IN TRO U VABLE

s'en serait douté sans cela - que la corruptibilité est incompa­


tible avec la dignité et, d ' abord , avec la nature même du principe.
On ne s 'étonnera donc pas que, de l'aveu d'Aristote lui-même,
qui aj oute cette constatation à la série de ses arguments, « aucun
philosophe n'ait tenté de faire admettre des principes difTérents
[ pour les choses corruptibles et les choses incorruptibles J, mais
tous reconnaissent que les principes de toutes choses sont les
mêmes » , c'est-à-dire incorruptibles ( 1 ) . Si l'on aj o u te à ces
arguments la critique qu'Aristote adresse à plusieurs reprises
à ceux qui, comme Speusippe, « admettent des principes difîérents
pour chaque essence » , et réduisent ainsi l'Univers à une « série
d 'épisodes » (2) , on pourra s'étonner qu'Aristote soutienne dans
le De Coelo, une thèse qui va à la fois contre la tradition philo­
sophique et contre ses propres arguments.
Nous verrons plus loin comment, au livre A , Aristo te propo­
sera de ce problème une solution qui parait bien représenter
l'état dé finitif de sa pensée. Mais il est remarquable que, dans le De
Coelo, une polémique qui pourrait paraitre de détail l' amène à
mettre en question tout l'efTort de Platon et des Platoniciens pour
penser le monde dans son unité. On aperçoit bien ici, à travers
l'excès même du propos, les raisons de cet ébranlement du plato­
nisme. Platon avait posé l'existence d ' i dées immuables et séparées
comme condition de possibilité de la science (3). Mais, si la théorie
des Idées rend bien compte de ce qu'il y a d'intelligible dans
le sensible ou plutôt - pour parler le langage aristotélicien -
dans le corruptible, elle ne rend pas compte du fait que le corrup­
tible est ce qu'il est et seulement ce qu'il est. Lorsque Aristote
demande un peu étourdiment qu'on reconnaisse l'existence de
principes corruptibles - expression qu'il dénoncerait ailleurs
comme une contradiclio in adjecto il veut surtout dire que
-

les principes incorruptibles, c 'est-à-dire finalement les principes


tout court, ne peuvent être la cause de la corruptibilité du
corruptible. S'il existait un Homme éternel, il s'engendrerait
éternel. Le monde des I dées pourrait faire l'économie du monde
sensible. Il n'y a rien, chez Platon pas plus que chez Aristote ,
1 1 ) B, 4, 1 000 b 33.
2) A, 10, 1 075 b 38. Cf. N, 3, 1 090 b 19.
3) Cf. M, 4, 1 078 b 1 2 ss. : • La doctrine des I dées fut, chez ses fondateurs,
la conséquence des arguments d'Héraclite sur la vérité des choses, arguments
qui les persuadèrent, et suivant lesquels toutes les choses sensibles sont dans un
flux perpétuel, de sorte que, s'il y a science et connaissance de quelque chose,
il doit exister d'autres réalités en dehors des natures sensibles, des réalités per­
manentes, car il n'y a pas de science de ce qui est en perpétuel mouvement. •
Cf. De Coelo, I I I , 1 , 298 b 22, où la découverte de cette idée est attribuée aux
Eléates i PLATON, Cratyle, 439 c-440 b.
CORR UP TIBLE ET INCORR UPTIBLE 32 1

qui ressemble, même de loin, à l'idée d ' un Dieu créant pour


sa gloire un monde métaphysiquement imparfait. Les Idées
n'engendrent que les Idées, les dieux des dieux : ce n'est pas,
répète souvent Aristote, l' Homme en soi qui engendre l'homme
mortel, mais « l'homme engendre l'homme » ( 1 ) , le mortel engendre
le mortel. Hésiode et les « théologiens » l'avaient si bien compris
que, pour eux, nous rapporte Aristote, le problème n 'était pas
de savoir pourquoi les dieux se reproduisaient, mais pourquoi
les fils des dieux ne sont pas dieux eux-mêmes, à quoi ils
répondaient que « les êtres n'ayant pas goûté le nectar et l 'am­
broisie sont nés mortels » (2). Mais, demande ironiquement
Aristote, si les dieux doivent eux-mêmes s'abreuver de nectar
et d 'ambroisie, non seulement « en vue de leur plaisir », mais
« en vue de leur être », « comment pourraient-ils être éternels
ayant besoin de nourriture ? » (3) . Les théologiens renversent
donc abusivement le sens de la preuve : ce n 'est pas l'éternité
qu'il faut expliquer, mais l'absence d 'éternité , ou alors les dieux
ne sont plus des dieux et les principes des principes. Il est trop
facile d'attribuer la corruptibilité du corruptible à l'absence de
ce qui fait l'éternité de l'éternel ; car ce qui fait l 'éternité de
l'éternel ne peut être lui-même sujet à présence ou à absence ,
c'est-à-dire autre chose qu'éternel. Il n'y a pas quelque chose
de plus - le nectar et l'ambroisie - dans l 'éternel que dans
le contingent, mais quelque chose de moins dans le contingent
que dans l 'éternel. C'est l'éternel qui est ce qu'il est et c'est le
contingent qui n'est pas totalement ce qu 'il est : de cette dégra­
dation de l 'éternel en corruptible aucune théologie ne peut rendre
compte.
La théologie des « théologiens » conduit donc à une cosmo­
gonie dérisoire parce qu'elle n'est elle-même qu' une carica ture
de cosmologie. Quant à la théologie de Platon, elle est une théo­
gonie qui se prend abusivement pour une cosmogonie. Aristote
a admirablement aperçu cette nécessité interne qui fait de la
dialectique platonicienne, selon l'expression de Rodier, un pro­
cessus qui va « des I dées, par les I dées , vers les I dées » ( 4 ) , qui
ne sort donc pas de l'intelligible et est incapable de rej oindre le
sensible. Sur ce point, Aristote n 'est pas antiplatonicien : on
pourrait plutôt le taxer d'hyperplatonisme. Seulement, il pousse

!
(1) Z, 7, 1 032 a 25 ; 8, 1 033 b 32 ; 0, 8, 1 049 b 25 ; A, 3, 1 070 b 3 1 , 34 ; N, 5,
1 092 a 16. Phys., I l , 1, 193 b 8, etc.
(2 B, 4, 1 000 a 1 1 .
(3 1 000 a 1 6 ss.
(4 Et. de philos. grecque, p. 66. Cf. R�publ. , V I , M l o.
322 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

le platonisme j usqu'à ses dernières conséquences, on pourrait


presque dire j usqu'à l 'absurde, comme l'avait fait Platon lui­
même dans la première partie du Parmén ide. Au regard de la
théologie, Aristote en tire deux conséquences qui, sans être
contradictoires, se condamnent l'une l 'autre au paradoxe : 1 ) L a
théologie est la seule science ; 2) La théologie est. inutile.

• •

1 ) La théologie est la seule science. - Quand , en efîet, Aristote


parle de « principes corruptibles », on ne peut supposer qu'il en
p arle autrement que par hypothèse ou par boutade. La notion
même de principe exclut, comme Aristote le démontre surabon­
damment dans l'aporie du livre B, celle de corrup tibilité. M ais
d 'autre part, nous l 'avons vu , une science dont les principes
seraient incorruptibles ne nous apprendrait rien sur le corrup­
tible. Faut-il donc admettre une science qui porte directement
sur le corruptible ? M ais, s'il est vrai que le principe doit ê tre
homogène à ce dont il est principe, une telle science ne pourrait
procéder qu'à partir de principes eux-mêmes corruptibles. Nous
sommes ici en présence d'une de ces apories dont la pensée
aristotélicienne n'est j amais parvenue à se dégager entièrement :
une science du corruptible est nécessaire et elle est pourtant
impossible. La difficulté n'était p as nouvelle et Platon l 'avait
déj à rencontrée lorsque, dans le Timée, il concluait de la séparation
de l 'intelligible et du sensible à l'impossibilité d 'une science de
la nature ( 1 ) . M ais la difficulté n 'était pas insoluble dans le
platonisme, puisque la participation du sensible à l'intelligible
permettait de parler du sensible, sinon d'une façon immédiate­
ment intelligible, du moins par opinions vraies, images ou mythes,
qui étaient autant d'approximations de l ' idée, guidées dans leur
progrès par l ' idée elle-même. Platon s'étai t posé de plus en plus
le problème des intermédiaires et c'est sans doute à cette exigence
que répondait, comme Aristote lui-même le souligne, cette théorie
des nombres et des grandeurs qui permettait de reconnaître à
l' idée, elle-même mathématiquement déterminée, une action
informatrice sur le sensible par la médiation des structures mathé­
matiques. M ais la critique de cette théorie par Aristote montre
qu'il s'interdit cette solution : il y a d'une p art les Idées, de l ' autre
le sensible, répète-t-il inlassablement, et il n'y a de nombres et de
grandeurs que mathématiques, c'est-à-dire abstraits du sensible.

( 1 ) 28 c, 29 cd.
REJET DES INTERMÉD IA IRES 323

Les êtres ma thématiques - si même on peut les appeler des êtres -


ne so nt pas plus que le sensible , mais ils sont le sensible moins ce
quel que chose (qui, comme nous le verrons, est le mouvement)
qui en a été abstrait ( 1 ) . Qu'Aristote ait pu à un certain moment
con sidérer les mathématiques comme divines (2) , d 'accord en
cela avec l'enseignement d e Xénocrate (3 ) , plus encore que
de Platon , ne change rien à la conclusion précédente. Que les
réalités mathématiques, immédiatement manifestées par le
mouvement régulier des astres, soient elles-mêmes admises dans
la région du divin ou qu'inversement elles soient reléguées en
deçà du sensible lui-même, comme de quasi-non-êtres, il n'en
reste pas moins que, dans l'un et l 'autre cas, elles ne j ouent en
aucune façon le rôle d 'intermédiaires que leur assignait Platon.
Ce q u 'Aristote a touj ours nié, c'est que les mathématiques

(ll M . M ERLAN a bien montré (From Plalon ism Io Neoplalon ism, p . 54 ss.,
1 88- 1 89 ) , que la tripartition aristotélicienne de la philosophie théorique en
théologie, mathématiques, physique, caractérisée par la p osition médiane accor­
dée aux mathématiques, est une survivance d'esprit platonicien, peu compa­
tible avec la doctrine habituelle d'Aristote. Si nous envisageons les êtres dans
l'ordre de subsistance ou - au sens proprement aristotélicien du terme - de
• séparation » décroissante, il faut mettre les obj ets mathématiques au troisième
rang, après les êtres physiques. - Nous croyons cependant que l'ordre de la
tripartition aristotélicienne du savoir peut s'expliquer : a ) Par son élabo­
ration à une P. hase de la pensée d'Aristote où celui-ci considérait les mathéma­
ti q ues, assimilées à l 'astronomie, comme plus divines que la physique (cf. note
suivante) ; b ) M êm e après l'abandon de cette dernière perspective, par le fait
que les mathématiques sont plus • exactes • que la physique et se rapprochent
d onc davantage de 1 'idéal théologique.
(2) C'est ce qui ressort d u fragment du Prolreplique récemment mis au jour
par M . M ERLAN (op. cit. , p. 1 1 9 ss. ) et qui a encore été élargi par le P . FEsTu­
CHÈRE ( Un fragment nouveau du Protrepti q ue d'Ar., Rev. phifos., 1 956, p. 1 1 7-
27) . Dans ce texte plagié par JAM BLIQUE (De communi malhemalica scienlia,
72, 6 ss.) , Aristote montre la supériorité des mathématiques sur les autres
sciences en invoquant non seulement l'exactitude de leur méthode, mais aussi
l'excellence de leur objet : par l'astronomie, qui en est une branche, elles nous
font, en effet, connaître les phénomènes célestes, qui sont « les 1,> lus divines des
choses sensibles • ( 72, 27) . On retrouve ici la formule caractéristique de la théo­
logie astrale (cf. p. 306, n. 3 ) . Le P. FESTU G I ÈRE remarque que ce texte (et
c'est la raison essentielle de son attribution à Aristote) dit très précisément des
mathématiques ce que la Métaphysique, A, 2, dira de la philosophie première.
On ne saurait mieux marquer que les mathématiques, dans cette conception,
j ouent le rôle qui sera dévolu plus tard à la philosophie première, c'est-à-dire
à la tlzéologie (alors que, plus tard, tout en conservant leur dignité de science
exemplaire, comme on peut en juger par les nombreux exemples mathéma­
tiques des Seconds Analytiques, elles seront de plus en plus reléguées au rang
ontologiquement inférieur de sciences de l 'abstrait) . La théologie mathéma­
tique du j eune Aristote est, comme le note M. M erlan (p. 1 8 7) proche parente
,

de sa théologie astrale.
(3) Cf. fr. 16 Heinze : • gstque numerus, nt Xenucrates censuit, animus
ac deus ., fr. 34 (assimilation par Xénocrate du Nombre idéal et du Nombre
mathématique) . C'est ce qu'Aristote appellera p lus tard : Parler des êl.res

mathématiques, mais non en mathématiciens ( oo µa6'1)µa-rtx<'I>� 8é) • ( M , 6,


1 080 b 28 ; f r . 37 H einze} .
324 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

puissent être les instruments d'une mathématisation, c'est-à-dire


d 'une idéalisation du sensible, qui, par ce biais, deviendrait
obj et de science. L 'idée d 'une physique mathématique, nous
l'avons vu , non seulement est étrangère à Aristote , mais a été
formellement exclue par lui.
Or, si Aristote a repoussé la théorie des Idées et celle des
Nombres idéaux et des Grandeurs idéales, il n'a pas renié pour
autant la conception platonicienne de la science. Au moins
autant que Platon , Aristote insiste sur la stabilité du savoir
scienti fique, qui s'oppose à l'instabilité de l 'opinion ( 1 ) . L 'agi­
tation et le mouvement sont incompatibles avec la science :
« C'est par le repos et l 'arrêt que la raison sait (È7tLO'T0ta6cxi) et
pense (2). » Or la pensée ne peut se reposer dans le mouvement :
pour exprimer la stabilité requise a parle o bjecli, Aristote a
recours au concept du nécessaire, qu'il dé finit comme « ce qui
ne peut être autrement qu'il n'est » (3). La science ne se distingue
pas de l'opinion par le caractère vrai ou faux de leurs affirmations
( car il y a des opinions vraies) , mais par la nécessiLé qui s'attache
aux propositions de la première. Aristote se demande longuement
si l 'opinion et la science ont des obj ets différents , celle-ci portant
sur le nécessaire et celle-là sur le contingent. La réponse est
que cet obj et peut bien être le même, encore qu'il soit envisagé
de deux façons différentes : tantôt comme contingent, tantôt
comme nécessaire. Ainsi puis-j e opiner que la diagonale est
incommensurable ; mais je n ' en aurai la science que lorsque
j 'aurai démontré cette proposition, c'est-à-dire que j ' en aurai
mis au j our le pourquoi (4). J 'ai donc une opinion du nécessaire,
lorsque dans l'ignorance où j e suis de sa cause, ce nécessaire
se donne à moi comme pouvant être autrement, c'est-à-dire
comme contingent. Mais ce n'est pas là la seule contingence
concevable : à côté de cette contingence relative , qui tient à
une défaillance de mon savoir, il y a une contingence qu'on
pourrait dire absolue et qui, elle, est inscrite dans la nature
des choses. Cette contingence-là , aucune science ne peut la

(1)
(2
(3
l Anal. posl., 1 , 33, 89 <1 5.
Phys., VII, 3, 247 b I O . Cf. Ire Partie, chap. 1 1, § 4.
Cf. par exemple Anal. posl., I , 33, 88 b 32.
(4 On voit ainsi comment la célèbre thèse selon laquelle connaitre scientifi­
quement, c'est connaître par les causes, se rattache à l'exigence platonicienne
d e stabilité. Connaitre la cause, c'est savoir pourquoi une chose est ce qu'elle

r
est et ne peut Oire autrement : Anal. post. , I , 2, 71 b 9- 12. Inversement, on ne
saura j amais scienti fiquement pourquoi Je contingent, c'est-à-dire ce qui, par
définition, peut être aut ement, est ce qu'il est. Si l 'on connaissait la cause du
contingent, Je contingen t ne serait plus contingent, mais nécessa i re.
JI. J\" Y A P : I S /JE S f:' J EX t:' f: TJ l ' r:OiYT /.Y {; R.\" T :125

penser sans la transformer indûment en nécessité : une science


du contingent détrui rait le contingent ; il n'y a donc pas de
science du contingent. A la question : « L'objet du savoir et
de l'opinion peut-il ê tre le même ? » , la réponse est donc double :
oui, si cet obj et est nécessair e , car cette nécessité peu t être
ignorée et se présen ter à moi comme contingence ; non , si l'obj et
est lui-même con tingent, car la science penserait cet obj et comme
nécessaire et le supprimerait en tant que contingent. Il peut clone
y avoir une opinion d u nécessaire ( 1 ) , mais non une science du
co ntin gent. C'est ce qu'Aristo te annonce en propres termes au
début du développemen t que nous venons de résumer : « Quoi­
qu'il y ait des choses qui soient vraies eL qui existent réellement,
mais qui peuvent être au trement, il est clair que la science ne
s'occupe pas d 'elles : sinon , les choses qui peuvent être autrement
ne pourraient ê tre autrement (2). »
On voi t ici commen t Aristo te, tout en conservan t et précisant
l 'idée platonicienne de la science (3) , limite singulièrement la
possibilité de son application. Pour Platon , tout c c qui était
obj e t d'opinion pouvait être objet de science , car l ' idée étant
présente au fond de toute chose sensi ble, y compris le « poil et la
boue » , il su ffisait de l'y découvri r pour avoir la science de ces
choses. L'opinion tenait donc pour lui, comme on le voit dans le
mythe de la caverne , à un éblouissemen t passager de notre
faculté de connaître, qui devai t s'évanouir devant. la clarté de
l'intuition . Le sensible signifiait finalemen t l'intelligible, quelle
que fût la multiplici té des médiations, et l'opinion droite elle­
mêmc, loin de fonder un savoir cohéren t, n 'était qu'un achemine­
ment vers ! ' Idée. Chez Aristote, au contraire , le sensible, avons­
nons vu , ne renvoie qu'à lui-même, le contingen t n'est pas un
nécessaire qu 'on ignore , il est des choses dont aucune science ne
pourra faire qu'elles ne puissen t pas être autrement. En reconnais­
sant qu'il n ' y a pas de science rl u con tingent, on rej oint ainsi par

( 1 ) Cf. Ellr . Nic. , I I I , 4, 1 1 1 1 b 30-31 : L'opinion pnraîl porter sm· !.out,


el non pas moins sur les choses é ternelles et les choses im p ossibles que sur celles
qui dépendent de nous. •

(2) Anal. posl. , 1, 33, 88 b 32. Nous avons résumé le passage q ui suit ce texte
jusqu'en 89 b 1, la question centrale ( En quel sens la même c hose peut-elle

être obj et à la fois d'opinion et de scienc e ? • ) , é t a nt pos ée en 89 a 1 l .


(3) La fidélité d'Aristote à l a conce p tion pla tonicienne d e l a science a été
fortem en t soulignée par plusieurs interprètes, no tamment ZELLER (Die Phi­
losophie der Griechen, 2. Teil. 2. A h leilung. p. 1 6 1 - 1 66, 188- 1 98, 304-3 1 3 ) et
SOLM S EN (Die E11 lwicldu11g der arislotelische11 l.ngik und Rhelorik, 1 929 ) ,
dont c'est u n o des thèsos cen trales. C f . e n dernier lieu S. M A N SI O N , Le jugemenl
d'existen ce chez Ar., no t . p . 2 : • Ar. ne diminue en rien l'excollence et la rigueur
d o J '�ma-r·�µ'1) toile que Platon l'avait décrite. La science reste conn nisso nce de
l'immuable, de l ' ét e r nel ot du nécessaire •, p. 1 2, etc.
326 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

un autre biais, qui tient cette fois, non plus seulement à la nature
du principe, mais à celle de la science elle même, la conclusion
que nous avions déj à rencontrée plus haut : il n'y a pas de science
du corruptible. Il est vrai qu'on pourrait contester l 'identité de
ces deux thèses : le corrup Lible n'est-il pas nécessa irement corrup­
tible ? L'homme n'est-il pas nécessairemenl mortel ? Au treme nt
dit : n'est-il pas vrai de dire que l'homme ne peut être autre que
mortel ? On atteint, certes, ici , l'un des biais par lesquels Aristote
pourra partiellement réconcilier sa conception idéaliste de la
science avec la description qu'il donne du monde réel : s'il n'y a
pas de science du corru ptible, on peut parler légiLimement de la
corruptibilité en général ; la corruptibilité n'est pas elle-même
corruptible, et nous verrons qu 'Aristote reconnaîtra dans la
succession infinie des générations e t des corruptions comme
un substitut de l'éternité. Mais ces thèses, que nous verrons
Aristote développer ailleurs en réponse aux apories léguées par le
platonisme, ne contredisent pas, elles confirment au contraire la
thèse négative que nous avons d 'abord rencontrée. C'est préci­
sément parce qu'elle n'est pas corruptible que la corruptibilité
est elle-même objet de science. C'est parce que tous les hommes
sont mortels qu 'on peut étudier scientifiquement Je genre homme
et lui aLtribuer nécessairement le prédicat mortel , autrement dit
démontrer pourquoi l ' homme en général est mortel ( 1 ) . Il n'en
reste pas moins que le propre du corruptible - tel homme, tel
animal, telle insti tu tion - es t de pouvoir n'être pas, ce qui est
la forme la plus radicale de ce pouvoir-être-autremen t qui dé finit
précisément la contingence. Le corruptible est donc une espèce
du contingent, peut-être même est-il le contingent par excellence,
dans la mesure où tous les pouvoir-être-autrement supposent
comme leur fondement le pouvoir-ne-pas-être (2). M ais on dira
encore : la thèse selon laquelle l 'explication par la cause ne peut
s'appliquer au corruptible parce qu'elle le transformerait en
nécessaire, c 'est-à-dire en ce qui ne peut être autrement, cette
thèse-là est insoutenable. Car je peux fort bien savoir pourquoi
une chose peut, dans certaines circonstances, sous l ' e ffet de
certaines conditions, être autre que ce qu'elle est auj ourd'hui. Je

( 1 ) La cause, qui se confond avec le moyen terme du syllogisme, réside lei


dans le fait que l'homme est animal : l'homme est mortel parce qu'il est animal.
(2) De fait, lorsqu'il ne l'appelle pas tout simplement 'ri> l:v8e:x6µe:vov (0,
1 0, 1051 b 13 ; Eth. Nic., VI, 1 2, 1 1 43 b 3, etc. ), Aristote désigne le conllngent
tantôt comme ce qui peut �Ire autrement ('ri> l:v8e:x6µevov d!X>-<ilt;; l!xew) (Eth.
Nic., V, IO, 1 1 34 b 31 ; V I , 2, 1 1 39 a 8), tantôt comme ce qui peut �Ire ou 11e
pas �Ire (Tl> �v8ex 61ievov xœi e:!votL :mi µ� e!votL) ( Ge11 . a11 i m . , I I , 1, 731 b 25 ;
IV, '1 , 770 b 1 3 ):
I L N' Y A PA S DE SCIENCE D U CON TIN G ENT 327

peux tomber malade, de bien portant que j 'étais, et pourtant la


science médicale peut m ' expliquer pourquoi il était nécessaire
que je tombasse malade. Il y aurait donc une nécessité de la
corruption et des formes dérivées du mouvement - transport,
altération, accroissement - qui ferait du corruptible et du mou­
vant un objet possible de science. Cette remarque p ourrait
évidemment fournir une nouvelle issue et j usti fier notamment
une physique comme science des êtres corruptibles et en mou­
vement. Aristote ne s'interdira pas tout à fait cette solution, hors
de laquelle le monde naturel serait voué à l'incohérence. M ais ici
encore cette possibili té ne concerne que l 'universel, non le parti­
culier : la médecine explique la maladie en général, non le fait que
j e tombe malade en ce moment précis ou que j e tomberai malade
demain ( 1 ) ; même quand l'événement sera arrivé, il restera qu'il
aurait pu ne pas se produire ou qu'il aurait pu être autrement.
La science ne descendra donc j amais j usqu'au corruptible dans
sa singulari té.
De cette difficulté, c'est encore au livre B de la Métaphys ique,
que nous trouvons la formulation la plus claire : « S 'il n'y a rien
en dehors des individus (7totpoc "C'OC xoc6' �xoccnoc) , il n'y aura rien
d 'intelligible , tous les êtres seront sensibles et il n'y aura science
d'aucun, à moins d'appeler science la sensation. I l n'y aura non
plus rien d 'é ternel ni d'immobile, car tous les êtres sensibles sont
corruptibles et en mouvement » (2) . S ' il n 'y a rien en dehors des
indiv idus . . . : on reconnaît là, présenté sous forme d 'hypothèse
et exprimé en langage aristotélicien, le résultat de la polémique
contre la théorie des Idées. Aris tote le rappelait d 'ailleurs quel­
ques lignes plus haut : cc S'il faut [ pour les besoins de la science]
qu'il existe quelque chose en dehors des individus, il est néces­
saire que ce soient des genres qui existent en dehors des indi­
vidus . . . Or, nous avons précisément montré plus haut que c'était
impossible (3) . » Ce qu'exprime donc l'aporie, c'est l'embarras
où l'on se trouve lorsqu'on continue d 'admettre la définition
platonicienne de la science, qui exige, comme le rappelle ici
Aristote , de porter sur « quelque chose d ' un et d'identique » (4),
et que l'on refuse dans le même temps la théorie des Idées, faute

( 1 ) On sait que les propositions parlicumres relatives au futur sont


contingentes (De Inlerprel. , 9). La science ne fournit donc ici aucun élément de
prévision.
(2) B , 4, 999 b l .
(3) 999 a 29 .
(4) 999 a 28. Cf. Prolreplique, fr. 5 a Walzer ; 52 Rose, 60, 21 : -roov yc1cp
©pLaµ&voov xcxl n-rcxyµ&voov �ma-r·�µî) µ&ÀÀ6v �a-r:Lv,
328 L A SCIENCE 11\TTRO U VA BLE

de laquelle on ne se trouvera plus en présence que d 'une « infinité


d 'individus » ( 1 ) . S 'il est vrai que la théorie des Idées avait pour
fonction de fournir un aliment à l'exigence d 'un savoir stable et
rigoureux, la conception aristotélicienne de la science, héritière
de cette exigence, mais privée de cet aliment, risque de se trouver
sans objet. Ou plutôt, il ne lui reste plus qu'un obj et, qui est Dieu ,
ultime incarnation de cet « intelligible », de cet « éternel » et de
cet « immobile », dont Aristote ne retrouve plus l'image ou le
reflet dans la réalité sensible elle-même. Le développement de
l'aporie ne contredit pas à cette conséquence : il se présente, en
effet, comme une démonstration, encore qu'assez fruste, de
l 'existence de Dieu. « S 'il n'y a rien d'éternel , le devenir même
n'est pas possible ; il est nécessaire , en effet, que le devenant soit
quelque chose, ainsi que ce à partir de quoi il est devenu, et que
le dernier terme de l'un et de l'autre soit inengendré , s'il est vrai
que la série s'arrête et que du non-être rien ne peut venir (2). »
M ais la supposition d ' un fondement inengendré et immobile de
la génération et du mouvement, fondement qu 'Aristote explicite
un peu plus loin comme essence ( oôaCcx) séparée (3), ne contredit
pas, confirme au contraire l 'impossibilité d'une science de
!'engendré , du mobile ou du non séparé. Car nous avons vu à
plusieurs reprises que « s'il existe certains êtres inengendrés et
complètement immobiles, ils relèvent plutôt d 'une discipline
autre que la science de la nature et antérieure à elle » (4) : autre­
ment dit la philosophie première ou théologie.
S'il n'y a de science que du nécessaire , qu'Aristote assimile à
l'éternel (puisque le nécessaire est ce qui ne peut pas et ne pourra
j amais ne pas être ) , il semble donc qu 'il n'y ait d 'autre
science que la théologie. Aucune science, même de celles que l'on
pourrait considérer comme empiriques, tel l'arpentage, ne porte
sur le sensible : « Il n 'est même pas vrai de dire que l'arpentage
traite des grandeurs sensibles et corruptibles, car cette science
périrait avec ces grandeurs elles-mêmes » (5). Mais dire que

( 1 ) 999 a 26 : 't'iX B� xcx6' lxcx<J"C'œ cl1mpœ.


(2) 999 b 6.
(3) 999 b 12- 1 3. Or cette essence séparée ne p eut être l'essence des choses
sensibles : • Car nous ne pouvons pas dire qu'il existe une maison en dehors des
maisons individuelles • ( 999 b 1 9 ) . Il n'y a que l'Oûa(cx divine qui soit, à propre­
ment parler, • séparée ..
(4) De Coelo, I l l, 1 , 298 b 1 9 . Cf. E, 1 , 1026 a 10-13, 29.
(5) B, 2, 997 b 32. On pourrait penser qu'il s'agit là d'une formule platoni­
cienne qui, insérée, dans le d6veloppement d'une aporie, ne représente pas
n6cessairement la pensée d'Aristote. Mais le contexte montre que cet argument
est au contraire dirigé contre la conception P. lntonicicnne des Etres mat héma­
tiques comme Intermédiaires entre l'intellig1ble et le sensible.
ASTRONOMI E ET MA THEMA T JQ U' RS 329

toute science porte sur l'intelligible ou sur l'incorruptible, c'est


dire qu'elle est en quelque façon théologique. En ce sens, seules
l'astronomie et les mathématiques peuvent participer du carac­
tère scientifique de la théologie. Nous avons vu à quelles cir­
constances ces deux sciences devaient leur caractère privilégié :
dans la perspective de la théologie astrale qu'Aristote développe
dans le De philosophia et qui demeurera , encore qu'épurée, le
fondement de toute sa spéculation théologique, l' astronomie nous
fournit une expérience immédiate du divin ; elle représente , si
l'on peut ainsi parler, l 'aspect expérimental de la théologie.
Quant aux mathématiques, nous avons vu q u 'Aristote en faisait
également dans le Prolreplique, probablement sous l'influence de
son ami Xénocrate , une science divine comme l'astronomie , qui
en est une branche. Même lorsque Aristote aura renoncé à cette
conception et qu'il aura dénié toute « séparation » et, par
conséquent, toute subsistance ( 1 ) aux êtres mathématiques, les
mathématiques ne continueront pas moins de s'apparenter à la
théologie grâce à une particularité importante de leur obj et,
qui est d 'être immob ile ( 2) . En faisant abstraction du mouve­
ment, les mathématiques, malgré le caractère fictif de leur obj et
- elles considèrent en effet les êtres en mouvement comme s 'ils
n'étaien t pas en mouvement (3) - rej oignent paradoxalement
la théologie.
On ne s'étonnera donc pas que les exemples destinés à
illustrer, au livre 1 des Seconds A nalytiques , la conception aris­
totélicienne de la science , soient empruntés aux mathématiques ;
cette remarque, qui a souvent été faite en des sens d ' ailleurs
différents (4) , nous paraît ici con firmer la thèse qui se dégage
clairement de la problématique précédente : il n'y a de science
que de l 'immuable , cet immuable qui n'existe à l'état « séparé »
que dans le divin. La théologie est donc la science par excellence
et il n ' est d ' autres sciences que celles qui, comme l'astronomie ,
sont une partie de la théologie ou celles dont l 'obj et, comme
c'est le cas de l'obj et des mathématiques, « imite » l'obj et de
la théologie.

( 1 ) Puisque les êtres mathématiques ne sont manifestement pas p1·ésents


dans le sensible (cf. B, 2, 998 a 1 ) . Dès lors de deux choses l'une : ou bien les
êtres mathémati � ues existent comme séparés ou bien, si on leur refuse cet te
séparation, ils n existent pas du tout, si ce n'est comme abstractions du
sensible.
(2) E, 1, 1 026 a 15. Cf. Phys., I I , 7, 1 98 a 1 7 .
(3) Phys., I I, 2 , 1 93 b 23- 1 94 a 1 2 .
(4) F. 8 0 1.M S E N , o p . cil. , p . 79-8 1 , 1 09 s s . ; L . R o n i N , Arislote, p . 6 1 H .
330 LA SC IENCE INTRO U VA BLE


• •

2) La théologie est néanmoins inutile. Car, si toute science


-

est de type théologique, que va nous apprendre cette théologie,


avec ses prolongements astronomiques et m athématiques, sur
notre monde, c' est-à-dire le monde des choses corruptibles ? Le
rej et de la théorie platonicienne des I dées nous oblige à répondre :
rien, puisqu'il n 'existe plus, entre l'éternel et le corruptible, ce
rapport subtil d 'intelligibilité , déterminé au surplus par les inter­
médiaires mathématiques, que Platon nommait participation.
Aristote, nous l'avons vu , n'a pas supprimé le chorismos : les corps
célestes ont pris la place des I dées comme réalités séparées, mais ils
ne sont plus les Idées, les archétypes de notre monde. La théologie
aristotélicienne est l'héritière directe de la science platonicienne
des Idées, mais elle n'est plus que théologie. Alors que le savant
platonicien était tenu de redescendre dans la caverne, homme
parmi les hommes, alors que la contemplation des I dées n'était
qu'un « long détour » ( l ) destiné à le ramener finalement au sen­
sible, le théologien d 'Aristote est un homme que sa contempla­
tion ne rend pas moins « séparé » que son obj et. Nous savons
d 'ailleurs qu'il arrive à Aristote de considérer comme « plus
qu'humaine » la possession de cette philosophie première qui
suppose la contemplation du divin et d'y voir une science qu'il
appartient « à Dieu seul, ou du moins à Dieu principalement »
de posséder (2) : Dieu est le seul théologien , ou du moins n'y a­
t-il de théologie parfaite que de lui, au double sens d'un génitif
obj ectif et subj ectif (3). Or, nous savons aussi en quoi consiste
cette théologie doublement divine : connaissance de Dieu par
Dieu , elle n'est connaissance que de Dieu , puisqu'il serait indigne
de Dieu de penser autre chose que Soi-même (4). Il faudra toute
la piété des commentateurs médiévaux pour attribuer à Aristote
la thèse selon laquelle Dieu , en se connaissant soi-même, c'est-à­
dire en connaissant l'intelligible, connaîtrait en même temps
toutes choses, c'est-à-dire les choses sensibles elles-mêmes. La
critique du platonisme interdisait à Aristote cette voie. L'« im­
puissance » des Idées, dénoncée par Aristote, n'a d ' égale que
l'impuissance du Dieu aristotélicien à connaître le monde. Du
moins sont-ce là des formules humaines, dont l'impiété même

(1) füp . , 504 b ; PhMre, 274 a .


(2) A, 2, 982 b 28, 983 a 9.
(3) 983 a 7.
(4) A, 9, 1 074 b 25 ss., 32.
SA VO I R DI VIN ET SA VO IR H UMA TN '.-33 1

trahit l'inadéquation et confirme en réalité la transcendance


ineffable de Dieu . Ce n 'est pas Dieu qui est pris ici en faute, mais
le platonisme, qui prétendait attribuer à l'homme une connais­
sance de type divin et prétendait donc savoir ce qu'est la connais­
sance de Dieu ! Il est bien vrai que, comme le redoutait le
Socrate du Parménide, il faille dénier le savoir à Dieu ( 1 ) , mais ce
qu'on lui dénie ainsi n'est autre qu'un savoir humain auquel on
aurait accolé l'épithète « éternel » ou « en soi ». C'est ici le lieu de
se rappeler que le divin est « homonyme » au sensible, non seu­
lement, comme le voulaient les Platoniciens, en ce sens que l'un
et l'autre ont le même nom, mais en ce nouveau sens, que
découvre Aristote, et selon lequel la communauté de nom
recouvre une difTérence radicale d ' essence (2) . I l n ' y a pas plus
de rapport entre le savoir de Dieu et le savoir de l'homme
qu'entre le Chien, constellation céleste , et le chien, animal
aboyant (3). La transcendance n'est plus ici condition d 'unité
comme elle l'était paradoxalement chez Platon, mais retrouve
son action séparatrice, séparant non seulement l 'homme du divin,
mais aussi Dieu du monde.
On pourrai t même dire que la transcendance est plus radicale
dans le sens qui va de Dieu au monde que dans celui qui va du
monde à Dieu. Car, s'il est vrai que les astres sont des dieux, le
divin ne sera pas tout à fait invisible, et, si « réduites » que soien t

( 1 ) Parménide, 1 3<1 e : • .J'ai peur cette fois, dit Socrate, qu'il n'y ait excrs
de merveille en l'argumen t, lorsqu'à Dieu on vient dénier le savoir. •
(2) Pour l'usage platonicien du mot ( qui n'a évidemment pas chez Platon
de sens péjoratif), cf. Prolay., 3 1 1 b ; Phèdre, 266 a ; Parménide, 1 33 d ; Timée,
52 a. Nous pensons qu'il s'agit là d'une expression technique qu'employaient les
Platoniciens pour désigner la communauté de nom entre l' idée et ce dont elle
est l ' i dée, et qu'Aristote aurait retournée ironiquement con tre la théorie des
Idées : homonymes, l' Idée et le sensible Je sont bien ; mais ils ne sont que cela :
il n'y a entre eux d'autre identité que verbale, ce qui deviendra Je sens propre­
ment aristotélicien du mot. Cf. A, 9, 990 b 7, 991 a 6. I nversement, si l'on exprime
la pensée cle Plalon dans la terminologie d'Arislole, on dira que les Idées et Je
sensible sont • synonymes • (A, 6, 987 b J O ) .
(3) O n nous dira q u e l a th6orie d e l'analogie corrige, chez Aristote, cette
perspective d'équivocité. Mais nous avons mont.ré plus haut ( I r• Partie, chap. I I ,
§ 4 ) , qu'il faut se garder d'attribuer aux rares indications d'Aristote sur l'ana­
logie une portée qu'il ne leur a pas donnée. - O n pourrait étudier, à propos de
la thèse Dieu ne co11nall pas le monde, la triple attitude du platonisme, de l'aris­
totélisme et du néo-platonisme à l'égard d'une formule qui se transmet de l'un
à l'autre dans sa littéralité. Pour Platon, il est a bsurde que Dieu ne connaisse
pas le monde, et l'absurdité de Je conclusion condamne les prémisses qui y
ont conduit. Aristote admet la thèse dans sa négativité, mais la négation exprime
Ici pour lui, non une qualité du sujet, mais l'incapacité du discours humain à
décrire positivement les attributs d'un Dieu transcendant, trahissant par là
l'infirmité de l'homme et sa • séparation • de Dieu. Pour les Néo-platoniciens, ln
négation devra être prise • dans un bon sens • et n'apparaitra plus comme un
obstacle, mais comme une médiation vers la positivité inanalysable de Dieu.
332 f,:\ SC IENCE TNTRO U VA BLE

en ce domaine les données sensibles (1 ) , une science humaine du


divin ne sera pas impossible. Mais si l ' homme a ainsi cc une vue
fugitive eL partielle » des cc êtres supérieurs et divins », et si cette
vision nous procure autant de j oie qu'un simple coup d ' œil j eté
sur un objet aimé (2), on ne peuL manquer pour auLant, si ce que
nous avons dit plus haut est exact, de se poser la question : à quoi
sert cette connaissance du divin ? Que nous apprend-elle sur
notre monde ? Qu'apporte-t-elle à notre vie d'homme ? Ces
questions peuvent paraître impies et elles ont dü passer pour
t.elles, en efîet.. Aristote, pourtant, se les pose. Dans le passage
du D e p a rtibus a11 imalium où i l parle avec un beau lyrisme de
la j oie que nous procurent des échappées furLives sur l'éternel ,
Aristote n'hésite pas à mettre en parallèle cette science du divin
avec la connaissance, autrement vaste, que nous pouvons acqué­
rir des cc êtres périssables, plantes et animaux » : cc Le fait que ces
êtres sont mieux à notre portée et plus proches de notre nature
rétablit, dans une certaine mesure, l'équilibre (&v-rLXot't'otÀÀch­
TETotL) avec la science des êtres divins (3) . » On a j ustement relevé
dans ces passages des réminiscences du Plz ilèbe (4 ) , où Platon ,
reconnaissant, à côté de la science des cc êtres éternellement
identiques et immuables », l 'existence d ' une science c c tournée
vers les choses qui naissent et meurent », fai t pour la première
fois une place à celle-ci dans l'ordonnance de la vie heureuse :
cc C'est bien nécessaire (&votyxot!ov) , en efîet, si seulement nous

voulons chaque fois retrouver notre route pour rentrer chez


nous (5). » Mais les difîérences ne sont pas moins frappantes que
les convergences entre les deux textes : car, si Platon fait désormais
une place, sous le nom de science seconde, à cette << technique qui
n'est ni solide ni pure » (6), il n'en continue pas moins de la
subordonner à la science première, la dialectique, qui reste cc de
beaucoup la plus vraie » ( 7 ) . La dialectique demeure la vérité des
autres sciences ; ou plutôt chaque science cc empirique » trouve
sa vérité dans cette partie de la science idéale qui porte le même
nom qu'elle ( 8 ) . Si donc Platon admet la cc nécessité » des sciences

( 1 ) De part. anim . , 1, 5, 644 b 25, 27.


( 2) Ibid. , 34.
(3) Ibid., 1 , 5, 644 b 28, 645 a 2 SS.
(4) M . P . Louis (ad loc . ) note ici deux réminiscences textuelles.
(5) Plliltbe, 61 de ; 62 b.
(6) 62 b.
(7) 5 8 a.
(8) 57 d : • Il y a deux sciences du nombre et deux sciences d e la mesure, et
beaucoup d'autres qui, à leur suite, possèdent Io même dualité aous l'un ité
d'un nom commun. •
EXCELLENCE ET BESO JN 333

empiriques, c'est pour exalter la nécessité plus grande encore de


ce savoir intelligible qui en est la condition ; en dernière
analyse, c ' est encore lui qui, à travers les techniques secondes,
nous permettra de retrouver notre chemin.
Au contraire, chez Aristote, si la théologie conserve la pri­
mauté, si elle demeure la science royale, son règne n'est plus
que celui d ' un souverain sans suj ets. Dans le texte du De partibus
a n imaliu m , on voit bien que l 'activité du biologiste ne doit plus
rien à celle du théologien : ce n'est plus dans un -r6rcoc;; oùpocvLoc;;
que le biologiste , selon Aristote, doit rechercher le modèle des
êtres périssables de notre monde. La théologie conserve son
excellence, mais elle est devenue inutile ( 1 ) . C'est ce qu'Aristote ,
tout en mettant l 'accent sur l'aspect inverse de ce diptyque,
reconnaît au livre A de la Métaphysique : « Toutes les autres
sciences sont plus nécessaires qu'elle, mais aucune ne l 'emporte
en excellence (2) . » Il faut évidemment prendre ici n écessité au
sens de bes o i n , comme le montre d 'ailleurs le passage presque
immédiatement précédent : la philosophie n'a été cultivée qu 'a­
près que « les arts qui s'appliquent aux nécessités » eurent été
découverts, preuve que la philosophie est libre, qu'elle a sa fin
en elle-même, qu'elle « n ' a en vue . . . aucun intérêt étranger » (3),
autrement dit qu 'elle est un luxe (ce qui, aux yeux d'Aristote,
semble ici en assurer la valeur ) , non la réponse à un besoin. Ici
encore, nous sommes loin du platonisme, du moins d ' un certain
platonisme : chez Platon , l'âme était « tirée » vers la contem­
plation des Idées, elle était « poussée en avant » par les contra­
dictions du sensible ; on ne pouvait vivre et, d 'a bord, connaître

( 1 ) Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit sans valeur. CeUe distinction de
l'utilité et de la valeur (·dµtov) permettrait de mettre d'accord ceux qui, dans
ce texte du De pari. animal., sont surtout sensibles à l'éloge éloquent qui y est
fait de la théologie et ceux qui, au contraire, voient dans cette éloquence le
mo r en pour Aristote de s' acquitter envers la théologie, avant de se consacrer
à d autres recherches. En co domier sens, cf. A. B R E M O N D : • L'Aristote biolo­
giste • part • de ce qui est tout proche de nous, quoiqu'il soit en principe le moins
divin, mais combien, sans qu'il ose se l'avouer, combien plus intéressant que les
astres et les sphères ! • (Le dilemme arislolélicien , p . 1 1 1 ) et surtout W. J A ilG ER,
Arislo/eles, p. 360-365. En sens contraire, M. DouRGEY voit dans co p assage
le signe d'une certa ine permanence chez Aristote de l'inspiration platomcienne,
et notamment des thèmes de ln théologie astrale (Acles du Congrès G. Budé,
Lyon, 1 958, p. 57 ) . li faut bien reconnaitre cependant que l'exaltation de la
divinité des astres devient, à mesure qu'Aristote évolue, de plus en plus conven­
tionnelle, tout en continuant de j ouer, sous une forme plus abstraite, un rôle
décisif dans l'économie de sa philosophie (voir infra, § 2) . Sur ce passage,
cf. aussi J. MOREAU, L 'éloge de la biologie chez Aristolo, Rcv. El. anc. , 1959,
p . 57-64 .
f,
(2) A, 2, 98 3 a 1 0 : 'Avocy>eœL6Tt œL µèv ouv nfiaœL TotÛT'l)Ç, ciµe(vCilV 8' où8eµ(ei.
(3) Ibid. , 982 b 22-28. Cf. Pro rept. , fr. 5 3 Rose.
334 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

le monde sans philosopher, c 'est-à-dire sans avoir contemplé au


moins une fois les Idées. Bien plus, ces affirmations d'Aristote
sur le caractère désintéressé de la contemplation philosophique,
contredisent tous les caractères que, dans la première partie,
nous avons vu Aristote attribuer à la recherche philosophique,
fille de la nécessité (1 ) , de la contrainte, de la pression des pro­
blèmes. Force est de reconnaître une fois de plus que deux conce p­
tions de la philosophie, sans doute d 'origine fort différente,
interfèrent chez Aristote : d 'un côté , une démarche humaine ,
un cheminement laborieux et « aporétique » ; de l 'autre, la pos­
session « plus qu'humaine » d'un savoir transcendant et qui se
flatte de n'être d ' aucune ressource aux « intérêts » des hommes.
Que cette dernière conception « théologique » de la philosophie
évoque certains aspects du platonisme, comme on l'a souven t
remarqué depuis J aeger, on ne saurait le nier. Mais on pourrait
dire tout aussi bien qu 'Aristote , encouragé au surplus dans cette
voie par la théologie astrale, ne retient du platonisme que l'in­
tuition centrale du chorismos et repousse tous les correctifs que
Platon lui avait lui-même apportés : ce platonisme sans Idées,
mais non sans transcendance, ce platonisme sans participation
ni intermédiaires , est un hyperplatonisme (2) . A la démarche
humaine vers les Idées, il substitue l'aperception immédiate
d 'une transcendance ; au besoin de la philosophie, il superpose
une théologie de l'inutile. Et pourtant, ni la recherche humaine
ni le besoin qui l 'inspire ne sont absents des préoccupat.ions
et de la vie philosophique effective du S tagirite. Mais , comme
nous l 'avons vu, ils se situent ailleurs, sur une voie qui ne
mène pas à la théologie : le besoin, comme la recherche, sont
chez Aristote o n tologiques . Si Dieu n'a pas besoin du monde, les
hommes n 'ont pas besoin d 'un Dieu qui n'est pas et ne pouvait
encore ê t1·e pour eux l 'unique nécessaire. E t pourtant ce divin inu­
tile qui roule ses sphères dans un monde qui n 'est pas l'exemplaire
du nôtre , ce divin n'en est pas moins « aimable » ; de sa présence

( 1 ) I •• Partie, chap. I ••, p . 83 ss. Que l'on compare la • contrainte de la


vérité •, dont parle ARISTOTE en A, 3, 984 b 10, à cette autre • contrainte • q ui
détourno au contraire les hommes do la recherche désintéressée de la vérité
(Protr., fr. 53 Rose, p. 64, 2 ; A, 1, 981 b 18, 22 ; A, 2, 982 b 23, 983 a 1 0 ) .
( 2 ) Il est étrange de constater q u e les tenants des diverses interprétations
• génétiques • d'Aristote ne se sont pas demandé p ourquoi la période q u'ils
considèrent d'un commun accord comme platonicienne ou • platonisante •

est aussi celle où Aristote a formulé les critiques les plus virulentes et souvent les
plus excessives contre la théorie des I dées ( cf. Jr• Partie, chap. l i, § 4. à pro­
pos de la thèse : J I n'y a pas de science une du Bien, p. 207, n. 2). Ces critiques ne
sont pas inspkées pur le refus de la transcendance, mais par la conception trop
exigeante qu'Aristote s'en fait.
LE D IE U TRANSCENDANT 335

«visible », il ne peut manquer d 'inspirer les pensées et les tra­


vaux des hommes qui, d'un regard furtif, le contemplent. L 'affir­
mation de la transcendance, si elle exclut tout rapport direct
de connaissance entre Dieu et le monde, comme de déduction
entre la contemplation du divin et la recherche terrestre, n ' exclut
pas pour autant tou t rapport vital ou existentiel. Qu'elle ne
soit plus science des I dées n'empêche pas la théologie de demeurer
un idéal pour l'homme. La réalité du chorismos peut être ressentie
moins comme une séparation irrémédiable que comme l 'invitation
à la surmonter. Bref, entre la recherche ontologique et la contem­
plation du divin, il peut et doit y avoir des rapports que le mot
de séparation ne suffit pas à épuiser.

§ 2. Le Dieu tl'anscendant

Avant d'étudier ces rapports , qui permettront peut-être


de découvrir comment deux courants de pensée différents
trouvent dans l'aristotélisme leur convergence et leur unité , il nous
paraît nécessaire de revenir sur notre interprétation de la théo­
logie d'Aristote, pour la défendre contre des obj ections possibles ,
dont le sens général serait le suivant : La théologie d 'Aristote
est-elle bien une théologie de la transcendance ? N 'y a-t-il pas
même quelque paradoxe à la présenter comme telle ? Nous
diviserons ces obj ections en deux groupes concernant respecti­
vement : 1 ) L 'interprétation de la théologie astrale ; 2) Celle de
la théorie du Premier Moteur.
"'
* "'

1 ) L'interprétation de l a théologie astrale n'intéresse pas


seulement l'histoire des sources de l ' aristotélisme ni la reconsti­
tution de ! 'Aristote perdu. Bien qu 'elle n'apparaisse ex professa
que dans le livre I I I du De ph ilosophia, dont nous avons heureu­
sement conservé de nombreux et abondants fragments, elle ne
disparaîtra j amais de la pensée aristotélicienne. Elle apparaîtra
comme un de ces thèmes qu'une philosophie pourtant riche en
puissance nova trice et en mutations imprévues ne mettra j amais
en question. C'est même le seul qui arrive à susciter chez Aristote,
tout au long de sa carrière , un enthousiasme qu'il serait sans
doute excessif de qualifier de « mys tique » ( 1 ) , mais qui exprime

( l ) Comme le font J. B m Ez, Un singulier naufrage littéraire . , p. 47, et


..

le P. FESTUGIÈRE, Le Dieu cosm ique, qui parle à ce propos (not. p . '237-38)


de • mysticisme cosmique •.
336 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

la j oie sereine de l' intelligence, mise enfin en présence de son


véritable obj et ( 1 ) . Ces références à la théologie astrale ne doi­
vent pas être interprétées, à raison même de l'enthousiasme
qu'elles inspirent, comme des survivances d'un type de pensée
« mythique » , dont Aristote lui-même nous a appris à nous
défier (2) . Le théologie astrale représente au contraire, à l'époque
d ' Aristote, une théorie relativement moderae, une « religion
nouvelle », n'hésite pas à écrire le P. Festugière (3) , dont la pre­
mière ma nifestation littéraire ne remonte pas au delà des Lois
de Platon ( 4) e t dont le manifeste , le traité pseudo-platonicien
de l 'Ep inomis , se trouve être exactement contemporain du De
philosophia (5). Par opposition à la théologie archaïsante de ceux

( 1 ) On a fait grand cas d'un fragment d'Aristote sur les mystères


d' Eleusis, selon lequel • les initiés n'ont pas à apprendre quelque chose, mais à
éprouver une certaine émotion et à se trouver dans une certaine disposition
d'âme • (fr. 15 Rose ; SYN ESIOS, Dion, 1 0 ) , texte que l'on a rapproché d'un autre,
rapporté par Sénèque, sur la • crainte révérencielle •, la • réserve sacrée • (vere­
cundia) que, selon Ar., doit nous inspirer le spectacle des dieux célestes (fr.
14 Rose ; SÉNÈQU E, Questions naturelles, 29-31 ; cf. A.-J. FESTUG I ÈRE, op . cit.,
235-38) . A propos du premier de ces deux textes, Jaeger n'hésite pas à ranger
Ar. dans la lignée de ceux qui, comme plus tard Kant et Schleiermacher, ont
opposé le savoir et la foi (Arisloleles, p. 1 63- 1 64) 1 Le P. Festugière en a mieux
apprécié la portée : Il s'agirait plutôt de la différence entre la réflexion discur­

sive et la contemplation intuitive qui implique un état passif de l'affectivité •


(p. 238 ) . Encore cet état passif de l'affectivité ne fait-il que nous disposer à une
contemplation qui reste intellectuelle dans son principe. Cf. J. Cao1ssAN1",
Aristote et les mystères, I I • Partie, p. 1 37- 1 88.
(2) cr. B, 4, 1 000 a 18 : • Les subtilités mythologiques ne méritent pas
d 'être soumises à un examen sérieux. • Cf. N, 4, 1 0 9 1 b 8 et le sens péj oratif
de µü8oc;; , µu8oMyoc;; dans Hisl. anim . , VI, 3 1 , 579 b 2 ; Gen . anim., I I I , 5,
756 b 6 (à propos d'Hérodote).
(3) Op. cil., p. 227.
(4) Lois, X I I , ad fin . ; cf. 899 b, 967 d, 821 d. Certes, on pourrait trouver
dans de vieux cultes égyptiens ou chaldéens les origines de cette théologie
astrale (J?. Cumont, J. Bidez ) . L'Epinomis signale cette origine (987 a, 988 a ) ,
mais c'est pour exalter la capacité qu'ont les Grecs de transfigurer tout ce qui
leur vient des Barbares. Les Lois invoquaient de môme la sagesse des anciens
Egyptiens, mais c'était, dans un esprit un peu différent, pour assurer à la
théologie astrale le respect dù, selon Platon, à tout ce qui est ancien.
Que la nouvelle doctrine se soit cherché des ancêtres étrangers à la Grèce ne
fait que confirmer la nouveauté radicale qu'elle représentait par rapport à la
théologie traditionnelle des Grecs et à son anthropomorphisme. I l n'est � ue de
voir le désintérêt que les adeptes de la nouvelle théologie affichent à 1 égard
des dieux de !'Olympe : à leur égard, Platon s'en remet simplement à ce que la
tradition a établi ( Timée, 40 de) . Et lorsque l'AtMnien de l'Ep inomis essaie
d'établir une correspondance entre les cinq régions de l'univers et les cinq
espèces de vivants, il laisse à son interlocuteur le soin de • rangP.r où il voudra
Zeus, Héra et tous les autres • ( 984 d). - Sur une prétendue origine pythagori­
cienne de la théologie astrale, cf. L. RouoIEn, La théologie astrale des Pythagori­
ciens, Paris, 1 959.
(5) Le thème de la théologie astrale n'est pas le seul point commun de l'Ep i ­
nomis et de l 'œuvre d'Aristote (sur ce point, cf. FESTU G I ÈRE, op. cit. , p. 228,
n. 1 ) . Il faudrait y ajouter l'énumération, à la fois hiérarchique et historique, des
différentes manifestations de la culture humaine (techniques nées du be1oln,
THÉOLO G IE ASTRA LE 337

qu'Aristote appelle avec une nuance de mépris, les « théologues »,


qui ne fait rien d 'autre que d' habiller de dehors « tragiques eL
solennels � ( 1 ) une cosmogonie balbutiante , la théologie astrale
apparaît incontestablement comme la doctrine du j our, le nouveau
cours imprimé à la spécula tion théologique.
Une telle théologie , on l'a remarqué (2) , ne pouvait être
populaire : elle supposait en effet des connaissances astronomi­
ques, ou du moins un intérêt pour l'astronomie , qui en faisait
dès l'abord une théologie savante. Le senti ment d'é trangeté
qu'elle peut nous inspirer, l'éloignement où se trouve être sa
présupposition fondamentale de nos façons modernes de penser,
risquenL de nous faire voir, en elle, une retombée en deçà du
platonisme (3) , et l'on comprend p ar là que maints interprètes
modernes aient pu être sévères pour elle. Mais ce j ugement
rétrospectif ne doit pas nous masquer le fait essentiel : Aristote
voit dans la théologie astrale le seul fondement possible d ' une
théologie scientifique. Bien plus, il voit en elle le seul moyen
d'échapper aux difficultés du platonisme sans retomber pour
autant dans le matérialisme qu 'il impute au:x: physiciens et
même aux anciens théologiens (4). Les astres-dieux prennent,
chez lui , la place des Idées platoniciennes (5). On peut regretter

arts d'agrément, sagesse), que l 'on retrouve à la fois dans 1 'Epi11omis (974 e,
976 c), le Prolreplique ( fr. 5 3 R) et la Mélapllysique (A, 2, 982 b-22-27 ) . On
notera en fin que le problème de l'Epi11om is est celui-là même que posera la Méla­
pllysique : le problème de la • science recherchée • (Epi11om is, 976 cd) ; cf. supra,
p. 267, n. 1 .
( 1 ) Méléorol. , I I , 1 , 353 b 2 . Cf. plus bas (n. 4) l a distinction faite par
Aristote ent1·e 8e:oMyoç et 8e:oÀoytx6ç.
(2) F ESTU G I J�RE, op. cil., p. 209-2 1 0 . L'auteur auquel une tradition attestée
par D 1 0 0 . LAËRCE ( U I, 37), attribue la paternité de 1'Epinomis, Philippe
d'Opuntc, était connll par ailleurs pour ses travaux d'astronomie, comme en
témoigne la liste de ses ouvrages dans Suidas.
(3) C'est la thèse de J . M O R EAU ( L'llme du monde de Platon aux stoïciens) ,
qui voit dans la théologie astrale un retour offensif de • l 'astrobiologie • des
Présocratiques, désormais dépouillée par la • dissolution • du platonisme de la
• transposition idéaliste • que lui avait fait heureusement subir le Timée
( p . 1 87- 1 88).
(4) A, 6, 1 0 7 1 b 27 ; 1 075 b 26 (pas plus pour les • théologiens • que pour les
• physiciens •, il n'existe d'autres êtres que les êtres sensibles) . Aristote ne manque
pas une occasion de prendre ses distances à l'égard des anciens • théologiens • :
ainsi a-t-il forgé le mot savant 8e:oÀoytxi) ( E, 1 , 1 026 a 1 9 ) pour distinguer la
théologie, à la fois savante et nouvelle, qu'il proj ette, de la 8e:oÀoytcx mythi­
que des anciens théologiens ( 8e:oÀoytcx, 8e:oMyoç, 8e:oÀoye:rv ont constamment
chez Ar. un sens péjoratif ; cf. FESTU G i il:RE, op. cil., Appendice I I I : Pour
l'histoire du mot ee:oÀoytcx, p. 599 ) .
(5) C e point a é t é bien m i s e n lumière p a r FESTU G I ÈRE, o p . cil. : • Si, après
avoir rej eté le monde sensible, il (Aristote) rej ette aussi maintenant le monde
des Formes, que rcste-t-il ? Oi1 est l'é!tre ? Oi1 est le vrai ? A quel objet appuyer
sa pensée ? Tout se résou t pourtant si l 'on admet qu'une région de l'Univers,
le monde céleste, obéit à des lois immuables • (p. 228) .
338 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

cette substitution, mais il faut d ' abord en comprendre la signi­


fication et les conséquences.
Le rôle essentiel qu'Aristote assigne aux intuitions de la
théologie astrale dans la constitution d'une théologie comme
science est clairement attesté par l'allusion qu'y fait le pas­
sage programmatique du livre E de la Métaphys ique. Cher­
chant une science << première » qui porte sur l'immobile et le
séparé , il s'aperçoit qu'à l'intérieur de la philosophie théo­
rique, ni la physique, qui porte sur des êtres << séparés » , mais
mobiles, ni les mathématiques, qui portent sur des êtres immo­
biles, mais non séparés, ne répondent à cette définition. N 'y a-t-il
donc rien en dehors et n'y a-t-il donc pas de science première ?
M ais Aristote répond : si toutes les causes sont éternelles, il en
est qui le sont particulièrement ( µcX.Àto"roc) et qui nous fournis­
sent dès lors cet être immobile et séparé que nous cherchons :
ce sont les causes de « ceux des êtres divins qui sont visibles » ( 1 ) .
Cette allusion évidente à la théologie astrale éclaire, nous semble­
t-il, le passage obscur qui la précède. « Toutes les causes sont
éternelles » , cela veut dire que les principes premiers de tout ce
qui est ne peuvent être qu'inengendrés et incorruptibles, sans
quoi toutes choses se dissoudraient dans le néant. M ais nous
avons vu la difficulté , pour ne pas dire l'impossibilité où était
l ' homme d 'atteindre ces premiers principes (2) , situation qui
finissait par faire dire à Aristote que Dieu seul était théologien (3).
La distorsion de la connaissance en soi et de la connaissance pour
nous aboutissait à cette conséquence tragique que la théologie
est la plus haute des sciences et qu'elle est pourtant impossible.
Or voici qu 'une expérience privilégiée, dont on conçoit qu'Aris­
tote la salue avec enthousiasme, vient rompre le cercle fatal où
semblait enfermée la connaissance humaine. Tous les principes
sont éternels, mais il en est dont l'éternité nous est particuliè­
rement ( µcX.Àtcr't'oc) sensible : ce sont ceux que nous atteignons
intuitivement dans la contemplation du Ciel. Par là , se trouve
vaincue la vieille impuissance qui séparait le discours humain de
ses commencements : l'homme s'installe dans les principes ,
parce que le Dieu , j usqu 'alors caché au discours, devien t sensible
à sa vue. Une science première est enfin possible, qu'il faudra
bien appeler théologie, sans illusoire présomption cette fois :
<< Il n'est pas douteux, en effet, que si le divin est présent quelque

( l ) E, l , 1 026 a 18.
(2) Cf. Introd. chap. I 1 .
(3) A, 2 , 983 a 5-6.
LE D IE U VJSIBLR 339

part, c'est dans une telle nature qu'il est présent » ( 1 ) . Nous nous
efforcions vainement, mortels que nous sommes, d e parler du
divin, mais voici qu'il se donne à nous, dans sa présence. Ainsi
la théologie astrale fournit-elle à l 'idée aristotélicienne d 'une
philosophie première l'intuition initiale s a n s laquelle elle ne
pouvait se constituer. II n'est pas exagéré de dire que la contem­
plation des « dieux visibles » a j oué, pour Aristote, le rôle d u
cogito chez Descartes : celui du « fondement certain et inébran­
lable » , à partir duquel une démarche j usque là aporétique va
pouvoir s'inverser pour un nouveau départ.
Mais qu 'en est-il de la portée réelle de cette vision ? Quelles
vont en ê tre les conséquences pour la philosophie d 'Aristote et,
en parLiculier, pour l'irritant problème, hérité du platonisme,
concernant les rapports du sensible e t de l 'intelligible ? Ces
conséquences nous paraissent à la fois capitales et limitées.
Ce que nous au torise à affirmer l 'intuition des dieux visi bles,
c'est qu'il est un domaine de l 'être - le divin - où la séparation
du sensible et de l 'intelligible n ' a plus de sens, parce qu'en lui
le sensible et l 'intelligible coïncident. L 'ordre qui règne dans le
Ciel est intelligible, au sens que Pla ton donnait à ce terme : il
est formulable en relations ma thématiques, exprimable en
figures géométriques ; mais cet ordre n'est pas caché derrière
des phénomènes, il se manifeste immédiatement en eux. II ne
suffit donc pas de dire que les mouvements du Ciel sont le schème
de relations intelligibles ; il n'y a pas un Ciel intelligible dont le
Ciel visible serait, en quelque sens qu'on l 'entende, l 'image (2) ,
mais le Ciel visible est le Ciel intelligible lui-même : il ne faut pas

( 1 ) E, 1 , 1 026 a 20 .
(2) Telle était l'interprétation, évidemment restrictive et symbolique,
que P laton donnait de la théologie astrale dans le Timée (avant d'y adhérer
de façon plus l ittérale, mais peut-être aussi plus « politique ., dans les Lois) :
dans le Timée, donc, il ne parlait de « Dieu visible • que pour en faire « l'image •
du Dieu intelligible (92 c ; cf. 34 a ) . En un seul p assage, Aristote paraît pro­
fesser la même doctrine : « L'astronomie n'a pas pour objet les grandeurs
sensibles ni le Ciel qui se trouve sm· nos têtes. En effet ni les lignes sensibles ne
sont los lignes du géomètre. . . , ni les mouvements et les révolutions du Ciel ne
sont les mêmes que dans les calculs astronomiques • (B, 2, 997 b 34-998 6 ; a
cf. Rép., V I I , 529 a-530 c). Mais on remarquera que cc passage appartient
à un développement aporétique, donc n'exprime pas nécessairement la pensée
définitive d'Aristote. De plus, il est présenté comme un argument en faveur de
l'existence d'êtres mathématiques séparés, qu'Aristo te rej ettera définitivement
aux l ivres M et N. Dans le De Coelo, si Aristote semble encore distinguer entre
un ciel sensible et un Ciel intelligible ( cf. note suivante), celte distinction n'a
plus aucune importance méthodologique. Si les astres ne sont pas à proprement
parler immat6riels, la matière dont ils sont faits - l 'éllier - est divine cl, de
plus, connaturcllc à !"fi.me ; elle ne peut donc être un obstacle à l'intelligibililé,
comme l'est la matière dont sont faits les êtres sensibles de notre monde.
340 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

multiplier les Ciels ( 1 ) . CeUe thèse de l'identité ou, si l'on veut,


de l'indistinction du sensible et de l 'intelligible dans le Ciel doit
être donc entendue dans son sens le plus fort : si la dualité de
nos sources de connaissance - sensibilité et intellect - se trouve
ici surmontée au pro fit d'une intui tion indissolublement sensible
et intellectuelle, c'est que réciproquement le fondement de cette
dualité est absent. C'est la matière qui obscurcit l'intelligible
et le dégrade en sensible ; inversement, c'est l'immatérialité
des sphères célestes qui assure leur aperception dans un acte de
l 'esprit qui est ontologiquement antérieur à la distinction du
sens et de l'intellect. Si, d 'autre part, la matière, par la résistance
qu 'elle oppose à l 'intelligible, est la source de la con tingence, on
comprendra que le Ciel soit le domaine de la nécessité et, par
là même, l'objet privilégié de la science démonstrative. De ce
point de vue, on pourrait dire que, par rapport au monde que
nous habitons, qu'il ne faut plus appeler monde sensible, mais
plutôt, en fonction de sa place particulière dans l' Univers, monde
sublunaire, le monde céleste est, non pas même l'image, mais la
réalisation touj ours présente de l'ordre, de l'unité , de l'immu­
tabilité qui manquent à notre monde.
Mais la réalité ne supprime pas pour autant la distance. Si
Aristote nous apprend, contre Platon , que l'intelligible est saisi
dans une esthétique et non dans une dialectique, s'il substitue
ainsi au concept d'un ordre idéal la vision d 'un ordre réel, il
n 'en reste pas moins que cet ordre - telle la beauté de l 'être
aimé - ne se donne que de loin à notre intuition. Certes, cette
distance n 'est plus la distance infinie, mais irréelle à force
d 'être in finie , qui nous sépare d 'un autre monde ; mais, à
l 'intérieur de ce monde, elle nous sépare d'une région qu'une
conversion idéale ne suffira pas à nous faire rej oindre. La vision
est, comme le suggérait Parménide, la présence dans l'ab­
sence (2) , elle garantit l'appartenance du sujet et de l'obj et à

( 1 ) C'est le reproche qu'Aristote adresse en particulier à ceux qui, posant


l'existence d'êtres mathématiques distincts du sensible, aboutissent à cette
absurdité qu' • il y aura un Ciel en dehors du Ciel • (lfo"t'a.L yà:p oupa.v6c; "t'Lc; 7ta.pà:
"t'OV oupa.v6v, B, 2, 998 a 18). Dans le le refus d'une pluralité de Cieux
De Coelo,
est p lus nuancé : certes, il n'y a qu'un seul Ciel individuel et il ne peut y en
avoir qu'un seul, puisqu'il est composé de la totalité de la matière ( l , 9, 278 a
26 ss. ) , mais, ce Ciel étant un ciel sensible (278 1 0), • autre sera l'être de ce Ciel
a
et autre l'être du Ciel au sens absolu • (278 a 1 2 ; cf. b 4 ) . Lorsque l 'on passe du
Ciel au Premier Moteur, l'ambiguïté en revanche, disparait, car ici il ne peut
y avoir de dualité entre la forme et sa réalisation, puisque le Premier Moteur
est immatériel : au 1. A de la Métaplzysique, c'est par l'immatérialité du Pre­
mier Mo teur, q_ui exclut toute dualilé du sensible el de l'intelligible, qu'est
démontrée l'unicité d u Ciel (8, 1 074 35 ss. ) .
a
( 2 ) Cf. fr. 4 D1 ELs- KnANZ Atüaae; 8'ôµwc; àm:6vTa. v6<:> 7ta.pe;6v"t'a. �e;fia.!c.>c;.
IMMANENCE O U TRANSCENDANCE ? 341

un même monde, mais elle ne rend que plus sensible, et peut-être


plus douloureuse, leur séparation. Dès lors, et à moins de donner
au mot immanence le sens précis d'un refus des I dées platoni­
ciennes - ou plus généralement d'un autre monde ( 1 ) - on
peut dire qu'Aristote ne supprime pas la transcendance, mais au
contraire l 'aggrave en faisant d ' elle la coupure de deux régions
de l 'Univers.
II ne nous paraît donc pas possible de voir dans l 'Aristote
du De ph ilosoph ia un précurseur des doctrines du « Dieu cos­
mique ». Le P. Festugière, qui en a étudié la naissance et l 'évo­
lution dans un ouvrage consacré aux origines de l'hermétisme (2) ,
définit ainsi l 'inspiration générale de ces doctrines : dans cette
conception , qu'on pourrait dire « optimiste », « le monde est
considéré comme beau : il est essentiellement un ordre (K6aµoc;).
La région sublunaire elle-même manifeste cet ordre, par le
retour des saisons, par la configuration harmonieuse de la terre
et l'équilibre qui s'y fait entre les quatre éléments qui la compo­
sent, par la structure admirable des êtres vivants et en particulier
de l'homme, par la subordination naturelle des plantes et des
animaux à l'homme. Mais l'ordre apparaît surtout dans la région
du feu ou de l'éther qui se trouve au-dessus de la lune . . . Un
tel ordre suppose un Ordonnateur . . . En sorte que la vue du
monde conduit naturellement à la connaissance et à l ' adoration
d'un Dieu démiurge du monde » (3). A cette conception opti­
miste, le P. Festugière oppose la philosophie religieuse connue
sous le nom de dualisme : c c Ce monde est considéré comme
mauvais. Le désordre y domine du fait de ce désordre immédiat
et foncier que constitue, chez l'homme, la présence d ' une âme
immortelle, originellement pure et divine, dans un corps m atériel,
corruptible et souillé de par son essence même . . . Dès lors le

( 1 ) C'est e n ce sens q u e M . J . M OREAU parled'immanentisme pour caracté­


riser la doctrine du De philosophia : • La cosmographie duDe philosophia est
encore celle du Timée ; seulement Aristote a répudié la transcendance du Mo­
dèle . . . La théologie astrale, la divinisation de l'obj et astronomique, résulte infail­
liblement de la prétention prêcritique de trouver dans les phénomènes de quoi
remplir la catêgorie de l'absolu • ( op. cil., p. 1 24 ) . Quelque rêserve que l'on
puisse faire sur le jugement de valeur qui dêvalor1se comme • précritique • la
philosophie du j eunr. Aristote, on peut accepter cette description qu'en donne
M. Moreau . M ais nous maintenons qu'Aristote ne supprime la transcendance
idéale du Modèle sur le monde sensible que pour lui substituer la transcendance
1·éelle du Ciel sur le monde sublunaire. Le terme immanentisme, s'il favorise chez
III . Moreau (comme chez le P. Festugière) des rapprochements avec le stoï­
cisme, nous pamlt donc inadéquat pou1· caractériser une philosophie qui sépare
si radicalement la sphère du divin <les régions inférieures de l'ôtre.
(2) La réuélation d'llennès Trismégisle, dontLe Dieu cosmique constitue le
tome I I .
(3) Le Dieu cosmique, p. x-x1 .
342 LA SCIENCE JN TRO U VA BLE

Dieu qu'il [le dualiste] conçoit ne peut avoir aucun rapport


avec le monde. II ne peut être directement le créateur du monde.
II ne peut avoir, comme fonction première, de régir le monde.
Bien au contraire, ce Dieu sera infiniment éloigné, infiniment
au-dessus du monde. II sera hypercosmique ( 1 ) . » C'est Platon
qui, selon le P. Festugière, serai t à l'origine de ces deux courants
qui se partageront la philosophie religieuse de l'âge suivant :
l'aspect pessimiste et dualiste apparaissant dans le Phédon ,
l'aspect optimiste e t cosmique dans le Timée e t l e s Lois. Quant
à Aristote, il aurait évolué de l'un à l ' autre ; la courbe qui va
de l'Eudème au De philosophia illustrerait la conversion du
j eune Aristote, d 'abord frappé par les arguments pessimistes
du Phédon , à la religion cosmique que lui aurait suggérée le
Timée : « Ce qu'Aristote doit au Timée, c'est une explication en
quelque sorte religieuse de l' Univers. N ' est-il pas permis de
croire que cette explication a le plus contribué à le tirer de la
mélancolie où le plongeait, naguère, le spectacle des choses
terrestres, de leur inconstance, de leur caducité ? M aintenant
il voit Dieu dans le monde (2) . »
On ne saurait définir plus heureusement les deux tendances
qui se partagent la philosophie religieuse des Grecs à partir de
Platon et qui convergeront plus tard dans le Corpus hermelicum.
Nous ne discuterons pas ici la question de savoir si les textes
platoniciens peuvent véritablement s'ordonner en fonction d 'une
opposition aussi radicale (3). Mais nous ne pouvons que contester,
non seulement - comme on l ' a déj à fait (4) l'interprétation
-

que donne le P. Festugière de l'évolu tion du j eune Aristote,


mais encore et surtout l'interprétation qu 'il donne du De philoso­
phia et, à travers lui, de toute la théologie d'Aristote ( 5 ) . Si ce que
nous avons dit est exact, il n'est pas vrai, en effet, qu'Aristote

!l) Ibid., p.xr.


2) Ibid., p. 227.
(3) De fait, on a pu noter la présence cle tex tes incontestablement dualistes
chez Plat.on, notamment dans les Lois. Cf. S . PÉTREMENT, Le dualisme chez
Platon, les Gnostiques et les Ma11ichée11s ; P.-M. S c n u H L, Un cauchemar de
Platon, Rev. philos., 1953, p. 420-422 (à propos de Lois, X, 903 e-904 a).
(4) On a surtout contesté q u e le pessimisme de certains fragments d e
l' Eud�me et, à un moindre degré, du Prolreplique soit entièrement imputable à
Aristote : il pourrait s'agir d'une étape dans la progression interne de ces • dia­
logues • ( à supposer que le Protreplique en soi t un). Cf. A. MAN S ION, L 'immorta­
lilé de l'âme d'après Ar., Rev. philns. de Louvain, 1953, p. 446-472 ; R. A. GAu­
T l l lEn , lnlrod. à l'Elh. Nic., p . 7-8 ; La mnrale d'Ar., p . 6-7.
(5) S ' i l est vrui, comme il ressort d éj à dr.s tex tes p l u s haut et comme
ci tc.\s
nous essa i erons d'en donner une
élucid n Li o n doctrinale, que la tMologie astrale
n ' r.st. pas une simple é t ape duns la carrière d'Aristote, mais inspire de part en
p a r t toutu sa J>hilosophie du divin . C.ellr con tinu i té est rl'nillenrs manifestée
p a r le P. FEST U G l i m g l u i-mème n o t . p.
(ofl. cil., 228).
DIE U ASTRA L ET DIEU COSM IQ UE 343

« voit Dieu dans le monde » : il ne le voit - et la restriction est


d 'importance - que dans le Ciel. La théologie astrale se borne
à cette affirmation ou plutôt à cette expérience ; sous la forme
qu'elle revêt chez Aristo te , elle n'aboutit j amais à une preuve
de l 'existence de Dieu par l 'ordre du monde , telle qu'on la
trouvera plus tard chez les Stoïciens, mais seulement à une
preuve de l'existence de Dieu par l'ordre du Ciel ( 1 ) . Sa démarche
essentielle est, pourrait-on dire , astro-théologique et non physico­
théologique. Le Dieu astral n'est pas un Dieu cosmique.
On voit, il est vrai - et les textes que cite le P . Fcstugière
le montreraient surabondamment - ce qui a pu j usti fier cette
confusion : c'est qu'Aristo te emploie fréquemment le mot x6oµoc;;
pour désigner le Ciel (2) . Cet usage n ' a rien qui doive étonner,
s'il est vrai que x6aµoc; désigne originellement l 'ordre et, par
extension, ce qui comporte de l'ordre. Il n'est pas davantage
étonnant que, dans des philosophies de type unitaire, qui considé­
raient l ' Univers comme ordonné , x6aµoc;; ait pu signifier l' Univers
dans son ensemble (3) - d'où est venu l'usage moderne de
cosmique, cosmologie. Mais il n ' en est pas ainsi chez Aristote :
de ce qu'Aristote appelle le Ciel x6aµoc;; , il ne faut pas conclure
qu'il étend l 'ordre du Ciel au monde dans sa totalité , mais, au
contraire , qu'il ne reconnaît d 'ordre que dans le Ciel. De ce
point de vue, il est moins important de noter la synonymie des
termes x6aµoc;; et oùpotv6c;; chez Aristote que le fait négatif que
x6aµoc;; n ' est j amais employé chez lui pour désigner le monde

( 1 ) Cf. fr. 10 R ( S EXTUS E M P I R I C U S , Adv. o gm . , I I I, 20-22) : « La notion


d
des dieux, dit Aristote, est née chez les hommes de deux sources : les phénomènes
qui concement l'âme et les phénomènes célestes. • Voici le développement
concernant le second point : Comme les hommes voyaient, durant le j our, le

soleil accomplissant sn course, durant la nuit, le mouvement bien ordonné


des au tres astres, ils ont j ugé qu'il existe vraiment un Dieu qui est la cause et
de ce mouvement et de cette belle ordonnance. • On le voit : il n'est question
que de l'ordre du Ciel et d'un Dieu ordonnateur du Ciel . Sur le problème posé
par le fr. 1 2, cf. plus loin ; quant aux tex tes de Philon, cités à la suite des
précédents par Festugière ( p . 23 1 -232), nous ne voyons pas pourquoi il fau­
drait les attribuer à Aristote : aucune indication pr6cise ne nous y invite et
l'inspiration en paraît manifestement stoïcienne.
(2) Cf. De Coelo, 1, 1 0, 280 2 1 ; Méléorol., 1, 2,
a 339 a 19 (autres réf6rences
dans BoN 1Tz, lllclex, 406 a 47) ; Eth. Eud., 1, 5, 1 2 1 6 a 1 1 . Cf. J. M O R E A U ,
op. cil. , p . 1 1 7 ; F Es T u m .;; R E, op. cil. , p . 244, n . 4.
- Inversement, le mot o ô por.­
voc;; en arrive à d6signer, par ex tension, l'Univers tou t entier (De Coelo, 1, 9,
278 b 1 9 ) .
( 3 ) L'emploi de x6aµoc;; pour désigner l 'ensemble d u monde daterait
d'Anaximandre (cf. W . K n A N z, l<osmos ais philosophischer Begriff frühgrie­
chischer Zei t, Philologus, 1 938, p. 4 3 4 ) . M a is on ne s'6tonnera pas que, chez
33-

Parménide, le mot x6aµoc;; ne d6signe que le monde de ! 'Etre vrai, et non celui
des apparences, ou du moins celui-ci en tant qu'il manifeste !' Etre vmi (cf.
D r nLs, Vorsolct•aliker, 28 A 44).
344 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

sublunaire ( 1 ) , précisément parce que celui-ci ne comporte


point d'ordre par lui-même.
On comprend aussi qu'en un temps où les mots oôpcxv6ç et
x6aµoç et leurs équivalents latins coelum et mundus se seront
spécialisés dans les sens que nous donnons auj ourd'hui aux
mots Ciel et monde, les textes d ' Aristote , où ces mots sont
employés tour à tour, créeront un sentiment de confusion, dont
un texte célèbre de Cicéron porte naïvement témoignage : « Aris­
tote , au I I I e livre du De philosophia, embrouille considérable­
ment les choses », nous dit-il, notamment lorsqu'il attribue la
divinité tantôt au monde, tantôt à « l'élément incandescent du
Ciel » (l'éther) , « sans se rendre compte que le Ciel est une partie
de ce monde qu'il a lui-même ailleurs désigné comme Dieu » (2) .
On pourrait, certes, voir dans ce texte le reflet de contradictions
réelles d'Aristote . M ais, sur ce point précis, ce ne sera pas faire
inj ure à la sagacité habituelle de Cicéron que d 'y voir une confu­
sion tenant à l'interprétation de x6aµoç (3) , confusion dont
Cicéron est sans doute moins responsable que les É picuriens, dont
il rapporte ici les arguments contre Aristote.
Mais il est un autre texte, également rapporté par Cicéron,
qui pourrait accrédi ter et qui a pu historiquement accréditer (4) ,
indépendamment de toute question de vocabulaire , l'existence
d ' un argument effectivement physico-théologique dans le De
philosophia. C'est le texte fameux - transposition du mythe de
la caverne - où Aristote décrit l'étonnement d ' hommes qui ,
« ayant touj ours vécu sous la terre », auraient pu un j our « s'échap­
per de leurs demeures souterraines et parvenir j usqu 'aux lieux
que nous habitons ». Là, le spectacle c < de la terre , de la mer et
du ciel » les auraient emplis d'un tel émerveillement que, c c quand
ils auraient vu toutes ces choses . . . , ils croiraient qu'il y a des
dieux et que de si grandes merveilles sont leur ouvrage » ( 5 ) .
O n le voit, c e n ' est p a s i c i seulement l e spectacle du Ciel, mais

( 1 ) C'est ce qui ressort notamment de l'emploi du mot dans les Météorolo­


giques, où il ne désigne j amais la Terre, mais le monde qui entoure la Terre et,
plus précisément, la partie supérieure de ce monde.
(2) De na/. deor., 1 , 1 3, 33, fr. 26 R . Ce texte, dont nous n'extrayons que
ce qui concerne notre problème, est longuement commenté par FESTUGIÊRE,
op . cil. , p . 243-247.
( 3 ) C est aussi l'explication de FESTUGIÈRE, p . 244.
(4) Nous ne contestons pas qu'Aristote ait pu être historiquement à
l'origine de certaines conceptions du • Dieu cosmique •, ne serait-ce que par
les contresens que des lecteurs imprégnés de doctrines stoîciennes ont pu com­
mettre sur ses textes. Nous nions seulement qu'Aristote nit pu professer,
de [>rès ou de loin. une telle doctrine.
(5)De na/. deor., · Il,
37, 95 ( fr. 1 2 R), trad. FESTUGIÈRE.
D IE U A STRA L ET DIEU COSMIQ UE 345

aussi celui de la terre et de la mer - « la vaste extension des


nuages et la force des vents » tout aussi bien que « l'action du
soleil » , les « changements de la lune » ou « la course fixe et
immuable des astres durant toute l'éternité » - ce sont donc
aussi bien les phénomènes météorologiques qu' astronomiques qui
semblent conduire à l 'affirmation de l'existence de Dieu . C'est
bien ainsi , en efTet, que l'a entendu Cicéron, qui utilise cette
ci tation d'Aristote dans un exposé de la théologie stoïcienne, où
la preuve de Dieu par l 'ordre du monde j ouait en effet un rôle
essentiel. Nous ne croyons pas cependant que tel ait été le
sens de l 'argument d'Aristote. Sa forme allégorique montre,
en effet, qu'il s'agit au sens propre du terme, d'une analogie,
c'est-à-dire d'une proportion. Ce que veut prouver Aristote,
c'est que l'étonnement que doit inspirer à l'homme normal la
con templation du Ciel est analogue à celui qui devrait s'emparer
d 'un Troglodyte découvrant brusquement la lumière du j our ( 1 ) ;
bien que deux des termes de la proportion ne soient pas exprimés
dans le fragment qui nous a été conservé, on peut la reconstituer
ainsi : le Ciel est au monde sublunaire ce que l ' Univers réel
est à l' Univers fictif du Troglodyte. Il y a incontestablement
dans le mythe deux régions séparées ; elles ne peuvent que
symbolise/' la sépara tion réelle qui affecte l' Univers réel, bien
loin que l' Univers réel soit opposé tout entier au séj our souterrain ,
qui n 'est que supposé pour les besoins de la comp araison (2) . Bien
plus, le fait que ce séj our, quoique souterrain, soi t agrémenté de
tous les produits de l ' art humain (il s'agit de « demeures bien
éclairées, ornées de statues et de fresques et pourvues de tout le
mobilier . . . » ) , semble bien confirmer qu 'il symbolise, dans le
mythe, le monde où habitent les hommes, c'est-à-dire le monde
sublunaire. Libre donc aux interprètes postérieurs d 'interpréter
le mythe dans sa li ttéra lité. Mais on ne peut s'empêcher de penser
que, si Aristote avait voulu prouver Dieu par l'ordre de l'univers,
il aurait présenté le même argument sous une forme autre qu'allé­
gorique, où les phénomènes du monde sublunaire auraient été
invoqués non pour ce qu 'ils symbolisent, mais pour ce qu 'ils
sont (3) .

( 1 ) C e point a é Lé mis e n évidence p a r P . - M . S c u u n L, /,a (a b u lalia11 pla­


p. 65-74.
lo 11 icie11 1 1 e ,
(2) Le passage débute en effet par un irréel : « Si essen l, inquit, qui sub terra
semper lla b i ta u issen l, elc.• .

(3) O n pourra i t remarquer cependant que certains phénomènes d u monde


sublunaire (l'extension des nuages et la forme des vents) contribuent ici à
symboliser l'ordre du Ciel : c'est donc qu'ils ne sont pas entièrement désordon­
nés. On peut répondre qu'il y a des degrés dans l 'ordre ou plutôt, comme nous
346 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

Une autre métap hore célèbre, que l'on trouve à la fois dans
le De philosophia et dans la Métaphys ique, a pu accréditer une
interprétation immanentiste de la théologie d 'Aristote : c'est
la comparaison de l 'ordre du Cosmos avec celui d ' une armée.
C 'est même expressément en termes de sépara tion et d'immanence
qu'Aristote pose le problème dans le texte de la Métaphysique :
« Il nous faut examiner de laquelle des deux manières suivantes
la nature du Tout possède le Bien et le Souverain Bien, si c ' est
en tant que quelque chose de séparé, existant en soi et par soi,
ou en tant qu 'il est l'ordre, ou bien si ce ne serait pas plutôt des
deux manières à la fois, telle une armée ( 1 ) . » Mais on remarquera
que ce qui est en question ici, c'est le Bien, non la cause du Bien.
Or (comme l'a montré la critique de l ' idée platonicienne de
Bien (2) , si le Bien est évidemment immanent à ce dont il est
le bien de la même façon que l 'ordre est immanent à l'armée,
la cause du Bien est un ê tre séparé, de la même façon que le
général est séparé de l'armée dont il assure l 'ordre. Le général
est donc éminemment le Bien de l ' armée, plus encore que l 'ordre,
puisque « ce n'est pas le général qui est par l'ordre, m ais l'ordre
par le général » (3). Le sens de la démonstration est donc clair :
il s'agit de démontrer la transcendance de Dieu par rapport ù
l'ordre dont il est le principe. M ais on pourrait alors penser que,
si Dieu est transcendant au monde, il n ' en est pas séparé , puisqu'il
répand sur lui les efîets, sinon de sa Providence, du moins de
sa perfection ; il faudrait dire, dans ce cas, que, si Dieu est au delà
du sensible, tout n 'en est pas moins divin dans le sensible grâce
à une sorte d 'émanation de l'essence de Dieu. Seulement, si
« émanation » il y a, si l'on peu t déduire de Dieu l'ordre du monde
et induire de l 'ordre du monde l 'existence de Dieu , cette déduc­
tion n ' est j amais complète et la base de cette induction n'est
j amais universelle. Dire que la nature du tou t (� -rou lSÀou cpuaLc;)
comporte de l'ordre ou même que « toutes choses sont ordonnées
par rapport à un terme unique » (4) ne signi fie pas que l 'ordre
pénètre toutes choses « de la même façon » ( oµo(wc;) (5 ) . « Il en

e verrons, que le monde sublunaire imite à sa façon l'ordre qui règne dans le
Ciel, mais que cet ordre imité n'est reconnu et pensé par Aristote qu'à partir
de l'ordre immédialemenl contemplé dans le Ciel : l'ordre dérivé ne peut contri­
buer à définir l'ordre fondamental, puisque, sans celui-ci, nous ne saurions mtlme
pas reconnaitre que le premier est un ordre.
( I l A, 10, 1 075 a 1 1 - 1 3 .
(2) Elh. Nic. , 1, 4.
( 3 ) 1 075 a 1 5.
( •1 ) Ilpot; µèv y0tp �V o!TtlX.VTIX OUVTiTIXKTCf.t ( 1 075 a 1 8) .
( 5 ) 1 075 a 1 6.
L 'ORDRE D U CIEL 347

est, comme dans une maison où les actions des hommes libres
ne sont pas du tout, laissées au hasard, mais où tou tes leurs
fonctions, ou du moins la plus grande partie, sont ordonnées,
alors que pour les esclaves et les bêtes de somme, il est peu de
choses qui aient rapport à l ' ensemble, mais la plus grande partie
est laissée au hasard ( 1 ) . » Il y a donc des degrés dans l 'ordre
et ces degrés ne sont pas continus : comme l'ont bien vu les
commentateurs (2) , l'opposition des hommes libres et des esclaves
symbolise ici la grande opposition cosmique des corps célestes,
où prédomine l ' ordre, et des êtres du monde sublunaire, où
prédomine le hasard. Le monde sublunaire nous o fTre donc
d avantage le spectacle de l 'impuissance de Dieu que celui de
sa force ordonnatrice (3) : ce n'est pas à lui qu'Aristote peut
penser lorsqu'il exalte l 'ordre du Cosmos et qu 'il suspend cet
ordre à un principe unique et transcendant.
Ce tte interprétation ressort, d ' une façon plus manifeste
encore , du passage correspondant du De ph ilosophia, que nous
rapporte Sextus Empiricus. La métaphore de l 'armée en bataille,
dont l ' ordre atteste la présence du stratège, est ici appliquée
seulement à l'ordre céleste : de même , dit-il, « quand les hommes
qui les premiers levèrent, les yeux vers le Ciel eurent con templé
le soleil accomplissant sa course de son lever à son coucher,
ainsi que la belle ordonnance des chœurs des astres, ils se mirent
à rechercher !'Artisan de cet ordre splendide » (4 ) . On le voit :
les êtres du monde sublunaire n ' ont pas droit ici , plus que dans
la Métaphys ique, à la dignité de soldats de l'Armée céles te.
L ' Univers d 'Aristote comporte, dans une de ses parties, un
ordre qui suppose un Ordonna teur : qu'il y ait quelque part
un ordre suffit pour que nous devions a dmettre un principe de
cet ordre. Mais Aristo te ne conteste pas le désordre - ce que
le texte de la Métaphysique appelle « hasard » - dont le monde
sublunaire offre le spectacle. Ce désordre est consta té, i l n'est

(1)1075 a 1 9-23. On remarquera que la liberté de l ' homme se mesure à la


nécessité qui régi t ses actions et sa servitude à la part de contingence qui est
en elles. Mais, pour un Grec, il n'y a aucun paradoxe dans ces équations (qui
vont si bien de soi qu'elles sont prises ici comme exemple destiné à illustrer une
vérité moins apparente).
(2) c r . T n frn ISTI US, fo Mel. A, p . 35, Landauer.
(3) C'est Théophraste qui, le premier, s'inquiétera de l'impuissance (àa6é­
V&La: ) du Dieu d'Aristote (Mel. , 2, 5 b 1 4 ) . Certes, Théophraste veut prévenir
calte conséquence, mais l'i nsistance qu'il y met (cf. A.-J. FEsTu a 1 fam, Les apo­
ries métaphysiques ùe Théophraste, Reu. néo-scolasl. de Philos., 1 93 1 , not.
p . 48) con firme qu'il s'agi t bien là d'une difficulté réelle héri tée de son maître.
(4) A d11. dnamnl., T T T , 27 ; fr. 1 1 H . Le rapprochement de ce passage avec A,
1 0, a 1 h\j ù élé fait p a r l h" W A T 1 m , Journal of Philology, p.
1877, 75-76.
348 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

pas encore un objet de scandale : il ne le deviendra que dans


une théologie de la Providence, où la coïncidence en Dieu de
la bonté et de la toute-puissance interdira de supposer, en lui,
ce qui serait méchanceté, impuissance ou tout simplement
négligence. Aristote sort à peine d'une vision du monde - celle
des poètes et des tragiques - où le monde humain paraissait
soumis à un mal irrémédiable. Il suffit à Aristote de savoir que
le divin est présent quelque part, même s'il est absent de chez
nous, pour qu'il s'émerveille ; si l 'ordre est quelque part, fût-ce
dans une sphère qui n'est accessible qu'à la vue, peut-être est-il
partout possible, même là où il est encore absent. Avant de
blâmer Dieu d ' avoir négligé notre monde, il faut lui savoir gré
de se manifester à nous dans le Ciel . Le Dieu d 'Aristote est un
Dieu lointain, mais il n 'est pas un Dieu caché ; c ' est un Dieu à
la fois présent et absent, « séparé » de nous, mais se donnant à
nous en spectacle, et compensant son éloignement de notre
monde par l'exemple touj ours « visible » de sa splendeur.
Rien ne nous paraît donc plus étranger à l'aristotélisme que
la théologie de l 'âge suivant : la théologie stoïcienne sera une
théologie véritablement cosmique, au sens moderne du terme,
et non plus seulement astrale ; théologie unitaire, elle ne tolérera
aucune résistance , aucune dualité, aucun mal ; son problème
sera de résorber le désordre dans l'ordre, comme sa condition ;
elle se confondra finalement avec une physique du Feu artiste,
du Pneuma immanent, renouant ainsi avec la tradition préso­
cratique de l'hylozoïsme, selon lequel tout est plein d 'âmes ( 1 )
o u de dieux. Nous croyons que tout ce que l'on a p u trouver
en ce sens dans les fragments de l'Aristote perdu provient de
contaminations stoïciennes. Un dernier exemple nous en sera
fourni par la théorie de l'Ame du monde, que l'on a attribuée
à l 'Aristote du De philosophia (2) . La question serait de peu
d 'intérê t pour notre problème si cette théorie n'évoquait, comme
c'est le cas dans l'interpré tation de M. Moreau, l 'idée stoïcienne
d 'une force immanente à l ' Univers , d'un soufTle (7tve:i3µ0t) répandu
à travers toutes choses. On sai t qu 'une théorie pourtant fort peu
difîérente avait été soutenue par Platon dans le Ti m ée (3) et
que cetLc théorie est explicitement condamnée par Aristote

( 1 ) ARISTOTE cile celle formule dans De gencml. a11im., I I I , l i , 762 a 20,


mais c'est pour j ustifier une théorie biologique, el non cosmologique : celle
de la génération spontanée des leslacés. Dans De an., 5, 1, 4 1 1 a 8, Ar. attribue
à T h u lùs la thèse mxv't'!X 'ltÀ'�P'IJ Oe:oov EÎVIXt, mais il la critique aussitôt.
(2) Cf. J . MOREAU, L'âme du monde de Pla/011 aux sloïcie11s, nol. p. 1 36- 139.
(3) 36 e.
L' ORDRE D U CIEL, 349

dans le De Coelo. L'obj ection d 'Aristote est que l'action néces­


sitante d 'une Ame supposée divine est incompatible avec l'é ter­
nité du mouvement du Premier Ciel. De deux choses l ' une : ou
le mouvement du Premier Ciel est naturel, auquel cas une âme
qui le meuve est inutile ; ou il est violent, auquel cas il faut
supposer une Ame qui exerce sur lui une contrainte éternelle ;
mais l'idée d 'une telle contrainte s'exerçant sans aucun répit,
sans même « ce repos qui est la déten te corporelle résultant du
sommeil », est incompatible avec « la vie exempte de peine et
bienheureuse » que la « divination » populaire aLtribue à la nature
divine ( 1 ) . Aristote conclut donc d e l'absmdité du mythe plato­
nicien à la vérité de la première hypothèse, qu 'il a du reste établie
par d ' autres voies : le mouvement du Premier Ciel est une espèce
du mouvement na turel, une propriété de l 'élément céleste,
l 'éther, dont l'étymologie même atteste que le propre est de
se mouvoir touj ours (&et Oeï:v) (2) . M ais comment interpréter
l'évolution qui va du mythe platonicien de ! 'Ame du M onde à la
théorie aristotélicienne de l 'éther ? On peut dire avec M. Moreau
que, par là, « la nature rentre en possession du Ciel » (3 ) , à la
condition d ' opposer le naturel au violent, la motion spon tanée
à l'action extrinsèque d ' une âme, mais non au sens où Aristote
passerait d 'une explication théologique ù une explica tion phy­
sique (4) ; l ' explication par l ' é Lher - corps divin - n'est pas
moins théologique que l ' explication par !'Ame du Monde ; elle
fait si l'on veut l'économie d ' une Ame transcendante, mais
maintient la transcendance de la « quinte essence » par rapport

( 1 ) Nous résumons ici De Coelo, II, 1, 284 a 27-b 4 .


(2) De Coelo, 1 , 3, 270 b 22 ; Météoro l . , 1 , 3, 339 b 25 . Cf. Cralyle, 410 b.
(3) Op. cil., p . l l 5.
(4) Au niveau du De Coelo, le divin et le naturel, loin de s'opposer, sont syno­
nymes ; le mot cpu cnc; ne désigne pas encore la nature du monde sublunaire, mais,
conformément à l 'usage platonicien, s'applique avant lout à la nature divine ;
cf. 1, 4,271 a 33 : • Dieu et la nature ne font rien en vain • (on no tera que, dans
ce passage, cette formule est invoquée pour j usti fier une propriété du mouve­
ment circulaire, lui-même caractéristique du monde céleste) . Cf. Protreptique
( JAMBLIQUE, X, 55, 26 ) , 13 fr. : W • Seul le philosophe vit les yeux fixés sur
la nature el sur le diuin, semblal.Jle à un bon pilote, qui, ayant amarré les
principes de sa vie aux réalités éternelles et stables, mouille en paix. • Cc
n'est pas en un autre sens qu'il faut entendre le mot cpucrn; dans le passage
A , 7, 1072 b 14, où du Premier Principe sont dits • dépendre le Ciel et la nature •
(1,p't''l)'t'Ott o oùpavèc; xal li cpuatc;) : rien ne permet de penser qu'Aristote ait
voulu désigner ici par • nature • le monde sublunaire et qu'ainsi Ciel el nature
embrassent l'ensemble de l'univers (comme l 'ont interprété en particulier Lous
ceux qui ont voulu utiliser ce texte en un sens créationniste). Cf. aussi les
nombreux textes où le cpuaet est opposé au xa6'ljµiic; ou au npèc; ljµiic; (cf. l n trod.,
chap. II, 61 p. ss. ) , et le commentaire remarquable que donne le Ps.-Alex. de
la formule xa6 'aûT6 ou TÎI cp uaet yv<:� p1µov, qui signi fie selon lui T<fi 6e<T> yvropt­
µov N,
(ad 6, 1092 b 26-30 , . cf. lnti od., chap . Il, p. 65, n .
3).
350 LA S CIENCE INTRO U VABLE

aux autres éléments. On ne peut donc suivre M. Moreau lorsqu'il


voit dans ce texte, non le rej e t de la théorie de l 'Ame du Monde,
sous la seule forme où Aristote pouvait la connaître, mais la
substitution d ' une nouvelle théorie de l 'Ame du monde à une
autre ; « l ' hypothèse d 'âmes sidérales, ou même d 'une Ame
universelle, n'est pas par là exclue , mais seulement l'idée, propre
au mythe du Timée, d 'une âme exerçant une contrainte sur le
corps ( 1 ) . » Nous ne voyons pas ce qui j u sti fie ici cette restriction,
étant donné qu'à l'époque où Aristote écrivait le De Coelo , il ne
concevait pas encore l'action de l'âme sur le corps sous une
forme très différente de celle qu'il reproche à Platon d 'avoir
attribuée à son Ame du Monde. C'est proj eter sur le De Coelo
une théorie de l'âme qu'Aristote n 'avait pas encore professée (2)
que d'y voir « poindre », avec M . Moreau , « la conception pro­
prement aristotélicienne de l'âme comme actualisation de la puis­
sance naturelle au corps » (3). Si nous insistons sur ce point,
c 'est qu'il y va une fois de plus de toute l'interprétation de la
théologie d ' Aristote. Si nous appliquons aux rapports de Dieu
et du monde le schéma de la forme et de la matière , c'en est
fait - comme l'ont bien vu les commentateurs dans le cas parti­
culier de l'âme humaine - de la séparation et de la transcen­
dance du divin. Du reste , c'est bien en termes de finalité immanente
que M. Moreau interprète la doctrine du De Coelo.
Ce tte interprétation s'appuie, il est vrai , sur une théorie
d 'Aristote qui remonte au De ph ilosoph ia et qui étai t un des
thèmes traditionnels de la théologie astrale : il s'agit de la parenté ,
bien plus, de l'identité de nature entre les astres e L l'âme, tous
deux constitués par l'éther, ce qu inlum genus a quo essenl aslra
menlesque, selon le témoignage de Cicéron (4) . Mais de ce que

(1)Op. cil., p . 1 1 5. Cr. A. B R B M O N D , qui écrit à propos de ce passage (Le


dilemme arislolélicien, p.
1 14) :• N e nous hâtons pas de conclure : le ciel ne
subit pas l 'action d'une âme, donc le ciel n'a pas d'âme. L'hypothèse ici combat­
tue parait être celle d'une âme au centre du monde qui mouvait les parties
diverses de ce gmnd corps. » Cette interprétation remonte à saint Thomas
(ad toc.).
(2) S u r le caractère tardif de la théorie hylémorphiste des rapports d e
l'âme et du corps, q u i n'apparait que d a n s le De anima, c r . F. N u v ENS, L'éuolu­
lion de la psychologie d'Ar. ; GAUTH I ER, lnlrod. à l'El11. Nic. Selon ces deux
auteurs, le De Coelo appartiendrait à ce qu'ils appellent la période instrumen­
tiste, période intermédiaire qui, sans conserver la théorie platonisante • de

l ' Eudème et, à un moindre degré, du Prolreplique, selon laquelle l'âme et le corps
seraient deux réalités hétérogènes, n'en maintient pas moins l 'autonomie rela­
tive de l'âme et du corp s et la transcendance de celle-là sur celui-ci, auquel elle
peut notamment survivre.
(3) Op. cil., p. 1 1 6.
(4) A rad. , I , 7,
26 ( Cr. 7 W) ; cf.
2 T11sr11/n11es, I, 10, 22 ; 26, 65 ; 29, 70.
THÉOLO G IE DE LA TRA NSCENDA NCE

les astres sont de la même nature que l'âme, il ne s ' ensuit pas
pour autant qu'ils aient eux-mêmes une âme ( 1 ) , et moins encore
que le rapport entre ces âmes sidérales et les astres correspondants
soit d e type hylozoïste. Même s'il en était ainsi , rien n ' autori­
serait à étendre cette conception aux rapports entre une hypothé­
tique Ame universelle et le monde ( entendu au sens <l ' Univers)
dont elle serait l'Ame. En réalité , c'est sur l 'autre aspect de
l'identité qu'Aristote nous p araît vouloir insister : ce n'est pas
l'astre qui est envisagé d ' un point de vue psychologique ou,
comme on l'a dit, « astrobiologique » (2) , mais, plutôt l'âme
qui est de nature « sidérale » et se trouve par là apparentée au
divin ou même, plus fortement, est divine elle-même. L'âme est
alors « ce qu'il y a de divin en nous » ( 3) . C'est seulement lorsque
Aristote aura étendu aux rapports de l ' â me et du corps la concep­
tion hylémorphiste (constituée par de tout autres voies et sans
rapport avec le problème théologique) que l'âme, désormais
liée au corps et soumise comme lui à la corruption, perdra son
caractère divin. Aristote ne renoncera pas pour autant entière­
ment à la théorie héritée de la théologie astrale : seulement,
ce ne sera plus l'âme qui sera désormais divine, mais seulement
l 'intellect, non plus la �ux� . mais le 11oui;. Au sein même de la
séparation , il restera touj ours pour Aristote un lien ou même
un double lien entre l'homme et le divin : au lien extérieur que

( 1 ) C'est l à l a confusion accrl'lditée par saint Thomas à propos d u passage


De Coelo
du contre la théorie du Timée •: Non autem reprehendit Platonem
quod ponit coelum animatum, quia inferius hoc ipse ponit • ( fil De Coelo, ad loc. ;
saint T H O M A S fait allusion à De Coelo, 2,I I , oi1 le Ciel est dit avoir haut et bas,
droite et gauche, parce qu'il est animé, �µtJiu x oç,
285 a 29). Anima/us, �µtJiu x oc;,
signi fie dans le second eus : qui est fait d'une substance de la môme nature que
l'âme, dans le premier : gouverné par une âme. On ne peut donc a tténuer par
le second texte la portée du premier.
(2) Cf. BERTH ELOT, L'astro-biolog'ÏC et la pensée de l'Asie, Revue de Métaphy­
sique et de Morale, 1 932 (auquel renvoie J. Moreau). Be1·thelot distingue cepen­
dant de l'idée astrobioJogique proprement dite, qui tend à transférer aux phé­
nomènes terrestres l 'ordre découvert dans le Ciel par l a mesure et l e calcul,
l'idée proprement bio-astrale, qui consiste à transporter aux astres et au Ciel
ln vie observée sur la terre (p. 302). C'est à cette dernière conception, que B er­
thelot considère comme plus archaïque que la premifre, que songe J . l\l oreau il
propos d'Aristote. Quant à la première, Berthelot, tout en admettant une impr�­
gnation possible de la pensée aristotélicienne par l'astrobiologie chaldéenne,
remarque à j uste ti tre qu'elle est en contradiction avec l'idée aristotélicienne
de co111i11ge11ce, qui exclut une correspondance parfaite entre l 'ordre céleste et
les phénomènes du monde sublunaire, dont la • régulari té • n'exclut pas les
exceptions et les monstruosités • ( p .
• 301 ). C'est le stoïcisme qui paratt à
Berthelot l'héritier le plus authentique, pour la Grèce, des thèmes bio-astral
et astro-biologique (p. 32 ) 0.
(3) Protreptique, fr. 61 Rose ;
Eth. Nic., X, 7, 1 1 77 b 28, etc. Sur la per­
mancmce rie formules de ce genre chez Aris tote, cf. notre conclusion , p. 50i-
503.
352 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

représente la contemplation du monde céleste répond la conna­


turalité de l'âme, ou, comme Aristote le dira de plus en plus,
de l'intellect avec le divin. En professant cette doctrine , qui
était déj à celle de la théologie astrale, Aristote ne retombe ni
dans l'astrobiologie ni dans l 'hylozoïsme. II ne rabaisse pas son
Dieu au rang d ' une simple force immanente ; il n 'élève pas
davantage le monde au rang de matière, de corps de la Divinité .
Il fai t seulement participer l' âme humaine à la transcendance
du divin. Mais la séparation ne disparaît pas pour autant, elle
reparaît au niveau de l'homme : le voüc; « séparé », dont Aristote
dira qu'il ne pénètre dans l'embryon humain que « par la porte » ( 1 ) ,
réintroduit dans l'homme la dualité du divin et du sublunaire.
L ' homme est affecté dans son être par la grande scission de
l ' Univers qui lui devient en quelque sorte intérieure ; qu 'il soit
corps el âme ou composé humain e l intellect, il est séparé de
lui-même, être à la fois céleste et terrestre , comme le Ciel l'est
de la terre.
II resterait à examiner les analogies proprement c c biologiques »,
par lesquelles il arrive à Aristote de décrire l'activité des astres ou
du Premier Ciel et qui ont pu, elles aussi , accrédi ter une interpré­
tation cc immanentiste » de sa théologie. On a pu dire qu 'Aristo te ,
avant les Stoïciens, comparait l' Univers à un vivan t (2) . Exami­
nons sur quels textes ou plutôt sur quel genre de textes - car
ils sont innombrables - on s 'appuie pour l'affirmer. c c II fau t
poser en principe, écrit p a r exemple Aristote dans le D e Coelo ,
que les astres participent de l'activité de la vie . . . Nous devons
assimiler l 'activité pratique des astres à celle qu'exercent préci­
sément les animaux et les plantes (3). » On remarquera d ' emblée
q u 'Aristote présente ici cette assimilation du céleste au vital
comme une simple façon de parler, comme un hypothèse à partir
de laquelle cc les faits cesseront de nous paraître irrationnels » (4 ) .
I l s'agit e n l'occurrence de comprendre pourquoi l e nombre des
mouvements qui animent les différentes sphères n'augmente
pas régulièrement lorsqu 'on s'éloigne du Premier Ciel (ce qui
serait mathématiquement satisfaisant) , mais va d 'abord croissant
avec les Corps intermédiaires pour d écroître ensuite avec les
Corps inférieurs. On ne peut donc étab lir une loi de proportion-

(1) 0upoc0e:v,
Gen. animal., II, 3, 736 b 28.
(2) J. MOREAU, Bien plus, pour J. Moreau, c'est toute la concep tion
op. cil.
antique de l'Univers comme Tout organisé • qui implique une analogie bio­

logique, elle-même caractéristique d'une vision finaliste »


• (L'idée d'univers
dans la pensée anlique,début).
li, a
De Coelo,22. 12, 292 20, 292 b 1.
(3) 292
(4) a
THÉOLO GIE DE LA TRA NSCENDANCE 353

nalité inverse entre la perfection et l'activité ; car la simplicité


du mouvement du Premier Ciel se retrouve dans celle des Corps
inférieurs : l'agitation est au centre. Or, l 'analogie biologique
nous permet de comprendre ce paradoxe. L ' homme est le plus
parfait des vivants ; on pourrait donc s'attendre à ce qu'il fût,
de tous les vivants, celui qui se rapproche le plus de l 'être le
plus parfait possible, Dieu , lequel, se suffisant à lui-même, « n ' a
besoin d 'aucune activité » ( 1 ) ; o r , il n 'en est rien : l e s actions d e
l ' homme sont plus nombreuses q u e celles de l 'animal et de l a
plante, q u i s'éloignent pourtant davantage du divin. P e u importe
ici les raisons de ce paradoxe : l'essentiel est de comprendre que
les mouvements des Corps intermédiaires sont aux mouvements
plus simples du Soleil et de la Lune ce que l ' ac tivité intelligente
de l'homme est à la torpeur du végétal. Aristote ne dit pas davan­
tage, et cette analogie biologique ne nous apprend rien de plus
sur l 'essence du divin que l'analogie sociologique par laquelle
le rapport des Corps célestes au monde sublunaire était comparé
à celui des hommes libres aux esclaves. On pourrait multiplier
les exemples : i ls montreraient tous que les analogies biolo­
giques, comme d 'ailleurs les analogies sociologiques et technolo­
giques, tiennent moins à l'essence du divin qu'à la condition
de l'homme philosophant - qui, lorsqu'il parle du divin, ne
peut en parler que dans le langage de sa propre expérience.
S'agissant du divin , il est donc vain d'opposer comme on l ' a
fait (2) , les images biologiques a u x images technologiques,
comme si elles impliquaient deux conceptions contradictoires
- immanente et transcendante - de l 'action du Principe (3) .
On peut certes parler de l'Art divin comme de la Vie divine ,
mais sans oublier que l'immobilité d ivine exclut l'activité labo­
rieuse de l 'artisan, de même que sa simplicité répugne à la
composition de l'organisme. Images seulement, et qui ne sont
que le recours dérisoire de l'impuissance humaine pour exprimer
la transcendance ineffable du divin.
( 1 ) 292 b 4 .
( 2 ) Brunschvicg, J. M oreau, Le Blond.
(3) B R u N sc11v1co, L'expérience humaine el la causalité physique, p. 1 53,
oppose chez Aristote le • naturalisme de l'immanence • à • l'artificialisme de la
transcendance » . J. Moreau oppose de même, non seulement chez Aristote,
mais aussi dnns toute ln philoso p hie ancienne de Platon à Plotin , le point de
vue vitaliste au point de vue arli(icialiste. • Le monde est-il un Vivant parfait,
dont l'organisation atteste la présence d'une A.me immanente ou bien le produit
d'une action démiurgique ? •, tel est selon lui le problème ( L ' idée d'univers . . . ,
p. 8). Ce problème nous parntt être, du moins chez Aristote, un faux problème,
dans la mesure m) les métaphores biologiques et technologiques ne sont que des
voles d'approche proprement humaines vera une s ph ère qui est nu c\elà de ces
déterminations.
354 LA SCIENCE IN TRO U VA BLE

On ne peut donc attribuer à Aristote, pas plus du reste à ! 'Aris­


tote du De philosophia qu'à celui de la Métaphys ique (l ) , une astro­
biologie ou une « théo-biologie » qui, par une épuration du mythe
primitif, l'aurait mis sur la voie de certaines intuitions stoïciennes .
Certes, Dieu est un vivant (�êj>ov) (2) , mais cette Vie de Dieu ne peut
être pensée à partir de la vie humaine que par voie d 'éminence ou
de négation. Voie d 'éminence, lorsque les perfections de la vie
humaine peuvent être, par une sorte de passage à la limite,
attribuées à Dieu dans leur plénitude : ainsi tout ce qui, dans
la vie de l'homme, comporte sa fin en soi-même, comme la
veille, la sensation, la pensée (mais non l'espérance et le souvenir,
qui supposent des médiations) et la jouissance qui en résulte ,
peut être attribué à Dieu , avec cette différence toutefois
que l' Acte divin ne comporte aucune part de puissance et que
sa j ouissance comporte une éternité de durée que ne connaît
pas la vie humaine (3) . Toutes les imperfections liées à la vie
organique, à commencer par sa composition , doivent être en
revanche niées de Dieu : la Vie de Dieu , Vie éminen te (�w� &p(cr-r'Y) ) ,
n e connaît n i fatigue (4) , ni vieillissement (5 ) , n i mort (6) . C'est
donc une Vie qui n'a guère plus de rapports avec la vie vivante

( 1 ) Selon J . M oreau, Aristote aurait abandonné, à partir du De philosophia,


la transcendance démiurgique de !'Ame du Monde du Timée pour professer ,
dans le De Coelo, l'idée d'une immanence de type biologique. C'est seulement
dans une troisième phase qu'il aurait redécouvert la transcendance de !'Acte
pur (L'âme du monde de Platon aux stoïciens, §§ 53, 56, 62 ; L'idée d'univers . . .,
p. 1 9 ) . Nous avons vu ce qui rendait cette hypothèse dillicilement soutenable :
au niveau du De Coelo, Aristote ne dispose pas encore de ln théorie hylén1orphiste
des rapports de l'âme et du corps, qui lui permettrait de soutenir une concep­
tion hylozoïste de l'Univers. - Nous voyons au contraire dans le thème de la
théologie astrale le fil directeur qui permet de saisir la continuité rie la pensée
théologique d'Aristote. Or la théologie astrale n'au torise d'autre systématisa­
tion théologique que celle d'une théologie de la transcendance, qui inspire de
part en part (contrairement à l 'opinion de Jaeger) la pensée d'Aristote : la meil­
leure preuve de cette persistance nous parait résider dans la théorie de l ' intel­
lect actif, qui, loin d'être une survivance anachronique, prolonge, jusque dans
l'économie " vitaliste " du De anima, l'affirmation d'une transcendance à la
signi fication de laquelle les commentateurs grecs et médiévaux ne se sont pas
trompés. A
(2) A ,,7, 1 072 b 28. Il mène une vie ( 8 L0tyooy� ) : ! 072 b 1 4 .
(3) 7, ! 072 b 1 4 - 1 8 . C e mouvement d'éminence est bien marqué p a r les
lignes ! 072 24-27 : " La contemplation est ce qu'il y a de plus doux et de meil­
b
leur ; si donc Dieu a touj ours la j oie que nous ne possédons qu'à certains
moments, cela est admirable ; mais s'il l'a bien plus grande, cela est plus
admirable encore. Or c'est ainsi qu'il l'a. » Ce mode de pensée, dans lequel il est
aisé de reconnaitre l'ébauche de la via eminenliae des scolastiques, est si peu isolé
dans l'œuvre d'Aristote qu'on trouve dans ses œuvres de j eunesse { fr. 16 R)

!
l'esquisse d'une preuve de Dieu par les degrés de perfection : si, parmi les ê t res.
l'un est meilleur que l'autre, il doit en être un d'excellent.
4) De Coelo, I I , 1 , 284 15, 28 ; cf. A, 9, 1 074 b 29.
a
5) De
A , Coeto, I, 9, 279a 18.
6) 7, ! 072 b 28-29 ( Dieu est un Vivant éternel).
LE PR EMIER MO TE UR 35f1

du monde sublunaire ( 1 ) que l'entendement et la volonté de


Dieu n'en ont chez Spinoza avec l'entendement et la volonté
de l'homme.
Ce n'est pas par la notion de vie, pas plus du reste que par celle
d 'activité démiurgique, que peuvent être reliés, comme ils
semblaient l 'être parfois dans la dernière philosophie de Platon,
les deux termes du chorismos. Comme Aristote nous en prévient
dans Je prologue de ses écrits biologiques, ce n'est pas à la même
philosophie qu'il appartient de s 'occuper des « choses divines »
et de ces vivants « périssables » que sont « les plantes e t les ani­
maux » (2) .

*
* *

2) On sait que la théologie aristotélicienne revêt, dans les


ouvrages classiques, la forme d 'une théorie qui , sans contredire
le thème de la théologie astrale, le précise et le complète sur un
point essentiel : c'est la célèbre théorie du Premier Moteur. Ce
n'est pas ici le lieu d ' en rappeler l'économie ni la genèse, mais
seulement de montrer que sa signification ne contredit pas à une
théologie de la transcendance. Bien que les interprètes aient
rarement mis en doute la transcendance du Premier Moteur ( 3 ) ,
i l serait pourtant permis de la suspecter. La théorie du Premier
Moteur est, en effet, la forme que revêt la théologie aristoté­
licienne Jorsqu 'elle est pensée, non à partir de l'expérience
directement théologique que constitue la contemplation du Ciel
et la connaissance astronomique, mais à p artir de ce phénomène
fondamental du mouvement qui domine notre expérience du
monde sublunaire (4). On sait que Je Premier M oteur est atteint
par une démarche régressive, non pas tant comme condition
du mouvement que comme condition de l'éternité du mouvement,

(1) • Ae:l y<Xp 7tOVeL i:o �éi'>ov (Eth. Nic. , V I I , 1 5, 1 1 54 7 ) .


b
1 2 ) Part. an imal. , 1 , 5, 6 4 5 a 4, 6 4 4 b 28.
( 3 ) Ainsi, pour J . ;\I OREAU (L 'âme du m mie . . . , p. 1 4 3), la théorie du Pre­
o
mier Moteur représenterait un retour d ' A r i s t ot e au point de vue platonicien
de la transcendance. La transcendance du Premier M o teu r a r istoté licien a été
1·econnue par Thémistius, Simplicius, saint Thomas, etc.
(4) Certes, le m ouvem e nt n'est pas propre au mon de sublunaire. Mais on
r em a rquera que le problème du Premier M oteur ne se pose qu'à propos de ce
dernier mouvement, c'est-à-dire d'un mouvemen t qui, à la différence du mou­
vement circulaire et éternel des sphères célestes, n'es/ pas toujours en acte et
appelle donc un Moteur qui, lui, soit touj ou rs en acte et. qui sera, de ce fait,
ex té r ieur au mo bi l e . Tant qu'Aris tote n ' env i s nge n it q u e les sphères célestes ,
il n ' avait pus i\ rechercher une cnuso e:i:/érie111·r rl e 1 0 1 1 1· m o u v r m r n t : l es nst.res,
m·on s-nous \'li , so n t de l n même 1 1 u LU l'll q u e l"i1 1 no, luquollo se meut elle-mêm e,
�·il fuu l en croi l'c l'enseignemen t plalonicicn.
356 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

d'un mouvement qui, tout en étant éternel dans son ensemble,


se fragmente pourtant en une multiplicité de mouvements
apparemment discontinus. II s'agit d'expliquer à la fois que le
mouvement existe et doive exister touj ours (ce qui est requi11
par l'éternité du temps, qui est « quelque chose du mouvement »)
et que pourtant les choses de notre monde soient tantôt en
mouvement, tantôt en repos. L'éternité du temps requiert donc
un mouvement autre que celui qui règne dans le monde sublu­
naire , c'est-à-dire un mouvement continu : or, « il n'y a de
mouvement continu que le mouvement dans le lieu et encore
faut-il que ce mouvement soit circulaire » ( 1 ) . Ici , l'expérience
vient opportunément au secours du raisonnement : un tel mou­
vement, continu p arce que circulaire (2) , existe, puisqu'il est
visible dans le Ciel. On pourrait, certes, en rester là , s'il est vrai,
comme Aristote l'avait d 'abord admis, que les Corps célestes
sont faits d ' une matière - l'éther - dont le propre est de se
mouvoir éternellement. II suffirait d ' expliquer - explication
qui relèverait d ' ailleurs plus de la physique que de la théologie -
comment ce mouvement circulafre éternel se dégrade en un mou­
vement discontinu , comme l'est celui que nous observons dans
le monde sublunaire (3). Mais Aristote n'en reste pas là. Emporté
par son élan, il applique au mouvement éternel lui-même un
principe qui semblait ne valoir que pour le monde sublunaire et
selon lequel « tou t ce qui est mû est mû par quelque chose » (4).
Ainsi arrive-t-on à un Premier Moteur q u i meu t sans être mû
et qui est la cause immédiate des mouvements célestes , la cause
médiate des mouvements du monde sublunaire.
On aperçoit aussitôt le danger que représente une telle
démonstration pour la transcendance du Premier Principe, désor­
mais désigné comme Premier Moteur. C'est par une démarche
continue qu'on s'élève , en effet, des mouvements du monde
sublunaire à la « cause motrice en acte » (5) qui en est la condi­
tion. Le mouvement des Corps célestes lui-même , ce mouvement
de l'éther dont la première philosophie d'Aristote affirmait si fort

(1)
A , 6,
1071 b 1 1 .
(2) L e mouvement. recliligne ne p e u t Hre à l a fois Herne! et. co n ti nu :
pour qu'il le fùl, il faudrait supposer un espace infini, idée étrangi•re à Aristote ,
comme d'ailleurs à la p en sée grecque en général (cf. Pllys. V I I I , 9, 265 a 1 7).
(3) Pllys. , V I I I , 3, 25·1 b 4 ss. C' es t par la combinaison de deux mouvements
circulaires, celui du P re m i e r Cicl la sphè r e des étoiles fixes) cl celui de l'éclip­
J
tique, qu'Aristote ex pliquera la égradation du mouvement continu en al ter­ A,
nances de mouvements et de repos ( Pllys. , V I I I , 2!)9 b 28-260 a 1 0 ;
6, 6,
1 072 a 9- 1 8 ) .
(4) Phys.,
A, VIII, 4 , 2 5 6 a 2. C f . V I 1 , 1 , 242 a 16.
(5) 6, 1 07 1 b 28-29 .
APPROCHE PH YS IQ UE D U PREMIER M O TE UR 357

la transcendance par rapport aux mouvements désordonnés


de notre monde , n'apparaît plus que comme une étape intermé­
diaire qui, si elle j oue encore un rôle dans l'exposé du livre V I I I
d e l a Phys ique ( 1 ) , est pratiquement passée sous silence dans
l'exposé parallèle du livre A de la l\félaphys ique. La conséquence
est que le Premier Moteur devra mouvoir, de proche en proche,
aussi longtemps que le plus humble des mobiles sera mû. Requis
par eux, il semble devoir leur être contemporain et coextensif.
Premier terme de la série, ne doit-il pas appartenir lui-même à
la série et dépendre d 'elle comme elle dépend de lui ? Au lieu
du divin transcendant révélé par la théologie astrale, nous n'au­
rons plus alors qu'un Dieu enchaîné au monde, situé, encore
qu'à la meilleure place, dans la conca ténation universelle des
mobiles et des mo teurs. Aristote aggrave même cette impression
en suggérant, au moins dans la Phys ique , une conception méca­
nique des rapports entre le Premier Moteur, le premier mobile
(c'est-à-dire le Premier Ciel) et les autres mobiles. Au livre V I I
d e l a Phys ique, après avoir annoncé la démarche générale de sa
preuve ( tout mû est nécessairement mû par quelque chose , qui
est mû soi-même, j usqu'à ce qu'on atteigne un premier moteur
non m û , car l'on ne peu t aller à l'infini ) , Aristote j uge nécessaire
d'établir cette dernière proposition, autrement dit de démontrer
pourquoi il n'y a pas un mouvement infini. Le mû ne se mouvant
que pendant le temps où le moteur le meut (2) , le mouvement
du premier moteur et du dernier mobile devront être simultanés.
Or, celui-ci se déroule en un temps fini , comme l'expérience le
montre. Le mouvement du Premier Moteur et de tous les moteurs
intermédiaires se déroulera donc dans un temps également
fini. Si ce mouvement était infini , on aurait affaire à un mouve­
ment infini dans un temps fini, ce qui paraît absurde. En fait,
cette conséquence n'est absurde que dans un cas très précis :
celui où la totalité des moteurs et des mobiles constitue une série
continue ( auvex�ç) . Or, l'expérience montre qu'il en est bien
ainsi : « Il est nécessaire que les choses mues et les motrices
soient continues ou en contact les unes avec les autres, de sorte
que de toutes, il se formera quelque chose d'un (3). » La démons­
tration de l'existence du Premier Moteur au nom de la « nécessité
de s'arrêter » suppose donc que le Premier Moteur, semblable en
cela à tout moteur, soit c c en contact » ou soit « continu » avec le

( l ) Notamment V I I I,
8, à partir de 264 9, el V I I I,
b 9.
(2) I l est à peine besoin de rappeler qu'Aristote ignore le principe d'inertie.
(3) V I I , l, �M2 b 27. Nous avons rl·sumé le développement 242 a 1 6-b 29.
358 L1 SCIENCE INTRO U VA BLE

Premier Mobile, c'est-à-dire avec le Premier Ciel ( 1 ). Plus loin,


Aristote précise la nature de ce contact en précisant que le mou­
vement local, qui est ici seul en cause, ne comporte en dernière
analyse que deux espèces : la traction et la poussée. Or, tout
le monde se rend compte que « le propulseur et le tracteur sont
avec ce qui est poussé et tiré » (2) . Que le mouvement du Premier
Moteur soit de l'ordre de la traction ou de la poussée ( 3 ) , il sera
de toute façon avec le Premier Mobile, lequel, en tant que
Moteur mû, sera lui-même avec les mobiles inférieurs. Enfin,
cet être-ensemble du Premier Moteur et du reste de l'Univers
semble con firmé par la localisation qu'Aristote lui attribue in
fine dans les dernières lignes de la Phys ique : << Il est nécessaire
que le moteur soit ou au centre ou à la périphérie ; car
c'est de là que l'on part. Or, ce sont les choses les plus
proches du moteur qui se meuvent le plus rapidement, et tel
est le mouvement de l'univers ; c'est donc à la périphérie
qu'est le moteur (4) . » Extrémité d'un monde qu 'il meut,
de proche en proche, par contact, atteint par une démarche
continue qui ne présente à aucun moment l ' apparence d 'une
µeTocÔotaLc; etc; &ÀÀo yévoc;, le Premier Moteur semble bien n'être
que primus inter pares et perdre ainsi toute transcendance. La
démonstration physique de l'existence d'un Premier Moteur
semble présupposer l'image d'un Univers continu , où ne se
retrouve plus la « séparation » que la théologie astrale avait
reconnue à l 'une de ses parties.
On comprend donc que certains interprètes, rompant avec la
tradition du commentarisme grec et chrétien, aient pu se poser la
question de l 'immanence du Premier Moteur au monde (5) , et que
ceux-là même qui étaient les plus enclins à reconnaître sa trans­
cendance aient pu éprouver quelque inquiétude en présence de la

(
( 1 ) Il importe peu ici qu'il s'agisse, à prendre les termes dans leur rigueur,
de contact plutôt que de continuité, comme le note Carteron (p. 78, n. 1 ) .
2) V I I , 2, 244 a 4 .
3) Cf. V I I I, 1 0 , 267 b 1 1 : « Un moteur d e c e genre doit e n effet o u pousser
ou irer ou faire 1 es deux.•

:
(4) V I I I, 1 0, 267 b 6.
(5) Cf. R. MuGNIER, La théorie du Premier Moteur et l'évolution de la pensée
aristolélicienne, p. 3 • Le Philosophe s'est-il prononcé pour un théisme ou une
doctrine de transcendance divine comme le soutiennent Simplicius et saint
Thomas d'Aquin, par exemple, ou, au contaire, pour un panthéisme ou, plus
exactement, pour une doctrine d'immanence divine, comme le veulent les Arabes
et en particulier Averroès ? En d'autres termes, le Premier Moteur est-il exté­
rieur au monde ou bien a-t-il un corps ? • M. M ugnier conclura que le Premier
Moteur n'est autre que l'âme de la dernière sphère, c'est-à-dire du Premier Ciel, et
qu'on peut faire ainsi l'économie d'un Premier Moteur transcendant. Le Premier
Ciel serait le corps même de Dieu ( cf. p. 135-136).
D IFF IC UL TÉS DE LA TRA NSCENDA NCE 359

dé mo nstr ation des livres V I I et V I I I de la Physique (1 ). En


réa li té, le problème n 'est pas de savoir si Aristote enseigne la
tra nscend ance ou l 'immanence du Premier Moteur, car il professe
expressément la première de ces deux thèses, mais pourquoi,
affirmant d 'emblée la transcendance du divin, il semble vouloir
nous y conduire ensui te par une démonstration qui reste, pour­
rait-on dire, intra-mondaine dans sa conclusion comme dans
ses prémisses. I I serait sans doute trop facile d 'attribuer ce
« dilemme » à une duali té de tendances dont Aristote aurait,
par inadvertance ou par impuissance, laissé se développer les
effets dans son œuvre (2) . II est déj à plus exact de remarquer,
avec Brémond , le hiatus qui, dans la démonstration du Premier
Moteur, subsiste entre la démonstration proprement dite et
la conclusion qui pose l 'existence d 'un Premier Moteur séparé.
Mais ce hiatus ne pro uve pas autre chose, croyons-nous, que
l 'impuissance de la démonstra tion cosmologique à atteindre
un Dieu dont la tran scendance avait déj à été établie par une
autre voie : celle de la contemplation astrale. La transcendance

( 1 ) Cf. Ro ss,Arislole, p . 1 35. A . BREMOND, Le dilemme arislotélicien, chap.


VI I, pa1•le à ce propos d'un • dilemme cosmo-th6ologique » : en partant du
Monde, Aristote ne peut, comme il le voudrait, nous faire accéder • par une
voie logique, toute unie, continue » (p. 89) à un divin transcendant. La conclu­
sion dépasse les prémisses : • L'argument du premier moteur, à le prendre dans
son sens rigoureux, n'atteint pas !'Acte pur • (p. 103).
(2) Ainsi Brunschvicg ( p . 353 ci-dessus) . Bremond opposait déj à chez Aristote
le point de vue biologique à celui de la transcendance (Le dilemme arisloléli­
cien, p. 96-97) . Mais nous avons vu plus haut ce qu'il fallait penser, s'agissant
du divin, des analogies biologiques et artisanales. D'ailleurs, les analogies
artisanales, nombreuses dans la démonstration du Premier Moteur aux liv. V I I
et VIII de la Physique, sembleraient, prises à la lettre, ne p a s moins conduire
que les métaphores biologiques à une concep tion • immanentiste ». On voit,
certes, pourquoi Brunschvicg oppose l 'arti fimalisme de la transcendance à un
immanentisme d'inspiration biologique : c'est que, dans l'œuvre d'art, la forme,
ainsi que les causes efficiente et finale, sont extérieures à la chose, alors que, dans
le vivant, l'âme, su p posée immanente (encore qu'elle ne le soit que dans la
conception duDe amma), j oue à la fois le rôle de la forme, du moteur et de la fin
(sur ce point, cf. L . RoeIN, Sur la conception aristotélicienne de la causalité,
Arch. f. Gesch. d. Philos., 1 9 1 0, reproduit dans La pensée hellénique ... ).

Mais l'extériorité technologique du moteur et du mobile n'a de sens qu'à


l'intérieur d'un même monde : le moteur et le mobile sont distincts, mais soli­
daires (ce qu'Ar. exprime par l'idée de • contact • : ce qui touche est aussi
touché) ; ils ne sont donc pas • sé p arés » au sens qu'Aristote donne à ce terme lors­
qu'il parle des réalités astrales. Quant à la forme et à la fin, Aristote a renoncé
à leur transcendance en rejetant la théorie des I dées. - La distinction du
11al11rel et del'arlificielne suffit donc pas à fournir le critère d 'une philosophie
de l'immanence et d'une philosophie de la transcendance, et cela d'autant moins
que, comme l'a remarqué J. M OREAU (L'idée d'univers . . . , not. p. 27), on peut
parler d'un Art immanent caché dans les profondeurs de la nature. - Le
mieux est donc de reconna Ître une fois de plus que le langage de la biologie
comme celui de l'art sont inaptes à exprimer îe divin et que les métaphore11
· ·
ne sont, en ce domaine, q ue cles a pp roximations,
360 LA SCIE NCE INTRO U VA BLE

du divin est atteinte chez Aristote, non par une démonstration ,


q u i n e pourrait tirer ses prémisses que de notre expérience d u
monde sublunaire, mais p a r l a seule expérience q u i nous mette
immédiatement en présence du transcendant, et qui est l 'expé­
rience astronomique. Le seul problème sera de savoir, non pas
pourquoi Aristote conclut ce que les prémisses ne l 'autorisaient
pas à conclure, mais plutôt pourquoi il s'efforce de démontrer
ce qui lui était déj à donné dans une intuition immédiate. A quoi
bon démontrer Dieu à partir d u mouvement du monde sublu­
naire, alors qu'il se donne immédiatement à nous dans la splen­
deur du Ciel étoilé ?
Tout se passe en effet comme si, parvenu au terme de l 'argu­
ment du Premier Moteur, Aristote se souvenai t brusquement
d 'une transcendance que l'argument lui-même était incapable
d 'établir et n'hésitait pas à l'affirmer par un de ces « passages
à un autre genre » que la démonstration, on le sait ( 1 ) , n'autorise
pas. Ainsi le dernier chapitre du livre V I I I de la Physique s'efforce
de démontrer par des arguments physiques une thèse d 'inspi­
ration manifestement théologique, selon laquelle le Premier
M oteur immobile « est nécessairement sans parties et n ' a aucune
grandeur » (2) , autrement dit qu'il est inétendu . Si, en effet, il
avait une grandeur, elle serait ou finie ou in finie, mais une
grandeur infinie serait contradictoire (3) . D 'autre part, une
grandeur finie ne peut avoir une force infinie ni, par consé­
quent, mouvoir pendant un temps infini (4) , comme le requiert
l 'éternité du mouvement. D'où Aristote conclut que le Premier
M oteur est inétendu. Mais il aurait pu en conclure tout aussi
bien que le Premier Moteur ne meut pas à la façon d 'une gran­
deur, et que, si toute motion suppose une certaine étendue aussi
bien dans le moteur que dans le mû, comme c 'est le cas dans les
mouvements naturels, c'est à peine si l'on peut parler de motion
d ans le cas du Premier Moteur. On n'a pas manqué de noter les
difficultés que soulève la j uxtaposition d'affirmations théolo­
giques sur le caractère inétendu, l'indivisibilité et finalement

{ll Anal. Post., I, 7, 76 a 38. Cf. De Coelo, I, 1, 268 b 1 .


2 V I I I , 10, 266 a 10.
3 Phys., III, 5 (renvoi en VIII, 1 0, 267 b 21 ) .
( 4 ) Ceci semble contredire c e q u e nous avons d i t plus haut de la démonstra­
tion du Premier Moteur en Phys. , V I I , 1, 242 a 1 6- b 29, qui s'appuyait sur l'im­
possibilité d'un mouvement infini dans un temps fini (p. 381 ) . M ais la démonstra­
tion du Premier Moteur n'a rien à voir avec celle d'un commencement du mou­
vement dans le temps. Aristote n'envisageait donc pas, en V I I , 1, la suite des
mouvements dans le temps, qui est effectivement infinie, mais le rapport mobile­
moteur à l'intérieur d'une série se mouvant dans un temps déterminé.
APPROXIMA TIONS H UMA. INES 36 1

l'incorporéité du Premier Moteur et, d 'autre part, de la description


physique qu'Aristote donne par ailleurs de ses rapports avec le
monde. Comment un être incorporel peut-il imprimer un mou­
vement, s'il est vrai que les deux seules manières d'imprimer un
mouvement que reconnaisse Aristote sont de pousser et de
tirer ( 1 ) ? Comment un être inétendu peut-il être situé à la
circonférence de l'univers ? La vérité est que le vocabulaire
du mouvement comme celui du lieu sont tout à fait inadéquats
pour exprimer l 'essence du Premier Principe. Si l'on entend par
lieu la « limite du corps enveloppant » , le < < corps enveloppé »
étant « celui qui est capable de se mouvoir par transport » (2) ,
on voit bien qu'il y a non-sens à parler d'un lieu du Premier
Moteur. Aristote semble éviter la difficulté en disant que le
Premier Moteur est à la circonférence de l ' Univers, qu'il est
ainsi l'enveloppant suprême , qu 'il n 'es t donc pas dans un lieu,
mais qu'il est le lieu de tout le reste. Mais alors i l faut renoncer
au vocabulaire de la localisation spatiale, que suggère bien
l'adverbe Èxei:, lorsque Aristote dit du Premier Moteur qu'il
est là-bas : Èxei: clépoc -ro xtvouv (3). Tout se passe donc comme si
Aristote, préoccupé à la fois d'affirmer la transcendance du divin
et de l'atteindre cependant par des voies humaines, tantôt
décrivait cette transcendance comme une négation du physique,
tantôt s 'efforçait au contraire de l'approcher par un passage à
la limite à partir des réalités physiques. De là, ces contradictions
apparentes : la motion du Premier Moteur est conçue à partir
de notre expérience des mouvements naturels, qui exigent un
contact l;l ntre le moteur et le mobile - et pourtant le Premier
Moteur est incorporel, ce qui exclut à la rigueur toute possibilité
de contact ; le Premier Moteur est « là-bas », à la circonférence
du monde, et pourtant il n 'est pas dans un lieu . Ces contradic­
tions nous invitent moins à prendre parti entre les propositions
en présence, qu'à reconnattre que le vocabulaire physique est
ici inadéquat, qu 'il est pourtant inévitable, s'il est vrai que notre
expérience est d 'abord physique et que, dès lors , à qui veut
parler de la transcendance, il ne reste plus que deux issues : celle
qui consiste à nier du divin ce qui est vrai du physique, celle qui
suggère au contraire, par une épuration, une exténuation pro­
gressive du vocabulaire physique, la voie qui mène au divin.
Mais le résultat est finalement le même : que le Premier Moteur

(l!2 Phys., IV,Aristote,


Cf. Ross, p.
135.
!a Phys., VIII, 10, 267 b 9. Cf. De Coelo, I, 9, 279 a 1 7.
4, 212 a 6-7.
36�?. Ul SC/ENr.E INTRO U VA BLE

soit dit sans lieu ou au delà de tou t lieu, cela signi fie dans les
deux cas qu' « à ce niveau, l 'idée du lieu se dissipe » ( 1 ) ou encore,
suivant une autre remarque de M . Goldschmidt, que le « schème
dualiste du lieu [ enveloppant-enveloppé] est d 'un usage stric­
tement intramondain et inapplicable au Tout » (2) , le Tout
n'étant, d ' ailleurs, lui-même qu'une désignation imaginative
du Divin.
Si la Phys ique n 'échappe pas entièrement aux difficultés
insolubles que suscite l'impossible proj et de parler physiquement
du divin, le De Coelo, parce qu'il est plus immédiatement installé
dans les évidences de la théologie astrale, est pleinement conscient
de l 'inaptitude fondamentale du langage physique à exprimer la
réalité transcendante du divin. « Au delà du Ciel, y lisons-nous, il
n'existe ni lieu, ni vide, ni temps. » La raison en est que le lieu, le
vide e t le temps supposent à la fois un corps (qui est présent
dans le lieu, cependant que le vide se définit par la possibilité
de sa présence) et le mouvement (le mouvement étant à la fois le
révélateur du lieu comme du vide et ce sans quoi le temps ne
serait pas, puisque « le temps est le nombre du mouvement »).
Ces deux notions de corps et de mouvement sont d 'ailleurs
liées, car « indépendamment d'un corps naturel, le mouvement
n 'existe pas ». Or, il ne peut y avoir de corps (ni, par conséquent,
de mouvement) au delà du ciel. N'y a-t-il rien « là-bas » pour
autant ? Certes, il n'y a « là-bas » ni lieu, ni vide, ni temps, mais
des réalités qui « ne se trouvent pas naturellement dans un
lieu », que « le temps ne fait pas non plus vieillir » et en qui,
en fin, « ne se produit aucun changement » : « réalités inalté­
rables et impassibles poursuivant une vie qui est parfaite et se
suffit à elle-même , durant toute l'éternité (3). » Ce texte exprime
éloquemment, nous semble-t-il, la transcendance , maintes fois
affirmée , du divin (4) , mais, de plus, il en tire toutes les consé-

(1)
V. GoLDSC H M mT, La th6orie aristotélicienne du lieu, in Mélanges
A. DUs, p. 107.
(2) Ibid., p. 1 0 1 .
( 3 ) Nous avons résumé le passage I, 9 , 279 1 1 -22.
a
(4) Que désigne dans ce passage l'expression -r&xe:î ? Les commentateurs
se sont demandé s'il s'agissait du Premier Ciel (la sphère des fixes) ou du

la
Premier M oteur immobile. Ainsi posée, la question est de peu d'importance
pour notre propos : l'essentiel est qu'il y ait des réalités transcendantes au delà
même de notre monde. On peut dire cependant qu' c Aristote ne parle plus de
ii
transcendance du Ciel dans son ensemble par rapport au monde sublunaire,
mais de la transcendance de cc qui est au delà du Ciel • par rapport au monde

tout entier, dont le Premier Ciel est la limite (le seul problème étant alors de
savoir si cette limite appartient elle-même ou non à l'au-delà ) . La coupure se
trouvP. donc déplacée par rapport aux textes du De philosophia, qui la situaient
.à l'intérieur du monde. On pourrait expliquer cette évolution par une méfiance
TRA NSCENDA Nr:E E T NÉ GA T I O !\' 3ô3

qu ences : nous ne pouvons parler de cette transcendance avec


no s « catégories » physiques ( 1 ) , parce que le divin est au delà de
ces catégories, ou plutôt parce que ces catégories, instrument
du discours humain sur le monde, n'ont d ' autre sens que « mon­
dain » et n'en ont aucun pour Dieu . Les Néo-platoniciens se
souviendront j ustement de ce texte : Aristote y parvient à la
claire conscience du fait que l'homme ne s'élève pas du monde
à Dieu d 'une façon continue , que, de la physique à la théologie,
il y a tout l'abîme qui sépare le divin de notre expérience d u
monde sublunaire et q u e nous ne pouvons, d è s lors, parler adé­
quatement de Dieu, s'il est vrai que notre parole ne peut expri­
mer d'autre expérience qu'hu maine. Mais, en même temps,
Aristote pressent que la parole humaine comporte le remède à sa
propre finitude, et ce remède est la négation. En niant de Dieu
tout ce qui est vrai de no tre expérience du monde sublunaire,
en disant de lui que son essence ne comporte ni lieu , ni vide, ni
temps, qu 'il est immobile, impassible, inaltérable et invieillis­
sable , et que, s'il est un vivant, sa vie doit être dite sans fatigue
et immortelle, nous avons quelque chance, en détournant le
regard de ce que Dieu n'est pas, de nous élever à quelque pres­
sentiment de sa transcendance ineffable. La négation est comme
l'index de la transcendance au sein de la finitude ; elle est l'ul­
time recours laissé à l ' homme par les ressources de son langage
pour parler de la transcendance sans la trahir.
M ais on sent aussi que cette trahison de la transcendance

croissante d'Aristote à l'égard du mouvement : à l 'origine, le mouvement des


astres apparaissait comme le signe même de leur divinité. Mais peu à peu Aris­
tote s'aperçoit, comme il le fait ici, qu'il n'y a de mouvement que de corps natu­
rels, que le Ciel entre donc lui-même dans le domaine de la • nature » et que la
transcendance se trouve ainsi repoussée dans le domaine de ce qui est • au delà »
de la nature et du mouvement. C'est cette conception qui transparaît dans la
théorie du Premier Moteur, où n'est préservée in fins que la transcendance du
seul Premier Moteur à l'exclusion des mouvements astraux, qui, dans l'économie
de la preuve, ne j ouent pas un autre rôle que les mouvements du monde sublu­
naire. On pourrait dire qu'Aristote abandonne par là le thème de la divinité
des astres. Il n'en est rien, cependant, car, dans un troisième moment, Aristote
reconnaîtra à nouveau le caractère privilégié du mouvement du Ciel, mouve­
ment continu et circulaire, par opposition aux mouvements désordonnés du
monde sublunaire. I l y aura dès lors deux coupures au lieu d'une : entre le
Premier Moteur immobile et le monde céleste en mouvement, d'une part ;
entre le monde céleste et le monde sublunaire, d'autre part, comme on le voit
A
dans la division tripartite des êtres au livre ( 1 , 1 069 a 30 ss. ; cr. plus haut,
p . 3 1 8, n. 4 ) . Finalement, les corps astraux relèvent à la fois du
physique, en tant
qu'ils sont en mouvement { E, 1, 1 026 a 1 2, 1 4 ), et du diui11, en tant que leur
mouvement est éternel .
( 1 ) Nous employons ce mot sans autre réserve que pour le vide, qui n'est
pas une catégorie au sens strict. Le temps et le lieu figurent, en revanche, dans
la liste des catégories. Nous montrerons au chapitre suivant que les catégories
n'ont p récisément de sens que physique.
364 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

par le langage est un danger touj ours menaçant, qui se renouvelle


chaque fois que nous prétendons dire quelque chose de positif
sur elle ou du moins que nous voulons entendre à la lettre un
langage qui ne peut suppléer à sa propre insuffisance qu'en se
corrigeant constamment. Ainsi en est-il, avons-nous vu , des
métaphores biologiques du De Coelo comme des métaphores
technologiques de la Physique ; de même que la Vie de Dieu est
invieillissable , son Art « ne délibère pas » et ignore les médiations
de l'art humain ( 1 ) . M ais alors à quoi bon, dira-t-on, parler d 'une
Vie et d'un Art divins et, d ' une façon générale , prétendre atteindre
Dieu à partir de nos « catégories » terrestres ? C'est qu 'il n'est
pas d 'autres façons d'en parler et qu 'une théologie pour nous ne
peut être autre chose que cette parole humaine sur Dieu . On
comprend maintenant l 'inquiétude d 'Aristote se demandant,
au début de la Métaphysique, si Dieu n'est pas le seul théologien
et assumant finalement comme un « défi » la prétention de
l'homme à partager avec Dieu la science du divin lui-même.
Certes, le défi n 'aurait pu être relevé si cette science ne nous
était, par quelque détour, accessible. Mais ce ne serait pas un
défi si cette science nous était familière et si la nature,
comme le prétendait Thalès, était véritablement « pleine de
dieux ». L'audace consciente du défi est, au moins autant
que l'espoir d ' en venir à bout par la parole, un hommage
rendu par l'homme à la transcendance de Dieu . M ais à parler de
la transcendance, on l'humanise ; à vouloir atteindre à partir
du monde un « Dieu extra-mondain » (2) , on le réduit à n'être

( 1 ) C'est ce qui semble ressortir de Phys., I I , 8, 199 b 26 : • L'art, pas plus


que la nature, ne délibère. • Comme la théorie constante d'Aristote est, au

�1,
contraire, que l'art, portant sur le contingent (Eth . Nic . , VI, 4, 1 1 40 a 1 0 ss. ) ,
Implique la délibération, on peut penser 9 u'il oppose ici à l'art • délibérant • des
artisans humains l'Art d'une Nature comme nous y autorise l'usage déjà
signalé de ce mot (cf. plus haut, . 349 , semble bien désigner ici le divin. - Que
Pa
• Dieu ne délibère pas • et qu'il n nul esoin des médiations habituelles au tra­
vail humain deviendra une thèse explicite du néo-platonisme ; cf. PLOTIN,
Ennéades, V, 8, 1 2 ; et. I I I, 1 -3 ; IV, 3, 1 8 ; V, 8, 2, 7, et le commentaire de
M . de GAND I LLAC, La sa q,esse de Plotin, Paris, 1 952, p. 1 34 : Plotin situe • au delà
des raisonnements • de ! artisan • un Art supérieur, celui de la • Nature • qui
Ignore la dialectique du travail • ; et. J. MOREAU, L ' idée d'un ivers . . . , p. 26-27.
L'idée d'un art divin se trouve déj à dans le Sophiste de PLATON (265 e ) ; l'assimi­
lation de l'art et de la délibération (qui rend finalement problématique l'exis­
tence d'un • art • non délibérant) était une thèse de l'Epinomis (982 c) ; et. Lois,
X, 890 d, 892 b.
(2) L'expression est de H . LEISEGANG, La gnose, trad. fr. , p . 21 (p. 16 de
l'éd. allemande). Leisegang montre à ce propos que la tradition gnostique et
médiévale a fort clairement distingué, malgré la confusion que pouvait accrédi­
ter la lettre même de l'aristotélisme, entre la limite extrême de l'Univers, qui
• ferme • le monde sur lui-même, mais est encore du monde, et l e Dieu extrn­
mondain. Cette distinction apparaît notamment dans ln mappemonde du Campo
LE DJE V EX TRA-1v!ONDA IN 365

plus que la limite de notre monde ou la condition de possibilité


des phénomènes intra-mondains. Aristote, surtout lorsqu 'il parle
en physicien, semble se laisser aller à ces tentations : ce sont
ces textes, nombreux en effet, qui ont pu accréditer des inter­
prétations « immanentistes » et autoriser à voir dans certains
aspects de la théologie aristotélicienne une préfiguration de la
théologie cosmique des Stoïciens. Mais Aristote est touj ours
détourné d 'aller j usqu'au bout de cette voie par le souvenir
de la révélation fulgurante que fut pour lui la théologie
astrale. La théologie astrale reste , au travers de toute son
œuvre, le fil directeur qui lui permet de préserver contre les
séductions du discours la transcendance ineffable du divin. Ce
que l'on prend quelquefois chez Aristote pour une affirmation
d'immanence n'est autre que le mirage de la transcendance
dans le discours humain.
On sait du reste que la conception physique de la motion du
Premier Moteur n'est pas le dernier mot de la théorie d 'Aristote.
Au livre A de la Métaphys ique, il enseigne que le Premier Moteur
meut comme « désirable » (opex:r6v) ( 1 ) , comme « obj et d'amour »
(èpwµevov) (2). Ainsi comprend-on qu 'il puisse « mouvoir sans
être mû » (3). Tout a été dit sur cette théorie, où l ' on a vu géné­
ralement la clé de voûte de la métaphysique aristotélicienne,
l'intuition centrale du système, que tout prépare et autour de
laquelle tout s'ordonne rétrospectivement. Nous ne croirons
pas minimiser la portée de cette doctrine en affirmant au contraire
qu'il s'agit là d 'une solution résiduelle, nécessairement obscure
et imposée par la difficulté elle-même, à un problème qu' Aristote
s'était efforcé vainement de résoudre par d ' autres voies : le
problème des rapports entre le Dieu transcendant et le monde.
W. J aeger, étudiant les origines de la théorie du Premier Moteur
et constatant qu'on n'en trouve pas de trace dans le De philo­
sophia , a attiré j ustement l' attention sur un texte du livre X
des Lois , où Platon se demande comment expliquer le mouve­
ment des astres. Trois hypothèses se présentent : ou bien les

Santo de Pise, où l'on voit le • Dieu extra-mondain • tenir dans ses mains l'Uni­
vers, représenté pnr une série de cercles concentri 9;ues, dont le dernier enclôt
l'Univers, mais non tout ce qui est - puisque Dieu est au delà. Cf. GoLD­
art. cil.,
SCH M J DT, p. 1 08. -- A côté de la tradition du Dieu cosmique, qu'a
étudiée le P. Festugière, on pourrait étudier celle du Dieu extra-mondain. Nous
croyons avoir montré qu'Aristote est beaucoup moins l'initiateur de celle-là
que de celle-ci.
( 1 ) A, 7, 1 072 26.
a
(2) 1 072 b 3.
(3) 1 072 a 26.
366 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

astres possèdent une âme qui les meut de l'intérieur ; ou bien ils
sont « poussés du dehors », « comme quelques-uns le prétendent »,
par une âme extérieure, faite de feu ou d ' air ; ou bien enfin,
ils sont soumis à une âme incorporelle, qui les dirige « par cer­
taines autres forces tout à fait admirables » ( 1 ) . Platon ne prend
pas parti entre ces trois hypothèses, dont on peut supposer
qu'elles représentaient l'état du problème tel qu'il se posait
dans les cercles platoniciens. Mais, avec W. Jaeger, on peut
reconnaître dans la première une application , que Platon ne
prenait peut-être pas à son compte , de la théorie de l'âme auto­
motrice du Timée. Nous ne croyons pas qu'Aristote ait été tenté
autant que le soutient le P. Festugière (2) par cette première
hypothèse, car nous avons trouvé chez lui une conception méca­
nique des rapports entre le Premier Moteur et le monde qui
n 'est pas sans évoquer la deuxième . Dans la Phys ique, Aristote
parle , avons-nous vu, d 'une poussée du Premier Moteur. D ans
le De molu animalium, traité dont on s'accorde auj ourd ' hui à
reconnaître l'authenticité ( 3 ) , il va j usqu'à j usti fier l 'immobilité
du Premier Moteur, ainsi que son extériorité par rapport au m û ,
par la nécessité d'un point d ' appui à partir duquel la poussée
pourra s 'exercer : si l'on pousse sur le mât d'un bateau de l'in­
térieur, il n'avancera pas ; de même , le monde ne se mouvrait
pas, si le moteur était intérieur au monde ; il fau t donc un moteur
extérieur au monde et agissant sur lui à la façon d 'une force
physique (4). Mais nous avons vu la difficulté de semblables
conceptions : comment un moteur extérieur au monde peut-il
agir comme un moteur du monde ? Reste donc la troisième hypo­
thèse, celle qui, se réfugiant dans l 'ignorance , attribue à des
forces mystérieuses l 'action sur le monde d 'un Principe incorporel
et transcendant. Le trait de génie d 'Aristote semble avoir été ,
non de découvrir cette solution , dont Platon avait déj à dessiné
le cadre et qui était la seule compatible avec les intuitions de la
théologie astrale, mais d 'assimiler à une expérience familière
- celle du désir eL de l'amour - ces « forces admirables » dont
parlait Platon .
On voi t tout de suite les avantages de cette solution. Le
fai t que Dieu agisse comme cau!le finale nous dispense de fournir

( 1 ) Lois, X, 898 c-· 899 a . cr. W. J AEGER, Arislo/eles, p . 144.


(2) Le Dieu cosmi � ue, p. 1 54, n. 1 (où ce texte est également é ludi�) .
( 3 ) Cf. en d ern ier heu L. ToRRACA, Sull' aulenticitâ del De molu animalium,
i n Maia, 1 %8, Fasc. 3, et notre c. r. de cet article dans R.E. G., 1960, p . '299 .
(4) De mot11 animal. , 2 fin et 3 dllbut. Il se peut qu'une théorie de ce genre
ait étll également soutenue par Eudoxe, en t o u t cas par les cercles astrono­

miques • ( J AEGrm, foc. cit. ) .


DIE U, CA USE FINALE 367

une explication de son action sur le monde et nous épargne le


danger, lié, nous l 'avons vu , à toute tentative humaine d'expli­
cation , de parler du Dieu transcendant en termes d 'immanence.
Seule la causalité finale, parce qu 'elle meut à dis tance et ne
comporte pas d 'intermédiaires, peut s'exercer dans la séparation.
Elle ne peut s'exercer, il est vrai, dans la to t ale ignorance : on ne
désire pas ce qu'on ignore ; mais le Dieu d 'Aristote , s'il est un
Dieu lointain , n 'est pas, nous l ' avons vu, un Dieu caché : c'est
un Dieu accessible à la con templation et qui a , en commun
avec l 'être aimé, ce singulier privilège d e mouvoir, ou pluLôt
d'émouvoir, par le spectacle q u 'il donne de lui-même . Transposée
en termes d 'efficience , la causalité finale n 'est au tre que la cau­
sal ité de la vision, c'est-à-dire une causaliLé clans laquelle la
cause n'a pas, paradoxalemen t, à s'engager elle-même, mais
agit seulement par une sorte de déléga tion au specta teur. La
causalité finale n 'implique pas, enfin, ce rapport réciproque
qui rendai t inintelligible la traduction en termes physiques de
la motion d u Moteur transcendant : ce tte fois, on pourra dire
de lui qu'il « touche n au sens d 'émouvoir - sans être touché
-

lui-même ( 1 ) , qu'il meut sans être mû en retour, qu 'il agit sur


le monde sans être du monde.
La théorie du moteur désirable consacre donc, bien loin
d 'y mettre fin, la radicalité du chorismos. Malgré le zèle pieux de
maints interprètes, il n 'est que trop évident que le Dieu aimable
d 'Arislote n 'annonce ni de près ni de loin le Dieu d 'amour, que
sa motion immobile n 'est en rien comparable à la grâce chrétienne :
le Dieu d 'Aristote ne condescend à rien, il n'appelle même pas
à lui. I l es t, n'a donc pas besoin d ' agir et son ac tion n 'est, pour­
rai t-on dire, qu'extrinsèque ; elle n'est pas de lui, mais vers lui.
De son côté, le monde ne vien t pas de lui, n 'est même pas
façonné par lui comme il l 'était par le Démiurge platonicien ,
mais se contente de tendre vers lui. Le Dieu d 'Aris tote est un
Dieu qui garde ses distances, son incommensurable distance.
Moteur absent, il est l 'idéal immobile, vers lequel s'épuisent
les mouvements réguliers des sphères , les mouvements plus
complexes des saisons , le cycle des générations et des corrup­
tions, les vicissitudes de l'action (7tp&�tç) et du travail (7to('Y)aLç)
des hommes. Aristote cherchait un principe, un commencement
du monde et du discours que nous tenons sur lui ; mais la trans­
cendance , toujours inaccessi ble et seulement entrevue, de ce
principe l'oblige à ne plus voi r en l u i q u ' u ne fin (-r�Àoç ) , le term e

( 1 ) Ge11 . el Corr., 1, 6, 323 a 25·3·1.


368 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

toujours différé d ' une recherche et d'un efTorL Peut-être ne


devra-t-on pas s'étonner dès lors que, lorsqu 'il s'agit de dé finir
ce terme, ArisLote soit bref ( 1 ) , suspende même son j ugement
selon la j uste remarque de Ramsauer (2) , et qu'au contraire, la
recherche du divin et l'effort du monde vers lui prennent, peu
à peu, le pas sur le divin lui-même qui, touj ours recherché et
désiré, pm:sédé seulement à distance dans les rares moments
de la contemplation astrale, dut lui paraître assez vite trop
lointain (3 ) .

§ 3. Ontologie et théologie

Le caractère éminemment transcendant de l 'objet de la théo­


logie selon Aristote ne sera pas sans influence sur le statut de
cette science et sur ses rapports avec la science de l 'être en tant
qu 'être. Ce statu t et ces rapports pourraient sembler parfai­
tement dé finis par le texte, que nous avons déj à analysé , du
livre E de la Métaphysique, où nous voyons la philosophie
première ou théologie présentée comme partie de la philosophie
en général ou science de l 'être en tan t qu'être. A côté de la phy­
sique et de la ma théma Lique, dont les domaines sont exactement
délimités, la théologie porte sur ce genre particulier d'êtres que
sont les êtres séparés et immobiles (4). La théologie recevait
donc, dans l 'ensemble du savoir, la place particulière que lui
vaut la parLicu larité de son objet. De même, au livre A, après
avoir distingué Lrois espèces d'êtres, les êtres sensibles corrup­
tibles, les êtres sensibles éternels et les êtres immobiles (5 ) ,
A ristote assigne clairement l'étude des deux premières espèces
à la physique (6) et celle des êtres immobiles à une « autre science »

( 1 ) On a souvent noté la brièveté des passages l11éologiq11es chez Aristote. La


théorie du suprême désirable n'est exposée
A, ex professa que dans les quelques
lignes de 7.
(2) « Ubi enim ad dei deorumque vel naturam vel voluntatem perventum est,
Aristotelem constat plerumque éTré)(&LV • (ln Eth. Nic., l , 10, 1 099 14, Leipzig,
A, b
1 878) . On trouvera un bon exemple de cette réserve en 8, 1 074a 16.
(3)De pari. animal., I , 5, 644 b 22-28, 6 4 5 2. Corrigeant la thèse d e
a
Jaeger, selon laquelle Aristote se serait tout à fait détourné à la fin de la vie
des spéculations théologiques, E. von lvANICA a j ustement souligné que la doc­
trine de !'Etre éternel est moins abandonnée que reléguée dans le domaine de la
• conj ecture • el de • l'aspiration éternelle » et qu'elle • n'en continue p as moins
d'exister comme pùle d'attraction • ( Die Behandlung der Metaphysik m Jaegers
Arisloteles, Sclwlaslilr, V I I , 1 932, p. 27) .
( 4 ) E, 1 , 1 026 1 3 .
A, a
(5) 1 , 1069 3 0 ss.
aA
(6) 1069 36. Cf.
a 6, 1 0 7 1 3 ; Z, I I , 1 037 a 14 : « C'est en quelque manière
, b
à la physique et à la philosophie seconde que revient la tAche d'étudler les être1
sensibles. •
LA TH ÉOLO GIE COMME SCIENCE 369

dont il semble encore se demander, au début du livre A, si elle


ne pourrait être la théorie des Idées ou les mathéma tiques ( 1 ) ,
mais qui s e révélera , à partir d u chapitre 6 , comme l a science du
Premier Moteur immobile ou théologie (2) . Au livre A, Aristote
ne parle pas d ' une science de l'être en tan t qu'être , mais
on pourrait supposer qu'au-dessus de la physique et de la
théologie se constituât une science plus générale, absorbant
celles-ci comme ses parties, et dont l'objet serait l 'être, non
pas en tant qu'il est sensible ou immobile, mais en tant qu'il
est être.
II n'y a donc pas, au premier abord, entre la définiLion de
la science de l 'être en tant qu'être et celle de la théologie, la
« contradiction » que beaucoup d 'interprètes y ont vue (3) . La
contradiction n ' apparaît que si l'on rapporte ces deux dé finitions,
non à deux sciences différentes, l'une plus générale, l 'autre plus
particulière , comme la classi fication d'Aristote l 'indique sans
équivoque, mais à une seule e t même science, celle que la tradi­
tion a nommée métaphysique. Cela dit, il convient de reconnaître
qu 'Aristote introduit lui-même la confusion en posant, tout de
suite après la classi fication des sciences théorétiques, une ques­
tion que rien ne préparait dans le développement précédent :
la philosophie première (ou théologie) est-elle universelle (4) ?
On serait tenté de trouver cette question totalement déplacée
en ce lieu , puisque la théologie vient d 'être dé finie par sa parti­
cularité même. II est pourtant manifeste qu'il ne s 'agit pas là
d 'une inadvertance d'Aristote , mais plutôt, comme l ' a noté
j ustement W. Jaeger, de l'interférence de deux cheminements
de pensée fondamentalement différents (5) ; tout se passe comme
si Aristote , parvenu au terme de l'un, se souvenait brusquement
de l'autre et s'efforçait de les concilier, par une de ces solutions

( 2 ) AOn, 1peut
(1) , 1 069 a 35.
conjecturer que la division encore assez sommaire du livre A
est antérieure à la division plus rigoureuse de E, 1 . Dans ce dernier texte,
Aristote, non content de distinguer la théolo �ie de la physique, se préoccupe de
la distinguer aussi de la mathématique, qm, comme elle, porte sur des êtres
immobiles : la différence, précisera ici Aristote, est que la mathématique porte
sur des êtres immobiles, mais non séparés, alors que la théologie porte sur l'être
immobile et séparé. Cf. p. n.
36, 2.
(3) Notamment W. JAEGER, Aristoleles, p.226 ss. , et déj à H. BON ITZ,
In Melaph. (ad. 1026 a 23-32) et P . N ATO RP , Thema und Disposition der aristote­
Jischen M etaphysik, Philos. Monalshe(le, XXIV, 1888, p. 37-65, 540-574.
E,
(4) 1, 1026 a 23.
(5) • Zwei grundverschiedene Gedankeng!inge sind hier hineinanderge­
schoben • (p.
227). On remarquera qu'ici W. Jaeger, corrigeant son propre schéma
évolutif, semble parler de deux cheminements parallèles, et non de deux points
de vue successifs.
370 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

qui ne sont rien d'autre que le problème hypostasié : la théologie


est universelle parce que première (1 ) .

Au moment même où Aristote vient de distinguer clairement


la science de l 'être en tant qu'être, comme philosophie univer­
selle, de l a théologie comme philosophie première et par là même
particulière, il remet lui-même en question son propre schéma.
C 'est que la clarté du schéma masquait des difficultés réelles, sur
lesquelles Aristote ne se méprend pas et que nos analyses précé­
dentes vont nous permettre peut-être de préciser.
La subordination de la théologie à l'ontologie comme d ' une
science particulière à une science universelle, à la façon dont la
géométrie ou l 'arithmétique sont subordonnées à la mathéma­
tique en général (2) , ne pouvait satisfaire Aristote, et cela pour
deux raisons, dont l ' une tient à sa conception de la science de
l 'être en tant qu'être, l 'autre à la conception de la théologie qui
fut longtemps la sienne. Nous avons montré dans la première
Partie que le projet ontologique était né chez Aristote indépen­
damment de toute préoccupation théologique ; la conséquence
en est que, lorsqu'il parle de l 'être en tant qu 'être, c'est-à-dire
de l 'être dans son unité, il ne songe j amais à l 'unité de l ' être
divin et de l 'être du monde sublunaire, ou, si l 'on préfère de
l 'être suprasensible et de l'être sensible, mais à l 'unité de l'être à
l'intérieur du monde sensible. W. Jaeger a mis ce point en évi­
dence, en montrant que les parties proprement ontologiques d e
la Métaphys ique, comme les livres Z , H , 0 , sont proprement consa­
crés à une élucidation de l'essence des êtres sensibles et que là
est ce qui les distingue radicalement des parties théologiques,
comme le livre A, où l 'étude des êtres sensibles n'apparaît que
comme une préparation extrinsèque à l'étude de l 'être suprasen­
sible, qui seule relève de la philosophie première. M ais W. J aeger
ne montre pas, nous semble-t-il, pourquoi l 'ontologie d 'Aristote,
dé finie comme science de l'être en tant qu'être, non seulement
inclut l 'étude des êtres sensibles (ce qui est impliqué par sa
définition même ) , mais encore exclut en fait l'étude de l 'être
suprasensible, tout au moins ne semble j a mais la considérer
comme entrant dans le champ possible de ses investigations.
Qu 'il y ait sur ce point un silence constant, une abstention,
consciente ou non, d'Aristote , on s'en convaincra en relisant les
passages peu nombreux, il est vrai, où Aristote parle de façon
programmatique de l'être en tant qu'être et de la science qui

( 1 ) E , 1 , 1 026 a 3 1 .
( 2 ) 1 026 a 26.
ONTOLO GIE ET Tll /ÎOLO G J E 37 1

en traite. Lorsqu 'il « dé finit » l'être en tant qu'être, c'est touj ours
de fa çon négative, comme l'être qui n 'est pas ceci ou cela, mais
sim plem ent (ri.'lt'Àùlç) être. Que n'est donc pas l'être en tant
qu' être ? On pourrait penser q u 'Aristo te , voulant viser par là
l'être dans son unité la plus hau te, nierai t de lui les divisions
également les plus hau tes de l'être : l'être en tan t qu'être serait
ce lui qui n ' est ni sensi ble ni suprasensible, ni corruptible ni
incorruptible, ni mobile ni immobile, ni non-séparé ni séparé. C'est
bien ainsi que l'entendra l'ontologie médiévale lorsqu ' elle définira
l'ens commune comme celui qui est commun au sensible et à
Dieu ( 1 ) , et qui n 'est donc ni sensible ni divin. Mais nous ne
trouvons rien de tel chez Aristote. É tudier l'être en tant q u ' être,
c'est l'étudier en tant qu 'il est ê tre, « et non en tant que nombres,
lignes ou feu (2) ». On dira qu 'il ne s'agit là que d 'un exemple,
mais le choix en est signi ficatif : les nombres et les lignes se
réfèrent aux mathématiques, le feu à la physique. Aristote semble
vouloir dire que l'être en tant qu'être est l'être qui n 'est pas envi­
sagé en lanl que mathématique ou physique, mais qui est en fait
aussi mathématique ou physique, c'est-à-dire sensible. Le divin
est passé ici sous silence comme s'il n'entrait pas dans le domaine
à propos duquel se pose le problème ontologique. Le même
silence signi ficatif se renouvelle lorsqu'il s'agit de caractériser
le statut de la science de l'être en tant qu'être. Celle-ci s'oppose,
avons-nous vu , aux sciences particulières, dont elle est en même
temps le fondement commun. M ais à q uelles sciences est-elle
opposée ? Aux mathématiques (3) , à la physique (4) , à la méde­
cine (5) , aux sciences clianoétiques en général ( 6 ) , j amais à la
théologie ( 7 ) . Ce silence a pu induire en erreur les commen ta­
teurs : si la science de l'être en tant q u ' ê tre n'est pas opposée
à la théologie , c'est, ont-ils pensé , que les deux sciences se confon­
dent. M ais ils se condamn aient alors à ne pas comprendre
pourquoi la théologie é tait ensui te définie comme étant elle­
même particulière , portant sur un genre (8) et non sur l'être
en tant qu'être. Il nous semble plus vraisemblable d ' admettre
que, lorsque Aris to te songeai t à constituer une science de l'être
l)
41
Cf. I •• Partie, chap. I I I , p. 279, n. 5.
I 2)3) l,
r, 2, 1 004 6.
b
l,
I', 1 003 a 26 ; E, 1 025 4. b
E, 1,
1 025 b 18.
5 1 025 b 4.
6 1025 b 6 .
7 On ne peut ranger la thôologie parmi l e s sciences dianoétiques. Si, en
effet, la contemplation (Oe:wploc.), acte du voüç, non d e la 8dvwx, est donnée
quelque part, c'est bien en elle.
(8) Comparer E, l, 1026 a 1 9 ss., et E, 1, 1 025 8. b
372 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

en tant qu'être, son proj et é tait de subordonner à une science


universelle les sciences qui envisagent le monde sous tel aspect
particulier et qui ignoren t de ce fait leur propre relation à l 'unité.
I l ne songeait pas un seul instant à subordonner la théologie
elle-même à une science plus haute , à une théorie générale de
l'être dont elle serait un cas particulier. Ce n'est que plus tard ,
lorsqu'il veut coordonner sa conception de l'ontologie avec son
idée de la théologie , qui ne diffère d ' ailleurs pas de la conception
traditionnelle, que la logique de la première l 'amène à faire d e
la théologie u n e science particulière , comme l a mathématique o u
la physique. Il l'admet e n efîet, avec cette précision importante,
il est vrai, que la théologie porte sur le genre le plus éminent et
qu'elle est ainsi la plus éminente des sciences (particulières).
M ais Aristote recule devant la conséquence qu'il n'avait pas encore
envisagée et qui répugne aussi bien à son sentiment intime qu'à
la tradition la mieux établie : la théologie ne serait que la première
des sciences particulières , mais non la première des sciences, puis­
qu 'il y aurait au-dessus d'elle la science de l'être en tant qu'être.
Cette reconstitution vraisemblable de la démarche d 'Aristote
au chapitre 1 du livre E et de son hésitation finale devant des
conséquences qui ne lui étaient pas apparues , tant qu'il ne s'était
pas soucié de systématiser des résultats encore disparates, nous
semble confirmée par des arguments de fond qui j usti fient cette
hésitation par des raisons tirées de l'aristotélisme lui-même. Que
l 'ontologie d 'Aristote ait du mal à intégrer in fine la théologie
elle-même, comme semblerait l 'exiger son propre mouvement,
cela ne saurait nous surprendre, si nous nous rappelons les ori­
gines du proj et ontologique. L'ontologie est née, avons-nous vu,
d'une réflexion sur le langage : elle ne recherche pas les éléments,
mais les signi fications de l 'être, et ces significations de l 'être sont
découvertes dans cette forme privilégiée du discours qu'est la
prédication. Or, il n'y a pour Aristote de discours qu'humain :
réalité sensible, « mouvement » lui-même ( 1 ) dans un monde de
mouvements, le discours humain ne porte j amais que sur le sen­
sible et le mouvant. M ême lorsqu'il parle de Dieu , il ne peut
faire en général que nier de Dieu u n vocabulaire qui signifie
d 'abord le sensible et le mouvant. La théologie d'Aristote , en tant
que discours humain sur Dieu , n'est pour une large part qu'une
théologie négative, c'est-à-dire un discours qui n 'atteint Dieu
qu'en se niant lui-même comme discours. Dieu est immobile (2) ,

l
( l Cf. Conclusion.
(2 A, 6, 1071 b 4, etc.
ORI GINES DE L ' ONTOLO GIE 373

ingénérable et incorruptible ( 1 ) , inétendu (2) , il n 'est pas dans


le temps, il échappe à la relation, en particulier à la contrariété ( 3 ) ,
n e comporte ni matière ( 4) , ni puissance (5) , ni quantité (6) , n i
qualité ( 7 ) , es t impassible (8) e t indivisible ( 9 ) . Cette dernière
considération sur l'indivisibilité du divin, dont nous verrons plus
Join qu'elle est une conséquence directe de son immobilité,
suffirait d 'ailleurs à rendre impossible, dans son principe, toute
attribution positive dont il serait le suj et. On ne peut rien dire de
l'un, du simple, de l'indivisible - toutes expressions provisoi­
rement équivalentes - sans ruiner par là même son indivisibilité.
La prédica tion introduit en effet une scission dans le suj et,
comme l'avait vu Platon dans le Sophiste, puisqu 'elle consiste à
dire qu'il est autre que ce qu'il est, qu'il est donc à la fois ceci
(soi-même) et cela (l' attribut). Même dans le cas d'une attribu­
tion analytique ou essentielle, le fait que le suj et se voit attribuer
une partie de soi-même (par exemple, le Bipède à l' Homme)
prouve a fortiori la divisibili té du suj et : la dé finition est elle­
même composition, reconstitution de l'unité par la synthèse ;
elle suppose donc que l'unité du dé fini ait été brisée par les divi­
sions du discours. On ferait une remarque analogue en disant que
l'on ne peut attribuer à l'unité des différences, qu'il n'y a rien qui
ressemble autant à l'un que l'un, que l'un ne peut s'employer au
pluriel et que le discours s'efforcerait donc vainement de diffé­
rencier des unités ( 1 0) . « Les unités ne peuvent pas davantage
différer par la qualité ( 1 1 ) , car aucun attribut ne peut leur appar­
tenir ( 1 2) . » Aristote en tire la conséquence lorsque, au livre 8 de

li)2) Phys.,IO, 1051 b 29.IO.


0,
VIU,
Cf. N,3, I091 a 12.
3) • I l n'y a pas de contraire à !'Etre premier, car tous les contraires ont
une matière commune et sont identiques en puissance • ( A , IO, 1075 b 2ll.
Or l ' Et.re premier ne comporte n i matière ni puissance (voir notes suivantes .
Cf. aussi T11Il:oPH RASTE, ss.
(4) 2, 1088 b 27 ; AMél.,
N,
7, 8 a 22
(5) 8, I050 b 8, 18 ; IO, 1051a 34.
, 8, 1074
1
0, b 28.
(6) 8, I083 a 2-5. Phys.,
M, CC. V I I I,
IO, 266 a IO.
7) 8, 1083 a 9, 12.
M,
8 j A , 7, 1073 a I l .
9 Cf. chap. suivant. Théophraste se flattera, à la suite d'Aristote, de ne •
pas décrire [le Principe] comme quelque chose de divisible ni de quantitatif •,
mais de • le hausser d'une manière absolue à une région plus excellente et plus
divine • La négation n'est donc pas ici rej et, mais • exhausse­
(Mél., 1, 5 a 8).
ment • . On ne peut dou ter qu'il y ait là une source directe du néo-platonisme.
(IO) Il s'agit ici, bien entendu, de \'Un comme sujet, et non de l'un comme
prédicat universel.
(11) Aristote vient de montrer qu'elles ne pouvaient différer par l n quantité
(I083 a 2-5).
(12) M, 8, 1083 a 8. Le commentaire de M . Tricot et le rapprochement qu'il
fait avec De Coelo, I I I, 1 (et non 8), 299 a 17, nous paraissent erronés. Dans le
374 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

la Métaphysique, il suspend, dans le cas des êtres « incomposés »


( & auvOe-r0t) , sa doctrine habituelle de la vérité selon laquelle « est
dans le vrai celui qui pense que le divisé est divisé et que le
composé est composé » ( 1 ) , doctrine qui se réfère à la proposition,
comme lieu du vrai et du faux (2). Car, dans le cas du simple, de
l'incomposé, la vérité ne pourra consister dans la vérité de la
proposition, puisqu 'on ne peut rien dire du simple, mais seule­
ment le saisir (füye!v) ou ne pas le saisir ( 3 ) , le dire ( cp&vcxL) ou
ne pas le dire. Mais le dire n'est pas le dire-de, l'énonciation
( cp<faLc;) n'est pas la proposition (xcx-r&cpcxaLc;) ( 4). Nous sortons par
là du domaine du discours attributif et peut-être même du
discours humain en général, s'il est vrai que le discours humain
n ' est pas fulguration ou dévoilement, mais p ropos ition, c'est-à-dire
discours touj ours oblique, qui ne dit j amais la chose , mais touj ours
quelque chose de la chose, attribution touj ours hasardeuse d'un
prédicat à un suj et. C'est cette forme humaine du discours
qu'Aristote étudie dans sa logique et c'est à elle seule qu'il songe
lorsqu'il veu t constituer une ontologie : la preuve en est que le
chapitre essentiel , pour ne pas dire unique, de l'ontologie aris­
totélicienne , la doctrine des ca tégories , n'est qu'une réflexion sur
l ' expérience fondamentale du xcx-r1irope!v, c'est-à-dire du dire-de .
Or, quels sont les êtres dont la simplicité , selon le chapitre 1 0
du livre 0 , répugne à toute attribution ? Aristote ne s'explique
pas là-dessus. Mais la description qu'il en donne (et qui est
nécessairement imparfaite, puisqu'il ne peut s'agir d 'attributions
à proprement parler) n ' est pas sans évoquer un type d 'être que
nous avons rencontré et qui est le divin. Les êtres non composés
sont, dit-il, « en acte et non en puissance » (5) , car, s 'ils étaient
en puissance, « c 'est qu 'ils pourraient naître et périr » ; mais en
réalité, « l'être en soi (-rà �v cxû-r6) ne naît ni ne périt » (6) . Ce texte ,

passage en question du De Coelo, Aristote, cri tiquant le doctrine platonicienne


des Grandeurs insécables, obj ecte qu'on ne peut attribuer à de prétendus indi­
visibles des propriétés qui impliquent la divisibilité, comme la pesanteur, et,
plus généralement, la quantité. Ce dernier argument est donc de portée limitée :
on ne peut attribuer à l'indivisible des propriétés qui sont celles du divisible.
J I n'est pas question de cela en M, 8, où la qualité n'est pas refusée à !'Un
parce qu'elle serait divisible (ce qui n'a pas de sens), mais simplement parce
qu'elle est 1111 allribut.
( 1 ) 0, I O, lOf>l b 2.
(2) De J11le1·pr., 1, 16 a 1 2 : • C'est dans la composition et la divi sio n que
résident le vrai et l e faux. »
(3) E>, 1 0, 1 0 5 1 b 24 .
(4) Cf. BoNrrz, Melaph., ad 0, I O, I 0 5 1 b 24 (p . 4 1 1 ) : cpaaLÇ simpliciler <p1) al
TL, KOtTacpor.aLÇ vero KOtTl)y Ope:r TL xor.-r& 'L"LVOÇ.
(5) 105 1 b 28.
(6) Ibid.
MO U VEMENT ET D ISCO URS 375

dans sa concision, est remarquable à bien des titres : il semble


indiquer d ' abord que le « pouvoir naître et périr » est le fonde­
ment de la synthèse attributive, que le mouvement est le fonde­
ment de la divisibilité requise par le discours et qu'ainsi s'exp lique
qu'on ne puisse rien dire de l 'immuable en tant que tel ( 1 ) : nous
aurons à vérifier cette interprétation au chapitre suivant. Mais
nous pouvons retenir d 'ores et déj à que, lorsque Aristote parle
du simple, de l'incomposé, « dont l'être est précisément d'être
quelque chose » (ISmx . . . &a-rtv ISm:p e:!voc( -rL ) (2) , c ' est-à-dire auquel
ne convient d'autre attribution que celle de sa propre essence,
il entend par là un type d'être ne comportant ni puissance, ni
généralité, ni incorruptibilité , un être dont, fidèle pour une fois
à l 'usage platonicien, il nous dit au surplus qu'il est « en soi » ;
on ne peut manquer de reconnaître, dans ces déterminations de
caractère théologique, cette sphère de l'incorruptible, du divin (3) ,

(1) Nous ne pensons pas que les dernières lignes d e 0 , 1 0 (1052 a 4-1 1 )
ébranlent en quoi que ce soit cette interprétation. Aristote veut y montrer
que les êtres immobiles ( &.xLV'l)Tœ) ne donnent pas lieu à • erreur selon le temps •
( ��cXT'I) xœ-rdt -rà �6-.e), puisque ce qui est une fois vrai à leur égard l'est tou­
JOUrs. Certes, ce développement parait ici déplacé (à tel point qu'on pourrait
se demander s'il ne s'agit pas d'une interpolation), puisqu'il ne décide pas de
ce qui est en question : les &.xLv'l)-rœ sont-ils ou non des a6v6e:-rœ ? le faux à leur
égard est-il erreur ou ignorance ? On peut cependant interpréter ces lignes
comme introduisant une possibilité intermédiaire valable (comme les exemples
le montrent) pour les êtres mathématiques : de tels êtres peuvent être sujets
d'attribution, mais il s'agit ici d'une attribution éternelle. En tant qu'attribu­
tion, elle semble dépendre de l'aete humain d'attribuer et comporter de ce fait
la possibilité de l 'erreur ; mais en tant qu'éternelle, elle constitue u n rapport
objectif (par exemple, entre l 'essence du triangle et ses propriétés), qui ne peut
qu'être ou ne pas être l'objet d'une saisie intuitive (6iyeï:v) : le faux n'est donc
pas iei erreur, mais i (.1 norance. Certes, poursuit Aristote, l 'erreur peut ici s'intro­
duire du fait qu'à 1 intérieur d'une même espèee d'êtres mathématiques, cer­
tains ont telle propriété, et d'autres telle autre (par exemple, parmi les nombres
pairs, il en est qui sont premiers, et d'autres non). Mais cette possibilité d'erreur
disparait dans le cas de l'être numériquement un (c'est-à-dire qui n'est pas
diversifié par une matière) : car on ne pourra pas dire de lui qu'il est ceci ou
cela, mais seulement saisir (ou ne pas saisir) • sa manière d'être permanente •
(C::. c; &.et oôni>c; lxov-roc; ; on remarquera qu'Ar. ne dit p as C::. c; &.e:t -roioo-rou
lSv-roc;, évitant soigneusement la formule de l'attribution) . Ces lignes obscures
confirment donc finalement, quoique d'une manière détournée, l ' idée centrale
du chapitre : l'immobilité (et il faudrait aj outer : l 'immatérialité) transforme
l 'attribution en saisie intuitive ; le
dire-de lui-même se résorbe ici dans un
dire
et la fausseté de la
proposition se ramène ici à une ignorance.
!2) 0, IO,
1051 b 30.
3) Telle est aussi l'interprétation de ce 1;> assage par A. FAUST,
Der Môglich­
I, p.
keitsgeda11ke, 216, 359 (selon qui la doctrme de 0,
10, concernerait la connais­
sance de Dieu et, qui plus est,
par l11i-meme : cf. A,
7, 1072 b 21, où Je même
verbe füyy&.ve:Lv désigne la • rencontre • de l'intelligible et de l 'intelligence).
Cf. aussi P. M ERLAN ,
From Plalo11ism Io Neoplatonlsm, 158-159. p. - Le verbe
6iyy&veLv, sous la forme de l 'aoriste füyeï:v, est encore employé par Théo­
p hraste, dans un contexte également « théologique •, pour désigner la saisie
par l'intellect des • êtres suprêmes et premiers • (&xpœ xœt �pù'>-rœ) : Mét., B,
9 b 13 (cf. 9
b 10).
376 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

dont Aristote fait, par ailleurs , une des deux grandes régions
du monde.
La conséquence en est claire. Si l 'ontologie est une ré flexion
sur le discours humain, si ce discours est essentiellement un
discours attributif, si ce discours attributif ne porte que sur
l 'être du monde sublunaire, on conçoit que le proj et ontologique
laisse en dehors de son investigation le domaine de l'être divin.
Certes, Aristote ne tire j amais explicitement cette conséquence ;
mais , si l'omission du divin dans le proj et ontologique n'est
pas de droit, elle est de fait et ne doit pas être sous-estimée pour
autant. Certes, Aristote ne dit pas qu'aucun discours sur Dieu
n'est possible, mais il en vient à se demander s'il n'y a pas de
théologie que pour Dieu . Certes, Aristote fait des phrases sur
Dieu , mais ces phrases sont généralement négatives ou, lorsque,
d 'aventure, elles sont positives (comme lorsqu 'il dit que Dieu
est vivant ou est en acte ) , elles ne peuvent être considérées comme
de véritables attributions, mais comme de simples approximations
comportant une part nécessaire de négativité ( Dieu est vivant,
mais il ne connaît pas la fatigue ; Dieu est en acte, Ève:pydqt,
mais son acte n ' est nullement comparable au résultat de l ' activité
artisanale) . Enfin, le thème même de la théologie astrale nous
apprend que Dieu est atteint dans une vision , beaucoup plus
que signifié dans une parole, et qu'ainsi la véritable théologie est
affaire de contemplation : or, là où la contemplation est donnée,
la parole ne devient-elle pas inutile ( 1 ) ? Le discours , et singuliè­
rement le discours attributif, n ' est-il pas le substitut d 'une vision
absente ? Et dès lors, au moment même où la transcendance du
divin rend impossible une parole humaine sur lui, ne se trouve-t-il
pas que la vision, encore que fugitive, que nous avons de lui,
rend inutile cette parole impossible ?
Ainsi comprendrait-on que, quoiqu 'elle n'exclue pas en
droit le divin, puisque le divin est aussi de l'être, l 'ontologie
puisse le négliger en fait. Rappelons-nous l'origine de la théorie
des catégories. Aristote s'appuie, pour l'établir, sur une analyse
des propositions portant sur le monde sublunaire : telle chose est
bonne ou mauvaise, blanche ou chaude, grande de trois cou­
dées (2) ; Socrate se promène, se porte bien (3) , est assis (4) .

( l ) • Qu'est-ce que le discoureur aurait à faire, si les choses devaient appa­


raître déjà par clics-mêmes et n'avaient pas besoin du d i sco u rs ? » ( Poél . , 1 9 ,
1 456b 7) (cf. l r• Partie, chap. I I, § 1 , p. 1 1 6 ) .
( 2) Z , 1 , 1 028 a 1 6 .
(3) 1 028 a 21 .
(4)Ibid. CC. I', 2, 1 004
b 2. Certes, en Z, 1 , 1 028 a 1 8, • dieu • est cité
comme exemple ; mais il s'agit de ln seule • catégorie • qui convienne à
ôR I G lNE « PII YSjQ UE » iJi!:S CA Tlt GORJl!;s 377

C' est d ans des phrases de ce genre que l'être signi fie difTéremment.
Et lo rsque Aristote s'efforce de dresser une table systématique
des catégo ries, autres que l'essence, il ne voit en elle que des
« affections » de l 'essence , une « voie » vers l 'essence, des « corrup­
tions » ou des « privations » de l'essence , des « causes efficientes ou
génératrices » de l 'essence ou de ce qui se rapporte à elle ou
enfin des « négations » de l 'essence ( 1 ) : toutes expressions qui
se réfèrent soit à des mouvements, soit à des procédés du discours,
comme la négation (2) , et ne peuvent donc s 'appliquer en aucun
cas à la sp hère de l 'immuable, que n ' affecte pas au surplus la
négativi té du discours humain. C'est dans la Phys ique d 'Aristote,
et non dans sa théologie, que l'on trouvera donc les linéaments
de sa doctrine des catégories. Certes, on a pu montrer que la
structure des deux premiers livres du De Coelo pouvait s 'ordonner
suivant une série de questions qui ne sont pas sans rappeler
ou sans annoncer la table des catégories. Mais M. Moraux, qui
a fait cette découverte (3), a dressé à cette occasion, sous la
forme d ' un plan de ces deux premiers livres, une liste de réponses
d 'Aristote, dont Je caractère le plus souvent négatif, con firme
presque entièrement notre propos (4) : ainsi , à la question de
la qualité (7toÎ:ov) , Aristote répond que Je Ciel n 'est ni léger ni
lourd ( olhe xoucpov o1'n �ocpu ) , qu'il est ingénérable et incor­
ruptible (&yév'IJ'TOV xoct &cp6ocp'Tov) , incapable de croissance
(&vocu�éç) et d'altération (&vocÀÀoLW'Tov) ( 5 ) . Plus intéressant
encore est Je rapprochement q u 'institue M . Moraux entre Je
De Coelo et une tradi tion dialectique, qu'il fait remon ter à
l'éléatisme, qui consistait à procéder à l'examen d ' une chose
sous plusieurs points de vue successifs, où l'on peut déj à

Dieu, celle de l'essence : or nous verrons plus loin que l'essence cesserait
d'être une catégorie La doctrine des catégories n'est pas
si elle était la seule.
née d'une réflexion sur l'essence, mais sur une essence qui n'est pas seuteme11t
essence.
(ll r, 2, 1 003 b s-9.
(2) La négation est elle-même mouvement. cr. Conclusion, p. 492-494 .
(3) P. l\I oaAux, Recherches sur le De Coelo d'Ar. : obj et et structure de
l'ouvrage, Rev. thomiste,1 9 5 1 , p . 1 70- 1 96.
(4) On pourrait s'étonner que nous nous satisfassions de cette approxima­
tion : en réalité, le De Coe/o n'a pas à illustrer entièrement notre thèse. Portant
sur les êtres éternels, muis s1msibles et doués de mouvement (ce mouvement
fût-il circulaire), il nous parle d'une région qui, comme nous l'avons vu, n'est.
divine que par un de ses aspec ts et relève, par l'autre, de la pll11sique. Il n'en
est que pl u s caractéristique q u e la • physique » céleste apparaisse le plus sou­
vent comme une négation de la physique terrestre.
(5) Art. cil., p. 1 75.
- Bien que 1\1. Moraux ne le fasse pas entrer dans le8
ti tres de son plan, il faudrait évidemment aj outer ici l'important passage du
De Coelo, 1 , 9, sur les réalités qui sont au delà du Ciel, plus divines donc que le
Ciel lui-même, et r1ui ne comportent • ni lieu ni vide ni temps • (279 1 2 ss. ) .
a
378 LA SCIENCE INTRO UVA BLE

reconnaître certaines des catégories aristotéliciennes. Ainsi en


est-il du « j eu dialectique » de la deuxième partie du Parmén ide,
où nous voyons l'un envisagé successivement sous les points
de vue de la quantité, de la figure, du lieu , du mouvement.
Ainsi en est-il encore du traité de Gorgias Sur le non-être, où
le premier argument s 'articule selon les quatre points de vue
de l ' existence, de la qualité, de la quantité et du mouvement.
Et l'origine de cette tradition serait à rechercher dans le frag­
ment 8 de Parménide où l' f; tre est successivement examiné du
point de vue de la qualité, du mouvement, du lieu, de la quantité
et de la figure ( 1 ) . Ces coïncidences sont trop frappantes pour
être l'efîet du hasard et l'on ne peut douter que ces textes pré­
aristotéliciens soient les témoins d'une préhistoire de la doctrine
aristotélicienne des catégories. Mais ils ne la constituent pas
pour autant. Car ces exercices dialectiques ne se ressemblent
pas seulement par la similitude de leurs articulations, ils se
ressemblent plus encore par le fait que l 'exercice dialectique
consiste à montrer que ces « divisions » ne s 'appliquent pas à
l 'objet considéré , c'est-à-dire à !' E tre ou à l ' Un. Voulant dresser
une table pré-aristotélicienne des catégories, M. M oraux dresse
en fait les premières litanies de la théologie négative : Platon
montre successivement que l ' un n 'est pas multiple et n'a pas
de limite (quantité) , qu'il n'a pas de figure, qu'il n ' est nulle
part (lieu ) , qu'il n'est ni immobile , ni mû (mouvement) (2) ;
Gorgias montre que ! ' E tre n'est ni être ni non-être, qu 'il n ' est
ni générable ni ingénérable, ni un ni multiple, ni en repos ni en
mouvement (3). Parménide, le « père de tous », montrait déj à
que l'être est inengendré et incorruptible, indivisible et immobile ,
pour tomber, il est vrai , tout de suite après, dans l'imagination
« physique » , qui lui faisait dire que l ' f; tre repose en lui- même
(lieu) , qu 'il est limité (quantité) et sphérique ( figure ) .
La conclusion q u e nous tirerons, p o u r notre part, de cette
« rencontre . . . indéniable », de ces « interférences » entre la struc­
ture des deux premiers livres du De Coelo et la structure de
ces exercices dialectiques « à la manière de Parménide » (4) , que
nous trouvons chez Gorgias et Platon, ne serait donc pas exacte­
ment celle de M . Moraux : qu'il y ait là une même « technique
d 'investigation » , c'est incontestable ; mais ce qui est plus

( 1 ) .tir/.
cil., p . 1 77- 1 79.
l••
12) Parménide, 137 c ss.
(3) Cette démonstration est l'obj et de le première partie du traité de GOR­
GIAS, Sur le 11011-etre (cf. supra Pertie, chep. I I , § I, p . 101 ss.).
(4) Art. cit., p . 1 78 .
JNAPPL ICA BIL ITÉ D ES CA TÉ GORIES A U D I VIN 379

frap pant encore, c'est que cette technique d 'investigation est


appliquée, pourrait-on dire, à l'ininvestigable et n'aboutit à
rien d'autre qu'à reconnaître sa propre insuffisance , lorsqu 'il
s'agit de l'être ou de l'un. M. M oraux reconnaît qu'il arrive à
Aristote de négliger l ' examen d 'une catégorie qu'il avait pourtant
annoncée, parce que, s'agissant du Ciel ou de l ' U nivers, il s'aper­
çoit que « la question ne se pose pas » ( 1 ) . Il faudrait généraliser
cette formule : les exercices dialectiques de Gorgias et de Platon
et les négations moins conscientes sans doute d'Aristote
n'ont, semble-t-il, d 'autre sens que de montrer que, s'agissant
de réalités transcendantes, les questions que l'on pourrait dire
« catégoriales » ne se posent pas. C'est Gorgias qui est allé le
plus loin en ce sens en niant de l'être non seulement toute
détermination positive, mais encore la négation de ces dé termi­
nations ; ce qui est nié de l'être, ce n'est pas qu'il soit un ou
multiple , mais qu'on puisse lui appliquer la catégorie de quan­
tité ; ce n'est pas qu'il soit en repos en ou mouvement, mais,
plus profondément, que l'expérience du mouvement ait un
sens à l'intérieur de la sphère de l' être (2) . Mutatis mutandis ,
lorsque Aristote prétend appliquer au Ciel et a fortiori à ce qui
est au delà du Ciel des catégories issues du langage humain et
valables de ce fait pour le monde des hommes, il ne peut que
s'apercevoir, même si ce n'était pas son propos , que ces caté­
gories sont inapplicables au divin. Si donc le De Coelo d 'Aristote
s'insère dans une tradition d ' exercices dialectiques qui remontent
à Parménide, c'est moins par la permanence d 'une même techni­
que catégoriale d 'investigation, que par la permanence de
l'échec, plus ou moins consciemment assumé d 'ailleurs, de cette
technique dans le cas de l'U n ou du divin.
De ces vicissitudes dans l ' application des catégories au divin,
on peut tirer une autre conclusion. C'est que la doctrine des
catégories, ou ce qui la prépare dans la tradition éléatique,
n'est pas issue d 'une réflexion sur le divin. Ce n'est pas en remar­
quant que le divin ne comporte ni quantité , ni qualité , ni temps,
ni lieu , que l'on peu t faire une théorie de la quantité , de la
qualité , du temps ou du lieu. Ce n'est pas l' analyse des proposi­
tions négatives qui peut nous révéler les sens multiples de l' être.

( 1 ) P. 1 76.
(2) C'est aussi l enseign em en t que l'on p o u rra i t tirer de la partie appa­
'

remment p os i ti ve • d e l n dialecti q u e du Parménide, qui con s i ste ù affirmer de


!'Un des u t tr i h u ts contradictoires. Dire que ! ' U n est à ln fois u n et m u!Up l e ,


tout et parties, fini et in fini, en soi e t en au tre chose, mù et immobile, est
peut-être une façon de reconnaître que les catégories de la quantité, de la qualité,
du lieu et du mouvement n'ont pas de sens dans lf': cas de l ' U n .
380 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

M ais c'est inversement parce que nous connaissons les sens


multiples de l'être, que nous pouvons chercher à appliquer ces
sens à l'être du divin. Les questions catégoriales sont celles
que nous posons d 'abord à notre monde. Libre à nous ensuite
d'interroger le divin dans les mêmes termes. M ais nous ne devrons
pas nous é tonner si le divin répugne à nos catégories terrestres
et ne se livre à nous que par des négations.
On comprend donc qu'Aristote , lorsqu'un souci de clas­
si fication et de syn thèse l 'amène à coordonner le proj et
ontologique e t la science théologique, hésite , bien que l'être
divin soit aussi un être, à faire de la théologie une partie de
l'ontologie. Car, en établissant sur une analyse du discours la
problématique de l'être en tant qu'être , ce n'est pas à l 'être
divin qu'il songeait, mais seulement, bien qu'il n ' ait j amais
expressément exclu le premier, à l 'être du monde sublunaire.
Une au tre considération devait l 'empêcher d 'élargir son onto­
logie au point d'y faire une place à l 'ontologie du divin : c'est
que, s'il est vrai que l'être en tant qu'être désigne l 'être dans son
unité , s'il est vrai d 'autre part qu'il y a une coupure irréductible
entre le divin e t le sublunaire, l'incorruptible et le corruptible,
le suprasensible et le sensible, cette coupure devait ruiner dans
son principe tout proj et d 'unité . Si la dialectique nous permet,
à défaut de la science , de consti tuer un discours commun sur
l'être du monde sublunaire en tant qu'il est être, on imagine
mal ce que serai t un discours commun à l 'être éternel et
à l'être corruptible, dont nous avons vu qu'ils étaient si radicale­
ment hétérogènes qu 'ils n ' admettaient même pas de principe
commun ( 1 ) . L ' espoir de découvrir des principes communs, qui, à
défaut d'une impossible unité générique, animait la recherche onto­
logique, risquait donc de se trouver lui-même compromis à
partir du moment où l'être en tant qu'être embrasserait le divin
lui-même. Comme nous l ' avons vu au début de ce chapitre,
l'affirmation théologique de la séparation menaçait de ruiner
l'espoir ontologique de l'unité .
*
* *

Mais si l'ontologie répugnait ainsi à faire une place à la


théologie , la théologie, telle qu'Aristo te l ' avait j usque-là conçue ,
ne devait p a s moins répugner à devenir u n e simple partie d e
l'ontologie. Si le thème de la séparation devait logiquement
( 1 ) De Coelo, III, 7, 306 a 9. Cf. aussi les textes cités au § 1 du présent cha­
pi tre (p. 3 1 8-321 ) .
LA TH lfOLO GIE, SCIENCE PREMIÈRE 381

condamner la théologie à n 'être qu 'une science régionale, l 'idée


aristotélicienne de la théologie n'en continuait pas moins de relever
d ' une tradition plus ancienne , et d ' abord platonicienne , où la
sép ara tion n'était que la condition de l'universel commandement.
II y a, chez Aristote, deux conceptions de la théologie :
l'une qui dérive de la théologie astrale, l'autre du platonisme.
Selon la première, la théologie est la science du genre divin, dont
le propre est d'être séparé des autres régions de l'être ; science
du séparé , la théologie serait donc aussi une science séparée.
Mais Aristote ne renonce j amais tout à fait à la conception
platonicienne d'une science du principe, qui n'étant plus à
trouver dans les Idées, ne pourra plus être cherché que dans le
Dieu transcendant ; de ce point de vue, la théologie aristotéli­
cienne est l'héritière de la théorie des Idées, qui sont ce par quoi
tout le reste est connu et engendré ; pas plus que la théorie des
Idées, elle n'est une science particulière , mais une science univer­
selle, parce que première , et va de ce fait entrer en concurrence
avec cette science immédiatement universelle que devait être la
science de l'être en tant qu'être. Cet aspect de la théologie aristoté­
licienne a été complaisamment souligné par les commentateurs
grecs, qui, néo-platoniciens eux-mêmes, étaient tentés de retrouver
dans Aristote les conceptions de Platon , et par les commenta­
teurs médiévaux, qui s'efforçaient de retrouver chez le Philo­
sophe les linéaments possibles d ' une théologie créationniste ..
Nous avons appris à nous méfier des interprétations suggérées.
par le zèle platonicien des premiers et le zèle pieux des seconds ( 1 ) .
Il n'en reste pas moins que de nombreuses formules aristotéli­
ciennes, notamment au livre A de la Métaphys ique, évoquent
l'ambition de la théologie d 'être science des principes ou même
du seul Principe. De même que le général est le principe de
l'ordre qui règne dans l 'armée (2) , de même le suprasensible
est le principe de l'ordre qui règne dans le sensible : « Si l'on
veut qu'il n'y ait pas d 'autres êtres en dehors des êtres sensibles,
il n'y aura ni premier principe, ni ordre , ni génération, ni mou­
vements célestes (3) , mais il y aura principe de principe à l'in fini ,

( 1 ) Ainsi à propos de la phrase �>< 'l:oLor:U't"'l)t; &p or: &px�i; �p't"'l)'l:or:L 6 oôpor:vbi;
( A,
><or:t � qiucrLt; 7, 1 072 14), où qiucrLt; ne nous paraît s1gmfler que le Ciel et non
b
le monde sublunaire (cf. plus haut § 2, p . 349, n. 4 ) .
A,
(2) 10, 1 075 a 1 1- 1 6 .
(3) On remarquera qu'ici encore Aristote songe surtout à l 'ordre céleste :
il n'est pas question des mouvements désordonnés du monde sublunaire. Néan­
moins, il semble bien que le mot • génération • fasse allusion à un phénomène
propre au monde sublunaire, mais envisagé dans son ensemble. Nous verrons
précisément p lus loin comment la succession cyclique des générations est ce
qu'il y a d ' • mtelligible • dans le monde sublunaire.
382 LA SCIENCE INTRO UVA BLE

comme on le voit chez les théologiens et chez tou s les physi­


ciens ( 1 ) . » Aristo te veut garder ses distances à l'égard d 'une
philosophie qui, comme celle des mauvais théologiens qui font
naître le monde de la Nuit et du chaos, se croit dispensée de
rechercher un Principe premier, ou qui, comme celle des méca­
nistes ou d ' Empédocle, fait dériver les éléments les uns des
autres par une sorte de génération réciproque et infinie. On
trouvait une critique analogue chez Platon et il n'est pas douteux;
qu'Aristote se range du côté du platonisme dans la lutte contre
les interprétations matérialistes ou mécanistes du monde ;
c'est seulement par le recours à un principe transcendant que
l 'on peut échapper à la remontée indé finie vers les principea et
les principes de principes, à quoi sont condamnées lea cosmo­
logies de l 'immanence. Le &.v&.yx'Y) O"t�vou d 'Aristote est, de ce
point de vue, l'équivalent du 8e'i: &.voto�votL des philosophes
platoniciens : la nécessité méthodologique de l 'arrêt ne se j ustifie,
comme nous l 'avons vu à propros de la démonstration du Premier
M oteur, que si elle conduit à l 'affirmation métaphysique de la
transcendance, qui seule évite l ' arbitraire dans le choix du Prin­
cipe ; c'est seulement en s'élevant au-dessus de la série quii
l'on échappe à la série elle-même. Dans le même texte de la
fin du livre A, Aristote va même plus loin : contre la dissidencii
speusippienne , qui multipliait les principes autant de fois qu'il
y a de genres de réalités à expliquer, il se rallie à l'orthodoxie
platonicienne de l 'unité : « Il n'est pas bon que plusieurs comman­
dent ; qu 'un seul soit le chef (2) 1 »
(1) A, 10, 1075 b 24.
(2) 1076 a 4 (vers d'HOMÈRE, Iliade, II, 204).C'est la dernière ligne du
livre A. W. JAEGER a j ustement souligné l'éloquence inhabituelle de ce passage
et du livre A en général, dont les • phrases grandioses, que l'on ne peut aujour­
d'hui encore s'empêcher de prononcer à haute voix •, contrastent avec le
style des • recherches scolaires • qui cheminent laborieusement à travers les
• questions de détail •, p.
Arisloteles, 228). Pour la critique du pluralisme de
Speusippe, cf. Z, 2, 1028 b 21-24 ; N, 3,
1090 b 19 ; De part. animql., III, 4,
6 65 b 14 ; THÉOPHRASTE, Mét., 1, 4 a 13-16. Le vers d'Homère qui clôt • triom­
phalement • le livre A (JAEGER, p.
Arisloteles, 236), est express.é rnel).t dirigé
contre Speusippe et non, comme le prétend Jaeger, contre l;i doctrine plato­
nicienne des deux principes (matériel et formel) : nous croyons au contraire
qu'Aristote oppose à Speusippe l'image authentiquement platonicienne (si
du moins l'on entend par là le platonisme des dialogues) du monarq1,1e dont le
pouvoir est universel parce que transcendant (cf. les vers d'Es c HYL E . , Les
Sept contre Th�bes, 2-3, cités par l'Eulhydème, 291 cd, et notre commentaire
au début du chap. précédent). Nous sommes donc moins sûr que M. Jaeger
de l'originalité de la • grandiose image du monarque • (p . . non plus que de
234),
l'idée qu'elle exprime : celle de • la domination universelle de l'esprit • (p. 236).
Quoique en d'autres termes et avec d'autres métaphores, le .P laton des dia­
l ogues n'assignait pas un autre rôle à sou Idée du Bien. W. Jaeger reconnat�
lui-même ailleurs le caractère platonisa:nt .d es conceptions .théologiques du
livre A (par exemple, p. 230 ).
ARISTOTE ET L ' ÉMA NA TJSME 383

Des textes de ce genre, dont l 'éloquence ne doit pas masquer


le caractère abstrait et programmatique, ont pu faire croire
qu'Aristote professait effectivement un système où Je monde se
trouverait « déduit », « dérivé », à travers un nombre convenable
d 'intermédiaires, du Principe premier. Cette interprétation a été
récemment soutenue par le P. Owens et par M. Merlan. Mais le
P. Owens , cherchant vainement les passages où seraient décrits,
autrement que sous la forme assez générale d u livre A, ce rapport
de causalité entre Dieu et le monde, est obligé d ' admettre que
nous avons perdu la partie de la Métaphysique d ' Aristote où
il devait en être question ( 1 ) ! M . Merlan, lui, voit dans l'aristoté­
lisme un A bleitungssystem (2) , mais, pensant sans doute que l 'alle­
mand est ici plus clair que l 'anglais, s 'abstient de donner un
nom plus précis à cette A bleitung. Déduction, dérivation, éma­
nation : on hésite entre ces termes, sans qu'aucun semble satis­
faire M. Merlan, qui les emploie tour à tour. En réalité , M. Merlan
songe surtout au néo-platonisme, dont Aristote serait selon lui
le précurseur en même temps que les autres philosophes de
l 'Académie. M ais on remarquera alors que les indications les
plus précises que fournisse son livre sur les origines de l'émana­
tisme néo-platonicien concernent moins Aris tote lui-même que
les textes où celui-ci expose les théories de Xénocrate et surtout
de Speusippe (3). On peut en conclure qu'Aristote a été le témoin
intéressé, et peut-être aussi directement concerné (puisqu 'il
y allait de son attitude à l'égard de ses anciens condisciples) ,
d'un mouvement d e p ensée o ù s 'annonce c e qui sera l'un des
propos essentiels du néo-platonisme : ne plus se contenter d 'oppo­
ser le multiple à l ' Un, mais engendrer le multiple de l ' Un. M ais
cela ne veut pas dire pour autant que « la métaphysique d 'Aristote
est strictement comparable à d ' autres systèmes philosophiques
de l'Académie » (4) , car ce qui est surtout frappant, c'est qu 'Aris­
tote adopte une attitude critique à l'égard de ces systèmes.
M. M erlan semble raisonner ainsi : si Aristote réfute si âprement
et si minutieusement les « systèmes de dérivation » de ses anciens
compagnons de l'Académie, c'est qu'il en a un meilleur à proposer ;
de même, si Aristote reproche véhémentement à la théorie

(ll The Doctrine of Being . , p. 289-298.


. .

( 2 From Pla/onism to Neopla/onism, p . 1 67- 1 68.


(3) Notamment A, 10, 1 075 b 37 ; Z, 2, 1 028 b 21 -27 (successivement Speu­
sippe et Xénocrate. M. Merlan a raison d'insister sur le verbe &ne:xT&tve:Lv en
1 028 b 24) ; N, 3, 1 090 b 19 (où Ar. reproche à Speusippe de ne pouvoir montrer
comment le sensible dépend de la sphère précédente de l'être) ; N, 3, 1 090 a 32-
.35 (reproche analogue adressé aux Pythagoriciens) ; De Coelo, I I I , 1, 300 a 15.
(4) P. M ERLAN, op. cil., p. 1 94.
384 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

platonicienne des Idées son impuissance à « engendrer » le


monde sensible, c 'est que lui-même a sa solu tion tou te prête à
ce problème. Aristote refuserait les solutions de Platon et des
Académiciens, mais il garderait la problématique. En réali té ,
rien n 'est moins sûr, car il pourrait aussi contester la légi timi té
du proj et qui consiste à « engendrer » le monde , à « déduire » ce
qui est. Même s'il ne va pas j usque-là, il fau t conserver à ses
critiques le caractère « immanent » qui est, sans aucun doute ,
le leur ( 1 ) et qui interdit d'extrapoler à partir d 'elles cc que
doit être la position propre d 'Aristote. Ce qu'il veu t montrer,
c 'est que les Platoniciens sont infidèles à leurs principes ou encore
qu 'ils ne réalisent pas leur programme. Le reproche fait aux
Idées de ne point rendre compte, par exemple, du mouvement
ne prouve pas qu'Aristote a ce tte ambition, mais que Platon,
lui, l ' avai t en instituant les Idées, bien plus, que là est la seule
raison d 'être des Idées et que, si elles ne j usti fient pas leur exis­
tence par leur utilité , on peut en faire aussi bien l'économie.
Rien n 'est plus caractéristique à cet égard que la critique
qu'adresse Aristote à la fonction cognitive de l ' i dée. Les Idées,
montre-t-il à la suite du Parmén ide, ne permettent pas de
connaître le monde ; cela ne signifie pas pour au tant qu'Aristote
va substituer aux Idées platoniciennes une aut1·e conception
de l 'intelligible qui remplirait mieux cette fonction, mais seule­
ment que les Idées ne remplissent pas la leur, puisque Platon
les avait posées expressément comme condition de possibilité
de la science, et qu'ainsi la théorie se ruine elle-même. Si l 'intel­
ligible aristotélicien (qu'il ne faut pas confondre avec l'universel)
était ce par quoi le sensible est connu , Je Dieu d 'Aristote connaî­
trait le monde en connaissant l'intelligible. Or, nous avons vu
qu'il n'en est rien.
II est donc préférable de laisser à Speusippe une théorie de
la dérivation qui conduirait à cette absurdité que le principe,
source de tout être, doit être lui-même non-être (2) et qu'ainsi
l 'être vient du non-être. On ne peut en effet, pour Aristote , engen­
drer l 'être dans sa totalité, car de quoi l'engendrerait-on, sinon du
non-être ? II n'y a de génération qu 'intra-mondaine, comme
le mo ntrent les différents usages, analysés par Aristote au livre Â,
de la proposition �x (3). La notion même de principe (&px.� ) ,
qui se réfère à des analogies cosmiques ( l e commencement)

( 1 ) Ce caractère a été bien mis en lumière à propos du m:pl !8&wv par P . W1L�
P ERT, Zwei aristotelische Frühschrifte11 über die Idee11lehre.
(2) Cf. M I C H EL n ' EP H ÈS E ( Ps.-Alexnndre), 824, 18 (ad N, 5, 1 092 Il 1 1 \,
(3) 8, 24.
IMPOSSIBILITÉ DE LA « D ÉD UCTION » 385

ou humaines (le commandement), semble elle-même n ' avoir


d'usage qu'immanent ( 1 ) . Quant à la notion de c a u s e , elle se réfère
d 'une manière plus manifeste encore au phénomène fondamental
du mouvement, ce qu'Aristote appelle cause du mouvement
n'étant j amais que la cause de tel mouvement et non la cause
du mouvement en général. Dans un texte du livre A que nous
avons déj à examiné (2), Aristote s 'interroge, il est vrai, sur la
cause de la diversité dans le monde (3) , c 'est-à-dire de la génération
et de la corruption. Cette cause, dit-il, ne peut être la même que
celle de la constance (4) ou de l 'uniformité (5). Faudra-t-il donc
admettre deux causes, l'une de l 'ordre et l'autre du désordre ?
Mais Aristote s'est interdit cette solution lorsqu'il a critiqué
le dualisme des principes (car les contraires ont une matière
commune, qui serait antérieure à l'un et à l 'autre ) . Il faut donc
que les deux causes, cause de l'ordre et cause du désordre, ne
soient pas également principes, mais que la seconde soit subor­
donnée à la première, autrement dit, que la cause de l'ordre soit
en même temps cause de la cause du désordre (6). Les commen­
tateurs ont noté la signi fication cosmologique de cette thèse :
la première cause, disent-ils, est la sphère des étoiles fixes ou
Premier Ciel ; il serait plus exact de dire qu 'elle est le Premier
Moteur, en tant qu 'il meut le Premier Ciel dont le mouvement
est la cause de la succession régulière des j ours et des nuits. La
deuxième cause sera l'écliptique, qui en rapprochant plus ou
moins le soleil de la terre, est la cause de la diversité des saisons
et, par elle, de la génération et de la corruption . On comprend,
certes, en quoi la deuxième cause continue d 'être causée par la
première, car il y a une uniformité dans la diversité - qui se
manifeste dans la succession régulière des années - et cette
uniformité relève de la première cause, c'est-à-dire du Premier
Moteur. Mais elle n'en relève que par un détour : celui de la diver­
sité des saisons , de la succession de la génération et de la mort.
Et ce qu'Aristote n'explique pas en parlant de la causalité de la
première cause sur la seconde, c 'est la nécessité de ce détour. Cette
remarque, que nous retrouverons, nous permet de comprendre
une situation qui n 'est paradoxale qu'en apparence : Aristote
explique l'uniformité, il n'explique pas la diversité ; il explique

(1)(2) A 2, 356, 3. 1.
13) 1072, 6, 1072 17.
Cf. les exemples donnés en ll. ,

56l 1072 17. 1072 11·16.


Cf. § p. n.
a
4) a 9.
a
Nous résumons ici a
386 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

l'éternité, il n'explique pas le mouvement ; il explique la répé­


tition infinie de l'éternel, il n'explique pas pourquoi l'éternel a
besoin de se répéter dans le temps pour être ce q u 'il est hors du
temps ; il explique ce qu'il y a de divin dans le monde considéré
dans sa totalité , mais il n ' explique pas pourquoi il y a un monde.
Le tort de Speusippe était de vouloir tirer le plus du moins, le
parfait de l'imparfait, le Bien de ! ' Un indéterminé, l ' acte de la
puissance. Mais faire de Dieu un monde en gestation, c 'était
revenir à la Nuit primitive des théologiens, c'étai t renverser
les termes du problème : entre Dieu et le monde, le rapport n 'est
pas du moins au plus, mais du plus au moins, non pas de la
puissance à l'acte, mais de l 'acte à la puissance, non pas de
l 'éternité vide à la temporalité créatrice, mais de l 'éternité
vivante à la temporalité « défaisante ». Le rapport de Dieu au
monde n 'est donc pas un rapport de création ou d 'émanation ,
mais de dégradation. Le Dieu d 'Aristote n'est pas encore l ' au-delà
de l 'être des néo-platoniciens : il est simplement être. C'est
le monde qui, par rapport à lui, est un moindre être. La différence
entre Dieu , qui est, et le monde, qui tend à être, est de l 'ordre du
non-être ; or le non-être ne se déduit pas. La dégradation se
constate ; elle peut, comme nous le verrons, se remonter ; mais elle
ne s ' explique pas.
On comprend mieux , dès lors , les obstacles que rencontre
Aristote et les échecs qu'il s'inflige lorsque, par la force de la
tradition, il applique à son Dieu transcendant le vocabulaire
platonicien du principe. Le principe, avons-nous vu , s'entend
en trois sens : principe de l'être, principe du mouvement, prin­
cipe du connaître. Or, on pourrait aisément montrer que le Dieu
d 'Aristo te n'est principe ni au premier sens ni au troisième , puis­
qu'il ne crée pas le monde et que, ne le connaissant pas, il ne
peut être ce à partir de quoi le monde est connu . M ais est-il
vraiment principe du mouvement ? Par « principe du mouvement » ,
Aristote entend constamment l a cause efficiente ( 1 ) . O r , son Dieu
ne meut pas le monde à la façon d 'une cause efficiente : il ne
meut pas par contact, mécaniquement, à la façon du Deus ex
machina des metteurs en scène de la tragédie (2). On dira qu'il
meut comme obj et d'amour, comme cause finale. C'est là incontes­
tablement la découverte géniale d'Aristote , celle dont il s'attribue
à j uste titre le mérite au livre A de la Métaphys ique. M ais invo­
quer l'amour ou la fin est, nous l'avons vu, tout le contraire

(IlCf. Il , 1 , 1 0 1 2 34-35.
b
(2 A, 4, 985 a 17 (où Ar. critique la conception d'Anaxagore).
DIE U COMME IDÉ A L 387

d 'un e explicati on ; c'est pour avoir cru que l 'invocation de la


fina lité en était une que les auteurs augustiniens du M oyen
Age po seront à Aristote des questions dont l'absurdité témoigne
moins contre Aristote que contre l'interprétation qu 'ils en
donnaient : pourquoi, demandait Guillaume d ' Auvergne , l'amour
de la première sphère se traduit-il, chez les êtres du monde
sublunaire , par un « vertige » de rotation ? Pourquoi le monde,
semblable à l'âne qui tourne inlassablement autour du puits,
tourne-t-il éternellement autour de l'aimé, au lieu de se préci­
piter vers lui ( 1 ) ? Ces questions se posaient, en effet, à une
interprétation mécaniste et causale de la pensée d'Aristote.
Mais telle n 'était pas sa pensée. Si l'on s'installe en Dieu comme
en un principe, le monde sera à j amais imprévisible. Au contraire,
si l'on part du monde , on découvrira le divin comme finalité
cachée des phénomènes sublunaires. L 'être n'explique pas le
moindre être , pas plus que l 'être de l'aimé n ' explique le désir
qu'il inspire, puisque le désir est de l'ordre du manque , de la
négativité ; mais le moindre être tend vers l'être, comme l'aimant
tend vers l ' aimé, et c'est alors que l 'être aimé apparaîtra, non
pas comme la cause, mais comme le principe régulateur des
mouvements apparemment désordonnés qu'il appelle. Le Dieu
transcendant d'Aristote meut comme idéal d'un mouvement
qui tend moins à aller vers lui ( puisqu'il est inaccessible) qu'à
l'imiter par les moyens dont on dispose. L e Dieu d 'Aristote ne
crée pas ; mais il laisse être. I l n'a p u empêcher que le monde
soit ; mais il ne peut davantage empêcher que le monde, qui est
un moindre être , tende vers lui , qui est être. A la causalité de
l ' idée, qu'il repousse , Aristote substitu e , sous le nom de causa­
lité finale , une causalité idéale, qui a pour fonction moins d ' expli­
quer ce que les choses sont que ce qu 'elles devraient être. La
fin est, par définition, transcendante à ce d ont elle est la fin
( sans quoi il serait inutile d ' aller vers elle) ; mais, s'il est des
fins partielles qui peuvent être atteintes et en qui se supprime
le processus qui tend vers elles (ainsi la guerre se supprime dans
la paix, qui en est la fin, de même que le travail dans le loisir) ,
la fin absolument transcendante qu'est le divin ne peut être que
le terme d 'une approximation infinie. Car si elle était atteinte,
il n'y aurait plus de mouvement et le monde serait Dieu. C'est
parce que le chorismos est radical que le mouvement est infini,
ou plutô t l'in finité même du mouvement traduit la radicalité
du chorismos (c'est pourquoi d 'ailleurs le mouvement de l' Univers

( l ) Cité par A . B1n:MOND, l,e dilemme a1·isl0Mlicien , p. 1 08, n. 1.


388 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

est circulaire, et non rectiligne, car il n'y a pas de mouvement


rectiligne infini ) .
Cela revient à dire q u e l'explication téléologique pourra
réussir dans le détail, au niveau des phénomènes intra-mon­
dains, mais qu'elle sera nécessairement déficiente dans l ' en­
semble. La Nature ou Dieu ne font rien en vain, dit souvent
Aristote ; mais parfois aussi il corrige cette formule optimiste
en constatant que la nature ne peut pas tout ce qu'elle veut ( 1 ) .
II y aurait tout un chapitre à écrire sur les échecs de la nature,
c'est-à-dire, si nous donnons au mot cpuaLc; le sens théologique
qu'il paraît bien avoir lorsque Aristote parle de la Nature en
général, sur les « échecs » de Dieu. Mais ces échecs sont, en un
certain sens, nécessaires ; car s'ils ne sont pas nécessaires par
rapport à Dieu , ils sont nécessaires par rapport au monde ;
comme le dit Aristote dans une formule dont il semble avoir
senti tout le p aradoxe, ils sont « nécessaires par accident » (2) .
L'accident est, en effet, nécessaire au niveau de l'ensemble,
car, s'il n'y avait pas d'accident dans le monde, le monde ne
serait pas ce qu'il est. La contingence est essentielle au monde :
elle entre dans sa constitution et, par là, dans sa dé finition.
Les Stoïciens seront logiques avec eux-mêmes lorsque, repous­
sant la contingence, ils feront du monde un Dieu . Pour Aristote,
au contraire, la contingence du monde traduit sa séparation
d ' avec Dieu , et l'impuissance de Dieu est paradoxalement le
garant de sa séparation d ' avec le monde. L 'erreur du platonisme
était d ' avoir affirmé simultanément la séparation de l 'intelli­
gible et l'intelligibilité du monde. Aristote n'a pas choisi , comme
on l'a cru quelquefois, l'intelligibilité contre la séparation, mais
la séparation contre l'intelligibilité. Ce qui a pu induire en erreur
maints interprètes , c'est que ce choix n'a j amais été clairement
formulé, ni peut-être même assumé par Aristote. Aristote ne
part pas de la contingence ; il la rencontre sur le mode de l'échec,
mais cet échec est moins celui de l 'explication ou de la « déri­
vation » (3) que de l'intelligible lui-même. Le p aradoxe de la

( 1 ) Pol.1.. I, 6, 1 255 b 2-3 : ' H 8è: cpuaLç �ouÀe-rcxL µè:v TouTo TtO LEîv, TtOÀÀ<huç
µ�V't'O L OÔ llUVCX't'CXL.
(2) Gen . animal., IV, 767 b 13 : • La monstruosi té n'est pas nécessaire
3,
par rapport à la cause qui est en vue d'une fin ( = la causalité final(l envisagée
du pofnt de vue du suj et ) ni par rapport à la causalité de la fin, mais elle est
nécessaire par accident. • Sur le double sens de Tb oi'i é!vExcx, qui désigne tantô t
le sujet pour qui est la fin, tantôt la fin elle-même, cf. A, 7, 1 072 ss.
b l
(3) A la lim ite , on pourrait a pp l iquer à l 'aristo télisme ce que M. Merlan dit
du platonisme, à savoir que la • possibilité • d'un système dérivatif (Ablei­
tungssystem) y est incluse (P· 1 67- 1 68) : de fait, les néo-platoniciens po ur ron t
reprendre littéralement mamtes formules d'Aristote pour en tirer un système
LES É CHE CS DE LA NA T VR R 38!)

finalité est qu'elle tend à supprimer la séparation entre la fin


et ce dont elle est la fin, entre la perfection et l'imparfait qui est
pourtant la condition de son exercice ; si l'on veut donc
comprendre qu'elle ne se détruit pas en s'accomplissant, il faut
admettre que cet accomplissement n'est j amais total, qu'il
comporte une part irrémédiable d ' « impuissance ». Cette part,
Aristo te la décrit fréquemment, notamment dans ses ouvrages
biologiques. Son é tendue prouverait à elle seule que cette impuis­
sance est consti tutive du monde tel que nous le connaissons
et peut-être de tout monde concevable. Certes, les échecs de la
nature se manifestent d ' abord dans les monstres ( 1 ) , et l'on
pourrait concevoir un monde sans monstres. M ais on concevrait
plus difficilement un monde sans femelles, qui serait pourtant
plus parfait, s'il est vrai que les femelles ne sont que des mâles
impuissan ts (2) , des vivants incapables de réaliser pleinement
leur forme , parce que la matière n'a pas été en eux suffisamment
« dominée par le principe démiurgique » (3). Heureux échec
de la N ature que celui qui donne aux natures l'occasion et le
moyen de se perpétuer ! Un monde sans échec serait aussi un
monde où l'homme, « le plus naturel de tous les animaux » ( 4 ) ,
serait seul avec lui-même, puisque la nature y aurait pu faire
l'économie de ces ébauches, de ces « avortons » et de ces « nains » ,
q u e son t, dans leur conformité de moins e n moins imparfaite
aux in tentions de la nature, les autres animaux (5). Un monde
sans échecs serait un monde oi1 l'être serait tout ce qu'il peut être,
où il n'y aurai t ni matière, ni puissance, ni mouvement, ni
multiplicité ; un tel monde se confondrait avec son principe :
acte pur, immatériel , immobile et unique comme lui , il serait,
fin alement, indiscernable de lui. Les Néo-pla toniciens, de ce
que le principe de tout ce qui est doit être distinct de ce qui est,

émanatistc. M ais nous contestons la méthode d'histoire de la philosophie qui


consiste à ne tenir compte que des possibilités d'une philosophie sans se
demander pourquoi ces possibilités ne se sont pas réalisées. Aristote u peut­
êtrcvoulu constituer un système, oi1 le monde se serait déduit de Dieu comme
la conséquence du principe. Mais l'essentiel est qu'il n'a pas fait ce système.
Ne voir dans une philosophie que ses possibilités, c'est méconnaitre la 'signifi­
cation philosophique des obstacles et, finalement, des échecs, pour n y voir
que des accidents individuels de la recherche.
IV, 4,
(1) Ge11. animal., 3, 767 b 13 ; 770 b 9 ss.
(2) 0'ijÀu 8è fi &8uvcx-re:! ( IV, a cf.
Ge11. animal., 1, 766 13 ; 3, 768 a 5 ; II,
3, 7373 a 27).
( ) M � xpcx-rouµe:vov ûn:à -roü 8'l)µLoupyoüv't'oç (Ibid., IV, 1, 766 a 13). Cf.
IV, 4, 770 b 9 SS.
(4) De i11cessu a11imali11m, 4, 706 a 18, 706 b 10.
(5) Part. animal., IV, 10, 686 b 2-20 ; Ilist. animal., V, 1, 539 a 5 ; V I I I ,
1, 588 a 31 ; De i11cessu animalium, I l , 710 b 9 ss.
390 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

concluront que le principe est au delà de l'être, donc qu'il est


non-être. Aristote, au contraire, part du fait que le principe
est être pour en conclure que ce qui en dérive ou plutôt ce qui
tend vers lui comporte une part de non-être ; « la nature tend
touj ours vers le meilleur, et il est meilleur d 'être que de ne pas
être . . . , mais l'être ne peut appartenir à toutes choses, parce
qu'elles sont trop éloignées de leur principe » ( 1 ) . C'est le propre
du principe que de ne j amais se réaliser entièrement dans ce dont
il est le principe, et c'est pourquoi Aristote en fait le terme
j amais atteint d 'une ascension et non le point de départ d 'une
procession , l'idéal d'une recherche et non le fondement d 'une
déduction. C'est une banalité de dire , mais peut-être faut-il
lui donner tout son sens, et en tirer toutes les conséquences,
qu'il n'y a pas chez Aristote de rapport descendant de Dieu
au monde , mais un rapport ascendant du monde à Dieu , un
rapport qui n'est ni de principe à conséquence, ni de modèle à
copie, mais plutôt d' imitation, d 'aspiration vers un idéal entrevu.

"'
"' "'

Nous aurons à étudier les différents aspects de cette imitation


ascendante, fort différente de l 'imitation pla tonicienne, par
laquelle le monde tend vers un idéal qui ne le consti tue pas et
dont il est, par bien des côtés, la négation. Mais la no tion d'imi­
tation que nous venons ainsi d 'introduire va peut-être nous per­
mettre d 'éclairer les rapports ambigus de la théologie et de l 'onto­
logie, avant d'être en retour éclairée par eux. Elle va nous
permettre d 'abord de comprendre, tout en maintenant la sépa­
ra tion radicale de l'obj et des deux sciences (être du monde sublu­
naire dans son unité, d 'une part ; être divin, d ' autre part) ,
l 'imbrication de fait, dans les textes aristotéliciens , des consi­
dérations ontologiques et théologiques. Ces imbrications ont,
nous l 'avons vu, souvent abusé les commentateurs qui ont fini
par oublier la distinction, pourtant fortement affirmée par
Aristote lui-même, des deux sciences. Mais inversement, W. Jaeger,
en réagissant contre cette tendance de l'exégèse traditionnelle et
en insistant au contraire sur l'opposition des deux points de vue,
s 'est interdit de comprendre pourquoi les perspectives ontolo­
gique et théologique, bien que distinctes dans leur principe,
interféraient const.amment dans le� écrits aristotéliciens. De ces

( 1 ) Ge11. et co1·r., II, 10, 336 b 28.


PASSA GES TH ÉOLO G IQ UES D U L I VRE r 391

interférences, nous envisagerons deux exemples significatifs :


celui du livre r et celui du livre A.
Le livre r débute par une définition incontestablement
« ontologique » de la métaphysique. La science « recherchée »
y est clairement opposée aux sciences particulières et son obj et,
l'être en tant qu'être, aux genres déterminés de l 'être ( 1 ) . Le
fait que soit assigné ensuite à la science de l 'être en tant qu'être
l 'examen des axiomes communs et que le reste du livre soit
effectivement consacré à l'établissement dialectique de l'axiome
le plus commun de tous, le principe de contradiction (2) , suffirait
à con firmer que le livre r est inspiré tout entier par la perspec­
tive que nous avons appelée « ontologique ». M ais l'on n ' a pas
été sans remarquer que l 'unité de pensée et de style de ce livre,
qui est sans doute l'un des plus cohérents et des mieux composés
de la Métaphys ique, était rompue, à trois reprises au moins, par
l 'intrusion de considérations théologiques qui y paraissent,
au premier abord , étrangères. Tel est d 'abord le cas de r, 5 ,
1 009 a 36-38. Aristote vient de rechercher la motivation des
doctrines erronées de Protagoras et des négateurs du principe
de contradiction. C'est la considération des choses sensibles,
c'est-à-dire des choses en mouvement, qui a conduit les uns et
les autres à affirmer l'exis tence simultanée des contraires ; les
contraires apparaissant successivement dans le devenir de la
chose, et l 'être ne pouvant, d'autre part, provenir du néant, ils
ont admis que les contraires préexistaient en toutes choses.
Aristote propose alors la solution de cette aporie : en vertu de
la méthode que nous avons plus haut analysée, il s'agit de dis­
tinguer ici deux sens de l'être, l'être en acte et l'être en puissance,
ce qui nous autorisera à dire que les contraires coexisten t bien
en puissance (ce qui permet d ' expliquer le mouvemen t) , mais
qu 'ils ne peuvent coexister en acte (ce qui sauve le principe de
contradiction ) . C'est alors qu'Aristote aj oute de façon inatten­
due : « Nous demanderons en ou tre à ces philosophes d'admettre
aussi parmi les êtres quelque autre essence à qui n 'appartienne
en aucune façon ni le mouvement ni la corruption ni la géné­
ration (3 ) . » Ainsi , alors que l'aporie semblait entièrement résolue,
au niveau même du sensible, par une distinction des sens de
l'être, Aristote semble « compléter » cette réponse par l'invocation
de l 'existence du suprasensible, qui paraît d 'autant plus superflue

1 1 ) Cf. W. JAEGER, Arisloleles,


2) Cf. I•• Partie, chap. II, § I,
p. 224.
fin.
ad
3) r, 5, 1 009 Q 36 SS,
392 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

ici qu 'il s 'agit de résoudre une « aporie soulevée par les choses
sensibles » ( 1 ) , et qu 'il n'est nullement montré quel rapport le
suprasensible, dont on demande d ' admettre l 'existence, entretient
avec le sensible, qu'il s 'agit d ' expliquer.
Un peu plus loin, Aristote semble revenir sur la même idée ,
lorsque, cherchant de nouveau la raison de !' « égarement » dans
lequel sont tombés les philosophes déj à visés , il la situe dans le
fait qu' « ils ont cru que les êtres étaient seulement les êtres
sensibles » (2) . Mais aucun usage n 'est fait par Aristote de l'exis­
tence ainsi implicitement affirmée d ' êtres suprasensibles. Car
c 'est de nouveau au niveau du mouvement lui-même qu'il va
rechercher et trouver la solution des difficultés soulevées par le
mouvement. Si tout était en mouvement, il n'y aurait pas de
vérités stables. Mais, en réalité, le mouvement suppose une
certaine permanence de ce qui change ; « ce qui cesse d'être
conserve encore quelque chose de ce qui a cessé d 'être, et, de
ce qui natt, déj à quelque chose doit être » (3) . On retrouve ici,
encore que sous une forme implicite, la distinction de l 'être en
acte et de l'être en puissance : chaque moment du mouvement
est en puissance le moment suivant et est en acte ce que le
moment suivant était en puissance. L 'argument qui suit (les
êtres peuvent changer en quantité et conserver la même forme,
qui seule est principe de connaissance (4) confirme que c'est
bien au niveau du monde sensible qu 'Aristote veut ici fonder la
possibilité d 'une connaissance vraie. On n'en est que plus étonné
de voir invoquée aussitôt après, comme s'il s 'agissait d'un argu­
ment supplémentaire, l'existence d ' une nature immobile que les
philosophes mobilistes auraient méconnue : « Nous pouvons
encore adresser une autre critique à ceux qui professent cette
opinion [de la vérité des contradictoires] : c 'est d 'étendre à
l ' univers entier (nept 15/..o u 't'OÜ o ô patvoü) des observations qui ne
portent que sur les choses sensibles, et même sur un petit nombre
d 'entre elles. En effet, la région du sensible qui nous environne
est la seule qui soit sujette à la corruption et à la génération,
mais ce n'est même pas, pour ainsi dire, une partie du tou t (5),
de sorte qu'il eût été plus j uste d 'absoudre le monde sensible en
faveur du monde céleste, que de condamner le monde céleste

( 1 ) 1 009 a 22.
(2) 1 0 1 0 a 1 .
(3) 1 0 1 0 a 18.
(4) 1 0 1 0 a 24.
(5) ARISTOTE j oue ici sur les deux sens du mot oup<Xv6c; (De Coelo, I, 9,
278 b 9-22) : Univers au sens large, Ciel au sens étroit. Le sensible est bien une
partie de l'univers, mais non du Ciel.
PA SSA GES TH ÉOLO G IQ UES D U LI VRE r 393

à cause du monde sensible ( 1 ) . » Ici encore Aristote semble


accumuler, en les coordonnant maladroitement par la vague for­
mule de liaison �'t'� 8�, des arguments qui s'excluent ; après avoir
critiqué les conséquences absurdes que les philosophes mobilistes
tirent d 'une analyse insuffisante des phénomènes sensibles, il
semble leur donner acte de cette analyse, leur reprochant seule­
ment d 'étendre à l'univers entier une conséquence qui n 'est
v alable que pour l ' une de ses régions.
Plus étranges encore sont les dernières lignes du livre r.
Après avoir donné une réfutation dialectique des négateurs
du principe de contradiction , Aristote passe à des arguments
physiques , dont la brièveté même ne permet pas qu'ils aj outent
un complément décisif à la longue et subtile argumentation qui
occupe la plus grande partie du livre r. Si l'on veut qu'il y ait
des propositions vraies, il faut exclure que tout soit en mou­
vement. Devra-t-on dire alors que tout est en repos ? Mais la
conséquence sera alors que les mêmes propositions seront éter­
nellement vraies, les au tres éternellement fausses , ce qui est
contredit par l'existence de vérités contingentes et par la contin­
gence même de celui qui articule une proposition vraie. Devra­
t-on dire alors que toutes choses sont tantôt en repos, tantôt
en mouvement et qu'il n'en est aucune qui soit éternellement en
repos ? Mais Aristote repousse cette conséquence : « Car il y a
quelque chose qui meut éternellement les choses mues et ce
premier moteur est immobile (2). » C'est sur cette allusion à
l'existence d ' un Premier M oteur immobile que se clôt le livre r.
M . Merlan, dont nous avons vu que la thèse consistait à affirmer
le caractère uniquement théologique de la métaphysique aristotéli­
cienne , ne dissimule pas ici sa satisfaction : « Etrange fin pour
une melaphys ica generalis ! Nous sommes de nouveau en pleine
théologie (3). » D'où il conclut que le livre r, scandé par les
deux « rappels solennels » , que nous avons cités plus haut, de
l'existence du suprasensible ( 4) , et s'achevant par une allusion
à la théorie du Premier Moteur, est théologique de part en part.
La réalité paraît pourtant différente. Ce qui frappe dans les
passages théologiques du livre r est non seulement leur caractère
allusif ou peut-être plus encore programmatique, mais surtout
leur caractère de parties rapportées, mal raccordées au contexte,
d 'interventions qui paraissent, sans j eu de mot, tombées du ciel

l From
(1)
r 1010
(2 r,, 5,
s, 1012b
a 25-32.
30.
(3 Plato11ism ta Neoplatonism, p. 1 39.
(4 Ibid., p . 1 40.
394 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

au milieu de cette dialectique proprement humaine dont le


livre I' offre, comme nous avons essayé de le montrer, l 'épisode
le plus fondamental et le plus exemplaire ( 1 ) . Cet aspect semble
n'avoir pas échappé à la tradition antique elle-même, puisque,
au témoignage d ' Alexandre (2) , les dix dernières lignes du livre
manquaient dans certains des manuscrits dont on disposait de
son temps. Selon W. J aeger, cette absence prouverait l 'ancienneté
de ce texte , ces dernières lignes seraient le vestige d 'une première
rédaction d 'inspiration théologique (3) , qu'Aristote aurait sup­
primé dans un remaniement ultérieur, mais que les éditeurs
auraient retrouvé dans ses notes et édité avec l ' ensemble du
texte (4). I l faut avouer que cette explication est bien peu
naturelle : plutôt qu'à un passage réintroduit par certains édi­
teurs, il est plus vraisemblable de songer à un tex te négligé par
les autres et qui peut-être ne figurait même pas dans toutes les
versions originales du cours d'Aristote. D'une façon générale,
les trois passages théologiques du livre r donnent beaucoup
plus l'impression d'adj onctions, dont rien n'empêche d ' ail­
leurs qu'elles aient été le fait d 'Aristote lui-même, que de
vestiges d 'une rédaction antérieure , dont on attendrait qu'elles
fussent au moins en continuité littérale avec le contexte. Enfin,
on n'a pas assez remarqué que les dernières lignes du livre I' ne
sont rien d'autre qu'un renvoi au livre V I I I de la Phys ique , où
Aristote se demande également si toutes choses sont en repos ou
toutes choses en mouvement ou tou tes choses tantôt en repos
tantôt en mouvement, et où il conclut finalement que ces trois
hypothèses sont erronées , puisqu 'à côté des choses qui sont tantôt
en repos et tantôt en mouvement, il en est une qui est éternel­
lement en repos et qui est le Premier Moteur (5). Ce rapproche­
ment permet de préciser peut-être le sens des adj onctions d ' Aris­
tote : il ne s 'agit pas d'aj outer un argument théologique à des
arguments dialectiques (car nous avons vu que, loin de se ren­
forcer, ils s'excluaient) , mais d 'ouvrir à la dialectique une pers­
pective, un horizon théologique dont Aristote se contente, pour
le moment, d'indiquer l'existence et dont il remet à plus tard

(1) cr. I•• Partie, chap. I I, § l .


((2)3) 341, 30.
Dont, selon W. JAEGER les chapitres 1-8 du livre K seraient le témoin
(Ar1stoteles, p . 216-227). M ais nous avons vu ce qu'il fallait penser de l'authen­
ticité de cette partie du livre K (cf. lntrod., chap. I••, p. 39-41).
(4) Arisloleles, p. 221.
(5) cr. surtout Plzys., VIII, 3, 254 a 33-b 6, où, avant d'entreprendre la
démonstration du Premier l\l oteur, Aristote résume la problématique de tout
le livre.
PA SSA GES T ll l�'O f, O G IQ UES D U L I VRE r �J95

l'élucidation. Les passages « théologiques » du livre r ne prouvent


qu'une chose : c'est qu'Aristote n'admet pas, ou n'admet plus,
de « sépara tion » absolue entre les problèmes dialectiques et les
problèmes théologiques ; de la même façon que les apories sophis­
tiques sur le langage n 'étaient pas sans rapport avec la philo­
so phie héraclitéenne du mouvement, de même la réfutation
des négateurs du principe de contradiction pouvait trouver un
a ppui imprévu dans cette théologie de l'immuable, qu'Aristote
avait élaborée par de Lout autres voies. Les loci theologici du
livre r ont donc moins valeur de vestiges d ' une théorie périmée
que de pierres d'attente d 'une élaboration à venir, selon laquelle
la perspective j usqu 'alors volontairement disj ointe de la théologie
pourrait rej ouer, selon de tout autres modalités que dans le
platonisme, sa fonction traditionnelle d 'unité.
Quel devait être Je sens de cette élaboration ? Les textes
du livre r demeurent muets sur ce point. Les points de vue
ontologique et théologique y sont si peu coordonnés qu'au
moment même où Aristote semble se soucier de les « compléter »
l ' un par l 'autre , ils n'en continuent pas moins de s 'opposer :
puisqu 'il s ' agit ici de la possibilité d ' un discours vrai, il semble
qu'il faille choisir entre une conception qui fonde la possibilité
de la vérité dans la permanence de ce qui change, et une autre
qui la fonde dans la seule permanence de ce qui ne change pas.
La première concep tion rend la seconde inutile ; mais la seconde
rend la première inapplicable : car si l'immuable est le seul do­
maine où l 'on puisse énoncer des propositions vraies, il n'y
aura plus de vérité clans le domaine du corruptible, à moins que
l'on admette que Je suprasensible soi t la vérité du sensible,
ce que la critique du platonisme in terdit désormais à Aristote
de professer. Tout se passe comme si Aristote , après s 'être
évertué à montrer contre Platon que la théologie ne pouvait être
la science du principe des choses sensibles, s'efforçait de renouer
entre l'immuable et le corruptible Je fil ténu que sa conception
radicale de la séparation semblait avoir dé finitivement rompu.
Au moment où la pei·spective de la théologie paraissait la plus
lointaine et où l'homme , livré aux seules ressources de son
discours, semblait venir à bout, par la seule force de la dialec­
tique, des obstacles mis sur sa route par la considération des
choses sensibles, Aristote nous rappelle et se rappelle d ' abord à
lui-même qu'il y a aussi (�·n) Je suprasensible et que là est
peut-être , en dernière analyse (une analyse qu'il remet, il est vrai ,
à plus tard) , la lumière sans laquelle l'homme ne viendrait j amais
à bout des apories , et comme Je moteur secret de sa dialectique.
396 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

Cette même conj onction des points de vue ontologique et


théologique se rencontre au livre A de la Métaphys ique. Si ce
livre comporte, dans sa deuxième partie, le seul exposé d ' ensemble
de la théologie aristotélicienne, la première partie est consacrée,
comme on l'a remarqué ( 1 ) , à l'élucidation de problèmes qui
relèvent directement de l'ontologie : il ne suffit pas, en effet,
avec W. J aeger, de voir dans les chapitres 1 ù 5 une préparation
« physique » de l'exposé théologique des chapitres 6 à 1 0. Il y est
bien question des essences sensibles et, plus particulièrement, des
essences corruptibles, mais non pas comme point de départ d 'une
« ascension » qui conduirait Aristo te à l'affirma tion d 'un principe

suprasensible et immobile du mouvement. Car c 'est d'abord au


niveau du sensible lui-même qu 'Aristote recherche les principes
du sensible ; après avoir rappelé la doctrine, développée dans la
Phys ique, selon laquelle les principes de mouvement sont au
nombre de trois, matière , forme et privation, Aristote se demande
si ces principes sont différents, ou sont les mêmes pour les
différents êtres (2). La suite du texte montre plus précisément
qu'il s 'agit de savoir si les principes sont ou non identiques pour
des êtres appartenant à des genres différents (3) ou encore rele­
vant de catégories différentes (4) , autrement dit, si des principes
obtenus par l'analyse des phénomènes propres à une région de
l 'être peuvent s'appliquer, de façon univoque, à l'être dans sa
totalité . On reconnatt là un problème qui , précisément parce
qu'il ne porte pas sur un genre déterminé, mais s'interroge sur ce
qui est commun à plusieurs genres et même à tous les genres, ne
peut pas être un problème relevant d 'une science particulière, la
physique, mais bien de la science de l 'être en tant qu'être. Bien
plus, on aura reconnu dans cette interrogation sur l 'unité de
l'être o u , plus exactement, du discours sur l'être (puisque ce qui
est au delà de tout genre ne peut fournir aucune preuve physique
de sa réalité et n'a d 'existence immédiate que dans le discours ) ,
l e problème fondamental de l 'ontologie. Quant à la solution
qu'Aristote donne ici de ce problème, elle ne peut que confirmer
le caractère ontologique déj à suggéré par les termes de la
question : les principes sont, en un sens, communs et, en un
autre, ils ne le sont pas ; ils ne sont pas communs au sens de
l ' appartenance à un même genre, mais ils sont communs par

( 1 ) C f . D . COMPOSTA, Studi aristotelici : il tema del libro XII della Metnfl·


!2)3) 5,A, 1071
sica, Sapienza, X, 1 957, p. 7 1 -90.
4, 1 070 a 3 1 .
a 26.
(4) 4, 1 070 a 35.
ONTOLO GIE ET THÉOLO G IE A U L I VRE A 397

analogie ( 1 ) . Aristote ne s'explique pas plus avant sur cette


solution, dont il semble considérer le principe comme déj à connu,
mais nous savons, par l ' application qu 'Aristo te fait ailleurs de
cette notion au Bien (2) et aux principes communs des difîérentes
scie nces (3) , qu'il s'agit, par là, d 'affirmer une identité non d e
termes, mais de rapports, e n l 'occurrence, de rapports a u x difîé­
rents sens de l 'être ou catégories : ainsi la matière ou la cause
efficiente de la quantité sont-elles à la quantité ce que la matière
ou la cause efficiente de l 'essence sont à l'essence (4) . Nous
retrouvons ici ce qui nous est apparu comme le résultat fonda­
mental de l 'ontologie aristotélicienne : l 'unité du discours sur
l 'être est une unité seulement analogique, c 'est-à-dire une unité
de rapport, qui confirme, plus qu'elle ne la lève, l'ambiguïté
fondamentale de l'être. De ce point de vue, on ne peut dire que
la première partie, « ontologique », du livre A prépare la deuxième
partie, « théologique », du même livre, car la deuxième partie aussi
recherchera l 'unité de l'être : seulement, au lieu de la rechercher
dans l 'unité d ' un discours immanent au monde sensible, elle
la cherchera et la trouvera dans l'existence d ' une réalité supra­
sensible. D ' un côté, Aristote situait l 'unité dans des principes
premiers parce qu'universels, de l'autre il la situera dans un
principe universel parce que premier. Bien loin de se compléter,
les deux parties, ontologique et théologique, du livre A apportent
deux réponses concurrentes à un même problème, celui de l 'unité.
Héponses concurrentes, parce que la première semble rendre la
seconde inutile et la seconde la première inapplicable, exactement
comme, au livre r , la digression théologique semblait ruiner
l'argumentation dialectique, qui elle-même, rendait la première
superflue.
Ce manque de coordina tion entre les points de vue ontolo­
gique et théologique serait cependant, ici, d 'autant plus grave
que le livre A apparaît comme un exposé d ' ensemble de la philo­
sophie aristotélicienne et que ce n'est donc pas par suite d ' une
compilation désordonnée, comme l 'avait cru Bonitz (5) , que les
deux points de vue se trouvent ici réunis. De fait, Aristote a pris
soin, à l'articulation de ses deux parties, de marquer l'unité du
livre : après avoir annoncé qu'il y avait trois espèces d'essence,
l 'essence sensible corruptible, l 'essence sensible éternelle et

( 1 ) 4 , 1070 b 18, 25 ; 1071 a •I , 26-27, 33.


(2)
(3) Eth. Nic., l, 4, 1096 b 28. Cf. l •• Partie, chap. II, § 3, p. 202 ss.
Anal. post., l , 10, 76 a 38 ; 1 1 , 77 a 26-31.
(4) Cf. A , 5 , 1071 a 30.
(5) Mélaph., I I, p . 23.
398 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

l'essence immobile ( 1 ) et avoir consacré la première partie du


livre à l'étude des « principes des choses sensibles » et de leur
unité (2) , il annonce pour la deuxième partie la recherche concer­
nant l 'essence immobile (3). En réalité , ce plan n 'est guère
satisfaisant, d 'abord parce qu'Aristote n'a rien dit de cette
espèce intermédiaire d 'êtres que sont les êtres sensibles éternels,
ensuite et surtout parce que la deuxième partie ne traite pas
moins que la première du principe des choses sensibles (4) et de
son unité (5). Mais plus que dans la transition explicite et un peu
factice, qui semble j uxtaposer ontologie et théologie comme
science du sensible et science du divin (6) , c'est dans le mouve­
ment même de la recherche ontologique de la première partie
qu'il faut rechercher la présence obscure de la perspective
théologique.
Ce qui est vrai du livre r l 'est plus encore de la première
partie du livre A : la continuité de la démarche semble inter­
rompue à plusieurs reprises par l'irruption d'affirmations théolo­
giques qui paraissent sans rapport avec le contexte. Ainsi , après
avoir rappelé la théorie des trois principes - matière, forme ,
privation - q u i deviennent quatre, s i , comme il advient dans les
êtres arti ficiels, on distingue la cause formelle et la cause effi­
ciente, Aristote conclut : « En outre (�·n ) , en dehors de ces prin­
cipes (mcpà. 't'<XU't'<X), il y a, comme premier de tous les êtres, ce qui
meut tous les êtres (7) . » Ici encore cette phrase insolite, intro­
duite par la vague conjonction �'t'L, a toutes les allures de l'inter­
polation. Il ne sert à rien de rapprocher, comme le fait Christ,
cette phrase des lignes 1 071 a 1 4-18, où Aristote rappelle que
toute génération naturelle, comme celle de l ' homme par l ' homme,
exige, outre la matière, la forme et la privation de la forme, la
motion d 'une cause transcendante à celles-ci (7tcxpà. 't'<XU't'cx) , qui

! 1)
A, 1 , 1 069 a 30 ss.
2) 5, 1071b 1.
3 ) 1071 5 .
Ab,
(4) Cf. 1 0 : i l s'agit d'expliquer l a
génération ( 1 075 16), l e
b mouvement
( 1 075 28),
b l'étendue et la
conlinuilé ( 1075 29) .
b
(5) Cf. 1 075 3 8 ss. : Il s'agit de savoir si l'Univers est une « série d'épisodes »,
b
c'est-à-dire • une succession infinie d'essences et de principes ditTérents pour
chaque essence •. C'est très exactement le problème qu'Aristote semblait déjà
avoir résolu dans la première partie par le recours à l'analogie.
(6) Cette transition semble avoir abusé W. Jaeger, qui en conclut que la
A
première partie du livre n'est ni théologique ni ontologique (l'idée de l'ontolo­
gie n'étant pas encore apparue, selon lui, chez Aristote), mais seulement phy­
sique (p. 229-230). En réalité, nous avons vu que la question débattue dans ln
première partie, celle de la communauté des pl'incipes, est la question fonda­
mentale de l'ontologie, qui n'en connaît point d'autre.
A,
(7) 4, 1 070 34.
b
ONTOLO GIE ET THÉOLO GIE A U L I VRli A 399

est l 'action conj uguée du Soleil et de l 'écliptique. En effet, le


Soleil et l 'écliptique ne sont pas encore le Premier Moteur auquel
fait clairement allusion la fin du chapitre 4. Certes, le Soleil et
l'écliptique sont parmi les premiers mobiles, les « essences sen­
sibles éternelles » , et leur causalité est transcendante aux causes
intramondaines. Mais la phrase théologique de la fin du chapitre 4
semble aller plus loin encore : au delà des principes et des causes
que distinguent l ' art humain ou la parole humaine sur la nature
sublunaire, il y a un principe plus fondamental, qui n'est pas une
cause parmi d ' autres, mais dont la motion semble au delà de
toute causalité, o u tout au moins au delà de toutes les distinc­
tions humaines sur la causalité. C'est en ce sens, mais en ce sens
seulement, qu'on peut dire a fortiori du Premier Moteur ce
qu'Aristote dit plus loin du Soleil e t de l'écliptique : ils ne sont
ni matière, ni forme, ni priva tion ; mais le vocabulaire de la
cause efficiente ne serait pas davantage adéquat ( 1 ) et l 'on
remarquera qu'Aristo te ne fait nullement mention ici de cet
autre type de causalité que serait la causalité finale. Le caractère
négatif de ces passages confirme le caractère indirectement théo­
logique du second, directement théologique du premier ; les
analyses humaines sur la causalité des principes sont inadéquates
lorsqu 'il s'agit de définir ou de décrire la causalité du divin. La
phrase de la fin du chapitre 4 a donc le sens d 'une réserve, qui
laisserait ouvert un champ que le discours humain est impuissant
à explorer.
Mais ce sens ne semble pas pour autant être le seul : la parti­
cule �TL, malgré son vague, semble du moins suggérer l 'idée d 'une
gradation. Il ne faut pas oublier que le problème débattu est
celui de l 'unité des principes : Aristote vient de reconnaître que
la causalité de la nature, et moins encore celle de l' art, n'est simple,
puisqu'elle est à la fois matérielle, formelle, privative et efficiente.
Mais il est un domaine où l 'unité que le discours de l'homme
recherche est immédiatement donnée : c'est le domaine de l 'être
divin. Ce qui étai t présenté comme une réserve peut être aussi
ressenti comme un recours. Notre discours est impuissant à
parler du divin, mais c'est que la simplicité du divin répugne aux
dissociations de notre discours. Bien plus, le divin demeure le
« premier des êtres » , il est même, encore que sa motion nous soit

obscure, le premier moteur ; dès lors, l 'unité qui est en lui subsis­
tante ne serait-elle pas le moteur caché de la recherche humaine
de l'unité ? L'unité originaire du divin ne serait-elle pas le modèle,

( 1 ) Cf. plus haut § 2, no tamm e nt p. 356 ss.


400 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

l'exemple, intuitivement contemplé dans le Ciel, de l'unité dérivée


que nous cherchons et que nous ne réalisons, au niveau de notre
langage, que par le détour laborieux de l'analogie ?
En fait, et dès la première partie « ontologique » du livre A,
Aristote est à chaque fois tenté de donner une double réponse à
la question de l 'unité des principes : « Les principes sont iden­
tiques ou ont entre eux un rapport d 'analogie, d 'abord en ce sens
que matière, forme, privation sont communs ; puis en ce sens que
les causes des essences peuvent être considérées comme les causes
de toutes choses, parce que tout est supprimé si elles sont suppri­
mées ( 1 ) . » A l'unité horizontale que l'élaboration dialectique des
principes communs s'efforce indéfiniment d'instituer, Aristote
j uxtapose une unité verticale, hiérarchique, qui atteint l'univer­
salité par la primauté. Aristote annonçait déj à cette deuxième
solution au début du livre A, lorsqu'il envisageait l ' hypothèse
où le monde ne serait pas une totalité uniforme, mais une série,
et observait que, dans les deux cas, la catégorie de l'essence
viendrait au premier rang (2) . Il n'en a pas fallu davantage pour
que la plupart des interprètes, reconnaissant ici à la suite des
commentateurs grecs, des thèmes platoniciens, aient cru voir en
ces textes la solution théologique du problème ontologique de
l'unité : ce qui fait l'unité de l'être est la primauté de l 'essence ;
si l'essence est le principe, qui connaît le principe connaîtra aussi
tout le reste ; l 'être en tant qu'être n'est autre que l'être pro­
prement dit, c'est-à-dire l 'être de l 'essence ; le reste , c'est-à-dire
les autres catégories, n'est être que par participation à la catégorie
première de l'essence ; c'est finalement parce que l'essence
est première que l'être est analogique. Ces thèses sont cl aires
et simples ; elles permettaient de ramener l'aristotélisme à
l'unité ; on comprend qu'elles aient séduit les commentateurs
et que l 'exégèse aristotélicienne s ' en soit satisfaite pendant des
siècles. Ramener l'aristotélisme à ces thèses était pourtant en
méconnaître l'originalité et sacrifier son unité cachée à une unité
de surface : car, enfin, si Aristote ne donnait pas à la primauté
de l 'essence un autre sens que Platon à la primauté de l' idée et,
en particulier, de l' idée de Bien , si l 'analogie aristotélicienne ne
signifie rien d 'autre que la participation platonicienne, on ne voit
vraiment pas pourquoi Aristote aurait mis tant de passion,
consacré tant de temps et de peine, à la critique du platonisme.
Nos analyses antérieures nous ont appris à nous méfier de ces

( l) A, 5, 1071 a 33-35.
(2) A, l, 1 069 a 20.
PR I 1VIA U TJt'; ET A NA L O G I E 40 1

simplifications ; l 'essence est la première des catégories, mais


Aristote ne décrit j amais cette primauté comme rapport de
principe à conséquence ; le début du livre A ne dit pas autre
chose : que le monde soit un tout ou une série, l'essence est dans
les deux cas première, mais ce n'est pas dans le même sens ; ce
n 'est pas la même chose d 'être l 'essence d ' une totalité , dans
toutes les parties de laquelle l'essence se retrouve, et d' être le
premier terme d ' une série où chaque terme est la dégradation du
terme précédent. Nous avons vu aussi que l'unité analogique
étai t tout autre chose que l' unité de participation à un même
principe ; en ce sens, bien loin que les deux solutions qu'Aristote
suggère à la fin du chapi tre 5 se complètent, elles s 'excluent, la
première rendant la seconde inutile ou plutôt n'étant elle-même
nécessaire que par l' absence de la seconde ; si les causes des
essences étaient vraiment les causes des autres êtres, on pourrait
faire 1 'économie de l' analogie ( 1 ) .
Au moment même où nous reconnaissons avec la plupart des
interprètes, et seulement contre les dissociations utiles , mais
excessives de W. Jaeger, la présence de la perspective théologique
au cœur même de la problématique ontologique, il importe de
noter combien cette présence demeure insolite et qu'elle rompt
la continuité de la recherche beaucoup plus qu'elle ne la para­
chève. Un mot cependant va nous permettre à la fois de ramener
l'équilibre en réintroduisant la distinction : « Les principes sont
les mêmes ou sont dans un rapport d 'analogie . . . parce que les
causes des essences sont comme ( wc;) les causes de toutes choses » (2) .
Aristo te ne peut avoir voulu dire que les causes de l'essence sont
les causes de la relation, de la quantité , puisque la théorie de
l'analogie implique précisément que ces causes sont aussi difTé­
rentes que le sont entre elles l'essence, la relation, la quantité . . .
I l ne peu t donc avoir voulu dire que ceci : l e discours humain
doit procéder comme s i les causes des essences étaient les causes
de toutes choses, comme si le monde était un tout bien ordonné
et non une série rapsodique, comme si tou tes choses pouvaient
être ramenées aux premières d 'entre elles, c'est-à-dire aux
essences, et à la première des essences, comme à leur Principe.

( 1) Ce point a été bien souligné au passage par M . Ross dans le bref commen­
taire qu'il donne de ce passage dans son Aristote ( tr. franç., p. 246) : Aristote

fait remarquer que, si l'on fait abstraction de la cause première, les choses
appartenant à des genres difTérents n'ont les mêmes causes qu., d'une façon
analogique. La tMorie de la cause première et celle de l'r nalogie, que la

tradition a souvr.nt confondues, son t si peu idr.ntiques que celle-ci n'a de sr.ns
que comme substi tut de celle-là.
A,
(2) 5. 1 0 7 1 n ::i::i.
402 LA SCIENCE INTR O U VA BLE

Mais ce comme s i, que les commentateurs ont négligé, introduit


la distinction capitale entre la réalité d 'un rapport intelligible
et l 'impossible idéal d ' un monde qui aurait retrouvé son unité :
idéal cependant, et qui doit demeurer, au sein même de l 'irrémé­
diable dispersion, le principe régulateur de la recherche et de
l 'action humaines. C'est alors peut-être que prend tout son sens,
dans son extrême concision, la fin de la même phrase : « Les
principes sont les mêmes ou sont dans un rapport d 'analogie . . .
parce qu'en outre l e premier est dans son accomplissement (�·n
-rà 7t'pw-rov èv't'eÀexeCq;) ( 1 ) . » Le premier, c'est-à-dire le divin,
se révèle à nous dans la splendeur de son achèvement : acte pur,
si l 'on veut, mais à la condition de ne pas concevoir l'acte à la
façon du résultat des actions humaines (2) , pure splendeur de la
présence , qui se révèle à l'homme dans le spectacle indé finiment
renouvelé du ciel étoilé. C'est cet achèvement sans cesse entrevu ,
cette unité non pas conquise, mais originaire, qui guide l'homme
dans la nuit, 1 ' < < attire » à lui, comme le dit Aristote, fait en sorte
que l'impossible idéal survive touj ours, dans le cœur de l'homme,
à ses inévitables échecs. Qui ne voit que notre mot de fi,nalilé
reste impuissant à traduire ce rappo.r t ? C'est parce que !'achevé
(-ro -rÉÀe�ov) s'impose d 'abord à nous dans la splendeur de son
achèvement que nous tendons vers lui ; c'est parce qu'il est
un accomplissement qu'il nous est une fin, et non parce qu'il
serait pour nous une fin, que nous tendrions à l 'accomplir. Le
sens psychologique du mot fin, absent d 'ailleurs du mot grec
-ré).. o c; (3) , n'est qu'une pâle conséquence, à laquelle la tradition
s'est pourtant étroitement attachée , de ce qu'il signi fie : la per­
fection subsistante de ce qui est, de part en part et depuis tou­
jours, achevé . Pour traduire le rapport de l'homme à cette
perfection, c'est-à-dire le fait qu'il se sente devoir habiter en elle,
alors qu'il s'en sait irrémédiablement éloigné , nous préférons au
vocabulaire de la finalité , que la tradition a chargé de trop
d ' équivoques, celui de l 'imitation, de la µ.(µ.'Y)<nc;, par quoi
Aristo te désigne fréquemment ce rapport fondamental qui est
moins de l 'ordre du désir que de l ' appel ou de la vocation, et
qu'aucune métaphore, même psychologique, ne peut parvenir
à épuiser.

( 1) Ibid., 107 1 a 33-36.


(2) Cf. M . H E I D EGGER, Essais et conférences, p . 14-15, 65. Cf. cependant nos
réserves au chap. suivant, p. 44 1 .
(3) Cf. l a distinction stoïcienne d u -ré>.oç e t d u ax6no<;, o ù l e sens d e but,
proj et, est réservé à ce dernier mot, -ré>.oç désignant plutôt la structure de
l'action. Cf. V. GoLDSCH M I DT, Le système slolcien el l' idée de temps, p . 1 46,
I..' D'tl JTA 1'101\i
.

C'est ce rapport d 'imi tation qui va nous perme ttre de


comprendre les allusions théologiques du livre r. Inoppor­
t unes si on les considère comme apportant des arguments sup­
plémentaires à une recherche proprement ontologique, elles
prennent tout leur sens si l'on y voit l 'indication, discrète parce
que non explicite dans la pensée d'Aristo te, de la perspective
qui guide cette recherche. Certes, le principe de contradiction
peut être établi par des arguments puremen t dialectiques, comme
condition de possibilil.é d'un discours un, et la théologie semble
n ' avoir ici que faire. M ais l' unité du discours ne serait jamais
donnée à elle-même , bien plus, elle ne serait j a mais « recherchée » ,
si le discours n'était pas mû par l'idéal d ' une unité subsistante.
Il y a comme une patrie du discours, qui est la sphère où le dis­
cours serait immédiatement un, où il n 'aurait pas besoin dfü1
secours éq uivoques de la dialectique pour se maintenir dans une
unité sans cesse menacée par la dispersion : la patrie du discours
serait la sphère de l'être un, de l'être qui n ' aurait qu'un seul sens
parce qu'il se donnerait à nous dans l ' univocité de s on éternelle
présence. Or, cette sphère existe, puisque nous l 'entrevoyons
dans l 'ordre immuable du Ciel, suspendu lui-même à une Pré­
sence immobile. Le discours humain est toujours tenté de verser
dans la contradicLion parce que les choses dont il parle, les
choses sensibles , sont ce qu'elles n ' é Laicnt pas, ne sont pas ce
qu'elles étaient. Au contraire , l'être divin, parce qu'il est immuable ,
n 'est que ce qu'il est, mais aussi est t.ou t ce qu'il peut être :
alors que les choses physiques ne sont j amais vraimen t identiques
à elles-mêmes, l'identité subsistant e de l'être divin réalise immé­
diatement et éminemment la non-con tradiction que le discours
humain ressent comme une exigence di!Ticile. On comprend par
là que les négateurs du princi pe de contradiction aient été ceux-là
mêmes qui niaient l'existence du suprasensible et qu'invcrsement,
seules les certitudes théologiques puissent soutenir et guider
l'effo rt dialectique de ses défenseurs.
Peut-être e n fin saisira- t-on mieux, par là, les rapports de
l'être en tant qu'être et de l'être divin. Nous ne pouvons en
rester au schéma que suggérait dans sa littéralité, le syncré­
tisme du début du livre E : l'être en tant que divin serait
un aspect particulier, encore que le plus éminent, de l'être en
tant qu 'être. Car nous voyons qu'ici éminence et particulari Lé
s'excluent : son éminence même situe l 'être divin à un niveau
où le problème de l'être en tan t qu'être , c'est-à-dire de l'être
envisagé à travers l'unité du discours que nous tenons sur lui,
ne se pose pas ou ne se pose plus. W. Jaeger a fortement souligné
404 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

que la problématique aristotélicienne de l'être en tant q u 'être,


malgré l 'universalité de son proj et explicite, ne concernait
en fait que l'être du sensible. Nous comprenons maintenant
cette restriction inattendue du domaine de l 'être en tant qu'être ;
l 'être divin est, avons-nous vu, ce qu'il est et seulement ce qu'il
est, c 'est-à-dire un être ; i l n'est pas ceci et cela ; il ne comporte
pas de parties, de genres ; ou encore son nom n'a pas une pluralité
de signi fications ; c'est pourquoi parler, à propos de l 'être divin,
d ' être en tant qu'être, c 'est-à-dire en tant qu'il est seulement
être, est un redoublement inutile et dans lequel Aristote ne
tombe pas en efîet. Au contraire, l 'être sensible n 'est pas seule­
ment ce qu'il est, ou plutôt n 'est pas tout à fait ce qu'il est (car
ici l'abondance du discours ne fait que révéler une dé ficience de
l'être) ; l'être en tant qu'être est ceci el cela, il ne constitue pas
un genre , à l 'intérieur duquel sa signi fication serait univoque,
mais « tombe immédiatement sous une pluralité de genres » ;
en d 'autres termes, i l a une multiplicité irréductible de signi­
fications ; c'est pourquoi le problème se pose de savoir ce qu 'est
cet être, non en tant que quantité, qualité, relation, etc. (ce que
nous ne savons que trop), mais en tant qu'il est être, c'est-à-dire
ce qui fonde, à travers la diversité de ses acceptions , la légitimité
de son emploi comme nom commun. On pourrait dire encore
que le problème de l 'être en tant qu'être ne se pose pas au niveau
de l'être divin, parce q u ' ici être divin et être en tant q u 'être
coïncident ; il se pose au contraire au niveau de l 'être sensible,
parce que le sensible est touj ours donné sur le mode de la parti­
cularité et que l'être en tant qu'être, exigé par la cohérence de
notre discours , est alors à rechercher au delà de cette parti­
cularité.
On comprend par là la confusion traditionnelle, d ' ailleurs
accréditée par le texte apocryphe du livre K, entre l'être en tant
q u 'être et l'être divin. Ils coïncident en efîet au niveau de l'être
divin , mais cette coïncidence ne nous apprend rien au suj et du
monde sublunaire et ne peut donc fournir une réponse immédiate
au problème de l 'ontologie. On se condamne à manquer l'origi­
nalité de la démarche d 'Aristote, si, tenant pour nulle sa critique
du platonisme, on lui attribue cette idée d 'origine platonicienne
que l 'être divin est l 'unité de l 'être sensible, qu'il est donc cet
être en tant q u 'être que notre discours sur le sensible postule
comme condition de sa cohérence. Mais, si le divin n'exhibe pas
l'unité que l 'ontologie recherche, il n'en guide pas moins l 'onto­
logie dans sa recherche ; l 'unité de l 'être divin, si elle n ' est
pas le principe constituant du sensible, n'en demeure pas moins,
L'ESSENCE COMME BIEN 405

le principe régulateur de la recherche ontologique de l ' unité .


Toute la démarche de l'ontologie aristotélicienne vise à recons­
tituer, par le détour spontané du langage ou par les médiations
plus savantes de la dialectique, une unité dérivée qui soit comme
le substitut, dans le monde sublunaire, de l ' unité originaire du
di vin.
Cette substitution, cette dérivation elle-même seraient, il
est vrai , impossibles, si le sensible n'étai t accueillant à l 'unité,
si rien en lui ne rappelait, au sein même du manque, la pers­
pective de l 'unité. Une remarque d 'Aristote , j etée incidemment
dans la polémique contre la théorie platonicienne des I dées,
va renouer, entre le sensible et le divin, le fil que sa critique des
I dées semblait briser. cc Ce qui signi fie l'essence dans le monde
sensible la signi fie également dans le monde intelligible ( 1 ) . »
Les interprètes se sont longuement interrogés sur cette phrase (2) ,
se demandant même si elle exprimait une cri tique d 'Aristote ou
l'exposé de la pensée de Platon. On ne peut cependant manquer
de relever que la préoccupation sémantique qu'inspire cette
remarque est proprement aristotélicienne et surtout que l ' usage
aristo télicien du mot oùcr(oc confirmera, dans toute l'œuvre
d 'Aristote, cette remarque initiale : oùcr(oc est l'un des rares mots
qu 'Aristote emploie à la fois pour parler des réalités sublunaires
et de la réalité divine sans que rien indique que cette commu­
nauté de dénomination soit seulement métaphorique ou analo­
gique. Nous avons vu quelle ambiguïté se cachait dans l'appli­
cation au divin du vocabulaire de la vie ou du travail humain
et qu'il ne s'agissait-là que d ' approximations. Ici au contraire,
c'est sans aucune réserve que l'on peut parler du divin comme
d'une Essence, alors qu 'on pourrait se demander inversement des
êtres sensibles s'ils ne sont pas seulement des essences cc en quelque
manière » et par dérivation. Contrairement à la condition habi­
tuelle du langage humain, nous sommes ici en présence d'un mot
dont la signi fication originaire n 'est pas humaine, mais divine ;
nous ne devons donc pas hésiter à attribuer à Dieu un vocabu­
laire qui n 'aurait de sens que pour notre expérience sublunaire ;
car si nous disons des êtres sensibles qu 'ils sont des essences, à
plus forte raison devons-nous le dire de Dieu . Qu'est-ce en effet
que l'oùcr(ot ? Si nous essayons de comprendre le mot indépen­
damment des implications « substantialistes » dont la tradition

( 1 ) A , 9, 990 b 34. Cette formule semble venir du Ttept !Be&>v ; cf. les déve·
loppements d'ALEXANDRE, In Met . , p. 83 ss. , not. 9 1 .
(2) Cf. L. R o e I N , L a théorie platonicienne , p . 627 ss.
...
406 L ,.L SCIENCE INTRO U VA BLE

l'a chargé , c.ùcrlot, :; u bt; l a n lif formé :;ur l e participe du verbe


e!vott , ne peut signi fier que l'acte de c e qui est. Or cet. act.c ne se
donne j amais à nous, ne se présente j amais à nous avec plus de
force que dans la présence de ce qui, dans le Ciel, est éternelle­
ment ce qu'il est. Ce que nous voyons dans le Ciel n'est ni la Vie
d 'un Dieu , ni le Travail d'un Démiurge , mais la pure présence
de ce qui est. Ce n 'est donc pas par extrapolation à partir de
l 'expérience humaine que nous parlons de !'Essence de Dieu ;
mais c'est inversement dans la mesure où ils imitent à leur façon
!' Essence de Dieu que les ê tres sensibles pourront accéder eux­
mêmes à la digni té de l'essence.
Que signi fie donc, dans le monde sublunaire , le mot oôa(ot 'l
Il ne signifiera pas autre chose que l 'acte de ce qui est, l'achève­
ment de ce qui est donné dans l 'accomplissement de la présence,
ou d'un mot que nous avons déj à rencon tré , l'entéléchie. Seu­
lement , dans le monde sublunaire , cet acte n'est j amais pur, il
est touj ours mêlé de puissance, parce qu' aucun être du monde
sublunaire n'est à la rigueur immobile. N ' étan t pas immobile , il
ne se livre qu'à un discours multiple, qui essaie de ressaisir par
un détour l'unité touj ours fuyante de son obj et. Ce détour,
nous avons vu qu'il résidait dans la proposition, le dire-de ,
le xocniyope'Lv, q u i est la structure fondamentale du discours
humain. Or, la possibilité même de la prédication implique que
l'être ait plusieurs sens, autrement dit que l 'essence ne soit
pas le seul sens de l'être. Ce que nous avons vu être l'erreur des
Eléates - avoir cru que l'être ne signi fie que l'essence - n ' est
une erreur qu 'au niveau du monde sublunaire ; c'est au contraire
la vérité profonde de la théologie. L'être divin n'a qu'un seul
sens : il signifie l'essence ; c'est en ce sens que l'unité est en lui
originaire ; c'est en ce sens aussi qu'un discours attributif,
a u tre que négatif, est à la rigueur impossible sur lui. L'être du
monde sublunaire, au contraire , parce que l'on ne peut que parler
de lui et non le voir dans l'unité de sa présence, comporte plu­
sieurs signi fications ou catégories et c'est pourquoi son unité
doit être sans cesse recherchée. Peut-être saisissons-nous mieux
ainsi le lien entre des thèses que l' analyse avait disj ointes :
l'inapplicabilité des catégories au divin , l'impossibilité humaine
d 'une théologie autre que négative, ne sont que les conséquences
de l'univocité de l'être du divin. Inversement, l ' abondance infinie
du discours humain , l'obligation où il est, comme l 'avaient pres­
senti les Mégariques , de choisir toujours entre la tautologie et la
circonlocution, ou encore , comme le montre plus précisément
Aristote , entre la généralité limitée ou l'universalité vide, sont
UNIVOCITÉ D I:: L ' l1 TRE D I V IN 407

la contreparLie d e la limitation radicale qui afîecLe l'être du


mo nde sublunaire et l 'empêche d 'être pleinement un être,
c'e st-à- dire de n'être pas autre chose qu 'une essence.
Est-ce à dire, pour autant, que l 'essence se dégrade et fina­
lemen t disparaît dans la multiplicité que la matière impose
aux êtres du monde sublunaire ? Ce serait là la tentation du
th éologisme , qui fut celle de Parménide et de Platon , et qui
dénierait toute réalité à ce qui n'est pas être purement et sim­
plement. Aristote constate , au contraire, que l'essence reste
présente dans le monde sublunaire, non seulement sous forme
d ' image ou de reflet, mais encore en elle-même, en soi et pour soi.
Le monde sublunaire est pl éin, en effet, de ces présences qui,
pour être évanescentes, ne s ' en perpétuent pas moins dans
l'espèce ou dans le genre, et qui donnent lieu à ces unités de
signi fication sans lesquelles tout discours intelligible serait
impossible. Bien plus, pour caractériser ces essences sublunaires,
Aristote a recours au même mot par lequel il décrivai L la sépa­
ration platonicienne des Idées. On a récemment décrit les étapes
par lesquelles est passé le terme xwpta't'6c; ( 1 ) qui, signi fiant
d 'abord la séparation platonicienne des Idées par rapport au
sensible, finit par désigner la subsistance o u , si l'on veut, la
substantialité des choses sensibles elles-mêmes. La séparation
des I dées s'oppose à l 'immanence des Idées au sensible ; mais
i mmanence (Èveî:voct, Èvu7tapx_ew) signi fie qu 'une chose est
dans une autre , donc qu'elle ne se suffit pas à elle-même, qu'elle
a son centre en dehors d 'elle-même, qu 'elle n'est pas chez soi en
soi , mais seulement en autre chose. Par le biais de son opposition
à l'immanence, la séparation devient synonyme de suffisance , de
subsistance. M ais alors on s'aperçoit que les Idées platoni­
ciennes manquent doublement à l 'exigence de la séparation :
d ' abord parce qu'elles ne peuvent être séparées du sensible , dont
elles sont l 'essence , ensuite parce qu'elles n ' existent pas par elles­
mêmes, mais sont des universaux qui n'ont de réalité que dans le
discours humain. Au contraire, le sensible est séparé au second
sens, dans la mesure même où le premier sens ne s'applique pas
à lui ; si l 'essence du sensible n'est pas séparée du sensible , le
sensible, ayant son essence en lui-même , et non plus en autre
chose , sera « séparé » au sens où séparation signi fie subsistance.
Dire que les essences sensibles sont séparées, c ' e st dire qu'elles

( 1 ) Cf. E. de STRYCKER, La notion aristotélicienne de séparation dans son


application aux Idées de Platon, ln Autour d'Aristote, Mélanges A. Mansion,
p. 1 1 9- 1 39.
408 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

n'ont pas besoin de l'intelligible pour exister ( 1 ) ; mais cette


séparation du sensible a évidemment pour contrepartie une
« séparation » correspondante du divin, qui n'est pas seulement
séparé du sensible, mais se suffit à lui-même, ne comportant
aucun manque, ce qu'Aristote exprime par l'expression : être
par soi (2). Les essences sensibles sont donc, comme l 'essence du
divin, '' séparées » ou encore " par soi ».
Par là se rétablit, en dehors cette fois de toute mé taphore
sur la participation, la j onction entre être divin et être sublunaire ;
l'essence sensible, par sa subsis tance, sa séparation, im ite l'Essence
divine ; elle est comme la présence du divin , ou plutôt elle traduit
la divinité de toute présence, de toute entéléchie. Seuiement, cette
présence n'dst j amais totale , cette entéléchie n'est j amais pure .
Une fois reconnu leur commun caractère de séparation, i l faut
aj outer que l 'essence divine esl l'être divin, alors que l'essence sen­
sible n'est qu'une catégorie de notre discours sur l 'être, c'est-à-dire
un mode parmi d'autres de la prédication. Le sensible est, en
un sens, plus que son essence ; il est aussi quantité , qualité ,
relation, etc. Mais c e plus est en vérité un moins : le redoublement
du discours ne traduit pas la surabondance, mais une déficience
de l'être ; on n'en a j amais fini de parler de l' ê tre du monde
sublunaire , parce que no tre discours sur lui est à chaque fois
ambigu. L 'unité devient ainsi une tàche , mais une tâche qui
n'est plus cette fois un idéal lointain, car au sein même de la
dispersion apparait une unité partielle , mais « séparée » , sub­
sistante : celle de l'essence. L'essence, non seulement en tant
qu'être du divin, mais aussi en tant que catégori e de notre
discours sur l'être, est définie par sa séparation (3) ; c'est la
seu le des catégories qui soit séparl>e (4) ; c'est la seule qui, se
comportant en cela comme si elle était un principe, est telle que
sa destruction en traîne la destruction de toutes les autres (5).
Ainsi le rapport d'imitation qui « meut » le monde sublunaire
tout entier vers le divin se double-t-il d 'une tension également
imitative à l'intérieur même de notre discours ; les catégories
autres que l'essence imitent l'essence, de la même façon que

( 1 ) Est séparé ce qui ne dépend pas d'autre chose et dont les autres choses
dépendent. On remarquera que c'est la définition même du principe (cf. Intro d . ,
p . 5 0 ss. ) . Dire q u e les essences sensibles sont • séparées •, c'est donc signi­
fier g ue Io sensible est son pro p re fondement.
(2) Cf. l'analyse du xtx6'txÔT6 en Il., 1 8, 1 022 a 24-36, notamment 1 . 35 : 8Lb

1 l Phys.,
-rb KEJ(c.>pLaµ�vov xtx6'tx6Tb .
3 ) Z, 3, 1 029 a 28 ; 1 4, 1 039 a 32.
4 1, 2, 1 85 a 31 : Oô6àv yàp Tùlv &lloov l(c.>pLO"L"6v �O"L'L ntxpà TI)v oôa!txv.
6 Categ., 5, 2 b 5 ; A, 5, 1 0 7 1 a 36.
LES DH GR ÉS lJE L' UN I TE: 409

le monde sublunaire tout entier imite l 'essence divine. La perfec­


tion de l' essentiel anime , comme un idéal recherché , le mouve­
me nt du discours humain , qui prend ainsi sa place , une place
pri vil égiée , dans le mouvement du cosmos que meut, de la façon
don t meut un être aimé , la perfection de ! ' Essence.
Par là, s 'éclaire finalement le problème que nous posions
au début de ce chapitre. La problématique ontologique de
l'unité ne s 'oppose plus à la problématique théologique de la
séparation. Si la séparation compromettait chez Platon, et
plus encore chez Speusippe, l'unité du monde et de l'être, elle
devient paradoxalement, et en un autre sens, chez Aristote le
principe même de l'unité. Une chose est d ' autant plus une pour
Aris to te qu'elle est plus séparée, c 'est-à-dire plus subsistante ,
plus essentielle. L'uni té n'est plus une propriété du tout, mais
est plus ou moins présente en chaque chose, et n ' est présente
totalement qu'en Dieu . A la problématique de l 'unité du sensible
el de l'intelligible, dont le tort était de vouloir uni fier deux
domaines qui se situen t sur deux plans difTérents et que sépare
la scission consti tu tive de notre monde, Aristote, substitue la
perspective d 'une unité qui, parfai tement subsistante en Dieu ,
se réalise à des degrés difîérents , et avec les moyens dont à
chaque fois elle dispose, dans chacune des régions de l'ê tre.
Uni té verticale et non plus horizontale, pourrai t-on dire ; non
pas unité du divers, mais unité qui s'unifie dans le divers, ou
pluLôt effort du divers pour s'égaler à l 'unité subsistante de Dieu.
Il n'y a d'uni té originaire que de Dieu : toutes les autres unités
ne sont que dérivées, « imitées ». Mais, en même temps, c'est la
même unité qui, immédia tement réalisée en Dieu, « meut » les
médiations indé finies du sensible ; attribut ou plutôt essence de
Dieu, elle est un idéal pour le monde, une tâche pour l ' homme,
à qui Aristo te proposera , dans l' Éth ique à Nicomaque, de « s 'im­
mortaliser », c'est-à-dire de se diviniser, « autant qu'il est pos­
sible » ( 1 ) . Dans ce mouvement de l ' Un qui se suscite des « imita­
tations » dans le sensible au moment même où il semble se dégra­
der en lui, on ne peut manquer de reconnaître ce que les Néo­
platoniciens nommeront conversion et procession, l'une et l'autre
n 'étant pas opposées comme « un retour qui annulerai t un aller »,
mais comme les deux aspects complémentaires de ce qu'un
in terprète contemporain a fort heureusement nommé une « géné·
ration par exigence » (2) . Mais parler de génération par exigence,

(1) Eth. Nic., X, 7, 1 1 77 h 33.


(?) J. TROUI LLARD, La proeu1ion plotinienne, Paris, 1955, p . 5 1 .
410 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

c'est, chez Aristote plus encore que chez les Néo-platonicien s ,


reconnaître q u e la génération n e sera peut-être j amais achevé e
parce que l 'exigence ne sera peut-être j amais satisfaite ; c'est
insister, plus que ne le feront les Néo-platoniciens, sur la préca­
rité de ces rapports. La dégradation de l ' Un dans le divers n'est
pas une simple ruse de - l ' Un, la simple occasion d ' une conversion.
La séparation n'est pas, chez Aristote, ce qui, à la fin, sera
nécessairement vaincu : elle est le risque, l'ouverture, la scission
touj ours renaissante, qu'aucun effort fini ne peut surmonter.
De même que l ' homme s 'immortalise « autant qu'il est possible » ,
de même l'univers ne s'uni fie qu' « autant qu'il est possible » ,
c 'est-à-dire sans j amais pouvoir a tteindre l'unité originaire du
divin. Le Dieu d 'Aristote est un idéal, mais, il n'est plus qu'un
idéal ; il est un modèle à imiter, mais c'est qu'il est incapable
de se réaliser lui-même. La notion aristotélicienne d 'une motion
simplement « finale » a, avons-nous vu , pour effet de transférer
l 'initiative « efficiente » de Dieu au monde et à l'homme. Envi­
sagé par rapport à nous, le Dieu immobile d 'Aristote n'est plus
que l 'unité de nos efforts ; sa transcendance n'a d ' autre moyen
de se manifester que l'élan immanent qu'elle suscite chez les êtres
subordonnés. On comprend qu'Aristote consacre moins de temps
à décrire cet idéal lointain que la distance qui nous en sépare
et l'effort que le monde et l'homme font pour le combler, qu'il
soit moins attentif à l'uni té subsistante du divin qu'aux moyens
proprement sublunaires d'y suppléer et que l'inspiration théolo­
gique, tout en continuant d 'être « motrice » , fasse de plus en plus
place à la recherche ontologique.
Finalement, s'il est vrai que la théologie est divine en un
double sens - science de Dieu pour Dieu - l'ontologie devient
chez Aristote le substitut humain d ' une théologie impossible
pour nous. I I n'y a pas d 'ontologie pour Dieu, car Dieu ne connait
pas le monde et n'a pas à se préoccuper des « imi tations » que
son absence rend nécessaires e t sa vision possibles. II n'y a pas,
à la rigueur, de théologie pour l'homme, incapable de remonter
par le discours j usqu'au principe et de trouver dans sa vision
fugitive du ciel le fondement d ' une déduction du monde. En ce
sens, théologie et ontologie seraient deux aspects, divin et
humain, d'une même science : celle de l'unité. La théologie serait
une ontologie pour Dieu, l'ont.ologie une théologie pour l 'homme.
Mais ce ne serait pas encore assez dire, car aucun regard , même
divin, ne pourrait venir à bout de la dispersion sublunaire ;
ce qui distingue ici la recherche ontologique de l 'unité « désirée »
et le savoir théologique de l'unité « originaire 11, ce n'est pas une
LA SCISSW.V 4l l

simple différence de point de vue, une simple différence de confu­


sion ou de clarté. L'ontologie n'est pas une vue confuse de
l' uni té, la théologie une vue claire de la dispersion. La scission
n' est pas une simple apparence, dont le savoir viendrait à bout.
Elle n'est pas un effet de l'ignorance, mais exprime la réalité
du monde sublunaire, ce tte réali té qui est mouvement. Les
rapports de la théologie et de l'ontologie trouvent finalement
leur articulation dans le phénomène fondamental du mouvement :
la théologie serait toute l'ontologie dans un monde où il n'y
aurait pas de mouvement ; l'ontologie serait la seule « théologie »
possible dans un monde où il n'y aurait que du mouvement.
CHAPITRE I I

PHYSIQUE ET ONTOLOGIE
OU LA RÉALITÉ DE LA PHILOSOPHIE

•Quand une chose arrive dans


une autre, n'est-ce pas une
nécessité qu'elle n'y soit pas
encore, tondis qu'elle est encore
en train d'arriver, et qu'elle n'en
soit pas encore entièrement
dehors, si elle y arrive déj à ? . . .
C e n e peut être qu'une chose qui
ait des parties, et dont une par­
tie sera déj à dedans, tandis que
l'autre sera dehors ... Donc l'un
ne se meut d'aucune espèce de
mouvement. •
( P LATON,
Parménide, 1 38 d-e,
trad. CHAMBRY . )

§ 1. L e mouvement divisant

Au début de la V Je Ennéade, Plotin adresse à la théorie


aristotélicienne des catégories un reproche qui, si nos analyses
précédentes sont exactes, révèle une incompréhension profonde
de cette doctrine : « Les catégories d 'Aristote sont incomplètes,
du fait qu'elles ne concernent pas les intelligibles ( 1 ) . » En
réalité , si les catégories expriment les sens multiples de l ' être,
i l n 'est pas surprenant qu'elles n 'aient pas de point d 'applica­
tion là où le sens de l'être est immédiatement un, c'est-à-dire
dans le domaine de l 'intelligible. Et, si les catégories ne se révèlent
que dans le discours prédicatif, il est naturel qu'elles soient
introuvables là où la prédication est impossible, faute de pouvoir
opérer dans l 'unité de l'intelligible la dissociation d'un sujet

( 1 ) Ennéadu, VI, 1 , 1.
L ' V:'V ET LES r:A T É GOR I RS 413

et d'un prédicat. Les catégories supposent une double scission :


scission de l'être en tant qu'être suivant la pluralité de ses signi­
fications, scission de tel être concret en un sujet et un prédicat
qui n ' est pas le suj et. Or, l'intelligible ne comporte aucune scis­
sion de ce genre : il est univoque et ne peut être suj et d ' aucune
attribution. L'intelligible répugne donc aux catégories, parce
qu'il est immédiatement ce qu'il est, rendant ainsi superflue
toute distinction de sens, et qu'il ne peut être au tre que ce qu'il
est, rendant ainsi impossible toute prédication au tre que tauto­
logique. Que l ' Un répugne à l ' ambiguïté du discours humain
comme à la dissociation prédica tive, Plotin n 'en disconviendrait
pas , mais il s'étonne qu'Aristote s'en soit avisé avant lui sans
en donner, il est vrai , clairement les raisons.
Saint Augustin sera mieux inspiré lorsque, dans le De Trini­
lale, il reprendra l'idée plotinienne de l'inefîabilité de l' Un,
mais en employant cette fois, pour l'illustrer négativement, le
vocabulaire aristotélicien des catégories : « Nous devons nous
représenter Dieu , si nous le pouvons, comme bon sans qualité,
grand sans quanlilé, créateur sans privation , présent sans s i tua­
tion , contenant tout sans avoir, partout présent sans être dans
un lieu, éternel sans être dans le Lemps, agissant sur les choses
mouvantes sans être lui-même en mouvement, ne souffrant
aucune pass ion ( 1 ) . » Si saint Augustin manifeste par là l'inadé­
quation du vocabulaire catégorial lorsqu'il s'agit d'exprimer
la réalité transcendante de Dieu , ce n'est pas, à vrai dire, pour
exclure les catégories en général du langage théologique, mais
pour n'en conserver qu'une, la seule qui soit attribuable à Dieu :
car si Dieu n'est ni quantité , ni qualité, ni temps, etc. , << il est
cependant sans aucun doute substance ou, pour mieux dire,
essen c e » (2). Malgré ce qui pourrait paraître une restriction
importante, saint Augustin restait strictement fidèle en cela à
la doctrine aristotélicienne : il n'y a point de catégories en Dieu .
Faire apparemment une exception pour l 'essence , c'était n'en
pas faire en réalité : car l'essence n'est pas une catégorie au
sens strict, s'il est vrai que l 'essence ne s 'attribue à soi-même
que secondairement et n'est donc pas premièrement catégorie.
D'autre part, la notion de catégorie ne s'entend qu'au pluriel,

( 1 ) • Ut sic intelligamus Deum, si p ossumus, sine qualitale bonum, sine


quantitale magnum, sine indigentia [ = a-rép'l) aLc;j crcalorem, signe situ
praesentem, sine habitu omnia continentem, sine loco ubique lotum, sine
tempore sempiternum, sine ulla sua mutatione mutabilia facientem, nihilque
patientem • (Da Tri11ilala, V, 1 ) .
(2) « Est Lamen sine dubitatione subslanlia vol, s i molius hoc dlcitur,
ossentla ( i bid. , V, 2). cr. Confessions, lV, 28.

414 L A SCIENCE IN1'RO U V A BLE

puisqu'elle n'a d'autre fonction que de désigner les sens mul­


tiples de l'être ; dire que le divin est essence et n'est rien d 'autre ,
c'est reconnaître q u e l 'être divin n e se divise p a s selon une
pluralité de signi fications et qu ' on peu t donc faire l'économie
du vocabulaire même de la catégorie. De fait, c'est bien ainsi
que l ' entendait Aristote, et, lorsqu'il parlait de ! ' E ssence divine,
ce n'était pas pour y voir la première des catégories, mais bien
ce qui rendait inutile en Dieu toute pluralité catégoriale et
impossible toute prédication en général.
Mais si l'intelligible en Dieu ne comporte pas de catégories, si
donc la catégorie est une notion ontologique et non théologique, il
reste à en donner les raisons. On pressent celles que donnera la
tradition néo-platonicienne : Dieu ou l ' Un sont au delà de tout ce
qu'on peut en dire ; pour Plotin et Proclus, ils sont même au delà
de l 'essence, c'est-à-dire de la plus haute des catégories ; d ' une
façon générale , Dieu n 'es t pas, car le vocabulaire ontologique est
trop chargé d ' implications sensibles pour s'appliquer, même par
analogie, à Dieu . Aristote reste sur ce point plus platonicien
que les néo-platoniciens ; ou du moins il est moins attentif,
chez Platon, à ce qui pourrait faire de Dieu un « au delà de
l 'essence » ( 1 ) , qu'aux textes qui le désignent comme « l 'être
proprement dit », ce qui est véri tablement et réellement étant (2) .
Le Dieu d 'Aristote est incontestablement essence, et le fait que
cette essence soit immobile et séparée n'en fait pas une essence
éminente et superlative , mais réalise ce qui caractérise norma­
lement toute essence. L'essence, a-t-on remarqué (3) , est conçue
par Aris tote comme Platon sur le mode de la présence : l ' oùa(œ
est 7totpoua(oc. Or, la présence n'est j amais si bien réalisée que
dans la permanence et la séparation, c'est-à-dire là où cette
présence n'est pas mise en question par le mouvement ni subor­
donnée à une autre présence. Le Dieu d 'Aristote est donc pure
Présence de ce qui s'offre à nous dans la suffisance éternelle
de son accomplissement touj ours déj à accompli. Au contraire ,
les essences mobiles, et touj ours partiellement dépendantes, du
monde sublunaire ne sont essences qu 'imparfaitement ; elles
sont certes données, elles aussi , dans une présence , mais cette

(1) Rép., VI, 509 b.


!2! "O icm11 lî11 l.hrrw t; {Ph�dre,
247 e) ; not11ftÀoot; 1!11
{Sophiste, 248 e).
3 • Le fait que l'étant dans son authenticité soit compris comme oôcrtot,
nœpoucrtoc, en un sens qui, par sa racine, veut dire etre prése t n (Anwesen) . . .
trahit c e fait q u e l'être est entendu au sens d'une persistance dans l'état d e
p résent (Anwesenheit) • ( M . HEIDEGGER, J(anl el le probMme de la métaphysique,
§ 44, trad. CORBIN dans Qu'est-ce que la métaphysique ? p. 223, modi fiée ;
trad. DE WAEHLENS et B I EM EL, p . 296). Cf. lllld
Sein Zeil, p. 25 SS,
I.,E PJWBU ��\1E DE L'i S C J 8S [() :Y 4Hi

présence est évanescente ou du moins n e subsiste q u 'invisible ,


cachée derrière l a succession des attributs dont elle est le « subs­
trat » . La différence entre !' Essence divine et les essences sublu­
naires est que la première est transparente de part en part, qu'elle
coïncide avec sa m anifestation, alors que les secondes sont tou­
j ours à chercher, dans leur invisible permanence, derrière les
accidents qui leur adviennent. L'imperfection des essences sublu­
n aires s 'exprime dans le fait qu'elles ne sont pas qu'essence,
mais aussi quantité , qualité, qu'elles sont en relation, en situation,
da ns le temps ou dans un lieu , etc. Cet a uss i semblerait indiquer
qu'il y a plus dans les essences sublunaires, qui sont multiples
et complexes, que dans l'unité et la simplicité de ! ' Essence divine.
Mais ce plus, avons-nous vu, est en réalité un moins : l'abondance
infinie de la parole traduit ici une insuffisance ontologique ; on ne
parle tant de l 'être du monde sublunaire que parce que l'on ne
peut pas dire ce qu'il est. Le détour par la prédication et les caté­
gories n'est que le pâle substitut d'une intuition absente. L'homme
ne s'épuise en paroles que lorsqu 'il ne voit pas ce qu'il dit.
Mais on aperçoit alors le problème qui se pose à Aristote et
qui est l'inverse de celui qui se posera aux néo-platoniciens : il
ne s'agit pas de savoir comment un langage, fait pour parler
de l 'être sensible, peut s'élever j usqu 'au plus être de Dieu , mais
comment une intuition humaine, destinée à voir l'être divin,
peut se dégrader en un discours indéfini sur le moindre être
du monde sublunaire. Le Dieu d 'Aristote n'est pas au delà de
l'être, mais c'est l'être du monde sublunaire qui est en deçà
de l' f: tre , c'est-à-dire de Dieu . La théologie d 'Aristote n'est
pas une ultra-ontologie, mais c'est au contraire son ontologie
qui se constitue dans l ' en-deçà d 'une théologie qu'elle ne parvient
pas à rej oindre. Le problème d 'Aristote n'est pas celui du dépas­
sement de l'ontologie, mais de la dégradation de la théologie.
Comment passer de l'être qui est ce qu'il est à l'être qui n'est
pas tout à fait ce qu'il est ? Pourquoi l 'unité se fragmente-t-elle,
la simplici té se complique-t-elle ? Pourquoi l'univocité fait-elle
place à l' ambiguïté , le commandement à la séparation ? Nous
avons vu ces questions se poser progressivement dans le chapitre
précédent, lorsque Aristote nous est apparu moins sensible à ce
qu'il y avait de vertu unifiante dans la transcendance qu'à la
séparation qu'elle impliquait : séparation de l'être sensible d ' avec
l'être divin et, plus profondément encore , division de l'être sensible
d ' avec sa propre essence , c'est-à-dire d ' avec soi-même. Le problème
d 'Aristote n'est pas celui du dépassement, mais de la scission.
Avant d 'envisager la réponse qu 'Aristote apporte à ce
41 6 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

problème, ou plutôt de montrer en quoi la philosophie d' ArisLole


tout entière est une réponse à ce problème, il importe de mani­
fester l'originalité de cette problématique, originalité que la
tradition a méconnue. Ce que nous voudrions montrer, c'est
que le renversement de la charge de la preuve qui, chez Aristote ,
passe du théologien au théoricien de l'être en tant qu'être ,
oblige à renverser l e rapport que la tradition aristo télicienne
établira entre melaphysica generalis et melaphys ica specialis.
La tradition qui, issue d 'Aristo te, trouvera son expression
la plus accomplie, à travers la scolastique et en particulier
Suarez, dans la métaphysique leibniziano-wolffienne, verra dans
la théologie une promotion de l 'ontologie générale, le concept
leibnizien de promotion suggérant à la fois le rapport de déduc­
tion et d 'éminence qui unirait, dans cette perspective, l'être
divin à l 'être en général ; en un sens, en effet, celui-là se déduit
de celui-ci par une simple « spéci fication », le divin étant un cas
particulier de l'être en tant q u 'être ; mais la particularité du divin
est « éminente » et la melaphysica specialis est en même temps une
métaphysique première. D ' un autre point de vue, l'être en tant
qu'être désigne l 'être possible, alors que la théologie s 'occupe de
l'être suprêmement réel. Or cette double opposition du parti­
culier au général et du réel au possible se retrouve bien dans la
problématique aristotélicienne, mais en réalité inversée. Nous
avons vu quelle était la répugnance d 'Aristote à faire de la
théologie une science « spéciale » et que, si la théologie était
parfois présentée par lui comme une « partie » de la philosophie
en général, l'être divin n 'était j amais relégué au rang d ' une
simple « partie » de l'être en tant qu'être , pour cetLe raison
décisive que celui-ci désigne , en fait, moins l'être en général
que l 'être en général du monde sublunaire. Ainsi , s'il est vrai
que dans son origine et dans son apparence extérieure, le schéma
aristotélicien tendait vers celui que retiendra la tradition, mais
qu 'Aristote n'a j amais assumé j usqu 'au bout, la démarche
effective du philosophe révèle une autre structure , qui est le
renversement de la première : l 'être en général, c'est-à-dire tel
qu'il devrait être dans sa généralité , est l 'être divin , et. c 'est, au
contraire, l 'être en tant qu'être du monde sublunaire qui
comporte cette particularité d 'être divisé d 'avec soi-même.
D'autre part, l 'être divin finit par j ouer en fait chez Aristote
le rôle que j ouera le possible chez les leibniziens : il est, en effet,
l'être essentiel qui ne comporte aucune des limitations de l'exis­
tence sensible ; et, inversement, l'être en tant qu'être de l 'onto­
logie aristotélicienne n'est pas l'être simplement possible, mais
L' ONTOLO GIE, MÉTAPH YSIQ UE « SPÉCIALE u 417

cet être historiquement réalisé dans l e monde sublunaire que


l ' homme rencontre à l 'horizon de son discours e t de son action.
II faut donc inverser le rapport qu'une tradition persistante ( 1 ) ,
plus attentive aux déclarations d e principe d u philosophe qu'à
la réalité de sa démarche, institue entre l 'ontologie et la théologie
d'Aristo te : c'est l 'ontologie d 'Aristote , et non sa théologie , qui
doit être entendue comme metaphysica specialis, métaphysique
de la Particularité , de !'Exception, non plus cette fois éminentes ,
mais dé ficientes, que constitue, par rapport à !' E tre essentiel ,
l'être du Monde sublunaire. Ce n'est donc plus au théologien
qu'il appartient d'expliquer la Particularité, mais au théoricien
de l'être en tant qu'être . Ce n 'est pas, en effet, l'être du monde
sublunaire qui est quelconque et qui, dès lors, va de soi , mais
bien l 'être divin. C'est la théologie, et non pas l'ontologie, qui
se révèle comme la théorie de l 'être quelconque, d ' un être dont
il n'y a rien à dire, si ce n 'est qu'il est ce qu'il est et qu'il n'est
pas ce qu 'il n 'est pas ; c'est au contraire l'ontologie qui, en
tant que recherche de l'unité dans la scission, se constitue comme
métaphysique de la finitude et de l'accident, réponse à l 'étonne­
ment devant ce qui ne va pas de soi ; c'est donc finalement à

( 1 ) C'est l'interprétation qui ressort du livre de W. JAEGER (Aristote/es


p. 226-228) et que reprend à son compte M. HEIDEGGER (I<anl el le probMme
de la métaphysique, p. 1 6- 1 8 de l'M. allemande ; trad. fr. DE WAEHLENS et
BmM EL, p . 66-68). Derrière ce schéma trop simple, M. Heidegger discerne
cepend ant un • embarras • (Verlegenheil), que trahit le titre ambigu de Méla­
ph11sique (p. 1 8 ) . L 'embarras consiste dans le fait qu'Aristote voudrait bien
foncier la melaphysica generalis sur la
melaphysica specialis, et non l'inverse,
mais qu'au lieu de situer le fondement dans l'être de l'étant, il le situe dans le
• divin •, qui n'est qu'une « région • de l'être, privilégiée seulement en ce qu '• à
partir d'elle se détermine l'étant dans sa totalité • ( p . 1 7 ; trad. fr., p. 67) . Par
un • oubli • qui caractérise la dégradation de l 'ontologie en métaphysique, Aris­
tote substi tue à la question vraiment fondamentale de l'être de l'étant celle
de la totalité de l'étant, saisie à travers l'étant le plus universel, qui est le
divin. Cf. ibid., p . 1 99 (trad. fr., p . 277) ;
Holzwege, p . 1 79, et l'opuscule Die
011lo-l/1eologische Verfassung der Metaphysik. La distinction de la melapllysica
specialis et de la melap hysica generalis ne passe donc plus exactement entre la
théologie et l'ontologie ( telle que l'enten d Ar. ) , mais devient intérieure à la
théologie, qui, en tant qu'elle demeure • générale ne parvient pas à se cons­
•,

tituer en Fundamentalonlologie. - Mais, si M. Heidegger montre bien ce qu'a


de • général • la théologie d'Aristote, nous croyons à l'inverse que c'est dans la
théorie aristotélicienne de l'être en tant qu'être qu'il faut rechercher cette
dimension • fondamentale • que M. Heidegger ne trouve pas dans la théologie
du Stagirite. - Enfin, M. M ERLAN (From Plalonism Io Neo-platonism,
chap. V I I : • Metaphysica generalis in Aristotle ? ) reprend le schéma tradi­
• ,

tionnel pour nier qu'il y ait une métaphysique générale chez Aristote, l'être en
tant qu'être étant assimilé par lui au d ivin et n'étant de ce fait qu' une « espèce
spéciale » de l'être en général (p. 1 5 1 ) . Noue avons déj à discuté cette conception
(qui est aussi celle du P . Owens) au chapitre précédent. A� outons ici que l'être
en tant qu'être nous paratt également • spécial », puisqu il désigne, dans son
unité recherchée, l 'être du monde s u bluna ire, mais I I n'est • spécial •, contraire­
ment à Merlan et Owens, que dans la mesure même où il n ' e st pas le divin .
418 LA SCIENCE INTRO U VA BL E

elle qu'il faut restituer, dans la démarche effective d 'Aristote,


cette dimension de la particularité qu'une reconstruction abs­
traite de sa philosophie transférait indûment à sa théologie.
Quelle est donc la particularité de l'être en tant qu'être
du monde sublunaire ? Nous en avons vu j usqu 'ici les caracté­
ristiques négatives : il n'est pas un genre, il se dit en plusieurs
sens, son unité n'est pas donnée, mais « recherchée » , il ne se
manifeste qu'obliquement dans la dissociation prédicative, etc . . .
La tâche d ' une ontologie fondamentale, même s i elle reste
implicite chez Aristote, serait de rechercher Je fondement de
cette scissiparité qui affecte l'être du monde sublunaire et qui
fait qu'il ne réalise pas l'essence de l 'être en général, telle que nous
la voyons réalisée dans Je divin. La réponse à cette question tien t
en un mot, Je mouvement. Le mouvement est, en effet, comme
nous l 'avons pressenti ( 1 ) , la différence fondamentale qui sépare
le divin du sublunaire (2) . Qu'il y ait des intermédiaires entre
l 'immutabilité du Premier Moteur et le mouvement discontinu
et désordonné des êtres du monde sublunaire ne doit pas masquer
la radicalité de la coupure ainsi instituée dans l 'être (3) . L 'être en
( 1 ) Cf. ci-dessus chap. I ••,ad inil.
(2) Celle affirmation peul paraître étrange si l'on se souvient que les • cor p s
divins •, les astres, se meuvent d'un mouvement circulaire et éternel. i\lais,
précisément, la circularité et l 'éternité de ce mouvement le rapprochent de
l'immobilité : il y a un mouvement immobile comme il y aura plus lard, pour
Lucrèce, une mors immorlalis. Il reste que cette restauration de l'immobilité
par le détour du mouvement manifeste la première • impuissance • de Dieu
et le début de la dégradation qui s'achèvera avec le monde sublunaire.
(3 ) Il semble que, dès le
De philosophia, Ar. ait cri tiqué la conception,
exposée par Platon au liv. X des Lois, d'une Providence divine pénétrant le
mond e inférieur lui-même, rn t-ce par l 'intermédiaire d' « aides • (X, 903 ou, b)
comme Je dira de
l'Epi11omis, démons. Chez Ar., il y a bien des intermédiaires,
mais qui ne sont nullement médiateurs, au sens où ils l'étaient pour l'astrologie
perse, déj à rej etée sm· ce point par Eudoxe. Les âmes des planètes, même si
elles sont plus • divines • que celles du monde sublunaire, ne sont pas moins
abandonnées qu'elles par un Dieu indi!Térent ou impuissant, et c'est de leur
propre initiative qu'elles s'e!Torcent d' • imiter • la perfection subsistante du
Premier (qui n'est • moteur • qu'en ce sens) (cf. De Coelo,I I , 12). Cf. D . J. ALLAN,
f
The Philosoplly o Arislolle ; tr. all., p . 24-27, 30, 1 1 8- 1 1 9. Les critiques
que M . V ERD E N I U S (Traditional and Persona! Elements in Aristotle's Reli­
gion,
Phro11esis, 1 960, not. n. 33 et 46) adresse à cette interprétation, en invo­
quant des textes où Ar. semble se référer aux opinions traditionnelles sur la
Providence, l 'omniscience et l 'omniprésence de Dieu, ne nous paraissent pas
probantes, car ces opinions sont généralement présentées sous forme condi­
tionnelle (par exemple, Elh. Nic., X, 9, 1 1 79 23 ss. ) et plutôt comme un vœu
a
que comme une constatation . On ne saurait davantage, comme le fait M . Ver­
denius, présenter comme une contribution positive des dieux le mouvement
du Soleil le long de l'écliptique, même et surtout si ce mouvement est cause
de la génération et de la corruption dans le monde sublunaire ( Gen. et Corr.,
I l , 1 0 , 336 32 ;
a Méléor., I , 9, 346 22 ; A , 6, 1 0 7 1 1 5 ) (VERDENms,
b a art. cil.,
n . 60). Ce n'est pas chez Ar., mais chez les stolciens, qu'il faut chercher le déve­
loppement, dans le sens d'une cosmologie unitaire, des vues providentialistes
du vieux Platon.
LE MO U VEIVIEiV T, SO URCE DE LA SCISS ION 419

mouvement e t l 'être immobile n e sont pas, nous l'avons v u ( 1 ) ,


deux espèces opposées à l 'intérieur d'un même genre. Le mouve­
ment n 'est pas une différence spécifique, c 'est-à-dire dont la
p résence ou l'absence n'empêcherait pas de proférer un discours
un sur les êtres qu'il affecte ou n'affecte pas. Il n 'est pas une
différence qui laisserait subsister une Unité plus haute ; il est
la Différence qui rend impossible dans son principe tou te unité,
il est l'Accident qui n ' est pas u n accident parmi d ' autres, mais
ce par quoi l 'unité de l'être se trouve désormais affectée par
la distinction de l 'essence et de l 'accident ; il est la coupure qui
sépare le monde de l 'accident du monde de la nécessité. Qu'il y
ait des degrés dans l 'accidentalité , que le mouvement régulier
des sphères célestes se rapproche davantage de l'immutabilité
du Moteur immobile que les mouvements irréguliers du monde
sublunaire , cette constatation n 'enlève rien au fait que la coupure
commence là où commence le mouvement, que la dégradation
est présente dès le mouvement du Premier Ciel, même si elle
n' atteint son degré le plus bas que dans l'imprévisibilité des
mouvements intérieurs au monde sublunaire et, en particulier,
dans l'inconstance des actions humaines. I nversement, l 'onto­
logie, née de la réflexion laborieuse des hommes sur l'être qui
leur est le plus familier, celui du monde sublunaire, pourra
s 'élever j usqu 'à la considération de cet être quasi divin qu 'est
celui des corps célesLes. Mais elle ne franchira j amais la dis­
tance in finie qui sépare le Premier Mû du Premier Moteur
immobile ; partie du mouvement, elle ne rej oindra j a mais le
Principe, c 'est-à-dire le commencemen L, lui-même immobile, du
mouvement.
Le mieux donc est de faire abs Lraction provisoirement des
intermédiaires et de considérer le mouvement dans sa radicalité.
Peut-êLre saisirons-nous, par là, la source même de l 'ontologie
qui, née de besoins humains, ne peut que rencontrer d'a bord ce
qui fait de l'homme un être de besoin touj ours à la recherche
d 'une unité dont le mouvement, à chaque instant, le frustre .
M ais, si le mouvement constitue l'expérience fondamentale de
l'homme, parce qu'il constitue la réalité la plus familière qui
s'offre à lui dans le monde sublunaire, cela ne prouve pas encore
qu'il ait sa place dans une théorie de l'être en tant qu'être. En
fait, ce n'est pas dans le cadre des écrits métaphysiques, mais
dans celui de la Phys ique, qu'Aristote traite ex professa du mou­
vement. Bien plus, le mouvement paraît bien être l'unique obj et

( 1 ) A propos c lu l u duulilé <lu corrup tible c L de J ' i ncorrup lible (p. 3 1 4 ss. ) .
420 LA SCIENCE INTRO U VA BL E

de la physique, puisque Aristote affirme dès le début de la Phy­


s ique que c'est le propre des êtres de la nature {-rcX: cpucnxiX) que
d'être en mouvement ( 1 ) . De fait, un simple coup d ' œil j eté sur
le contenu des différents livres de la Phys ique montre qu'il n'y
est question d'un bout à l'autre, directement ou indirectement,
que de cette réalité fondamentale pour les êtres naturels, qu'est
le mouvement. Certes, le premier livre ne traite pas expressément
du mouvement, mais seulement du nombre et de la nature des
principes. De quoi ces principes sont-ils principes ? Aristote ne
se sent pas tenu de le dire, car il s'agissait là d'une question
traditionnelle dont tout le monde connaissait les données. En
fait, la question du nombre des principes est immédiatement
liée à celle du mouvement : ce sont les mêmes philosophes qui
enseignent l 'unicité du principe et l 'impossibilité du mouvement
et c'est inversement pour sauvegarder le mouvement, qui est
la chose « commune » à tous les êtres naturels (2) , qu'Aristote
admet la pluralité des principes. Quant à la nature des principes,
elle sera induite d ' une analyse de la génération ; il y a la chose
qui devient, o u matière, ce qu'elle devient par génération,
c'est-à-dire la forme, et enfin l 'opposé de la forme, à partir de
quoi la forme est advenue, à savoir la privation (3) . Le rapport
du livre II avec le problème du mouvement est plus manifeste
encore, puisqu 'il développe la définition de la nature comme
« principe et cause de mouvement » (4). Le livre I I I définit le
mouvement en lui-même , puis inaugure une étude, qui se pour-

(1)Phys., I , 2, 1 85 a 1 2 : ' Hp.tv 8' ô7toxda6w -r<X cpuae:L 't) mX.v-rcx 't) �vLcx
XLVouµe:vcx e:!vcxL. Dans tout ce qm suit, nous emploierons Je mot mouvement
dans le sens très général que semble bien avoir dans celle formule le mot
xtvouµe:vcx et que confirme l'emploi par la Métaphysique du mot &xlvr,-rov
pour désigner l'immutabilité des réalités intelligibles. Nous ne tiendrons donc
pas compte de la classification que propose A R I STOTE au livre V de la Ph ys q i ue
et selon laquelle la kinésis (passage d 'un contraire à un a11 L1·e) serait, à côté de
la yéve:mc; (passage du non-être à l'être ou de l 'être au non-être) , une espèce
d'un genre qui serait la p.e:-rcx6oÀi), le changement en général (V, l , 225 a 1 2-20,
a 34-b 9 ) . En réalité, Aristote ne s'en tient pas lui-même à ce schéma et emploie
indistinctement x(v'l)atc;, yéve:mc; et µe:-rcxÔoÀ-IJ pour signifier, clans son ensemble,
le p hénomène qui affecte les êtres autres que le divin. Pour éviter toute ambi­
gulté en français, il suffit de se souvenir que, dans cette terminologie, le mot
mouvement (pas plus que kinésis en grec) ne désigne le seul mouvement local
( cpo p <i), mais aussi l'alléralion qualitative (cXÀÀo(waLc;), l'accroissement quanti­
tatif ( cx !l�'l) aLc; ) el, plus radicalement, la naissance el la mort (yéve:aLc; xixt cpOop&)
elles-mêmes.
(2) Phys., l, 7, 1 89 b 3 1 .
(3) Ibid., I , 7 , 1 90 b 1 0- 1 7 . Que l a discussion sur les principes soi t une
discussion sur les i:>_!'i ncipes du mouvement, Aristote l'atteste en concluant ainsi
cette discussion : TI6acxL µèv oi5v ex! & p:r.cxt -rwv 7te:p l yéveaLv cpumxwv, xixl 7twc;
7t6acxL, e:(p'l)TCXL ( 1 , 7, 1 9 1 a 2 ) .
(4) I I , 1, 1 9 2 li 21 .
LE iVIO U VEMENT DANS LA MÉTA PH YSIQ UE 42 1

suit au livre IV, de ce qu'on pourrait appeler les réquisits du


mouvement : l'infini, le lieu , le vide, le temps. Le livre V étudie
les différentes espèces du mouvement. Le livre V I démontre
un certain nombre de propositions qui , dans les livres V I I et V I I I ,
serviront à démontrer l'existence d ' un Premier Moteur immobile ;
certes, ce premier principe est immobile et son étude nous fait
accéder par là à la théologie ; mais il suffit de rappeler qu'il est
moteur pour s'apercevoir que son immobilité même n'est ici
pensée que comme condition de possibilité du mouvement.
En revanche, la Mélaphys ique, si l ' on fait abstraction de la
deuxième moitié du livre K (8- 1 2) , qui n'est qu 'une compilation
de la Phys ique, ne traite qu 'une seule fois du mouvement, au
chapitre 7 du livre Z. Cette brève étude, et surtout sa place,
posent, comme nous le verrons, un problème qu'on ne résout
pas en voyant dans ce passage une simple digression ou un simple
rappel des résultats de la Phys ique. Mais dans l'ensemble, on
peut dire que ni le mouvement ni même l'être en mouvement
ne paraissent l'obj et explicite des spéculations métaphysiques.
Les commentateurs se satisferont tous de cette absence , soit
qu 'ils interprètent la métaphysique comme théologie, soit qu 'ils
y voient une théorie générale de l 'être ; dans le premier cas,
en effet, la métaphysique porterait sur l'immobile ; dans le
deuxième, elle ferait c c abstraction » de cette c c particularité » que
constitue le mouvement pour ne considérer que ce qu 'il y a de
« commun » à l'être en mouvement et à l'être immuable ; sur ce

point, la métaphysique prolongerait à un degré plus haut d'abs­


traction l'effort déj à entrepris par les mathématiques , qui
considèrent l'être physique comme s'il était immobile, tout en
sachant bien qu'il ne l'est pas ( 1 ) ; c'est finalement par l'abs­
traction radicale du mouvement que la métaphysique se distin­
guerait de la physique.
M ais cette systématisation traditionnelle des rapports de la
métaphysique et de la physique implique une conception du
mouvement qui nous paraît contraire à la conception que la
Phys ique d 'Aristote elle-même nous en suggère. Toute la théorie
physique d'Aristote contredit cette idée que le mouvement serait
une propriété accidentelle, dont il suffirait de faire abstraction
pour retrouver l 'essence de l 'être dans sa pureté. En réalité - et
c'est ce qu'Aristote veut dire lorsqu'il oppose le corruptible
et l'incorruptible comme deux genres - le mouvement affecte
de part en part l'être en mouvement ; il est, sinon son essence,

( 1 ) Phy.� . , I I , 2, 1 93 b 23- 1 9 4 a 1 2 ; I I , 7, 1 98 a 17.


422 l,A SCIENCE INTRO U VA BLE

du moins une affection essentielle, celle qui l'empêche radica­


lement de coïncider avec son essence ; il n'est pas un accident
parmi d 'autres , mais ce qui fait que l 'être en général comporte
des accidents. La physique apparaît bien , en ce sens, comme ce
qui précède la métaphysique, mais non plus dans le sens où
l'entendaient les commentateurs : elle n'est pas l'occasion de la
spéculation métaphysique, le point de départ de l'ascension
abstractive, m ais elle conditionne de pa1·t en part le contenu
même de la métaphysique, elle est ce qui fait que l 'ontologie
n 'est pas une théologie, science du principe d' où dériverait l'être
dans sa totalité , mais une dialectique de la scission et de la
finitude. S'il est permis de reprendre ici le vocabulaire de M. 1-Jei­
degger, ce n'est pas dans la théologie, mais dans la physique,
qu'il faut rechercher ce qu'il y a de fondamental dans l'ontologie ;
ce n'esL pas à partir du divin que se détermine l'étant dans sa
totali té , mais c ' est le mouvement qui constitue l'être de l 'étant
en tant que tel du monde sublunaire.
Cet enracinement de l'ontologie aristotélicienne dans l'expé­
rience fondamentale du mouvement peut se montrer de deux
façons : 1 ) La Physique d 'Aristote est déj à une ontologie ; 2) La
théorie de l'être en tant qu'être tire son contenu effectif (qui
consiste, nous l'avons vu , dans la distinction des significations
de l 'être et la 1·echerche de leur problématique unité ) d'une
réflexion sur le mouvement.

*
"' *

Sur le premier point, la tâche nous est facilitée par Aristote


lui-même. Dès les premières pages de la Phys ique, nous sommes
prévenus que la recherche physique suppose une enquête plus
fondamentale qui porte sur les fondements mêmes de cette
recherche. Cette dépendance de la physique à l'égard d'une
spéculation plus haute n'est d 'ailleurs pas propre à cette science :
nous savons déj à ( 1 ) que toute science, dans l'incapacité où elle
est de démontrer sans cercle vicieux ses propres principes, les
tient d 'une science antérieure. Comme les principes ne portent
pas seulement sur des signi fications, mais sur des existences (2) ,
c'est l 'existence même de chaque science particulière qui se
trouve suspendue à une spéculation plus haute. Ce n'est donc
pas au physicien de j ustifier sa science contre ceux qui en mettent

( l ) cr. I •• Partie, chap. I I , § 4 .


(2) Aria/ . posl. , I , 2 , 7 2 a 1 9 ; 10, 76 a 3 1 -36.
LA D ISC USS ION S UR L ES Pfl !NCIPES 423

en doute la possibilité même, en contestant l 'existence de son


obj et : « De même que le géomètre ne peut que se taire devant
qui renverse ses principes (c'est l'affaire d 'une autre science
ou d'une science commune à toutes les autres) , de même en est-il
pou r celui qui étudie les principes [physiques] ( 1 ) . >> Le rappel
de ce principe général nous laisserait attendre qu'Aristote,
comme cela lui arrive en d ' autres circonstances, renvoie à une
« autre recherche » -proprement ontologique celle-là - une
discussion qui ne relève pas de la science physique. En fait,
il n'en est rien. Aristote , après en avoir rappelé le principe, ne
s'embarrasse plus de cette distribution des compétences entre le
physicien et le théoricien des principes communs. Il entreprend
sur-le-champ la réfutation de ces philosophes qui sapent les
fondements de la physique, car, dit-il en guise de j usti fication,
« si leur étude n 'est pas physique, il leur arrive de soulever des
apories physiques >> (2) . Si la discussion et l'établissement des
principes d ' une science ne relèvent pas de cette science elle-même,
mais de la science « précédente >> (et nous savons qu 'il n'y a pas
d'intermédiaire, dans la hiérarchie des sciences, entre la physique
et la « philosophie >> en général, dont elle est une p artie) , on peut bien
dire que la recherche sur les principes, qui occupe tout le livre 1
de la Phys ique est une recherche ontologique et non physique.
De quoi s'agit-il en l'occurrence ? Il s 'agit, nég·ativement, de
lever une difficulté préj udicielle qui est soulevée par ceux qui
disent que tout est un. Pourquoi une telle théorie met-elle en
question la possibilité même de la physique ? Aristote ne s 'ex­
plique pas là-dessus directement. Mais le fait que les philosophes
visés soient les É léates et que, chez eux, la thèse de l'unité de
l'être se trouve liée à celle de l'immobilité de l ' Un, semble bien
suggérer que, si les É léates mettent en question la physique, c 'est
qu 'ils nient le mouvement et, par là, la science de l'être en mou­
vement. De fait, Aristote semble bien lier les deux questions ,
lorsqu 'il écrit, comme pour les éluder l 'une et l'autre : « Quant au
fait de rechercher si l'être est un et immobile, cela ne relève pas
de la recherche sur la nature (3) . >> Cet avertissement n 'empêche
d'ailleurs pas Aristote , nous l'avons dit, de passer outre : tout le
livre 1 de la Physique sera consacré à une discussion des É léates
et de leurs successeurs mécanistes, discussion qui permettra à
Aristote - suivant un procédé dont nous avons vu d 'autres

( l)Phys., I,
(2) I, 2, 185 2,a 185
17. a 1-3.
(3) 1, 2, 184 b 25.
424 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

exemples dans la Métaphysique d 'établir dialectiquemen t sa


-

propre théorie. En vérité, la discussion porte expressément, non


sur l'existence du mouvement, mais sur le nombre des principes,
Mais, à deux reprises, une remarque d 'Aristote va manifester,
peut-être involontairement, qu'en réalité, c'est l'existence du
mouvement qui est en question derrière la polémique sur l'unité.
Après avoir brièvement rappelé en quels termes ses prédé­
cesseurs posent le problème de l'unité, Aristote introduit, sans se
préoccuper d 'en manifester le rapport avec le problème précédent,
cette affirmation solennelle : « Pour nous, posons comme principe
que les êtres de la nature, en totalité ou en partie, sont mus ;
c 'est d 'ailleurs manifeste par l 'induction ( 1 ) . » Ainsi Aristote
oppose-t-il aux raisonnements « éristiques » des É léates l'affir­
mation sereine, parce que fondée sur « l'induction », de l'existence
du mouvement dans la nature. On remarquera ici le verbe
Û7toxefa0w, qui, plus qu'une hypothèse ou un postulat (termes
qui seraient insuffisants pour exprimer le résultat d 'une induc­
tion) , semble désigner une constatation vraiment fondamentale,
celle qui va être la base, rarement formulée peut-être, mais
touj ours présupposée, des considérations qui vont suivre sur la
nature. On ne saurait mieux suggérer que le mouvement n 'est
pas un phénomène accidentel, mais vraiment substantiel , une
dimension fondamentale de l'être du physique, c 'est-à-dire de ce
qui existe cpucreL, par nature. N 'y a-t-il pas cependant une restric­
tion importante dans cette phrase ? Aristote ne dit pas : tous les
êtres naturels ; mais : « les êtres naturels, soit tous soit quelques­
uns » (� 7tcXV't"OC � �vLoc). Ces mots signifient-ils que, parmi les
êtres naturels, certains sont mus et d 'autres non ? Mais alors, s'il
s ' agit d 'une simple constatation empirique, à quoi bon cette
affirmation « substantielle » ? A quoi bon le recours à l'évidence
inductive, qui ne peut j ustifier qu'une proposition universelle et
non particulière (2) ? En vérité, c'est bien le fait universel du
mouvement qu'Aristote oppose ici aux ratiocinations éléatiques.
Seulement, si le mouvement est un fait universel, cela ne signifie
pas que toutes choses dans la nature soient à chaque instant en
mouvement ; s'il en était ainsi, on n 'échapperait aux difficultés
de la philosophie éléatique que pour tomber dans celles d e
l'héraclitéisme. Dans un autre passage, Aristote montrera q u e
les réalités de notre monde n e sont ni touj ours immobiles n i

( 1 ) ' H µîv 8' ùnoxeLaOoo -ra ipua&L � n&.v-ra: � �via: x1vouµeva: &!va:1 8'ij/.. o v
·

8'ex -r'ijç ena:yooy'ijç ( 1 , 2, 1 85 a 12).


(2) Cf. Eth. Nic., VI, 3, 1 1 39 28 : ' H µ�v 87) ena:yooyTj &.pl(� ea-rw xa:l -roü
b
xa:061..o u.
A FFIRMA TION D U MO U VEJ"\1ENT

toujours en mouvement, mais qu'elles sont tantôt en repos ,


tantôt e n mouvement ( 1 ) . L e fait universel , dont nous venons de
voir l 'affirmation liminaire , n 'est donc pas exactement le mouve­
ment, mais le fait de pouvoir être en mouvement ou en repos ;
cela suffit à distinguer l'être du monde sublunaire de l'être divin
qui, lui, ne peu L pas être en mouvemen t. M ais, dira-L-on , les
états, même évanescents , de repos n'apparentent-ils pas, ne
serait-ce que pour de courts laps de temps, l 'être du monde
sublunaire à l ' être divin ? Bien plus, la mort de l'être vivant (cas
particulier de l 'être naturel) ne va-t-elle pas, en le vouant à un
c c repos é lernel », l'assimiler à l 'être qui connaît un éternel repos ?

Nous verrons que cette conséquence n'est pas totalement absente


de la philosophie d'Aristote et que la mort apparaîtra chez lui
comme ce qui, en figeant le mouvement, fournit une imitation de
l 'éternité . M ais ce qu'il convient d 'abord de souligner, c 'est que
cette imitation n 'est que dérisoire. Ce n'est pas dans le même sens
que nous parlons du repos de Dieu et du repos de l'être du monde
sublunaire. Ou pluLôt Dieu ne connaît pas le repos (�pe:µlix) , il
es t immobile (&.xlv'Y)-roç) . Aristote distingue clairement entre
l 'immobilité qui est la contradictoire du mouvement (&.x.tV'Y)crlix
au sens strict) et le repos, qui en est seulement le con traire. L 'im­
mobilité est la négation du mouvement (encore qu'il serait plus
exact de dire, pour rétablir la vraie positivité dans ses droits, que
le mouvement est la négation de l 'immobilité) ; le repos n'en est
que la privation. c c L 'immobile est ce qui ne peut absolument pas
être mis en mouvement (comme le son est invisible) ; . . . ou encore
ce qui, étant de nature apte à se mouvoir et capable de le faire ,
ne se meut pas cependant quand, où, comme il doit le faire
naturellement ; c'est là le seul cas d 'immobilité que j 'appelle
être en repos. En effet, le repos est contraire au mouvement ; par
suite, il est une privation dans le sujet capable de recevoir le
mouvement (2) . » Mouvement et repos sont donc, suivant la
dé finition aristotélicienne des contraires ( dont la privation est un
cas particulier) , les espèces extrêmes à l'intérieur d ' un même genre,
qui serait celui de la mobilité. Mais entre la mobilité et l 'immo­
bilité , il n'y a pas seulement une différence d ' espèce , mais l 'oppo­
sition irréductible de deux genres.
Lorsque Aristote définit la nature comme c < principe de mou-

( 1 ) Phys., V I I l , 3.
(2) . . . &cr-re: cr-rép'l) crn; &v et'f) -ro\i 8e:x-rLxo\i (Phys., V, 2, 226 b 10-16).
Cf. I I I , 2, 202 a 3 ; V, 6, début ; V I , 3, 234 a 32 ; 8, 239 a 1 3 ; V I I I , 1 , 25 1 a 26 ;
Mét., K, 1 2, 1 068 23 (cf. K, 1 1 , 1067 34 : le non-être, ne pouvant être mù,
b b
ne peut être dit davantage en repos).
426 LA SC IENCE INTRO U VA BLE

vement et de repos » ( 1 ) , l'évocation du repos ne constitue donc


pas une restriction, mais une confirmation de la dé finition de l 'être
naturel comme être qui peut être en mouvement. Il importe peu
ici qu'Aristote combatte sur ce point la thèse d ' Héraclite selon
laquelle les êtres mobiles sont touj ours mus, même si « cela
échappe à notre perception » (2) , et qu 'il oppose à la continuité
ainsi affirmée du mouvement la discontinuité constatée des
mouvements naturels, qui vont nécessairement vers un terme,
même provisoire. Car, j us tement, ce terme sera touj ours provi­
soire, il sera touj ours a !Tecté par la possibilité de sa propre sup­
pression ; le repos est touj ours inquiet, arrêt provisoire du mou­
vement précédent, attente du mouvement suivant. Et, si nous
considérons le monde dans son ensemble, nous pouvons être
assurés qu'il comporte touj ours du mouvement quelque part ; si
Aris to te enseigne contre Héraclite la discontinuité des mouve­
ments partiels, il admet la continuité du mouvemen t dans son
ensemble, qui est requise précisément par la discontinuité de ses
parties (3) ; il montrera au livre V I I I de la Phys ique que le
mouvement physiquement fondamental est le mouvement local
circulaire , parce que seul un tel mouvement peut être infini et
continu (4). Si Lei être naturel peut être en repos, nous dirons donc
que l'être naturel dans son ensemble est un être en mouvement
ou, plus exactement, un être pour le mouvement, e t si la théorie
physique du mouvement doit tenir compte des arrêts et des repos,
l'ontologie, elle, ne pourra que s ' attacher à la possibilité touj ours
ouverte du mouvement, à l'instabilité fondamentale inscrite au
principe de l'être na turel , comme ce qui constitue sa « vie » (5).
Cette reconnaissance de la coextensivité de la nature et du
mouvement (6) permet de donner toute s a portée à une autre

(1) Phys., I l , 1, I92 b 21.


( 2) Phys., VIII, 3, 2G3 b I 1.
( 3 ) A, 6 , 1 0 7 1
b 8.
(4) Phys., V I I I , 8 .
( 5 ) • Immortel e t n e connaissant pas d e pause, l e mouvement appartient-il
aux êtres comme une sorte de vie pour tout ce qui existe par nature ? •
(Phys., I , V I I I , 250 b 1 3 ) . Aristote répondra affirmativement à cette question.
Ce mouvement • immortel » n'est pas une abstraction, cette • mors immor­
Lalis • que dénoncera MARX comme l'illusion d'une philosophie idéaliste du
mouvement ( Misère de la philosophie, in Œuures complètes, iYI.E. G.A . , t. V I ,
p. I 80), mais la vie même d u contenu. - L'ontologie d'Aristote n'étudiera n i
l e i mouvement en particulier ( c e q u i est le rôle de la physique), ni l'abstrac­
tion du mouvement, mais l'être-en-mouvement envisagé dans sa totalité,
c'est-à-dire dans ses principes.
(6) Tout ce qui est naturel est, par le fait même, en mouvement (cf. encore
THÉOPHRASTE, Met., 4 b I, 19 ss. ) , mais tout ce qui est en mouvement est-il
naturel ? I l semblerait que la réponse dO.t être négative. Aristote, en effet,
distingue au moins trois espèces de mouvement : • Nous vo y ons cha q ue chose
NA T URR ET j\fO TJ VEMEN T 427
remarque d u livre 1 de la Phys ique, selon laquelle « tout ce qui est
devenu est composé » ( 1 ) . Le devenir suppose la composition :
en quel sens faut-il entendre cette proposition générale, qui
reviendra sous d'autres formes dans toute la Phys ique d'Aristote ?
On serait d'abord tenté de la rapprocher d 'un passage du Parmé-

se mouvoir, de telle façon par 11atw·e, de telle autre par co11lrainle ou par
l'intelligence ou par quelque autre cause ( A , 6, 1071 b 35 ; cf. Protrep­

tique, fr. 1 1 \V : JAM BLI Q U E , IX, 4!l, 3 ss. ; De philosophia, fr. 24 R :


C1cÉRON, De nat. deor., I I, 16, 44 ) . M ais la construction de la phrase
montre qu'il n'y a, en réalité, que deux genres : le mouvement naturel est
opposé en bloc à toutes les autres espèces de mouvement. Cette division du
mouvement complète et corrige celle de Platon (Lois, X,888 e), qui distinguait
trois sortes de mouvement : naturel, arti ficiel et fortuit. Le mouvement • intel­
ligent d'Aristote n'est autre que le mouvement • artificiel • de Platon (l'art

supposant l'intervention d'une Ame, 891 c ss. ) . Quant au mouvement fortuit,


alors que Platon semblait le rapprocher du mouvement naturel (cf. 889 c).
An1sT0Tg le rapproche de l'art, dont le hasard est la matière (Eth. Nic., 4,VI,
1 140 a 18). Finalement, Aristote distingue le mouvement naturel et le mouve­
ment non naturel, lequel peut être soit intelligent (c'est l'art),soit demeurer
fortuit (lorsqu'il est produit par • quelque autre cause • ) . - M ais en quel sens
doit-on entendre, et jusqu'à quel point peut-on maintenir, cette opposition
de la non-nature et de la nature ? Commençons par le mouvement artificiel.
Un tel mouvement, selon Aristote, se distingue àu mouvement naturel en ce
qu'il a son principe, non dans le mobile lui-même, mais à l 'extérieur du mobile
(.A,3, 1070 a 7). Mais il convient de remarquer que cette dualité du moteur et
du mobile reste intérieure à la nature en général, qu'il n'y a au surplus d'art
possible que là où il y a contingence VI,
(Eth. Nic., 4, 1 140 a 10 ss. ), c'est-à-dire
dans le monde naturel, soumis à la génération et à la mort, enfin que tout l'effort
de l'art consiste à • imiter la nature • I I,
(Phys., 2, 194 a 21 ; 8, 199 a 15 ; cf.
1, b
Pari. animal., 1, 639 16, 640 a 27), c'est-à-dire, en l'occurrence, à s'appro­
cher de plus en plus de l'im111a11e11ce du mouvement naturel : l'idéal serait que
• l'art du charpentier descendit dans les flû tes • ( De Anima, 1, 3, 407 b 25) ou
dans le bois des vaisseaux II,
(Pllys., 8, 199 b 28), que le médecin se guérit
lui-même (Phys., I I , 1,
192 28-32)b ou que les navettes marchassent toutes
seules 1,
(Pol., 4, 1253 b 37). Le mouvement artificiel, imitation du mouvement
naturel, n'a donc de sens que dans la sphère de la nature en général, qu'il
prolonge de l'intérieur ou aux défaillances de laquelle i l supplée (Phys., II,
8, 199 a 15). - Plus grave parait être l'opposition d u mouvement proprement
uiolc11t ( fortuit) et du mouvement naturel (Phys., V I I I,
4, 254 b 7-24). M ais
cette distinction, qui se réfère à l a théorie du lieu naturel, reste finalement
elle-même intérieure à la nature : en apparence, le mouvement violent est
l'inverse du mouvement naturel, mais il ne peut durer indéfiniment et doit
s'inverser à son tour (comme dans le cas de la pierre qu'on lance et qui retombe)
pour se convertir en mouvement naturel. I l faudrait alors reconnaitre que le
mouvement na turel lui-même a pour condition le mouvement contre nature :
si toutes choses étaient dans leur lieu naturel et n'en avaient été arrachées
par un mouvement violent, elles n'auraient nul besoin d'y retourner et tout
serait en repos. Si la nature tend au repos, le mouvement ne peut qu'être une
violence faite à cette nature (cas du mouvement • contre nature •) ou un correc­
tif à cette violence, une anti-violence (cas du mouvement dit • naturel •). Mais
alors, dira-t-on, tout mouvement est, directement ou indirectement, contre
nature, et il n'y a de nature réalisée que dans l'immobile, c'est-à-dire en Dieu.
Nous retrouverions par là un sens que nous avons déj à rencontré du mot cpûatc; :
son sens théologique. Disons que la nature physique, que nous envisageons
seule ici, se distingue de la Nature subsistante de Dieu en ce qu'elle comp orte
la possibilitt'.l touj ours ouverte de l 'anti-nature.
( l) To ytv6µ.cvov &?ÇIXV <b:t aûv6c-r6v �an (Phys., 1, 7, 190 b 1 1 ) ,
428 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

n ide où Platon montre que seule une chose composée peut se


mouvoir. Le vieux Parménide se demande dans ce passage si
l'un est en repos ou en mouvement. I l commence par distinguer
deux espèces de mouvement : l 'altération et le mouvement local.
Il montre ensuite que l'un ne s ' altère ni ne se meut localement.
Il ne s'altère pas, car s'altérer serait devenir autre et l'un ne peut
devenir autre qu'il n'est. S 'il change de lieu, ou bien il se meut sur
place d'un mouvement circulaire , ou bien il se déplace d ' un
endroit dans un autre. « S 'il tourne en cercle, il faut qu'il s' appuie
sur un centre et qu'il ait d ' autres parties, celles qui tournent
autour de ce centre ( 1 ) . » Or, l'un ne comporte pas de parties.
S'il se rend d'un lieu à un autre, ce mouvement impliquera un
passage nécessairement progressif : « Quand une chose arrive
dans une autre, n'est-ce pas une nécessité qu'elle n'y soit pas
encore, tandis qu'elle est encore en train d 'arriver et qu'elle n'en
soit pas encore entièrement dehors, si elle y arrive déj à (2) ? »
Or, « ce qui n ' a point de parties » ne peut répondre à une telle
condition (3). L ' un ne se meut donc pas plus de cette façon-là
que des autres : « Il ne se meut d 'aucune espèce de mouve­
ment (4). > > Bien qu'il s 'agisse dans le Parmén ide d 'un exercice
dialectique, on voit la portée physique de cette thèse : si l'un ne
se meut pas, c'est que ce qui se meut n'est pas un, comporte donc
des parties, est donc composé et divisible. Le mouvement suppose
donc la divisibilité. I l serait même plus exact de dire qu'il fonde
la divisibilité , au moins en ce sens, suivant les exemples mêmes
fournis par Platon , qu'il la révèle. C'est l'altération qui nous
avertit que la chose que nous croyions une ne l'était pas, puis­
qu'elle comportait la possibilité de devenir autre tout en restant
elle-même. C'est le mouvement circulaire des corps célestes qui
divise l'espace céleste en régions du Ciel. Enfin, le mobile qui se
meut d'un mouvement local autre que circulaire se scinde lui­
même à l'infini selon les points de l'espace qu'il franchit succes­
sivement. Ce qui est premier ici, ce n 'est pas la divisibilité de
l'espace , mais bien le mouvement lui-même comme division. Le
mouvement ne décrit pas un espace qui serait déj à là, car ce serait
supposer que l'espace existe déj à avec l'infinité de ses p arties,
mais le mouvement est ce par quoi il y a un espace en général et
par quoi cet espace se révèle rétrospectivement à nous comme

l)
pouvant être divisé.

Parmén. , 1 38 c.

I
2) 1 38 d.
3) 1 38 Il.
4) 1 39 a.
MO U VEMEN T E T D I V ISIBILITÉ 429

Aristote reprendra , tout au long de ses ouvrages physiques,


des analyses de ce genre. Ainsi établira-t-il, au livre V I de la
Phys ique, que « tou t ce qui change est nécessairement divi­
sible » ( 1 ) , avec des arguments qui reprennent presque textuel­
lement ceux du Pai·ménide : « Puisque tout changement va d'un
terme à un autre ... , il est nécessaire qu'une p artie de ce qui
change soit dans un des deux termes et qu'une partie soit dans
l ' autre ; car qu 'il soit dans les deux à la fois, ou ni dans l'un
ni dans l'autre , c'est impossible (2). » II montrera récipro­
quement que l 'indivisible ne peu t se mouvoir (3) , et ailleurs, il
u tilisera ce résultat général pour montrer qu 'il n'y a pas de
génération ni de corruption du point, de la ligne ou de la surface
(qui sont tous indivisibles par quelque dimension) (4) ni de la
form e , qui, elle, est métaphysiquement indivisible (5). Ailleurs ,
enfin, Aristo te montrera qu'entre le moteur et le mobile , il ne
peut y avoir qu'un simple « contact », préservant l'individualité
de l'un et de l'autre, et non une fusion essentielle, car « l'homogène
et l'un sont impassibles » (6). M ais il ne s' agit là que d ' applications
phys iques du principe de la composition de l 'être en mouvement,
même lorsqu'il s 'agit de constater négativement, dans le cas des
êtres mathématiques ou de la forme, que l 'indivisibilité de ces
ê tres les empêche d 'être générables et corruptibles, donc d 'être
des êtres physiques. Ce qu' Aristote veut montrer à la suite de
l'analyse platonicienne du Parmén ide , c'est que le mouvement
introduit dans l'être une divisibilité en éléments, caractéristique
de la matière ; ainsi montrera-t-il que même les êtres, tenus
généralement pour immatériels, qui se meuvent circulairement
dans le ciel , comportent au moins, du seul fait qu 'ils sont en mou­
vement, une matière locale (iSÀ'Y) -romx�) ( 7 ) , ce qui n ' est qu'une
autre façon d' exprimer leur divisibilité à l'infini , conséquence
elle-même de la continuité de leur mouvement.
M ais le texte du livre 1 de la Phys ique, s'il se rattache aux
autres formulations physiques du même principe, nous paraît
avoir aussi, dans le contexte où il est employé , une signi fication

(1) To Bè µeToi:Ô&ÀÀov cfooi:v &v&y><'I) BLoi:LpE't'l>v etvoi:L (Phys., VI, 4 , 234 b I O ) .


(2) I b i d . , 234 b 10-17.
(3) Phys., VI, 10, 240 b 8 ss.
(4) Mét., B , 5, 1002 a 30 SS.
0(5) Sur cette � hèse que Tb et8o.; �ô yLyvEToi:L, �r. Mét., Z, 8, 10:!3 b 5,
17 , 15, 1039 b 26 , H, 3, 1043 b 14 ss. , 5, 1044 b 21 , Pllys., V, 1, 224 b 5.
Seul le livre K enseigne ln corruptibilit6 de lu forme ( K , 2, 1060 a 23), ce qui
-

nous paratt un argument de plus contre l'authenticité de K, 1-8.


9, a 5,
(6) Gen el Corr., I, 327 1 ; Phys., IV, 213 a9; 3, a V, 227 6 ; VIII,
4, a .1 ,
255 13 ; Mét., 4, 1014 22 ;
b 0, I , a
1046 28.
H,
(7) 1, 1042 6-7.
b
430 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

plus fondamentale. « Tout ce qui est devenu est composé ; il y a


d 'un côté ce que c'est devenu , de l 'autre, ce qui est devenu
cela ( 1 ) , et ceci s'entend en deux sens : soit le suj et, soit l'opposé (2) .
J 'appelle opposé l'illettré, suj et l ' homme ; l'absence de figure, de
forme, d'ordre, voilà l ' opposé ; l'airain, la pierre ou l ' or, voilà le
suj et (3). » Ce texte indique donc les divisions que le devenir
détermine dans l'être. Nous disons bien « détermine » et non
« présuppose », car le mouvement même de l'analyse, qui part du

devenir, montre bien que le devenir est la réalité fondamentale


sous la pression de laquelle l'être en devenir va s'ouvrir à une
double dissociation et sans laquelle il n'y aurait aucune raison de
le tenir pour complexe. La première dissociation est celle qui
s 'exprime dans le discours prédicatif, sous la forme de la distinc­
tion entre le suj et et le prédicat : il y a ce qui devient et ce que
devient ce qui devient. Mais on dira : où est ici la dissociation
puisque le discours prédicatif exprime une identité - ici une
identité devenue - entre le suj et et le prédicat ? En fait, la prédi­
cation, du moins lorsqu 'elle n'est pas tautologique, est une syn­
thèse, et Aristote ne disait pas autre chose en posant en principe
que u tout ce qui est devenu est composé ( c:r6vfü:'t'ov) ». Or la
composition prédicative suppose une dissociation préalable (4) et
n'est possible que là où cette dissociation est donnée, c' est-à-dire
dans l 'être en mouvement ; seul le mouvement permet de dis­
tinguer l'attribut qui advient au suj et et le suj et lui-même.
Comment saurions-nous que Socrate est assis, si Socrate étai t
touj ours assis et ne se levait pas ? Autrement dit, comment
distinguerions-nous l' attribut du suj et, si l 'attribut ne se séparait
du suj et à un moment ou à l'autre de la vie de celui-ci ? On dira ,
certes, que cette distinction ne vaut que pour l'attribut accidentel,
qui peut être tantôt présent dans le suj et, tantôt non. Mais même
dans le cas de l 'attribut essentiel, sa distinction d ' avec le suj et
( condition elle-même de la synthèse prédicative) n'est rendue pos­
sible que par un mouvement supposé , et dont on reconnaît aussitôt
l'impossibilité, une sorte de variation imaginative, selon laquelle

( 1 ) Nous ne pouvons suivre ici la traduction de Carteron, qui, prenant. le


sujet pour l'attribut et l'attribut pour le suj et, dit exactement le contraire et
rend inintelligible par là même le membre de phrase qui suit.
(2) Nous n'avons pu préserver le jeu de mot.a que fait le grec entre Ô7toxe:l­
!'&:vov (le sujet du changement) et iivTLKe:!µe:vov ( l'opposé de ce que la chose
devient) .
(3) Phys . , 1 , ï, 190 b 1 1 - 1 7.
(4) On remarquera qu'Aristote dit indltTéremment. que l'être en mouvement.
est a6v6E:Tov ou 8L0tLpe:T6v (VI, 4, 234 1 0 ) . La synthèse suppose une divi­
b
sion. Il n'y a ni division ni synthèse en Dieu.
FORME, 1VIA 1'II�RE, PRI VA TION 43 1

nous nous demandons si le suj et serait encore le suj et si nous suppo­


sions absent tel ou tel de ses attributs : ainsi un triangle peut cesser
d'être d ' airain, ou isocèle, sans cesser pour autant d 'être triangle ;
m ais si nous le dépouillons de ses trois côtés, nous le suppri­
mons en tant que triangle : c'est donc que la trilatéralité est un
attribut essentiel du triangle ( 1 ) . Ici donc encore c'est un mouve­
ment imaginaire (mais l'imagination n 'est-elle pas elle-même un
mouvement (2) ?) qui dissocie l ' unité de l'être en un suj et et un
prédicat, substitue à l 'unité indistincte du TL la structure diffé­
renciée du TL xomX. TLVoç (3).
Mais cette dissociation n'est pas la seule que le mouvement
institue dans l'être. Ce qui devient se dit, en effe t, en deux sens :
il y a ce qui disparaî t dans le devenir et s ' efface devant ce qui
advient ; il y a d'autre part ce qui se maintient dans le devenir
et fait que c'est bien le même être qui devient ce qu'il n'était pas.
Le langage ici encore révèle cette double possibilité : on peut dire
que l 'illettré devient lettré , mais aussi que l'homme devient lettré ;
ce qui devient, c'est aussi bien ce qui é tait et ne sera plus que cc
qui sera encore , lorsque ce qui était ne sera plus. Le devenir
révèle donc dans le devenu une triplicité ou plutôt une double
dualité de principes (4) ; si l'on appelle fo rme ce qui advient dans
le devenir et s 'exprime dans l'attribut, la forme s'oppose, d 'une
part, au suj et comme ma tière du devenir, d ' autre part, au suj et
comme absence de cette forme, c'est-à-dire comme privation.
Par là , Aristote a réfuté les É léates, qui ne connaissaient qu'un
seul principe, principe que, dans leur ignorance où ils étaient de
la privation, ils croyaient trouver soit dans la matière soit dans
la forme (5). Si la triplicité des principes de l'être est imposée à
l 'être par le fait qu'il est en mouvement, on comprend inverse­
ment maintenant pourquoi la doctrine de l'unicité du principe
était liée à celle de l 'impossibilité du mouvement .
Mais il reste à dégager l a portée d e cette dissociation d e

(1) Anal. posl., I , 5 , 7 4 33-b 4 ; cf. I , 4, 7 3 b 3 8 ss.


a
(2) Phys., V I I I , 3, 254 29 ;
a De Anima, I I I , 3, 428 b l i (cf.
infra, Conclu­
sion, p . 492-493) .
( 3 ) Sur cette structure, qu i n'est pas seulement logique, mais ontologique,
et. E . TuGEN D HAT, TI KATA TINO�, Eine U11lers11chu11g zu Struklur und
Ursprung arislo/elischer Gr1mdbegrif/e, 1 958. Cet au teur montre j ustement
que cette structure manifeste ce qu'il appelle la Zwiefiiltigkeit de l'être. Mais
nous ne serions pas d'accord sur la description de celle Zwie/iilligkeil (et. notre
compte rendu de cet ouvrage dans R.E. G., 1960, p. 300-30 1 ) , et M. Tugendhat
ne dit rien de son enracinement dans le mouvement.
(4) Plrys., I, 7, 1 90 b 30.
(5) Dans la matière : Mélissos ; dans la forme : Pu rménide (A, 5, 986 1 9 ; b
Phys., I , 2, 1 85 32, b 16 ; cf. I I I , 6, 207 a 1 6- 1 7 ) .
a
432 LA SCIENCE INTR O U VA BLE

l 'être en ses principes. Nous avons vu plus haut qu 'Aristote,


lorsqu 'il reprenait dans un sens physique le principe platonicien
de la divisiblité du générable, entendait, par là, une divisibilité
en éléments. Mais s 'agit-il ici de cela, lorsque nous disons que
l'être en devenir est un composé de matière, de forme et de
privation ? Les éléments de l'être, c'est-à-dire ses « composants
immanents et premiers » ( 1 ) , sont eux-mêmes des parties de l'être,
donc des êtres. Or, la privation ne peut être une partie de l'être,
puisqu'elle n ' est pas de l 'ordre de l 'être, mais du non-être. Quant
à la matière et à la forme, s 'ils sont des composants réels de l'être
en devenir, ils n'en sont pas pour autant des parties. La preuve
en est qu'on ne peut les dissocier physiquement ; on ne peut
concevoir, dans un être physiquement existant, de matière sans
forme ni de forme sans matière. Adopterons-nous alors le voca­
bulaire de l ' abstraction pour exprimer ce rapport entre la tota­
lité concrète en devenir et les « aspects » que nous distinguons
en elle ? Mais le processus de l ' abstraction est lié pour nous à
celui de la généralisation ; or, rien de tel n 'advient dans le
processus par lequel le devenir nous contraint de distinguer
la matière, la forme e t la privation. La forme « abstrai te » de
la matière n 'en devient pas pour autant plus générale, non plus
que la matière, car à chaque matière correspond une forme
déterminée et inversement : &ÀÀ<f> e:l:�e:� ll.ÀÀYj lSÀYj (2) . Quant à
la privation, on la réduit à un pur néant d 'être et de pensée, si
on la généralise ; la privation n ' est pas l'absence en général,
mais l ' absence de telle présence ; plus précisément, elle ne se
constitue comme telle que rétroactivement, comme manque
et atten te de ce que le suj et est en fait advenu. Le vocabulaire
de la partie et du tout, de l'abstrait, qui est général, et du
concret, qui est particulier, d 'une façon générale le vocabulaire
de l 'élément, entendu comme composant physique ou logique,
sont tout à fait inadéquats pour exprimer le rapport de la
matière, la forme, la privation, à l'être en devenir, dont ils
sont, dit Aristote, les « principes ». Ce qu'exprime la triplicité
des principes, ce n 'est pas une quelconque tripartition physique
ou logique d ' un tout qui serait dès lors physiquement ou logique­
ment « composé », mais l a triplicité, ou plutôt la double dualité,
qui j aillit de l'être lui-même, dès lors qu'il comporte la possibi­
lité du mouvement. Ce n 'est pas nous qui comptons trois prin­
cipes dans l'être , pour en tirer un schéma < < général » d'explica-

(1) a , 3, 1014 a 26.


(2) Phys., II, 2, 194 b 19.
LE MO U VEMENT « EXTA TIQ UE » 433

tion ; mais c 'est l 'être qui, à chaque fois, en chacun de ses instants,
se dédouble et se re-dédouble, « éclate », si l'on peut dire, selon
une pluralité de sens, de directions, qui dé finit l ' unité, pourrait­
on dire, « extatique », la 7toc/.. ( v't'ovot; Oc.pµov(11 de sa structure ( 1 ) .

Si l 'être en devenir comporte trois principes, ce n'est pas par une


sommation à partir de l' unité qu'Aristo te y est parvenu ; nous
l ' avons déj à vu reprocher à Platon de multiplier les principes
à côté de l 'être au lieu de rechercher la structure multiplement
signi fiante de l'être lui-même ; il ne s 'agit donc pas ici d ' une
adjonction à l 'être, mais d 'une duplication et d ' une re-dupli­
cation spontanée de l'être lui-même, en tant qu 'il est être en
mouvement. Pourquoi cette duplication se dédouble-t-elle elle­
même et donne-t-elle ainsi naissance à trois principes et non à
deux ? Aristote s 'en explique un peu plus loin : c 'est, dit-il, qu' « il
faut un sujet aux contraires » (2) et un peu plus haut : « Il ne
peut y avoir de passion réciproque entre les contraires (3). »
Ces deux remarques, qui ne sont pas ici développées, nous ren­
voient à la théorie aristotélicienne des contraires (4). Les
contraires sont ceux des attributs qui difîèrent le plus à l'intérieur
d'un même genre (5) ; ils constituent la difîérence maxima
compatible avec l 'appartenance à un même genre (6 ) , alors que
les attri buts contradictoires ne peuvent s ' a ttribuer qu'à des
genres dont ils fondent par là même l 'incommunicabilité. En
vertu de ces définitions, lorsqu ' une chose reçoit successivement
deux attributs con traires, elle devient certes autre, mais non pas
au tre chose : elle reste substantiellement la même, alors qu'une
chose qui reçoit un attribut contradictoire cesse par là même

( I l Sur le caractère « extati �ue • du mouvement, cf. Plzys., IV, 12, 221 b 3 :
' H s � KLV'l)O"L<; l#aT'l)O"L T O ômxpzov. O n traduit généralement èÇlaT'l)O"L par
df
é ait, au sens de : détruit. Mais le verbe èÇLO"TcXVIXL n'a j amais eu un tel sens.
Selon les dictionnaires de BAI LLY et L m n E LL S coTT - (sub v0) , il signifie : faire
sortir de . . . , mettre hors de soi et, par suite, plonger dans (cf.
l'extase Rlzélor.,
III, 8, 1408 b 6 3 ) . Nous traduirons donc : « Le mouvement fait sortir de soi­
même le subsistant. • Le mouvement est ce par quoi le sub-sislanl (TO ôn&px.ov
semble bien synonyme ici de TO ônoxdµe:vov ; cf. Tu o E N D H AT, op. cil., 1 4,p.
n. 3) ne se maintient dans l'être que comme un ex-sistanl. Cette ex-sistence,
1
cette extase, se manifeste dans la structure rythmée du temps, qui est nombre
(221 b 2). Certes, cet • éclatement • de l'être mis • hors de soi • par le mouvement
a pour effet de l'user ( xix-rix-r·ljxe:L, 221 a 2 3 ) , de le • faire vieillir • (y'l)p&axe:L,
ibid.) et finalement de le détruire { cp0opô1.<;,29.1 b l ) , mais ce ne sont là que des
effets de ce qu'il y a de fondamentalement • extatique » dans le mouvement.
Cf. aussi Phys . , IV, 13, ( (J.E:TIXÔOÀ'� s� nôi.aoc cpuae:L ÈKO"TIXTLK6v);
b . 16 1, 3, 406
Coelo, 286 19 ; De222Anima,
I I , 3, a b 13.
De
(2) 6e:'L ônoxe:foOocl TL TOL<; èvixv-r(oL<; (
191 4). a
(3) 190 b 33.
(4) el
Catég., IO 1 1 ; De llztcrpr., 14 ; Mét., IO ; I, 6, 4.
(5) 6, IO, I018 a 26-27.
(6) Cf. J r• Partie, chap.
II, § 4.
434 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

d 'être ce qu'elle était ; elle est détruite en tant que telle ou,
inversement, est produite ; la naissance et la mort sont le mou­
vement selon la contradiction ( 1 ) . Les contraires sont donc les
limites extrêmes entre lesquelles une génération réciproque est
possible (2) , réciproque, c 'est-à-dire réversible, et qui, par là,
ne détruise pas l 'unité générique de ce qui devient. Que veut
donc dire ici Aristote lorsqu 'il affirme qu'il « ne peut y avoir de
passion réciproque entre les contraires » ? La négation porte
ici, non sur la passion elle-même (car les contraires pâtissent
l'un par l'autre et c 'est dans cette « passion » que consiste le
mouvement) , mais sur la réciprocité de la passion ; si les contraires
étaient seuls en présence dans le mouvement, l'apparition de
l 'un serait la mort de l 'autre : si le chaud devient froid, il est
détruit en tant que chaud et, si le froid devient chaud , il est
détruit en tant que froid. Ce n 'est donc pas le même chaud qui
est restauré, mais un autre qui est instauré. S 'il n'y avait que
les contraires en présence, le mouvement serait une succession
de morts et de naissances et n 'aurait aucune continuité. M ais
l ' expérience nous apprend que le mouvement selon les contraires
est réversible, sans qu 'il faille voir dans cette réversibilité une
renaissance, mais seulement un retour, non pas la négation
d 'une négation, mais la restauration d 'une privation. Les
contraires, en advenant successivement et en s'excluant par là
même (3) , ne mettent pas pour autant en cause la permanence
de la chose qui devient et qui demeure sous le changement,
ce qu'Aristote exprime par les mots : ûnoxe:fo0oc�, ûnoxe:(µ.e:vov.
La triplicité des principes du mouvement apparaît dès lors
comme la condition de son unité extatique. Si le mouvement
était simplement substitution de la forme à la privation , il
n attrait avec l'apparition de chaque forme et cesserait avec sa
disparition. Mais Aristote repousse une telle conception disconti­
nue du mouvement, que Platon avait suggérée dans un passage
du Parmén ide (4) . Ou plutôt ce qui est discontinu , c 'est la

li) Phys., V, 1 , 225 a 12 ; Gen. et Corr., l , 2, 317 a 1 7-3 1 .


2 ) Mét., 1 , 4, 1 055 a 8 , 12.
b
3 ) Les contraires sont une espèce des opposés. Or • des attributs sont dits
8tre opposés (avTL>eeîa6aL) dans tous les cas où ils ne peuvent coexister dans le
sujet qui les reçoit (�, IO, 1 0 1 8 a 22) .

(4) 1 56 de. Le mouvement est ce • tout à coup • ( ��alcpv"l)i;; ) qui est étrange,
parce que • sans lieu • (&To'lt'ov) , et qui fait que quelque chose qui n 'était pas
est là. C'est de cette façon qu'Aristote envisagera, de fait, l'avènement ou la
disparition de la forme (qui survient et disparaît axfl6Vc.>Ç1 �V aT6µ<j> VÜV,
commente le Ps.-ALEX., à propos de Z, 8 1 033 5, 495, 23) . Mais, justement il
b
ne s'agit pas là, pour Aristote, d'un mouvement : la forme 11e devient par (cf.
p . 429, n. 5, ci-dessus).
LES TRO IS PR INC I P F:8

succession des accidents qui adviennent et disparaissent. Mais,


de mêm� qu'un discours qui ne comporterait que des attributs
serait inintelligible ( 1 ) , de même un monde où se succéderaient
les accidents serait incohérent. De même que l 'intelligibilité
du discours impliquait l'admission d 'un suj et distinct des attri­
buts , de même la cohérence du monde exige que la succession
des accidents n'afîecte pas la permanence du suj et. Ou plutôt
le suj et du devenir se dit en deux sens ; il y a un suj et évanescent
qui se supprime dans le devenir : ainsi l'illettré disparaît en deve­
nant lettré ; mais le sujet est aussi ce qui ne disparaît pas :
l'homme, d 'illettré qu'il étai t, devient lettré sans cesser d 'être
homme. Aristote répond, par là, à deux difficultés soulevées
par la philosophie antérieure : celle d 'après laquelle le sujet
devait disparaître en devenant autre (Clinias ignorant mourait
en devenant savant) (2) ; et cette autre difficulté , soulevée par les
É léates, selon laquelle le mouvement n ' est pas, ne pouvant pro­
venir ni de l 'être ni du non-être. En réalité, il fau t dire que le
devenu vient en un certain sens de l 'être qui est le suj et, c'est-à
dire ici la matière, du devenir ; en un autre, le devenu vient
du non-être, mais de ce non-ê tre relatif qu 'est la privation.
Cette dualité, Aristote la découvre dans le double sens de l 'expres­
sion ylyve:a6ott èx., venir de et être fai t de ; il faut dire , à la fois
- quoique en deux sens difîéren ts - que le lettré vient de
l 'illettré , et que la statue est faite (ylyve:-rott) d 'airain (3). M ais
une autre expression permet de difîérencier ce que masque l 'ambi­
guïté du verbe ylyve:a6ott : nous disons que la statue est d ' airain
(:)(.otÀx.ouc;; ) , alors que nous ne disons pas du lettré qu'il est (fait)
d'illettré (4) . )
M ais cette analyse serait incomplète s i o n n e l a rattachait
pas, bien qu'Aristote ne le fasse pas expressément, à son analyse
du temps. Les implications temporelles de la dissociation
de l 'être-en-mouvement en matière , privation et forme sont
clairement décelables dès l'analyse du livre 1 de la Phys ique :
la forme est ce que la chose sera , la privation ce qu 'elle était,
le suj et ( lmox.e:lµe:vov ) ce qui subsiste , demeure ( tmoµéve:t) (5) ,
ne cesse pas d 'être présent au travers des accidents qui lui advien­
nent. Le suj et présente ici les mêmes caractères que le mainte-

(1) cr. I •• Partie, chap. I I , § 2, p . 1 34 SS.


(2) CC. PLATON, Euthydème, 8 2 3 d . Voir
infra, § 2.
(3) Phys., 1, 7, 190 a 21-31. Cf. A. MANSION, Inlroduclio11 à la physique
arislolélicien11e, 2• éd., p. 76.
(4) Cf. Z, 7, 1033 a 6 ; Gen. el Corr., I I , 1, 329 a 17.
(5) PhlJB., 1 , 7, 190 a 19.
436 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

nant (vüv) ( 1 ) , qu'Aristote analysera au livre IV de la Phys ique.


Toute l 'analyse aristotélicienne du temps repose sur l ' idée de la
permanence du maintenant ; sans cette permanence le temps
ne serait rien , car le passé n'est plus et l 'avenir n 'est pas encore,
et ce qui est composé de non-êtres est soi-même non-être (2) .
La seule réalité du temps est donc celle du maintenant. En quoi
consiste cette réalité ? Le maintenant apparaît d 'abord comme
une limite à chaque fois différente , car le temps, étant une tota­
lité divisible , semble admettre une infinité de limites ; m ais
d 'autre part, il semble bien être à chaque fois le même , car s'il
ne l 'était pas, dans quel temps deviendrait-il autre (3) ? Cette
dernière remarque manifeste bien le caractère fondamental du
m aintenant ; le maintenant ne peut lui-même devenir autre ,
puisqu'il est ce dans quoi tout devenir se produit. Mais on en
reste à des considérations seulement dialectiques, donc vides,
sur le temps, tant que l'on parle du temps en général, alors que
la seule réalité est celle de l'être-dans-le-temps, qui n'est
autre, comme nous le verrons, que l'être en mouvement. La
permanence du maintenant est fondée sur la permanence du
mobile, qui est touj ours maintenant ce qu 'il est (4). M ais cette
permanence ne va pas sans une certaine altérité ; « le maintenant
est le même en tant qu'il est ce qui se trouve être à chaque fois ;
mais il est différent quant à son être » (5) ; et plus loin : « Le
mobile est le même en tant qu'il est ce qui se trouve être à chaque
fois (un poin t, une pierre ou quelque autre chose de ce genre) ,
mais i l est différent par l e discours, d e l a façon dont les sophistes
considèrent que Coriscos au Lycée est différent de Coriscos sur
l 'agora (6). » Ce texte manifeste bien le commun enracinement
du discours attributif et du temps extatique dans la réalité
fondamentale du mouvement ; c'est parce que le mobile se meut
que le suj et de l'attribution reçoit des attributs qui modi fient
son être-là et que le maintenant devient à chaque fois autre

li) La traduction maintenant me semble préférable à celle d' instant (ainsi


Car eron) . L'instant évoque l'idée du • tout à coup • : c'est l'��otLcpv11ç platoni­
cien ; or toute l'argumentation d 'Aristote tend à montrer que le maintenant
n'est pas un simple ��otLcpv11ç, mais la permanence d'une certaine présence .
(2) Phys., IV, IO, 2 1 7 b 32-2 1 8 a 6.
(3 Ibid., 218 a 1 9-21 .
!
( 4 C'est ce qui ressort de 2 1 9 10-1 1 0 3' &µot 7tiiç x p6voç 6 otÔT6ç . TO :y<Xp
b : •

vüv TO otÔTO 1:1 7t0T'ijv et de 219 18 : ToiYro [ TO cp e:p6µe:vov J 8 µèv 7tOTE av TO otÔT6.
b
Aristote emploie, on le voit, les mêmes expressions pour désigner le maintenant
et le mobile (cpe:p6µ,e:vov). Cette équivalence est posée plus loin en principe :
Tij> 3è cpe:poµ�v<t> &xoÀou6e:î TO vüv (219 b 22) . Cf. W. Bnllcrr n n , Aristote/es,
p. 1 03-105.
(5) 2 1 9 b IO.
(6) 2 1 9 b 1 8-2 1 .
LE TEMPS « EXTA TIQ UE » 437

dans son contenu ; mais c'est parce que le mobile demeure le


suj et touj ours présent (Û7toxe:(µe:vov) de ses modifications, que
l'essence ne disparaît pas dans les attributions accidentelles qui
lui adviennent, et que le maintenant assure, à la façon du
point qui se déplace sur une ligne ou de l' unité qui se répète
indéfiniment dans la numération ( 1 ) , la « continuité du mou­
vement » (2) . On ne s'étonnera pas que, dans le langage des gram­
mairiens, le mot Û7toxe:(µe:vov qui désigne chez Aristote à la
fois la matière du mouvement et le suj et logique, ait fini par
signifier le temps présent (3) . Cette présence du présent n'est
cependant pas la présence immuable de l 'éternel : c'est une pré­
sence qui devient à chaque instant présence d ' un nouvel événe­
ment, lequel prend la place du précédent ; elle se diversi fie à
la fois dans l 'avant et l'après du temps et dans la variabilité
infinie du discours (4) ; de ce point de vue, le maintenant n'est
pas moins divisant qu'unifiant : « Le temps est continu grâce
au maintenant et il est divisé selon le maintenant (5). » De la
même façon, la matière assure la continuité du mouvement : c'est
le même airain qui est tour à tour airain informe et statue ; mais
c'est elle aussi qui divise le mobile selon son infinie mutabilité.
Nous verrons que ces remarques ne s'éclaireront qu'à partir
d'une nouvelle analyse : la permanence du maintenant ou de
la matière ou du suj et logique est moins celle d'un être que
d ' une puissance d 'être ; ce qui se maintient dans le mouvement,
c'est la mutabilité touj ours présente de cc qui se meut, moins
une présence que ce par quoi une présence en général est pos­
si ble. Le vocabulaire de la partie et du tout, de la « composition »
de la matière et de la forme, devra être banni si l'on reconnaît
qu'il ne s'agit pas là seulement d 'une division en parties, mais
de la manifestation de la structure, indissolublement uni fiante
et divisante , en un mot « extatique », de l'être en mouvement.
Si nous reconnaissons que la forme est l 'avenir du mouvement,
la privation son passé et la matière son présent indé finiment
présent dans sa nouveauté , nous n'aurons pas divisé l 'être en
parties qui seraient elles-mêmes des êtres ; car le passé et l 'avenir,
avons-nous vu, ne sont pas des êtres et « le maintenant n 'est
pas plus une partie du temps . . . que les points ne le sont de la

( 1 ) • Le temps est le nombre du mouvement, et le mouvement est comme


le mobile : il est, pour ainsi dire, l'unité du nombre • (220 a 2-3 ) .
( 2 ) • L e maintenant e s t la continuité du temps ( auvl:xe:1a: J(p6vou) . . . ;
ilrend continu � en effet, le passé et le futur • ( IV, 13, 222 a 10-12).
(3) Cf. E. TUGEND HAT1 op. cil., p. 15, note.
(4) 220 a 8.
(5) 220 a 5.
438 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

ligne » ( 1 ) . Le seul être qui soit ici en cause est l 'être en mouve­
ment lui-même ; il est la réalité dernière en deçà de laquelle on
ne trouverait que le vide du discours si l'on prétendait y décou­
vrir d 'autres êtres composants. M ais le discours, qui serait impuis­
sant si nous en attendions quelque révélation des éléments de
l 'être, n ' en est pas moins le lieu où se manifeste la structure
complexe de l'être en mouvement, telle qu'elle se fait j ou r à
travers la pluralité des significations du mot être. La thèse phy­
sique de la divisibilité du mouvant se traduit ontologiquement
dans celle de la pluralité des sens de l'être ; on ne s'étonnera donc
pas que, dans le livre 1 de la Phys ique, cette thèse ontologique
soit constamment rappelée comme principe de la réfutation
de ceux qui, en supprimant le mouvement, supprimaient par là
même la physique : « Le raisonnement de Parménide est faux ,
parce qu'il prend l 'être absolument, alors qu'il a plusieurs
sens (2). » Ce n'est là cependant qu 'une reconstruction rétros­
pective de la démarche d 'Aristote et, par contre-coup , de celle
de Parménide. Parménide n ' a pas ignoré une thèse qu 'il aurait
connue s'il avait lu les livres d 'Aristote ou suivi son enseigne­
ment. Mais c'est inversement la carence de Parménide, son silence
devant le mouvement, qui amène Aristote à reconnaître la
signification multiple de l 'être en mouvement ; ou plutôt Par­
ménide n'est ici qu'un des moments à travers lesquels la
« contrainte des phénomènes », à laquelle lui-même et ses dis­

ciples devront partiellement se rendre (3) , fini t par se faire


j our. C'est la contrainte des phénomènes qui amenait déj à les
E léates à faire , contre leur décision d 'unité , des dissociations
dans le concept de cause. C'est. la contrainte du mouvement
qui, par la médiation de la parole philosophique, divise l 'être
contre lui-même selon une pluralité de sens. dont l 'unité reste
cependant indé finiment « recherchée ».

§ 2. L'acte inachevé

« C'est parce qu 'ils n'ont pas distingué les significations

qu 'ils se sont égarés (4 ) . » Par cette formule, Aristote résume, à


la fin du premier livre de la Physique, sa critique des É léates et
introduit sa propre solu tion de l'aporie : la distinction de la

( 1 ) 2'W a 1 9-20.
(2) Phys., 1 , 3 , 186 a 24.
(3) Mét., A, 5, 986 b 3 1 .
( 4 ) Phys . , I , 8 , 1 9 1 b 10.
A CTE ET P U ISSA N CE 439

forme et de la privation d'une part, de la forme et de la matière


de l 'autre, permet d'affirmer que l'être, s'il ne peu t provenir de
l 'être en soi, peut provenir de cet être par accident qu'est la
privation, et, s'il ne peut provenir du non-être en soi, peut
provenir de ce non-être par accident qu 'est la matière. Telle
est du moins une façon de « résoudre » l ' aporie ; mais il en est une
autre, pour l 'élaboration de laquelle Aristote nous renvoie à
d 'autres écrits : celle qui consiste à distinguer l 'acte et la puissance
ou plus précisément à reconnaître que « les mêmes choses peuvent
être dites selon la puissance et l'acte » ( 1 ) .
A l a difîérence d e l a distinction des trois principes, celle
de l'acte et de la puissance est davantage présupposée par la
Phys ique qu'elle n'y est véritablement établie. L 'analyse du
mouvement, au livre I I I , la suppose connue, et c'est dans le
livre 0 de la Métaphys ique que nous devons en chercher l'éla­
boration. Cette place pourrait laisser croire que la distinction
de l 'acte et de la puissance est indépendante de l ' a nalyse du
mouvement et que celui-ci en constitue seulement l'un des
domaines d ' application. C'est, du reste , ce qui sem b le ressortir
du plan même du livre 0, tel qu'il est annoncé dans les premières
lignes de ce livre : « La puissance et l 'acte s'étendent au delà
des cas où l'on se réfère seulement au mouvement. » Aristote
annonce donc qu'après avoir parlé de la puissance dans ses
rapports avec le mouvement, il traitera, « dans ses discussions
sur l'acte , des autres sortes de puissance » (2) . Mais il convient
de remarquer, d 'abord , qu'Aristote présentait un peu plus haut
l a puissance relative au mouvement comme la puissance pro­
prement dite ( µaÀLO"'t'IX xup(wc;; ) (3) , tout en regrettant que ce
sens « ne fût pas utile à son propos actuel ». D 'autre part, dans la
deuxième partie du livre 0, il ne traitera pas, en fait, d'une autre
puissance que celle qui se dit relativement au mouvement, mais
seulement de l ' acte , dans le but manifeste de montrer qu 'il
peut y avoir un acte sans puissance, un Acte pur, qu i n'est pas
mouvement, mais se confond au contraire avec l'immobilité
divine. Mais ce passage à la limite , cette théologisation de la
notion d ' acte , n'enlève rien aux origines sublunaires de la notion
et, si, par une exténuation des implications mondaines de la notion
d ' acte, Aristote parvient à l ' appliquer à la description de l'essence
divine, ce nouvel usage ne contredit pas, mais confirme que la

( 1 ) Ibid., 1 9 1 b 27-29.
(2) 0 , 1 , 1 046 a 1 -4 .
(3) Ibid., 1 0 4 5 b 36.
440 LA SCIENCE IN TRO U VA BLE

distinction de l 'acte et de la puissance est imposée à la pensée dia­


critique par le mouvement et par lui seul : la preuve en est que
seul l ' Immobile est Acte pur, c'est-à-dire acte sans puissance, et
que tout le reste, c 'est-à-dire tout le mouvant, se caractérise par
ce que la scolastique appellera la « composition » d ' acte et de
puissance.
Si la notion de puissance (8UvocµLc;) implique immédiatement
la référence à un pouvoir, et plus précisément à un pouvoir­
devenir-autre ( 1 ) , les deux termes qu'Aristote emploie là
où la tradition parle uniformément d 'acte - ÈvépyeL<X et Èv-re­
Àé:x_eL<X - se réfèrent plus concrètement encore à l ' expérience
du mouvement. Dans le cas d'èvépyeL<X, ce qui demeure pensé
à travers la formation savante du mot, est l 'activité artisanale,
plus précisément l'œuvre (�pyov ) . Certes, l'acte n ' est pas l 'acti­
vité, et Aristote prendra bien soin de le distinguer du mouve­
ment (2) , mais il en est le résultat. Il n' est pas le devenant, mais
le devenu, non pas le bâtir, mais l 'avoir-bâti (3) , non pas le
présent ou l ' aoriste du mouvoir, mais le parfait de l'avoir-mû
et de l ' avoir-été-mû (4). De même, le mot Èv-reÀÉ:x_eL<X se réfère

(1) La référence au mouvement est présente dans la définition générale de


la puissance : • On appelle puissance le principe du changement ou du mouve­
ment dans un autre être en tant qu'autre ou par le fait d'un autre être en tant

qu'autre • ( , ; cf.
12, 1019 a 19 1019 a 15 et 1020 a 5, où cette même défini­
tion est présentée comme • la définition proprement dite de la puissance
au sens premier • ) . Cette défini tion générale s'applique, aussi bien qu'au
pouvoir-agir, au pouvoir-subir et même au pouvoir-résister (1019 a 26-32. )
Mais il convient d'observer que, même dans ce dernier cas, l'impassibilitll de
ces choses naturelles qui doivent à leur • puissance • de n'être pas • brisées.
broyées, courbées, en un mot, détruites » (1019 a 28)n'a rien à voir avec l 'impas­
sibilité de Dieu, qui n'a besoin d'aucune • puissance • pour résister à on ne sait
quelle motion. En Dieu, l'impassibilité est la contradictoire de la passion ; dans
les choses résistantes, elle en est seulement le contraire. Les commentateurs
sont donc dans l 'erreur lorsqu'ils comparent, au degrll près, l'impassibililll de
Dieu à celle de la salamandre, comme si l'impassibilité de Dieu était le plus
haut degré de la puissance, une p uissance 6minente (xomx To TEÀELùlTLx6v,
dit AscLÉP m s ,328, 31, et non xomx TO cp6apTLx6v ; cf. ALEX, 328, 31). En fait,
pour Aristot e, la puissance n'a de sensqu'à l'intérieur de l'être en mouvement
et n'en a aucun en Dieu.
! 2ie , 6, 1048 b 18-34.
3) 1048 b 31-32.
(4) Ibid., 32. Dans tout ce passage, il est vrai, Arist ot e semble réserver la
notion d'acte à un autre usage ; en opposant l 'acte au mouvement, il songe à des
actes qui ne seraient qu'actes, c'est-à-dire où l'achèvement ne serait pas le
résultat d'un processus, mais se confondrait avec l'activité elle-même ; tel
serait le cas de la vue, de la pensée, de la vie : c'est la même chose de voir (pré­
sent) et d'avoir-vu (parfait) de penser et d'avoir-pensé, de vivre et d'avoir­
vécu. Il s'agH donc ici d'activités qui ne produisent pas une œuvre dans laquelle
elles se supprimeraient en s'achevant, mais d'activités ayant leur fin en elles­
mêmes, ce qu'Aristote appelle 7tp01�Lc; (1048 b 20-24). Si Aristote semble réserver
Ici la notion d'energeia à ces actions immanentes, c'est en vue de l'extension
théologique de la notion ; mais cette extension en contredit l'origine technolo-
A C TE ET JJO U VElvlEN T 441

au sens dynamique de 't'�Àoc;, qui désigne la fin au sens d 'achè­


vement, accomplissement, réalisation ; ce qui est alors pensé à
travers la forme savante du mot, ce n'est point, certes, l'ac­
complissement lui-même, ni encore moins l 'idée de l'accomplis­
sement, en tant que moteur psychologique de l 'action, causalité
de l'idée, finalité au sens moderne de ce mot, mais bien ce qui se
trouve et se maintient accompli dans l'accomplissement, ici
encore un parfait qui fait suite et survit à l ' aoriste qui lui a donné
naissance ( 1 ) . La noti on aristotélicienne d ' acte, au moment
même où Aristote la distingue du mouvement lui-même, révèle
donc son enracinement dans le mouvement. : elle désigne, certes,
le mode d 'être de l'immobile, m ais d 'un immobile qui est devenu
ce qu'il est. L 'immobilité de l'acte est l 'immobilité d ' un résultat ,
q u i présuppose donc un mouvement antérieur. Le propre de
l'œuvre est de renvoyer à une production , à un producteur ;
le propre de la fin est de renvoyer à un achèvement. C'est pour­
quoi l ' acte n'est pas une notion qui se suffirait à elle-même, mais
elle reste corrélative de celle de la puissance , et ne peut être
pensée qu'à travers elle ; l 'acte n'advient, ne se révèle dans son
accomplissement que par la puissance, le pouvoir d'un agent.
Ce pouvoir, il est vrai , est plus révélateur que créateur (pour une
raison de principe qu'on verra plus loin) ; à la puissance active
de l ' agent répond une puissance passive, un pouvoir-devenir,
dans ce qui préexiste à l 'œuvre : la matière (2) . La statue est

gique, selon laquelle la référence à l'œuvre est immédiatement présente. On


remarquera du reste que la praxis elle-même est dite ici ki11ésis ( 1 048 2 1 ) ,
b
c e q u i prouve q u e l e m o t x v"l)crn; peut être pris, à quelques lignes d'inter­
(
valle, tantù t au sens strict de mouvement imparfait ayant sa fin hors de lui­
même ( 1 048 b 29 ) , tant ô t au sens large de mo11veme11I, qui englobe les activités
immanentes elles-mêmes, comme la vie ou la pensée. Lorsque Aristote, au
début du livre 0, oppose à la puissance selon le mouvement une • autre • puis­
sance, il est donc permis de penser que cette dernière n'exclut pas toute réfé­
rence au mouvement au sens large.
( 1 ) Nous ne pouvons accepter l'interprétation que M. Heidegger propose
du mot &vn">-éx e:toc. Voulant à juste titre éviter la mésinterprétation moderne
de 1'e11téléchie comme {i11alilé,il en vient à éliminer du mot -ré">.oc; toute idée
de {i11, au sens d 'achèvement, d'accomplissement de l'inachevé, pour ne plus
retenir que le sens statique d 'accomplissement toujours déjà accompli, de
• pure présence de ce qui est présent ( cf. • cl
lll lrod la Mélaph., P.· 70 ; Essais
el co11fére11ces,p. 14-15, 55) . s'agit, certes, d'une présence, mais d une présence
II
advenue, devenue. La traduction moderne d'acle n'est pas un oubli du sens
originel, mais lui reste, pour une fois, fidèle. Cf., chez Pindare, l'expression oul:li:
µocxuvwv -ré">.oc; o68év, au sens de : prompt à agir (mot à mot : ne prolongeant
aucun accomplissement) ( I V • Pyth ique, v. 286 ) .
(2) Sur l a distinction de la puissance active (BUvcxµtc; -roü 7totdv) et passive
( BUvcxµtc; -roü mkaxe:tv) , cf. 0, 1 , 1 046 a 1 9-25. C'est dans ce sens que Leibniz
prolongera et précisera, mais en oubliant sa référence originelle à l'activité
artisanale, la théorie aristotélicienne de la puissance (cf. De eme11dalione primae
philosophiae el de 1101ione subslanliae, ad fin. ) .
442 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

en puissance dans le marbre, parce que le sculpteur a la puissance


de la faire paraitre dans le marbre. Et comme c'est l'acte dans
son accomplissement qui révèle la puissance active du sculpteur,
ce n'est pas finalement la puissance qui révèle l ' acte, comme
tendrait à l'admettre une analyse superficielle, mais bien l 'acte
qui révèle la puissance, au moment même où il advient, comme
la condition même de son avènement : « C'est en faisant les cons­
tructions géométriques qu'on les connaît ( 1 ) . » C'est le faire du géo­
mètre qui révèle l'espace géométrique, mais ce faire lui-même ne
s'achèverait pas dans la figure géométrique, si l 'espace n ' était
d 'abord géométrisable. Lorsque Aristote se demande ce qui
est premier, de la puissance ou de l ' acte, on comprend dès lors
que sa réponse ne soi t pas univo que : la puissance est première
en un sens, seconde en un autre. Elle est première, dit générale­
ment Aristote, dans l'ordre de la génération (2) , du moins
s'il s'agit d 'une génération particulière, d ' une génération hic el
nunc, où l'on voit bien que le germe préexiste à la fleur et au fruit.
Sans doute Aristote veut-il signifier, par cette restriction , qu'il
n'en serait pas de même dans l'ordre de la génération en général :
car ici nous voyons que le générateur préexiste au germe et
que seul l'homme engendre l ' homme (3), puisqu'il faut entendre
que seul l'homme en acte , et non l' idée de l'homme, qui ne
serait homme qu'en puissance, engendre l'homme qui est en
puissance dans le germe. C'est donc l' acte, et lui seul , qui fait
passer à l' acte la puissance (4) , ce qui n'empêche que ce passage
à l'acte n'est pas seulement l'actualisation de la puissance sur
laquelle il agit, mais aussi de sa propre puissance, l ' acte commun
de deux puissances. Il est donc vrai de dire à la fois que la puis­
sance préexiste à l 'acte comme condition de son actualité , et
que l 'acte préexiste à la puissance comme révélateur (5) de sa
potentialité. M ais si l 'on songe que la révélation elle-même est
un acte, l' acte du discours humain, qu'une distinction entre
ratio essendi et ratio cognoscendi serait ici anachronique, p arce
que, pour Aristote, le connaître est encore un être, il faudra
bien convenir que le débat sur l'antériorité respective de la
puissance ou de l'acte - débat qui donnera lieu plus tard à des

( 1 ) 0 , 9 , 1051 a 32.
(2) 0, 9, 1051 a 33.
(3) Z, 7, 1 032 a 25 ; 8, 1 033 b 32 ; 0, 8, 1 049 b 25 ; A, 3, 1070 a 8, 28, etc. ;
Phy1., I l , 1 , 1 93 b 8, etc.
(4) 0 , 8, 1 049 b 24 : • D'un être en puissance un être en acte est touj ours
engendré par un autre être en acte. •

(5) 0, 9, 1051 a 29 : Tà: 3uvciµEL lîv-ra E!� �v�pyt1av civay6µtva tôp!cntET<XL.


A CTE, P U ISSANCE ET NIO U VEMENT 443

railleries faciles ( 1 ) - est un faux débat. L 'acte et la puissance


sont co-originaires ; ils ne sont que des extases du mouvement ;
seul est réel l'affrontement de la puissance et de l 'acte au sein
du mouvement ; seule la violence du discours humain - mou­
vement lui-même au sein du mouvement - peut maintenir
dissociée, sous la forme trop aisément scolarisée de distinctions
de sens, la tension originaire qui constitue, dans son unité tou­
j ours divisée, l 'être de l'être en mouvement.
La distinction de l'être en acte et de l 'être en puissance ne
serait j a mais née sans les apories classiques sur le mouvement.
C'est sous la « contrainte des phénomènes », qui se m anifeste
dans l 'embarras du discours, que vient a u j our, moins comme
une solution que comme une mise en théorie de cet embarras,
la distinction de l' acte et de la puissance. Ces apories peuvent se
ranger sous deux rubriques :
1 ) Comment l 'être peut-il provenir du non-être ?
2) Comment le même peut-il devenir autre ?

"'
"' "'

1 ) La première aporie paraît avoir été suggérée par les appa­


rences créatrices du changement ; qu'il soit accroissement,
altération ou , à p lus forte raison, naissance, le mouvement
semble efficace, cré ateur de quantités, de qualités ou même
d 'essences nouvelles . M ême le mouvement local, en tant que
créateur de localisati ons nouvelles, participe du même caractère,
si l'on se souvient q u e le lieu est une catégorie de l'être, au même
titre que la qu antité ou la qualité . Comment donc le non-être,
do nt les Grecs savent depuis Parménide qu'il n'est pas, peut-il
engendrer ce qui est ? Dans le prolongement de la pensée parmé­
nidienne, la seule solution p arut être de ne voir q u 'une apparence
dans cette génération de l' être par le non-être : non que l'être
engendré du non-être fût lui-même non-être , mais au contraire
parce que le prétendu non-être générateur était en réalité un
être , bien qu'il ne p û t avoir les caractères de l 'être qui nous est
familier, c'est-à-dire différencié par ce que devenu. Au commen­
cement de toutes choses, disent les présocrati ques sous des formes
diverses qui atteignent leur formulation 1 a plus achevée che.z
Anaxagore, était la Totalité. Ainsi pourrait-on faire l'économie
de cette création ex nihilo, que la pensée grecque n ' a envisagée
que pour la repousser aussitôt comme absurde ; l es mouvements

( 1 ) Cf. encore 8RuNscttv1ca, Les tlges de l'intelligence, p . 67.


444 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

apparents seraient des mouvements nécessairement partiels, qui


fragmenteraient une totalité initiale donnée ( 1 ) . Seulement, il
fallait expliquer aussi l' apparence d 'après laquelle le mouvement
donne naissance à des êtres nouveaux, qui naissent et meurent.
Pour faire droit à l ' apparence, il fallait apporter une précision
à la théorie précédente : dans le devenir, tout n'est pas donné
à la fois, mais successivement, et cette succession fait que le suj et
du devenir n ' est plus un. Le devenir est lié pour cette raison à
l'idée de différence , de multiplicité. La totalité initiale, à partir de
laquelle le devenir devient, sera , dès lors, par opposition au devenir
différencié , une totalité indifîérenciée. C'est pourquoi la totalité
d ' Anaxagore est un mélange, celle des cosmogonies plus anciennes
une Nuit ou un Chaos, celle d 'Anaximandre un Infini, celle de
Platon une matrice universelle, un réceptacle universel qui peut
tout devenir et n'est rien par lui-même. M ais nous avons vu plus
haut, à propos de la recherche d'un discours un sur l 'être (2) , que
ces philosophies de la totalité , qui se donnent aussi bien pour
des réponses au problème du commencement qu'à celui de
l 'unité , ne faisaient que déplacer la difficulté plus qu'elles ne la
résolvaient. L' infini des Présocratiques, quelle que soit la forme
qu 'il revêt, ne pourra s'entendre qu'en deux sens : ou bien il
s'agit d ' une j uxtaposition où chaque élément garde son indivi­
dualité ; mais alors une telle j uxtaposition sera nécessairement
finie et ne pourra rendre compte de l'infinité du mouvement ;
ou bien il s' agit d ' une masse informe, indéfinie, indéterminée,
mais qui alors s'opposera contradictoirement à l'être, qui est un,
c'est-à-dire fini , déterminé , et sera à ranger dans le non-être.
Il n'est pas surprenant que Platon fasse de son réceptacl�
universel un quasi non-être (3). « Les philosophes semblent parler
de l'indéterminé , dit Aristote , et, croyant parler de l 'être, c'est
en réalité du non-être qu 'ils parlent (4). »
Le principe de ce qu 'on croit être la solution d'Aristote paraît
simple, trop simple même. Il ne s'agit ni de dissocier l 'être en une
i n finité d 'éléments ni de le multiplier à l'infini, au point de
l 'exténuer j usqu'à lui donner, sans le dire, les caractères du non­
être ; il suffit ici encore de distinguer des signi fications. Il est à la
fois vrai de dire que l 'être provient du non-être et qu'il provient
de l'être, à condition de n 'entendre pas deux fois le mot être dans
le même sens ; l 'être en acte ne vient pas de l 'être en acte, mais

(l) Cf. ANAXAGORE, fr. l C l 1 7 D m 1. q ,


(2) cr. ci-dessus, p . 213, 23 1 .
(3) Cf. Timée, 50 b , 5 2 b ; ARISTOTE, Physique, I , 9, 1 92 a 2-9
(4) r, 4, 1 007 b 26-28. Cf. Jre Partie , chap. I I , § 4, p. 213.
L 'A PORIE D U COMMENCEMEN T 445

de l'être en puissance, lequel est un non-être en acte. Il reste vrai,


conformément à l 'injonction de Parménide, que le non-être n ' est
pas et ne sera j amais, mais ce qui n'est pas en acte est déj à en
puissance. Solution verbale, dira-t-on, si l'on attend de la dis­
tinction de l' acte et de la puissance qu 'elle résolve le problème
de l 'origine du mouvement. Mais ce qui sera invoqué par la
tradition comme principe de solution demeure lié, chez Aristote,
à la force touj ours questionnante du problème. Aristote ne
résou t pas l 'aporie, mais la thématise, au risque de la scolariser,
comme d ' autres l 'avaient laissée se déployer plus librement avant
lui dans le clair-obscur du dire poétique ou dans la lumière trop
crue des j eux éristiques. C'est le même mystère de l 'origine, du
commencement, qui transparaît à la fois, à travers des différences
qui ne doivent pas masquer l 'unicité de leur source, dans quelques
vers de Pindare, dans une aporie classique de la sophistique et
dans la distinction aristotélicienne de l 'acte et de la puissance .
Comment devenir ce q u e l ' o n n'est p a s ? Comment apprendre
ce que l 'on ne sait pas ? C'est sous la forme de cet étonnement
devant l 'expérience humaine la plus concrète - celle de la
croissance et, plus précisément, de la croissance spirituelle , de la
mathes is - que s 'est d 'abord posé aux Grecs le problème de
l'origine. A la source de la problématique philosophique de
l'origine, il y a ce qu'on peut bien appeler l 'angoisse existentielle
devant le commencement. II ne s'agit pas de savoir comment le
mouvement en général est possible , mais de savoir si et comment.
je puis déplacer mon corps, bouger le petit doigt ( 1 ) , aller d 'Athè­
nes à Mégare, atteindre et dépasser la tortue, et, tout simplement,
p artir (2) . Comment puis-je croître en science (3) , en savoir­
faire (4) et en vertu (5) ? La pensée grecque n 'échappera j amais

( 1 ) On sait que ce sera là un exemple favori des sceptiques, mais dont l'ori­
gine est à chercher chez CRATYLE, (cf. I', 5, 1 0 1 0 a 12).
(2) Cf. les 2• et 3• arguments de Z énon dans ARISTOTE, Phys., VI, 9, 239 b 1 1 -
3 3 ( D I ELS, 29 A 26-27 ) .
(3) Tel e s t l e sens de la fameuse aporie sophistique s u r l'impossibilité d'ap­
prendre : on ne peut apprendre ni ce qu'on sait, puisqu'on le sait déjà, ni ce
qu'on ne sait pas, puisqu'on ne sait pas ce qu'il faut apprendre ( P LATON,
Ménon, 80 e j ARISTOTE, Anal. pr., I I , 2 1 , 67 a 9 SS. j Anal. post. , 1 , 1 , 7 1 a 29) .
Cf. Introd., chap. I I .
( 4 ) • Il est impossible, semble-t-il, d'être architecte, sans avoir rien cons­
truit, ou j oueur de cithare, sans avoir j oué de la cithare » ( 8 , 8, 1049 b 3 0) .

Mais comment construire si l'on n'est d'abord • capable de construire • ( 1 049 b


1 4 ) , c'est-à-dire architecte ? Comment jouer de la cithare si l'on n'a d'abord
appris à j ouer de la ci thare ? On n'aura pas résolu l'aporie en remarquant,
comme le fait ici Aristote ( 1 049 b 35), que • toute génération suppose déjà quel­
que chose d'engendré et tout mouvement quelque chose de déj à mû ., car il est
nécessaire de s'arrêter.
(5) Comment devenir vertueux si l'on ne l'est déjà ? On sait que les stor-
446 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

totalement à cet em barras, à cette aporie fondamentale du


commencement, qui fige la démarche, interdit toute progression,
immobilise la pensée dans un piétinement indéfiniment inchoatif.
Et pourtant les Grecs savent que l 'être est en mouvement, que
l 'homme progresse, que les départs sont possibles, qui sont quel­
quefois sans retour. L'homme n'en finit pas de partir et il est
pourtant toujours déj à parti, sur la route d 'Athènes à Mégare ( 1 ) ,
« s e promenant en vue d e l a santé » , en mer pour fonder une de

ces colonies que « l'esprit aime » (2) . M ais ce que les Grecs ont
pressenti, c'est que, par un paradoxe dont les prétendues arguties
de Zénon et des sophistes ne sont que la forme la plus radicale,
o n ne part j amais que parce qu'on est déj à parti, on n ' apprend
que ce que l 'on sait déj à , on ne devient que ce que l 'on est. Deve­
nir ce que l 'on est, conquérir ce que l 'on possède, apprendre ce
que l 'on sait, rechercher ce qu'on a déj à trouvé, s 'approprier ce
qui nous est le plus propre, nous approcher de ce qui nous est
touj ours déj à le plus proche : la pensée grecque n 'enseignera
j amais d'autre sagesse que celle qui appelle l'homme à partir à la
conquête de ses propres limites, à s'accroître aux dimensions de
ce qu'il est déj à . « Puisses-tu devenir ce que tu es en apprenant »,
nous dit Pindare (3). Et Platon nous rappellera que nous sommes
ce que nous étions touj ours déj à et que nous ne connaissons que
ce que nous avons déj à connu dans une vie « antérieure ». Aristote
examine en deux passages des Prem iers et des Seconds A naly­
tiques la célèbre difficulté , rappelée par Platon dans le Ménon (4) ,
sur le commencement du savoir. Après avoir éliminé la solution
« mythique » de la réminiscence, il reprend l 'aporie sous une

forme qui est moins une tentative de solution qu 'une formulation


plus théorique de ce qu 'elle a d 'aporétique. « Avant d'induire ou
de tirer la conclusion du syllogisme, il faut dire . . . que, en un sens,
on la connaît déj à et que, en un autre sens, on ne la connaît
pas (5) . » Cette distinction de sens, à quoi l'aporie nous contraint,
est précisée sous la forme de l'opposition entre connaissance
universelle et connaissance proprement dite (cbtÀwc; eta&vot�) : on

ciens nieront tout passage de l'état de folie à celui de sagesse. • Negant nec vir­
tutes nec vitia crescere • (CICÉRON, De Finibus, I I I, 1 5 ) ; d'où la conséquence :
• Qui processit aliquantum ad virtutis habitum, nihilominus in miseria est quam
ille, qui nihil processit ( i bid. , 1 4 ) .

( 1 ) r , 4, 1 008 b 1 3 . L'exemple d e la promenade est sans doute l ' u n des plus


fréquents chez Aristote.
(2) Cf. HOLDERLIN, A11denke11 : « Kolonic liebt . . . der Geist •, et, dans le même
poème : • Es beginnt nllmlich der Reichtum im Meere.
( 3 ) I'évoL' otoc; taal p.rx6wv (Pytl1 . , I I , 72) .
( 4 ) 80 e.
( 5) Anal. poil., 1 , 1 , 7 1 a 24.
L'APOR IE nu COMMRNCEAŒNT 447

peut connaître universellement et n 'avoir pas de connaissance


proprement dite ( 1 ) . Dans les Prem iers A nalytiques , une autre
distinction était faite entre connaissance universelle et connais­
sance particulière. Est-ce à dire que la connaissance particulière
est assimilée à la connaissance proprement dite ? Oui, à la condi­
tion de n'y pas voir une connaissance du particulier dans le
général, mais une connaissance en acte du particulier (2). On voit
finalement comment, ainsi articulé , ce système de distinctions
permet de développer l 'aporie du commencement du savoir : la
connaissance du particulier ne vient pas d ' une autre connaissance
du particulier (car d 'où viendrait celle-ci ? ) , mais elle se précède
paradoxalement elle-même sous la forme d 'une connaissance
universelle : « Il n 'arrive j amais, en effet, qu'on ait connaissance
à l'avance du particulier, mais en même temps q u ' a lieu l 'induc­
tion, nous acquérons la science des choses particulières, comme
si nous n e faisions que les reconnaître (3) . » L'universel est donc
le particul ier, et connaître l'universel c 'est déj à connaître le
particulier. Mais, d ' autre part, le particulier n ' es t pas l 'universel,
puisque j e peux connaître l' universel sans connaître pour autant
le particulier qu'est cet universel. De ce cercle de la connaissance,
qui fait que l 'on ne peut rien apprendre que l'on ne sache déj à
et que pourtant le savoir progresse, Aristote rend compte en
disant que le mouvement du savoir consiste dans l 'actualisation
d 'un savoir en puissance : l'universel est le particulier, mais il ne
l 'est qu 'en puissance ; le particulier n'est pas l 'universel, parce
qu 'il est en acte ce que l'universel n'est qu 'en puissance. Ainsi
la malhes is, comme tout mouvement, n 'est-elle pas création,
mais appropriation : la connaissance est reconnaissance, l 'acqui­
sition est recouvrement et l 'aventure retour. Le vocabulaire de
la puissance et de l ' acte est né de la rencontre entre la vieille
aporie du commencement et la pensée « logique » d'Aristote :
Aristote a moins résolu le problème, comme la tradition lui en
fera gloire avec quelque imprudence, qu'il n 'en a aménagé les
termes de manière qu 'ils ne heurtent plus le principe de contra­
diction : « Rien n 'empêche que ce qu'on apprend, en un sens, on
le connaisse, et en un autre sens on ne le connaisse pas. L'absur­
dité consiste , non pas à dire qu'on connaît déj à en un certain sens ce
qu 'on apprend, mais à dire qu'on le connaît dans la mesure où et
de la façon dont on l llpprend (4) . » L'ambiguïté se trouve levée ,

(1) Ibid. , 7 1 a 28.


(2) Anal. pr. , II, 21, 67 a 39 ss.
(3) Ibid. , 67 a 21 .
(4) Anal. poat., I , 1, 7 1 b 6.
448 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

mais non le problème : rien n'empêche, certes, mais aussi rien n ' ex­
plique que le savoir comporte la dichotomie du particulier et de
l 'universel , et l 'être en général celle de l 'acte et de la puissance.
Du moins ce qu'il y a de problématique dans le problème se
trouve-t-il, pour la première fois par Aristote, logiquement défini.
M ais cette logicisation des termes du problème, loin de l' affadir
et, finalement, de l 'exténuer, ne fai t au contraire qu 'en accentuer
les contours ; une fois éliminées les difficultés « logiques » , c'est-à­
dire issues d'un usage encore incertain du langage, le problème
n'est plus que ce qu'il est : un problème cc physique » , c'est-à-dire
issu de la nature des choses, et qui exerce sur nous une contrainte
dont le principe n'est plus à chercher dans les mots, mais dans
l'être , du moins dans l'être en mouvement des choses naturelles .


• •

2) La deuxième aporie se déploie plus clairement encore que


la précédente dans le discours humain sur le mouvement. Sous
sa forme la plus immédiate , elle consiste à reconnaître que nous
a ttribuons au même suj et tantôt un prédicat, tantôt un au tre
prédicat : c'est le même Socrate qui est j eune, puis vieux.
Comment dès lors le même peut-il devenir au tre sans cesser
d'être le même ? Bien plus, c'est la prédica tion elle-même q u i , en
tant que telle, est aporétique , puisqu 'elle consiste à dire que le
même es l au tre ( 1 ) . Cette aporie de l'être-autre , plus fondam en­
tale encore que celle du devenir-autre, ne s 'enracine pas moins
que celle-ci dans l' expérience fondam entale du mouvement ;
car seul, avons-nous vu , le mouvement introduit dans l'être cette
scission qui fait que l'être est séparé de son propre être , que ce qu i
est est séparé de ce qu'il est, puisque ce qu'il est peut ou non lui
advenir sans que pour autant il cesse d 'être. On n' aura rien résolu
en reconnaissant ici la distinction bien connue de la substance et
de l'accident, car cette distinction n'est qu'un nom donné à la
scission qui, précisément, fait problème. Pourquoi l 'être est-il
et n'est-il pas à la fois ce qu'il est ? Et s'il n'est pas ou s'il n'est
plus ce qu'il sera ou était, pourquoi et comment le devient-il on
cesse-t-il de l'être ?
De cette double aporie de la prédication et du devenir-autre
qui est lui-même la condition de la prédication accidentelle, c'est
encore aux sophistes que nous devons la formulation la plus
claire. Prolongeant j usqu 'à l' absurde , c'est-à-dire j usqu 'à ce qui

( l ) c r . I •• Partie, chap. II, § 2, p. 1 44 SS.


APORIE D U M&ME ET DE L'A U TRE 449

n ' a plus de lieu (&'t'o7tov) , l ' une des deux voies de l 'aporie , il affir­
maient, dans un argument que Platon nous rapporte dans l'Eu­
thydéme, que le devenir n'est pas devenir, mais suppression de
l'être , non pas naissance, mais mort. C'est encore l'expérience
de la mathesis et de la 8t8ocaxocÀ(oc, du rapport du maître et du
disciple, qui fournit ici encore l'occasion de l 'aporie. A ceux qui
veulent instruire Clinias, c 'est-à-dire, d'ignorant qu'il était, le
rendre savant, le sophiste, qui parle ici par la bouche de Socrate,
obj ecte : « Vous voulez qu'il devienne savant et non ignorant . . .
Vous voulez donc qu'il devienne c e qu'il n ' est pas e t qu'il n e soit
plus ce qu'il est à présent . . . Puisque vous voulez qu'il ne soit
plus ce qu'il est à présent, c'est que vous désirez sa mort ( 1 ) . »
Le devenir est donc un meurtre , dont le discours prédicatif est
l'instrument : lorsque Clinias devient savant, l 'ignorant meurt en
lui. L' enfant meurt en devenant adulte. M ais l'assurance de ces
formules en dissimule mal l'embarras. Car qu'est-ce qui devient
savant ou adulte, si ce qui devient n'est plus ? L ' autre voie de
l'aporie nous amène, en effet, à dire que c ' est le même qui devient,
comme l'expérience, d 'ailleurs, nous l 'apprend. M ais si le même
devient, comment peut-il être autre ? En termes plus abstraits,
le problème est de savoir si le suj et se perd dans chacune des
déterminations qui lui adviennent, à chaque fois nouveau , mais
à chaque fois mourant, si le devenir est une succession de morts
et de renaissances, ou si une unité subsiste à travers le devenir.
Ici encore Aristote reste plus attentif que Platon à l'embarras qui
parle par la bouche des sophistes, embarras qui n'est pas seule­
ment celui des sophistes, mais du philosophe. C'est sans doute en
songeant aux apories de l'Euthydéme qu'Aristote en appelle des
railleries faciles de Platon à un nouvel examen philosophique :
« C'est au philosophe d'examiner si Socrate est identique a

Socrate assis (2). »


L'on hésite presque à rapporter la réponse d 'Aristote, telle­
ment la tradition en a émoussé la vigueur, elle qui a vu une
réponse rassurante là où Aristote ne prétendait donner qu'une
formulation plus rigoureuse de la question. Les voies divergentes
de la rigueur logique (pour qui Socrate assis et Socrate debout
sont différents) et de l'expérience (qui ne connaît qu'un même
Socrate s'asseyant ou se levant) nous contraignent à introduire
la scission dans notre discours même . En un sens, Socrate est
identique à Socrate assis ou Socrate assis identique. à Socrate

( 1 ) Eulhydème, 283 d.
(2) r, 2, 1 004 b i .
450 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

debout ; en un autre sens, ils sont différents. C'est pour n 'avoir


suivi qu'un des deux sens, une des deux directions de pensée,
que les prédécesseurs d'Aristote sont, selon lui , tombés dans
l 'absurde. Si Socrate assis et Socrate debout sont différents, alors
l 'expérience de Socrate se levant est illusoire et le monde n'est
qu'une j ux taposition d 'existences monadiques entre lesquelles
tout passage et, par conséquent, toute unité sont introuvables :
telle est la voie des É léates et, plus clairement encore, de leurs
disciples mégariques ( 1 ) . Si, au contraire , Socrate assis et Socrate
debout sont le même homme, alors le même homme est assis et
debout et les contraires coexistent : telle est la voie que, selon
Aristote , aurait empruntée Héraclite (2). Rien ne serait plus faux
que de voir ici dans l 'aristotélisme, conformément à l 'interpré­
tation courante , la « synthèse » de ces opinions opposées. Aristote
remon te , ou prétend remonter, j usqu 'en ce lieu où les voies
qu'ont suivies Parménide et Héraclite ne divergeaient pas
encore (3), j usqu 'au carrefour encore et peut-être touj ours indécis
de notre embarras. De cet embarras la distinction de la puissance
et de l'acte est l'expression théorique. Les contraires coexistent
en puissance, non en acte . Il y a un suj e t (tmoxdµevov) du
devenir, qui est en puissance les formes qui lui adviennent :
identique en puissance , il est cependant à chaque fois différent.
L 'identi té en puissance sauvegarde l'unité du devenir et la cohé­
rence du discours. La diversité en acte sauvegarde la réalité du
devenir, créateur de formes. Ainsi s'organise , par la distinction
de la puissance et de l 'acte , comme ailleurs par celle de la matière ,
de la forme et de la privation ( distinctions qui s' entrecroisent,
puisque la matière est en puissance par rapport à la forme) , le
paradoxe touj ours renaissant, quoique touj ours oublié , selon

( 1 ) C'est une éristique issue de l 'éléatisme qui est visée clans l'Eullly­
dème ( cf. 284 b, 286 a ss. ) . Sur les M égariques en particuli er, cf. infra.
(2) I', 3, 1 005 b 25 ; 5, 1 0 1 0 a 1 1 SS. ; 7, 1 0 1 2 a 24 ; 8, 1 0 1 2 a 34 SS. ; Pli y s . ,
1, 2, 1 85 b 1 9 .
(3) Nous ne prétendons pas ici plus qu'ailleurs apP.récier l'exactitude
historique des jugements d'Aristote sur ses prédécesseurs : li est manifeste qu'il
tend durcir en thèses la pensée encore ambiguë des philosophes présocra tiques.
à
H éraclite n'a jamais enseigné la coexistence des contraires (ne serait-ce que
parce que sa philosophie ignorait encore les co11t1·aires) et Parménide, s'il
exclut le chemin de la non-pensée, laisse ouvert le chemin de l'opinion au moment
mllme où il s'engage dans celui de la parole sur l'être (fr. 7 Diels) . H éraclite et
Parménide disent beaucoup plus fondamentalement la même chose que n'affecte
de le croire Aristo.te. Mais il est caractéristique que la méthode d'Aristote
consiste à reprendre le problème dans son commencement, à ressaisir l'aporie
dans son surgissement, au p oint oil aucune dialectique (même lorsque celle-ci
est le fait d'une reconstitution rétrospective d'Aristote) n'a encore distendu, en
en figeant les termes, l'ambiguïté de la problématique initiale. Aristote s'efforce
d 'être plus originaire que Platon et même que les présocratiques.
CR IT IQ UE DES i11É GA JUQ UES 45 1

le qu el le devenir ne crée que ce qui était déj à là, la matière ne


devien t que ce qu'elle était, le discours n'annonce que ce qui
étai t touj our s déj à su .
Ce qui est donc premier, c e n 'est à proprement parler ni la
pui ssance ni l 'acte, mais la scission de l 'être du monde sublunaire
sel on qu'il est en puissance et en acte. Ne connaître que la puis­
sanc e ou ne co nnaître que l ' acte, c'est être théologien, un mauvais
théologien dans le premier cas, un bon théologien dans le second,
puisque Aristote usera de l'expérience sublunaire de l'acte pour
penser, par un passage à la limite qui en exténue la relation à la
puissance, Dieu comme Acte pur. Mais ne connaître que des actes
dans le monde sublunaire, ce n ' est pas être théologien, c 'est faire
de la théologie hors de propos, verser dans ce qu'on pourrait
appeler le théologisme. Tel est le reproche qu'Aristote adresse
aux Mégariques, critique importante pour notre propos, parce
qu'elle montre a contrario le lien nécessaire entre la distinction de
l'acte et de la puissance et une ontologie de l'être en mouvement.
Les Mégariques sont ces philosophes pour qui « il n'y a puissance
que lorsqu'il y a acte et, lorsqu'il n ' y a pas acte, il n'y a pas
puissance » ( 1 ) . On pourrait penser qu 'Aristote traduit ici dans
son langage une thèse que les Mégariques avaient dû formuler en
termes de possibilité et de réalité : seul est possible ce qui est
ou sera (2) . En réalité, la distinction du point de vue logique de
la possibilité et du point de vue ontologique de la puissance est
certainement plus tardive et le auvoc't'6V des Mégariques devait
signi fier, com me chez Platon, ce qui a pouvoir de . . . (3) , au moins
autant que le pouvoir-être abstrait des logiciens postérieurs ( 4 ) .
La critique générale qu'Aristote adresse à une telle philo-

( 1 ) 0 , 3 , 1 046 b 29.
(2) Cf. la thèse que Cicéron attribue à Diodore : • id solum fieri posse dicit,
quod aut sit verum aut futurum sit verum ,, (De Falo, V I I , 1 3 ) . On peut cepen­
dant supposer que cette formulation • logique où le possible est défini par
"•

référence à la vérité • , est le fait de Diodore, Mégarique tardif, et non de ces


Mégariques dont parle Aristote au livre 0, qui, eux, ont pu songer à la possibi­
lité réelle, conformément au sens premier de 8uVQ('t'6v. Nous ne pensons pas
qu'Aristote puisse déj à critiquer Diodore au livre 0 de la Métaphysique,
contrairement à Faust (Der Môglichkeitsgeda11ke, t. I, p. 35). I nversement, c'est
plutôt Diodore, qui renouvellera contre Aristote la vieille thèse des M égariques
(cf. BRÉHIER, Hist. de la philos., 1 , p. 266 ; P.-M . ScHU H L, Le dom inateur et
les possibles , p . 33-34) .
( 3) Cf. J . Sou l LHÉ, Btude sur l e terme Dunamis dans les dialogues de Platon,
Paris, 1 9 1 9 .
( 4 ) L e possible • logique • n'est tel q u e parce qu'il peut se déployer llbroment
dans le discours. Inversement, le contradictoire se révélera progressivement
comme l'impossible • logique • p arce q u'il arrête le discours, l'empêche de déve­
lopper plus avant son • pouvoir •. Amsl la possibilité logique n'est-elle qu'un
oae particulier de la puissance : celle du discours.
452 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

sophie est qu 'elle « anéantit mouvement et devenir » ( 1 ) . S 'il


n'y a puissance q ue là où il y a acte, l'architecte ne sera p a s celui
qui peut construire, mais celui qui construit actuellement.
Libre à nous de l 'entendre ainsi ; mais alors , si l'architecte qui ne
construit pas n ' est pas architecte, d'où vient que le même
homme, et non tel autre, se remettra immédiatement à bâtir (2) ?
On voit le double sens de l 'argument : il oppose à la discontinuité
de l 'acte la continuité d 'une nature sans laquelle l 'être perdrait
toute unité, à chaque instant mouvant, à chaque instant nou­
veau : si nous appelons aveugle l'être qui ne voit pas et sourd
celui qui n 'entend pas, alors nous sommes aveugles et sourds
plusieurs fois par j our (3). Mais, en réalité , non seulement nous
conservons la puissance de voir ou d'entendre, mais encore - et
c 'est là le second sens de l 'argument - seule la permanence
de la puissance rend possible l 'accumulation des expériences et,
par elle, l 'acquisition d ' un savoir, l 'apprentissage d ' un savoir­
faire, la formation d 'une habitude, la croissance d 'une vertu.
Les Mégariques ignorent à la fois le rôle dissocia teur du mou­
vement et sa force unifiante ; ils ne voient pas qu 'il supplée
lui-même par sa continuité, qui rend possible le progrès, à la
scission qu'il introduit dans l'être. C'est parce que l'être devient
qu'il n 'est pas ce qu'il est, mais c 'est aussi pour être ce qu'il est
qu'il devient. Finalement, les Mégariques, pour avoir voulu
sauver l 'unité de l'être , ont dû le multiplier à l 'infini ; pour n 'avoir
pas reconnu la profondeur du monde, ils l'ont fragmenté en une
j uxtaposition d 'épisodes. Pour éviter l ' ambiguïté , ils sont tombés
dans la discontinuité , substituant un pluralisme physique à la
pluralité de sens qu 'ils refusaient. Pour avoir voulu que l'être
ne naquit ni ne mourût, ils lui ont refusé le devenir et l 'ont
réduit par là à une succession de morts et de renaissances.
« L 'être debout sera touj ours debout et l 'être assis touj ours

assis (4) . » Pour avoir voulu que Socrate fût un, ils l 'ont en fait
dédoublé en un Socrate assis et un Socrate debout, entre lesquels
il n'y a d 'autre passage que la naissance de l'un et la mort de
l'autre. Ainsi la rigidité mégarique, héritière de la rigidité éléa­
tique, fragmente-t-elle le monde en une pluralité indé finie
d 'existences disconlinues (5). Le mouvement impose ses disso-

1 0 3, 1047 a 14.
2 1 046 b 33-1047 a 4.
3 1047 a 8-10.
4 1047 a 14.
5 Ce mouvement de fragmentation de l'unité parménidlenne, qui n'est
pas Infidélité à l'éléatisme, mais au contraire sa conséquence, a fort bien été
dégagé par Aristote à propos des atomistes. Cf. Gen. el Corr., I , 8, 325 f'1. 23.
D ÉFIN ! T TO IV nu MO U V E MF:.Y T

ciations à ceux-là mêmes dont la parole s'est inutilement défendue


contre elles. Faute de s'ouvrir au mouvement, la p arole des
ho m mes est emportée par lui : le refus de l ' ambiguïté conduit
à l 'inc ohé ren ce.
L ' être de l'être en mouvement se dit donc selon l 'acte et la
pui ssa nce et pourtant c'est du même être qu'il s'agit. L 'usage qui
a été fait le plus souvent de la dissociation de l 'acte et de la
puiss ance pour résoudre une contradiction par la distinction
des points de vue, cet usage qu'on pourrait dire cathartique,
a masqué très tôt, parce qu 'il semblait en corriger les effets,
l'ambiguïté que cette dissociation exprimait. Cathartiques dans
leur application au langage quotidien, les distinctions de sens
manifestent leur caractère pro bléma tique lorsqu'on les réfère
à la source indistincte d'où elles sont issues. C'est ce qui advient
lorsqu'au livre I I I de la Phys ique, Aristote entreprend de dé finir
le mouvement lui-même en termes d 'acte et de puissance. II
n'est pas difficile de saisir d'emblée la difficulté , et même le
paradoxe d ' une telle entreprise : si l 'acte et la puissance ne se
comprennent que par référence au mouvement, ne tombera-t-on
pas dans un cercle en dé finissant le mouvement par référence
à l 'acte et à la puissance ( 1 ) ? Mais le cercle ne serait vicieux
que si l'on prétendait y trouver une explication du mouvement.
I I ne l'est pas, si nous ne demandons à la définition physique
du mouvement que ce qu 'elle peut donner, c 'est-à-dire, si le
mouvement est la réalité physiquement originaire , une éluci­
dation du mouvement par le détour du langage qui est issu de
lui. II s' agit donc d 'appliquer au mouvement en général une
terminologie qui s'est constituée pour parler de ce qui est dans
le mouvemen t. Autrement dit, l 'acte et la puissance présup­
posent touj ours le mouvement comme l' horizon à l'intérieur
duquel ils signi fient. Dé finir le mouvement en termes d 'acte et
de puissance, ce n'est donc pas autre chose qu'expliciter le
mouvement dans des termes qui le présupposent déj à , sans qu'il
y ait pourtant cercle vicieux, puisque ce qui était simple horizon
touj ours supposé devient ici l 'objet explicite du regard.
On pourrait penser - et c'est ce que retiendra l 'aristoté­
lisme scolaire - que le mouvement est l'actualisation de la
puissance ou encore le passage de la puissance à l 'acte. Mais ce
serait là une dé finition extrinsèque du mouvement, envisagé

( 1 ) On retrouve une circularit6 de ce genre dans la célèbre dt\finition du


P. ossible ( 8u11ixT611). • On appelle possible ce à quoi, lorsque adviendra l'acte dont
11 est dit avoir la puissance, n'appartiendra aucune impossibilité ( 0, 3 , 1047

a 24).
454 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

non en lui-même, mais dans son point de départ et dans son


aboutissement ; ce serait substituer des positions au passage
lui-même. Parallèlement, ce serait user des notions d 'acte et de
puissance d'une façon extrinsèque par rapport au mouvement,
comme si la puissance et l 'acte étaient les termes entre lesquels
le mouvement se meut et non des déterminations du mouvement
lui-même. Ce n'est donc pas à ce schéma trop simple que l'on
aboutit lorsqu'on essaie de penser le mouvement à partir de la
dualité de détermination dont il est lui-même la source. La for­
mule recherchée sera celle o ù l 'acte et la puissance, tout en
étant distingués (sans quoi toute parole sur le mouvement
serait impossible ) , sont référés à leur indistinction primitive. Le
mouvement sera finalement dé fini comme « l'acte de ce qui est
en puissance en tant que tel » , c'est-à-dire en tant qu 'il est en
puissance ( 1 ) . Le mouvement est moins l'actualisation de la puis­
sance qu'il n'est l'acte de la puissance, la puissance en tant
qu'acte, c 'est-à-dire en tant que son acte est d ' être en puissance.
Le mouvement, dit ailleurs Aristote, est un acte imparfait,
évépyeacx &-re:À�c; (2) , c'est-à-dire dont l'acte même est de n'être
j amais tout à fait en acte. De ce point de vue, le mouvement se
rapproche de l'infini, &7te:tpov, notion d 'ailleurs analysée dans
la suite du livre I I I comme figurant l'un des aspects du mou­
vement (3). L'infini est une certaine puissance qui a la parti­
cularité de ne pouvoir j amais passer à l'acte vers lequel elle
tend ; elle est la puissance qui n'en a j amais fini d 'être en puis­
sance et en qui l 'acte, ou plutôt le substitut de l 'acte, ne peut
donc j amais être que la réitération indé finie de cette puissance.
L'in fini se caractérise par le fait qu'il n'en a j amais fini de devenir
autre , -r<j> &e:L ll.:no xcxt &ÀÀo y(ve:a0cxt (4). L'infini n'est donc pas
une chose déterminée, -r6�e: T t , à la façon d'un homme ou d ' une
maison ; il est plutôt comparable à une lutte ou à une j ournée,
dont l'être consiste dans un renouvellement perpétuel, une

( 1 ) Phys., I l l, 1, 20 1 a IO.
( 2 ) Phys. , I l l, 2, 20 1 b 32; cr. V l l l , 5, 257 b 8 ; Met., 0 , 6, 1 048 b 29.
( 3 ) Ceci en dépit de la transition assez superficielle et maladroite de Phys.,
I l l , 4, 202 b 30-36, selon laquelle l'étude de l'infini se rattacherait à celle du
mouvement parce que celui-ci, comme la grandeur et le temps, peut être soit
infini soit limité ; car alors on attendrait tout aussi bien une élude de la notion
de limite. En réalité, l'étude de l'infini s'impose ici parce que le mouvement (ainsi
que la grondeur et le temps, qui n'en sont que des aspects) est toujours indé­
finiment divlsihle ( d!neLpov >c:O('t'Oc 8L°'(peaLv), même lorsqu'il est fini selon l'exten­
sion ( >c:O('t'Oc np6a6emv). (Sur cette distinction, cf. Phys., I I 11 4, 204 a 6 ; li ,
206 a 25-b 33 ; 7, 207 a 33-b 2 1 . Sur l'infinité du mouvement et du temps, cf.
I I I , 8, 208 a 20 : 'O Sè xp6voç x°'l i) x!vl)aL<; &neLpoc iaTLv.)
(4 ) I I I, 61 206 a 22. Cf. 206 a 33 : de( ye �epov x°'l l!Tepov.
MO U VEMENT ET INFIN I TÉ 455

rép étiti on ind é finie de l'instant ou de l'effort ( 1 ) . Ces exemples,


em pru ntés au domaine du mouvement, manifestent à eux seuls
la par enté du mouvement et de l'infini. Ils montrent que l'in­
fini , l 'ina chevé est au cœur même de notre expérience fonda­
mentale du monde sublunaire , qui est celle de l'être en mou­
vement. Celui-ci n'est pas transition, passage ; il ne renvoie qu'à
lui-même, achèvement touj ours inachevé , commencement tou­
j ours commençant, qui s'épuise , mais en même temps se réalise,
dans la recherche d 'une impossible immobili té . L ' expérience
du mouvement est l' expérience fondamentale où la puissance
se révèle à nous comme acte , mais un acte touj ours inachevé,
puisque son achèvement signi fierait sa suppression. Ce qui carac­
térise l'acte , par rapport au mouvement, dit Aristote, c'est
qu'en lui, le présen t et le parfait coïncident : c'est la même
chose que de voir et d ' avoir vu, de penser et d ' avoir pensé, d ' être
heureux et d ' avoir été heureux (2) . Mais ce n'est pas la même
chose que de mouvoir et d ' avoir mû (3) . I l serait plus exact de
dire que le verbe mouvoir ne se conj uge pas au parfait, car le
mouvement n'en a j amais fini de mouvoir : acte si l'on veut, mais
qui contient touj ours la puissance de son propre néant et doit
donc touj ours lutter, par une reprise indéfinie, contre sa pré­
carité essentielle. Le temps propre du mouvement est l'aoriste ,
en qui se manifeste l'indistinction originelle d ' un présent qui
se dissout dans la succession indéfinie des instants, d ' un passé
qui n' est j amais tout à fait clos (4) et d'un avenir qui fuit sans
cesse. Nous retrouvons ici la triple extase qui nous avait conduit
à la triparti tion des trois principes de l ' être en mouvement ;
mais, dans ce dernier cas, le moment central était le présent,
la présence de l'i'moxd r.Levov, de l ' oùa(oc. Lorsque , faisant un
pas de plus vers l 'origine, on s' efforce de penser non plus l' être
de l'être en mouvement, mais celui du mouvement lui-même,
la présence mouvante du présent s'évanouit elle-même pour
ne plus laisser place qu'à l'in finité de la mouvance , dont Aristote
nous dit qu'à la façon de la j ournée ou de la lutte , elle n'est même
plus un 't'6�e 't' L ou une oùa(oc. L 'être en mouvement pouvait
encore passer pour le fondement de ses dé terminations extatiques,

( 1 ) I I I, 6, 206 a 22, 30.


(2) 0 , 6, 1 048 b 23-26, 30-34 .
(3) Ibid. , 1 048 b 32.
(4) Il ne semble cl os que dans la morl, mais la mort est un événement lntra­
mondain, qui n'achève donc pas le mouvement en tant que tel et dans son
ensemble. Ici encore le vocabulnil'e des grammairiens est significatif : de ce qui
n'est plus, on ne parle qu' à l ' imparfait, non au par/ail. L'imparfait pourra
cependant valoir, comme nous le verrons, comme substitut du parfait.
456 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

matière, forme et privation. M ais le mouvement lui-même n'est


qu' un fondement sans fondement, un infini , un aoriste, une extase
qui s ' affecte elle-même, un acte touj ours inachevé parce que son
acte est l' acte même de l'inachèvement. On voit par là que la
dé finition du mouvement en termes d 'acte et de puissance n'est
pas l'application tardive et embarrassée d 'une doctrine qui
trahirait par là sa circularité. M ais elle révèle, exprimée dans le
cercle inévitable des discours originels, l'origine d 'une nouvelle
dissociation, plus originelle encore que celle de la matière , de la
forme et de la privation , et qui, ambigüe dans sa source , ne
deviendra claire que dans ses lointaines applications aux phé­
nomènes intra-mondains : la dissociation de la puissance et de
l'acte.

§ 3. La scission essentielle

L 'ontologie d'Aristote qui, en tant que parole humaine sur


l 'être , se meut dans le domaine de l'être en mouvement du
monde sublunaire , ne trouve donc en face d'elle qu'un être
morcelé , séparé de lui-même par le temps, un être « extatique »
selon l'expression même d ' Aristote, un être contingent, c'est-à­
dire qui peut touj ours devenir autre qu 'il n'est ( 1 ) , un être dont
la forme est touj ours affectée par une matière qui l'empêche
d 'être parfaitement intelligible, un être enfin qui ne se révèle
à nous qu'à travers l 'irréductible pluralité du discours catégorial.
Mais, alors, comment saisir l'être en tant qu'être, c'est-à-dire
dans son unité ? Les remarques précédentes, apparemment
toutes négatives, ne rendent-elles pas impossible - et cette fois
pour des raisons qui tiennent à la nature même de l 'être et non
aux défaillances de notre discours - toute ontologie cohérente ,
toute élucidation - qu'elle fût scientifique ou même dialec­
tique - de l'être sensible envisagé dans son unité ? A cette
question Aristote a semblé donner une réponse dont la tradition
s'est trop aisément satisfaite et qui p araît auj ourd 'hui aller de
soi , alors que toutes nos analyses précédentes en manifestent
d ' a vance le caractère étrange et problématique : c'est l'assimi­
lation, solennellement affirmée au début du livre Z , de la ques-

(1) Cf.II• Partie, p. 326, n. 2. La contingence est liée à la matérialité,


elle-même li6e au mouvement : • Tous les êtres qui sont engendrés, soit par la
nature soit par l'art, ont une matière, car chacun d'eux est capable à la fois
d'être et de ne pas être, et cette possibilité, c'est la matière qui est en lui •
(Z, 7, 1 032a 19).
PLAN D U L I VRE Z 457

tion de l 'être à la question de l 'essence ( 1 ) . Que cette assimi­


lation soit étrange , on s'en convaincra aisément si l'on se rappelle
que le statut catégorial de l 'essence empêche l'être, du moins
l'être sensible (le seul dont il sera question dans la suite du livre Z ) ,
d'être seulement essence. Certes, l 'essence est la première des
catégories, et Aristote en énumère les raisons : seule elle peut
exister à l'état séparé ; elle est nécessairement incluse dans
toute définition ; enfin, elle est ce sans la connaissance de quoi
aucune chose n 'est connue, à tel point que, par une sorte de
redoublement qui fait de l 'essence la catégorie des catégories,
aucune catégorie autre que l 'essence ne peut être connue si nous
ne connaissons l' essence de cette catégorie (2). M ais de ce que
l 'essence est la première des catégories, il s'ensuit que l'ontologie
doive commencer par une théorie de l 'essence, mais nullement
qu'elle se réduise à elle. Une telle réduction, dont Aristote pro­
clamait ailleurs l'impossibilité (3) , serait même directement
contraire à ce qui nous a paru être la signification de la doctrine
des catégories.
Cette réduction de la question de l'être à la question de
l'essence va d ' ailleurs si peu de soi pour Aristote qu'il consacre
tout le livre Z à la j ustifier, et à la j usti fier d ' une façon telle
qu'il va dégager beaucoup plus les limites d 'une telle réduction
que sa légitimité absolue. Après avoir rappelé que l'essence est
la première des catégories, Aristote va montrer que le sens pre­
mier de l'essence est celui où elle signi fie le ce que c'est, le -r( Ëo'-rL,
ou plutôt ce qu'Aristote désigne sous le titre étrange de -ro -rt
�v e!voc.L et que nous traduirons, pour la commodité de l 'exposé,
par l 'expression consacrée de qu iddité (chap. 2-4 ) . Revenant
alors à sa problématique initiale, Aristote se demandera dans
quelle mesure l 'être s 'identi fie à l ' essence, c 'est-à-dire à la quid­
dité (chap. 5-6). Avant de répondre entièrement à cette ques­
tion (chap . 1 0- 1 7 ) , il rappellera, en des pages que l'on a prises à
tort pour une digression, sa théorie physique du mouvement
(chap. 7-9).
Des premiers chapitres du livre Z , il y a peu à dire dans la
perspective où nous nous plaçons ici. L'ousia se dit en plusieurs
sens : elle peut signifier l 'universel, le genre, le suj et ou encore

( 1 ) Tl T O ISv, T O ÜT6 �cm T(c; � oôa(cx ; (Z, 1, 1 028 b 4).


( 2 ) Z, 1 , 1 028 a 3 4 - b 2. Sur la prétendue distinction de l'oôa(cx et du T L
f on, nous avons déjà été amené à critiquer la position de li. M A IER (cf. p. 1 86,
n . 3).
(3) Oôaè y!Y.p TcxÜTcx ( = les catégories) &vixM e:TctL oih' e: ! c; ltÀÀ'IJÀCX o!lT' e:!i;
&v TL ( À , 28, 1 024 b 1 5 ) ,
458 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

la quiddité (1 ) Aristote ne rappelle ni ici , ni dans l ' analy se


.

proprement sémantique du livre l:l. (2) , le sens populaire et


concret du mot oùal0t, qui signi fie le bien immobilier, la pro­
priété (3) ou encore le foyer (4). Ce sens se retrouve pourtant
dans la plus concrète des significations savantes du mot : celle
o ù il désigne l'tmoxdµtvov, le sujet ou substrat, c'est-à-dire ce
qui gît {xe�'t'otL) devant nous, sous nos pas ou encore au cœur
de nos paroles. Mais cet usage du mot oÙO"Lot est lui-même
ambigu , car le suj et peut désigner soit la matière, soit la forme,
soit le composé des deux (5). En un sens, c'est la matière qui
semblerait illustrer le mieux l'image que suggère le mot tmoxel­
µtvov, mais, d'un autre côté, la matière ne subsiste pas par soi :
elle est par elle-même informe, indéfinie, et n 'existe donc véri­
tablement que dans le composé de matière et de forme. C'est
donc celui-ci que l'ousia désigne le plus na turellement. Tel était,
en efîet, le premier sens que donnait l 'analyse du livre l:l. : on
appelle oùalotL les corps simples, mais aussi les corps dérivés,
les animaux, les astres et même les parties de ces corps, bref,
tout ce qui est dans le ciel et sur la terre. Mais ce sens-là n 'est
p as philosophique : la nature de l ' ousia concrète est, nous dit
Aristote, « bien connue » ( 6), du moins bien connue pour nous,
puisqu'elle se donne à nous dans la perception immédiate. M ais
l ' analyse philosophique dégage dans l 'ousia sensible la dualité
de la matière et de la forme, et c'est de ce côté, plus particuliè­
rement dans la forme (puisque la matière n'est pas connaissable
sans elle ) , qu'il faut rechercher l 'intelligibilité véritable inhérente
à l 'ousia. C'est donc sur l'essence au sens de forme que va porter
la recherche : c'est elle, en efîet, qui, peut-être parce qu'elle est
le mieux connue en soi, fait le plus difficulté pour l ' homme,
ocih-l) yocp OCîrOf>W't'cl't'l) ( 7 ) .
Reste, il est vrai, l e s trois autres sens du m o t oùaC0t, qui
en sont les signi fica tions savantes : l' universel , le genre et la
quiddité ('t'o 't'L �v e!vocL). Mais les deux premières sont à exclure ,

( 1 ) z, 3, 1 028 b 33.
A,
(2) 8, 1017 b 1 0-26.
(3) Ce sens est encore fréquent dans la Politique et l'El11ique à Nico maque.
(4) Cf. M. H EI D EGGER, Introd. à la métaphysique, p . 7 1 , 82, 221 . Pour Je
1·approchement d ' oôatoi: et de 'EaT(oi:, cf. P . - M . ScH U H L, Le joug du Bien, les
liens de la nécessité et la fonction d' Hestia, in Mélanges Ch. Picard (reproduit
dans Le merveilleux, la pensée et l'action, p . 1 38) ; M . H EIDEGGER, op. cil., p . 82 ;
V. GoLDSC H M IDT, Essai sur le Cratyle, p. 1 2 1 -22 (à propos de Cratyle, 40 1 be).
r.r. aussi PLOTIN, Ennéades, V, 5, 5 : L 'être premier est oôatoi: xoi:l ÈO"t'(oi: cbtavTwv.
(5) Z, 3, 1 029 a 2.
(6) z, 3, 1 029 b 32.
(7) 1 029 b 34.
LA F O RJ\1E 459

puisq ue la théorie constante d ' Aristote , qu'il rappellera aux


ch apitr es 13-1 4 (1 ) , est que l' universel n ' existe que dans le dis·
co urs et ne peut donc prétendre à la dignité de ce qui est, de
l ' o u s ia. Toute la critique du platonisme se résume dans le
reproche qu'Aristote adresse à Platon d ' avoir fait de l ' idée,
ente ndue comme universel, une egsenee. Restent donc finalement
de ux sens du mot oùa(Ot : la forme (e:!8oc;) et la quiddité (To
Tt �v e!v0tL) ; bien que les deux termes ne soient pas exactement
synonymes, puisque l ' un est constamment opposé à la ma tière,
alors que l'autre ne comporte aucune référence de ce genre,
l'analyse ultérieure permettra de les identifier.
Le sens du mot e:!8oc; est clair. Même dans son sens le
plus technique d ' idée ou de forme, devenu d 'ailleurs banal avec
le platonisme, il conserve un rapport sémantique évident avec
les formes de même racine du verbe op&w , voir (e:!8ov, t8eï:v).
La forme , c'est ce q u e n o u s voyons de l a chose , c e q u i n o u s est,
en elle, le plus manifeste. Certes, Platon nous avait appris à
reconnaître dans l'eidos ce qui se donne aux yeux de l 'esprit
p lutôt qu'à ceux du corps. Aris t.ote , en assimilant quelquefois
l ' e id o s à l 'intelligible (2) , se souviendra de cette leçon de son
maître et, dans le texte du livre Z, il n 'hésite pas à dire que
la forme, loin d 'être ce qu'il y a de plus manifeste dans l 'essence,
est ce qu'il y a en elle de plus embarrassant, de plus aporétique.
M ais Aristo te, sur ce point comme sur tant d'autre s, sera plus
proche que Platon de l'origine, c'est-à-dire ici de l'étymologie .
La forme demeurera , pour lui, ce qui se laisse le plus clairement
exprimer, ce qui s e manifeste le plus immédia tement dans le
discours ; il est, en un sens, plus facile de décrire une forme que
de mettre au j our son rapport obscur avec la matière ; la forme,
parce qu'elle est superficielle, sera le thème privilégié des dis­
cours dialectiques. Une dé finition dialectique est, par opposition
à la véritable définition physique, celle qui s'en tient à la forme et
renonce à connaître de quelle ma tière cette forme est la forme ( 3 ) .
La forme s e trouvera donc constamment associée p a r Aristote a u

( 1 ) Il n'est pas question expressément dans ces chapitres, n i ailleurs dans


le livre Z, de l'ousia au sens de genre. Jllais le genre est un universel ( bien que
tout universel ne soit pas un genre). Ce qui est vrai ou faux de l 'universel l'est
donc a forliori du genre. On se rappellera d'ailleurs que les Idées platoniciennes,
qui sont ici visées, sont décri tes indifféremment par Aristote comme xa66Àou
ou comme ytv'l).
(2) Par exemple au livre I I I du De anima, où l'intellect en puissance est dit,
suivant une expression très platonisante, le • lieu des formes •, -r67toc; e:lllwv (4,
429 a 27) .
(3) Cf. P. AueENQUE, Sur l a définition aristotélicienne de la colère, Rev.
phi lo s., 1 957, p . 300-3 1 7.
460 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

discours : la forme d 'une chose , c ' est ce qui peut en être circons­
crit dans une définition (Myoc;). L'assimilation, pourtant si
problématique, du mot et de la forme finira par aller de soi ,
comme en témoignera la traduction ambiguë de Myoc; par ratio
et même quelquefois par forma ( 1 ) .
Qu 'en est-il maintenant de ce qu'Aristote appelle -ro -rt �v
elvcxt et que nous traduirons, faute de mieux, par qu iddité,
bien que la format.ion latine de ce mot laisse échapper l 'essentiel
de la formule grecque. Aristote nous en donne d 'emblée une
définition « logique » , c 'est-à-dire approximative et qui ne va
pas encore au cœur de la chose (2). C'est, dit-il, « ce que chaque
être est dit être par soi » (3) . Cette définition est doublement.
remarquable dans sa concision. Elle se réfère d 'abord au langage :
la quiddité s 'exprime dans un discours par lequel nous disons
ce que la chose est.. Mais, d 'autre part, tout ce que la chose
est n ' appartient pas à la quiddité , mais seulement ce qu'elle
est par soi, ce qui exclut les accidents ou du moins ceux des
accidents qui ne sont pas par soi ( auµôe:lhp<.6-rcx xcxO' cxu-r<X) (4) .
Ces remarques restent cependant arbitraires, tant qu'on n'en
saisit pas le rapport avec la structure de l'expression -ro -rt �v
e:!vcxt. Aristote , il est vrai , ne s'explique j amais sur ce point,
sans doute parce que l'expression, peut-être forgée d ' ailleurs
dans le milieu platonicien, devait être familière à ses auditeurs.
II n'en reste pas moins que la structure étrange de la formule,
caractérisée à la fois par le redoublement du verbe être et l'emploi
inattendu de l'imparfait, n'est pas née du hasard et qu'elle
comportait déj à par elle-même une signi fication, qui, quoique
peut-être déj à oubliée des auditeurs d'Aristote , devait continuer
d 'animer secrètement l'usage que le maître en faisait. Le silence
d 'Aristote et la concision des commentaires grecs sur ce point (5)
ont donné libre cours à l'imagination des exégètes modernes :
depuis Trendelenburg (6) , c'est par dizaines qu'il faudrait compter

( 1 ) Ainsi le M y o� lvuÀo� d'Aristote deviendra la forma in materia des sco-


lastiques (cf. art. cil., p. 30 1 , 3 1 3 ) .
( 2 ) Sur les définitions logiques ou dialectiques, cf. art. cil., p. 302 ss.
(3) Z, 4, 1 029 b 13 : fo·rt -rè -rt ijv e!vat !KiXaTCfl & Àéye-rat Ka6'aô-r6.
(4) Cf. J re Partie, chap . I I, § 2.
(5) On ne trouve d'indication à ce sujet que dans le commentaire des
Topiques par ALEXANDRE (in V, 3, 1 32 a 1 ; 3 1 4, 23 ; cf. 42, l ss. ) et dans celui
de !'Ethique par AsPAsrns. L'un et l'autre éludent d'ailleurs la question en
déniant à l'imparfait ijv tout sens t emporel : il s'agirait d'un imparfait d'ha­
bitude. Pour Aspasius (48, 33), -rt ijv équivaudrait à -rt Tto-ré �!Tt'L (que peut
bien être ) . Mais alors on ne comprend ni le redoublement du verbe lire ni ce
qui différencie les deux questions -rt fo-rt et TL ijv e!vat.
(6) Das -rè �vl e!vat, -rè &yaO<j> e!vat, etc. , und das -rè -rt ·�v e:!vat bci
Aristoteles, in Rheinisclles Museum, I I , 1 828, p . 457-483 .
LA Q UIDDI T E: 461

les interprétations qui ont é té proposées de la formule ( 1 ).


Il y a deux façons d'interpréter grammaticalement l ' expres­
sion 'C'O 'C'( �v e!vcx.L : on peut y voir soit une complication
de la question 'C'( èa'C'L, soit une application particulière de
l 'expression 'C'O . . . e!vcx.L, avec u n datif intercalé. Si la première
voie paraît plus naturelle, c'est la seconde qui semble avoir
prévalu depuis l' article de Trendelenburg, même si ce n'est pas
Trendelenburg lui-même qui l'a proposée (2) . On sait qu'une
construction du type 'C'O ocv6pwmp e!vcx.L, 'C'O ocycx.6êjl e!vcx.L, est
fréquemment employée par Aristote pour signi fier l'essence
de telle ou telle chose, ce que cette chose est, mot à mot ce que
c'est que d 'être pour cette chose (3). D'où l'idée d 'isoler le 'C'( �v
au sein de 'C'O ('C'( �v) e!vcx.L, en lui donnant la valeur du datif
dans l 'expression 'C'O . . . e!vcx.L ou encore celle d 'un attribut avec
datif sous-entendu. Tà 'C'( �v e!vcx.L signifierait donc littérale­
ment : l' être de ce que c'était, ou encore : l'être ce que c'était
(pour la chose) . Cette interprétation , outre qu'elle est peu natu­
relle et n'est nulle part suggérée ni par Aristote ni par les commen­
tateurs grecs, présente l'inconvénient maj eur de dissimuler le
rapport entre les expressions 'C'O 'C'( èa'C'L et 'C'O 'C'( �v e!vcx.L.
L'expression substantive 'C'O . . . e!vcx.L constitue une réponse à
la question 'C'( èa'C'L. Ainsi à la question 'C'( èa'C'L &v6p<imoç ; on
répond : 'C'à ocv6pwmp e!vcx.L. Dans une telle construction, 'C'à "(
�v e!vcx.L ne serait donc qu'un type de réponse particulier à
la question plus générale "( Èa'C'L. A la question, qu'est-ce ?
on répondrait : l'être de ce que la chose était. En réalité , la
vraisemblance grammaticale donne à penser que les deux expres­
sions symétriques 'C'O 'C'( èa'C'L et 'C'O 'C'L �v e!vcx.L ne sont pas l'une
une question et l' autre une réponse, mais qu'il s' agit dans l'un
et l'autre cas de deux interrogations substantivées. Cette conj ec-

P l cr. notamment RAVAISSO N , Essai . . . , 1, p. 5 1 2 ; M ICH ELET, Examen


crillque . . ., p . 294-295 ; WA1Tz, Orga11011, I I , p. 400 ; BoN ITZ, Index arislotelicus,
764 a 50 ; ZELLER, La plzilos. des Grecs, trad. Cr. , I I , p. 503 {à propos d'Antis­
thène) ; HoD I ER , Ill De Anima, I I , p. 1 80- 1 88 ; R o n I N , Sur la conception aris-
toléliciemie . . . , p. 185 ; La pensée grecque, p. 299 ; J. CH EVALIER, La notion du
11é �essaire . . . , I?· 126, note ; P. NATORP, Plalos I�ee11lelzre, p. 2 ; E: BRÉH I ER
H1st. de la plztlos. , 1, p. 1 99 '. CRUCHON, ln Ellz. Nic., I I , p. 21 8-21 9 ' W. BROK �
KER, Aristoteles, p. 1 1 8, n. 5 ; COLLE, Ill Met., A, 3, 983 a 27-28 ; C . ARPE,
Das ·d 'liv e!votL bei Aristoteles, Hambourg, 1 938 ; E. KAPP, Greek Fou11da­
lio11s of Trnditio11al Logic, New York , 1 942 ; J. OWENS, Tlze Doctrine of Being . . . ,
p. 353 ss., n. 83 ; E. TuGEND HAT, TI KATA TINOI: . . . , Fribourg, 1 958, p. 1 8- 1 9 .
(2) Tr. recherchait plutôt un chaînon intermédiaire du type : -r o -r ! 'li v -ro
&.v6poomfl eîvotL. On trouvera une critique en règle de toutes les interpréta lions
issues de Tr. (et, en particulier de son rapprochement malheureux avec les
expressions du type -ro &.v6pC:mCfl e!votL) dans la première partie d'une étude de
F. BASSENGE, qui repren d Je titre même de Tr. (Philologua, 1 960, p. 1 4-47) .
(3) Cf. r, 4, 1006 a 33 ; Z, 4, 1 029 b 1 4 , etc.
462 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

ture se trouve renforcée par l'usage qu'Aristote fait des deux


expressions, qui semblent bien être le titre de deux questions
différentes. La question "t'( fo"t't p araît être la question la plus
générale ; ainsi à la question Tt fo"t't �wxpcX."t'"l)c; ; on répondra :
Socrate est un homme. Au contraire , l'expression "t'O "t'( �v dvott
est spécialisée, comme le montre la dé finition qu'en donne le
livre Z, dans la désignation de ce que l'être est par soi ; elle
s'oppose donc à l'accident proprement dit, mais inclut les
attributs accidentels par soi, pour dé finir l'essence individuelle
concrète. Ainsi , le "t'L �v e:!voct de Socrate n'est pas d 'être petit,
vieux, etc. , ni d 'être simplement un homme, mais d 'être un
homme doué de telles et telles qualités inhérentes à sa nature ( 1 ) .
On ne répond donc pas à la question "t'( ÉO"'t'L par ·"t'O "t'( �v dvoct.
Tout se passe au contraire comme si "t'O "t'( �v e:!vott était la
réponse spéci fique à une autre question , qui comprend peut-être
la première, mais est plus précise , et qui serait : "t'( �v e:!voct ;
Nous entendrons donc finalement "t'O "t'L �v e:!vott comme : le
« ce que c'était que d 'être » , et non « l 'être de ce que c'était » . Si
l'on tient à avoir une formule plus complète, on pourra certes
sous-entendre une sorte de datif possessif ou même deux, comme
le veut Arpe, ce qui donnerait par exemple : "t'( �v �wxpcX.nt "t'O
&.v6p©rtcp e:!voct, (le) ce qu'était pour Socrate le fait d 'être un
homme ; on pourra même constater qu'Aristote décompose
une fois de cette façon sa propre formule (2) . L'essentiel est de
ne pas voir dans "t'( �v une expression pensée comme un datif,
donc déj à substantivée, et de lui conserver au contraire sa pleine
valeur interrogative.
C'est donc comme question que doit être pensé le "t'( �v e:!voct.
Pensé comme question, il doit l'être dans le prolongement de
la question fondamentale et évidemment plus primitive : -.(
fo·n. Une fois admis qu'il s'agit de deux questions, qui sont
pourtant voisines et dont la seconde paraît au premier abord
u n redoublement de la première, le problème est de savoir
pourquoi Aristote ne s'est pas contenté de celle-ci. L ' expression
-. ( É a"t'L avait déj à été employée par Platon pour opposer la

( 1 ) Un autre usage, souligné par H. MAIER (Die Syllogislik des Arisloteles,


I l, 2, p. 3 1 4 ss. , not. 3 21 ; cf. plus haut, p . 1 86, n. 3) , manifeste, quoique d'une
autre manière, la plus grande généralité de la formule Tt faTL : le Tt faTL peut
concerner non seulement les essences, mais l'être des autres catégories ; ainsi
peut-on poser la question Tt faTL à propos de la quantité, de ln qualité, etc.
(Z, 4, 1 030 a 21 ) . Au contraire, ce que nous avons dit montre que le Tt �v etvixt
ne peut se dire que dans le cas de l'essence, et même de l'essence dépouillée
de ses accidents. ·

(2) Part. a11im . , 1 I, 3, 649 b 22 : Tt ·�v ixÙTcj) ( - Tcj) ixtµetTL) -rb ixtµocTL e:lvett.
L A Q UIDD !Tg 463

qu estio n portant sur l 'essence à celle qui porte seulement sur


la qua lité , le ?to�ov : c'est contre une confusion de ce genre que
protest e, par exemple , Socrate dans le Ménon ( 1 ) , lorsqu'il
ra ppe lle à Polos que la question est de savoir ce que la vertu
est et non si elle est telle ou telle , digne d 'éloge par exemple.
Ma is, si l'on doit savoir gré à Platon et même à Socrate (2) d'avoir
dég agé dans sa pureté la question 't'( Ècm, en la distinguant des
questions adventices ?tofov, 7t6aov, 7t6n, etc. , ni Platon ni
Socrate ne semblent s 'être avisés de ce que leur question avait
d'ambigu , parce que trop général. A la question « qu'est Socrate ? »
on peut répondre indifféremment : « Socrate est homme » ou
« Socrate est cet homme-ci , doué de telles qualités, etc. » . En fait,
ce que cherche Socrate, c'est la définition générale ('t'o op(�ea60tL
x0t66t.ou) (3) ; il se contente donc du premier type de réponse,
celle par laquelle nous rangeons la chose à dé finir dans un
genre. Le 't'( Èa't'L de Socrate est son humanité , le 't'( ÈmL de
la vertu consiste dans le fait qu 'elle est u n habitus, une ��Le;.
De fait, dans le langage aristotélicien , l'expression 't'O 't'( Èa't'L
désignera fréquemment le genre (4). Or, Aristote ne se contente
pas des discours universels et des définitions génériques : puisque
les choses sont singulières, c'est dans leur singularité qu'il faut
les saisir. Le 't'( ÈmL socratique ou platonicien n'épuise pas la
richesse de déterminations du 't'68e 't'L ( 5 ) , c'est-à-dire de l'être
individuel et concret. M ais cette richesse, proprement infinie,
de dé terminations ne dépasse-t-elle pas les possibilités du dis­
cours ? Nous savons qu'il n'y a pas de science de l 'accident ;
il n'y en a pas davantage de dé finition, puisque la dé finition
est stable, alors que l ' accident est changeant ou du moins pré­
caire , contingent, c'est-à-dire peut être touj ours autre qu'il
n ' est. Cette contingence de l'accident a cepend ant, nous l'avons
vu , des degrés : l'une des acquisitions d'Aristote , dans sa critique
du platonisme , est d 'avoir montré que ce n'est pas seulement
l' idée ou , en langage aristotélicien, le genre qui est obj et de
discours cohérents, mais aussi certaines des déterminations acci­
dentelles, que le platonisme rej etait dans le domaine de l'opinion
ou du mythe. Cette découverte d 'Aristote consiste dans la
distinction de l'accident proprement dit et de l 'accident par

Ménon, 86 e.
(2
(3
l
( 1)
Cf. M, 4, 1 078 b 23.
Ibid. , 1 078 b 19, 28.
(4) Cf. Index arislolelicus, 763 b I O e s .
(5) Cf. Z, 4, 1 030 a 1 -2 (où, soit dit en passant, Tb . e:îvceL est distingué du
..

TL �v e:îvceL de la chose et semble exprimer au contraire le 't'L �aTL).


464 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

soi ( auµÔe:Ô'Y)xèc; xcx6' cxô-r6) . Il est manifeste que, parmi les attributs
de Socrate, tous ne sont pas également éloignés de répondre à la
question Qu'es t Socrate ? Si l'on peut négliger les attribu ts pro­
prement accidentels, comme le fait d 'être assis ou debout, il n'en
est pas de même de ceux qui , sans appartenir à l'essence de
Socrate, qui est son humanité, n'en sont pas moins caractéris­
tiques de ce qu'on peut appeler la « socratéité » : ainsi le fait que
Socrate était sage , heureux, etc. - Si à la question Qu'est
Socrate ? o u , mieux, Qu'éta it Socrate ? nous répondons : Socrate
fut un sage, nous ne dé finissons pas l 'essence de Socrate et, pour­
tant, nous répondons d 'une certaine manière à la question, dans
la mesure où la qualité proprement accidentelle de sage n'en est
pas moins attribuée par la tradition à l'essence même de Socrate .
La question -r( èa-rL , entendue au sens strict d 'une question
portant sur le genre, ne suffit pas à satisfaire notre curiosité
concernant l'essence. On comprend donc qu'Aristote l'ait complé­
tée par une autre, appelant une réponse plus exhaustive, c'est-à­
dire comportant non seulement une attribution générique, mais
encore les déterminations accidentelles par soi que la démons­
tration ou l 'expérience nous autorisent à adj oindre à l'essence
proprement dite. M ais il reste à expliquer pourquoi cette seconde
question porte le titre étrange de -. ( �v e:!vcxL et quelle est en
particulier la j usti fication de l 'imparfait �v. Les interprétations ,
ici encore, sont nombreuses : la plus simple, accréditée par les
commentateurs grecs, se réfère à un usage grammatical plus
général et consiste à voir dans �v un imparfait d'habitude. Mais il
resterait à expliquer pourquoi la quiddité d'un être (c'est-à-dire
son essence et ses attributs essentiels) s'exprime par un tel impar­
fait, plus encore, pourquoi l 'imparfait en général a fini par signi fier
un état habituel et, par là, essentiel. Quant aux interprétations
philosophiques, nous n'en citerons que deux pour mémoire : la
plus répandue, accréditée par Trendelenburg, consiste à faire
signifier par le �v l' « antériorité causale » de la forme par rapport à
la matière ; le -rl �v signi fierait quelque chose comme : -.( 7toLe:î:
e:lvcxL et, à supposer que la forme détermine la matière et par là
le composé de matière et de forme, on s'expliquerait ainsi que -ro
(-r( �v) e:!vcxL puisse signifier : l 'être de la forme. Cette interpréta­
tion nous paratt incorrecte pour plusieurs raisons : premièrement,
elle suppose la construction -ro (datif) e:!vocL, que nous avons
rejetée ( 1 ) ; deuxièmement, elle est liée à une interprétation, qui

( 1 ) Ces deux points - interprétation de l'lmparteit et construction - sont


en effet liés. Si Tl fiv signifie Tl ,;oie;! el111u, on comprend bien q u e TO (Tl
L A Q U IDD I TÉ 465

nous paraît philosophiquement inacceptable, des rapports de l a


matière et de l a forme, selon laquelle ma tière et forme n e seraient
pas co-originaires , comme nous l' avons montré à partir de
l'analyse du mouvement, mais hiérarchisées dans le sens d ' un pri­
mat ontologique et causal de la forme, entendue comme généra­
trice de la matière ( 1 ) . Enfin, on ne voit même pas dans cette
inte rpré tation pourquoi il conviendrait de parler de la forme à
l'imparfait, puisque dans l 'interprétation idéaliste, il ne s'agit
évidemment pas d ' une priorité chronologique de la forme sur la
matière et que la forme ne cesse pas d 'informer la matière aussi
longtemps que le composé existe (2) . Plus proche de la vérité
nous paraît être l 'interpré tation récemment proposée par
M. Tugendhat : remarquant que le ·d �v e:!votL est à plusieurs
reprises opposé au auµ.Ôe:ÔlJx6c; (3), i l en conclu t que le TL �v e:!vocL
désigne ce que la chose é tait auanl l'adj onction des prédicats
accidentels, c'est-à-dire ce que la chose est par soi, dans sa suffi­
sance essentielle, dans sa pureté ini tiale. M ais on lui obj ectera
que si le Xot'TOt au µ. Ôe:Ôl)x6c; évoque bien l 'idée d ' une adj onction
s'opposant au dépouillement du xoc6' oc1h6, l 'opposition disparaît
dans la notion si proprement aristotélicienne du au µ. Ôe:Ôl)xàc;
xoc6'ocuT6. Or, nous avons vu que l ' attribut par soi appartenai t
bien au TL �v e:!votL et que c'est même par là que celui-ci se
distinguait de la dé finition trop générale par le TL ÈO"TL. Le TL �v

7tOLe:i: e:!voct) e:!votL signifie : l'être de ce qui fait êtI"e, mais on ne voit pas ce
que pourrait signifier la question ·d 7tOLe:î e:!votL e:!votL. Si donc l'on repousse
(pou!' les raisons que nous avons données plus haut) la construction To ( . . . )
e:lvotL, il faut aussi repousse!' l'interpI"étation • causale • de l'imparfait.
( 1 ) On compI"end que les interprètes idéalistes d'Aristote se soient tous
ralliés à cette interprétation. Cf. Rodiel' et surtout Robin, qui y voit une
confirmation de son interprétation a11alylique de la causalilé aristotélicienne :
« Le Tt �v e:!votL ou la quiddité, ce n'est pas . . . la forme toute seule et prise
abstraitement à part de la matière. C'est la forme en tant qu'elle détermine
sa matière • ( Sur la conceplio11 arislol. de la causalilé, p. 1 8 5 ) . Robin appuie son
interprétation sur un passage ou Aristote semble distmguer dans le Tl �v e:îvotL
une partie démontrable (parce que • matéI"ielle •, commente Rohin) et une par­
tie indémontI"able ( parce que • formelle • et,y ar là, principe de démonstration) :
iflaTe: TO 1.1.�v 8e:U;e:L, To 8'oû 8e:t�e:L Twv Tt 'l)v e:!votL Tw otÛTw' 7tp&yµotTL ( Anal.
posl. , I I, 8, 93 a 1 2 ) . Mais Aristote ne dit pas que l a sépaI" ation entre ce qui
est démontrable et ce qui ne l'est pas dans le Tl riv e:îvotL - ou plutôt • parmi
les Tt �v e:îvotL • - passe entre le Tt �v et le Tl &aTL. - Natorp va plus loin
encore en donnant au �v le sens de l' a priori kantien : il s'agirait de • l'im­
parfait de la p1·ésupposition conceptuelle • ( Imperfekt der gedanklichen Voraus­
b
setzung ( C. ARrE, op. cil., p. 1 7 ) .
( 2 ) n n e peut davantage admettre, ne serait-ce q u e pour d e s raisons gram­
maticales, l'interprétation de BRÉH I ER, qui traduit : • Le fait pour un être de
continuer à être ce q11 'il était • ( Hisl. de la philos., 1, p. 1 99. C'est nous qui souli­
gnons) . On attendrait dans ce cas : To IS TL �v dvotL.
(3) Cf. Z, 4, 1 029 b 1 3 . Les au tl'eS textes cités pal' 1\1 . TUGEN D H AT (P/iys.,
2 1 0 b 1 6 - 1 8 et 263 b 7 ss.) sont cependant moins probants, parce qu'il est ques­
tion dans le premir.r ras de -ro E:ÎVCY.L e t.. clans le srcond, d r -� oûalot XCY.l To e:îvotL.
466 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

est donc bien ce que la chose était avant l'adj onction des attri­
buts proprement accidentels, mais aussi ce qu'elle est après
l 'avènement des attributs par soi, c'est-à-dire de ces attri buts
qui finissent par être reconnus comme appartenant à l'essence
(par exemple, la sagesse de Socrate, la richesse de Crésus, ou la
propriété des angles d 'un triangle d'être égaux à deux droits ) .
Nous pouvons cependant retenir de cette dernière interprétation
l 'idée que l 'imparfait �v représente une limite en deçd de laquelle
ce qui se trouve attribué au suj et doit être reconnu comme
essentiel. En cela, et en dépit de M. Tugendhat lui-même ( 1 ) , nous
ne faisons que revenir au « sens naïvement temporel de l'impar­
fait », puisque l'imparfait désigne une continuité de durée s 'éten­
dant rétroactivement avant un certain événement servant de
point de repère (2) .
Mais où situer ici cette limite ? Deux text es antérieurs à
Aristote vont peut-être permettre de répon dre à cette question,
tout en apportant quelque lumière sur les origines historiques de
la formule. La première est un texte d 'Antisthène dont l'impor­
tance, en ce qui concerne notre problème, semble avoir échappé
aux commentateurs. « Antisthène , rapporte Diogène Laërce , fut
le premier à définir le discours : le discours est ce qui manifeste
ce que c'était, c'est-à-dire ce que c 'est (3 ) . » Ce témoignage
montre au moins que la formule 't'O 't'l �v étai t déj à employée
avant Aristote , qui se serait contenté d'y aj outer l'in finitif E!voc.L.
Mais quel était d 'abord son sens chez Antisthène ?

( 1 ) On ne voit pas ce qui fait dire à M . Tugendhat que • bien entendu, au­
cun de ces deux temps (l'imparfait ljv et le parfait auµ6e61p<6c;) n'est à entendre
en un sens naïvement temporel ( p . 18, n. 18 ). Ou plutôt on devine ici une pré­

suj)position, qui remonte à M . Heidegger, selon laquelle les Grecs en interprétant


l' oôaLa comme 7t0tpouat0t, auraient méconnu les rapports de l'êtrclet du temps.
Cf. notre compte rendu de cet ouvrage, R.E. G., 1 960, p . 300-30 1 .
(2) Ceci vaut aussi pour l e plus-que-parfait, qui, comme cela est particuliè­
rement clair en grec, n'est que l'imparfait du parfait. On sait que l'imparfait
grec a souvent le sens du plus-que-parfait français.
(3) Ilpw-r6c; 't"E wptaOt't"O Myov El7îWV' Myoc; fo-rlv b 't"O -rt ljv 'I\ ta't"L 8'/)ÀWV
( VI, 3 ; fr. X I V, 2, Winckelmann ) . Nous pensons que 'I\ signifie ici une équiva­
lence (vel) , et non une disjoncti on (aut) . Si l'expression signi fiait banalement :
• le discours est ce qui manifeste le passé ou le présent on aurait : () -rL ·qv 'I\
•,

tML, au lieu de -ro -rL ·qv 'I\ ta't"L. De plus, cette dernière formule semble se
référer non seulement à une question, mais à une question unique (sans quoi
on aurait -ro -rt ljv i} -ro -rt tML). Si, enfin, Antisthène n'avait pas distingué
entre la question -ro -r! l)v ('I\ tML) (qui est ce q ue le discours révèle) et la
question -rL tML, on s'expliquerait mal qu'Ar. lui attribue la thèse oôx 111-r L
-ro -rL tML bptaaa0aL ( H , 3, 1 043 b 24) . En réalité, seule cette distincti on permet
de comprendre qu'Antisthène admette la définition propre, olxei:oc; Myoc; (6,
29, 1 024 b 32), ce qu'Ar. appellera 6 Àoyoc; 6 8'/)Àwv -ro -rt l)v ElvaL ( 6, 6,
1 0 1 6 a 34. On remarquera l'analogie de cette formule avec celle d'Antisthène ;
çf, aussi Eth, Nic., l i , 6, 1 107 a 5), et refuse toute définition par le genre,
467
OR I G INES DE LA
FORM UL E

Bien que la doxographie ne nous apporte aucune indication


à ce suj et, le f�
it qu'il s ' agi � � e d 'un � d� fin� ti �n d � la � ga �e no u �
. _ . te
per met de conj ecturer que l 1mparfa1t ijv s1gm fie 1c1 l anter10r1
de l'ê tre sur le langage que nous tenons sur lui. Nous ne parlons
j a m ais q ue de ce qui est déj à là e t dont nous ne savons plus à la
rigu eur s 'il est encore là dans l 'instant où nous en parlons. Le
tem ps propre du langage serait donc l'imparfait. On pourrait,
ce rtes, obj e cter que le langage permet de prévoir, de délibérer, etc.
donc de se proj eter vers l'avenir. Mais on se souvi endra que la
phil oso phie d ' Antisthène, qui se rapproche sur tant de point$
de celle des Mégariques, devait ignorer comme celle-ci l'exis­
tence du possible. La réali Lé du s m·a ne sera donc établie que
lorsque nous pourrons dire : il étai t . L 'essence d ' une chose
ne consiste pas dans ses possibilités, mais dans sa réali té , qui ne
se dévoile qu'au passé. Ce n'est d 'ailleurs pas la dernière fois dans
l 'histoire de la philosophie qu'une philosophie qui ignore le pos­
sible insisterait en même temps sur le mouvement rétrograde du
vrai et sur le fait que la logique de no tre langage est une logique
de rétrospection ( 1 ) .
Aristote n ' avai t, certes, pas les mêmes raisons de dénier tou t
pouvoir anticipateur au langage. Mais cette limitation n'en
demeurait pas moins nécessaire dans le cas où le langage cherche
à dé finir une chose, c 'est-à-dire à manifester son essence , du
moins lorsqu'il s ' agit de l'essence d 'un être sensible, c'est-à-dire
en mouvement. Si, en Dieu, le présent, l'imparfait et le futur
coïncident, il n 'en est pas de même pour l'être sensible , qui
est ou sera ce qu'il n 'étai t pas et n'est pas ou ne sera pas ce
qu'il était. L 'essence de l'être sensi ble est afîectée par la
précarité fondamentale du pouvoir-être-autre, c ' es t-à-dire de
la contingence. La conséquence radicale de cette pensée de la
contingence est qu 'on ne peut rien dire d ' un être, si ce n'est par
accident, tant qu'il est en mouvement. On ne peut à la rigueur
attribuer quelque prédicat que ce soit à un être vivant - hors
son essence générique d 'être vivant - tant qu 'il vi t, car l'impré­
visibilité de la vie peut touj ours remettre en question ce que nous
disions de lui. En d 'autres termes, tant que l'être est en mouve­
ment, on ne peut distinguer, parmi la multiplicité des détermi­
nations qui lui adviennent, celles qui sont proprement acciden­
telles et celles qui sont par soi. Platon avait déj à souligné , dans
le Cralyle, l'exigence de stabilité qui empêche le discours d 'épouser
le mouvement des choses sensibles. Mais Pla ton transposait

( 1 ) cr. B E R G S O N , f, a pensée el le mouua11l, chap. l ••, not. p . 19.


468 LA SC IENCE INTRO U VA BLE

ailleurs, dans un autre monde, cette stabilité requise par le dis­


cours. Aristote ne dé finira pas autrement les conditions d 'exercice
de la pensée intellective, qui est « arrêt et repos » ( 1 ) , stabilisation
du mouvant ; mais cette stabilité , il s'interdira de la chercher
ailleurs qu'au sein du monde sensible lui-même , c'est-à-dire d ' un
monde en mouvement ; il s'apercevra alors q u ' au sein du mou­
vement, il n'y a d ' autre substitut de l'immobilité que le repos (2) ,
d 'autre substitut de l'éternité que la mort.
C'est un vieil adage de la sagesse grecque qu'on ne peut
porter un jugement sur la vie d'un homme tant qu'il n'est pas
mort. Aristote cite à deux reprises dans ses Éth iques le mot de
Solon selon lequel un homme ne peut être dit heureux tant qu'il
vit (3), ce qui ne veut pas dire, commente Aristote , qu' « on n'est
heureux qu'une fois qu'on est mort », mais que la proposition
attribuant à un homme le prédicat heu reux ne peut être formulée
qu'au moment de sa mort, c'est-à-dire à l 'imparfait. « Admettons
donc que l'on doive voir la fin et attendre ce moment pour
déclarer un homme heureux , non pas comme étant actuellement
heureux, mais parce qu'il l'était dans un temps antérieur (4) . »
Certes, cette remarque s'insère dans une discussion sur le bonheur,
et non sur la proposition, et Aristote ne prend même pas entiè­
rement à son compte l'adage de Solon. M ais la j u sti fication qu'il
donne de la phrase en question dépasse largement le problème
particulier du bonheur et la critique qu'il en fait laisse subsister
le problème métaphysique incidemment posé. Si l'on ne peut
dire l'homme heureux tant qu'il vit, c'est qu'il reste soumis aux
aléas de la fortune ; mais on ne peut dire davantage de lui , à la
rigueur, qu'il est sage et vertueux, car la sagesse qu'on lui prête
peut touj ours être remise en question par quelque défaillance
ultérieure (5). Tant que l ' homme vit, son « avenir nous est

( 1 ) Cf. l •• Partie, chap. I I , � 4.


(2) Sur la différence entre &xLV"l)a(oc et �peµLoc, voir ci-dessus, p. 425.
(3) Eth. Nic., 1 , 1 1 , 1 1 00 a 1 1 , 1 5 ; Eth. Eud. , I I, 1, 1 2 1 9 b 6 .
(4) Elh. Nic. , 1 , 1 1 , 1 1 00 a 32.
(5) Aristote refuse, contre Solon, de faire dépendre le bonheur de circons­
Lances extérieures : • Si nous le suivons pas à pas dans ses diverses vicissitudes,
nous appell erons souvent le même homme tour à tour heureux et malheureux,
faisant ainsi de l'homme heureux une sorte de caméléon ou une maison mena,ant
ruine (Eth. Nic., 1, 1 1 , 1 1 00 b 4 ) . Le bonheur, objecte Aristote, exige plus de

stabilité, et c'est pourquoi il le situe d'abord dans la vertu : • Dans aucune action
humaine, en effet, on ne relève une fixité comparable à celle des activités
conformes à la vertu, lesquelles apparaissent plus stables encore que les connais­
sances scienti fiques • ( 1 1 00 b 12). 1\I ais, on le voit, le débat avec Solon porte seule­
ment sur les degrés dans la stabilité : il reste qu'il n'y a pas de stabilité absolue
dans le monde sublunaire en général et dans les affaires humaines en particulier.
La vertu elle-même est précaire, et c'est une des raisons pour lesquelles • Dieu
est meilleur que la vertu • (Magn. Mor., I I , 5, 1200 b 1 4 1 .
D ISCO URS ET RÉ TROSPECTION 469

ca ché » ( 1 ) , parce qu'il peut à chaque instant dev enir autre. I l


pa rti ci pe de la contingence qui affecte tout ce qui se meu t da ns
Je mo nde sublun aire , et en particulier tout ce qui vit, con tingen ce
qui, dans � e � �s de l'homme, es� :vécue sur le m ? de � ' abord négatif
. ,
de )a failhb 1hte , de la peccab1hté , de la vulncrab1hté aux coup s
de )a fortune. Seule la mort peut, dans le cas du vivant, arrêter le
cours imprévisible de la vie , transmuer la contingence en nécessité
rétrospective , séparer l 'accidentel de ce qui appartient vraiment
par soi au suj et qui n'est plus. C'est la mort de Socrate qui
façonne l 'essence de Socrate : celle du j uste inj ustement condam­
né. C'est elle qui permet de dissocier ce qu'il y a de contingent
dans l 'existence historique de Socrate et ceux des accidents d e
sa vie qui accèdent à la dignité d 'attributs essentiels de la socra­
téité. L'essence d'un homme , c'est la transfiguration d 'une his­
toire en légende, d 'une existence tragique, parce qu 'imprévisible,
en un destin achevé , transfiguration qui ne s'opère que par la
mort. En termes plus abstraits, il n'est d 'attribution essentielle
dans le cas d'un homme (si du moins nous entendons par là une
attribution propre, et non pas seulement générique) qu'à l'impar­
fait, c'est-à-dire portant sur un suj et qui n'est ce qu'il est que
parce qu'il n ' est plus. On pourrait opposer sur ce point le discours
essentiel au discours tra gique, qui, parce qu'il adhère à l'imprévi­
sibilité du temps, marquée par les péripéties, ne connaît que les
verbes d ' action et ignore la fonction essentielle, c'est-à-dire
prédicative par soi , du verbe être. C'est l 'histoire qui , comme
ailleurs la démonstration, fournit ici le fondement de la synthèse
attributive. Mais, selon le mot de Solon , on ne voit la synthèse
qu'à la fin, lorsque l'histoire de l'homme est parvenue à son terme .
C'est finalement cette idée, si profondément grecque (2) ,
selon laquelle tout coup d ' œil essentiel est rétrospectif, qui nous
p araît justi fier le �v du 't"L �v e:!vll(.L. Exprimée chez Solon sous
les dehors anthropologiques d'un précepte de la prudence , for­
mulée sous une forme déj à plus abstraite chez Antisthène , liée
chez l'un comme chez l' autre à une ré flexion , soit éthique soi t

( l ) Eth . Cf. SOPHOCLE,


Nic., 1, I I , 1 101 a 18. v.
Ajax, 1418-20 : • Les hom­
mes ont loisir de connaitre beaucoup de choses en les voyant ; mais l'avenir,
il n'est pas de devin, avant de l'avoir vu, qui connaisse ce qu'il sera. •
(2) L'adage de Solon est cité par H ÉRODOTE, I, 32-33. Cf. SoPHOCLll,
v.
Œd1pe-roi, 1528-1530 : • C'est donc Je dernier j our qu'il faut, pour un mortel,
toujours considérer. Gardons-nous d'appeler j amais un homme heureux, avant
qu'il ait franchi Je terme de sa vie. • L es StoYciens seront les premiers à com­
battre, avec leur théorie de l'indépendance du bonheur et du temps, cette vieille
maxime de la prudence grecque (cf. CICÉRON, De finibus, I I I,ad fin.). Sur
-

le caractère rétrospectif de la nécessité, voir en outre nos remarques dans Je


chapitre « Etre et histoire ..
470 LA SC IENCE INTRO U VA BLE

logiq ue, sur le discours h u m a i n , elle n o u s paraî t animer encore,


quoique sans doute inconsciemment, l'usage aristotélicien de la
formule. Certes, l'évocation de la mort comme limite révélatrice
de l 'essence semble ne concerner que le vivant et, en particulier,
l ' homme, et non l 'être en mouvement dans son ensemble. M ais ce
ne serait pas la seule fois où Aristote élargirait aux dimensions de
la physique tout entière une expérience d ' abord anthropologique
ou , plus généralement, biologique. La forme n'est-elle pas, en
plus d'un passage, assimilée à l'âme ( 1 ) ? Or, la forme ne fournit­
elle pas précisément la réponse à la question 'TL ijv elvou (2) ? D u
reste, c'est Aristote lui-même qui, e n plusieurs passages, insiste
sur la fonction révélante de la mort : c'est la mort qui, chez
l ' être vivant, révèle négativement ce qui appartient à son essence
d 'être vivant, c'est-à-dire à sa forme, à sa quiddité , par opposi­
tion à ce qui , appartenant à sa matière, est de l'ordre de l 'acci­
dent. C'est la mort qui montre que la forme du vivant « ne consiste
pas dans la configuration ou la couleur. Un cadavre a exactement
la même configuration qu'un corps vivant et, avec tout cela, il
n'est pas homme » (3). Il y a donc homonymie entre l'homme
mort et l ' homme ; c'est improprement que nous parlons de
l ' homme mort, car ce n'est pas un homme auquel adviendrait
l'attribut m ort ; en réalité , ce n'est pas un homme du tout ; ce
n'est pas un homme autre , c'est un non-homme . C'est donc la
mort de l'homme qui nous révèle ce qui sépare l'homme du non­
homme ; ce quelque chose , qui est la quiddité de l'homme, c'est­
à-dire ce que l'homme était, est la vie o u , si l'on veut, l'âme.
Supprimer la vie, c'est supprimer l'homme. Cette remarque
pourrait paraître tautologique ; elle est en fait le principe de
toute recherche physiologique : car la mort permet de m anifester,
j usque dans le moindre détail, ce qui appartient à la vie et est
donc essentiel à l 'être vivant, ou du moins de m anifester des
degrés d 'essentialité entre les différents organes ou les différentes
fonctions de la vie : on peut vivre sans doigt ou sans main, on ne
peut vivre sans cœur ou sans cerveau ; ceux-ci sont donc pre­
miers (xÔ p Lor.) et « c'est en eux que résident premièrement le logos
et l' essence ( oùcrlor.) » ( 4).

( 1 ) D e An., I l , 1 , 4 1 2 b 1 1 - 1 8 ( s i l'œil était un animal, la vue serait son Ame ).


En 4 1 2 b 1 6 , c'est l'âme elle-même qui est dite i: o i:t -1jv e:!v(l(L xŒL o Myoç.
Cf. Z, 10, 1 035 b 1 4 ; De An., I l , 4, 4 1 5 b 12- 1 5 .
( 2 ) z, 7, 1 032 b 2 ; 10, 1 035 b 32 ; 1 7, 1041 a 28 ; 1-1 , 3, 1 043 b 1 ; 4 , 1 044 a 36, etc.
(3) Pari. animal., I, 1 , 640 b 32-35 (contre Démocrite).
(4) Z, 10, 1 035 b 25. Au contraire, le doigt et ln main ne sont pas essentiels
à la vie. Mais, de ce qu'ils ne peuvent exister séparés du vivant dans son
ensemble, il s'ensuit que la vie leur est essentielle : c'est pourquoi le doigt mort
L A 1VJOR 1' RÉV ÉLA N TE 471

Cer tes, cette m é thode d ' inver;Liga tion n'est applicable q u ' à
la qu id dité de l'être vivant. M a i s il est caractéristique qu'Aristote
dé pl ore l ' a bsence d 'une telle situation révélatrice de l 'essence
da ns le c as des êtres inanimés : on voit bien, par exemple,
qu ' « un homme mort n'est homme que par homonymie . . . M ais
to ut cel a se voit moins bien quand il s' agit de la chair et de l'os
et est encore moins visible dans le cas du feu et de l 'eau » ( 1 ) .
Cette remarque, apparemment restrictive, nous permet en
fait de généraliser les remarques précédentes. Elle manifeste, en
effet, une fois de plus, que la quiddité des ê tres du monde sublu­
naire en général est pensée sur le modèle de l ' âme des ê tres
vivants : le mouvement est l ' âme des choses, comme la vie est
la forme et la quiddité du corps. Il faudra donc chercher, d ans
le cas des êtres inanimés, un analogue de la mort révélante :
cet analogue, c ' est « l 'arrêt », le « repos », institué dans le mouve­
ment universel des choses par ce contre-mouvement (qui est
lui-même un mouvement) que sont l'intellect et d ' abord l 'ima­
gination (2) . L ' imagination et l'intellect figent le devenir de
la chose, interrompent le flux i ndé fini de ses attributs et mani­
festent par là ce que la chose était, c'est- à-dire sa quiddité , son
essence. Nous avons vu plus haut (3) que l 'essence était établie
n'est également doigt que par homonymie (Z, 10, 1 035 b 24 ) . CC. Calég. , 1, 1 a 2-3 ;
De A11., I I, 1 , 4 1 2 b 1 8 ; Gen. Anim., I , 19, 726 b 22 ; I I , 1 , 734 b 24, 735 a 7 ;
5, 74 1 a I O (les exemples les plus fréquemment ci tés étant l'œil et le doigt).
( 1 ) !vléléor., IV, 12, 389 b 3 1 -390 a 3 ; cf. 390 a 1 0-24 . L ' importance de ce
texte a été bien soulignée par La notion de force . . . , p. 74 : • Il nous
CA R T E R O N ,
manque la mort du feu - ou de chacun des autres éléments - qui, seule, pour­
rait nous révéler son âme •, et par J . - M . LE B L O N D , Logique mélhode
el . . . , p. 2.00 :
• I I manque . . . , dans le domaine des choses inanimées, uno des expériences les
plus révélatrices de la nature d'un être, l'expérience de la mort, qui manifeste,
par contraste, la vraie nature de l 'être en question, sa fonction essentielle, sa
forme • ; cf. p. 359-60. Cf. aussi R o o 1 ER , Ill I I , p. 1 53. Mais aucun de
De Anima,
ces auteurs n'a fait le rapprochement entre cette expérience de la mort • et

l'imparfait de -r( 'ljv dvœt. Le seul auteur qui, à notre connaissance, ait suggéré
un rapprochement de ce genre est M I C H ELET dans son Examen critique de la
Métaphysique d'Aristote, p. 294-295, mais il en .donne une justification, d'in�pi­
ration hégélienne, qui nous parait erronée : • La morl d'un individu est . . . la repro­
duction d'un grand nombre d'autres [cf. Hegel : la mort de l'individu est la
naissance de l'espèce] . . . L'existence de la forme substantielle, pour être idéale,
se conserve même lorsqu'elle perd l 'actualité dans (la) matière : Aristote la
nomme donc très bien -rà -r( 'ljv e:!vœt. S i une rose s'est fanée, sa forme
substantielle n'existe plus actuellement ; elle est une détermination passée
(-rl 'ljv) . Mais cet anéantissement de l 'existence extérieure n'a pas nui à la
substantialité intérieure de la forme, elle existe encore (-rà dvat) dans la
ma tière, mais en puissance. • L'intervention de la puissance, qui tend à donner
un sens physique à une formule qui a avant tout un sens nous paraît
logique,
ici déplacée ; il a manqué à Michelet de saisir que le 'ljv se réfère au discours
humain, qu'il désigne donc moins l'antériorité ou la permanence d'une détermi­
nation que le caractère rétrospectif de notre considéra tion de la chose.
(2) cr. chap. suivant.
(3) Cf. p p . 430-43 1 .
472 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

par une méthode de variations imaginatives, consistant à sup­


primer par la pensée tel ou tel attribut et à se demander alors si
la chose continue d 'être ce qu'elle était, c 'est-à-dire ce qu'elle est.
Nous voyons maintenant que ces variations imaginatives exer­
cent la même fonction révéla trice que la mort : de même que
la mort est la variation décisive, la mutation terminale et, par
là, essentielle, de même la variation essentielle - celle qui révèle
la quiddité - sera celle qui supprime la chose en tant que telle.
De même que supprimer la vie de l'homme, c'est supprimer
l ' homme, de même supprimer la trilatéralité du triangle, c'est
supprimer le triangle. Ainsi retrouvons-nous, mais sous une
forme cette fois démythisée , le lien que Platon avait reconnu,
à la suite des Pythagoriciens et des Orphiques, entre la philo­
sophie et la mort. La mort ne libère plus l'essence des choses,
mais, en la supprimant, elle la révèle. Elle n'est plus l'éternité,
mais elle est - dans un monde en mouvement, pour qui l 'éter­
nité n ' est que spectacle lointain et idéal inaccessible - le subs­
titut d 'une impossible éternité. L'imparfait du -rC �v e!v0tL ne
corrige, en la figeant, la contingence du présent, que parce qu'il
est l'image et le substitut d 'un impossible parfait, celui qui
exprimerait non pas l'achèvement de ce qui était, mais l 'achè­
vement touj ours achevé de ce qui a touj ours été ce qu'il est .

• •

Le -r( �v e!v0tL désigne donc ce qu'il y a de plus intérieur,


de plus fondamental, de plus propre dans l'essence du dé fini .
Les Seconds A nalytiques le définissent : cc Ce qu'il y a de propre
parmi les éléments du -r( Èa-rL » ( 1 ) ; c'est pourquoi il ne se confond
pas avec le genre, qui est trop général, et ne comprend pas la
matière (2) , qui est accidentelle. Désignant ce que la chose est
par soi (essence et attribut par soi ) , il exclut ce qu 'elle est par
accident. C'est ici que va se nouer l 'aporie, qui, développée
expressément aux chapitres 4 et 5 du livre Z , va occuper en fait
le livre Z tout entier. L'aporie porte directement sur la définition,
indirectement sur la quiddité qu'elle exprime. De quels êtres,
demande Aristote, y a-t-il définition ? Laissons ici de côté le
cas des êtres simples qui ne sont pas, à la rigueur, obj ets de
dé finition, puisque celle-ci a besoin, pour s'exercer, de la disso-

( 1 ) Anal. post. , II, 6, 92 a 7. Nous adoptons ici la correction de KttHN :


f31ov au lieu de l8toov. Dans un écrit antérieur ( Top. , V, 3, 1 32 a 1 ss. ) ,
Aristote dlstin r.uail c e p endant l e proe re de la quiddité.
(2) M.yoo a oùalixv d!veu Gi.7)<; "tÔ -r( "ljV t!VIXL (Z, 7, 1032 b 14).
n&FIN IT !ON D U COiHPOS É 473

ci atio n du gen re et de la différence. Mais peut-il y avoir définition


des êtres comp osés, c'est-à-dire de ces êtres qui ne son t pas
se ulem ent des essences, mais des essences auxquelles s'attri­
b ue nt tout es sortes de prédicats qui ne sont pas tous essentiels ?
L a d iffi culté vient ici de ce que la dé finition du composé ne sera
pas la défi nition du composé, mais la définition de l'essence
du co mpo sé : ainsi la dé finition de la surface blanche ne sera
au tre que la dé finition de la surface (la blancheur de la surface,
n'étant pas un a ttribut par soi, n 'appartient pas à la quiddité
de la surface blanche) , la définition de l 'homme blanc sera la
définition de l ' homme, etc. M ais alors on aboutira à cc paradoxe
que, s'il _est des êtres qui coïncident avec leur quiddité , i l en est
d 'autres qui ne sont pas leur quiddité, parce qu 'ils sont aussi
autre chose qu'elle. Ainsi la surface blanche est surface et pour­
tant n'est pas la surface, parce qu'elle n 'est pas que surface.
En termes plus abstraits, toute essence composée, c'est-à-dire
qui n 'est pas seulement essence, mais aussi quantité, qualité , etc . ,
e s t indéfinissable en tant q u e composée ; elle n e coïncide pas
avec sa propre dé finition parce que celle-ci ignore sa composition.
Cette conséquence serait aisément admissible, si elle ne concernait
qu'un certain genre d ' essences, qui, par leur complexité, échappe­
raien t au discours. Mais, en réalité , ce ne sont pas seulement
telles ou telles essences, mais toutes les essences du monde
sublunaire qui sont composées, en tant que sensibles, c'est-à-dire
en tant qu 'elles sont en mouvement. C'est le mouvement qui,
avons-nous vu , détermine dans l'être sensible la dissociation de la
matière et de la forme ; or, la ma térialité n 'est que le titre général
de la composition. L 'oûaloc sans matière n 'est qu' oûaloc . Mais
l 'oûa(oc octafl"Y)-r� est aussi quantité, qualité, etc. La quiddité, telle
que nous l 'avons dé finie , va donc accumuler les paradoxes : elle
est l 'essence sans matière d 'un être ma tériel ; elle est la forme en
tant que celle-ci prétend dé finir à elle seule un être qui n'est pas
forme, mais composé de matière et de forme ; elle est l 'âme qui se
donne pour l'essence du corps , c 'est-à-dire pour ce que le corps
est. Si nous en res tons à la littéralité du -rl �v e:!voct, qui n'est pas
quelque chose de la chose, mais ce que la chose est, c 'est-à-dire
était, nous devons convenir que dans le cas de l'être sensible, i l
faut distinguer entre son être, q u i est u n être composé, e t c e qu'il
est, c'est-à-dire était. L 'être sensible n'est pas ce qu'il est ( 1 ) .

p ) La tradition résoudra, ou croira résoudre, cette aporie par la distinction


de 1 essence et de l'existence, du q11od esl et du quo est (Boèce). Nous nous inter­
disons ici cette terminologie, pour demeurer au niveau plus originel, plus aporé­
tique auquel sA �i t.ue. l n prohl ômnt iquo nri�lotélirif'nnfJ.
,
474 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

Au chapitre 6 du livre Z, Aristote pose le problème de savoir


si la quiddité est ou non différente de chaqu e être. Ques­
tion étrange , puisque « chaque chose ne semble pas être diffé­
rente de sa propre essence et que la quiddité semble être l 'essence
de chaque chose » ( 1 ) . Question cependant nécessaire , puisque
nous sommes contraints de répondre négativement dans le cas
des êtres composés d 'une essence et d'un prédicat accidentel,
ceux qu'Aristote appelle par abréviation 't"tX Àey6µevoc xoc't"ti
O"uµôe:Eh1x6ç (2) . Inversement, on attendrait que l 'être coïncidât
avec sa quiddité dans le cas des êtres par soi ('t"ii xoc6'ocu't"ti Àey6-
µe:voc) . M ais ici Aristote se heurte à la théorie des Platoniciens,
selon laquelle la quiddité d 'une chose même simple est séparée
de la chose et proj etée hors d'elle sous le nom d ' i dée. Aristote
critique alors cette doctrine avec des arguments que nous avons
déj à rencontrés (3) et il conclut que « rien n 'empêche certains

( 1 ) Z, 6, 1 03 1 a 1 7.
(2) 1 0 3 1 a 1 9 . Nous ne pouvons admettre l'interprétation restrictive que

11011
donnent de ce passage M. Ross ( I I, p. 1 76) et M. TmcoT (ad /oc . ) , selon la quelle
homme et homme bla n c , par exemple, seraient identiques xa't"à 't"O ôxoxe:!µe:vov,
mais xa't"à 't"OV opLaµ6v. En réalité, ils sont aussi identiques selon la défini­
tion, c'est-à-dire selon la quiddité, puisque la quiddité d'homme bla n c ne parvient
pas à assumer la blancheur comme attribut par soi. La conséquence en est
qu'homme blanr., n'ayant d'autre quiddité que celle de l'homme, et ne se confon­
dant p ourtant pas avec homme, est différent de sa propre quiddité.
(3) Ces arguments sont. ici les suivants :
1 ) Argument du redoublement infini (argument du troisième homme) :
8i l'on sépare (&.xoMe:Lv, 1 03 1 b 3-5) la quiddité de la chose, cette quiddité sera
elle-même une chose, dont il faudra rechercher la quiddité, et ainsi de suite à
l'infini ( 1 03 1 b 28-3 1 ) ;
2) Argument de la connaissance : si l'on sépare la chose de sa quiddité,
on ne pourra pas la connaître, puisque la science de chaque être consiste dans

la connaissance de la quiddi té de cet être • ( 1 03 1 b 7, 20) ;


3) Si l'on sépare la quiddité de la chose, la quiddité ne sera plus un être
( 1 03 1 b 4) (Aristote songe ici à l'idée platonicienne, qui est d'abord séparée,
abstraite, en tant qu'universel ; mais l'universel, précisément parce qu'il est
sépar6 des essences singulières, n'est pas lui-même essence) .
Si l e détail d e l a polémique est clair, les interprétations divergent sur son sens
général et sa place dans la problématique du livre Z . Ainsi W. BRôc1rnR (Aris­
toteles, p. 2 1 1 , n. 2), pro teste contre l'insoutenable interprétation tradition­

nelle [qui est celle, notamment, du Ps.-Alexandre, suivi par Ross ) d'après
laquelle Aristote accorderait la sulllsance (die Selbiglœit) de la quiddité e�scn­
lielle à une classe de choses auxquelles il ne croit pas : aux Idées Tel est bien
•.

pourtant, selon nous, le sens de la polémique aristotélicienne ; seulement il


faut alors en dégager la conséquence radicale (ce que ne font pas le Ps.-Alex. et
Ross) : seul l'être par soi (ce que les Platoniciens appellent Idée) coincide avec
sa quiddité ; or Idées ou êtres par soi n'existent pas dans le mo11de su blunaire ;
donc il n'y a pas dans le monde sublunaire d'être qui coYncide avec sa propre
quiddité. - Selon M . BaôcKER ( i bid., p. 2l l)f Aristo t e voudrait montrer
dans ce passage qu'on ne peut séparer le 't"l 'ljv e: vaL de l'�Xota't"ov et que tout
-rt l)v e:!vaL est un 't"( 'ljv �x&a't"<i> e:!vCitL. Mais c'est là confondre deux problèmes :
l' idée platonicienne n'est pa s ici envisagée p rincipalement comme universel,
donc dans son opposition à l'�xoca't"ov ; elle est envisagée comme simple ou par
soi et est donc opposée au composé. Ceci n'empêche d'ailleurs pas qu'il y ait
L'llTRE SÉPA RÉ DE SA Q UIDD I TÉ 475

ê Lres d 'être immédiatement (eùOuc;) leur propre quiddiLé , s'il


est vrai que l'essence, c'est selon nous, la quiddité » ( 1 ) . M ais
cette « séparation » , qu'Aristote qualifie d 'absurde, et qui a ,
entre autres conséquences, l'impossibilité d e connaître c e dont
l'essence est l 'essence (2) , il est obligé de la réintroduire au sein
des êtres composés. Aristote est ici de mauvaise foi lorsque,
critiquant la doctrine platonicienne , il ne prend pour exemple
que des êtres simples, le Bien, l 'Animal, l ' :B tre, l ' Un (3) , à propos
desquels il est, en effet, absurde de séparer l'être de la quiddité.
Mais ce n'était pas l a considération de ces ê tres qui avait conduit
Platon à sa théorie des Idées, mais bien les difficultés soulevées
par les êlres sensibles qui, eux, ne sont pas ce qu'ils sont. Aristote
restera plus platonicien qu'il ne le croit ou ne veut le dire lorsque,
refusant la « séparation » dans le cas des êlres simples, il la
réintroduira dans le cas des êtres composés, c'est-à-dire sensibles ;
seulement, cette séparation de l'être e l:. de la quiddiLé ne sera
plus une sépara tion entre deux mondes, comme si la quiddité
était hypostasiée hors de l'être dont elle est e l:. tou t à la fois n'est
pas l'essence ; la séparation se l:.rouve ici intériorisée, transposée
à l'intérieur de l'essence sensible elle-mêm e , qui , parce qu' elle
n'est pas seulement essence , se l:.rouvc séparée, non plus seule­
ment d'un autre monde, mais d ' abord c l:. avant tout d 'elle-même.
Ainsi a tteignons-nous par là, après la distinction des caté­
gories, la division des trois principes du devenir, l'opposition
de l 'acte et de la puissance, à la plus fondamentale des scissions
qui affectent l'être du monde sublunaire : celle qui le sépare
de lui-même, c'est-à-dire de ce qu'il est ou é tait . La source de
cette séparal:.ion nous la connaissons désormais : c'est le mou­
vement qui , de même qu 'il scindai t. l ' ê l:.re selon la pluralité des
catégories ou des principes e t autorisai t., par là , la dissociation
prédicative , est de même à l 'origi ne de cet.Le scission par laquelle
l'être, parce qu'il peut touj ours devenir autre qu'il n'est, n'est

renconll'e entre les deux pl'oblématiques, p u isq u e J ' lx.cxCTt"ov, en tant que sen­
s ible, se c on f ond avec le compos é On s'a pe rço i t. alors que la défini tion du ·d
.

-1jv tlvcxt, q u e rappelle M. Brôckel', est en fait irréalisable : la q ui d dit é est bien
quiddité du sin gulie r (et s'oppose par là an ge n re ) , mn i s clans In me s ure o it le
,

·slngulier est composé il est de ces ôtr()s qui ne p eu ve n t coîncider avec leur
, .

prop1·e quiddité. I l y a un d ilemme de la q u iddité : si elle descend j usqu'au


particulier, c'est à di re jusqu'à la matière elle n'est plus q u i d d i té ; et si elle
- - ,

demeure quiddité (c'est-à-dire ex p rime ce que le p a rticulier est par soi ) , elle
n'est plus quiddité du particulier (puisque le particulier n'est. pas seulement
par sol) .
( 1 ) Z, 6, 1 03 1 b 3 1 .
(2) 1 0 3 1 b 7, 20.
(3) 1 03 1 a 3 1 -32, b 8-9.
476 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

j amais tout à fait ce qu'il est, ce ne pas être tou t d fait se tradui­
sant ici à la fois par la pauvreté des discours essentiels {les
dé finitions) et l'abondance, au contraire indéfinie, des discours
accidentels.
Si telle est l'origine de la séparation qu'Aristote, au moment
même où il reproche à Platon d ' avoir séparé l'être de sa propre
essence, se voit contraint d'admettre au sein de l'essence sensible,
on ne devrait pas s'étonner que le livre Z se poursuive, dans
ses chapitres 7 à 9 , par une analyse du mouvement, dans laquelle
la plupart des interprètes ont vu un hors-d'œuvre, sans rapport
avec le reste du livre ( 1 ). La nécessité de cette analyse est claire­
ment reconnue au début du chapitre 1 5 , qui, après un nouveau
développement de la polémique antiplatonicienne, reprend le
fil de la discussion ouverte au chapitre 6. Après avoir rappelé
que l'essence désigne d'une part la forme, d 'autre part le composé
{To cruvoÀov), il aj oute : « Toute essence prise au sens de composé
est corruptible, car il y a d'elle génération (2) . » Si Aristote ne
dit pas que la génération est le fondement de la composition,
il semble bien aller de soi pour lui que toute essence composée
est, par le fai t même, générable et corruptible. Et si Aristote
invoque ici le mouvement pour opposer la générabilité du composé
à l'ingénérabilité de la forme, il est clair que ce n'est pas pour
a ttribuer à l'un des deux un prédicat qu 'il refuserait à l'autre,
comme si le mouvement pouvait advenir à certaines essences,
et non à d ' autres, mais pour montrer que le mouvement est le
fondement de la composition du générable, alors que l'i mmuta­
bilité de la forme assure par le fait même son unité. La consé­
quence qu'Aristote en tire constitue une réponse négative à la
question qu'il se posait au chapitre 4 : y a-t-il définition des

( 1 ) Ceux qui ont essayé de situer ce chapitre dans le dessein général du


livre Z ont manqué, nous semble-t-il, le rapport véritable entre l'un et l'autre.
Selon NATORP, 7-9 se rattacherait à 1 5 - 1 7 : il s'agirait de l'étude de la forme
dans son rapport avec la physique, faisant suite à l'étude logique de la forme
(4-6, 1 0- 1 4 et la conclusion de 16) (Philos. Mo11alshefle, XXIV, p. 561 ss. ; Platos
ldec11lehre, p. 388 ss. ) . Même interprétation chez P H I LIPPE, In itiation , p. 1 3 1 .
.•.

TRICOT ( Ill Melaph., Z , 7 , nouv. éd. ) , explique que, l e but d u livre étant de
montrer que la forme est inengendrée (chap. 8), il fallait d'abord envisager le
devenir en lui-même. - Ces auteurs n'ont pas vu en réalité : 1 ) Que le but du
livre n'est pas tant d'étudier la forme en tant que telle que de rechercher l'unité
du composé (la démonstration de l'ingénérabilité de la forme n'est icl qu'un argu­
ment suplémentaire contre l'unité : comment une forme lngénérable peut-elle
être la forme du générable ?) ; 2) Que l'analyse du mouvement est ici requise
dans la mesure où le mouvement est la source de la divisibilité de l'être, donc
de sa composition, et qu'il est donc l'obstacle principal à l'unité recherchée par
le discours ( bien qu'il rende en même temps le discours possible ; cf. chapitre
suivant) .
(2) Z, 15, 1 040 a 22.
DfiMONSTRA T ION » DE LA D &F IN I T I O !V 4 77
«

? Il n'y en a pas, peut-il maintenant répondre,


e• tr s co m po sés
:ce que les essences sensibles individuelles « ont une matière
a�nt la natu« redefimbones � de pouvoir ê �re ou � 'être pas », et qu :� 1
. .
n' y a pas de ce qm peut e tre autrement qu il
n' e st » ( 1 ) .
A risto te v a même ici plus loin e t introduit une seconde consé-
que nce qui, pour n'avoir pas été expressément annoncée par
la prob lémat ique initia le , n' ? n apparaît pas moins com n:i e un
renforc em ent et une aggravation de la précédente . De ce qm peut
être autrem ent qu'il n' est, c'est-à-dire ici de l' essence sensible,
il n'y a pas plus de démonstration qu'il n'y a de dé finition , car
« il n'y a de démonstration que du nécessaire » (2). On pourrait

s'étonner de ce parallélisme établi ici entre dé finition et démons­


tration, puisqu'il s'agit de deux genres de discours très différents,
portant l'un sur une essence , l 'autre sur une proposition, ou
plutôt sur un rapport de choses exprimé par une proposition.
Ma is l'idée de composition fournit ici le lien entre dé finition et
démonstration. Car, si la dé finition du simple ne peut être qu 'une
périphrase autour de la simplicité du simple , qui n'est divisée que
dans le discours, la dé finition du composé , à supposer qu'elle
existe , exprimerait, elle, une composition réelle s'exprimant dans
une proposition de structure prédicative normale. D 'où la ques­
tion que se pose Aristote : n'y a-t-il pas une démonstration
possible de la dé finition composée, c'est-à-dire sinon de la dé fini­
tion elle-même (car il n'y a pas de démonstration possible du
rapport entre la chose et le mot ou entre la chose et son essence) ,
d u moins de l a composition qu'elle exprime ?
Soit, par exemple, à dé finir l'éclipse. La réponse du physicien
sera : « La privation de la lumière de la Lune par l 'interposi tion
de la Terre. » II est manifeste qu'une telle dé finition composée
peut être mise sous la forme d 'une proposition affirmative :
l'interposition de la Terre produit une privation de la lumière
de la Lune, qu'on appelle éclipse. La question Q u 'est-ce que
l'éclipse ? se ramène donc, dans la mesure où il s'agit d'un être
composé, à la question : Pourquoi y a-t-il éclipse ? , c'est-à-dire
à la question du pourquoi de la composition (3 ) . Il peut donc y
avoir démonstration de la dé finition dans le cas de la dé finition
composée, non dans le cas de la définition simple ; en effet, « se
demander le pourquoi, c'est touj ours se demander pourquoi

( 1 ) Ibid., 1 039 b 29, 34.


(2) 1 039 b 34, 3 1 .
(3) Nous suivons ici Anal. post. , I I , 2, 9 0 a 1 5 - 1 7 . L ' exrmple s e retrouve
en Z, 1 7, 1 04 1 a 1 6 .
478 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

un attribut appartient à un suj et » , par exemple, pourquoi


l 'homme est musicien. Au contraire, « chercher pourquoi une
chose est elle-même, c'est ne rien chercher du tout » ; on ne
demande pas pourquoi l'homme est homme ou le musicien,
musicien (1 ). l\Iais ces remarques n'iraient de soi que si elles
admettaient la possibilité de dé finir le composé (et non pas
seulement de le démontrer) , possibilité qui nous était apparue
j usqu 'ici comme douteuse. On peut définir le musicien et l 'homme,
maii; on ne dé finit pas l'homme musicien, parce que musicien
est un a ttribut acci dentel de l'homme et que la dé finition,
qui exprime la quiddité , ignore les attributs accidentels. Si donc
Arist.o le parle ici de dé finition du composé, c'est qu'il songe à
un type de définit.ion dont la composition serait démontrable.
Nous re trouvons ici la notion d 'accident démontrable ou par
s o i (cruµfü:o'Y)x.oç x.ocO' cxûT6) , qui permet à Aristote d 'échapper
partiellement .au dilemme de l'essence vide et de l 'accidentalité
sans substra t. Il est des attributs qui, sans être de l'essence,
sont. déductibles de l'essence. Soit l'exemple de la maison ;
elle est manifestement un composé, qui se divise en une forme
(elle est un abri contre les intempéries) et une matière (elle est
faite de briques ou de pierres) , ou, si l 'on préfère, en un sujet
(les briques e t les pierres) et un attribut (ces briques et ces
pierres sont pro tectrices ) . M ais, dans le cas de la maison, le rapport
entre l 'attribut et le sujet n'est pas proprement accidentel, car les
pierres et les briques sont disposées en vue de la protection
contre les intempéries, autrement dit pour répondre à ce que
nous attendons d ' une maison , c'est-à-dire à l'essence de la maison.
Mais qu'en est-il de ce tte essence ? S 'agit-il seulement du ... t Èo'·n
(le genre de la maison , c'est-à-dire ici l'abri) ou du ... t �v e!vcxt
(la maison dans sa particularité essentielle) ? Il est manifeste
qu'il ne s 'agit pas ici du genre (qui est indifîérent à ses difîé­
rences) , mais de la quiddité ( qui, elle, va le plus loin possible
dans le sens des dé terminations de la chose, à la condition
qu'elles ne soien t pas accidentelles) . On voit alors que les limites
de l 'essence, au sens étroit de quiddité, deviennent ici singuliè­
rement imprécises ; l'essence se proj ette vers ses accidents, les
absorbe dans son p ropre mouvement comme autant de réalisa­
tions de son exigence : si la maison est un abri, la matière dont
elle est faite doit être résistante ; ainsi une certaine qualité de
la matière entrc-t-elle dans la quiddité , c'est-à-dire dans la défi­
nition formelle elle-même. La quid dité nous apparaît. alors sous

( 1 ) Z, 1 7, 1041 a 1 0 - 1 8.
« D ÉMONSTRA TION » DE LA D ÉFl1\TfJOX 479

un jour nouveau : elle n'est plus seulement la limite au delà


de laquelle le discours verserait dans l 'accidentalité ; elle devient
un principe et une cause de ses propres accidents ; elle n'est
plus ce vers quoi tend la dé finition, mais elle est le principe
d'une démonstration dont elle est le moyen terme ( 1 ) . Consé­
quence plus i mportante encore pour notre propos : elle n 'est
plus Je lieu de la séparation entre la chose et sa propre essence,
la trace de l 'effort impuissant du discours pour saisir la chose
dans sa totalité ; elle devient, en tant que principe et cause, le
principe uni fiant, médiateur, qui concilie la chose avec elle­
même, c'est-à-dire la chose comme matière et la chose comme
forme. A la question « Pourquoi ces matériaux sont-ils une
maison ? » , nous pouvons main tenant répondre : « Parce que,
à ces matériaux, appartient la quiddité de la maison (2). » La
quiddité figurerait ainsi la simplicité rayonnante du simple, qui
absorbe dans son pouvoir d ' explication la division elle-même.
La composition ne serait plus scission, mais surabondance. Le
maléfice du mouvement serait levé. Le monde sublunaire serait,
lui aussi , un monde où la forme engendrerait sa matière, où les
accidents exprimeraient la richesse de l ' essence, et non plus
sa pauvreté, où la contingence elle-même serait expliquée et,
par là, mattrisée.
I I est caractéristique que la tradition systématisante se
soit attardée complaisamment à l 'ampli fication de ces textes .
C'est sur eux que s 'appuie en particulier l'interprétation idéaliste,
qui discerne ici un Aristote « panlogiste », plus platonicien en un
sens que Platon, puisqu 'il voit dans la matière elle-même une
détermination de la forme, et qui n'échappe ainsi à la tentation
de l 'empirisme que pour tomber dans l ' excès inverse du « forma-

( 1 ) Soit à démontrer, par exemple, que l'éclipse est la privation de la lumière


de la Lune par l'interposition de la Terre. On aura le syllogisme suivant :
l'inlerposilio11 de la Terre produit la privation de la lumière ; or l'éclipse est
l'inlerposilio11 de la Terre ; donc l'éclipse produit la privation de la lumière de la
Lune. On voit que la quiddité ou forme (interposition de la Terre) joue ici le
rôle du moyen terme dans un syllogisme dont le majeur est constitué par l a
matière (privation d e l a lumière d e la Lune). Mais c e syllogisme présente une
particularité qui en atténue singulièrement la portée : c'est que la mineure
n'est pas une véritable proposition attributive, mais une définilion exprimant
l'équivalence entre un nom et ce qu'il signifie. Ce syllogisme n'a donc pas trois
termes, mais deux, le nom et cc qu'il signi fie (sa quiddité, exprimée dans sa
définition formelle) ne faisant qu'un en réalité. La quiddité est donc ici à la
fois moyen terme et mineur ; elle n'unit pas un terme à un autre, mais s'unit
elle-même à ses attributs. Il n'y aurait de moyen terme, donc de démonstra­
tion véritable, que si la mineure était, non une définition, m ais la conclusion
.d 'une démonstration.
(2) Z, 1 7, 1 0 4 1 b 6,
480 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

lisme intellectualiste » ( 1 ) . M ais, en réalité, la thèse de la dé ter­


mination de la matière par la forme est elle-même une in ter­
prétation abusive des passages invoqués. Il faut, en efîet, se
rappeler que les notions de matière et de forme sont essentielle­
ment relatives, parce qu'elles ne désignent pas des éléments, mais
des moments dans la pensée de l'être en mouvement : ce qui est
matière par rapport à telle forme est soi-même forme par rapport
à une matière plus primitive. Or, si le rapport entre la forme et la
matière peut être clair, c 'est-à-dire déductible, au niveau le plus
haut de la composition, il ne l'est plus lorsqu'on se rapproche de
la matière première, qui demeure la source d 'une contingence
fondamentale. Ainsi, si la forme de la maison est la cause d ' une
certaine qualité de la matière, la solidité, elle ne va pas et ne
peut aller j usqu'à déterminer plus avant la nature du matériau
employé : ce peut être la pierre, mais aussi la brique ou le bois.
Quand bien même la matière ne soufîrirai t aucune indétermination
quant à sa nature, comme si la quiddité de la maison impli­
quait qu'elle fût nécessairement de pierre, il res terait cette infi­
nité résiduelle de la matière qui fait qu 'elle n'est j amais entière­
ment transparente à l'action informa trice de la quiddité. Les
artisans connaissent bien ces accidents de la fabrication , cette
indétermination touj ours reculée, mais qui n'est j a mais totale­
ment dominée ; l'art du charpentier ne descendra j amais entiè­
rement dans les flûtes. La nature elle-même connaît des échecs,
dus à la résistance de la matière, et qui, dans les cas extrêmes ,
mais qui manifestent la précarité essentielle de la vie, aboutissent
à la production des monstres (2) . La démonstration n 'épuise
donc j amais totalement le contenu de la composition et laisse
touj ours en dehors d ' elle-même une partie des accidents, qui,
n 'accédant pas à la dignité de ce qui est « par soi » , échapperont
à j amais à la définition de l'essence. Tous les degrés sont ici
possibles , depuis la génération exhaustive de la matière par
la forme, mais qui n'advient que pour ces êtres irréels que sont
les êtres mathématiques, j usqu'à l 'accidentalité pure et simple,
où le rapport entre la forme et la matière est imprévisible, ou ,

( 1 ) Cf. R O B I N , A ristote, p. 39 et passim. Dans son article Sur la conception


arislolélicienne de la causalité, ROBIN s'appuie sur les passages qui font de la
quiddité une cause pour dégager chez Aristote une conception • analytique • de
la causalité, qui s'opposerait à une conception • synthétique • présente dans
d'autres textes. Mais des textes qui font de la quiddité une cause on ne peut
rien tirer, nous semble-t-il, concernant la causalité en général : de ce q ue la
quiddité est cause, il ne s'ensuit pas que toute cause soit quiddité ; la qmddité
n'est j amais chez Aristote qu'un cas particulier de la cause.
(2) cr. z, 9, 1 034 b 3 ; 16, 1 040 b 1 6 .
L IM ITES DE LA DÉMONSTRA TION 481

s'il est constant, peut être tout au plus constaté : ainsi , en est-il
des passions de l'âme, dont chacun sait qu'elles sont des passions
de l ' âme dans un corps , mais sans qu 'on puisse découvrir pour
autant un quelconque rapport de causalité entre la signi fication
de la passion - sa quiddité ou sa forme - et les manifestations
physiologiques auxquelles elle donne lieu . Il faudra renoncer
ici aux dé finitions synthétiques du physicien pour se contenter
de définitions dialectiques, qui, s'en tenant au sens des mots ,
et se contentant de déchiffrer le sens, sont incapables de dé finir,
c'est-à-dire ici d ' expliquer, la composition de ce sens avec telle
matière ( 1 ) . Nous retrouvons ici un nouvel aspect de cette
déficience fondamentale qui fait que la quiddité n'est j amais
totalement la quiddité d'un être qui serait cette quiddité ; la
colère n'est pas seulement la quiddité de la colère , cette âme
de la colère qui consiste dans le mépris et la contestation en retour,
elle est aussi ce tremblement des membres, cette pâleur du visage,
qu' aucune dé finition ne peut assumer, et qui rappellent au
philosophe qui serait tenté de l'oublier que l 'homme lui-même
n'échappe pas à la matérialité , c'est-à-dire à la contingence.
Si la quiddité n'est pas un principe suffisant d ' unité , est­
elle du moins une en elle-même ? Ici encore Aristote va déve­
lopper longuement, et à plusieurs reprises, une aporie qui ne
sera j amais entièrement levée. De deux choses l'une, en effet :
ou la quiddité est simple ou elle est composée. Si elle est simple,
on ne peut rien en dire, on ne peut même pas la dé finir, puisque
tout discours est composé. Si elle est composée, on pourra la
définir, mais cette dé finition ne suffira pas tant qu'elle n' aura
pas été démontrée. Nous retrouvons ici, à l'intérieur de la quid­
dité elle-même , le même problème qui se posait plus haut à
propos des rapports de la quiddité et de l'être. Nous avons vu
que la quiddité pouvait apparaître comme la cause de la compo­
sition de l 'être. Mais la quiddité d'un être composé est elle­
même composée et requiert donc une cause de sa composition.
La cause a donc besoin d 'être elle-même causée. Cette exigence
n'est d 'ailleurs pas exceptionnelle, puisque la succession des
syllogismes dans la science repose sur une exigence du même
genre : si le moyen terme peut être utilisé comme cause , c'est
que l'affirmation exprimant sa fonction causale a été démontrée
comme conclusion d'un précédent syllogisme , pour lequel la
même nécessité d ' une régression se présentera à nouveau . Mais
nous sentons bien que, dans le cas de la quiddité , nous sommes

( 1 ) Cf. notre article Sur la définition arlstotél. de la coMre, not. p . 3 1 3-3 1 6 .


482 LA SCIENCE INTRO UVABLE

arrivés aux limites de la régression. Dans le syllogisme de l'essence,


c'est-à-dire celui par lequel nous démontrons que la quiddité est
quiddité de tel être, composé de telle façon, la mineure qui expli­
cite la fonction causale de la quiddité n'est pas une proposition
attributive, mais est elle-même une dé finition, où le verbe être
n' exprime plus l'appartenance d'un attribut à un suj et, mais
l 'équivalence conventionnelle entre un mot et sa signification ( 1 ).
Or, une telle proposition ne peut être évidemment démontrée.
Le plus étrange n'est pas qu'Aristote constate une impossi­
bilité de ce genre, mais qu'il pose avec insistance et débatte
longuement (2) une question dont les termes mêmes appellent,
à l'évidence, une réponse négative : Y a-t-il une démonstration
de l'essence? On ne peut s'empêcher de penser qu'Aristote aurait
pu faire l'économie de l'argumentaLion laborieuse par laquelle
il établit longuement dans les Seconds A nalytiques (3) qu'on ne
peut démontrer l 'essence sans pétition de principe. Toute sa
théorie de la démonstration, qui faisait de l'essence le moyen
terme, c'est-à-dire le principe de la démonstration, appelait
cette conséquence qu'il ne pouvait y avoir de démonstration
du principe (4). Mais l'insistance d'Aristote à poser ce problème
montre qu'il ne se satisfaisait pas aisément de cette obscurité
inévitable des principes et que son idéal restait celui d'une
intelligibilité absolue. Du moins cette recherche l'amène-t-elle
à reculer touj ours un peu plus l'inévi table. Au chapi tre 8 des
Seconds Analytiques , après avoir conclu que « la définition ne
démontre ni ne prouve rien et que l'essence ne peut être connue
ni par dé finition ni par démonstration » ( 5 ) , il rouvre une discus­
sion apparemment close et montre, par un rebondissemei1t inat­
tendu , qu'on peut cependant parler en un sens d ' une démons­
tration de l 'essence. En efîet, il n'y a pas de démonstration de
l'essence, tant que l ' on admet que l'essence n'a d'autre cause
qu'elle-même. Mais la démonstration redeviendra possible si
l 'essence a une autre cause qu'elle-même , mais qui doit être
elle-même une essence ( car « des conclusions contenant des
essences doivent être nécessairement obtenues par un moyen
qui soit lui-même une essence » ( 6 ) . Ce moyen qui sera la cause de
l'essence ne pourra être ici que l'essence de l'essence, c'est-à-dire

( 1 ) Sur l'opposition entre al/l·i bution e l définition, cf. Anal. post. , I I, 3,


90 b 3 3-37 ; Z, 12, 1037 b 13-2 1 .
!3)
( 2 ) Notamment en Anal. posl., I I , 4-8.
4)
I I , 4.
C f . plus haut 111/rod. , chap. I I .
(5) Anal. post. , I I , 7 , 92 b 37.
(6) Ibid., Il, 8, 93 a 1 1 .
D ÉDO UBLEMEN T DE L ' ESSENCE 483

l'essence elle-même, mais envisagée sous un autre de ses aspects :


pour reprendre l'exemple de l'éclipse , nous dirons que l'éclipse en
tant qu'interposition de la terre sera l'essence et, par là, la cause
de l'éclipse en tant que privation de lumière. On n'aura donc
démontré l'essence qu'en la dédoublant ; encore ce dédoublement,
à moins de se répét3r à l'in fini , laissera-t-il sans démonstration
celui des deux aspects de l'essence qui est la cause de l'autre :
« De sorte , conclut Aristote, que des deux quiddités de la même
chose , on prouvera l 'une e t on ne prouvera pas l'autre ( 1 ). »
On aboutit donc à cette conséquence que le simple ne s e
livre à nous qu 'en se dédoublant. Dans le cas du syllogisme de
l'essence, Aristote présente ce procédé comme « logique », c'est-à­
dire dialectique (2) . Ce n'est pas la première fois que nous ren­
controns cette intervention de la dialectique comme solution
résiduelle , qui n'est qu 'une répétition in finie de la question .
Ce n 'est pas non plus la première fois que nous voyons la dialec­
tique intervenir là où il s'agit des fondements derniers du dis­
cours (3). Mais ici l'intervention de la dialectique ne traduit
pas seulement l'impuissance du discours humain. Elle épouse
le redoublement indé fini par laquelle la quiddité s'efforce de se
précéder elle-même pour se fonder, touj ours antérieure à elle­
même , cause et principe d ' elle-même, et pourtant incapable,
parce qu'elle est touj ours autre qu 'elle-même , de se ressaisir
dans son impossible unité (4). Les analyses du livre Z semblaien t
aboutir à une double conclusion négative : « Des êtres sensibles
individuels il n'y a ni définition ni démonstration , étant donné
que ces êtres ont une matière dont la nature est de pouvoir
ê tre ou n 'être pas » (5) ; mais, à l'égard des ê tres simples, le dis­
cours humain n'est pas mieux partagé : « Il est manifeste qu'il
n'y a à leur suj et ni recherche ni enseignement (6 ) . » On ne peut

( l ) 93 a 13.
(2) 93 a 1 5 . Le mot l.oyLx6c; signifie précisément ici qu'il ne s'agit pas d'une
division physique en éléments, mais d'un dédoublement de sig11ificalio11s.
(3) Cf. notamment, sur le rôle de la dialectique dans l'établissement des
principes, I •• Partie, chap. I I I .
(4) O n voit comment l e fait que l a quiddité soi t à interpréter comme
cause de soi-même manifeste ici sa précarité et non sa perfection . Nous sommes
loin de l'argument ontologique des modernes.
(5) z, 1 5 , 1 039 b 28.
(6) lf>avepov -ro(vuv 6·n �7tt -rwv &7tl.wv oûx foTL ��T'l)CJLc; oû8è 8tlh:Ç1c;
( Z, 1 7, 1041 /J 9 ) . Le texte ajoute, il est vrai, d'une façon un peu contradictoire :
au· f-repoc; 1'p67toc; T'ijc; �'l)T�aeooc; 't'ÙlV 1'0LOU't'()) V . Cet « autre m ode • d'unl'
• recherche • déclarée l'instant d'avant im possible nous parait. (ltre la dialec­
tique, et non l'intuition, comme le souti ennent la plupart des commentateurs :
l'intuition est tout le contrai re d'une recherche et., si elle était possible, elle
rendrait toute recherche inutile.
484 LA SCIENCE INTRO U VA BLE

rien dire des è Lres simples parce qu 'ils sont simples ; on ne peut
rien dire des êtres composés, parce que le mouvement qui les
affecte les livre à une contingence fondamentale. Mais il faudrait
ajouter qu'au niveau du monde sublunaire, il existe des noyaux
de simplicité relative, qui sont les essences, et des rapporLs de
composition qui se laissent partiellement rar.1ener à des attribu­
tions démontrables. C'est dans cet entre-deux, à mi-chemin de
la simplicité ineffable et de la composition purement accidentelle,
que se meut le discours humain. M ais le mouvement du discours
- et ce sera peut-être là le principe de son salut - est ici à
l'image du mouvement des choses : la simplicité du simple ne
se livre à nous que dans le mouvement par lequel elle se divise.
Parce que nous sommes dans le mouvement, nous sommes à
j amais éloignés du commencement de toutes choses et même
de chaque chose ; mais parce que c 'est le propre du commen­
cement de devenir, c'est-à-dire de se séparer de lui-même, l'effort
impuissant de notre discours devant la source touj ours reculante
de la scission devient paradoxalement l'image de cette scission
elle-même. Le simple se perd lorsqu'il se divise ; mais peut-être
se retrouve-t-il dans le mouvement même qui le perd.
CONCLU S I O N

LA SCIENCE RETROUVÉE

EivcxL xcxl �vTcxü6cx fü:ou.;.


( H É R A C L I T E , 22 A 9
Diels. Cité par ARIS­
TOTE, De part. animal. ,
I , 5, 6 4 5 a 2 1 . )
Les conclusions des chapitres précédents peuvent paraître
négatives : la science sans nom, à laquelle éditeurs et commen­
tateurs donneront le titre ambigu de Métaphys ique, semble
osciller sans fin entre une théologie inaccessible et une onto­
logie incapable de s'arracher à la dispersion. D 'un côté un objet
trop lointain, de l'autre une réalité trop proche. D 'un côté , un
Dieu inefTable parce que, immuable et un, il échappe aux prises
d 'une pensée qui divise ce dont elle parle ; de l 'autre, un être qui,
en tant qu'être en mouvement, échappe par sa contingence à
une pensée qui ne parle que pour composer ce qui est divisé .
Les deux proj ets d 'Aristote , celui d ' un discours un sur l'être ,
celui d ' un discours premier e t par là fondateur, semblent aboutir
l'un et l'autre à un échec.
Mais si l'on analyse les causes de cet échec, dont tout ce
qui nous est parvenu sous le nom de Métaphys ique n 'est que la
description munitieuse, on s'aperçoit que le cas de la théologie
et celui du discours un sur l 'être (ce que nous avons convenu
d 'appeler l'ontologie) ne sont, en réalité , ni identiques ni même
parallèles. L'impossibilité humaine d 'une théologie n'est pas
une découverte propre à Aristote ; Platon lui-même l'avait soup­
çonnée dans la première partie du Parmén ide, retrouvant par
là le sens profond de la vieille sagesse grecque des limites :
l'homme ne doit pas chercher, homme qu'il est, à connaître ce
qui est au delà de l 'humain. Mais, chez Aristote, l'impossibilité
d 'une théologie n'est pas seulement rencontrée et constatée,
elle est progressivement j usti fiée et cette j usti fication de l 'impossi­
bi lité de la théologie devient paradoxalement le substitut de
la théologie elle-même. L'impossibilité de penser Dieu en dehors
du mouvement aboutit à la théorie du Premier Moteur immo­
bile. L'impossibifüé· d ' appliquer à Dieu l 'expérience humaine
de la pensée, c'est-à-dire de la pensée d ' autre chose , abouLit à
la dé finition de Dieu comme Pensée qui se pense elle-même. Mais
le plus souvent l'impossibilité n'est pas compensée, ou plutôt
dissimulée, sous la forme d ' a ffirmations apparemment positives ;
elle se traduit ouvertement par des négations : Dieu ne vit pas
488 LA SCIENCE RETRO U V ÉE

en société ( 1 ) , il n'est pas tel qu'il ait besoin d ' amis (2) , il n'est
ni j uste ni courageux (3) et, plus généralement, n'est pas ver­
tueux, parce qu'il est meilleur que la vertu (4). Finalement,
en mettant bout à bout ces litanies négatives de la divinité ,
on s'aperçoit qu 'en démontrant l'inadéquation du discours
humain et, plus généralement, de l'expérience humaine aux
perfections de Dieu et l 'impossibilité où est l 'homme de coïncider
avec un principe dont il est séparé par le mouvement, on a
rempli tout un chapitre du savoir, qu'il faut bien appeler théo­
logie : ce que nous rencontrons pour la première fois chez Aristote
et dont une certaine tradition fera son pro fit, c 'est qu'une théo­
logie s'y réalise paradoxalement en démontrant sa propre
impossibilité, qu 'une philosophie première s'y constitue en
établissant l 'impossibilité de remonter au principe ; la négation
de la théologie devient théologie négative. Seulement, cette consé­
quence, que la tradition néo-platonicienne n'aura plus qu'à
découvrir dans les textes d'Aristote, n'est pas expressément
assumée par Aristote lui-même. La négativité de la théologie
est simplement rencontrée sur le mode de l'échec ; elle n 'est
pas acceptée par Aristote comme la réalisation de son projet,
qui était incontestablement de faire une théologie positive.
En d 'autres termes, cette négativité traduit les limites de la
philosophie et non un renversement imprévu de ces limites.
Aristote ne prend pas encore son parti des négations dans
lesquelles ses successeurs se complairont. Le discours négatif sur
Dieu traduit l 'impuissance du discours humain et non l'infinité
de son obj et.
Il n'en est pas de même de l'ontologie. L'échec de l'ontologie
se manifeste, non pas sur un plan, mais sur deux : d'une part
il n'y a pas de i..6y oc; un sur l ' lSv ; d 'autre part, puisque l 'être
en tant qu'être n'est pas un genre, il n'y a même pas d ' lSv qui
soit un. Si nous pouvons répéter à propos de l'ontologie ce que
nous disions plus haut de la théologie, à savoir qu'elle s'épuise,
mais en même temps se réalise, dans la démonstration de sa
propre impossibilité, et qu'ainsi la négation de l'ontologie se
confond avec l'établissement d 'une ontologie négative, nous
devons aj outer ici que cette ontologie est doublement négative :
négative , elle l'est d'abord dans son expression, mais elle l'est aussi
dans son obj et. La négativité de l'ontologie ne traduit pas seule-

(1) Pol., 1 , 2, 1253 a 27.


(2) Eth. Eud. , VII, 12, 1245 b 14.
(3) Eth. Nic., X, 8, l l78 b 9 ss.
(4) Eth . Nic., VII, 1, l l45 a 26 ; Mag11. Mor., II, 5, 1200 b 14.
TH ÉOLO G IE ET ONTOLO G IE NÉ GA TI VES 489

ment l'impuissance du discours humain, mais la négativité même


de son objet. La conséquence est qu'ici ces deux négativités,
loin de s'aj outer pour ne faire de l'ontologie que l 'ombre d 'une
ombre , finissent, au contraire , par se compenser : l'embarras
du discours humain sur l'être devient l'expression la plus fidèle
de la contingence de l'être. L'être n'est plus cet obj et inaccessible
qui serait au delà de notre discours ; mais il se révèle dans les
tâtonnements mêmes que nous faisons pour l'atteindre : l'être,
du moins cet être dont nous parlons, n'est autre que le corrélat
de notre embarras. L'échec de l 'ontologie devient ontologie de
la contingence, c'est-à-dire de la finitude et de l'échec. C'est
ce renversement qui se laisse reconnaître dans le fait que l 'aporie
est elle-même démarche : le piétinement infini de la question
Qu'est-ce que l'êlre ? devient l'image la plus ressemblante d'un
être qui n'est j amais tout à fait ce qu'il est et n'en finit donc
j amais de coïncider avec lui-même. L'absence de chemin (7t6poç)
devient pluralité de voies : l 'incapacité du discours humain à
dégager la signification unique du mot êfre ne conduit pas à
lui dénier toute signification, mais à laisser surgir la pluralité
irréductible des catégories où il se dévoile. On pourrait dire du
philosophe ce que Sophocle dit de l'homme , qu 'il est un 7t<XVT07t6 p oç
&7topoç ( 1 ) , un être d ' autant plus riche en ressources qu'il en est
plus dénué. Mais il faudrait aj outer que les détours par lesquels
il s' approche de l'être ne sont pas autant d ' attentats à sa simpli­
cité , mais l'expression exacte du grand détour par lequel le simple
se réalise en se mouvant, c'est-à-dire en s'éloignant de soi-même.
Mais on pourrait obj ecter que notre commentaire est ici
aussi étranger à l'aristotélisme vécu que l'est le néo-platonisme
à ce qu'il y a d 'effectivement négatif dans la théologie aristo­
télicienne. Aristote a-t-il, dans le cas de l 'ontologie, assumé cette
transmutation de l'échec en expression adéquate de l'être ?
Il semble que le double rôle j oué dans la philosophie aristoté­
licienne par le mouvement fournisse un commencement de
réponse à cette question. Si le mouvement est, pour Aristote
au moins autant que pour Platon, ce qui, en séparant l 'être
de lui-même, introduit en lui la négativité , il est aussi ce par
quoi l 'être s'efforce de retrouver son unité perdue. Fondement
de la scission, il en est en même temps le correctif. Certes, il est
préférable pour un être de n'avoir pas à se mouvoir. M ais, s'il
est mobile par nature , il est préférable qu'il soit en mouvement
qu 'en repos : la mobilité de l'animal vaut mieux que la léthargie

( 1 ) Antigone, v. 360.
490 LA SC IENCE RETRO U V ÉE

de la plante et le mouvement continu des sphères célestes vaut


mieux que le mouvement, entrecoupé d 'arrêts, des êtres du
monde sublunaire. Le mouvement est à la foia ce qui éloigne
le plus les êtres de Dieu et la seule voie qui leur reste pour se
rapprocher de Dieu , de sorte que , bien que Dieu se dé finisse
avant tout par son immobilité, ce sont les êtres incapables de
repos qui sont étrangement les plus proches de Diou : « Il
est bon de se persuader que les traditions anciennes et surtout
celles de nos pères sont vraies, quand elles nous enseignent qu'il
y a quelque chose d 'immortel et de divin dans les choses qui
ont le mouvement ( 1 ) . » Le fait qu'Aristote valorise successi­
vement le mouvement et l'immobilité trahit, certes, la conver­
gence dans son œuvre de deux traditions opposées. Mais l 'apport
original d 'Aristote est d 'établir un rapport complexe, qu'on
pourrait dire de moyen à fin ou encore d 'imitation à modèle,
entre ces deux contradictoires que sont le mouvement et l'immo­
bilité. Certes, l'idée n'était pas nouvelle et Platon avait déj à
dit q u e l e « temps est l 'image mobile de l'éternité » (2) , voulant
signi fier par là que les mouvements des sp hères célestes, dont le
temps est la mesure, imitent, par leur régularité , l'éterni té de
ce qui est proprement immuable. M ais ce rapport restait chez
Platon accidentel : c'est en tant qu'il est régulier que le mouve­
ment imite l'immobilité , non en tant qu'il est mouvement.
Aristote va montrer, plus profondément, comment, du sein
même du mouvement le plus humble, va naître le substitut
d ' une immobilité qui est à la fois niée et suppléée par sa contra­
dictoire , puisque la fin même du mouvement n'est autre que sa
suppression. De la même façon qu'on ne travaille que pour ne
plus travailler ( 3 ) , qu'on ne fait la guerre que pour ne plus se
battre (4) , de la même façon on ne se meut que pour cesser de
se mouvoir. Mais imaginons un être qui vive dans un monde
où le travail, la guerre et, plus généralement, le mouvement
sont naturels, c'est-à-dire insupprimables, alors l ' effort laborieux
que nous faisons pour échapper au travail , belliqueux pour échap­
per à la guerre , mobile pour nous libérer du mouvement, devien­
dront le substitut d ' un loisir, d'une paix, d 'une immobilité impos­
sibles. Ce sera alors par son infinité (5) , et non plus seulement par
sa régularité , que le mouvement imitera l'immobilité, c'est-à-dire

(2 !
( 1 ) De Coelo, I I , 1 , 284 a 2.
Timée, 37 d.
( 3 Eth. Nic., X, 7, 1 1 77 b 4.
(4 Jbid., 1 1 77 b 51 9 SS.
!
( 5 Cf. Gen . et Corr. , I I , IO, 336 b 25, 32 11.
A MB I VA LENr:E D U MO U VEMEN T 491

s'efforcera de s'élever à son niveau sans y j amais parvenir, tendra


vers elle, si l'on nous permet cette mé taphore anachronique,
à la façon dont la droite concourante se rapproche indé finiment
de l 'asymptote ( 1 ) . Tout le mouvement du monde n'est que
l 'effort impuissant , et pourtant touj ours renaissant, par lequel
il s 'efforce de corriger sa mobilité et de s'approcher du divin.
Si un tel schéma n'est j amais expressément thématisé par
Aristote, comme il le sera par les néo-platoniciens, il apparaît
en trop de passages pour que leur convergence soit l'effet du
has ard. La même oscillation entre la dévalorisation et la réhabi­
litation se retrouve à propos du temps et de la contingence ,
qui l'un et l ' autre sont liés au mouvement, le premier parce
qu 'il en est la mesure, la seconde parce qu'elle en est la consé­
quence. On cite souvent le texte de la Phys ique où le temps
apparaît comme la source de l 'éclatement, de la scission (2) .
Mais il faut mettre en parallèle le passage de l' Éthique à Nico­
maque où le temps est présenté comme « l'auxiliaire bienveil­
lant » de la pensée et de l'action humaines (3). Le temps est ce
qui empêche l'homme d 'être immortel , mais il est aussi ce par
quoi l'homme « s'immortalise autant qu'il le peut » (4) . Dans un
passage également célèbre du De generalione et co1·ruptione,
Aristote montre aussi comment non seulement le cycle des sai­
sons, mais encore la série linéaire des générations corrigent par la
permanence de l'espèce la mortalité des individus (5). L'infi­
nité du temps supplée ici , en rendant possible le retour indéfini
du même, à la finitude des êtres dans le temps, comme si la source
de leur finitude était en même temps le lieu de leur salut. La même
ambiguYté se retrouverait à propos de la contingence : comment
le même philosophe, qui dévalorise la contingence comme dégra­
dation de la nécessité, qui lui attribue les échecs de la Nature
et la production des monstres, s'élève-t-il avec des arguments

( 1 ) Cf. Pol., I , 6, 1 255 b 2 : la nature tend vers ( �oOÀE't'O(L) l'uniformité,


mais elle est impuissante ( où 86v°'"°'L) à l'atteindre.
(2) 'H 8l: K(V'lj<rn; ë�(O'T'IJO'L '\'O ômxp)(OV (Phys . , IV, 1 2, 22 1 b 3). Cf. De Coelo,
I I , 3 , 286 a 1 9 ; Phys., IV, 13, 222 b 1 3 ; De An., I , 3, 406 b 13.
( 3 ) Eth. Nic., 1 , 7, 1 098 a 24.
(4) Eth. Nic., X, 7, 1 1 77 b 33. P LATON avait déj à dit (Banquet, 207 d) qu e
• la nature mortelle cherche, dans la mesure du possible, à exister toujours
e t à être immortelle •. Mais ce qu'ARISTOTI� ajoute, et qui est décisif, est d'avoÏI'
montré, tout au long de !'Ethique à Nicomaque, que c'est par le temps et dans
le temps, et non par une fuite hors du temps, que les êtres mortels échappent
aux etTets destructeurs de la temporalité.
(5) Gen. et Corr., I I , 10, 336 b 25-34. Cf. A, 6, 1 072 a 7- 1 8 ; De Anima, I I ,
4, 4 1 6 a 25-b 7 ; Economiques, I, 3, 1 343 b 23 ; Gen . anim., I I , I , 7 3 1 b 3 1 . PLA­
TON, d éj à , voyait dans la fécondité le succédané de l'immortalité (Ba11 quel,
206 c ; 207 ad) . L'idée sera re pri se par PLOTIN (Ennéades, I I I , 6 , 1 ) .
492 LA SCIENCE RETRO U V ÉE

plus affectifs que rigoureux contre ceux qui nient la contingence


des futurs ? S 'il n 'y avait pas de contingence , dit-il, « ce ne serait
plus la peine de délibérer et de se donner de la peine » ( 1 ) ; or
l'homme délibère et agit, montrant par là qu'il est un « prin­
cipe des futurs » (2) ; c'est donc que la contingence et ce qu'elle
implique , c'est-à-dire une suspension du principe de contra­
diction, doivent être admis comme condition de possibilité de la
délibération , de l' action et du travail des hommes. La négation
de la contingence conduit à « l' argument paresseux » ; inversement
c'est le refus moral de la paresse, qui est pourtant, de tous les états
de l'homme, celui qui s'apparenterait le plus à l'immobilité du
divin , qui fournit à Aristote le principe d'une réhabilitation para­
doxale de la contingence (3) , qui, en rendant possible l'activité
de l'homme, se donne à elle-même son propre correctif.
Le mouvement supplée , par son in finité , à la finitude des êtres
en mouvement : en quoi cette remarque , qui semble relever
de la physique, de la biologie , voire de l'anthropologie, concerne­
t-elle l'ontologie, c'est-à-dire le discours sur l'être ? Le discours
n'est-il pas étranger au mouvement dont il parle ? Bien plus,
ne le fige-t-il pas en en parlant ? Ne redouble-t-il pas la finitude
de son objet par l'impossibilité où il est de coïncider avec elle ?
Mais c'est ici qu'intervient la remarque qui, pour paraître inci­
dente dans le texte d'Aristote, apporte l'in flexion décisive, par
où l'aristotélisme s'oppose peut-être le plus à la philosophie
de Platon et qui va permettre de restaurer la possibilité d'un
discours cohérent sur l'être en mouvement : c'est que le discours
lui-même est mouvement. A ceux qui, comme les É léates, nient
l'existence du mouvement, Aristote rétorque que nier le mou­
vement, c'est encore l'attester, puisque la négation même du
mouvement est mouvement : « Admettons que ce soit là opinion
fausse ou seulement opinion, le mouvement existe pourtant,
même si c'est imagination, même si c'est une apparence variable ;
en effet, l 'imagination et l'opinion semblent être de certains
mouvements (4). » On pourrait penser que cette remarque ne vise

!l} De lnterpr., 9, 18 b 3 1 .
2 'Apx� -rwv �aoµbJwv ( i bid., 19 a 7).
3 On ne peut penser qu'Aristote ait p u voir là un argument en faveur
de l'e:i:is!ence de la contingence. Mais celle-ci avait été prouvée par d'autres
voies dans les analyses de la Physique sur le mouvement. On notera que le
De Interpretalione est généralement considéré comme un des derniers écrits
d'Aristote.
(4) 'H y&p qiocv-roca(oc xocl � 86�oc xLv�ae:Lc; TLvèc; e:!vocL 8oxoüaLv (Phys. ,
V I I I, 3, 254 a 29) . Cf. D e Anima, I I I , 3, 428 b l i . On a vu, à juste titre, dans la
structure de cet argument une des sources possibles du cogito. Cf. P.-!'11. Sc11 u 11L,
MO U VEMEN T ET PENSÉE 493

que l'imagination et l'opinion, qui sont instables , alors que le


volit;, la 8LocvoLoc. et l'hLcrT�(.L'YJ sont touj ours dé finis comme
un arrêt ou un repos dans le mouvement ( 1 ) . Mais on a vu que le
repos était pour Aristote le contraire , et non le contradictoire,
du mouvement et n'avait donc de sens qu'à l'intérieur de la
mobilité en général. Dans le De anima, Aristote, après avoir
affirmé l'incompatibilité de l' âme et du mouvement (2) , reconnaît
néanmoins que les passions de l'âme sont des mouvements (3) ;
or, on sait que les pensées dont les mots sont les signes ( cr'Yjµe:î:oc.)
sont présentées dans le De lnterpretatione comme autant de << pas­
sions de l ' âme » (7toc.6�µoc.-roc. -rljt; IJiuxlji;) (4). Dans le De memoria,
enfin, Aristote montre que la mémoire n'est pas une faculté
parmi d 'autres, mais qu 'elle imprègne toute l'activité intellec­
tuelle, parce que la pensée d'un être qui vit dans le temps ne
peut être elle-même qu'une pensée temporelle ; l ' âme ne peut
penser sans images (5) : si l'on se rappelle à ce propos que
l'imagination est essentiellement mouvement et que l'intellec­
tion est un repos dans le mouvement, on s'apercevra que, chez
l'homme, qui est un être dans le temps, la pensée stabilisante
elle-même ne s' exerce qu'à travers des images en mouvement.
La pensée humaine échappe si peu à cette condition temporelle
que ce n'est pas seulement ce qui est dans le temps qu'elle pense
dans le temps ; l'intemporel lui-même ne peut être pensé qu'à
travers les schèmes de la temporalité , de la même façon que le
non-quantitatif se pense à travers le quantitatif (6) , et que,

Y a-t-il u n e source aristotélicienne du • cogito • ?, Rev. philos., 1 948, p . 1 9 1 - 1 94 .


Ce type d'argument n'est d'ailleurs pas isolé dans I'œuvre d'Aristote : d'ori­
gine probablement sophistique, il constitue nÀeyxoc; au sens strict. Un autre
exemple d '�Àey;x oc; est fourni par l'argumentation du livre r contre les néga­
teurs du principe de contradiction (nier Je principe de contradiction, c'est
encore l'attester) . Cf. plus haut I•• Partie, chap. I I , § l .
( 1 ) D e An., I , 3 , 407 a 32 ; I I I , I I , 434 a 1 6 ; Phys., V I I , 3 , 247 b I O ;
248 a 6-9.
(2) C'est ce qu'Aristote démontre longuement, contre la théorie platoni­
cienne de l'âme automotrice, au chap. 3 du liv. I •• du De Anima (ef. notamment
406 a 2).
(3) De An., I , 4, 408 a 34 ss. La pensée ( 8ta:voeîa6a:t) est nommée, au même
titre que la tristesse, la joie ou la colère, aux lignes 408 b 6 et 14. De tels mouve­
ments, précise Aristote, ne sont dits de l'âme que • par accident • (408 a 30),
puisque l'essence de l'âme répugne au mouvement (406 a 2) : ceci con firme que
le mouvement est lié à la corporéité ; mais puisque les âmes du monde su blu­
naire sont la forme d'un corps, Aristote est bien près de reconnaitre que le
mouvement est, en Cait, sinon en droit, lié à la vie de l'âme, qui, du reste, sait en
user pour tenter de trouver, à travers lui, le repos.
(4) De lnlerpr. , 1, 1 6 a 2 ss.
(5) De memoria, 1 , 449 b 3 1 . Cf. De An., I I I , 3, 427 b 14-16 ; 7, 431 a 1 6 ;
8, 432 a 7-14.
(6) De memoria, 1, 449 b 30-450 a 9.
494 LA SCIENCE RETRO UVÉE

d ' une façon générale , ce qui, étant immobile, est au delà des
catégories ne peut être approché , d'une façon nécessairement
inadéquate, q u ' au travers des catégories elles·mêmes.
M ais ce qui est source d 'inadéquation lorsqu 'il s'agit de
penser l'intelligible , c'est-à-dire l'immobile, se transmue, lorsqu 'il
s'agit de penser l'être en mouvement, en un processus que sa
mobilité même rend adéquat à la mobilité de son obj et. La
pensée humaine est une pensée en mouvement de l 'être en
mouvement, une saisie inexacte de l'inexact, une recherche
dont l'inquiétude même est à l'image de la négativité de son
obj et. C'est parce que la pensée humaine est touj ours séparée
d 'elle-même qu'elle coïncide avec un être qui ne parvient
j amais à coïncider avec soi. S'il n'y a pas de familiarité native ,
comme c'était le cas pour Platon, entre l ' âme et l'intelligible ,
cette distorsion même restaure par un détour la familiarité
de l ' âme avec son obj et effectif, qui n ' est pas intelligible.
L'obscurité même de l ' âme à elle-même devient plus éclairante
que la clarté.
Seulement, si toutes les affections de l ' â me et, par là, les
discours qui les expriment relèvent du mouvement, il y a des
degrés dans cette dépendance. Le repos, bien qu 'il appartienne
au genre de la mobilité , est évidemment ce qui, à l 'intérieur de
l'être en mouvement, répugne le plus au mouvement lui-même.
La pensée stabilisante, c'est-à-dire la science ( 1 ) , est évidemment
moins apte, bien qu'elle ne se comprenne qu'à l'intérieur du
mouvement, à épouser ce qu'il y a de mouvant dans le mou­
vement lui-même. La science dégage le nécessaire , c'est-à-dire
ce qui ne peut être autrement, sur un fond de contingence , c'est-à
dire de ce qui peut être autrement. Mais si la contingence ne peut
j amais être entièrement bannie de son horizon, la science est
moins attentive à l 'horizon lui-même qu'aux noyaux de stabilité
qu'elle y découvre. Ce n'est donc pas à elle, mais à une autre
discipline de l ' âme, à un autre mode du discours, qu 'il faudra
recourir pour penser non plus tel ou tel domaine à l'intérieur
de cet horizon, mais cet horizon lui-même. Si, dans le monde
sublunaire, la nécessité naît sur fond de contingence, c'est à
une pensée plus ouverte , à un discours plus général q u e la. pensée
et l e discours du nécessaire , qu'il appartiendra de penser le
monde sublunaire comme horizon des événements qui s'y produi­
sent, c'est-ù-dire comme monde contingent. Nous avons déj à
rencontré e t décrit longuement plus haut cette pensée ouvert e à

( l ) Cf. I r • Partie, chap. I l, § 4 .


MO U VEMENT ET DJALECTJQ U Ji 495

l'indéterminé , ce discours qui se meut au delà de tous les genres :


c'est à eux qu'Aristote a donné le nom de dialectique.
Bien qu'Aristote ne se soit j amais clairement exprimé sur
les rapports de la dialectique et du mouvement, rapports qui,
déj à présents chez Zénon ( 1 ) , redeviendront explicites dans l'his­
toire ultérieure de la dialectique, il n 'est peut-être pas sans signi­
fica tion de consta ter le même balancement dans l'attitude
d'Aris tote à l'égard de la dialectique qu'à l'égard du mouvement,
du temps et de la contingence. Dévalorisée par rapport à la
science , elle retrouve dans cela même qui semblait la disquali­
fier - sa trop grande généralité , son instabilité , son incertitude -
l'occasion d 'affirmer une supériorité imprévue. Nous ne revien­
drons pas ici sur cette dualité d'aspects que nous avons longue­
ment décrite (2) , mais elle illustre une fois de plus ce renverse­
ment qui, sans être j amais pensé en tant que tel par Aristote,
structure à chaque instant sa spéculation effective, et selon
lequel la finitude trouve en elle-même , non plus seulement,
comme chez les platoniciens, l'aspiration à un salut venu de
l'extérieur, mais les moyens de sa propre rédemption. L 'homme
est, en un sens, condamné à penser l'être dialectiquement, parce
qu 'il est dénué de l'intuition d ' une origine dont il est irrémé­
diablement séparé et d 'une totalité dont il est un fragment ; mais
il se trouve que le caractère dialectique de la démarche épouse ici
ce qu'il y a d'inachevé dans un être en tant qu'être qui n'est lu i­
même que l'index d 'une impossible unité. La méthode dialectique,
nous dit Aristote , ne nous permet j amais de saisir l 'essence de quoi
que ce soit (3) ; mais que servirait d 'une intuition des essences,
dans un monde où ne se rencontrent que des quasi-essences qui,
séparées d 'elles-mêmes par le mouvement, touj ours en puissance
d'être autre chose, ne sont j amais tout à fait ce qu'elles sont ?
Une remarque du livre Z va nous p ermettre de préciser et
de j u sti fier le rôle fondamental de la dialectique dans une onto­
logie qui est avant tout une ontologie de la finitude, c'est-à-dire
de la scission. Il y a, dit Aristote , deux sortes d 'êtres : les êtres
premiers et par soi , c'est-à-dire les êtres immobiles et simples,
qui sont leur propre quiddité , puisqu 'ils ne sont rien d 'autre
qu'essence et que « l'essence, c'est selon nous la quiddité » ( 4) ;

( l ) Les arguments de Zénon sur le mouvement ne peuvent être, en effet,


étrangers à l'affirmation d'Aristote selon laquelle Zénon serait • l'inventeur de
la dialectique • (fr. 65 Rose) .
(2) Cf. I r• Partie, chap. I I I , § 3 .
( 3 ) Ré/ut. soph. , l i , 1 72 a 1 5 .
(4) Z, 6, 1 032 a 5, 1 0 3 1 b 32.
496 LA SCIENCE RETRO U V ÉE

mais il y a une autre sorte d 'êtres, qui ne sont pas seulement


essence, et qui entretiennent, dès lors, avec leur quiddité un
rapport plus complexe que les premiers : de tels êtres, dit Aristote,
ne sont pas immédiatement (e:ù06c;) leur quiddité ( 1 ) . Ce qui
caractérise donc les quasi-essences du monde sublunaire par
opposition aux essences simples et immuables, c'est qu'elles
sont séparées d 'elles-mêmes ; m ais ce qui les rapproche des
premières et autorise à les nommer elles aussi des essences,
c'est qu'elles peuvent coïncider avec elles-mêmes, sinon immédia­
tement, du moins par un détour (2). C'est donc la nécessité d ' une
médiation entre soi et soi qui, à la fois, oppose les essences
immuables et les essences sensibles, et en même temps, permet
à celles-ci de s'égaler à celles-là ; seulement, ' ce qui est unité
originaire dans un cas, sera unité dérivée dans l 'autre, ce qui
est coïncidence de soi à soi ne sera restauré , du fond de la scission,
que par la mise en œuvre d 'intermédiaires laborieux . Ces inter­
médiaires, nous avons vu quels ils étaient dans le domaine du
savoir théorique : ce sont la démonstration et la dialectique.
M ais il faudrait préciser ici que la démonstration, dont Aristote
souligne à maintes reprises la fonction médiatrice ( 3 ) , n 'est,
pourrait-on dire, qu'une médiation pour nous, qui est requise
par la dispersion de notre regard , et non par celle de son obj et.
Tout le mouvement de la démonstration n'a d ' autre but que de
manifester que le rapport extérieur entre un suj et et u n prédicat
apparemment accidentel (par exemple, entre Socrate et la
mortalité) est en réalité le déploiement de l'unité intérieure d ' une
essence, celle du moyen terme (ici l'humanité ) . Au contraire ,
la dialectique intervient chaque fois que l 'on ne peut en appeler
de la dispersion apparente à une unité réelle, chaque fois donc que
la réalité de la scission contraint à un mouvement sans fin la
recherche de l 'unité . La dialectique, à la différence de la démons­
tration, ne nous achemine donc pas vers l 'intuition d 'une essence,
qui rendrait dès lors inutile la recherche d 'une médiation. Elle
n ' est pas médiation vers l 'essence , mais elle est le substitut de
l'unité essentielle , là où cette unité est introuvable ; elle est la
médiation qui ne cesse de médiatiser par son mouvement même ;
elle n'est pas intermédiaire entre un commencement et une fin,

( 1 ) z, 6, 1031 b 3 1 .
(2) L'expression &U0&!cx ypcxµ�;fi désigne la ligne droite, par opposition
au cercle (Phys., 248 a 13, 20, b o). Eô66i; sert aussi à nommer le mouvement
rectiligne par opposition au mouvement circulaire (Phys., V I I , 248 a 20 ;
V I I I , 26 1 b 29, 262 a 1 2-263 a 3, etc.).
(3) Il suffit d'évoquer ici le rôle du moyen terme.
D IALECTIQ UE ET INTUITION 497

en qui elle p ourrait se reposer ; mais elle est l'intermédiaire


qui se donne à soi-même son commencement et sa fin ( 1 ) . Par là,
s'explique que la dialectique, bien qu'inférieure en valeur à la
démonstration et à l'intuition, est pourtant à chaque fois invoquée
dans les cas extrêmes, ceux où la démonstration et l'intuition
sont défaillantes. Ainsi en est-il, avons-nous vu , pour l'intuition
des principes ; ainsi en est-il lorsqu 'il s'agit de manifester, entre
l'être sensible et sa quiddité, une unité qui est proprement
onto-logique, c'est-à-dire qui ne tient qu ' au discours que nous
tenons sur elle et qui s'effondrerait sans lui. Ceci pourrait sembler
contredire la fonction, qu'Aristote assigne à l' intuition, d 'être
la faculté des extrêmes et celle, qu 'il assigne au discours, d 'être
la facu l té des intermédiaires ( µeTot�u ) (2) ; mais là où l'intuition
fai t défaut, il faut bien que le discours supplée à son silence et,
là où ce silence se tait devant le commencement et la fin, le
discours ne finira j amais de tenter de ressaisir un fondement, qui
lui échappe. Plus extrême est l'obj et de la parole, plus grand
sera le détour. Ainsi n'est-ce pas quoiqu ' elle soit, mais parce qu'elle
est la faculté des intermédiaires , que la dialectique peut seule
suppléer au silence devant les extrêmes. L'échec de l'intuition
est la réalité de la dialectique.
La médiation dialectique semble donc n'avoir d ' autre fin
qu'elle-même ; la question Qu' est-ce que l' être ? est de celles qui
sont touj ours recherchées, et le dialogue des philosophes sur
elle n 'aura point de terme. Mais l'on pourrait alors demander
d'oit vient l'impulsion qui empêche cette recherche et ce dialogue
indéfinis de s'abîmer à chaque instan t dans leur échec. Un détour
n'est un détour, et non une dérive sans fin, que s'il est la condi­
tion d'un retour. La dialectique n'a de sens que si elle vise à sa
propre suppression , c'est-à-dire à l 'intuition, même si cette
intuition est à j amais fu ture. La médiation n ' a de sens que si
elle vise à une immédiateté retrouvée, de la même façon que le
mouvement s'épuise vers le repos ou plu tôt, parce que le repos
reste toujours inquiet, vers l'immobilité du Premier Moteur.
C'est ce rapport paradoxal qui veut que le terme in férieur soit
à la fois la négation et la réalisation, à un niveau plus humble,
du terme supérieur, qu' Aristote, avons-nous vu, désigne sous le

( 1 ) L ' idée de médiation répond à l'un des vieux tourments de la conscience


grecque : Ce qui fai t la perte des hommes, disait ALCMÉON, c'est qu' ils ne

peuvent j oindre le commencement à la lin • ( fr. 2 D i els : Probl. , 1 7 , 3, 9 1 6


a 33).
( 2 ) Kcxt 0 voüç 't'C7Jv ËO'XcX't'ùlV l:7t' &µcp6't'epcx . Y.cxt yècp 't'WV 7tpci>'t'OOV opco>V xcxt
-rwv fox&Toov voüç Èa't't wiŒ oû Myoç. (Eth. Nic., V I , 12, 1 1 43 a 35 ss. ) .
498 LA SCIENCE RETRO U V ÉE

nom d' imitation. La nature sublunaire imite la Nature subsis­


tante des Corps célestes, de la même façon que le mouvement
circulaire du Premier Ciel imite l'immobilité du Premier
Moteur ( 1 ). Le cycle des saisons imite le mouvement des sphères
célestes. La génération circulaire des êtres vivants imite le retour
éternel des saisons. Enfin, aux derniers degrés de la série, « l 'art
imite la nature » (2) et la parole poétique des hommes est une
« imitation » de leurs actions (3). Ces deux dernières formules que
l'on a souvent superficiellement interprétées dans le sens d 'une
esthétique réaliste, pour qui l ' art ne serait qu'un redoublement
de la réalité , prennent un sens autrement profond si on les replace
dans le cadre général de la métaphysique aristotélicienne . On
s'apercevra alors que rien n'empêche l 'œuvre d ' art ou l ' obj et
technique de ressembler aussi peu à son modèle que les êtres
corruptibles ne ressemblent aux êtres incorruptibles que, pour­
tant, ils « imitent ». L'imitation aristotélicienne n'est pas une
relation descendante de modèle à copie comme l 'était l'imitation
platonicienne, mais une rel ation ascendante par laquelle l 'être
inférieur s'efforce de réaliser, avec les moyens dont il dispose,
un peu de la perfection qu'il aperçoit dans le terme supérieur
et que celui-ci n'a pu faire descendre j usqu 'à lui. L 'imitation
platonicienne requérait la puissance du Démiurge. L 'imitation
aristotélicienne suppose, au contraire, une certaine impuissance
du modèle, puisque c'est cette impuissance qu'il s'agit de compen­
ser. On a tort de s'en tenir à l'un des membres de la phrase où
Aristote affirme que 11 l'art imite la nature », car il dit aussi qu'il
« achève ce qu'elle n'a pu mener à bien » (4). Si ce que nous avons
dit est ex act, ces deux membres de phrase ne s'opposent pas,
mais se complètent. Imiter la nature, ce n'est pas la redoubler
inutile ment, mais suppléer à ses défaillances (5) , l 'achever vers elle­
même, non pas même l'humaniser, mais simplement la naturaliser.
Imiter la nature, c'est rendre la nature plus naturelle, c'est-à-dire
s'efforcer de combler la scission qui la sépare d 'elle-même, de sa

( 1 ) Le principe général de celte imitation est formulé en 8, 8, 1 050 b 28 : « Les


êtres incorruptibles sont imités par des êtres qui sont en perpétuel changement. •

(2) Phys., I I, 2, 1 94 a 21 ; 8, 199 a 15. Cf. Méléorol., IV, 3, 381 b 6. Celte


thèse est affirmée dès le Protreplique ( fr. l i W : Jamblique, IX, 49, 3 ss. )
contre Platon, qui avait soutenu a u livre X des Lois q u e l a nature imite l a
finalité d e l'art (888 e ss. , not. 8 9 2 b ; cf. Sophiste, 265 b-266 e ) .
( 3 ) Poél., 1 , 1 447 a 1 6 ss., etc.
(4) "ÜÀooç Te Yi TÉJ(Vl) d: µèv �mnÀeî & Yi cpuaLç &8uvcxnî &7tepy&. acxa0cxL,
TŒ 8è µLµeîTcxL (Phys., I I , B, 1 99 a 1 5- 1 7 ) .
(5 ) C f . Protr. , fr. 1 1 W : l e rôle d e l'art est de &vcx7t'À1)poüv T Œ 7t'CXpcx>..e m6 -
µevcx T'ijç cp6aeooç.
PA RADOXES DE L ' IMITA T /ON 499

prop re essenc e ou idée. En termes plus clairs, c'est utiliser la contin­


gen ce ( 1 ) contre elle-même pour la régulariser, pour faire en sorte
qu e la n ature du monde sublunaire imite , malgré sa contingence,
l'or dre qui règne dans le Ciel. Lorsque Aristote se demande ce
qu 'il advie ndrait « si les navettes marchaient toutes seules » (2) ,
il exprime par là l'idéal irréalisable (3) qui est celui de l'art
humain : faire en sorte que l ' outil ou la machine reproduisent
la spontanéité du vivant et, plus profondément, la circularité
des mouvements célestes, image elle-même de l'immobilité du
divin. L'idéal technique d'Aristote, idéal qu'il sait irréalisable,
mais qui doit servir de principe régulateur aux recherches et aux
actions partielles, est, dans toute la rigueur du terme, celui de
l'automatisme : non qu'il y voie d'abord un moyen d 'atténuer
la peine des hommes (4) , mais parce que le fait de se mouvoir
soi-même est, par sa circularité , qui rend inutile tout moteur
distinct du mobile , l 'imitation la plus haute de la motion immo­
bile de Dieu.
L'exemple de l ' art humain, qui n ' est qu'un cas particulier
du mouvement du monde sublunaire, celui du mouvement
réfléchi et volontaire, illustre le paradoxe d 'une imitation qui
n'imite l'immobilité que par le mouvement et la nécessité que par
la contingence (5). I l y a bien imita tion cependant parce qu'il
y a , dans l ' art comme dans la nature , dans le monde sublunaire
comme dans le monde céleste, dans le monde céleste comme en

ll
L'art ne porte que sur le contingent (Eth. Nic., VI, 4).

I
2 Pol., I, 4, 1 253 b 33-1254 a 1 .
3 O n n'a pas assez remarqué que les verbes d e cette P. hrase sont à l'irréel.
4 L'automaticité du mouvement des outils rendrmt inutile le rapport
de maître à esclave ( 1254 a 1 ) . Mais Aristote parle de ce rapport avec la même
objectivité qu'il ferait pour tou t rapport naturel, dont celui-ci n'est qu'un cas
particulier.
(5) Ce paradoxe a été brillamment développé par Plotin dans le 2• traité de
la Il• Ennéade (Des vertus) , où il s'efforce très précisément de concilier l'affirma­
tion de Platon ( Théélèle, 1 76 a), selon laquelle la vertu rend l'homme semblable
à Dieu et celles d'Ar. (not. Eth . Nic., X, 8, 1 1 78 b 10 ss. ) , selon lesquelles Dieu
n'est pas vertueux. Plotin répond qu'en effet • nous devenons semblables à
Dieu par nos vertus, même si Dieu n'a pas de vertus . . . Nous tenons du monde
intelligible l'ordre, la proportion et l'accord, qui constituent ici-bas la vertu ;
mais les êtres intelligibles n'ont nul besoin de cet accord, de cet ordre et de cette
proportion, et la vertu ne leur est d'aucune utilité ; il n'en reste pas moins
que la présence de la vertu nous rend semblables à eux • ( 1, 2, 1 ) . Et Plotin
d'expliquer qu'il y a • deux espèces de ressemblance • : celle • qui exige un élé­
ment identique dans les êtres semblables • et qui est réciproque ; et celle qui,
unissant l'inférieur au supérieur, le dérivé au primi tif, ne s'institue que dans la
différence et ne parviendra j amais à la réciprocité ( 1 , 2, 2). En ce sens, il est
permis de dire que le multiple imite !'Un, le mouvement l'immobilité, le désordre
l'ordre, la parole le silence, l'amitié la solitude, la guerre la paix et la pensée
discursive la Pensée qui se pense elle-même, laquelle imite à son tour !'Absence
de pensée, etc.
500 LA SCIENCE RETRO U V ÉE

Dieu , identité de la fin, qui est le Bien. C'est le Bien que vise le
travail ou l'action des hommes, comme les mouvements d ' une
nature qui ne fait rien en vain. M ais cette identité de la fin
n ' explique pas ce qui apparaît au premier abord comme diver­
sité des moyens. En réalité, il ne s'agit pas de moyens diffé­
rents qui seraient mis en œuvre de part et d ' autre, comme si
l 'immobilité était un moyen au même titre que le mouvement.
La vérité est qu'il y a d'un côté mise en œuvre de moyens (le
mouvement) et de l'autre immédiateté de la fin et du moyen :
alors que le mouvement n ' a d 'autre fin que sa suppression,
trahissant par là sa fonction seulement instrumentale, l'immobi­
lité est à elle-même sa propre fin. Ce qui sépare donc l 'imitant
de !'imité , ce n'est pas la diversité des moyens plus ou moins
complexes mis en œuvre pour atteindre une certaine fin, mais
la nécessité d'une médiation d 'un côté , l'absence de médiation
de l'autre. Ainsi prend tout son sens la remarque selon laquelle
on ne met en œuvre des moyens que pour pouvoir s'en passer ;
car pouvoir se p asser de médiation, c'est précisément cela qui
est le Bien. Aristote emprunte , en effet, à Platon cette idée que
le Bien se définit par sa suffisance , par le fait qu'il ne manque
de rien pour être ce qu'il est, qu 'il est << autarcique » (1 ). On obj ec­
tera alors que cette dé finition du Bien ne rend que plus problé­
m atique son imitation par un monde où le mal apparaît comme
une conséquence du mouvement (2) : comment la contingence,
le pouvoir-ne-pas-être , peut-elle imiter la perfection subsistante
de Dieu qui, ne manquant de rien , est tout ce qu'il peut être et
ne peut pas être autre qu'il n'est ? Comment, en particulier,
l ' homme en tant qu'habitant du monde sublunaire, c'est-à-dire
en tant qu'il ne se suffit pas à lui-même , qu 'il a des besoins qui
le contraignent au mouvement, comment donc l'homme peut-il
imiter l'immobilité autarcique de Dieu ? Nous connaissons
désormais la réponse : cette imitation n'est paradoxale que parce
qu'elle passe par un détour, qui est le mouvement, lieu de toutes
les médiations cosmologiques et humaines. Le monde et l'homme
réalisent médiatement ce qui est immédiat en Dieu , parce que
l ' homme et le monde ont besoin de moyens pour coïncider avec
leur fin, coïncidence qui est immédiatement réalisée en Dieu.
Mais la médiation n'a d 'autre sens et d 'autre raison d 'être que

( 1 ) Eth. Nic., I , 5, 1097 b B. Cf. PhiMbe, 20 d, où le Bien était dit, dans le


même sens, lxotv6v.
(2) 0, 9, 1051 a 1 7-21 ( • le mal est, de sa nature, postérieur à la puissance • ;
il n'existe donc pas indépendamment des choses sensibles et est étranger aux
réalités premières et éternelles).
JWÉD1A 1'ION E T A U TA RCIE 501

de restaurer par un détour l'immédiateté qu'elle n'est pas ( 1 ) .


L'imi tation , telle qu'Aristote l ' entend , relève donc plus de
la ôt�Lc; que de la 7tOL'Y) O'LÇ ; elle n ' aboutit pas à des œuvres qui
7tp
seraient autant d ' « imitations » ( µLµ�µcxTcx) d'un modèle, mais elle
s'ép uis e dans son mouvement même comme si l'échec de sa visée
deven ait ici encore sa propre réalité. L 'imitation apparaît alors
mo ins comme la réalisation d ' une copie que comme une image
dégr adée de l'acte subsistant du modèle. C'est peut-être une des
intuitions les plus constantes d 'Aristote que de voir dans les
mouvements du monde et dans l' agitation des hommes autant
de pis aller, autant de substituts, par rapport à l' unité autarcique
du divin. De cette fonction substitutive q u 'Aristote assigne plus
ou moins consciemment à tant d 'expériences du monde sublu­
naire, nous avons donné , a u cours de nos analyses, de nombreux
exemples : la fréquence ( wc; È7tt Tà 7toM) est le substitut de la
nécessité , la génération circulaire le substitut de l'éternité , la
dialectique le substitut de l'intuition, l' art humain le substitut
d 'une nature défaillante, l'activité inquiète des hommes le subs­
titut d'un acte qui n ' a nul besoin d 'être actif pour être ce qu'il
est. Nous pouvons maintenant aj outer : la médiation est le subs­
titut de l'unité.
De cet immense effort de substitution, par quoi le monde
sublunaire supplée, tout en l'imitant, aux défaillances d 'un Dieu
qui n'a pu descendre j usqu 'à lui, mais lui offre du moins le spec­
tacle de sa propre perfection , l'homme nous apparaît maintenant
comme l'agent privilégié. Agent parmi d 'autres, certes, car
l'homme ne fai t que prolonger un mouvement de substitu tion
qui anime aussi bien la révolution des sphères célestes que les
tressaillements les plus humbles de l ' animal ou de la plante.
Mais agent privilégié, car, avec lui, la substitution devient
consciente : tous les êtres sont mus par l ' aspiration au divin ,
dont ils imitent la perfection ; mais c'est seulement chez l'homme
que cette imitation devient imitation d ' un spectacle. Seul
l'homme, parce qu'il en voit la réalisation la plus haute, qui

�l ) Nous nous sommes efforcé d'illustrer ce point sur un exemple : celui


de 1 amilié. Dieu, étant autarcique, n'a pas besoin d'amis. Mais la pire façon
pour l'homme d'imiter Dieu serait de prétendre se passer d'amis. Seul avec
lui-même, il passerait son temps à se contempler soi-même, ce qui, en l'homme,
ne serait pas une perfection, mais un état voisin de l'hébétude animale tciv­
cx(a67rro t;, Magn. Mor. 1 I I, 1 5 , 1213 a 5 ) . La seule façon pour l'homme d'im1ter
Dieu, qui n'a pas d'amis, est donc d'avoir des amis, qui suppléent par la commu­
nication sa finitude : la médiation amicale imite, par un détour, l'autarcie
à
divine. Cf. P . A u n EN Q t: r; , L 'ami lié chez Aristote, in A cles du V Il 1° Congl'ès
des Sociétés c/e philos. de langue fran�aise, Toulouse, 1 95 6 , p. 2 5 1 -25· 1 .
502 LA SCIENCE RETRO U VÉE

est pourtant elle-même imitation, dans le mouvement immuable


des sphères célestes, peut accéder à la pensée de l'unité . Seul
l'homme connaît, même de loin, un peu de ce qu 'il imite. C'est
seulement en l ' homme que la motion obscure du transcendant
devient idéal de la recherche, du travail et de l'action. L'homme,
habitant p armi tant d'autres du monde sublunaire , devient
ainsi , au sein de ce monde, le substitut le plus actif du divin.
Nous avons déj à évoqué cette conversion du divin au terrestre
par quoi Aristote , de plus en plus conscient de ce qu'il y a de
lointain dans la théologie d ' un Dieu transcendant, retrouve
finalement dans les mouvements les plus humbles des êtres
du monde sublunaire quelque chose de la divinité qu'il avait
cherchée j usqu'alors dans le Ciel. E!vaL xat Èv-rau6a 6e:ooc;,
il y a aussi des dieux ici-bas, remarque-t-il en reprenant le mot
d ' Héraclite ( 1 ) . Ré flexion qui irait à l'encontre du dogme le plus
constant de la théologie astrale, celui de la séparation du ter­
restre et du divin, si l 'on ne pouvait l'interpréter ainsi : ce qu'il y
a de divin dans le monde sublunaire, c'est peut-être l 'effort de
ce monde pour s'égaler à un Dieu qu 'il n'est pas, de sorte q u ' il
s 'agirait d ' une divini té non pas reçue ou participée, mais plutôt
vicariante ou substitutive.
Peut-être est-ce aussi une conversion du même ordre qui se
cache dans la permanence apparente des affirmations selon les­
quelles l'homme est un dieu mortel (2) ou comporte quelque
chose de divin , qui est essentiellement l 'intellect (3). Dans le
Prolreplique, où ces affirmations se rencontrent pour la première
fois chez Aristote , elles se laissent aisément interpréter par réfé­
rence à la théologie astrale : l ' homme est un être qui par son
âme (Aristote dira de plus en plus : par son intellect) participe
au divin, puisque l ' âme ou l 'intellect ne sont qu 'une parcelle
du feu ou de l 'éther sidéral (4). M ais si la divinité du voue;, qui
implique son origine extrinsèque, sera maintenue j usqu'au bout

( I ) Pari. anim . , I , 5, 645 a 21.


(2) cr. fr. 6I Rose (CICÉRON, De Fini bus, I I, I 3 , 40 : • Sic hominem ..•, ut
ait Aristoteles, . . . quasi mortalem deum • ) , et, sous une forme plus atténuée,
voire problématique : De pari. animal., I I , IO, 656 a 6 ; Eth . Nic., V I I , I, 1 1 45 a
24, 27 ; X, 7, 1 1 77 b 27, 30. C'est là du reste une formule traditionnelle. cr.
XÉNOPHON, Mémorables, 1 , 4 (Ci am:p 0e:ol �Lon6ovTe:<;).
(3) Fr. 6I Rose, 1. 8, où Aristote cite Hermotime ou Anaxagore : o voüç yàp
�µùiv o 0e:6ç (cf. Eth. Nic., X, 7, l I 77 b 29 ) . Or • l'homme est son intellect • : sur
cette formule, d'origine platonicienne (cf. Lois, X I I , 959 ab) et qui revient
souvent dan s l'Elh . Nic., nol. X, 7, 1 1 78 a 2-3, 7, I X , 8, 1 1 68 b 3 I -33, cf.
R.-A. GAUTH I ER, La morale cl'Ar., p. 43-45.
(4) Cf. I I • Partie, chap. I ••, § 2. Sur le lien entre la théologie astrale et le
thème de la divinité de l'âme, cr. L . R o u G I ER, La religion astrale des Pythago­
riciens, chap. IV.
L 'HOMME, « D IE U MOR TEL » 503

p ar Aristote, les allusions à l a divinité de l'homme semblent


devenir de plus en plus conventionnelles, à mesure q u 'Aristote
se déto urne, sans pour autant la renier, d ' une théologie trop
lo int ain e. Au même moment, il est vrai, la formule traditionnelle
prend un sens nouveau : ce qu'il y a de divin en l'homme, ce
n'est plus ce qui subsiste en lui de son origine divine , mais peut­
être au contraire l'effort de l'homme pour ressaisir son origine
perdue , pour s'égaler et pour égaler le monde qu'il habite à la
splendeur immuable du Ciel , pour introduire dans le monde
sublunaire un peu de cette unité que Dieu n'a pu ou n'a voulu
faire pénétrer en lui, mais dont il nous donne du moins le spec­
tacle. La divinité de l' homme n 'est plus l ' évocation mélancolique
d'un passé immémorial, où l ' homme aurait vécu dans la familia­
rité des dieux ( 1 ) , mais elle est l ' avenir touj ours ouvert de
l'homme , qui est d 'imiter Dieu , c'est-à-dire de se substituer à
lui « au tant qu'il est possible » (2) en s'achevant et en achevant
le monde vers l' idée ( e:!8oc:;) de ce qu 'ils sont et que, pourtant,
ils ne sont j amais tout à fait. La divinité de l'homme est moins la
dégradation du divin en l'homm e que l ' approximation in finie
du divin par l'homme. Un tel e ffort de substitution, qui prend
la relève , au niveau du monde sublunaire, des intentions défail­
lantes ou impuissantes de Dieu , n'est autre finalement que la
vocation de l'homme, qui est né « pour comprendre et pour
agir » (3). Ce n'est pas en s'élevant au-dessus de lui-même, mais
en s'achevant vers ce qu'il est, que l'homme « s'immortalise ».
La divini té de l'homme n ' est autre que le mouvement par lequel
l'homme touj ours inachevé « s'humanise » (4 ) , accède ou tente
d 'accéder à sa propre quiddité , dont il est, comme tous les êtres
du monde sublunaire , à chaque instant séparé.
Cet effort de l ' homme pour surmonter la scission, pour

( 1) Kal o! µ�v 7t'<XÀ<XLot, xpel't"rovei; �µùiv xal �yyu-répc.> 6eiii v olxoüvni; . . .


(Philèbe, 16 c).
(2) Ellz . Nic. , X, 7, 1 1 77 b 32. Sur le sens de cette réserve, cf. notre étude
( à paraître) sur La prudence chez Arislole.
(3) Fr. 61 Rose (C1cÉRON, De Fini bus, I I , 13, 40 : « Hominem ad duas
res, ut ait Aristoteles, ad intelligendum et ad agendum esse natum •).
(4) S'il pouvait coincicler avec son voüi;, l'homme ne serait pas au delà de
lui-m ê me, mais il serait lui-même (Elh. Nic. , X, 7, 1 1 78 a 2, 7 ; cf. notre commen­
taire de ces textes, Introd. , chap. I I, p. 58 ss ) . Et pourtant il serait • divin •
en cela, s'il est vrai que, conformément à l'enseignement de la théologie astrale,
son essence est divine. Il faut renverser ici la formule d ' O LLÉ-LAPR U N E : • C'est
précisément le propre caractère de l'homme de n'être tout à fait soi qu'en s'éle­
vant au-dessus de soi • (La morale d'Ar., p. 50) . C'est parce qu'il est habituelle­
ment en deçà de soi-même que l'homme • se divinise » en devenant ce qu'il est,
c'est-à-dire un être de contemplation et de loisir. - Sur l'usage du verbe &.v6pc.>-
7t'euea0aL, cf. Eth. Nic., X, 8, 1 1 7 8 b 7.
504 LA SCIENCE RETRO U V ÉE

réaliser l 'unité, en lui et hors de lui, à l'imitation de la simplicité


subsistante du divin, nous l'avons suivi tout au long de cet
ouvrage dans le domaine de la connaissance. Nous avons essayé
de montrer successivement comment la recherche de l 'unité
était requise comme le besoin le plus originel de notre langage,
comment le spectacle de l'unité, et par là l'idéal de la recherche ,
nous était fourni p a r la contemplation astrale, comment l 'obs­
tacle fondamental à l'unité était découvert dans le mouvement,
source de toute scission , comment enfin ce mouvement était à
lui-même son propre correctif, puisque la médiation in finie vers
l 'unité devenait le substitut de l 'unité elle-même. Appliquant
alors la conclusion de cette étude à son commencement, nous
découvrions que l'ontologie d'Aristo te, en tant que discours qui
s'efforce d 'atteindre l'être dans son unité , trouvait dans la
structure d 'échec de sa propre démarche , le résultat que cette
démarche ne pouvait lui fournir : la recherche de la philosophie ,
autrement dit la dia lec t iqu e , devenait philosophie de la recherche ;
la recherche de l'unité tenait lieu de l 'unité elle-même ; l'onto­
logie, qui prenait la théologie pour modèle, devenait peu à peu
le substitut sublunaire d 'une impossible théologie.
M ais la dialectique, qui est l' aspect théorique de la médiation,
n'en est pas le seul aspect, car la philosophie d 'Aristote n'est
pas seulement une philosophie théorique. Elle n'oublie pas
qu'elle est aussi une philosophie pratique et poétique, manifes­
tant par là que le savoir ou la recherche du savoir ne constituent
pas le seul mode de rapport de l'homme avec l'être. Ces deux
autres aspects de l'existence humaine, qu 'une philosophie totale
devrait aussi considérer, Aristote les a nommés 7t p <'il;Lç, par
quoi il désigne l' action immanente, principalement morale, et
7tO(l)O"Lè;, c'est-à-dire l' action productive, le travail. Une enquête
complète sur la philosophie aristotélicienne de l'être devrait
donc comporter une élucidation et une valorisation ontolo­
giques de l' action morale et du travail. Elle aurait à montrer
comment l'action morale imite, par le détour de la vertu et du
rapport avec l'autre, ce qui, en Dieu , est immédiateté de l 'inten­
tion et de l'acte, autrement dit autarcie, comment dès lors la
médiation vertueuse ou amicale réalise à travers « le rapport
à l'autre » un Bien qui est, en Dieu , coïncidence de soi avec
soi ( 1 ). Elle aurait aussi à montrer comment le travail, qui imite

( 1 ) Le texte essentiel nous parait être Eth . Eud. , V I I , 1 21 1245 b 1 8- 1 9 :


'Hµîv µèv -rb ei5 xcx6'�-repov, !xe:Cv<i> 8è ( = -rù"i 6eù"i) cxô-rbt; cxo-roü -rb ei5 �crr Lv.
Nous avons commentt'l ce texte dans notre c om m unication, déj à citée, sur
VOCA TION DE L'HOMME 505

la nature et l ' achève, substi tue à l'incohérence du monde un peu


de l'unité dont il puise le spectacle dans la régulari té du Ciel,
comment dès lors le travail, en naturalisa nt la nature, c'est-à-dire
en la rendant quasi nécessaire , et en humanisant l'homme,
c'est-à-dire en le rendant à sa vocation contemplative , est lui
aussi un correctif de la scission, une approximation infinie
du loisir, de la paix, de l'unité. Une élucidation ontologique de
l'anthropologie d'Aristote aurait d ' une façon générale à montrer
comment l'aoriste de l'activité humaine imite le parfait de l'acte
divin, comment l'accomplissement qui s'accomplit par l'homme
imite l'accomplissement touj ours déj à accompli de Dieu . Alors
que la tradition même la plus systématisante a étudié séparément
la philosophie théorique et la philosophie pratique et poétique
d'Aristote, il faudrait ici encore manifester l'unité structurale de sa
spéculation philosophique effective. Une telle élucidation de l ' an­
thropologie aristotélicienne, qui resterait à faire ( 1 ) , achèverait de
montrer comment s'ordonnent, sinon dans le dessein d'Aristote ,
du moins dans la réalité de sa démarche, les quatre aspects de
sa philosophie, qui n'est de l 'être et de Dieu que parce qu'elle
est du monde et de l'homme , comment une ontologie de la
scission trouve sa j usti fication dans une physique du mouvement
et comment ce tte ontologie , en imitant une théologie de la
transcendance, la dégrade, mais aussi l' achève , dans une anthro­
pologie de la médiation. On achèverait alors de reconnaître
que la métaphysique d 'Aristote n'est une métaphysique inachevée
que parce qu'elle est une métaphysique de l'inachèvement et
qu 'elle est, dès lors, la première métaphysique de l'homme, non
seulement parce qu 'elle ne serait pas ce qu'elle est si l ' homme
étai t une bête ou un Dieu (2) , mais parce que l'inachèvement de
l'être se découvre à travers elle comme la naissance de l'homme.

l'idéal politique d'Aristote est un idéal d'autarcie. Se méfiant de ln médiation, de


peur qu'elle ne vive de sa vie propre et que le moyen ne devienne fin, Aristote
veut ln limiter le plus possible : d'où sn condamnation de ln chrémntistique,
où l'argent, de moyen qu'il était, est devenu • le point de déport et la fin de
l'échange . , !M'OL)(EÎOV Kat �épac; Tljc; &ÀÀayljc;, Pol., I, 9, 1 257 b 22. Mais si
l'homme était parfaitement autarcique, il n'aurait nul besoin de cités ( Pol., I , 2,
1 253 a 28; cf. Eth . Nic., V, 8, 1 1 33 a 27 ) . L'autarcie relative de la cité n'est donc
qu'une imitation, par le dHour d'un échange limi té et contrôlé, de l'autarcie
divine (cf. Pol. , I, 2, 1253 a I : ÎJ 8' a?mxpKEL<X TéÀoc; Kat �éÀTLaTov). Sur l'idéal
• autarcique • dans la pensée grecque en général, cf. A.-J. FESTUGI ÈRE, Autarcie
et communauté dans la Grèce antique, in Communauté el bien commun, publié
sous la direction de F. PERROUX, Paris, 1 944 (reprodui t dans Li berté el civilisa­
tion chez les Grecs, p. 1 09- 126 ) .
( 1 ) Nous avons essayé d'en proposer les linéaments, à propos d'un problème
particulier, dans une étude (à paraitre) sur La prudence chez Arislote .
(2) Pol., I , 2, 1 253 a 29 ; cf. 1 253 a 3-4.
506 LA SCIENCE RETRO U V ÉE

On demandera , il est vrai , pourquoi la tradition a méconnu


l 'aspect aporétique de la métaphysique d'Aristote et ses impli­
cations humaines. I l resterait alors à montrer, par une étude qui
ne serait pas moins philosophique qu'historique, comment et
pourquoi la tradition devait être nécessairement tentée de
méconnaître ce qu'il y avait d 'éternellement inachevé dans la
métaphysique aristotélicienne. La tradition transmet et prolonge
et, par là, achève ; la tradition est ce qui prend la suite d ' un
commencement et par là supprime ce qu 'il y avait de commençant
en lui ; la tradition ne « s'étonne » plus ; la tradition résout
l'aporie , alors que l 'aporie est touj ours vécue comme naissante ;
la tradition, en commentant, unifie ce qu'elle croit être les
mem bra disjecla d ' une œuvre interrompue ; elle ordonne les
fragments, sans se demander si ces fragments ne tendaient pas
précisément à montrer que leur objet ne comportait aucun
ordre ( 1 ) . En présence de l'échec du double proj et aristotélicien
d 'une théologie humaine et d 'une science de l 'être en tant qu'être,
la tradition avait le choix entre deux voies qu'elle a tour à tour
suivies. La plus facile, qui ne fut pas la première historiquement,
était de nier l'échec en l'attribuant à des circonstances acciden­
telles, de compléter les lacunes, d 'unifier la dispersion, de
compenser les silences par un commentaire d ' autant plus abon­
dant que la parole commentée était plus silencieuse. Telle fut,
pour simplifier, la voie de l'interprétation arabe et chrétienne
des commentateurs du M oyen Age. Elle avait, il est vrai, une
j usti fication qui n 'était pas celle de la facilité. Parce qu'elle avait
entendu une autre Parole, les silences d 'Aristote lui parurent
plus accueillants à cette Parole que la parole concurrente de
Platon ; il était plus facile de christianiser (ou d 'islamiser) un
Aristote qui restait en deçà de l 'option religieuse que de philo­
sopher dans les termes d'un platonisme qui était une autre
religion. Sine Tlzoma mulus esset Aristoteles : le commentaire
de saint Thomas restera pour des siècles le substitut de la parole,
à la fois exemplaire et défaillante, d 'Aristote. Ce n 'est pas mini­
miser la grandeur et l'importance historique du thomisme que

( 1 ) Bien entendu, il ne s'agit pas Ici de l'intention d'Aristote (car cette


intention était, sans aucun doute, une i ntention d'ordre), mais du sens qui se
dégage de la structure aporétique de la Mélapllysique aristotélicienne. Une telle
structure ne sera j amais assumée par Aristote, comme elle le sera plus tard par
Pascal (fr. 373 : • Je ferais trop d'honneur à mon sujet, si je le traitais avec ordre,
puisque je veux montrer qu'il en est i ncapable • ) .
TRADITION ET RÉPÉTI TION 507

d 'en appel er de son aristotélisme, qui a réponse à tout, aux


si len ces de l' Aristote effectif ( 1 ) .
L a seconde voie fut la néo-platonicienne. Elle consista à
enten dre les silences, à collectionner les négations, à systématiser
non pas les réponses, mais les embarras. Elle consista à reconnaître
l' échec, mais à ne voir en lui qu'une ruse , sinon du philosophe
lui-même, du moins de son obj et. Avec le néo-platonisme , la
scission allait devenir la manifestation ironique de l ' unité , la
négation l 'expression la plus adéquate de l 'ineffable, l'impossi­
bilité de l'intuition intellectuelle la condition d ' une appréhension
plus haute. Tout ce qui était chez Aristote en deçà de l 'être
allait se trouver transmué au delà . Comme si la pauvreté était
la plus subtile des richesses, l'indétermination de l 'être en tant
qu'être allait devenir l'in finie puissance créatrice de ! ' Un , et
la médiation indé finie de l ' homme vers ! ' Un ce par quoi l ' Un se
médiatise pour nous. Une telle in terprétation n'était finalement
pas moins systématisante que la précédente , puisqu 'elle systéma­
tisait le non-systématique lui-même. Elle achevait à sa façon
l'inachevé, non par simple extrapolation, mais en assumant
l'inachèvement lui-même.
Ces considérations trop sch ém atiques, qui devraient être confir­
mées par une étude méthodique de la tradition, n 'ont ici d ' autre but
que de suggérer pourquoi I' Aristote de la tradition est ce qu'il est et
pourquoi l' Aristote tel qu'il fut n'est pas ! ' Aristote de la tradition.
S'il est vrai, comme l 'exégèse moderne l ' a reconnu de plus en plus et
comme nous avons essayé de le j ustifier, que la métaphysique
d'Aristote est dialectique, c'est-à-dire aporétique, on conviendra
qu'il est deux façons de considérer l 'aporie : ou dans ce qu'elle
annonce ou appelle, c'est-à-dire sa solution ; ou en elle-même, qui

( 1 ) Nous ne parlons ici que de l'arislolélisme de saint Thomas, et non de son


• thomisme •. La philosophie de saint T h o m a s a , sans aucun doute, elle aussi ses
aspects aporétiques : le Quid est Deus ? qui tourmentait déjà le j e une obl a t du
mont Cassin ne comporte peut-être pas de réponse plus univoque que le ·rl i:o llv ;
d'Aristote. Aussi bien n'est-ce pas là notre problème. Cc que n o u s visons ici
est l'utilisation que fait saint Thomas de l'aristotélisme comme d'un système
achevé. Et, certes, il fallait bien qu'il en rnt ainsi : saint Thomas cherchait
dans l'aristotélisme un instrument, il ne pouvait s'y attarder sans s'y perdre ;
il lui fallait donc clore l'aristotélisme pour le d ép a sser . Malheureusement, s'agis­
sant d'Ar., la tradition a davantage retenu cette clô ture que ce dépassement.
Quelle que soit la sagacité de ses commentaires, qui, dans le d é t a i l , fo n t souvent
droit aux difficultés de l'aristotélisme (cf., par exemple, certains des textes cités à
la n. 4 de la p. 242), il reste que saint Thomas a le plus contribué à accréditer le
légende de l'Aristote • maître de ceux qui savent ., achèvement d'une philoso­
phie que l'auteur de la Somme théologique avait p o u r t a n t de bonnes raisons de
savofr foncièrement inachevée. Sur l'• i nachèvemen t • fondamental de la phi­
losophie d'Ar. au regard de la pensée chrétienne, cf. l c s rcmarq ues d ' A . Fom>.sT,
La structure métaphysique du co11crel selon saint Tlzomas d'Aquin, p. 3 1 5 ss.
508 LA SCIENCE RETRO U VÉE

n 'est aporie que tant qu'elle n'est pas résolue. Résoudre l'aporie, au
sens de « lui donner une solution » , c'est la détruire ; mais résoudre
l'aporie, au sens de « travailler à sa solution », c'est l'accomplir.
Nous croyons avoir montré que les apories de la métaphysique
d 'Aristote n'ava ient pas de solution, en ce sens qu'elles n'étaient
pas résolues quelque part dans un univers des essences ; mais
c'est parce qu'elles n'ont pas de solution qu'il faut touj ours
chercher à les résoudre et que cette recherche de la solution est
finalement la solution elle-même. Chercher l'unité , c'est l'avoir
déj à trouvée. Travailler à résoudre l'aporie, c'est découvrir ( 1 ) .
Ne j amais cesser de rechercher c e qu'est l'être, c'est avoir déj à
répondu à la question : Qu'est-ce que l 'être ? Ce n'est pas à la
tradition, quelle qu'elle plit être, qu'il appartenait de ressaisir
ce commencement touj ours commençant, cette scission touj ours
dissociante et cet espoir touj ours renaissant. Transmettre l'ouver­
ture, c'est la clore : Aristote, comme en témoigne l'histoire des
lendemains immédiats de l'aristotélisme , était moins le fondateur
d 'une tradition que l'initiateur d 'une question dont il nous a
averti lui-même qu'elle demeurait touj ours initiale et que la
science qui la pose était éternellement « recherchée ». On ne
peut pas prolonger Aristote , on ne peut que le répéter, c'est-à-dire
le recommencer. Encore cette répétition ne retrouvera-t-elle
plus j amais la naïveté irremplaçable de son vrai commencement.
Nous savons trop auj ourd 'hui que c'est parce qu'il ne trouve
pas ce qu'il cherche que le philosophe trouve , dans cette recherche
même, ce qu'il ne cherchait pas. Ceci n'est pourtant pas une
pensée moderne , mais la sentence éternellement archaïque
d'une sagesse qu'Aristote jugeait déj à obscure (2) : ' Etlv µ�
�À7t'1)'t"ott, &.vÉÀma't"ov oùx. è�e:up�ae:t, &ve:�e:pe:Ûv'1J't"OV èov x.ott cfoopov.
« S 'il n'espère pas, il ne trouvera pas l'inespéré, qui est introu­
vable et aporétique (3). »

( I l Tel cst le sens que nous donnons à la formule d'Eth. Nic., V I I , 4, 1 1 46 b 7 :


' H y&.p MaLç -r'ijç cbtop(cxç E0pEa[ç fo-rLv, où MaLç, qui est mis sur le même
plan qu 'E0 f. EO'LÇ, désigne l 'acte de résolution, et non la solution elle-même.
(2) Rhetor., I I I , 5, 1407 b 14.
(3) H ÉRAC LITE, fr. 1 8 Diels.
BIBLIOGRAPHIE

TEXTES

Œ u v n E s C O M P LÈTES
Aristotelis opera, éd. de l'Académie de B erlin, 5 vol . , Berlin, 1 83 1 - 1 8 7 0 .
Les deux premiers vol . contiennent l ' ensemble d e s œuvres conservées
d'Ar. (éd. 1. B ekker) , le vol. I I I des trad . lati nes, le vol . IV des
fragments des commentateurs, le vol. V les fragments d 'Ar. (éd.
V. Rose) et !'Index aristotelicus de H . B o N ITZ. Les volumes I, I I
et IV, les fragments d'Ar. e t !'Index d e B o N I TZ ont fait l 'obj et de
diverses réimpressions et d'une réédition (par O . G 1 G o N , Berlin ,
1 9 60-1 9 61 ) . Cette édition doit être complétée par les éditions sui­
vantes des fragments : V. R o s E (Teubner, 1 8 86 ; éd. plus complète
que celle du vol. V de l'Acad. de Berlin) , R. WA L Z E R (Aristotelis
Dialogorum Fragmenta, Florence , 1 9 3t.) , D . Ross (Fragmenta selecta,
Scriptorum class. Biblioth . oxoniensis, 1 9 55) . No us citons l es frag­
ments d 'après la numérotation de la 3° éd. de Rose ou, éventuel­
lement, d'après celle de Walzer. Une table de concordance se trouve
dans !'éd. Ross. Il faut aj outer auj ourd'hui l 'édition d es fragm ents
du Protreptique, par 1. D ü R I N G (Gë>teborg, 1 9 61 ) .
The Works of Aristotle translated into English, sous l a direction de
J. A. S AnTH et W. D. Ross , 12 vol . , Oxford , 1 9 0 8 - 1 9 5 2 .
Aristoteles' Werke in deutscher Ü bersetzung, sous l a direction de E . G n u ­
M A C H , B erlin , Akademie-Verlag, et D armstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft (WB ) , 1 956 ss.
Commentaria in Aristotelem graeca, éd. de l'Acad . de Berlin, 2 3 vol . ,
1 8 82-1 909. Toutes nos références renvoient, sans autre indication,
à cette édition.
MÉTAPHYSIQUE

Éditions
Outre celle de B E K K E R ( 1 8 3 1 ) citée plus haut, B RA N D I S (Berlin, 1 8 2 3 ) ,
S c H W E G LE R (avec t r . ail . , 4 vol . , 1 84 7 - 1 848) , B o N ITZ (avec comm. ,
2 vol . , Bonn, 1 848-1 849) , C H R I ST (Teubner, Leipzig, 1 8 98 ; réimpr. ,
1 906) , Ross (avec com m . , 2 vol . , Oxford , 1 92t.) , T a E D E N N I C K (avec
trad . angL , coll. Loeb, 1 9t. 7 ) , J A E G E R (Script. cl . Bibl. oxoniensis,
1. 9 57) . Nous nous référons, sauf indication contraire , au texte de
Christ.
510 PROBL ÈME D E L ' ETRE CHEZ A RISTO TE

Traduct io11s françaises


V. C o u s I N (livres A et A) , appendice à De la métaph. d'Ar. ( 1 8 3 5 ; et
2 e éd. , 1 83 8 ) ; P r n R R O N T et Z É V O RT ( 2 vol . , Paris, 1 840-1 8 U ) ;
B arthélemy S A I N T - H I L A I R E (3 vol . , Paris, 1 87 8 - 1 8 7 9 } (inutilisable) ;
G. C o L L E (livres A-r) , avec com m . (3 vol. , Louvai n , 1 91 2 - 1 9 3 1 ) ;
J . T R I C O T (2 vol . , Paris, 1 933 ; nouv. éd. avec com m . , Vri n , 1 953) .

Commentateurs
A L E X A N D R E D 'APII R O D I S E , édit. M . H ayduck, Ac. Berlin, t. 1 , 1 89 1
( à partir du l i v . E , c e com m . est considéré c o m m e apocryphe et
généralement attribué à Michel d ' É phèse) . A compléter p ar : J. F R E u ­
D E NTII A L : D i e durch Averroes erhaltenen Fragmente Alexanders,
untersucht und übersetzt, A bh. Berl. A kad. , 1 8 8 4 , 65-1 1 3 .
As c L E P I U S (liv. A-Z) , édit. M . H ayduck, Berlin, 1 8 8 8 (coll. Acad. B erol . ,
VI , 2 ) .
S Y R I A N U S (liv. B , r , M et N) , édit. G . Kroll , B erlin, 1 902 (coll. Acad . ,
VI , 1 ) .
TH E m sTr n s (liv. A) , trad . hébraïque e t latine, édit. S . Landauer
Berlin, 1 903 (coll. Acad . , V, 5) .
T H O �!AS D 'A Q U I N , In duodecim libros Metaphysicorum A ristotelis Expo­
sitio, édit. M. R. Cathala, Turi n , Mar ietti, 1 92 5 ; nouv. éd. (Spiazzi) ,
1 950.
Petrus F O N S E C A , Commentaria in libros Metaphysicorum A ristotelis ,
2 vol . , Rome, 1 5 7 7 - 1 589 ; Lyo n , 1 59 1 .
Commen taires modernes : voir notamment les éditions o u les trad . d e
B o N ITz (1 849) , R o s s ( 1 924) , C o L L E ( 1 9 1 2 - 1 931 } et T R I C O T ( 1 953)
citées plus haut.

A U T R E S T E X T E S D 'ARISTOTE

Outre les éd. et trad . des Œ uvres complètes citées plus haut, nous
avons utilisé les éd. et trad . suivantes :
Coll. des Universités de France ( G . Budé) (texte et trad . ) : Physique
( H . C A R T E R O N , 1 9 26) ; Rhétorique (liv. 1 et I l } (M. D U FO U R , 1 9 32-
1 938) ; Poét ique ( J . H A R D Y , 1 932) ; Parva nat uralia (R. M U G N I E R ,
1 953) ; Parties des animaux ( P . L o u r s , 1 9 56) ; Politique, liv. 1 e t
I I ( J . A u n o N N ET, 1 9 60) .
Trad . J . T R I C O T (Vrin) : Générat ion et corruption ( 1 934) ; De l'dme
(1 931• ) ; Organon, 5 vol . (1 9 3 6 - 1 9 3 9 ) ; Météorologiques ( 1 9 U } ;
Traité du ciel (1 949) ; Parva nat uralia ( 1 9 5 1 ) ; Hist. des animaux
( 1 9 5 7 ) ; Économiques ( 1 958) ; Ethique à Nicomaque ( 1 959) .
Coll. Garnier ( texte et trad . ) : Rhétorique et Poétique ( J . Vo I L Q U I N et
J. C A P E L L E , s . d . ) ; Éth. à Nicomaque ( J . Vo I L Q U I N , 1 940) .
De l'âme, texte , trad . et comm . , p ar G. R o D I E R 2 vol . , Paris, 1 900.
,

Des part ies des animaux, liv. 1 , texte et trad . par J . - M . L1� B L O N D
(Aristote, philosophe de l a vie, Paris, Aubier, 1 945) .
BI BLIO GRA PH 1 E 51 1

Éth. Nic. , liv. 1 et I I , trad . et com m . p ar J . S o u I L H É et G. C R U C H O N


(Archi11es de philos. , VI I , Paris, 1 92 9 ) . Trad . et comm. par R. A .
G A U T HI E R et Y . J o L I F , 3 vol . , Paris-Louvain, Nauwelaerts , 1 95 8 -
1 9 59 ) . Trad . a l l . et comm . p a r F . D m L �I E I E R (t. VI d e s Aristoteles­
Werke cités plus haut) .
Physique, liv. I I , trad . et com m . par O. H A M E L I N , Paris, 1 9 07 ; liv. I V ,
1 -5 , trad. et com m . p a r H . C A R T E R O N , Montpellier, 1 92 3 .
Organon, texte et c o m m . p a r Th. WA ITZ, 2 vol . , Leipzig, 1 844-1 M 6 .
Aristote. Extraits, trad. de M . D U F O U R , 2 vol . , Paris , 1 93 1 .

P R I N C I P A U X A U T E U RS A N C I E N S ET M É D I É V A U X C I T É S

H . D I E LS , D ie Fragmente der Vorso/cl'atilcer, 7 e éd. par W. K R A N Z ,


Berlin, 1 95 4 . Trad . fr. partielle p a r J . Vo I L Q U I N (Les penseurs grecs
a11ant Socl'ate, Paris, Garnier, s. d . ) .
ANTISTH È N E , Fragmenta, édit. Winckelm an n , Zurich, 1 84 2 .
PLATO N . Nous citons le texte des U niversités de France (Budé) ; nous
avons également utilisé les trad . de E . CH A M B RY et R . B A c c o u ( 8 vol . ,
G arnier) .
X É N O C R A T E , Fragments, édit. R. H E I N Z E ( Xenocrates. D arstellung der
Lehre und Sammlung der Fragmente, Leip zig, 1 892 ) .
TH É O P H R A S T E , Métaphys ique, édit. W. D . Ross et F. H . Hobes, Oxford ,
1 92 9 ; tr. fr. par J . T R I C O T , Paris , 1 9 4 7 .
CI C É R O N , É d . des Universités de France (Budé) e t Garnier ( texte e t
trad . par C h . AP P U H N ) .
D I O G È N E LA E RC E , Vitae Philosophorum, édit. R. D . H icks (coll. Loeb,
1 92 5 ) ; trad. fr. par. R. G E N A I L L E , Paris , Garnier, 1 93 3 .
P O RP H Y R E , lsagol'e, é d i t . A. B usse ( Commental'ia in Aristotelem graeca,
é d . Acad. B erol . , I V , 1, 1 88 7 ) ; tr. fr. par J. T R I C O T , Paris, Vrin ,
1 94 7 .
Av1 c E N N E , Opera, Venise, 1 508 ; tr. al!. de la Métaphysique (Die
Metaphysik A 11 icennas enthaltend die Metaphysilc, Theologie, Kosmo­
logie und Eth ik) par M . H o RT E N , Halle-New York, 1 9 0 7 .
G U I L LA U M E D 'AU V E R G N E , Opera omnia, Aurillac, 1 67 4 .
Thomas d'AQ U I N , Swnma theologica, 1 1 e éd. , 6 vol . , Turi n , 1 91 3 ;
éd. de la Revue des Jeunes, avec tr. fr. , Paris-Tournai-Ro m e ,
Desclée (en cours de publication) .
- Pour le Comm. de la Métaph. , voir plus haut.
- Q uaest iones disp utatae, Turin, Mariett i , 48 éd. , 1 91 4 . Pour le De Veri-
tate, trad. all . d ' E . ST E I N , Fribourg-en-Br. , H erder, 1 92 9 ; 2 8 éd. ,
1 955.
D u N s S c o T , Quaestiones in libru m Perihermeneias, in Opera omnia,
Paris, Vivès , 1 8 9 1 - 1 8 9 5 .
S u A R E z , Disputationes Metaphysicae , in Opel'a omnia, Paris, Vivès,
1 856-1 8 7 7 , vol . X XV-V I .
512 PROBL ÈME D E L'�TRE CHEZ A R ISTOTE

É TUDES

Une bibliographie complète d 'Ar. occuperait un volume. I l ne p ouvait


être question de proposer ici une bibliographie exhaustive, même limitée
aux suj ets abordés dans notre étude. Nous avons cru cependant faire
œuvre utile en présentant une bibliographie assez étendue, dont l 'éta­
blissement a obéi aux règles suivantes :
1 ) Nous ne mentionnons, en principe, que les études postérieures à 1 91 0 ,
ou qui, depuis cette date , o n t fait l'obj et d'une réédition o u d'une
traduction. Nous n'avons fait excepti on que pour les études plus
anciennes citées dans notre travail . Pour les ouvrages parus depuis
1 940, nous indiquons le nom de l'éditeur.
2 ) Nous nous sommes proposé de mentionner :
a) Toutes les études en langue française relatives à notre suj et ;
b) Les principaux ouvrages en langue étrangère (pour l es plus
i mportants d'entre eux, nous avons indiqué, entre parenthèses,
des comptes rendus publiés dans des revues d e langue française) .
3) Les divisions systématiques de cette bibliographie correspondent
aux divisions de notre travai l .
Pour u n e bibliographie plus détaillée concern ant l a métaphysique
(mais que nous avons cependant élargie et complétée sur plus d'un
point) , on consul tera :
J . Ü W E N S , The Doctrine of Being in the Aristotelian Metaphysics (n° 1 4 9
ci-dessous) , 2 8 éd. , 1 9 57 (bibliographie de 527 titres allant j us­
qu'en 1 9 56) .
On trouvera des indications bibliographiques suivies d ans :
1 ) A. MAN S I O N , Chroniques de littérature aristotélique ou d 'histoire
de la philos. ancienne, Rev. néo-scol. Philos. , puis Re;i. philos.
Louvain, 1 91 0 , 2 6 1 - 2 7 0 ; 1 92 4 , 2 1 4 - 2 3 4 , 352-370 ; 1 9 2 8 , 82-1 1 6 ;
1 93 7 , 61 6-640 ; 1 938, 428-451 ; 1 959, 4 4 - 7 0 . A compléter par
G. VE R B E K E , Bulletin de l ittérature aristotélicienne , ibid. , 1 9 5 8 ,
605-623.
2 ) R . G A R R I G o u -LA G R A N G E , M . D . Ro L A N D -Goss E L I N , H. D. S1 M o N 1 N ,
G. Fn1Tz, H . D . GARD E I L , H . D . S A F F R E Y , etc. , Bulletins d 'hist.
de l a philos. ancienne, publiés depuis sa fondation p ar l a Rev.
Sei. philos. théol. , 1 907 ss.
3) P . WILPE RT, Die Lage der Aristotelesforschung, Zeitschr. f. philos.
Farsch. , 1 946, 1 2 3-140.
4) L. B o u R G E Y , Rapport sur l'état des études aristotéliciennes ,
Actes du Congrès G.-Budé ( Ly on , 1 958) (n° 5 ci-dessous) , 4 1 - 7 4 .

A) ÉT U D E S G É N É RA L E S S U R ARISTOTE
5) Actes du Co11grès de l'Associat ion G.-Budé ( Lyon, sept. 1 9 5 8 ) ,
Paris, Belles-Lettres , 1 9 60, 4 1 -204.
li) ALA I N , Note sur Aristote , dans Idées, Paris, Hartmann, 1 9 3 2 .
BIBL IO GRAPH IE 513

7 ) G. F. A L E X A N D R O W , art. Aristote d e l a Grande encyclopédie


so1J iétique, tr. ail. : Aristoteles, Berlin, Aufbau-Verlag, 1 9 5 3 .
8 ) D . J . A L L A N , The Ph ilosophy of Aristotle, Oxford University Press ,
1 952 ; tr. ail. par P. W1 L P E RT1 Hambourg, F. Meiner, 1 9 5 5 .
9 ) R. ALL E N D Y , A r . o u l e complexe de trahison, Genève, E d . d u
Mo n t-Blanc , 1 911 3 .
1 0 ) Aristote e t saint Thomas d'Aquin, recueU collectif, Paris-Louvain ,
Nauwelaerts, 1 9 58.
1 1 ) A utour d'Aristote. Recueil d'études de phil osophie ancienne et
méd iévale offert à Mgr A. Mansion, Louvain, Publications uni­
versi taires, 1 95 5 .
1 2 ) A. W. B E N N , The Greek Philosophera, 2 ° éd. , Londres, 1 9 Il i .
1 3 ) H . B o N ITZ, Aris to telische Studien, Sitzb . Wien. A lcad. , 1 8 6 2 , '18 6 3 ,
1 866.
1 4 ) E. B o u T R O U X , art. Aris tote de la Grande encyclopédie, '1 8 8 6
(reprodui t dans É t udes d'hist . d e l a philos. , Paris, 1 8 9 7 , 1 3 2 ss. ) .
1 5 ) C . A . B R A N D I S , Ilandb uch der griech isch-romischen Philosophie,
Ci vol . , Berl i n , 1 8 35-1 8 6 6 .
1 6 ) E. B n É H r n n , Histo ire d e l a philosophie, t . I , fasc. 1 , Paris , 1 9 2 6 ;
nou v . éd. , Presses Universi taires de France, 1 9 61 .
1 7 ) I n . , Ét udes de ph ilosophie antique, Paris, Presses Universi taires
de France , 1 9 5 5 .
1 8 ) A. B R E M O N D , L e dilemme aristotélicien, Paris, Beauchesne, 1 9 3 3
(Arch. de philos. , X , 2 ) .
1 9 ) F. B R E N T A N O , Aristoteles und seine We1tanschazmng, Leip zig, 1 9 1 1 .
2 0 ) W. B Rô C K E R , Aristoteles , Francfort, 1 9 3 5 (c. r. : E . WE I L , Rech.
Philos. , V, 1 935-1 9 3 6 , 4 7 7 -484 ) .
2 1 ) L. B R U N S C H V I C G , Q ua rat ione Aristoteles 1Jim metaphysicam syllo­
gismo inesse demo11stra1Jerit , Paris , 1 8 9 7 .
2 2 ) I o . , L'expérience humaine e t l a causalité physique, P aris , 1 9 2 2 ;
3° éd. , Presses Universitaires de France , 1 94 9 .
2 3 ) I n . , Les âges d e l'intelligence, 2 8 éd. , Paris, Presses Universi taires
de France , 1 91! 7 .
24 ) T . C A S E , art. Aristotle de l' Encyclopedia britannica, Cambridge,
1 9 1 1 , I I , 501 -522.
2 5 ) J . C H E V A L I E R , Histoire d e la pensée : I . La pensée antique, Paris,
Pion , 1 9 5 5 .
2 6 ) A. G E lll E L L I et s i x autres auteurs, Aristotele nella crit ica e negli
st udi contemporanei, Milan, Vita e Pensiero , 1 9 5 6 (suppl. au
vol. X LVI I I de la Ri1Jista di filosofia neoscolastica) .
2 7 ) O. GI G O N , Grundpro bleme der ant iken Philosophie, Berne , F rancke,
1 959.
2 8 ) T h . G o �1 P E R Z , Griechische Denker, 3 vol . , Leipzig, 1 8 93-1 902 ;
20 éd. , 1 903-1 909 ; tr. fr. de A. R E n! O N D , Les penseurs de la Grèce,
3 vol . , Paris- Lausanne, 1 9 04-1 9 1 0 .
29 ) O . H A M E L I N , L e système d'Ar. , Paris, 1 9 2 0 .
3 0 ) H E G E i , Vorleszmgen ü ber die Geschichte der Philosophie, Werke ,
.

t. XIV, Berlin, 1 8 3 3 .
514 PROBL ÈME DE L ' ETRE CHEZ ARISTO TE

3 1 ) M. H E I D E G G E R , Sei11 1md Zeit , Halle, N iemeyer, 1 92 7 .


3 2 ) I o . , Ka11t und das Pro blem der Metaphysik, Bonn, 1 9 2 9 ; tr. fr. de
A. de WA E H L E N S et W. B ! E M E L , Paris, G allimard , 1 95 3 .
3 3 ) I o . , Was ist Metaphysik ?, B o n n , 1 930 ; 5 ° éd. , Francfort, I<Joster­
mann, 1 94 9 ; tr. fr. , suivie de divers extrai ts, par H. C o R B I N ,
Paris , Gallimard , 1 93 8 ; 2° éd. , 1 9 5 1 .
3 4 ) I o . , Platons Lehre von der Wahrheit , suivi de Brie/ ü ber den Il uma­
n ismus, Berne , Francke , 1 94 7 (tr. fr. du dernier par R. M u N r n R ,
avec texte ail . , Paris, Aubier, 1 95 7 ) .
35) I o . , flolzwege , Francfort, Klostermann, 1 94 9 .
3 6 ) I o . , Q u'est-ce que la philosophie ? , t r . fr. , Paris , Gallimard , 1 95 7 .
3 7 ) I o . , Einfühmng fo die Mettiphysilc, Pfullingen, Neske, 1 9 53 ; tr.
fr. par G . KA H N , Paris , Presses Universi taires de France , 1 95 8 .
3 8 ) I o . , Die onto-theologische Ver/ass ung der Metaphysilc, à la suite de
Identitiit und Diflerenz, Pfullingen, Neske, 1 9 5 8 .
3 9 ) 1 o . , Vortriige und A ufsiitze, Pfullingen, Neske, 1 9 5 4 ; t r . fr. pc.r
J. P R É A U , Paris, Gallimard , 1 9 5 8 .
40) 1 o . , Hegel u n d d i e Griechen, in Festschrift II. G . Gadamer, Tubingue,
Mohr, 1 9 60 ; tr. fr. in Cahiers d u Sud, l\Iarseille, 1 95 8 , 355-368.
4 1 ) W. J A E G E R , Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner
Entwickl1mg, Berlin, Weiclman n , 1 92 3 ; réimpr. , 1 9 5 5 ; tr. angl .
par R. Ro B r n s o N , Oxford , Clarendon, 1 9 3 4 ; 28 éd. avec adj onc­
tions, 1 94 8 .
4 2 ) Journal o f flellenic St udies, vol. L X XVI I , Part 1 ( "19 5 7 ) (Volume
i n honour of Sir David Ross) .
1, 3 ) Ch. L A I. a , Aristote, Paris, 1 93 0 .
4 4 ) J . M A R I T A I N , Gloses s u r Aristote, Appendice à La philosophie
bergsonienne, 2° éd . , Paris , Valois, 1 9 30 ; 3c éd . , 1 94 8 , 3 3 1 - 3 7 0 .
4 5 ) Mélanges d e philosophie grecque offerts à Mgr A . Diés, Paris , Vri n ,
1 956.
4 6 ) R . MO N D O L F O , I l pensiero antico, Florence, 1 92 7 ; 2 e éd. , 1 9 50 ;
éd. espagnole : El pensiamento antiguo , Buenos-Ayres, 38 éd. , 1 9 52.
4 7 ) G. R. G. M U R E , A ristotle, Londres, 1 93 2 .
4 8 ) M . D . P H I L I P P E , Init iat ion à l a Philosophie d'Ar. , Paris , L a Co­
lombe, 1 95 6 .
49) C . PIAT, A ristote, Paris , 1 9 1 2 .
50) H . RITT E R , Histoire de la philosophie, 1 : fl ist. de la philosophie
ancienne, trad . C. J. T 1 ssoT, 4 vol . , Paris , 1 8 3 5 - 1 8 3 6 .
51 ) A . R I V A U D , Histo ire d e l a philosophie, t . 1 : Des origines à l a sco­
lastique, Paris , Presses Universitaires de France , 1 94 8 .
5 2 ) L. RO B I N , L a pensée grecque e t les origines d e l'esprit scientifique,
Paris , 1 92 3 .
5 3 ) I o . , L a pensée hellénique des origines à Ép icure, Paris , Presses
Universitaires de France , 1 94 2 .
54) I o . , Aristote, Paris , Presses Univeraitaires de France , 1 94 4 .
5 5 ) G . R o o r n n , Ét udes d e philosophie grecque, Paris, Vrin , 1 92 3 , 2 8 é d . ,
1 937.
5 6 ) M . D . R o L A N o -Goss E r. r n , A r istote, Paris, 1 9 2 8 .
BIBL IO GRA PIIIE 515

5 7 ) W . D . H. o s s , A ristotle, Loncl re s , 1 9 2 3 ; 68 éd . , 1 9 55 ; tr. fr. , Paris


Payot, 1 9 2 6 .
5 8 ) Studi d i filosofia greca i n onore di R . Mo N D O L F O , a cura d i
V. E . A L F I E R I e M . U N T E R S T E J N E R , B ari , 1 9 5 0 .
5 9 ) W. S z 1 L A s 1 , Macht und Oh111nacht des Geistes. I n terpretationen
zu Platon Philebos und Staat VI , Aristoteles Nikomachische
Ethik, Metaphysik IX u. X I I , Ü ber die Seele I I I , Berne, Francke,
1 94 6 .
6 0 ) A . E . T A Y L O R , Aristotle, Londres, 1 9 1 2 ; n o u v . éd . , 1 95 5 , J ack
et Dodge .
6 1 ) l n . , Cri tical No tice on J aeger's Aristoteles, Mind, 1 92 4 , 1 92 - 1 9 8 .
62) F. Ü e E R W E G e t K . P R A E C H T E R , Grundriss der Geschichte der
Philosophie : 1 . Das A ltert um, 1 3 ° éd . , Bâle et Berlin, Akad . -Verlag,
1 9 5 3 (réimpr. de la 1 2 °, 1 9 26) .
63) J . VA N D E R M E U L E N , A ristoteles . Die Mitte in seillem Denken,
Meisenheim/Glan, A . H a i n , 1 9 5t .
64) C . J . de Vo G E L , Greek Philosophy , a collection of tex ts with notes
and explanations, vol. II : Aristotle, the early peripatetic school
and the early Academy, Leyde, E. J . Brill , 1 9 5 3 .
65) A . W E B E R , Histo ire d e l a philosophie européenne, Paris, 1 8 7 1 ;
1 5 e é d . , 1 92 5 .
6 6 ) E . W E I L , Aristotelica, Rev. Métaph. Mor. , 1 9 5 2 , 446-466.
67) Ch. WE R N E R , La philosophie grecque, Paris , 1 9 3 8 .
68) W . W1 N D E L B A N D , Geschichte der abendlandischen Philosophie
im A ltert um, 4 ° éd. (G oedeckmeyer) , Munich, 1 9 2 3 .
6 9 ) E . Z E L L E R , D ie Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen
Entwicklung dargestellt , f f e éd . , 1 8 44-1 8 5 2 ; I I 0 Partie, 28 sect. :
Aristoteles und die alten Peripatetiker, 50 éd. (Wellmann ) , Leipzig ,
1 92 3 .

B ) Q U E S TI O N S D E C R I TI Q U E D E T E X T E E T D E C H R O N O L O G I E ,
J E U N E ARISTOTE. ARISTOTE PERD U

70) A. A B E L , A ristote. La légende et l'histo ire, Bruxelles, Lebègue, 1 94 4 .


7 1 ) H . von A R N I M , Aristoteles' Me taphysik K und B , Wiener Studien ,
XLVI I (1 929) , 3 2 - 3 8 .
7 2 ) J . B r n E z , Un singulier naufrage littéraire dans l'Antiquité. A l a
recherche des épaves d e l'A r . perdu, Bruxelles , Lebègue, 1 94 3 .
7 3 ) E . B I G N O N E , L'Aristotele perduto e l a formazione filosofica di Ep icuro
2 vol . , Florence, 1 9 3 6 (c. r . de E. B R É H J E R in Les ét udes de philos .
ant ique, Paris , Hermann , 1 9 3 9 , 34-35) .
7 4 ) H . B o N ITZ : Observationes crit icae in Aristotelis libros Metaphysicos,
B erlin, 1 8 � 2 .
7 5 ) A . H . C H R O U ST , 'fhe Composition o r Arist o tle s Metaphysics ,
'

New Scholasticism, 1 9 5 4 , 58-1 O O .


7 6) 1 . D ü R J N G , Aristotle in the ancient b iographical Traditio n,
Stockholm , 1 95 7 (Acta Univ. G o th o burgensis , L X I I I , 2) .
516 PR O BLÈME D E L ' E TRE CHEZ A R ISTOTE

7 7 ) B . E I N A RS O N , Aristotle's Protrepticus and the Structure of the


Epinomis, Transactions a11d Proceedings of the A mer. Philol.
Assoc. , 1 93 6 , 2 6 1 - 2 8 5 .
7 8 ) A. J . F E sT U G I È R E , Un fragment nouveau du Protreptique d ' Ar. ,
Re11. philos. , 1 95 6 , 1 1 7 - 1 2 7 .
7 9 ) A . l A N N O N E , 1 Logo i Essoterico i d i Aristotele, Venise, Ferrari ,
1 95 5 (Atti dell' Istituto Veneto di Scienze , Lettere ed Arti) .
80) W. J A E G E R , Studien zur E11tstehungsgeschichte der Metaphysik
des Aristoteles, Berlin, 1 9 1 2 .
8 1 ) G . LAZZ ATI, L'Aristotele perduto e gli scrittori cristiani, Milan, 1 9 3 8 .
8 2 ) J . -M. LE B LO N D , Un renouvellement radical d e la questi on aris­
totélicienne. Ar. et Théophras te, Critique, 1 9 5 2 , 868 ss. ( = c . r.
de J. Z ü n c H E R , no 94) .
8 3 ) P. Lo u i s , Sur la chronologie des œuvrcs d'Ar. , B ull. de l ' A ssoc.
G.-Budé, 1 94 8 , 91 -95.
84) A. MA N S I O N , La genèse de l ' œu vre d 'Ar. d ' après les travaux
récents, Re11. néo-scol. philos. , 1 92 7 , 3 0 7 - 3 4 1 et l. 2 3 - 4 6 6 .
85) P . M O R A U X , Les listes anciennes des o uCJrages d'Ar. , Louvai n­
Paris, Nauwelaerts (c. r. : R. W E I L , ReCJ. philos . , 1 9 5 3 , 4 6 5 - 4 6 6 ) .
8 6 ) F. N u Y E N S , Ontwikkelingsmomenten i n de Zielkunde CJan Aristoteles
Een historisch-philosophisch Studie, Nimègue, 1 93 9 ; tr. fr. :
L'éCJolution de la psychologie d'Ar. , Louvain , Publ. universit. ,
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H) MÉTA P H Y S I Q U E E T A N T H R O P O L O G I E
(Pour u n e bibliographie plus détaillée , nous renvoyons à notre
ouvrage sur La prudence chez Aristote, à paraîtr e . Nous ne mentionnons
ici que les travaux cités dans la présente étude) .
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INDEX DES PASSAGES CITÉS
DE PLATON ET D 'ARISTOTE

Nous mentionnons, outre les œuvres de Platon et d 'Aristote, les œuvres


apocryphes traditionnellement éditées sous leur nom. - En ce qui concerne
Aristote, nous avons, sauf pour quelques renvois isolés, groupé les références
par séries de 10 lignes de l'édition Bekker. Ex. : 982 a 26 est à chercher sous
932 a 20. Nous n'avons fait exception cette règle que pour les débuts de
à
livres ou de chapitres.

A) PLATON 266 a : 331 ;


266 b : 252 ;
Hippias mineur, 368 be : 268. 266 be : 253 ;
Hippias majeur, 28 1 d - 282 a : 73 ; 267 a : 98 ;
285 c - 286 a : 99 ; 274 a : 330 ;
304 ab : 274 . 274 c : 71.
Charmide : 265-266 ; Mé11exène, 246 e : 278.
166 be : 273 ;
Euthydème : 1 29, 265-267 ;
1 7 1 a : 273 ;
27 1 c : 268, 273 ;
1 74 cd : 278 ;
272 b : 273 ;
1 75 b : 267.
283 d : 1 37, 435, 449 ;
Gorgias, 455 b ss. : 276 ; 284 b : 450 ;
456 ac : 99, 26 1 ; 286 a SS. : 450 i
465 a : 278 ; 288 d : 25 1 ;
479 c : 256 i 289 ab : 25 1 ;
485 d SS. : 274 j 289 c - 290 d : 25 1 ;
505 a : 276 ; 290 c : 252 ;
508 a : 202 ; 29 1 b : 25 1 ;
521 e - 522 a : 276 . 29 1 be : 2 1 5 , 252 ;
Ménon, 7 l e - 72 a : 1 79 ; 29 1 cd : 382.
80 e : 445 ; Cralyle : 1 04 ;
8 1 cd : 53, 96 ; 384 d : 1 05 ;
86 e : 463. 385 e - 386 a : 1 05 ;
Phédon, 97 d : 278. 388 b : 106 ;
390 c : 253 ;
Banquet, 206 c, 207 ad : 49 1 . 4 1 0 b : 349 ;
Phèdre : 29 1 ; 4 1 1 b : 208 ;
247 a 58 ; 4 1 2 a : 256 ;
247 e 4 1 4 ; 429 bd : 1 05 ;
250 a 71 ; 437 a : 208 ;
528 PROBL È.!11E DE L ' E TRE CHEZ ARISTOTE

439 b : 106 ; 265 b - 266 Il : 498 ;


439 c : 208 ; 265 e : 364.
439 c - 440 b : 59, 320 ;
Politique : 29 1 ;
440 ab : 208. 277 bd : 206 ;
République, VI, 504 b : 330 ; 292 c : 263, 275 ;
509 b : 60, 4 1 4 ; 294 b : 1 1 6.
5 1 1 c : 321 ;
V I I : 253 ; PhiMbe : 265-266, 271 ;
V I I , 5 1 5 d - 5 1 6 a : 60 ; 1 5 d : 89 ;
529 a - 530 c : 339 ; 16 c : 7 1 , 503 ;
533 cd : 252 ; 16 e - 1 7 a : 213 ;
534 Il : 252, 277 ; 38 Cil : 256 i
537 c : 215, 252. 57 d : 332 ;
58 a : 332 ;
Parménide : 289, 293, 322, 379, 429 ; 6 1 de : 332 ;
130 de : 28 ; 6 1 e : 38 ;
133 cd : 59 ; 62 b : 38, 332 ;
133 d : 331 ; 62 d : 38.
133 e - 134 a : 3 1 4 ;
134 Cil : 60 ; Timée : 3 1 8, 34 1 , 354 ;
134 Il : 331 ; 28 c : 322 ;
137 C SS. : 378 ; 29 a : 58 ;
138 c - 1 39 a : 428 ; 29 bc : 206 ;
138 de : 4 1 2 ; 29 cd : 322 ;
1 56 de : 434. 3 1 c : 202 ;
32 c : 202 ;
Théélèle, 1 55 d : 94 ;
34 a : 339 ;
1 70 a : 263, 275 ; 36 : 348 ;
e
1 73 c : 75 ; 37 : 490 ;
d
1 76 a : 499 ; 40 de : 336 ;
1 89 Il : 256 ; 50 b : 444 ;
1 98 a SS. : 75 i 52 a : 331 ;
202 Il : 206. 52 b : 206, 444 ;
Soph iste : 144-148, 1 52- 1 57, 29 1 ; 69 b : 202 ;
2 1 7 cd : 89 ; H2 c : 339.
2 1 8 d : 206 ; Lois : 339 ;
23 1 a : 95, 273 ; V I I , 821 d : 336 ;
23 1 b : 25 1 ; X, 888 e : 427 ;
237 a : 138, 1 5 1 ; 488 Il SS. : 4!)8 ;
24 1 d : 1 52, 1 55 ; 890 d : 364 ;
246 d : 89 ; 89 1 C SS. : 427 i
248 e : 4 1 4 ; 892 b : 364, 498 ;
25 1 ac : 145 ; 898 e - 899 a : 366 ;
25 1 bd : 146 ; 899 b : 336 ;
252 b : 147 ; 899 c : 427 ;
252 c : 146 ; 903 b : 4 1 8 ;
253 b : 146 ; 903 Il - 904 a : 342 ;
253 cd : 253 ; X I I , 967 d : 336.
256 d : 1 52 ;
257 a : 147 ; Epinomis : 418 ;
257 be : 1 54 ; 974 e : 337 ;
258 d : 1 5 1 ; 976 cd : 267, 337 ;
258 Il - 259 a : 1 54 ; 982 c : 364 ;
263 Il : 256. 984 d : 306, 336 ;
INDEX DES PA SSA GES CITÉS 529

985 cd : 306 ; Premiers Analytiques :


987 a : 336 ;
988 a : 59, 336.
I, 24 a 20 : 29 I , 3I 7 ;
Lel/re V Il, 342 ad : 106 ; 4, 25 b 30 : 257 ;
344 b : 89. 27, 43 a 20 : I7I ;
Alci biade Il, I45 ce : 278. 3I, 46 a 3I : 29 I -292 ;
36, 48 b I : 3I7 ;
Rivaux : 267-27 I , 277 ; 38, 49 a 20 : 1 1 0.
I33 c : 268 ;
I35 a : 272 ; II
I 35 c : 269 ; 20, 6 6 b I I : I24 ;
I 35 d : 268 ; 2 I , 67 a 9 ss. : 445 ;
I35 e : 270 ; 67 a 2I : 447 ;
I 36 ad : 270 ; 67 a 39 SS. : 447 ;
I37 c : 278 ; 25, 69 a 32 : 2I 7 ;
I37 ce : 268 ; 27, 70 a 7 SS. : 1 09.
I 38 be : 269.
Seconds Analytiques :

B) ARISTOTE
1 , 7I a I : 53 ;
Catégories : 7I a 20 : 96, 445-447 ;
7I b I : 447 ;
I , I a I I 73- I 74 , 471 ; 2, 7I b \) : 324 ;
4, I b 25 I64 ; 7 I b IO : 324 ;
5, 2 a l l : I 7 I ; 7 1 b 20 : 54-55 ;
2 a 20 : I 38- I 39 ; 72 a I : 62 ;
2 b I : 408 ; 72 a 10 : 422 ;
3 b 20 : 3 I 5 ; 4, 73 b 30 : 43 I ;
6, 6 a 10 : 223 ; 5, 74 a 30 : 43 I ;
10 et 1 1 : 433 ; 74 b I : 43 I ;
10, I3 b 10 : I56 ; 6, 75 a 30 SS. : 2I6 ;
I2, I4 a 26 : 50 ; 7, 75 a 38 : 360 ;
I4 b I : 46 ; 75 a 40 : I 32, I37 ;
I4 b 1 0 : 167. 9, 75 b 40 : 2I 7 ;
76 a I : 2I6 ;
De l' Interprétation : 76 a 1 0 : 2I8 ;
I , I6 a I : I07, 1 09, 493 ; 76 a 20 : 2I9 ;
I6 a IO : 1 1 0, 374 ; 1 0 , 76 a 3 1 : 55, 206, 210, 397,
2, I6 a 20 : 1 1 0 ; 422 ;
I6 a 30 : I56 ; 76 b 10 : I 32, 2 I 6 , 247 ;
3, I6 b 6 : I 10 ; 76 b 20 : 1 1 7, I 32, 216, 247 ;
I6 b 10 : I56 ; 11, 77 a 20 : 210, 257, 397 ;
4, I 6 b 26 : I 08- I 1 0 ; 77 a 30 : 257, 397 ;
I 7 a I : 109, I 1 1 ; I8, 81 a 38 : 225 ;
5, I 7 a I 4 : 1 1 2 ; 22, 83 a 20 : I4I ;
6, I 7 a 30 : I 28 ; 83 a 30 : I43 ;
9 : 327 ; 24, 86 a 1 : 209 ;
9, I8 b 30 : I67, 492 ; 31, 87 b 30 : 208 ;
I9 a 7 : 492 ; 33, 88 b 30 : 324-325 ;
I 9 a 30 : 1 1 0 ; 89 a I : 324 ;
1 1 , 2I a 30 : I42 ; 89 a 10 : 325 ;
14 : 4 3 3
. 89 b 1 : 325.
530 PROBL ÈME DE L ' ÈTRE CHEZ /l R ISTOTE

II 141 b 20 : 63-6·1 ;
1, 89 b 30 233 ; 1 42 a 1 : 64 ;
2, 90 a 1 296 ; 6, 144 b 1 : 230 ;
90 a 1 0 477 ; 144 b 10 : 230 ;
3 , 9 0 b 30 482 ; 1 44 b 20 : 230 ;
4-8 : 482 ; 145 b 1, 1 7 : 30 1 ;
5, 9 1 b 12 : 29 1 -292 ; 13, 150 b 33 : 30 1 .
6, 92 a 6 : 472 ;
VII
7, 92 b 1 : 1 1 0, 233 ;
92 b 1 0 : 1 86, 232-233 ; 4 , 1 54 a l 2 : 1 73.
92 b 30 : 482 ;
8, 93 a 10 : 465, 482-483 ; VIII
12 : 76 ; 2, 157 a 20 : 1 13 ;
19, 99 b 20 : 54 ; 1 1 , 162 a 10 : 301 ;
100 a 10 : 208-209 ; 14, 163 a 30 : 256 ;
1 00 b 1 : 226 ; 163 b 1 : 256 ;
1 00 b 10 : 56, 58. 164 b 1 : 255.
Topiques :
Ré/ulalions sopliisliques :
1 , 100 a 18 : 256 ; 1 , 165 a 1 : 1 07- 1 08, 1 1 6, 1 73 ;
1 00 a 20 : 256 ; 165 a 1 0 : 1 08, 1 1 8- 1 1 9 ;
1 00 b 20 : 259 ; 165 a 20 : 95, 298 ;
2, 1 0 1 a 25 : 256 ; 5, 166 b 30 : 1 42 ;
1 0 1 a 30 : 90, 258, 301 ; 167 a 20 128 ;
101 b 1 : 258, 287, 294 ; 7, 169 a 30 : 117 ;
4, 1 0 1 b 20 : 290 ; 8, 169 b 20 : 286 ;
9, 103 b 20 : 1 64, 1 87 ; 1 70 a 10 1 20 ;
12 : 294 ; 9, 1 70 a 20 : 1 32, 2 1 1 ;
14, 1 05 b 1 : 317 ; 1 70 a 30 : 1 32, 257 ;
1 05 b 20 : 22, 3 1 7 ; 1 70 b 1 : 1 24, 1 32, 1 89, 286 ;
15 : '204 ; 10, 1 70 b 12 : 121 ;
1 5 , 106 a 1 : 1 76 ; 1 70 b 20 : 122 ;
107 a 1 : 177 ; 1 7 1 a l0 1 30 ;
107 a 10 : 177 ; 1 1 , 171 b 3 : 286 ;
18, 108 a 18 : 121 . 171 b lO : 91, 217 ;
1 7 1 b 20 : 95, 298 ;
li 1 7 1 b 30 : 95 ;
4 , 1 1 1 a 8 : 57, 60, 282. 1 72 a l : 217 ;
1 72 a 10 : 2 1 7, 255, 275, 290-
IV 29 1 , 299, 495 ;
1, 120 b 30 : 1 80, 1 82 ; 1 72 a 20 : 287 ;
121 a 1 : 1 7 1 ; 1 72 a 30 : 287 ;
121 a 1 0 : 228. 14, 1 74 a 1 : 1 18 ;
1 7, 1 75 b l 0 : 137 ;
V 18, 1 76 b 30 : 1 23 ;
3, 1 32 a 1 : 460, 472 ; 22, 1 78 b 30 : 150 ;
8, 1 38 b 20 : 30 1 . 1 79 a 1 : 137 ;
24 , 1 79 a 30 : 137 ;
VI 1 79 b 1 : 137 ;
2 , 1 39 b 28 301 ; 25, 180 a 30 : 1 42 ;
4, 1 4 1 a 23 63 ; 33, 1 83 a 1 : 301 ;
141 b 1 63 ; 1 83 a 10 : 301 ;
INDEX DES PA SSA GES CITÉS 53 1

34, 183 b 1 : 255, 275, 287 ; 8, 199 a 1 0 : 427, 498 ;


183 b 20 : 44, 76 ; 1 99 b 20 : 364, 427 ;
1 84 a 1 74, 254-255 ; 9 : 76 ;
1 84 b 1 : 74, 254 . 9, 200 b 1 : 229.

Physique : III
1 , 20 1 a 1 0 : 454 ;
1 , 184 a 10 : 209 ; 2, 20 1 b 30 : 454 ;
2, 1 84 b 1 5 : 90 ; 202 a 1 : 42f> ;
1 84 b 20 : 423 ; 4, 202 b 30 : 454 ;
1 85 a 1 : 423 ; 204 a 1 : 4;,4 ;
185 a 10 : 2 1 7 , 420, 423-424 ; 6, 206 a 20 : 454-455 ;
185 a 30 : 408, 43 1 ; 206 a 30 : 454-455 ;
1 85 b 1 : 204 ; 207 a 1 0 : 431 ;
1 85 b 1 0 : 43 1 , 450 ; 207 a 20 : 212 ;
1 85 b 20 1 0 1 , 144, 146, 159, 1 7, 207 a 33 - b 21 : 454 ;
1 88 '. 8, 208 a 20 : 454 ;
185 b 30 : 1 59, 1 6 1 ; 2 1 0 b 1 0 : 465.
1 86 a 1 : 160 ;
3, 1 86 a 20 : 438 ; IV
1 86 b 1 : 233, 235 ;
186 b 10 : 235 ; 4 , 21 1 a 10 : 86 ;
1 86 b 30 : 233 ; 212 a 1 : 361 ;
1 87 a 1 : 143, 1 54- 1 55, 157 ; 5, 2 1 3 a 1 : 429 ;
4, 1 87 a 20 : 87 ; 1 0 , 2 1 7 b 30 : 436 ;
7, 1 89 b 30 : 420 ; 218 a 10 : 436 ;
190 a l0 : 435 ; 2 1 8 a 20 : 436 ;
190 a 20 : 435 ; 1 1 , 219 b 1 : 48, 50 ;
190 a 30 : 1 1 4, 1 7 1 , 435 ; 2 1 9 b 10 : 436 ;
1 90 b 10 : 420, 427, 430 ; 2 1 9 b 20 : 436 ;
190 b 20 : 420 ; 220 a 1 : 437 ;
190 b 30 : 43 1 , 433 ; 220 a 19 - 20 : 437 ;
191 a 1 : 212, 420, 433 ; 1 2, 221 a 30 : 433 ;
191 a 10 : 212 ; 221 b 1 : 433, 491 ;
8, 1 9 1 b 10 : 438 ; 1 3 , 222 a 10 : 437 ;
1 9 1 b 20 : 438 ; 222 b 10 : 73, 433, 49 1 .
9, 192 a 1 : 444 ;
192 a 30 : 37. V
1 , 224 b 1 : 429 ;
II 225 a 1 0 : 420, 434 ;
1 , 1 92 b 20 : 420, 426-427 ; 225 a 20 : 420 ;
1 92 b 30 : 427 ; 225 a 30 : 420 ;
1 93 b 1 : 32 1 , 442 ; 225 b 1 : 420 ;
2, 193 b 23 - 194 a 12 : 329, 421 ; 2, 226 b 1 0 : 425 ;
194 a 20 : 427, 498 ; 3, 227 a 1 : 429 ;
194 b 1 : 37 ; 6 : 425.
1 94 b 1 0 : 37, 432 ; VI
3 : 78 ;
4, 196 a 30 : 306 3, 234 a 30 : 425 ;
5, 196 b 30 : 1 9 1 4, 234 b 10 : 429-430 ;
197 a 1 : 20 1 8, 239 a 10 : 425 ;
7 : 78 ; 9, 239 b 11 - 33 : 445 ;
7, 198 a 14 : 329, 421 ; 10, 240 b 8 : 429.
532 PROBL ÈME DE L' JSTRE CHEZ A RISTO TE

VII 284 a 20 : 354 ;


1 , 242 a 1 6 - b 2 9 : 356-357, 360 ; 284 a 27 -b 4 : 349 ;
2, 244 a 1 : 358 ; 2, 285 a 20 : 351 ;
3, 247 b 1 0 : 208, 324, 493 ; 3, 286 a 1 9 : 433 ;
248 a 1 : 493 ; 12 : 4 1 8 ;
248 a 1 3 , 20, b 5 : 496. 1 2, 292 a 20 : 352 ;
292 b 1 : 352-353 ;
VIII 1 3 , 294 b 1 : 1 1 4 , 1 1 7, 256, 260.
1 , 250 b 1 1 : 426 ; III
25 1 a 20 : 425 ;
25 1 b 10 : 90 ; 1 , 298 b 1 0 : 306-307' 328 ;
3 : 3 1 6 , 425 ; 298 b 20 : 306, 320 ;
253 b 1 0 : 426 ; 299 a 1 0 : 373 ;
3, 254 a 20 : 1 24, 43 1 , 492 ; 300 a 1 0 : 383 ;
254 a 33 - b 6 : 356, 394 ; 2, 301 a 9 : 79 ;
4, 254 b 7 - 24 : 427 ; 7, 306 a 1 : 2 1 1 , 3 18, 380 ;
255 a 1 0 : 429 ; 306 a 1 0 : 85.
256 a 2 : 356 ;
5, 257 b 1 : 454 ; IV
6, 259 b 28 - 260 a 1 0 : 356 ; 2, 308 b 30 : 82.
8 : 426 ;
8, 26 1 b 27 : 496 ;
262 a 12 - 263 a 3 : 496 ; De la Génération el de la Corruption :
263 b 7 SS. : 465 j
264 b 9 SS. : 357 j
9 : 357 ; 1 , 3 1 4 a 1 0 : 78, 2 1 3 ;
9, 265 a 1 3 : 356 ; 2, 3 1 6 a 1 : 82, 2 1 1 ;
1 0 : 3 73 ; 3 1 7 a 1 7-3 1 : 434 ;
10, 266 a 10 : 360, 373 ; 3, 3 1 8 b 1 : 306 ;
267 b 1 : 358, 36 1 . 6, 323 a 25-34 : 367 ;
267 b 1 0 : 358 ; 8, 325 a 20 : 452 ;
267 b 20 : 360. 9, 327 a 1 : 429.

D u Ciel : II
1 , 329 a 1 : 212 ;
329 a 10 : 435 ;
1 , 268 b 1 : 360 ; 10, 336 a 30 : 418 ;
3, 270 b 1 9 : 73 ; 336 b 20 : 390, 490-49 1 ;
270 b 22 : 349 ; 336 b 30 : 490-49 1 ;
4 , 27 1 a 33 : 349 ; 1 1 , 338 a 1 : 73.
8, 277 b 1 0 : 38 ;
9, 278 a 1 0 : 340, 3 6 1 ;
278 a 20 : 340 ; Météorologiques :
278 b 9 - 22 : 3 1 3 , 343, 392 ;
279 a 1 0 : 354, 362, 377 ;
279 a 20 : 362 ; 2, 339 a 1 1 : 343 ;
10, 279 b 30 : 82 ; 3, 339 b 20 : 73, 349 ;
280 a 20 : 343 ; 9, 346 b 20 : 418 ;
12, 283 a 20 : 9 1 . 14, 35 1 a 20 : 73 ;
351 b 8 SS . : 73.
II
1 , 284 a 1 : 307, 490 ; II
284 a 10 : 354 ; 1 , 353 b 1 : 337.
INDEX DES PA SSA GES CI TJSS 533

IV Histoire des animauz :


3, 380 b 28 : 1 1 3 ; V, 1 , 539 a 5 : 389 ;
381 b 6 : 498 ; V I , 3 1 , 579 b 2 : 336 ;
381 b 14 : 1 13 ; V I I I , 1 , 588 a 3 1 : 389.
1 2, 389 b 3 1 - 390 a 3, 1 0-24 : 4 7 1 .

De l'Ame : Des parties des animau:i; :

1 , 402 a 1 : 282 ;
402 a 20 : 1 82 ; 1 , 639 a I : 99, 212, 282, 284 ;
402 b 20 : 1 15 ; 639 a 10 : 210, 284 ;
403 b 1 0 : 37 ; 639 a 15 - b 10 : 284 ;
2, 403 b 20 : 90, 92 ; 639 b 10 : 427 j
3, 406 a 1 : 493 ; 640 a 20 : 427 ;
406 b 10 : 433, 49 1 ; 640 b 30 : 1 73, 470 ;
407 a 30 : 493 ; 641 a 30 : 38 ;
407 b 20 : 427 j 642 a 1 0 : 84 ;
4, 408 a 30, 34 ss. , b 6, 1 4 : 493 ; 642 a 20 : 84 ;
5, 4 1 1 a 1 : 348. 3, 643 b 1 0 : 292 ;
Il 643 b 20 : 292 ;
1 , 4 1 2 b 1 0 : 1 73, 470-47 1 ; 4 : 1 13 j
4 1 3 a 1 : 36 ; 5, 644 b 22 : 332, 355, 368 j
3, 4 1 4 b 1 0 : 237 ; 644 b 30 : 332 ;
4 1 4 b 20 : 237, 248 j 645 a 1 : 263, 332, 355, 368 ;
4 1 5 a 1 : 248 ; 645 a 10 : 27 ;
4 1 5 a 25 - b 7 : 49 1 ; 645 a 20 : 485, 502 ;
4, 4 1 5 b 1 2- 1 5 : 470 ; 645 b 20 : 210.
6, 4 1 8 a 10 : 226 ;
7, 4 1 8 a 26 : 1 1 3 ; Il
4 1 9 a 2-6, 32 : 1 1 3. 1 , 646 a 10 : 49 ;
646 a 30 : 49 ;
Ill 3, 649 b 20 : 462 ;
1 , 425 a 1 0 : 226 ; 7, 653 a 9 : 37 ;
3, 427 b 1 0 : 493 ; 10, 656 a 1 : 502.
428 b 1 0 : 43 1 , 492 ;
4, 429 a 1 0 : 1 05 ; Ill
429 a 20 : 459 ;
7, 4 3 1 a 10 : 493 ; 4 , 665 b 1 0 : 382.
8, 431 b 20 : 1 05 ;
432 a 7- 1 4 : 493 ; IV
1 1 , 434 a 10 : 493. 1 0 , 686 b 2-20 : 389.
Du sens et des sensi bles :
1 , 437 a 1 : 226 ; Du mou11ement des animau:i; :
4, 442 b 1 : 226. 2 et 3 : 366 ;
De la mémoire et de la réminisce11ce : 6, 700 b 7 : 34, 39.
1 , 449 b 30 - 450 a 9 : 493 ;
450 a 9-12, 451 a 1 7 : 226 ; De la marche des animau:i; :
2, 450 b 30 : 1 22.
4, 706 a 18 : 238, 389 ;
De la longueur et de la briè11eté de la 11ie : 706 b 10 : 238, 389 ;
1 , 464 b 33 : 37. I l , 7 1 0 b 9 118. : 389.
534 PROBL ÈME DE L' .ETRE CHEZ A R ISTO TE

De la génération des animaux : 984 b l : 84 , 306 ;


984 b 10 : 334 j
4, 985 a 1 : 79 ;
19, 726 b 22 : 471 ; 985 a 10 : 76, 89, 386 ;
21 , 730 a 27 : 229 ; 5, 986 b 1 : 79 ;
22, 730 b 8-32 : 229. 986 b 10 : 43 1 ;
986 b 3 1 SS. : 84, 306, 438 ;
II 987 a 1 : 89 ;
1 , 73 1 b 20 : 326 ; 6, 987 b 1 0 : 3 3 1 ;
73 1 b 30 : 49 1 ; 987 b 3 1 SS. : 1 80, 255 ;
734 b 20 : 1 73, 471 ; 7, 988 a 20 : 78, 2 1 3 ;
735 a 1 : 1 73, 471 ; 988 b 1 0 : 78 ;
3, 736 b 24 : 56, 352 ; 8, 989 a 10 : 49 ;
737 a 20 : 389 ; 989 a 30 : 78 ;
5, 74 1 a 10 : 471 ; 989 a 30 - b 19 : 2 1 3 ;
6, 742 a 20 : 49. 989 b 1 : 79, 82 ;
9, 990 b 1 : 3 1 3 , 3 3 1 ;
III 990 b 30 : 405 j
5 , 756 b l : 336 ; 99 1 a l : 3 3 1 ;
l i , 762 a 20 : 348. 991 a 10 : 1 48, 3 1 2 ;
99 1 a 20 : 1 48- 1 50, 3 1 2 ;
IV 991 a 30 : 1 50, 3 1 2 ;
1, 766 a 1 : 1 73 ; 991 b l : 150 j
766 a 10 : 389 ; 992 b 10 : 1 34, 1 58 ;
3, 767 b 10 : 388-389 ; 992 b 20 : 53, 2 1 4-215 ;
768 a l : 389 ; 992 b 30 : 2 1 5 ;
4, 770 b 9 SS. : 389 ; 993 a l : 53, 215, 250 ;
770 b 10 : 326. 10, 993 a 1 1 : 78-79, 134 ;
993 a 20 : 78.
Pro bMmes : Cl.
XVI I , 3, 9 1 6 a 33 : 497. 1 , 993 a 30 : 60, 75, 260 ;
993 b l : 6 1 , 75, 1 1 5 ;
Métaphysique : 993 b 1 0 : 76-77.
A
1 , 981 a 19 SS. : 180 ;
B
981 b 1 0 : 334 ; l , 995 a 24 : 221 ;
981 b 20 : 221 , 266, 279, 297, 995 a 30 : 221 -222 ;
334 ; 995 b 10 : 3 1 , 308, 3 1 0, 3 1 7 ;
2, 982 a 4 : 2 1 4 , 220 ; 995 b 30 : 308 ;
982 a 10 : 57, 280 ; 996 a 1 : 310 ;
982 a 20 : 57, 2 1 4 , 282 ; 2, 996 a 20 : 223, 3 1 7 ;
982 b l : 5 1 , 57, 266-267, 279 j 996 b l : 44, 308 ;
982 b 10 : 83, 94, 221 j 996 b 20 : 133, 2 1 0 ;
982 b 20 : 57, 330, 333-334, 997 a l : 224 ;
337 j 997 a 1 0 : 35, 3 1 7 ;
982 b 30 : 57-58 j 997 a 20 : 210 ;
983 a l : 57, 66, 330, 338 ; 997 a 30 : 31, 313 ;
983 a 10 : 83, 94, 333-334 ; 997 b 1 : 313 ;
3, 983 b l : 78 ; 997 b 30 : 328, 339 ;
983 b 30 : 72 ; 998 a 1 : 329, 339 ;
984 a 1 0 : 82, 84, 213 ; 998 a 10 : 340 ;
984 a 30 : 85 ; 3, 998 b 20 : 220, 229, 281 ;
INDEX DES PA SSA GES CITgS 535

1198 b 30 : 230 ; I 008 a 20 : 1 26 ;


999 a l : 236-237, 244 ; 1 008 b 1 : 126 ;
999 a 10 : 236-237, 244 ; 1008 b IO : 1 30, 446 ;
999 a 20 : 327-328 ; 5, 1 009 a 1 0 : 96, 123 ;
4, 999 b l : 327-328 ; 1 009 a 20 : 80, 87, 96, 1 23,
999 b IO : 328 ; 392 .
IOOO a l : 319 ; I 009 a 30 : 87, a 9 1 ;
IOOO a 10 : 3 1 9, 321 , 336 ; I009 b 30 : 81 ;
1000 a 20 : 3 19 ; IOlO a l : 392 ;
IOOO b 20 : 319 ; l O I O a IO : 392, 445, 450 ;
l 000 b 30 : 320 ; I O I O a 20 : 392-393 ;
5, I 002 a 30 : 429 ; 1 0 1 0 a 30 : 393 ;
6, I 002 b 20 : 79. 6, I O l l a l O : 129 ;
7, I 0 1 2 a 20 : 450 ;
r 8, 1 0 1 2 a 30 : 94, 450 ;
I 0 1 2 b 30 : 393.
l , 1 003 a 21 : 2 1 , 35, 206, 220,
279, 3 7 1 ;
2, I 003 a 33 : 1 9 1 - 192 ;
1003 b l : 1 84, 1 9 1 - 1 93, 377 ; 1 : 193, 385 ;
I 003 b lO : 35, 1 8 1 , 1 94-195, l , I 0 1 2 b 34 :386 ;
224-225, 239, 24 1 , 1 0 1 3 a IO :1 93 ;
245-246 . I 0 1 3 a 20 :319 ;
:
I 003 b 20 : 1 8 1 , 204 227, 233, 3, I 0 1 4 a 26
4 , I 0 1 4 b 20
:
:
432 ;
429 ;
239 1.
I 003 b 30 : 1 8 1 - 1 82, 233 ; 6, I 0 1 6 a 30 :466 ;
1 004 a l : 35, 239-240, 3 1 7 ; I 0 1 6 b 20 64 ;
:
1 004 a 20 : 1 94, 197, 24 1 , 247 ; I 0 1 6 b 30 :64, 164, 202, 224 ;
1 004 b l : 38, 137, 3 7 1 , 376, 7, 1 0 1 7 a 7 :1 42 ;
449 . 1 0 1 7 a IO :1 42 ;
I 004 b IO : 95 ; 1
I 0 1 7 a 20 :1 1 9, Hi4, 1 70- 1 7 1 ,
I 004 b 20 : 87, 95, 275, 298 ; 197, 224 ;
I 005 a 10 : 242 ; 8, I 0 1 7 b IO : 136, 458 ;
3, I 005 a 20 : 128, 132- 1 33, 1 89, 1 0 1 7 b 20 : 136, 458 ;
2IO, 220, 28 1 ; 10, I 0 1 8 a 20 : 223, 433-434 ;
I 005 a 30 : 38 ; I l , I 0 1 8 b 9 SS. ; 46 j
I005 b l : 22, 37, 220 ; I 0 1 9 a 1 : 46-47, 49 ;
1 005 b lO : 1 28, 22 1 , 288 ; I 0 1 9 a 10 : 46 ;
1 005 b 20 : 80, 126, 128, 450 ; 1 2, I 0 1 9 a 1 5 : 440 ;
1005 b 30 : 1 26 ; I 0 1 9 a 26-32 : 440 ;
'1, 1 006 a 10 : 1 24- 1 25 ; I 020 a l : 440 ;
I 006 a 20 : 1 25-126, 1 72 ; 1 8, I 022 a 20 : 408 ;
I 006 a 30 : 1 27- 128, 1 76, 1 88- 1 022 a 30 : 36, 408 ;
1 89, 46 1 ; 24 : 384 ;
1 006 b 1 : 1 1 9, 1 27, 1 3 1 , 1 72, 28, I 024 a 29 SS. ; 222 j
1 89 ; 1 024 b 1 : 223-224, 229 ;
I 006 b IO : 1 35, 1 38, 232 ; 1 024 b IO : 1 64, 223-225, 457 ;
1 006 b 20 : 1 28 ; 29, I 024 b 30 : I OO, 466 ;
1 007 a 9 b 18 : 135 ;
-
30, 1 025 a 14 : 1 42 ;
I 007 a 20 1 28, 135 ; I 025 a 20 : 142.
1 007 a 30 135 ;
1 007 b 1 136 ; E
1 007 b IO 136 ; 1 , I 025 b 3 37, 371 ;
:
I 007 b 20 213, 444 ; I 025 b IO : 3 7 1 ;
536 PROBL ÈME DE L ' 11TRE CHEZ ARISTO TE

I 026 a 1 0 : 3 1 , 36, 46, 279, IO, I 035 b l O : 470 ;


306, 328-329, 337- I 035 b 20 : 1 73, 470-471 ;
338, 363, 368, 371 ; I 035 b 30 : 4 70 ;
I 026 a 20 : 32, 36-38, 46-47, I 036 a l : 212 ;
279, 28 1 , 307, 328, I l , I 037 a 1 0 : 37, 368 ;
339, 369-371 ; 12, 1 037 b I O : 232, 482 ;
1 026 a 30 : 32, 40, 242, 28 1 , I 037 b 20 : 232, 29 1 , 482 ;
370 ; 1 3 , I 038 b 9 SS. : 1 49 ;
2, I 026 a 33 : 164 ; I 038 b 1 6-23 : 148- 1 49 ;
I 026 b l : 139, 224 ; 14, I 039 a 30 : 408 ;
I 026 b IO : 1 36-138 ; 1 5, I 039 b 20 : 2 12, 429, 477, 483 ;
I 026 b 20 : 1 38 ; 1 039 b 30 : 477 ;
I 026 b 30 : 140 ; I 040 a IO : 1 1 6 ;
1 027 a 20 : 140 ; 1 040 a 20 : 476 ;
l 027 a 30 : 1 97 ; 1 6 , I 040 b IO : 480 ;
4 : 166 ; I 040 b 30 : 1 73 ;
4, I 027 b 20 : 165 ; 1 7, I041 a I O : 477-478 ;
1 027 b 30 : 165 ; 1041 a 20 : 470 ;
1 028 a l : 143, 1 65. 1041 b l : 479, 483.
z H
: 1 64 ;
l , I 028 a 1 0 : 1 1 9, 1 7 1 , 1 80, 184, l , 1 042 a 3 : 257 ;
1 86, 224 , 376 ; I 042 b l : 429 ;
I 028 a 20 : 47, 376 ; 3, I 043 b l : 470 ;
1 028 a 30 : 47, 49 ; I 043 b 1 0 : 429 ;
I 028 b l : 49, 89, 92, 1 84 , 1 043 b 20 : 9 1 , 1 00, 466 ;
1 89, 1 96, 250, 457 ; 4, I 044 a 30 : 470 ;
2, 1 028 b 20 : 382-383 ; I 044 b l : 319 ;
3, 1 028 b 33 : 458 ; 5, 1 044 b 21 : 429 ;
I 029 a l : 458 ; 6, I 045 a 30 : 229, 240 ;
I 029 a 20 : 408 ; I 045 b 1 : 190.
4, I 029 b l : 64-65 ;
I 029 b IO : 460-46 1 , 465 ; 0
I 029 b 30 : 1 7 1 , 458 ; l , I 045 b 30 :
439 ;
I 030 a l : 463 ; I 046 a l :
439 ;
1 030 a IO : 1 50 , 187 ; I 046 a 20 :
429, 44 1 ;
I 030 a 20 : 184, 186-187, 462 ; 3, 1 046 b 29 :
45 1 -452 ;
1 030 b 1 : 1 94-195 ; I 04 7 a l :
452 ;
5, I 030 b 20 : 3 1 5 ; I 04 7 a I O :
452 ;
6, I 0 3 1 a 1 5 : 474 ; 1 047 a 20 :
453 ;
1 0 3 1 a 30 : 475 ; 6, 1 048 a 30 :
301 ;
I031 b l : 474 ; I 048 b I O :
440 ;
1031 b 20 : 1 50, 474-475 ; 1 048 b 20 :
1 1 4 , 440-44 1 , 454-
I 0 3 1 b 30 : 474-475, 495-496 ; 455 ;
I 032 a l : 495 ; I 048 b 30 : 440, 455 ;
7, I 032 a 1 2 : 456 ; 8, 1 049 b IO : 445 ;
1 032 a 20 : 321 , 442 ; I 049 b 20 : 321 , 442 ;
I 032 b l : 4 70 ; 1 049 b 30 : 445 ;
I 032 b I O : 472 ; I 050 b l : 373 ;
I 033 a l : 435 ; I 050 b l O : 373 ;
8, I 033 b l : 429, 434 ; I 050 b 20 : 498 ;
1 033 b 30 : 223, 321 , 442 ; 9, 1051 a 1 7-21 : 500 ;
9, I 034 b l : 480 ; I051 a 29-33 : 442 ;
INDEX DES PA SSA GES CI TÉS 537

l 0 : 165- 1 68, 373-376 ; A


10, I 05 1 a 34 : 1 64, 1 68, 1 83 ;
I051 b 1 : I l l , 166-167, 374 ; 1 , 1 069 a 20 : 400 ;
I051 b 10 : 166, 326 ; 1 069 a 30 : 3 1 8-3 19, 363, 368-
1051 b 20 : 166, 373-374 ; 369, 398 ;
1 05 1 b 30 : 375 ; 2, 1069 b 10 : 2 1 3 ;
1 052 a 4-1 1 : 375. I 069 b 20 ; 1 65 ;
I 069 b 30 : 2 1 3 ;
3, I 070 a 1 : 427, 442 ;
I 070 a 20 : 442 ;
2, 1 053 b 1 0 : 227-228 ; 4, I 070 a 3 1 : 396 ;
I 053 b 20 : 1 82, 204 , 220 , 228, I 070 b 1 : 1 90 ;
28 1 1. I 070 b IO : 206, 397 ;
I 054 a I O : 204, 233, 236 ; I070 b 20 : 206, 397 ;
3 , 1 054 b 30 ; 224 ; I 070 b 30 ; 321 , 398 ;
4, I 055 a 3 : 223 , 434 ; 5, 1 0 7 1 a 1 : 397 ;
I 055 b 1 0 : 434 ; 1 0 7 1 a IO : 398, 4 1 8 ;
6, I 056 b 20 ; 2 1 3 ; I 0 7 1 a 20 : 206 , 396-397 ;
7, 1 057 a 20 : 223 ; 1 0 7 1 a 30 : 206, 397, 400-402,
8, I 058 a I O : 224 ; 408 ;
I 058 a 20 : 229 ; 1 0 7 1 b 1 ; 398 ;
9, I 058 b 20 : 3 1 5-3 1 6 ; 6, I 0 7 1 b 3 ; 368, 372, 426 ;
I 058 b 30 ; 3 1 5 ; I 0 7 1 b 1 0 ; 356 ;
I 059 a 1 : 3 1 5 ; I 0 7 1 b 20 ; 2 1 3 , 337, 356 ;
I 059 a 1 0 : 3 1 5, 3 1 7. I 0 7 1 b 30 ; 427 ;
1 072 a 1 : 356, 385, 491 ;
I 072 a 1 0 : 2 1 3 , 356, 385, 491 ;
K 7, I 072 a 1 9 : 2 1 3 ;
1 -8, I 065 a 26 : 40-4 1 , 394, 429 ; 1 072 a 20 : 365 ;
1 , I 059 a 30 : 44 ; I 072 b 1 ; 365, 388 ;
I 059 b 1 0 : 40, 44 ; I 072 b IO : 245, 354, 381 ;
1 059 b 20 ; 40 ; 1 072 b 20 ; 354, 375 ;
2, I 060 a 3 : 308 ; 1 073 a IO : 373 ;
I 060 a 20 : 429 ; 8, I 073 a 20 : 38 ;
I 060 b 1 : 220 ; I 073 b 1 : 3 1 9 ;
3, 1 0 6 1 b 1 ; 300 ; I 073 b 1 0 : 89 ;
I 0 6 1 b I O : 1 95 ; 1 074 a 1 0 : 368 ;
4, I 0 6 1 b 1 7 : 39, 133 ; I 074 a 30 : 340, 373 ;
I061 b 20 : 39 ; 1 074 a 38-b 1 4 : 72, 3 1 4 ;
1 0 6 1 b 30 : 39 ; 9, I 074 b 1 5-35 ; 66, 306 ;
5, I 06 1 b 34 : 1 28 ; I 074 b 20 : 60, 66, 330, 354 ;
I 062 a 1 : 1 29 ; 1 074 b 30 : 66, 330 ;
I 062 a I O : 1 1 9, 125 ; IO, 1 075 a 1 1 -23 : 346-347, 381 ;
I 062 a 30 : 78 ; I 075 b I O : 398 ;
6 , I 062 b 20 ; 87 ; I 075 b 20 ; 337, 373, 382, 398 ;
7, I 064 a 20 : 4 1 ; 1 075 b 30 ; 9, 320, 383 , 398 ;
1 064 b 1 ; 4 1 ; I 076 a 1 : 243, 382.
1 064 b 10 ; 4 1 , 46 ;
8, 1 064 b 19 : 139 ; M
1 065 a 20 : 165 ;
8 ( 1 065 a 26) - 1 2 : 421 ; 1, I076 a 10 3 1 , 921 308 ;
8, 1 065 b 1 1 42 ; 2, 1077 a 20 49 ;
1 1 , 1 067 b 30 425 ; 3, 1 078 a 10 282 ;
1 2, 1 068 b 20 425 . 4, 1 078 b 10 320, 463 ;
538 PROBLÈME DE L' &TRE CHEZ ARISTOTE

1 078 b 20 : 223, 255-256, 293, l l O I a IO : 469 ;


296, 463 ; I3, 1 1 02 b 30 : 200.
6, I 080 b 4- 1 1 : 90 ;
1 080 b 20 : 323 ; II
7, 1 082 b I : 85 ; 2, 1 1 04 a 9 : 180 ;
8, 1 083 a l : 373 ; 6, 1 1 07 a 5 : 466.
I 083 a I O : 373 ;
I 084 b 2- 1 9 : 48 ; III
1 084 b 20 : 99 ; 4, 1 1 1 1 b 30 : 325 ;
9, 1 085 b 30 : 90 ; 5 , 1 1 1 2 b 23 : 48 ;
I 086 a IO : 90 ; I O, 1 1 I 5 b 25 : 1 1 3 .
1 086 b I : I 80 ;
IO, I 086 b 20 : 1 73. IV
I 2, 1 1 26 b I 9 : 1 1 3.
N
V
I , I 087 b l : 3 1 5 ;
2, I 088 b 20 : 373 ; 6, 1 13I a 29 : 202 ;
I 088 b 30 : 82, 1 52 ; 8, 1 1 33 a 27 : 505 ;
I 089 a l : I43 ; IO, 1 1 34 b 3 I : 326 ;
I 089 a 1 0 : 1 52, 1 65, 1 83 ; I4, 1 1 37 b 1 3 SS . , 26 SS, : 1 1 6.
I 089 b l : 153, 156, 1 87, 206 ; VI
1 089 b 1 0 : 153 ;
I 089 b 20 : 153 ; 2 , 1 1 39 a 8 : 326 ;
3, I 090 a 30 : 383 ; 3, 1 1 39 b 28 : 424 ;
I091 a 1 0 : 373 ; 4 : 499 ;
1 090 b IO : 243, 320, 382-383 ; 4, I I 40 a IO : 364, 427 ;
4, I091 b 8 : 336 ; 6, l l 4 1 a 6 : 56 ;
5, I 092 a 10 : 321 , 384 ; 1 2, 1. 143 a 35 : 497 ;
6, 1 092 b 26-30 : 65, 349. l l 43 b 3 : 326 ;
1 3 , l l 43 b 1 9-20 : 27, 307.
É thique à Nicomaque : VII
1 I, 1 1 45 a 2 0 : 488, 502 ;
1 , I 094 a 1 0 : 266 ; 4, 1 1 46 b 7 : 1 59, 221 , 508 ;
1 094 a 20 : 266 ; 14, l l 54 a 24 : 86 ;
I 094 b 20 : 263, 285 ; 15, 1 1 54 b 7 : 355.
4 : 206, 3 I 3 , 346 ; IX
4, I 096 a I l : 236, 244 ;
1 096 a 20 : 1 78-1 79, 190, 248 ; 8, 1 1 68 b 3 1 -33 : 502.
I096 a 30 : 1 79, 244 ; X
I 096 b 20 : I 75, 1 90, I 92, 20 I - 7, l l 77 b 1 : 490 ;
202 ; 1 1 77 b IO : 490 ;
I 096 b 30 : 1 9 1 ; l l 77 b 20 : 58, 35 1 , 502 ;
1 097 a IO : I 80 ; l l 77 b 30 : 58-59, 409, 49 1 ,
5, 1 097 b l : 500 ; 502-503 ;
I097 b I 8-2I : 232 ; 1 1 78 a l : 58, 502-503 ;
6, 1 098 a IO : 7 1 , 74 ; 8, 1 1 78 b l : 503 ;
I 098 a 20 : 73 ; l l 78 b 9 SS. : 4881 499 ;
7, I 098 a 21 : 49 1 ; 9, l l 79 a 23 SS. : 4 1 8.
10, I 099 b I O : 368 ;
11, I I OO a 1 0 : 468 ; Grande Morale :
1 1 00 a 30 : 468 ;
1 1 00 b I : 468 ; I I , 5, 1 200 b 1 4 : 468, 488 ;
I I OO b 1 0 : 468 ; I I , 1 5, 1 2 1 3 a 5 : 50 1 .
INDEX DES PA SSA GES CITÉS 539

Ethique à Eudème : III


I , 5, 1 2 1 6 a 1 1 : 343 ; 2, 1404 b 1 : 1 12 ;
I , 8, 1 2 1 7 b 20 : 99, 1 1 5, 1 78, 1 405 b 6 : 121 ;
21 1 , 283 ; 1 406 b 1 8- 1 9 : 1 2 1 ;
1 2 1 7 b 30 : 1 78, 207, 244; 4 : 202 ;
1 2 1 7 b 40 : 1 7\) ; 5, 1 407 b 10 : 123, 508 ;
l i , 1 , 1 2 1 9 b 6 : 468 ; 8, 1408 b 36 : 433 ;
l l l , 2, 1235 b 1 5 : 86 ; 10, 141 1 a 1 : 202, 30 1 ;
V I I , 1 2, 1 245 b IO : 488, 504. 141 1 b 3 : 202, 301 ;
1 1 , 1412 a 4 : 202, 30 1 .
Politique :
Poétique :
2, 1253 a 1 : 505 ; 1 , 1447 a 16 SS. : 498 ;
1253 a 20 : 488, 505 ; 3, 1448 a 35 : 1 14 ;
4, 1253 b 30 : 427, 4\)\) ; r n , 1 456 b 7 : 1 1 6 , 376 ;
1 254 a 1 : 499 ; 2 1 , 1 457 b 6 : 202 ;
6, 1255 b 1 : 388, 4\) 1 ; 1457 b 16 SS. : 202.
9, 1 257 b 22 : 505 ;
1 3 , 1 260 a 20 : 1 79. Fragments :
II 10 R : 313 ;
1 1 R : 347 ;
8 , 1 269 a 4 : 75. 12 R : 306, 343-314 ;
Ill 13 R : 73 ;
1 4 R : 336 ;
1 1 , 1282 a 6 : 283. 1 5 R : 336 ;
16 R : 354 ;
Eco11om iques : 24 R : 427 ;
I, 3, 1 343 b 23 : 49 1 . 26 R : 344 ;
52 R (Protr., 5 W) : 5 1 -52, 57,
Rhétorique : 327 ;
53 R 74 , 333-334, 337 ;
6 1 R 35 1 , 502 ;
1 , 1 355 a 34 : 255 ;
65 R 255, 495 ;
10, 1 369 b 32 : 1 1 3. 1 89 R 3 1 2.
II
2 1 , 1 394 b 25 : 59 ; Protreptique :
22, 1 396 b 24 : 1 24 I l w : 427, 498 ;
24, 1401 a 1 5 : 174 1 3 w : 349.
1 402 a 5 : 142
1 402 a 23 : 98. De plzilosoplzia, 27 W : 307, 350.
INDEX NOMINUM

Académiciens : 384. V oir aussi Pla- B EAU FRET ( J . ) ; 306.


toniciens. B E K IŒR : 36.
ALCIDAMAS ; 9 1 . 8 E LAVAL (Y.) ; 2.
ALCMÉON ; 497. B ENN (A. W.) : 4.
ALEXAN DRE D 'APHRODISE : 16, 32, B ERGSON ( H . ) ; l l 7, 467.
33, 35, 53, 65, 67, 82, 1 00, 1 26, B ERTH ELOT ( R . ) ; 35 1 .
1 38, 1 48, 1 76, 1 82, 1 95, 1 99-20 1 , B I D EZ ( J . ) : 335-336.
2 1 4 , 230, 232, 237-240, 245, 256, B IG N O N E (E.) ; 25, 74, 99, 309.
294 , 299, 3 1 0, 394, 405, 434, 440, BOÈCE : 27, 473.
460. BoÉT n us de Sidon : 29.
ALLAN (D. J.) ; 4 1 8 . B OLLACK (J.) : 306.
AMMON I U S ; 197. BONALD (de) : 72.
ANAXAGORE ; 78-82, 87, 1 05, 213, B O N ITZ ( 1-J . ) : 2, 8, 36, 40, 1 76, 1 94,
23 1 , 235, 386, 443, 444, 502. 197, 2 1 0 , 301, 3 1 5 , 343, 369, 374,
ANAXIMANDRE ; 2 1 3 , 23 1 , 343, 444. 397, 46 1 .
ANDRON ICOS de Rhodes : 4-5, 23-26, BO U RG EY ( L . ) : 2 1 333.
29-30, 36. BOUTROUX ( E . ) ; 7.
ANONYM E (de M énage) : 29-30, 4 1 . BRAN D I S : 164, 1 89, 197.
ANTISTHÈNE ; 9 1 , 97, 1 00- 1 0 1 , 1 04 , BRÉH I ER (E.) : 2, 234 , 289 , 290,
106, 1 3 1 , 1 4 4 , 146- 1 47, 269, 466- 45 1 , 46 1 , 465.
467, 469. BREMOND (A.) ; 1 5 , 333, 350, 359,
APELLICON de Théos : 23. 387.
APELT ( 0 . ) ; 36, 1 83 . BRENTANO (F.) ; 1-31 12, 141 66, 1 38,
ARCHYTAS (Péripatéticien) 1 97. 1 42, 1 64, 1 6 6 - 1 68, 1 70- 1 7 1 , 1 89,
ARISTOCLÈS ; 145, 1 92, 197, 1 99, 210, 247.
ARISTON de Céos : 29-30. BROCHARD ( V. ) ; 1 47.
ARISTOPHANE : 274. BRôC KER (W.) : 226, 436, 46 1 , 474-
ARPE ( C. ) ; 46 1 , 462, 465. 475.
AscLÉPIUS : 30, 32-34, 65, 67, 1 00, BRUNNECIŒ ; 269.
440. BRUNSCHVICG (L. ) : 71 55, 66, 77, 78,
ASPASIUS ; 460. 99, 1 05, 134, 1 85, 219, 225, 226,
Atomistes : 82, 452. 297, 353, 359, 443.
A UGU STIN (saint) : 1 24, 4 1 3 . BRYSON : 21 6-2 1 7, 224 1 286, 293 .
AuLU-GELLE : 1 04 . B Y W AT E R ( 1 . ) : 347.
AVERRO ÈS ; 66, 358.
AVICEN N E ; 66. CAPIZZI (A.) : 144.
AXELOS ( K . ) : 1 1 5, 1 99. CARTERON ( H . ) ; 358, 430, 436, 47 1 .
CHAM BRY ( E . ) : 53, 269, 4 1 2.
BARBOTIN (E.) ; 5. C H ERN ISS ( I-1 . ) ; 8, 361 86, 1 55.
BASSENGE ( F . ) ; 46 1 . C H E V A L I ER (J.) : 46 1 .
B AUMGARTEN ; 279. CHRIST (W.) : 361 40, 398.
542 PROBL ÈJ\iE DE L' gTRE CHEZ ARISTO TE

CICÉRON : 16, 22, 24 , 74, 1 09, 1 36, EUCIŒN ( R . ) : 3 1 .


255-256, 26 1 , 272, 306-307, 344 , E u D ÜI E : 30, G7.
345, 350, 427, 446, 45 1 , 469, 502, EUDOXE : 1 48, 3 1 2, 4 1 8.
503. E U R I P I D E : 59.
COLLE (G.) : 35, 1 95, 240, 24 1 , 46 1 . EUTIIYDÈME : 273 .
CO LOTÈS : 74, 309.
COMPOSTA ( D . ) : 396. FAUST (A.) : 375, 45 1 .
COMTE (A.) : 217, 219, 225-226. F ESTU G l l�RE (A. J . ) : 34, 1 0 1 , 163,
COUSIN ( D . R . ) : 36. 306, 323, 335-337, 34 1 -344, 347,
COU S I N (V.) : l . 365-366, 505.
CRANTOR : 82. FOR EST (A.) : 507.
CRATYLE : 1 04, 1 06, 445. FRÉD ÉGISE : 1 1 l .
CROI S ET (A.) : 26 1 .
CROISSANT ( J . ) : 336. GALIEN : 1 6 .
CRUCHON ( D . ) : 46 1 . GAN D I LLAC ( l\f . de) : 364.
CUMONT (F.) : 336. GAUTil l ER (R. A . ) : 342, 350, 502.
Cyniques : 1 44. G I LSON ( E . ) : 1 1 1 , 136, 1 70, 233 .
G O l l L K E (P.) : 36 .
DANTE : 1 7. GOLDSC H M I D T (V. ) : 1 06, 362, 365,
DÉCARI E (V.) : 36, 68. 402, 458.
D E CORTE ( M . ) : 86. GOMPERZ (T.) : 7, 15, 75, 1 80.
DÉMOCRITE : 80, 82, 84, 268, 272, 470. GORGIAS : 91, 98- 1 05 , 1 3 1 , 234 , 252,
D ESCARTES : 50-52, 54, 56, 1 24, 26 1 , 26 1 -264, 269-270, 273-274 , 276-
339. 277, 3 1 1 , 378-379.
D I ELS ( H . ) : 73, 1 05, 343. GU EROULT ( M . ) : 90.
D 1 Ès (A. ) : 1 06, 1 44-146, 1 5 1 , 1 54, GUI LLAUME D'AUVERGNE : 58, 387.
264, 274, 314.
D IODORE CRONOS : 45 1 . II AMELIN ( 0 . ) : l, 3 , 29, 1 85, 1 94,
DIOGÈN E LAËRCE : 22, 29-30, 74 , 255- 242, 295-297.
256, 268, 272, 309, 337, 466. Ii ÉCATfm de Milet : 272.
D I ONYSODORE : 273 . H EGEL (G. W. F . ) : 1 5 , 22, 1 62, 227,
D I R LM E I ER ( F.) : 273. 234, 250, 297, 47 1 .
DUNS SCOT : 1 1 1 . H EI D EG G ER ( M . ) : 2 1 , 29, 33, 107,
D U PRÉEL ( E . ) : 1 0 1 - 1 06, 25 1 -252, 264, 1 1 2, 166- 1 68, 209, 402, 4 1 4 , 4 1 7,
269. 422, 44 1 , 458, 466.
D ü R I N G ( I . ) : 4, 74. II EINZE ( R . ) : 30.
H ÉRACLITE : 27, 78, 80-8 1 , 103, 1 26,
E n ERZ ( J . ) : 3 1 4 . 1 44, 1 99, 272, 320, 426, 450, 485,
E cK llART (!llaltre) : 20 1 . 502, 508.
EDGil l LL : 1 08. H ÉR E N N I U S : 3 1 .
E ISLER ( R . ) : 279. l i ERMI PPE : 29 .
É léates : 85, 1 44-1 47, 1 5 1 - 1 52, 154, H ERMOTI M E : 502.
1 89, 1 9 1 , 196, 233 , 235 , 307, 320 , H ÉRODOTE : 336, 469.
406, 423-424, 43 1 , 435, 438, 450, H ÉS I O D E : 2 1 3 , 23 1 , 272, 321 .
492. H I PPIAS : 252, 264, 268, 272-273.
EMPÉDOCLE : 78-80, 82, 84 , 123, 255, H I PPOCRATE : 223 .
382. H ôLDERLIN ( F . ) : 446.
ÉPICHARME : 59. H O!ll ÉRE : 80, 382.
ÉPICTÈTE : 1 30.
ÉPICURE : l, 7, 25. !SAYE ( G . ) : 124.
Épicuriens : 22, 24, 74, 309, 344. !SOCRATE : 9 1 , 99, 263-264, 269, 273,
ESCH I N E : 269. 311.
ESCHYLE : 252, 382. IVANKA ( E. von) : 368.
INDEX NOMIN UM 543

JAEGER ( W . ) : 2, 7-1 1 , 1 5, 26-27, 29-30, NATORP ( P . ) : 8, 1 5, 40, 369, 46 1 , 465,


36, 40-4 1 , 68, 7 1 -72, 88, 99, 166, 476.
207, 243, 279, 309, 313, 333-334, N ÉLÉE : 23, 25.
336, 354, 365, 366, 368-370, 382, N éo-platoniciens : 3 1 , 56, 289, 33 1 ,
390-39 1 , 394 , 396, 398, 40 1 , 403, 363, 373, 383, 386, 389, 409-4 15,
4 1 7. 488-489, 491, 507.
JAM BLIQUE : 5 1 1 323, 349, 427. NICOLAS de Damas : 29-30.
N ICOMAQUE de Gérosa : 34.
KANT ( I . ) : 4, 29-30, 33, 60, 62, 661 NUYENS ( F . ) : 9, 15, 2071 350.
78, 1 39, 156, 1 6 1 , 1 85, 243, 260,
292, 336.
J{App ( E . ) : 46 1 . 0 LLÉ-LAPR U N E ( L . ) : 503.
KOYRÉ ( A . ) : 2 1 7 . Orphiques : 472.
}{RANZ ( W . ) : 343. OWENS ( J . ) : 3, 1 1 , 141 331 361 43, 248,
KucHARSKI ( P . ) : 223. 383, 4 1 7, 46 1 .
Ki HI N : 472.
LACHELIER ( J . ) : 60, 136. PAC I U S ( J . ) : 218.
LALAN D E (A.) : 60, 72. P A P P U S : 48.
PARAIN ( B . ) : 106.
LE BLOND ( J . - M . ) : 4, 15, 24, 66, 73,
86, 1 70, 210, 218, 258, 282, 284 , PARM ÉN I D E : 80, 84, 1 44, 146- 147,
353, 47 1 . 1 5 1 - 153, 1 55, 1 62, 2 1 3 , 306, 340,
L E I B N I Z : 2 , 69, 9 1 , 1 86 , 2 1 7 , 2671 343, 378-379, 407, 428, 43 1 , 438,
4 1 6 , 44 1 . 443, 445, 450.
LEISEGANG ( H . ) : 364. PASCAL : 4, 1 05, 160, 2191 506.
LICYMNIOS : 121 . PASICLÈS de Rhodes : 75.
L I D D ELL-SCOTT : 45, 433. PAUL (saint) : 69.
LOUIS ( P . ) : 2841 285, 332. Péripatéticiens : 16, 24 , 256 .
LUCRÈCE : 4 1 8. P ÉTREMENT (S.) : 342.
LUTHER : 2. PETRUS FONSECA : 279.
LYCOPHRON : 1 0 1 , 144, 1 59. P m LIPPE D ' OPUNTE : 337.
P ll l LO D È M E : 48.
MAIER ( H . ) : 96-97, 166, 1 82- 1 83, Pll l LON : 343.
1 86- 1 88, 257, 457, 462. P m LOPON : 29, 34, 1 44, 210.
MANSION (A. ) : 2, 401 1 7 1 1 243, 246, P H R Y N I S : 76-77.
342, 407. PIC D E LA M IRANDOLE : 1 .
lll ANSION ( S . ) : 1 48, 1 5 1 , 1 70, 325, 435 . PI ERRONT : 1 .
MARX ( K. ) : 1 6 1 , 426. P I N DARE : 591 44 1 , 4451 446,
Mégariques : 24, 97, 1 44- 1 45, 1 5 1 , PLATON : Voir Index des Passages
1 58, 1 62, 406, 450-452, 467. cités de Platon.
l\fÉLISSOS : 43 1 . Platoniciens : 21, 82, 85, 99, 1 1 3, 1 52,
M ÉR I D I ER ( L . ) : 1 04- 1 06, 252. 154, 2 1 1 , 2 1 3 , 221 , 236, 244-245,
MERLAN ( P . ) : 361 323 1 375, 383 , 3881 3 1 3 , 3 1 8, 320, 33 1 , 495.
393, 4 1 7. PLOTIN : 7, 30, 1 89, 193, 2341 289,
M I C H E L D ' É P H ÈSE : voir Pseudo- 353, 364, 4 1 2-4 1 4 , 458, 49 1 , 499.
Alexandre. PLUTARQ U E : 23-25, 28, 256.
M I C H ELET (C. L . ) : 297, 46 1 , 47 1 . PORPHYRE : 301 1 83 , 1 88, 20 1 .
M I K K O LA ( E . ) : 263. PRANTL (C.) : 22, 164, 1 851 1 89.
M ICRAELIUS : 279, Présocratiques : 348, 444, 450.
M ITHRI DATE : 23. PROCLUS : 1 00, 233, 289, 4 1 4.
M ORAUX ( P . ) : 3 , 1 1 1 25, 29-30, 256, PROTAGORAS : 80, 97-98, 1 051 144,
377-379. 39 1 .
M OREAU ( J . ) : 59, 273 , 333, 337, 34 1 , PROUDHON : 1 6 1 .
343, 348-355 , 359, 364 . PsEuoo-AL·EXANDRE : 30, 36, 40,
M u G N I ER ( R . ) : 358. 65, 1 49, 349, 384, 474.
544 PROBL ÈME DE L' 11TRE CHEZ ARISTOTE

PTOLÉMÉE 29-30. STRYCKER ( E . de) : 36, 407.


PYTHAGORE : 272. SUAREZ : 6, 279, 4 1 6 .
Pythagoriciens : 79, 255, 383, 472. SUSEMlll L ( F . ) : 1 1 6 .
SYLLA : 23.
RAB I NOWITZ (W. G.) : 306. SvNÉsrns de Cyrène : 336.
RAMSAU ER (G.) : 368. SYR IANUS : 45, 20 1 , 237.
RAVAISSON ( F . ) : 1, 71 1 99, 46 1 .
RÉGIS (L. M . ) : 258. TAYLOR (A. E . ) : 7.
R E I N ER ( H . ) : 30, 32, 67. THALÈS : 348, 364.
R E I N H A RDT ( K . ) : 306. THÉMISTIUS : 347, 355.
RITTER (et PRELLER) : 22 . T H ÉOPHRASTE : 2-3 , 5 , 23-25, 28,
RIVAUD ( A . ) : 2. 34, 6 1 , 65, 73, 75, 256, 347, 373,
RODIN (L.) : 1 , 7-8, 24, 82, 97, 1 1 5, 375, 382, 426.
1 25, 148, 1 55, 1 57, 1 90, 200-20 1 , THOMAS D'AQUIN (saint) : 2, 3 1 , 66,
204 , 227-228, 242, 297, 329, 359, 1 70- 1 7 1 , 1 8 1 - 1 82, 1 9 7 , 1 99, 202,
405, 46 1 , 465, 480. 2 1 0 , 227, 23 1 -232, 234, 242-243 ,
ROD I ER ( G . ) : 1, 7, 58, 206, 321 , 461 , 247, 273 , 3 1 3 , 35 1 , 3 5 5 , 358, 506-
465. 471 . 507.
Ross ( D . ) : 2, 29, 36, 46, 5 1 , 1 68, 293, THUROT (C.) : 2971 300-30 1 .
359, 36 1 , 40 1 , 474. TIMOTHÉE : 76-77.
R o u G I ER (L.) : 336, 502. TORRACA (L. ) : 263, 284, 366.
TR ENDELENBURG (A.) : 2, 461 1 341
1 85, 218, 220, 460-46 1 , 464.
Sceptiques : 54, 1 30.
TRICOT (J.) : 24 , 72, 75, 1 08, 1 1 4 1 122,
SCH ELLI N G : 7.
1 39, 1 68, 195, 218, 2 1 9 , 226 , 3 12,
SCll LE I ERMACH ER : 1 04, 336.
373 , 474 , 476.
ScH U H L ( P . -M . ) : 26, 27, 75, 77, 1 24,
TRO U I LLARD (J . ) : 409.
342, 345, 45 1 , 458, 492.
TuGEND HAT ( E . ) : 43 1 , 433, 437,
SC H W EGLER : 36.
46 1 , 465-,166.
SÉN ÈQUE : 336.
TYRANNION : 23.
SEXTUS EMPIRICUS : 22, 1 02, 255 , 272,
343, 347.
S JM O N I D E : 57. VERDEN I U S (W. J.) 4 1 8.
SIMPLICIUS : 1 6 , 3 1 , 38, 45, 79, 1 1 51 VOILQ U I N ( J . ) : 1 02.
1 44, 197, 2 1 0 , 355, 358.
SOCRATE : 53, 89, 99, 1 1 4 1 1 80, 253, WAITZ (Th.) : 1 08, 46 1 .
255, 268-269, 273-277, 28 1 , 286-287, W E B ER ( A . ) : 248.
289, 293-294, 449, 463. W E I L ( E . ) : 1 1 7, 235, 257-258, 296,
SOLMSEN ( F . ) : 257, 325, 329. 298.
SOLON : 468-469. W E I L ( R . ) : 2, 25.
SOUILHÉ ( J . ) : 266, 269, 285, 45 1 . WI LPERT ( P . ) : 2, 1 48, 258, 384.
Sophistes : Voir I ndex rerum, a u mot WOLFF : 279.
Sophistique.
SOPHOCLE : 59, 1 6 1 , 469, 489. XÉNOCRATE : 22, 82, 90, 3 1 9, 323,
SPENGEL ( L . ) : 40. 329 , 383 .
SPEUSIPPE : 90, 320, 382-384 , 3861 XÉNOPHAN E : 272.
409. XÉNOPHON : 89, 253, 275-276, 502.
SPINOZA : 1 74 , 355.
STILPON : 145. ZELLER ( E . ) : 29, 32, 661 164, 1 89, 296-
Stoiciens : 22, 24 , 26, 59, 1 09, 1 30, 297, 309, 325, 46 1 .
238, 343, 348, 352, 354, 365, 388, ZÉNON o ' E LÉE : 1 22, 2 1 7, 255, 445-
4 1 8, 445-446, 469. 446, 495.
STRABON : 23-25, 28, 256. ZÉVORT (Ch.) : 1 .
STRATON de Lampsaque : 23-24. ZüRCH ER ( J . ) : 3 , 24, 28.
INDEX RERUM

Nous ne mentionnons ici que les concepts ou les thèmes qui ne figurent
pas expressément dans les titres de chapitres et de paragraphes ou dans
la Table analytique des matières. Les chiffres en italique renvoient aux pages
où se trouvent les développements principaux.

Accident (auµllethpc:6c;) : 134-144, Commentaire, commentarisme : 4-6,


161-163, 197n. 1, 248, 388, 463-466. 1 6 , 145 n. 1, 506-508.
Acte (et puissance) : 1 60-163, 438- Commun : Voir KoLV6v.
466. Contingence : 66 n. 1, 139 n. 4, 143,
Amitié : 501 n. 1 . 3 2 1 , 324-328, 388, 456, 467, 480-
Analogie : 1 9 1 , 202-206, 30 1 , 345, 48 1 , 49 1 -492, 499.
400-402. Contradiction (civ-rtcpcxaL<;) : 100, 1 53-
Analyse : 48. 156, 1 60-163, 29 1 -292, 403, 425. -
Antérieur : voir Premier. - Antérieur Principe de contradiction : 80,
et postérieur : 1 95, 236-239, 244. 124-130 ; contradictions d'Aristote :
Aporie : 15, 83, 9 1 -92, 96, 146 n. 1 , 6- 1 1 , 35, 1 6 5 - 1 68, 1 80- 1 8 1 , 206-
1 58- 1 59, 221 -22, 24 1 n . 1 , 30 1 , 443- 207, 222 ss., 239-24 1 , 243.
456, 489, 507-508. - Aporie du Contrariété (l:vcxv-rL6T7)<;) : 1 35-136,
Ménon : 53, 96, 445-446 ; apories de 223 n. 1, 255-256, 425, 433-434.
l'Eulhydème : 449. Culture (TtcxLIMcx) : 212, 282-285.
Art (TÉXV"I)) : 66 n . 2, 73-74, 353, 359
n. 2, 364, 426 n. 6, 440-44 1 , 499. Définition (bp1aµ6t;, Myo<;) : 63,
Attribution : voir Prédication. 101, 1 39, 227-230, 232, 238, 29 1 -
Autarcie : 500-50 1 , 504 n. 1 . 292, 373, 460, 463, 472-484 .
Axiomes : 1 32 n . 2 . - Axiomes Démonstra lion ( cin68e:Ll;1c;) : 53-55,
communs : 3 9 1 , voir aussi au mot 2 1 6 , 224 .
K oLV6v. Désir : 387, 402.
Dialectique : 1 5 , 89-93, 95, 1 1 5, 1 1 7
Bien : 1 76 - 1 79, 202-206, 207 n. 1 . n. 5, 261-302, 481 -483, 494-497. -
B iologie : 332-333. - Analogies Dialectique platonicienne : 2 1 1 ,
biologiques : 35 1 -355, 359 n. 2, 364. 2 1 3 , 2 1 5-2 1 6 .
Dialogue : 1 3 1 , 253-256, 292-295 .
Catégories : 164, 1 70-1 72, 1 76-180, Dieu : 6 0 , 65-66 . Voir aussi Premier
1 92-1 98, 224, 247-248, 362-365, Moteur et Théologie.
3 76-380, 400-401 , 408, 4 1 2-4 1 4 . Différence (8Lcxcpopa) : 229-233.
Causalité : 48-49, 7 8 n. 1 , 8 1 -82, 398- Discours : 94 ss. , 362-365. - Ordre
399, 477-480. - Causalité finale : du discours : 48-49 .
365-368, 386-390, 402, 44 1 . Division (8Lcxtpe:a1<;) : 1 80- 1 83, 253
Christianisme. - Rapports avec n. 1 .
l 'aristotélisme : 66 n. 1, 1 99, 245 Dualisme (tendance au) : 3 1 4-322.
n. 2, 367, 506-507.
Classification : 1 1 3 n. 3. - Classi­ É blouissement : 60, 75 n. 4.
fication du savoir : 2 1 -23 , 35-38, É cliptique : 356 n. 3, 385.
167, 323 n. 1, 368-370. É quivoci té : voir H omonymie.
P. A U O E '."I Q U E 35
546 PROBL ÈME DE L' JSTRE CHEZ ARISTOTE

Erreur : 76, 84-86 . 228, 237, 257. - Sens commun


Espèce (e:llloç} : 1 49 - 1 50, 1 8 1 - 1 82, 225 n. 5.
223 n. 6 , 3 1 7 . K6aµoç : 34 1 -348.
Essence (où a (oi:} : 46-47, 55 n. 4 ,
1 3 1 - 1 32, 136-139, 1 7 1 , 1 92- 194, Limites : 57-65, 2 1 0 , 446, 487.
227, 293 , 296-297, 328, 400, 405- A6yoç : 1 1 5, 200 , 488. - A oyLx 6ç :
409, 4 1 3-4 1 5 , 455, 457-459. 1 1 5, 290, 448, 483 .
É tonnement : 83, 87-88, 94.
f: trc en tant qu'être : 35-4 1 , 1 32 n. 2, Mâle (et femelle} : 229 n. 3, 389.
300, 370-372, 403-405 . Mathématiques : 35-37, 132 n. 2,
Évolution d'Aristote : 4-5, 8-1 1 , 26- 322-324, 328-329.
27, 66 n. 1, 92-93, 1 76, 1 79, 204- M atière : 429. - M atière, forme et
205, 207 n. 2, 307 n. 4, 323 n. 2, privation : 420, 431-438.
334 n. 2. Médecine (exemples tirés de la} : 7,
139 n. 4, 1 79 n. 3, 180 n. 2, 1 92,
Fin (Té Àoç} : 497. Cf. aussi Causalité 1 95 - 1 96, 216 n. 4, 233 n. 6 , 270.
finale. Médiation : 1 62 n. 1, 292-296, 496-
Forme (e:lll oç} : 459-460. Cf. aussi 505.
Espèce et Matière. Metaphysica generalis et specialis :
4 1 6-4 18.
Génétique (méthode} : Voir É volu­ M onde sublunaire : 3 4 1 -347, 4 1 7-
tion d'Aristote. 419.
Genre (yé-voç} : 35, 63-64, 1 49 - 1 50, Monstres : 388-390, 480.
1 76- 1 79 , 1 8 1 - 1 85, 222-226, 229, M ort : 420 n. 1, 425, 449, 452, 455
235, 463-464 . n . 4 , 468-472.
Guerre : 387, 490, 499 n. 5 . Mouvement : 305-307, 3 1 8 n. 4,
355-358, 412-456, 476, 490-495.
H asard (T UX"I)} : 1 9 1 , 347. Voir aussi Moyen terme : 1 62 n. 1, 479, 496.
Contingence. Mythes : 7 1 -72, 3 1 4 n. 1, 336, 349.
Homme, condition humaine : 57-69,
389, 501-505. Nature (cpuaLç} : 238, 307 n. 4, 349
H omonymie : 1 1 9, 1 34, 1 73-1 76, n. 4 , 388-390, 424-427, 498-499.
33 1 , 470-47 1 . - H omonymie de - Par nature (cp U O"e:L} : 33, 46, 48-
l'être : 1 76-190 ; homonymie non 49, 6 1 -62, 65.
accidentelle : 1 90 - 1 98. Négation : 55 n. 5, 231-235, 275,
Hylémorphisme : 349-352. 286-29 1 , 363, 3 76-380, 487-489.
Non-être ( µ·� 6-v) : 1 38-1 39, 1 5 1 - 1 57,
Idées (platoniciennes} : 59-60, 3 1 2- 233-235.
3 1 4, 474 n. 3 .
Image (oµo(wµoi:} : 1 07 - 1 1 1 . Occasion (xoi:Lp6ç} : Voir Temps favo­
Imagination (cpoi:-v-.oi:a (oi:} : 1 22 n . 2. rable.
Imitation (µEµ-l)aLç} : 390, 402-403, Opinion ( ll é.�oi:} : 257-259, 324-325.
408-409, 498-505.
Ordre du savoir : 1 4 - 1 5 , 29, 60-66. -
I nduction : 300-30 1 , 424. Ordre en soi et ordre pour nous :
Infini (èlm:Lpo-v} : 21 0-2 1 3 , 232, 454- 32-33, 59-66 .
455, 490, 492.
Intermédiaires ( µe:-.:r.�u} : 322-324 , Participation (platonicienne} : 146-
4 1 8 n. 3, 496-497.
1 5 1 , 200, 408.
Intuition (-voüç} : 56-59, 66 n. 2, 496- Pensée ( llL<i"V'lLoi:}, comme mouve­
497.
ment : 492-494. - Pensée (-v 6"l)O"Lç}
Jugement : voir Prédication. de la Pensée : 487, 499 n. 5.
Physique : 36-38, 412-484.
K oL-v 6-v (distinct de xoi:66Àou} : 1 32 Politique : 253, 264, 266, 280.
n. 2, 1 78, 1 89, 200, 206 n. 1 , 210, Polymathie : 2 1 2, 267-275.
INDEX RER UM 547

Polyonymie : 138 n. 1, 1 74 n. 3. Séparé (J(wpLO"t'6ç), s6paration : 36


Possible (8uvotT6v) : 9 1 -92, 45 1 . n. 2, 4 l , 305-335, 340-34 l , 348, 407-
Prédication (XotTI)yop(ot, Xot't'cicpotaLç, 410.
).éye:Lv 't'L )(ot't'cX 't'LVoç) : 1 0 1 , l l 0- Signe (a'l)µe:îov) : 1 07- 1 09.
l l2, l l 7 n. 5 , 137, 144-159, 1 6 1 - Sophistique : 80-8 1 , 87, 94-1 06, 120-
1 63, 1 69-172, 232, 373-376, 431 . - 124, 134 -140, 1 42 n. 1, 2 l l-2 1 3 ,
Accidentelle et essentielle : 1 4 1 - 2 1 6-21 7, 25 1 -255, 26 1 -264, 267-
1 4 3 , 1 6 1 - 163. 274, 298, 305, 309, 445-446.
Premier, primauté (dans le cas, no­ Structure : l l - 1 3 , 15-16, 505-506.
tamment, de la philosophie pre­ Syllogisme : 62 n. 1, 162 n . 1, 256
mière) : 37-39, 45-50, 54, 242-248, n. 1 , 292-297. Voir aussi Démons­
264-279. - Premier Moteur : tration. - Syllogisme de l'essence :
39, 42, 328, 355-368, 393-394, 399. 477-484.
Principe (&.pl(� ) : 50-56, 1 32, 1 92-1 93, Symbole (auµôo:i.ov) : 106-1 09.
206 n. 1, 214-219, 3 1 8-320, 384- Synonymie : 138 n. 1, 1 73-1 77.
388, 398-402, 422-426. - Principe Système : 6-8, 78-79, 93, 1 85- 1 88,
de contradiction : voir Contra­ 506-507.
diction ; principes physiques (ma­
tière, forme, privation) : 420, 43 1 - Technique voir Art.
438. Temps (zp6voç, n;o't'é) : 48-50, 73-
Privation ( aTép'l)O'LÇ) : 3 1 6, 4 1 3 , 425. 74, 8 1 -82, 89-92, 360, 362-363,
Voir aussi Matière. 435-438, 466, 49 1 . - Temps favo­
Probable (l!v8ol;ov) : 256-259. rable (xotLp6ç) : 9 1 , 1 77-180.
Progrès : 73-77, 45 1 , 453 n. 1 . Théologie : 3 1 , 36-43, 68, 279-280,
Proposi lion ( &,n;6cpotvaLç) : I l 0-1 l l , 305-411, 4 1 5-4 18. - Th6ologie as­
374. trale : 306, 323, 329, 335-355.
Puissance : voir Acte. Totalit6 (critique de l'idée de) : 2 l l -
2 1 9 , 23 1 , 444. - Dialectique e t
Quiddité (To T( "ljv e:!votL) : 457, 460- totalité : 25 1 -254, 256-257, 26 1 -
472. 264, 28 1 , 286-29 1 , 298.
Tradition : 7 1 -72, 506-509.
Recherche (l:�T'l)O'Lç) : 84-85, 92, 1 1 4, Tragique : 2 1 9 n. 2, 469.
1 1 7, 249-250, 294, 300. Travail : 387, 490, 499 n. 5, 50 1 , 504-
Réfutation (�ÀEYJ(oç) : 96-97, 1 24- 505.
1 30, 492 n. 4. Troisième homme (argument du) :
Relatif (n;p6ç TL ) , relation : 1 47- 1 54, 1 20 n. 2, 1 50 n. 3.
1 56 n. 1. - ttre dit par relation à
un terme unique ( n;poç �v ).éye:a6otL) :
1 9 1 - 1 98, 24 1 -248. Un : 1 22, 202-206, 227-228, 372-376,
Réminiscence (&.vciµv'l)O'Lç) : 53-54. 379, 428. - Un et multiple :
Repos ('/jpe:µCot) : 425, 468, 47 1 . 145-146, 155, 159-160, 1 99.
R6trospection (compréhension rétros- Unité de signification (et d'essence) :
pective, logique de rétrospection) : 1 27, 1 3 1 , 135-137, 399-4 1 1 , 504-
76-77, 467-469. 505.
Rhétorique : 98, l l 7 n. 5, 254 n. 3, Universel (xot66:i.ou ) : 64, l l6- l l 7,
26 1 -264, 269-277. l l 9-120, 180 n. 2, 208-214, 226-
23 1 , 242-248, 447.
Sagesse : 58. - Apories sur la sages­ Univocité : 143, 406-407. Voir aussi
se : 308-309. Synonymie.
Science ( tn;L�µ'I)) : 208-212. - Op­
posée à la dialectique : 295-299, Variations eidétiques : 471-472.
322-329. Vérité (ci).�6e:Lot) : 107 n. 1, l l0- l l 2,
Scolastique : 62 n. 1, 107 n. 2, 109 164-170, 373-376.
n. 1, l lO n. 1, I l l , 1 42, 203-204. Violent (mouvement) : 426 n. 6.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

PAGES

AVA N T-P R O P O S • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • . • • • • . • . 1

I N T R O D U CT I O N

L A SCIENCE SANS NOM

C H APITRE P R E M I E R . - Me-rd: -rd: <pu<m<1 L • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 21


Absence de la science de l'être en tant qu'être dans les
divisions du savoir ; oubli des écrits métaphysiques » après •

Aristote : 2 1 . - Le problème du titre de la Métaphysique : 28.


C H A P ITRE I I . - Philosophie première ou métaphysique ? . . . . . 45
L e s difTérenls sens de l'antériorité : 45. - Les deux ordres
de la connaissance, en soi et pour nous : 50. - L 'antériorité
de la philosophie première et la postériorité de la métaphysique
répondent à deux projets différents : 66.

P R E M I È R E PARTIE

LA SCIENCE « RECHERCHÉE »

CH A P I T R E P R E M I E R . - :2tre et histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Coexistence chez Aristote des thèmes du cycle e t du pro­
grès : 7 1 . - Compréhension rétrospective : 77. - Histoire
empirique et histoire intelligible : 8 1 . - Explication géné­
tique ; le temps réel de la philosophie est celui du dialogue :
83.
C H A P ITRE I I . - :2tre et langage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94
§ 1 . La s ignification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94
Aristote el la sophistique : 94. - Théories sophistiques
du langage : 98. - Théorie aristotélicienne du langage : 106.
- Exigence de signification et pluralité des significations :
l l 8. - La réfutation des négateurs du principe de C'lntra­
diction et la naissance du projet ontologique : 1 24 .
§ 2 . L a multiplic ité des significations d e l'8tre : l e problème . 134
Absurdité d'une « ontologie » qui, comme celle des
sophistes, ne connaîtrait que des accidents : 134. - Distinc­
tion de l'être par soi et de l'être par accident : 140. - Impossi­
bilité d'une • ontologie • qui, comme celle des Éléates, ne
connaîtrait que l'essence ; l'aporie de la prédication, la • solu­
tion » platonicienne et sa critique par Aristote : 144. - La
solution aristotélicienne par la distinction des sens de l'être :
1 59.
PROBL ÈME DE L ' /1TRE CHEZ AR ISTO TE
PAOBB

§ 3. Les s ignif ications multiples de l'être : la théorie . . . . . • 163


Énumération des significations ; cas particul ier de l 'être
comme vrai ; la doctrine des catégories : 1 63, - Homonymie
et synonymie ; application à l 'être : l 'être est un homonyme ;
mais Aristote ne s'en lient pas touj ours à celle thèse, qui,
à la limi te, se détruirait elle-même : 1 72. - L'être est un
itpbç !v :>.e:y6µe:vov : 1 90. - Aristote ignore la prétendue
analogie de l'être : 1 98.
§ 4 . Le discours s ur l'être . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206
Impossibilité d'une science universelle : 206. - Or la
science de l'être en tant qu'être est l'héritière de la science
universelle : 219. - Développement de l'aporie ; l'ôtre n'est
pas un genre : première série d'arguments : 222. - Argument
par l'antérieur et le postérieur : 236. - • Solution • d'Aristote :
l'ontologie comme protologie ; limites de celle solution : 239.
C H A P ITRE I I I . - Dialectique et ontologie ou le besoin de la
philosophie . ........................................... 251
§ 1. Pour une préhistoire d e l a dialectique : l e compétent et le
quelconque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Le problème : comment est-on passé de l' idée de dia logue
:'1 celle de totalité ? Le rhéteur selon Gorgias : 251 .

§ 2 . L'universel et le premier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 6 ''


Le problème de la science • recherchée • ; les trois types
de réponses selon les Riua11x : 264. - La problématique de
l'universel et du premier inspire toute la Métaphysique : 279.
§ 3 . Faiblesse et valeur de la dialectique . . . . . . . . . . . . . . . . . 282
La dialectique, héritière de la • culture générale • ; le for­
malisme et la négativité comme contreparties de l'universa­
lité dialectique : 282. - Rapports de la dialectique et de la
philosophie de l'ôtre : 295. - Identité des procédés, divcrsit6
des intentions : 300.

D E U X I È M E PARTIE

LA SCIENCE INTRO UVABLE

C u A PITRE P R E M I E R . - Ontologie et théologie ou l'idée de la


philosophie . ........................................... 305
§ 1. Un ité et séparation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 305
Les deux problèmes ; leur contemporanéité : 305. - La
séparation ; tendance d'Aristote au dualisme : 3 1 0 . Dévelop­
pement de l'aporie : 1 ) Il n'y a pas de science du contingent ;
il n ·y a, à la limite, de science que théologique : 322 ; 2) La
théologie ne nous apprend rien sur Je monde ; elle peut néan­
moins j ouer un rôle d' idéal : 33 1 .
§ 2 . Le Dieu transcendant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. 335
Critique des interprétations immancnlis lcs : 1) de la
théologie astrale : dualité du Ciel el du monde subl unaire ;
anachronisme des projections • hylémorphisles • dans la cos­
mologie d'Aristote ; impropriété des analogies biologiques :
335 ; 2) de la théorie du Prem ier Moteur : approches physiques.
vocabulaire • immanentisle •, mais Dieu est au delà de nos
TA BLE ANA L YTIQ UE DES MA TIÈRES 551
PAGES

• ca tégo ries • ; si g n ifi c a ti o n d e la d o ctrine d u Dieu cause


finale : 355.
§ 3. Ontologie et théologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 368
L e s o r i g i n e s d u proj e t ontologir)llC, issu d ' u n e ré flexion
sur le disco u rs a t tri b u ti f , font q u e l ' ê lre divin peut d i fllcile­
menL a p p araitre c o mm e un cas p a r liculicr de l ' ê lre en g é n é ­

ra l : 368. - De s o n côté , la t h é olog i e voudraiL être fon d a trice,


mais el le en est e mpêch é e par le caraclère séparé • d e son •

o bj e t ; échecs de l a d éd uc li on : 380. - Nouvelle é lu d e d es


r a p p o rts de l ' o n to logie el de la t h é o log i e : passages • t hé olo ­
giq ues • du l ivre r et de la première partie du l i vre A ; u n i té
originaire du d i v i n , u n i lé imitée • d u sensible : 390. •

CHAPITRE I I . - Physique et ontologie ou la réalité de la philo-


sophie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 412
§ 1 . L e mouvement divisant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 412
H.enversement des rapporls tra d i tionnels entre melaphysica
generalis et : l'on tologie comme méta­
melaphysica specialis
p hye iqu e d e la P a r liculari lé, c' est-à-d i re de l ' êt re en m o uve­
ment du m on d e s u b l u naire : 4 1 2. - Ontologie de l ' ê tre en
m o u v ement selon l e l i vre 1 d e la : la tri p l icilé des Physique
principes ( m a tière, forme, privation) ; l eur corresp ondance
avec l es trois moments du temps : deux expressi ons de la
s tructure • e xt a t i qu e • du m o u v em en t : 422.
§ 2. L'acte inachevé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 438
E n racinement de J ' acte e l d e lu p u issance d a n s l e m o u ve­
ment, dont ils fi g u rent, sous une nouvelle forme, l ' u n i lé exta­
tique : 438. - L a distinction d e l'acte et de la p u issa n ce
comme théoré tisa lion de deux a p ories : 1 ) L'aporie du com­
mencemen t : 443 ; 2) L ' a p o rie du même c l de l ' a u tre. Circu la­
ri té i n l'- v i t a bl e cl ans l a d é fi n i t i o n d u m o uvemen t : 448.

§ 3 . La scission essentielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 6
Lt\S d i fTérenls sens de l ' essence selon le l i vre Z ; la quiddité ;
an a l yse et origines de l a f o rmu l e ; l ' imparfait, l a p rédica t i o n
et la mort : 456. - L ' ê tre sens i b l e séparé de lui-même : lenla­
tives d ' Aristote p o u r en démontrer l'unité (démonstration
de la définition composée) ; ces tentatives n ' a b o u tissent q u ' a u
prix d'un dédou blement d e l ' essence (syllogisme dia l ec ti q u e
de l ' essence) : 472.

CO N C L U S I O N
LA SCIENCE RETRO UVÉ E . . . . . . . . . . . . 4 8 !"i
Nég a tiv i té de la théologie, double né ga l i v i lé de l 'onto­
logie ; ambiva l e n ce d u m ou veme n t, à la fois source e t cor­
rectif d e la scission ; d é v e l o p p eme n t de cc dernier p oi n t
médiations e t subsli luts ; programme d ' une anthropologie
488. - Aristote c l I ' • aristotélisme • : 506.
BI B LIO GRAP H I E • • • • • . • • . . . . • . . . . . . • • • • • • • • • • • • . • • • • • • • • • • 509
I N D E X D E S PASSA G E S C I T É S D E P L A T O N E T D 'ARISTOTE • • • . • . • 527
IND EX NOMIN U M • . • • • . • • • • • • • . • • • . • • • • • • . . • . . . . . . . . . . • . . • 541
I N D E X R E RU M . • • • • • • • . . • • . .
. . .
. . . . • . . • • • • • • • • • • • . . • . • • • • • [, 4 ;,
T AB LE ANALY TI Q U E D E S MATI È R E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 11 \)

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