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FRIEDRICH NIETZSCHE

Le Nouvel Observateur, hors-série, no 210

AVANT PROPOS MON NIETZSCHE

• Nietzsche, le phénix • Où est-il – mon chez moi ?


Par Laurent Mayet Par Christian Doumet
• Danser pour lire le symbole des plus hautes
LE PENSEUR DE NOTRE TEMPS choses
Par France Schott-Billmann
• Nietzsche en quelques mots... • Quelle dose de vérité pouvons-nous
Par Olivier Tinland supporter ?
• Dieu est-il mort ? Par François Guery
Par Paul Valadier • Le courage veut rire
• Faut-il « tirer sur la morale » ? Par Alexis Philonenko
Par Éric Blondel • Il faut encore avoir du chaos en soi pour
• La philosophie est-elle l’ennemie de la pouvoir enfanter une étoile qui danse
vie ? Par Xavier Brière
Par Patrick Wotling • Seuls les souffrants sont bons
• Sommes-nous les derniers hommes ? Par Daniel Sibony
Par Yannis Constantinidès • Être libre de tout ressentiment
• Sommes-nous de bons Européens ? Par Globe’n’sky
Par Marc Crépon • Deviens ce que tu es
• La science est-elle un gai savoir ? Par Michel Onfray
Par Michel Gourinat • La vie est femme
• La vie est-elle une œuvre d’art ? Par Alain Didier-Weill
Par Mathieu Kessler • L’esprit de système est un manque de
• L’homme est-il un animal malade ? probité
Par Paul-Laurent Assoun Par Guillaume Soulez
• Faut-il aimer son prochain ?
Par Antoine Grandjean DONNER À VOIR
• Ma bibliographie
Par Olivier Tinland • Regarde ce que tu es
Par Isabel Violante

REGARD

• Le philosophe lyrique
Par Marcel Conche
AVANT PROPOS

Nietzsche, le phénix
Qu’est-ce que ce philosophe ennemi de toutes les conceptions modernes auxquelles nous
sommes attachés – christianisme, rationalisme, progressisme, morale du devoir, démocratie,
socialisme – aurait à nous apprendre sur notre présent ? Et d’abord, qu’est-ce qui de la pensée de
ce philosophe subsiste dans le présent ? À l’évidence, la philosophie de Nietzsche survit
aujourd’hui sous la forme d’une rhapsodie d’expressions colorées : « Deviens ce que tu es »,
« Dieu est mort », « La vie est femme »… Peu de penseurs pourraient se prévaloir d’avoir atteint
pareille popularité posthume armés de leur seul index. C’est que Nietzsche s’est exprimé dans un
style lyrique. Ses aphorismes sont souvent illuminants comme des flashes. Le philosophe jette les
idées comme des tentations et il est difficile d’y résister. En choisissant la forme aphoristique, il se
serait exposé à voir sa pensée réduite à des conclusions ou à des préceptes. Or, chez Nietzsche
comme chez tout autre philosophe digne de ce nom, il n’y a pas de concept neutre, c’est-à-dire de
concept qui pourrait être employé sans référence à tout un système d’idées qui lui donne sens.
Certes, l’auteur a fustigé les bâtisseurs de cathédrales d’idées et c’est d’ailleurs dans cette
détestation de la forme more geometrico de la vieille philosophia perennis que s’origine le choix
nietzschéen d’un discours fragmentaire. Pour autant, la philosophie en miettes de Nietzsche n’est
pas réductible à des miettes de philosophie. On ne pourra séparer sans dommage les notions
d’éternel retour, de surhomme ou de volonté de puissance de la doctrine d’ensemble, même si
celle-ci, il faut bien en convenir, est introuvable. C’est ainsi la doctrine dont ces notions
dépendent qui doit être rendue tout entière présente.
Ce travail de résurrection du passé incombe, comme on le sait, à l’historien de la philosophie.
Mais cette entreprise de rajeunissement peut-elle prétendre à la neutralité ? La question nous
intéresse car d’elle dépend ce qu’il convient d’entendre par l’actualité de Nietzsche. Veut-on
parler d’une entreprise réussie de modernisation d’une doctrine pourtant solidaire d’une époque
révolue ou bien d’une résonance transhistorique entre les thèses d’un philosophe et les
préoccupations du temps présent ? Deux attitudes ici s’opposent, au point de s’exclure parfois
mutuellement. L’attitude d’esprit historique incline à étudier la doctrine nietzschéenne en elle-
même comme phénomène du passé, avec tous les détails de langage et d’habitudes mentales qui
la rendent inséparable du temps où elle s’est produite et de l’individu qui l’a pensée. Ce faisant,
l’historien se met à l’abri des choix arbitraires et des partis pris toujours contestables inhérents à
un travail d’interprétation. Mais la pensée du philosophe sera alors connue comme un fait du
passé, dûment daté et limité, et elle perdra tout rapport avec l’actualité, avec nos croyances et nos
préoccupations présentes. « De manière paradoxale, écrit Émile Bréhier, le passé de la
philosophie ne peut adhérer à la philosophie elle-même que s’il est connu pour ainsi dire comme
présent » (La Philosophie et son passé). À l’inverse, l’attitude d’esprit philosophique consiste à séparer
une sorte de structure prétendument intemporelle de la forme particulière où elle s’exprime ; il
s’agira en l’occurrence de définir l’essence du nietzschéisme par des formules indépendantes des
œuvres où elle est exprimée. Mais il faut bien admettre que cette abstraction est illégitime, car
l’esprit et l’œuvre ne font qu’un. Animé par un souci d’objectivité, l’historien de la philosophie se
laisse parfois aller à considérer la matière de son étude comme un objet. Or, « si la matière à
étudier est une philosophie, c’est-à-dire une pensée concrète et vivante, l’objectivité ainsi
comprise est arbitraire ou, mieux encore, tout à fait impossible ; cette prétendue objectivité est en
vérité subjectivité, car on ne peut comprendre une pensée qu’en la pensant à son tour, qu’en
adoptant pour soi-même son rythme et ses démarches » (ibid.).
Entre l’attitude d’esprit historique qui cherche à comprendre « ce qu’a pensé un homme », sans
se poser la question de la vérité et de la fausseté de ses thèses, et l’attitude d’esprit philosophique,
qui entend nourrir sa propre réflexion sur « ce que les choses sont » de la méditation d’autrui, il y
a sans doute lieu de reconnaître un jeu dialectique qui nous fait hésiter entre l’adhésion du
partisan et l’impartialité de l’historien.
Nietzsche a fait voler en éclats cette dialectique en renvoyant dos à dos ces deux attitudes
d’esprit. Aux premiers qui prétendent réduire une pensée à un phénomène historique, il a fait voir
qu’il n’y a dans le passé, pris en lui-même et coupé du présent, aucune direction, aucun centre
privilégié ; quant aux seconds, les chercheurs de vérités éternelles, Nietzsche les a reconduits à
leur condition d’« animal estimateur par excellence », créateur de formes et de vérités utiles.
« “Vrai”, cela ne signifie que “propre à notre conservation et à notre croissance” », assène le
philosophe (la Volonté de puissance). Dans cette perspective, lire Nietzsche ne pourra consister qu’à
appliquer à l’auteur sa propre méthode généalogique. Que vaut pour nous l’évaluation cinglante
des valeurs de l’homme moderne proposée par le philosophe ? Il s’agira ainsi, dans les pages qui
suivent, d’interroger, à travers Nietzsche et comme en abyme, la valeur de nos valeurs.

Laurent Mayet
LE PENSEUR DE NOTRE TEMPS

Par Olvier Tinland

Nietzsche en quelques mots...

Volonté de puissance, perspectivisme, mort de Dieu, ressentiment, éternel retour, nihilisme...


Plus que pour tout autre auteur, le lexique nietzschéen ne peut prétendre condenser ou abréger
une pensée résolument hostile à tout esprit de système.

Prétendre résumer la pensée de Nietzsche par l’enchaînement raisonné de quelques thèses ou


concepts fondamentaux non seulement peut paraître une gageure impossible, mais semble même
constituer un contresens d’importance sur la nature de la démarche philosophique nietzschéenne,
laquelle se structure davantage autour de problèmes et d’expérimentations qu’autour de contenus
doctrinaux bien déterminés. Tentons néanmoins de cerner les notions centrales utilisées par
Nietzsche, à condition d’y voir moins des réponses définitives que le dépôt provisoire d’un
questionnement jamais arrêté : la « passion de la connaissance » est toujours l’ennemie des
convictions hâtives, elle aime les points d’interrogation et les dangereuses possibilités que recèlent
nos doutes.
En premier lieu, la notion de volonté de puissance constitue une hypothèse qui permet de
rendre compte conjointement de la structure de la réalité et de la forme de la connaissance. La
réalité est pour Nietzsche interprétable dans son ensemble comme une multiplicité mouvante de
processus de maîtrise et de croissance, bref, d’intensification de puissance. Cette intensification se
fait au moyen de l’imposition forcée d’un sens – ou d’une valeur – à d’autres processus rivaux. La
connaissance, en tant qu’elle est une expression de la volonté de puissance, est donc foncièrement
interprétative, et par conséquent subjective, partiale, incertaine. Le fait d’assumer une telle
position en matière de connaissance peut être nommé perspectivisme, par quoi il faut entendre
l’hypothèse selon laquelle toutes les démarches de connaissance, ou d’évaluation, ne sont que des
interprétations, y compris les siennes propres. Concernant l’être humain, c’est le corps, défini
comme une structure pulsionnelle hiérarchisée, qui constitue la source des interprétations, corps
dont la conscience ou la pensée rationnelle ne sont que des attributs vitaux dérivés, loin qu’elles
coïncident, comme le pensait la tradition philosophique, avec une prétendue essence de l’homme.
Ce primat du corps équivaut pour Nietzsche à une primauté des affects ou des instincts :
l’homme reste un animal interprétant lors même qu’il croit raisonner en toute objectivité et
neutralité, tout comme il peut se croire moral en satisfaisant ses pulsions les plus personnelles –
Nietzsche répudie la notion d’égoïsme, qui résulte selon lui d’une condamnation morale illégitime
de nos pulsions vitales. Une telle illusion résulte de ce que nos pulsions – notamment celles qui
touchent à la cruauté, à la méchanceté ou à la sexualité – usent bien souvent de voies détournées,
et souvent méconnaissables, pour se satisfaire, processus que Nietzsche nomme spiritualisation –
et qui se rapproche à bien des égards de ce que Freud nommera plus tard sublimation. C’est ainsi
que la philosophie, l’art, les sciences ou la morale sont parmi les formes les plus spirituelles de la
volonté de puissance. Une des conséquences majeures de cette illusion quant à la réalité de nos
instincts est une interprétation fallacieuse du statut des valeurs : là où la morale fait des valeurs un
absolu valant pour tous (le Bien, le Beau, le Vrai...), le perspectivisme nietzschéen décèle l’une des
expressions principales de la volonté de puissance, consistant dans l’intériorisation de certains
types de croyances qui expriment les préférences pulsionnelles d’un individu ou d’un groupe
humain.
Si les valeurs sont relatives à une configuration affective déterminée, il doit être possible de
remonter jusqu’à la source productive de celles-ci afin d’en apprécier le statut eu égard aux
exigences de la vie – laquelle est, on s’en souvient, volonté de puissance. À une telle enquête, qui
relève de la psychologie – au sens où il entend ce mot, à savoir l’étude des configurations et des
manifestations dérivées de la volonté de puissance –, Nietzsche va donner le nom de généalogie :
de même qu’un généalogiste au sens courant nous renseigne sur nos origines afin de déterminer
la valeur, noble ou ignoble, de notre lignée, le généalogiste au sens nietzschéen procède à une
« déduction régressive » pour remonter jusqu’à la source pulsionnelle des valeurs, afin de
déterminer le sens primitif et la valeur de celles-ci. Les morales – et notamment la morale
chrétienne, que Nietzsche appelle souvent « la morale », au vu de sa prétention tyrannique à
incarner le code normatif unique de l’Occident –, en tant qu’elles prétendent imposer à une
collectivité un type de valeurs déterminé en en dissimulant le statut véritable, constitueront le
terrain d’élection du questionnement généalogique.
Nietzsche distinguera deux types fondamentaux de morales : le premier, la morale des maîtres,
émane d’un type humain affirmatif, fidèle aux exigences les plus élevées de la volonté de
puissance. La disposition principale d’un tel type est le pathos de la distance, sentiment actif de
supériorité vis-à-vis du type opposé, lequel préside à la production de la morale des esclaves,
forme primitive de la morale chrétienne, qui prend sa source dans une incapacité à supporter ces
mêmes exigences, dans une faiblesse durable des pulsions vitales, et dont la disposition affective
première est le ressentiment, sentiment réactif tourné contre ce qui n’est pas soi, impuissance
haineuse à affirmer la vie dans sa plus haute intensité. Une telle morale, par sa dévalorisation de
l’ici-bas au profit d’un au-delà imaginaire, est à l’origine d’un mouvement progressif
d’affaiblissement des valeurs qui pousse la volonté à se tourner vers le néant, mouvement dont le
nom est nihilisme. Ce mouvement a pour conséquence l’effondrement des croyances en
l’absoluité et la stabilité des valeurs qui structurent une civilisation : la mort de Dieu constitue la
désignation allégorique d’un tel effondrement.
Selon la perspective dans laquelle il est interprété, le nihilisme peut prendre deux formes
distinctes : là où le nihilisme passif se contente de se désespérer de la perte des repères
traditionnels, le nihilisme actif y voit l’occasion d’un renouvellement des valeurs, la possibilité
pour le philosophe de devenir législateur, de créer de nouvelles valeurs compatibles avec les plus
hautes dispositions de la vie. Le modèle fictif d’une telle législation est ce que Nietzsche nomme
le type surhumain, autodépassement de l’homme nihiliste, généralisation des types humains le
plus réussis – dont l’histoire nous livre parfois quelques exemplaires isolés – par le biais d’un
élevage approprié, c’est-à-dire d’une sélection adéquate des types pulsionnels le mieux à même de
vouloir la vie dans sa plus haute intensité. À cet égard, l’éternel retour fait figure de croyance
sélective, dans la mesure où il implique de vouloir revivre les moindres instants de sa vie, sans
espoir d’au-delà ni de rachat divin : cette croyance en l’immanence totale de la vie terrestre
semble bien être le préalable au dépassement des ombres de Dieu, c’est-à-dire de tous les résidus
épars de la morale chrétienne qui hantent encore la culture occidentale et l’empêchent de sortir
du nihilisme.
Vouloir l’éternel retour de tout ce qui est conduit ainsi à éprouver, à l’exact opposé des
préceptes que dicte le christianisme, un amour pour la réalité telle qu’elle est, y compris dans sa
dimension la plus tragique : ce sentiment supérieur de l’existence, ce grand oui à la vie, Nietzsche
le nomme amor fati. En son sommet, la tentative nietzschéenne vient donc coïncider avec une
sortie du nihilisme qui serait tournée vers un nouveau type de culture, un nouveau type d’homme,
un nouveau rapport à la Terre.

Olivier Tinland
Par Paul Valadier

Dieu est-il mort ?

Contrairement à ce qu’une vulgate a longtemps colporté, la célèbre formule nietzschéenne ne


signifie pas la négation de Dieu, mais l’ébranlement des religions institutionnelles. L’effacement
de la foi en Dieu n’a en rien entamé la vivacité de l’instinct religieux.

Avec Nietzsche, il faut toujours se méfier. Se méfier par exemple de ces interprétations rapides
qui l’ont classé une fois pour toutes dans le rayon de l’incroyance décidée et qui, par là même,
empêchent d’avoir des oreilles pour entendre, selon une formule qu’il affectionnait. Se méfier de
ce qui passe pour un nouveau dogme indiscutable : ainsi, tenir dur comme fer que le prophète de
la mort de Dieu est un athée qui, ayant donné congé aux rêves de l’au-delà ou des arrière-mondes,
n’a plus de souci que pour l’immanence. Celui qui parvient à ébranler cet enfermement
intellectuel peut commencer à éprouver la ferveur de sa prose et de sa poésie ; mais surtout, si
celui-là a le sens des nuances, si derrière les affirmations massives il se laisse saisir par la petite
musique nietzschéenne, il lui devient possible de pressentir l’importance décisive des dimensions
religieuses de cette pensée « athée ».
Certes, l’affirmation selon laquelle il existerait quelque chose comme des dimensions religieuses
de la pensée nietzschéenne provoquera le rire sarcastique des malins aussi bien que des demi-
savants, qui savent à quoi s’en tenir. Ne va-t-il pas de soi, assènera-t-on, que depuis Nietzsche
« Dieu est mort », et que l’athéisme est devenu notre « horizon indépassable », qu’il est inutile de
rouvrir ce dossier et qu’en particulier on sait, comme on connaîtrait un fait incontestable, que
Nietzsche a donné le coup de grâce à toute forme de croyance ? Il va donc de soi aussi,
inéluctable conséquence, que les religions ne font que subsister à la marge, ou encore que
l’instinct religieux – comme disait Nietzsche, sans doute par approximation – ne peut qu’être
éteint, à moins qu’il n’ait trouvé satisfaction dans des objets plus dignes des préoccupations des
hommes.

Contre les paresses de pensée

Si ces truismes étaient vrais, c’est-à-dire correspondaient effectivement à la pensée


nietzschéenne, nous n’aurions que faire de lire et de relire le prophète de Sils-Maria, tant ces
fausses prophéties manifesteraient non pas leur caractère intempestif, mais tout simplement leur
inadéquation à ce que nous observons tous les jours et à ce qu’une philosophie consciente de soi
se doit de réfléchir. C’est bien parce que nous constatons que le fait religieux est tenace malgré
toutes les dénégations, c’est même parce qu’on peut légitimement s’inquiéter d’un retour massif
et violent des religions à la surface de l’actualité que nous entendons autrement les apophtegmes
de Nietzsche, et qu’alors nous comprenons de lui tout autre chose que ce qu’une vulgate
paresseuse martèle avec dogmatisme.
Il faut effectivement avoir l’oreille fine, comme le demande Nietzsche, pour entendre certaines
choses dites de manière fracassante et excessive au point que le bruit des invectives risque de
cacher le murmure du message. C’est particulièrement vrai de la – trop célèbre – mort de Dieu.
On croit savoir, donc on sait et on affirme, que Nietzsche doit être rangé dans la longue série des
philosophes pour qui l’athéisme, par conséquent la négation de Dieu, est une conquête
indépassable de l’esprit enfin advenu à lui-même dans l’autonomie de l’acte de pensée.
Moyennant quoi un tel classement empêche littéralement d’entendre le propos et donc ferme à
une intelligence philosophique de ce que Nietzsche veut suggérer – suggérer, non asséner
dogmatiquement ou tenir pour vrai et assuré.
Que suggère-t-il dans le tumulte et sous le masque de mots provocants ? Le fou, l’insensé,
l’exalté – autant de traductions pour l’allemand « der tolle Mensch » –, le héros de la fable de
l’aphorisme 125 du Gai Savoir, annonce dans l’indifférence générale et la surdité des auditeurs de
la place publique un événement inouï, au sens propre du mot ; événement jamais encore entendu
et qui à ce titre ne peut pas être dûment compris, dont la portée par conséquent dépasse ceux qui
l’entrevoient et qui les submerge. Loin d’être une annonce libératrice qui inaugurerait l’ère d’une
humanité autonome, émancipée des asservissements religieux et autoritaires, selon les propos
irréfléchis des « hommes supérieurs », cette annonce se donne sous la figure d’un ébranlement
général et radical de tous les repères. Une perte d’orientation et donc de sens qui met cul par-
dessus tête l’ensemble de l’univers humain. Perte tellement insupportable que le tolle Mensch
inconsolable finit sa complainte dans les églises, dont il ne peut apparemment pas se détacher,
puisqu’il va y chanter un Requiem aeternam Deo…
Le caractère tragique de cet effacement du centre de gravité traditionnel de toute chose, y
compris de l’univers humain, ne peut donc pas être minimisé, ni la mort de Dieu tenue pour la
disparition d’un songe, d’une illusion ou d’un cauchemar après quoi l’humanité trouverait enfin sa
vitesse de croisière, ou bien déboucherait dans le règne de la raison libérée ou de la société
maîtresse d’elle-même et émancipée des aliénations ancestrales. Par cette conclusion, il apparaît
clairement que Nietzsche ne peut pas être tout à fait situé sur la même ligne que ces athéismes
avec lesquels on le confond pourtant. L’attesteraient encore les aphorismes du cinquième livre du
Gai Savoir : cherchant à anticiper les effets du « plus grand événement récent – à savoir que “Dieu
est mort”, que la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit », Nietzsche annonce non
point le début du règne des lumières, mais l’extension d’immenses ombres et l’effondrement de
« notre morale européenne en sa totalité ». Si les rayons d’une nouvelle aurore ne touchent que
quelques « esprits libres », ce n’est pas sans que cette aube n’ait à traverser une longue nuit pleine
d’angoisses et de traumatismes dont le pire peut toujours sortir. L’athée tranquille de la place
publique est un inconscient qui ignore les enjeux de l’époque, qui n’annonce pas les prémices
d’un homme nouveau.
Il est impossible de ne pas entendre de nos jours la pertinence de ce « devineur d’énigmes ».
Avec l’effacement des références ultimes qui orientaient la vie des hommes et qu’on synthétisait
sous le nom de Dieu, centre de gravité de toute chose, ce n’est pas seulement la sphère religieuse
qui est affectée, c’est l’ensemble des relations sociales – la totalité de la moralité européenne – qui
sont atteintes. Ce ne sont pas seulement les religions au sens traditionnel qui sont déstabilisées,
c’est l’univers humain qui perd son pôle de référence. Cette perte touche tous les secteurs de
l’existence ; elle aboutit à ce désarroi des groupes et des individus qui, loin d’accéder enfin à
l’autonomie, versent dans la confusion et l’incapacité à se structurer faute de repères grâce à quoi
ordonner leur existence, dans tous les sens du mot « ordonner ». Est-ce tout à fait un hasard, et
sans lien aucun avec ce qui précède, que d’aucuns caractérisent l’époque comme celle d’une
nouvelle barbarie, qu’on dira douce pour atténuer le diagnostic ? Et lorsque Nietzsche traite de la
décadence moderne et dépeint le dernier homme, incapable de projets, d’ambitions et dévoré par
le ressentiment, fixé sur la revendication de ces droits individuels et incapable de « prendre le
large », est-il si loin d’un diagnostic, qu’il ne se contente pas de poser, mais dont il pointe du doigt
les sources fondamentales dans l’effacement de Dieu ?

Permanences de la volonté de croyance

Si l’athéisme n’est donc nullement une libération pour la masse, mais bien plutôt l’entrée dans
une longue et redoutable épreuve tragique, un autre aspect doit retenir notre attention. La mort
de Dieu ne signifie pas l’affaiblissement de la volonté de croyance. Loin de là. Non sans ironie,
Nietzsche déclare voir dans l’athéisme assuré de lui-même, et incapable de critique ou de distance
par rapport à soi, le dernier mot de cette volonté de croyance, ou son bastion le plus
inexpugnable. L’athée de la place publique ne se croit-il pas dans le sens de l’histoire et maître
d’une autonomie assurée de ses bases ? On peut avoir congédié toute allégeance religieuse et
cependant s’accrocher à la volonté de vérité à tout prix, qu’elle soit de nature politique,
scientifique ou philosophique. Les investissements fanatiques sur les idéologies de l’histoire qui
ont tant marqué le XXe siècle n’attestent-ils pas de ces inquiétantes substitutions de volonté de
croyance, d’autant plus tenaces qu’elles se croient non religieuses, d’autant plus violentes qu’elles
pensent agir au nom de la raison, du progrès de l’humanité, du sens de l’histoire scientifiquement
démontré ? Et les nouvelles formes de scientisme ne confirment-elles pas l’acuité du jugement
nietzschéen ?
Justement parce que Nietzsche n’a jamais cru à l’avènement d’une humanité
psychologiquement et affectivement délivrée du désir de certitudes – de la volonté de vérité à
tout prix –, il n’a jamais annoncé non plus l’effondrement de la croyance. Au contraire, plus le
désert croît, plus la perte de repères est profonde, plus ceux qu’il appelle « les faibles », c’est-à-dire
les volontés divisées ou déstructurées, risquent de s’investir sur des certitudes qui les stabilisent,
les unifient, leur fournissent ce supplément d’autorité qui leur fait défaut et que des gourous
improvisés leur fournissent clés en main. La puissance qu’ils ne peuvent exercer sur eux-mêmes
leur est fournie par procuration de la part d’autorités d’emprunt qui se présentent en
pourvoyeuses de sens : partis politiques, sectes, nationalismes, fondamentalismes divers ou
intégrismes de toute nature, pour moduler sur une liste déjà fournie par Nietzsche…
Le philosophe voit bien, à partir de son expérience personnelle d’ailleurs, que l’effacement de la
foi en Dieu ou l’ébranlement des religions institutionnelles, donc des Églises, la disparition de
l’adhésion à des dogmes devenus incroyables n’éteignent pas pour autant la vivacité de « l’instinct
religieux ». Instinct qui nourrit certes des figures diverses : celles, aberrantes ou décadentes, des
sectes qui colportent des marchandises frelatées à partir du désarroi de volontés défaites – faibles
ou enclines à de nouvelles formes d’esclavage ; celles du bricolage relativiste par lequel chacun
arrange sa croyance par des procédures où l’enfermement narcissique en soi-même se trouve en
quelque sorte confirmé et bouclé ; mais aussi celles des formes intellectualisées du nihilisme
réactif, élégant, le pessimisme des salons où l’on met à la boutonnière la fleur du désespoir et le
goût du nirvana, du moins d’un nirvana revu tendance et garanti contre tout risque de perte réelle
de soi – et l’on sait à cet égard que Nietzsche n’était guère tendre pour ce bouddhisme mou qu’il
voyait venir à l’horizon européen !
S’il est relativement facile d’entendre la dénonciation nietzschéenne de nos maux, on a peine à
prêter l’oreille à ses discours sur l’éternel retour et sur l’éternité, et plus encore à son annonce
d’une reviviscence du divin après la mort des religions. Ne convient-il pas de considérer ces
propos comme de purs signifiants, des signes creux permettant le jeu et la danse au-dessus du
vide, tout juste des mots qu’il faut surtout se garder de prendre à la lettre, voire de pures
provocations conçues pour égarer ?

Oui à l’éternité ?

Ce serait identifier le nihilisme nietzschéen à sa forme négative, pessimiste, réactive, et ne pas


(vouloir) voir que Nietzsche n’affirme la sourde domination du néant en toutes nos valeurs, y
compris les plus hautes – Dieu par conséquent –, que pour susciter le désir du dire-oui, que pour
exorciser l’emprise du néant et de la volonté de mort, et donc pour provoquer au désir de vie et
de puissance affirmative. Ce serait, du coup, ne pas voir qu’il dérange encore en ce qu’il suggère
les chemins de sortie de la volonté esclave, prisonnière du dire-non et du réactif. Or comment ne
pas être sensible à la beauté de sa prose, au lyrisme de sa poésie, à la splendeur de sa phrase
quand il exalte la beauté des choses, la puissance de la vie, la présence de l’éternité à tout instant,
l’infinité retrouvée du monde ? Serait-ce là les traits d’une complaisance nihiliste pour le faisandé
ou le signe de l’enfermement dans son coin ? Un pur jeu sans portée, dérisoire ?
Si Nietzsche dérange de nouveau ici et n’est entendu que par ceux qui ont oreilles et force pour
entendre, c’est qu’il indique que, si le sens n’est plus donné – en une croyance en Dieu, en une
finalité du cosmos, en un sens de l’histoire –, il revient à chacun, à partir de son point de vue ou
de son coin, de faire et de dire oui à la splendeur du monde, à ce qui en lui nous passe infiniment
(éternité). Splendeur qui n’est pas sans inclure la mort même et la souffrance. Tel est sans doute
le sens à donner à la célèbre opposition entre Dionysos et le Crucifié : le dire-oui à la vie ne passe
pas par une seule souffrance rédemptrice (le Crucifié), mais par un écartèlement aussi durable et
aussi cruel que la vie même (Dionysos). L’opposition n’est donc pas opposition à la souffrance,
mais aptitude à assumer les « mille morts » que suppose toute existence… Sagesse qui ne cache
pas sa cruauté, paradoxalement bien plus sanglante que celle que propose le Crucifié !
L’opposition à la théologie chrétienne dans sa proximité même montre d’ailleurs qu’un chrétien
n’est pas le plus mal placé sans doute pour entendre ce que l’oreille athée n’entend même plus.
On ne retiendra guère la véhémente critique nietzschéenne de Paul ni son apologie d’un Jésus
non violent, naïf et étranger au réel, trop marquée par la théologie libérale de son temps. Mais
comment ne pas entendre l’accusation selon laquelle la construction dogmatique et la
systématisation morale des Églises sont des carcans inventés par la faiblesse ; prisons qui
enferment l’homme sur lui-même et l’obsèdent, prisons surtout qui apprivoisent un Dieu humain,
trop humain, tellement domestiqué qu’il devient impossible d’y reconnaître le divin ; et telle est la
source de l’effondrement du christianisme en même temps que la cause profonde de la mort de
Dieu. On peut certes, on doit s’interroger sur cette « luxuriance du divin » qui est censée faire
retour après la mort des religions, se demander ce qu’est ce chaos sans visage, anonyme, et sur
lequel l’homme n’a aucune prise, dont parlent nombre d’aphorismes ; on peut aussi se demander
si le prix de souffrances dionysiaques à assumer n’est pas excessif pour les forces humaines,
même les plus fortes, et si cette « sagesse » ne porte pas avec elle l’écrasement de l’homme. Il n’en
reste pas moins que l’« athée » Nietzsche ne cherche à casser les volontés de croyance, volontés
d’enfermement en soi, que pour ouvrir à un dire-oui dont la nature religieuse ne fait guère de
doute.
Voilà qui est insupportable à nombre de croyants mais non moins aux athées de la place
publique, qui préfèrent souvent biffer toute cette part insupportable du gai savoir. Voilà aussi qui
peut apprendre qu’avec le divin on n’en a jamais fini, au meilleur sens du mot : l’éliminer par
décision athée ou l’enclore dans les parcs dogmatiques est également vain et ridicule ! Digne de ce
rire nietzschéen dont on oublie trop la force dévastatrice à l’égard de nos volontés de vérité à tout
prix désireuse de s’approprier la profondeur abyssale du monde.

Paul Valadier, jésuite, est professeur de philosophie au Centre Sèvres à Paris.


Il a notamment publié Nietzsche – Cruauté et noblesse du droit (Michalon, 1998) ; Nietzsche l’intempestif
(Beauchesne, 2000) ; Morale en désordre – Un plaidoyer pour l’homme (Seuil, 2002).

1. La Naissance de la tragédie (Die Geburt der Tragödie, 1872)


Un centaure philosophique

Ouvrage inclassable d’un philologue de profession se découvrant philosophe de passion, la


Naissance de la tragédie est un livre déconcertant, dans la mesure où Nietzsche, au lieu de faire la
part de son activité universitaire (l’étude de l’Antiquité) et de ses obsessions intellectuelles
naissantes (Schopenhauer, Wagner), choisit de mélanger le tout en un cocktail détonant. Une
conception pessimiste de l’existence, héritée de Schopenhauer, trouve à s’incarner au cœur de la
Grèce archaïque dans la lutte entre deux pulsions naturelles antagonistes, dont la tension dessine
les contours mouvants de la création humaine : Dionysos, divinité de l’ivresse et de l’extase
festive, et Apollon, dieu du rêve et de la belle apparence individuée. Fruit suprême de l’union
discordante de ces deux puissances de la nature, l’art, et notamment la tragédie grecque, se voit
investi d’une fonction métaphysique : face à l’effroi provoqué par la tragique absence de sens de
la vie, l’art justifie l’existence en y apposant le sceau de la belle apparence. En cela il s’oppose à la
science, qui depuis Socrate ne cesse d’appauvrir la culture occidentale par son besoin insatiable de
lever les voiles de la vérité. Face à l’hyper-théoricisme de la modernité, il est besoin d’un art total
apte à susciter un renouveau de la culture tragique en Allemagne ; cet art a pour nom Wagner,
auquel Nietzsche dédie sa première œuvre d’importance.

Olivier Tinland
Par Éric Blondel

Faut-il « tirer sur la morale » ?

S’il faut en finir avec la morale, affirme Nietzsche, c’est avant tout parce qu’elle exprime le
ressentiment des faibles et leur incapacité à supporter la réalité telle qu’elle est. À cette attitude
négatrice de la vie, il oppose la gaieté d’esprit et la belle humeur.

L’affaire peut paraître entendue : Nietzsche, immoraliste déclaré, aurait définitivement réglé son
compte à la morale. Fait avéré et difficilement contestable : tout au long de ses quelque quinze
ans d’activité philosophique, il n’a cessé de lui livrer une « guerre à mort », avec un acharnement
qui frise l’obsession. Au demeurant, étrange paradoxe, s’il ne fallait citer qu’un thème pour
caractériser les idées maîtresses et le domaine de prédilection de sa philosophie, ce serait celui de
la morale, et non pas, comme on l’a souvent entendu répéter, la question de la métaphysique, le
surhumain ou le retour éternel de l’identique. L’étonnant, c’est que Nietzsche, loin de parvenir à
« en avoir fini » avec la morale, semble fasciné par elle, ressasse sempiternellement ses attaques et
semble en faire l’unique objet de son ressentiment – « Il faut tirer sur la morale » (Crépuscule des
idoles). Voilà qui ne laisse pas de surprendre chez un penseur qui pourchasse précisément le
ressentiment – typique de la morale –, qui met son point d’honneur intellectuel à affirmer plutôt
qu’à nier ou attaquer. À la fin d’Ecce homo, Nietzsche reprend en français l’imprécation de Voltaire
contre l’obscurantisme moral chrétien : « Écrasez l’infâme ! » Une telle malédiction tranche sur
l’éloge de la « belle humeur » et de la bénédiction que Nietzsche veut, surtout à la fin, proposer
comme maîtres mots de sa pensée dionysiaque.
C’est avec la définition de la morale chez Nietzsche que les grosses difficultés commencent,
encore et peut-être surtout aujourd’hui. Qu’est-ce qu’il appelle « morale » et que lui reproche-t-il ?
Au lieu de s’engouffrer dans le concert des critiques contre la morale traditionnelle, bourgeoise,
intégriste, dominante, chrétienne – ce qui revient à enfoncer des portes ouvertes et n’est
nullement l’affaire de Nietzsche –, il faut commencer par s’étonner que Nietzsche parle toujours
au singulier et avec l’article défini de « la morale ». En bref, il s’agit moins d’un ensemble de
préceptes, de prescriptions et d’interdits que d’un certain type de civilisation. Quelle civilisation ?
La nôtre, qui va, selon Nietzsche, de Socrate à Schopenhauer, celle qu’il appelle, par un étrange
amalgame, le platono-christianisme, ou encore « les idées modernes – donc fausses » (sic). Or,
aujourd’hui, elle a moins à voir avec les divers intégrismes et fondamentalismes qu’avec les idéaux
partagés par toutes les sociétés occidentales démocratiques développées. Quelques échantillons :
les idéaux politiques et l’ordre moral ou idéologique – qu’il soit libertaire ou autoritaire – ont pour
nom nietzschéen « l’idéal ascétique » ; la société de consommation et des médias s’appelle « la
mentalité de troupeau » ; les droits de l’homme et les idéaux démocratiques ou républicains ont
pour équivalent « les tarentules de l’égalitarisme ».

La manipulation morale

De quel droit, ou plutôt sous quelle perspective, Nietzsche les attaque-t-il, avec l’agressivité
sans ménagement qui a fait sa réputation ? Depuis Socrate et Platon, relayés par le judéo-
christianisme, une morale est d’abord un système de distinctions plus ou moins fines entre bien et
mal, voire entre le Bien et le Mal. C’est ensuite, par corollaire, l’ensemble des préceptes,
impératifs et commandements, positifs et négatifs, de lois et d’interdits qui non seulement dictent
à l’individu ou au groupe ce qu’il faut faire et ne pas faire, mais, plus subtilement, désignent à la
vindicte ce qui va mal et définissent ce que devrait être la réalité, donc quels sont les idéaux à
poursuivre et à réaliser – qu’ils proviennent des représentations collectives, à savoir les normes
sociales, ou de la voix de la conscience individuelle, voire des systèmes religieux et
philosophiques. La morale définit ce que devrait être le vrai monde, le monde du bien. Or ces
deux principes de la morale ont en commun, d’un côté, la toute-puissance du désir (de la volonté)
et, de l’autre, un escamotage de la réalité, la « négation de la vie » au profit d’un monde idéal, un
monde du bien, où rien ne se trouve qui puisse être accusé de faire le malheur des hommes, de les
faire souffrir. Le principe de la morale est le ressentiment des faibles : faible est ce qui ne
supporte pas la réalité telle qu’elle est, c’est-à-dire tragique, conflictuelle, un champ clos de
passions, de pulsions inconciliables et perpétuellement en conflit, et qui donc accuse la réalité –
notamment celle du sensible, du corps, des sentiments et des passions – de faire souffrir les
hommes.
C’est à cause de la société que je souffre – c’est ce que Nietzsche appelle le « socialisme » ou
l’« anarchisme », son vocabulaire n’est pas très sûr –, ou bien c’est à cause des passions, de mes
passions, de mon corps que je souffre – c’est le schéma chrétien du péché. Le faible préfère
ressasser ses rancunes, ses accusations, y compris contre lui-même et ses passions, plutôt que
d’affronter la réalité – psychique et objective. La seule solution est alors pour lui de « faire la
guerre aux passions » – en termes contemporains, refouler ou réprimer ce qui gêne dans la
réalité : anéantir les passions, nier la réalité. Ou encore, ignorer que la plupart du temps le bien et
le mal sont toujours enchevêtrés dans l’action, même la meilleure. Et tenter d’extirper le mal – la
lutte contre « l’empire du Mal », de Reagan à Bush, sans oublier les purges staliniennes ! –, c’est le
propre du faible, de cette caricature du bien qu’est l’homme bon, un « hémiplégique de la vertu ».
De ce point de vue, il faut relever la redoutable insistance caractéristique de la morale sur l’idéal
de pureté – race pure, société propre, vrais militants, pureté des doctrines, c’est-à-dire intégrisme
au sens fort et étymologique du mot. La morale est la supercherie par laquelle cet « avorton de
cagot et de menteur » qu’est l’idéaliste tente de substituer son idéal du « vrai monde » – monde
épuré du sensible et des passions – à la réalité « énigmatique et effroyable » qu’il ne parvient pas à
assumer, à affronter, à affirmer. Plus grave encore : la morale est l’arme absolue au moyen de
laquelle le prêtre ascétique – entendons par là toute autorité de type moral qui juge en bien et en
mal – prend le pouvoir sur le troupeau. Le moyen le plus sûr d’avoir le pouvoir absolu est
d’exploiter la culpabilité – depuis la manipulation théologique du péché par le christianisme
jusqu’à Sharon, en passant par Franco et le stalinisme prétendu révolutionnaire.
Cela peut se faire selon deux modes. Premier type d’opération morale : on l’inculque, on
l’inocule, on oblige l’individu à retourner contre lui-même l’agressivité que la société l’oblige à
réprimer. C’est ce que l’on nomme « mauvaise conscience ». Par des moyens répressifs,
oppressifs, pour ainsi dire pénitentiaires, tels que les représailles et le châtiment, terribles aide-
mémoire qui marquent au fer rouge l’humain, animal naturellement oublieux, il s’agit d’obtenir
que l’individu se dise : si je souffre, c’est ma faute, car je suis pécheur. Nietzsche joue sur le
double sens du mot allemand Schuld (faute, dette) : contraint par la société, l’individu doit se sentir
coupable, responsable du mal, et donc redevable (schuldig) d’une expiation. L’autre option de la
manipulation morale consiste à changer la direction du ressentiment en déplaçant la rancune du
faible envers ce qui lui paraît cause de ses souffrances, vers telle ou telle instance – telle passion,
tel individu, tel groupe, l’État, la société. Un des paradigmes de cette stratégie du ressentiment est
l’antisémitisme, dont Nietzsche a parfaitement décrit les ressorts. Saisissons cette occasion de
démolir un lieu commun encore tenace sur le prétendu antisémitisme de Nietzsche ou de sa
doctrine. Les antisémites, tout comme les faibles menés et dominés par la morale, « ne savent pas
donner de but à leur vie et finalement sont la proie d’un parti dont le but est manifeste jusqu’à
l’impudence : l’argent juif. Définition de l’antisémite : envie, ressentiment, fureur impuissante
comme leitmotiv de l’instinct ». L’homme moral, antisémite ou non, est un faible, le décadent par
excellence. Pour mieux comprendre l’actualité du propos anti-moral de Nietzsche, il suffit de
remplacer le mot « juif » par « immigré », « étranger », « jeune de banlieue », « voyou », etc., ou
encore « allemand », et « antisémite » par « Français d’abord », « préférence nationale », « ordre
républicain », et la leçon devient limpide.
En un mot, la morale se définit parle ressentiment de l’idéaliste, et l’idéalisme désigne ce que
nous appellerions aujourd’hui nos valeurs – nationales,occidentales, de droite, de gauche – ou le
service militant d’une cause, quelle qu’elle soit, ce qui oblige toujours à mentir à autrui et, plus
souvent encore, à soi-même. C’est pourquoi Nietzsche, contre toutes les impostures – et postures
nobles ou propres – de l’idéalisme moral, peut dire que « le service de la vérité est le plus rude des
services », par quoi il faut entendre la reconnaissance de la réalité telle qu’elle est. Cette vérité de
la réalité que nous voulons méconnaître, c’est ce que Nietzsche désigne sous les termes de
tragique, d’énigme, d’abîme effrayant et équivoque de l’affrontement sans fin, sans aucune
solution, des forces en présence en nous et hors de nous : « La vie même est essentiellement
appropriation, atteinte, conquête de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté,
imposition de ses formes propres, incorporation et, à tout le moins, dans les cas les plus
tempérés, exploitation » (Par-delà bien et mal).

Lire le monde comme un texte

Mais Nietzsche se contente-t-il de critiquer, d’attaquer, de nier ? N’est-il pas lui-même guetté
par le ressentiment ? Ses imprécations contre la morale platonico-chrétienne sont-elles son
dernier mot ? Pour poser une question gênante – pour les inconditionnels et les cagots du
nietzschéisme : y a-t-il une morale de Nietzsche ? Quel est le contenu affirmatif de sa pensée ? La
réponse est à la fois simple et complexe. Nietzsche appelle « morale » un ensemble de
prescriptions et d’impératifs de nature principalement négative qui sont destinés à éluder la réalité
inéluctable et tragique des choses en faisant appel à un désir tout-puissant. Celui-ci s’évertue à
condamner la réalité telle qu’elle est essentiellement et s’efforce par tous les moyens, incantatoires
et idéologiques, de faire croire à la possibilité de changer la nature des choses en recourant à la
raison, à la logique, à la distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, stratagèmes
métaphysiques de la faiblesse négatrice de la réalité. Si c’est cela qu’on entend par morale, alors
Nietzsche ne propose aucune morale.
Nietzsche dénonce la morale comme invention d’idoles et gonflement du néant : « Il y a plus
d’idoles que de réalités dans le monde » (Crépuscule des idoles). Et cependant, il se pose en
affirmateur, en créateur de valeurs, sous le terme symbolique de « dionysiaque ». Ce qu’il propose
positivement revêt d’emblée une valeur critique, mais se révèle à la fois et inextricablement
négatif et positif. C’est l’analyse généalogique. Celle-ci consiste, d’une part, à lire le monde
comme un texte, à étudier le texte de la civilisation – les idéaux, les grands principes, la morale,
les valeurs, les objectifs, les appréciations – comme un philologue, un littéraire, un lecteur
professionnel interprète un texte, avec patience, circonspection, subtilité. D’autre part, le
généalogiste procède comme un médecin qui déchiffre les symptômes, les signes cliniques que le
corps malade, décadent, faible, moral, névrosé lui présente, avec des méthodes qui sont
symbolisées par l’auscultation (la « troisième oreille »), la percussion, la palpation.
Cette entreprise est destinée à remonter des signes vers leur origine corporelle, des symptômes au
corps, du manifeste au latent. En ce sens, elle est négative et critique, puisque cela revient à
démonter, dénoncer les apparences, à enlever les travestissements et les déguisements
mensongers de la maladie morale. Mais, d’un autre côté, il s’agit aussi, positivement, de
manifester, de faire apparaître le corps et la vie, et c’est pourquoi, au-delà de leur contenu
conceptuel et discursif, les écrits de Nietzsche se présentent comme des manifestations, positives
donc cette fois, de l’affleurement de la vie, du corps, de l’humeur, du tempérament, de la
personnalité.
Prenons garde à la rhétorique très particulière de Nietzsche. Elle signifie qu’il ne tient pas
seulement un discours philosophique, mais écrit le texte de la vie, avec ses emportements, ses
silences, ses ruptures, ses colères, ses désirs, ses violences, ses cruautés. C’est le biais qu’il prend
pour tenter d’échapper au destin moral de la raison discursive, car le langage de la raison est
essentiellement métaphysique, c’est-à-dire qu’il tend à nier la vie, à chercher à résoudre les
problèmes en les escamotant. Pour Nietzsche, la raison philosophique est le moyen par
excellence que l’Occident a inventé pour refouler, nier, les affects, les sens, la vie, le corps, et c’est
pourquoi notre civilisation est d’emblée faible et décadente, dès Socrate.

L’amour du destin

Le dessein de Nietzsche, en particulier dans Ecce homo, est de faire pièce au ressentiment par
cette « vertu sans moraline » qu’est la « belle humeur » ou « gaieté d’esprit » (Heiterkeit). Autrement
dit, il s’agit de montrer comment on peut être content de soi, affirmer la vie, l’approuver sans la
nier, sans en exclure les aspects tragiques et redoutables, sans en condamner les malheurs ni
calomnier les sens, les passions, les échecs et les conflits.
Parodiant l’Évangile, Nietzsche écrit dans le Gai Savoir : « Car une chose est nécessaire : que
l’homme parvienne à être content de lui-même – fût-ce au moyen de telle ou telle poétisation et
de tel ou tel art. Celui qui est mécontent de lui-même est toujours prêt à s’en venger. » Cette belle
humeur est à la fois une approbation et un amour, l’amor fati (amour du destin), une acceptation
joyeuse, un gai savoir de l’inéluctable, du tragique, de l’horreur abyssale et énigmatique des
choses. Le recours n’est pas dans la raison philosophique, mais dans la jubilation, la jouissance
artistique, l’art consistant à faire jouer pleinement ses passions – « Dans la musique, les passions
jouissent d’elles-mêmes ». En second lieu, si Ecce homo est un traité de savoir-vivre, ce n’est pas un
traité de morale ; Nietzsche y parle des « petites choses de la vie », celles qui ont toujours été
négligées par les philosophes, acharnés selon lui à nier le vouloir-vivre plutôt qu’à expliquer
comment on peut devenir ce que l’on est, c’est-à-dire se surmonter soi-même : le climat,
l’alimentation, la digestion, les fréquentations, les lectures, l’écriture et le style, la façon de régler
son agressivité, sa mémoire ou ses échecs – car, dans le ressentiment, « le souvenir est une plaie
qui suppure ».
La belle humeur consiste à évacuer, à digérer la culpabilité et la rancune : « Ceux qui gardent les
choses pour eux sont des dyspeptiques. » D’une façon provocatrice et symbolique, la philosophie
et la morale sont remplacées par la diététique, la raison par le vécu, les passions tristes et les
impératifs par la gaieté et le dire-oui à la fécondité de la vie. On se tromperait cependant si l’on
croyait qu’il ne s’agit que de libérer le désir de ses entraves morales : comme le désir va plutôt
dans le sens moral de la négation de la réalité, il s’agit plutôt d’accroître sa puissance, d’aller vers
plus de puissance, y compris en suscitant au désir des obstacles : « Ce qui ne me fait pas mourir
me rend plus fort. »

Eric Blondel est professeur de philosophie morale à l’Université Paris-I (Panthéon-Sorbonne).


Il a notamment publié Nietzsche, le corps et la culture (PUF, 1986) ; l’Amour, la morale (GF, 1998–
1999) ; le Problème moral (PUF, 2000). Il a traduit Ecce homo, Nietzsche contre Wagner, l’Antéchrist, la
Généalogie de la morale (GF, de 1992 à 1996), ainsi que Crépuscule des idoles (Classiques Hatier de la
philosophie, 2002).

2. Considérations inactuelles (Unzeitgemässe Betrachtungen, 1873-1876)


Le combat pour la culture

Les quatre essais qui composent cet ouvrage sont marqués du sceau contradictoire d’un
militantisme wagnérien acéré et d’une revendication croissante d’indépendance vis-à-vis de
l’époque moderne. Le style en est surtout pamphlétaire, le but avoué de Nietzsche étant d’écorner
la fausse superbe de l’époque actuelle en lui opposant la valeur inactuelle du génie, incarné ici par
Schopenhauer et par Wagner. Se trouvent tour à tour brocardés le philistinisme et l’absence de
style des écrivains modernes, la stérilité des études historiques, le conformisme et l’impersonnalité
des individus dans leur rapport à l’État, la confusion qui règne en matière de goût artistique.
À ces tares de l’époque moderne, Nietzsche oppose successivement l’idéal d’une culture
accédant à une véritable unité stylistique, un rapport au passé soumis aux strictes exigences de
l’avenir, une authentique indépendance d’esprit face à la tutelle aliénante de l’État – attitude
qu’incarne Schopenhauer –, l’aspiration à un renouveau artistique orienté vers une renaissance de
la culture allemande – dont le héraut demeure Wagner. Si la véhémence de la critique et la
fascination pour Wagner lestent encore la pensée de Nietzsche, on perçoit déjà dans ces œuvres
de circonstance quelques thèmes centraux de la maturité, notamment la figure de l’esprit libre, la
supériorité de l’art et de la vie sur l’abstraction théorique, ainsi qu’une conception du temps
orientée vers l’avenir.

Olivier Tinland
Par Partick Wolting

La philosophie est-elle l’ennemie de la vie ?

Et si la volonté de vérité à l’œuvre dans la philosophie traduisait une secrète volonté de mort ?
Nietzsche entend dépasser ce nihilisme en assignant à la philosophie une visée nouvelle : non pas
découvrir des vérités mais créer des valeurs qui exaltent la vie.

L’actualité de Nietzsche n’est pas celle d’une doctrine mais d’une exigence : faire enfin de la
pensée l’exercice d’une probité sans faille. Le geste fondamental de Nietzsche, qui explique
l’irréductible originalité de sa position parmi les philosophes, tient à l’élucidation des
conséquences de cette éthique en matière intellectuelle. Une de ses retombées les plus
spectaculaires placera la philosophie face à un défi paradoxal : « Reconnaître la non-vérité pour
condition de vie. » Si cette formule de Par-delà bien et mal dessine un aspect capital de la révolution
dans la manière de penser qui caractérise la réflexion nietzschéenne, il convient, pour y voir plus
qu’un simple slogan, brillant mais énigmatique et peut-être fragile, de comprendre en quoi elle
instruit le procès de la tradition philosophique au nom de cette revendication d’honnêteté
intransigeante que Nietzsche appelle encore « indépendance », et dont il fait le signe distinctif du
véritable philosophe.
Le souci de Nietzsche ne semble pourtant pas se réduire exclusivement au débat avec les
philosophes. On connaît l’éblouissante richesse de ses réflexions, qui fascine à juste titre, et, si
l’effort est constamment requis, il n’est nul besoin d’être un technicien de l’histoire de la
philosophie pour saisir la cohérence de ses argumentations, pourtant difficiles. Connaissance,
science, morale, art, religion, philosophie, politique, histoire, mœurs, organisation du travail ou
structures sociales : il n’est pas de champ de la vie humaine qui ne soit interrogé par les livres de
cet enquêteur infatigable – profusion qui n’est en rien l’indice de la dispersion, ou d’une curiosité
superficielle. Dans ces voyages qui explorent tout le spectre de l’activité humaine, et non pas
seulement la province qu’est la philosophie au sens technique du terme, c’est bien une
préoccupation unique qui guide l’enquête et lui donne sens. Que cherche donc ce penseur
atypique qui se dit « médecin de la culture », mais prétend simultanément révéler la tâche,
jusqu’alors mal comprise, qui définit le philosophe authentique ? Si la chose apparaît justement
avec le plus de netteté dans l’examen de la tradition philosophique, il demeure que celui-ci se voit
désormais intégré à un questionnement plus radical, que Nietzsche désigne comme le problème
de la culture. Abandonnons donc l’image trop courante d’une génialité subjective et fulgurante
pour saisir la prodigieuse rigueur qui commande tout au contraire, d’un bout à l’autre, la
construction d’une telle réflexion.
Ce qui fait la spécificité de l’enquête de Nietzsche, c’est qu’elle interroge plus encore les
problèmes des philosophes que leurs réponses, leur manière de penser que leurs doctrines
particulières. Depuis son instauration platonicienne, la philosophie s’assigne un objectif
ambitieux, qui est celui de la radicalité en matière de pensée : la condition première en est
l’élimination des croyances et opinions, des passions et des préjugés, au profit de la recherche
désintéressée du vrai. Cette quête qui prend la forme de la recherche de l’essence, du « qu’est-ce
que c’est ? », ne reconnaît qu’une loi : éliminer tout présupposé, ne rien admettre qui n’ait été
établi objectivement et ne réponde à la seule volonté de vérité.

Le fanatisme de la vérité en accusation

Et pourtant... En dépit de ces proclamations de neutralité, n’y a-t-il pas d’emblée quelque chose
de suspect dans le projet philosophique ? À y regarder de plus près, le rapport à la vérité des
philosophes se révèle un rapport de respect, voire de vénération – un attachement quasi religieux.
Une telle divinisation du vrai, auquel on exige que tout soit sacrifié, n’échappe-t-elle pas à
l’objectivité de la saisie théorique que l’on prétend atteindre ? Une détermination psychologique
spécifique – une passion – semble bien constituer un préalable à l’activité philosophique ; d’où le
caractère peut-être contradictoire de l’entreprise, qui ne serait pas aussi désintéressée qu’elle le
prétend. La revendication de radicalité dans la manière de questionner suscite du reste un
soupçon comparable : « À supposer que nous voulions la vérité : pourquoi pas plutôt la non-
vérité ? Et l’incertitude ? Même l’ignorance ? » Pourquoi en effet éviter ces questions et
considérer comme allant de soi le caractère préférable du vrai ? Une telle lacune initiale relativise
inévitablement le caractère fondamental du projet. À quoi s’ajoute un autre trait troublant : le fait
que cette vérité si ardemment désirée apparaisse elle-même comme prédéterminée, éprouvée par
avance comme stabilité, identité à soi, et qu’elle équivaille donc à la condamnation de principe du
changeant, du sensible, de ce qui a pour caractéristique d’être constamment différent de soi. Nous
sommes loin de la neutralité qui se garde de toute présupposition ; c’est bien un choix, et même
un choix passionné, qui s’exprime : la haine viscérale du faux et de l’illusion a suscité un véritable
fanatisme de la vérité.
On voit ainsi apparaître toute une série de questions non posées, de problèmes évités, et la
poursuite de l’enquête ne fera qu’accentuer les soupçons. De fait, l’examen des procédures réglant
l’exercice de la réflexion, les modes de pensée, ne révèle pas moins de décisions autoritaires,
péremptoires, et surtout prématurées ; tels l’attachement forcené au dualisme, qui structure toute
la logique de notre pensée ordinaire : la croyance à la pertinence des oppositions contradictoires,
et donc exclusives, à la structure duelle et antinomique de la réalité – le vrai est le contraire du
faux, le bien du mal, l’intelligible du sensible ; l’attachement à l’atomisme : la croyance à
l’existence d’unités closes sur elles-mêmes, soustraites au devenir – révélatrice du discrédit jeté sur
le multiple ; le fétichisme : la croyance à l’existence d’êtres agissants, au fait que tout processus et
toute action se rattache nécessairement à un substrat – l’agent – qui en serait la cause. Le
questionnement philosophique a ainsi écarté par principe, au mépris de toute probité
intellectuelle, d’autres voies de pensée, qu’il eût fallu à tout le moins affronter, celles que
Nietzsche se proposera d’explorer : la possibilité qu’existent une solidarité souterraine des
instances pensées autrefois comme contradictoires, un primat du multiple sur l’unité, un primat
du processuel et du devenir sur le stable.
Ces remarques convergent toutes vers la conclusion inquiétante que, en dépit des incessantes
querelles de doctrine, il existe un consensus inconscient des philosophes sur quelques positions
vraiment fondamentales, comme la condamnation du sensible, du corps, du multiple ou encore
du devenir. Il n’y a donc jamais eu de philosophie sans préférences, sans croyances foncières qui
commandent l’exercice de la pensée. Les philosophes ne s’étant pas souciés de justifier ces
préférences, comment ne pas être tenté de les qualifier de préjugés, et d’affirmer que la pratique
philosophique n’a cessé de trahir les exigences de radicalité et d’indépendance qu’elle affirmait
incarner ?

Interprétation, apparence, illusion

Un tel constat ne conduit encore qu’au seuil du problème : l’approfondissement de l’enquête


menée par Nietzsche indique que les préférences ainsi repérées ne sont ni gratuites ni dénuées de
sens, et qu’elles expriment tout autre chose que de l’inconséquence spéculative. Ces croyances
fondamentales ont en effet ceci de spécifique qu’elles doivent se définir comme des valeurs : non
pas des adhésions théoriques, mais bien des préférences pratiques qui expriment les besoins
propres à une certaine forme de vie. Leur sens est donc de fixer ce qui est ressenti comme
profitable, indispensable ou au contraire nuisible – donc des attirances et des répulsions.
Intériorisées, passées dans la vie du corps – et c’est bien là ce qui en fait des valeurs, et non plus
de simples croyances conscientes –, elles posséderont un rôle régulateur pour l’action et la vie
humaine, prescrivant certains types d’actions, en proscrivant formellement d’autres. On voit alors
que tout système de pensée, toute doctrine théorique, possède une signification pratique et doit
être considéré comme une interprétation de la réalité sur la base de certaines préférences
axiologiques.
La croyance à la vérité a été l’une de ces interprétations, et l’une de celles qui, dans l’histoire
humaine, ont bénéficié du crédit le plus spectaculaire ; si elle se révèle n’être qu’une illusion
particulière, c’est une illusion qui, contrairement à d’autres, a acquis pour nous le statut de
condition de vie : « La vérité est ce type d’erreur sans lequel une certaine espèce d’êtres vivants ne
saurait vivre. » Qu’elle perde alors son statut de norme de la pensée est inévitable, et il en résulte
une double conséquence. Tout d’abord, l’effondrement de la notion de vérité révèle que la réalité,
toute réalité, y compris celle de la pensée, est processus d’interprétation – le nom technique en est
« volonté de puissance » –, jeu d’apparence et d’illusion. Mais, simultanément, se pose la question
du critère qui autorise l’appréciation des interprétations. L’identification de la réalité à une
concurrence permanente entre processus interprétatifs n’entraîne pas chez Nietzsche de position
relativiste, et l’expertise de la valeur que constitue la vérité montre bien pourquoi : la haine du
changeant, le mépris du corps et la survalorisation de l’intelligible expriment le refus des
conditions mêmes de la vie dans ce qu’elle a de sensible.

Une double exigence

Cela laisse apparaître en quoi la vérité et les valeurs morales ascétiques traduisent profondément
une protestation à l’égard des nécessités de la vie organique, un affaiblissement de la vie ; le vivant
refuse en effet les conditions de son existence, refus exprimé sous la forme de jugements de
condamnation de nature morale : la vie est injustice, la vie est souffrance... En traitant ces
sentiments comme des vérités – comme un savoir –, la philosophie oublie leur caractère
interprétatif et donc leur conditionnement par la vie – par une forme déterminée, particularisée
de la vie, une vie qui revendique sa propre négation et se retourne contre elle-même, d’où
l’hypothèse avancée par le Gai Savoir : « “Volonté de vérité” – cela pourrait être une secrète
volonté de mort. »
Les retombées de ces analyses pour la compréhension de la philosophie sont considérables. Si,
comme l’indique Nietzsche, toute possibilité de pensée repose sur des valeurs, si toute culture est
organisation de la vie à partir de choix axiologiques inconscients, il est vain de prétendre instaurer
une pensée qui dépasserait ce conditionnement et serait plus qu’interprétation. Tout au contraire,
il est inéluctable de prendre acte de cette situation afin de modifier la problématique
philosophique dans le sens d’une véritable radicalité – de réconcilier, ce faisant, la pratique de la
pensée philosophique et son idéal – et, pour ce, de substituer le problème de la valeur au
problème, dérivé, de la vérité. Il s’agira d’identifier les valeurs sur lesquelles repose toute culture,
c’est-à-dire d’en rechercher les sources productrices, et enfin d’apprécier la valeur de ces valeurs,
c’est-à-dire d’estimer leur influence, bénéfique ou nuisible, sur le développement de la vie
humaine : c’est l’ensemble formé par ces deux enquêtes que Nietzsche nomme, dans les dernières
années de sa réflexion, « généalogie ». Rien ne dit mieux cette double exigence rassemblée par la
tâche du philosophe que le modèle médical qui le définit désormais : la phase du diagnostic n’est
là que pour rendre possible la mise en œuvre d’une thérapie.
Ainsi que le montre la position de la vérité comme norme, il est possible de vivre – pour un
temps – avec des valeurs qui englobent la négation des exigences de toute vie : tel fut le pari fou
de la philosophie depuis Platon, relayée par le christianisme ; chose inattendue, la maladie se
caractérise même par sa puissance de fascination et de séduction. Pour un temps : car l’histoire
montre aux yeux de Nietzsche que cette sourde volonté de mort, cette visée contradictoire à
l’égard de la vie produit à terme l’effondrement des valeurs ainsi défendues. Le nihilisme désigne
cet effritement de la puissance impérative et régulatrice des valeurs propres à une forme
particulière de vie, la perte du centre de gravité qui permettait un équilibre dans l’organisation de
l’existence. « Dieu est mort » – « la tragédie commence » : on se rend compte que ce que l’on
vénérait n’a pas la valeur qu’on lui prêtait, d’où le sentiment de paralysie, d’angoisse et d’abandon,
le sentiment de la vanité de tous les buts et du non-sens généralisé. Examinant la culture
européenne de l’époque dans ses différents aspects, Nietzsche y décèle cette lente montée du
nihilisme qui fait apparaître progressivement la volonté d’en finir comme préférable à la poursuite
de la vie.
La visée du travail philosophique se sépare ainsi de manière spectaculaire de la prétendue
recherche de la vérité. Il s’agira bien plutôt de réfléchir aux moyens de mettre en œuvre une
réforme pratique de la vie humaine dans les cas où celle-ci succombe au nihilisme, et de manière
plus large une réforme susceptible de faire évoluer l’humanité dans le sens d’une plus grande
santé, d’une plus grande conformité aux exigences fondamentales de la vie même : tel est le projet
que vise la formule « renversement des valeurs ». Le souci cardinal devient donc celui d’une étude
typologique des formes dont est susceptible la vie humaine – « Le premier problème est celui de
la hiérarchie des types de vie » –, et ce afin de déterminer les valeurs qui favorisent l’expansion et
l’épanouissement, ainsi que l’énonce une formule que Nietzsche affectionne : « Où la plante
“homme” a-t-elle poussé jusqu’ici avec le plus de splendeur ? »
Ce repérage suppose notamment le recours à l’histoire, puisque celle-ci est avant tout « le grand
laboratoire », le lieu où les communautés humaines ont effectué sous les formes les plus variées
des expérimentations pour organiser l’existence sur la base de séries spécifiques de valeurs,
qu’elles soient de nature morale, religieuse, politique ou artistique. On comprend alors pourquoi
les voyages de Nietzsche au sein de ces différentes cultures revêtent une telle importance,
pourquoi en particulier la méditation sur la Grèce de l’époque de la tragédie le retient si
constamment : n’indique-t-elle pas en effet que c’est en plaçant l’art plus haut que le savoir que
cette culture a su vaincre le nihilisme qui la menaçait elle aussi, et susciter « le genre d’hommes
jusqu’à ce jour le plus réussi, le plus beau, le plus envié, le plus apte à nous séduire en faveur de la
vie » ?
Loin d’être une intuition géniale ou un idéal plus ou moins fantasmatique, l’idée de type
surhumain, aboutissement de cette enquête, n’a de sens que comme élément du dispositif
permettant de répondre à cette question de la modification des valeurs et de l’élévation de
l’homme. Il en va de même de la si difficile doctrine de l’éternel retour. Si le philosophe est
médecin, Par-delà bien et mal précise cette image par celle du législateur : « homme à la plus vaste
responsabilité », il lui revient non de découvrir des vérités, mais bien de créer des valeurs – de
parvenir à trouver et à imposer les conditions d’une vie suprêmement affirmatrice. Et peut-il y
avoir oui plus entier et plus intense que la volonté de revivre sa vie à l’identique une infinité de
fois – qui récuse de ce fait toute doctrine négatrice déplaçant la vraie vie dans un au-delà ?
L’aventure que nous propose Nietzsche s’ouvrait sur un cas de conscience ; elle débouche sur
une épreuve qui nous en impose un autre : « Existe-t-il dès aujourd’hui assez d’orgueil, de sens du
risque, de courage, d’assurance, de volonté de l’esprit, de volonté de responsabilité, de liberté de
la volonté pour que désormais sur terre, “le philosophe” soit vraiment – possible ? »

Patrick Wotling est maître de conférences à l’Université de Paris-IV (Paris-Sorbonne).


Il a notamment publié la Pensée du sous-sol (Allia, 1999) ; le Vocabulaire de Nietzsche (Ellipses, 2001) ;
Introduction à Nietzsche (Flammarion, à paraître en 2002). Il a codirigé, avec Jean-François Balaudé,
Lectures de Nietzsche (Référence, Le Livre de Poche, 2000). Il a traduit le Gai Savoir (GF, 2000) ; Par-
delà bien et mal (GF, 2000) ; Éléments pour la Généalogie de la morale (Classiques de la philosophie, Le
Livre de Poche, 2000).

4. Aurore (Morgenröthe, 1881)


Une histoire naturelle des préjugés moraux
« Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. » Certes, la campagne a été préparée
dès Humain, trop humain ; mais le choix d’une cible unique contraste vivement avec la pluralité des
directions d’analyse de l’œuvre précédente. Cette cible, la morale – essentiellement la morale
chrétienne –, va faire l’objet d’une investigation psychologique et historique minutieuse, dont le
but consistera à mettre en évidence l’étendue de l’emprise de nos préjugés quant au bien et au
mal. En fait, c’est moins à la morale en elle-même qu’aux tentatives pour rationaliser la morale
que Nietzsche s’en prend ici. La mise en lumière de l’histoire souterraine de la morale doit
permettre de discréditer toutes les raisons jusqu’ici avancées pour en faire une norme absolue. Le
devoir, l’utilité, la compassion et bien d’autres justifications avancées par théologiens et
philosophes – lesquels ne forment souvent qu’une seule espèce – se trouvent renvoyés à leur
origine irrationnelle, voire déraison- nable : la morale reposerait sur des instincts en vérité fort
peu moraux – méchanceté, cruauté, égoïsme, grégarisme – et ne saurait à ce titre prétendre à
l’absoluité. Cette morale est cependant la nôtre, ce pourquoi un dépassement de la morale ne
saurait se faire que par cette morale : la « passion de la connaissance », qui préside à ce travail de
sape des préjugés moraux, est elle-même le produit de la morale, d’un devoir de véracité face aux
illusions de l’histoire ; elle constitue le prélude théorique à un « autodépassement de la morale ».

Olivier Tinland
Par Yannis Constantinidès

Sommes-nous les derniers hommes ?


Grégaire, oisif, hédoniste et humaniste, le dernier homme de Nietzsche incarne le terme d’un
processus de dégénérescence d’une humanité endormie par les narcotiques que sont les valeurs
chrétiennes et démocratiques. Nietzsche aurait-il été visionnaire ?

Comme son nom l’indique, le dernier homme représente l’homme le plus méprisable qui soit, le
terme possible de l’évolution – ou plutôt de l’avilissement – de l’humanité, si le processus de
décadence se poursuivait jusqu’au bout et mettait fin à toute perspective d’avenir. Cet homme
crépusculaire est aux antipodes du surhumain, qui incarne au contraire l’avenir de l’humanité.
Une distance infinie sépare en effet l’homme fragmentaire, servile, qu’est le dernier homme du
surhumain, c’est-à-dire de l’homme complet, souverain. En accentuant de la sorte le contraste
entre ces deux pôles extrêmes de la hiérarchie humaine, Nietzsche a voulu dépeindre de la
manière la plus vive le choix décisif entre montée et déclin que chacun de nous est, selon lui,
nécessairement amené à faire. Ainsi, lorsque Zarathoustra brosse le portrait peu flatteur du
dernier homme dans le Prologue, c’est dans l’espoir de susciter le mépris de la foule, que la
description du type surhumain n’avait guère émue.
Cet homoncule, cet homme avorté que Nietzsche voyait avec dégoût se profiler à l’horizon de
la modernité a renoncé à toute grandeur et n’aspire plus qu’à vivre confortablement et le plus
longtemps possible. Semblable à un puceron hédoniste, il a en aversion le danger et la maladie :
« On a son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit : mais on révère la santé. » Il
veut travailler le moins possible et met au-dessus de tout la paix, la tranquillité, la sécurité.
Nietzsche compare pour cette raison cet adepte d’une vie sédentaire, en troupeau, à un animal
grégaire. Si la civilisation conduit à ce piètre résultat, estime-t-il, c’est qu’elle est en réalité une
entreprise de domestication de l’homme : sous prétexte de rendre l’homme meilleur, elle le
rapetisse, le dévirilise, le déshumanise.

Le troupeau unique

Nietzsche se montre ainsi très sévère à l’égard de la morale chrétienne, la morale grégaire par
excellence à ses yeux, et de l’idéologie humanitaire qui en est issue, car elles font de l’homme
domestiqué, diminué, l’homme idéal, le sens et la fin de l’histoire. L’histoire de la civilisation
occidentale est de ce fait l’histoire du déclin de l’Occident, de la « médiocrisation » et du
nivellement des Européens, qui partagent les mêmes besoins grégaires. Certes, les sentiments
grégaires ont toujours existé et ont toujours constitué un frein puissant à l’affirmation de fortes
personnalités, mais ils avaient au moins mauvaise conscience avant le christianisme. Sanctifiés par
lui, la paresse, la pusillanimité (l’« humilité »), la lâcheté (la « prudence »), le goût du confort
matériel et intellectuel s’étalent désormais au grand jour, sans la moindre vergogne.
Les valeurs chrétiennes et démocratiques encourageraient de la sorte une vie parasitaire, tout
entière vouée à la poursuite d’un bonheur mesquin et étriqué. Nietzsche n’hésite pas à qualifier de
« parasite » l’avorton produit par la morale chrétienne et égalitaire, puisqu’il se niche dans tous les
recoins et interstices de la vie et qu’il cherche à survivre aux dépens de son hôte involontaire.
Délibérément provocante, cette image décrit à merveille la vie grégaire, une vie de totale
dépendance, animée d’un secret ressentiment envers cela même qui la nourrit, tout comme le vrai
parasite essaie de détruire le corps même qui lui sert de refuge... Ce sombre portrait correspond-il
à l’homme d’aujourd’hui ? Notre civilisation est-elle en chemin vers le dernier homme ? Sommes-
nous nous-mêmes les derniers hommes ? Voyons si la triste prédiction de Nietzsche s’est réalisée.
Force est de constater tout d’abord que le progrès technique, loin de libérer l’homme de
l’aliénation, l’a rendu plus dépendant du monde extérieur que jamais. Il est frappant à cet égard de
voir à quel point les nombreuses innovations technologiques de notre temps incitent à la paresse
et à la servitude sous prétexte de faciliter la vie. Or, d’après Nietzsche, « la paresse, conçue
comme inaptitude à un effort soutenu, est le propre de la dégénérescence ». Si l’on flatte de façon
aussi éhontée la propension naturelle à la paresse, c’est dans le dessein non avoué d’affaiblir la
volonté, de la rendre incapable d’une application durable. Aussi ne faut-il pas s’étonner si la
plupart des hommes d’aujourd’hui se liquéfient face à la plus infime épreuve, si la moindre
tension les désagrège. L’anémie de la volonté n’est que le résultat prévisible d’une vie en grande
partie assistée, où on laisse à l’État, aux institutions sociales, entre autres, le soin de prendre des
décisions pour soi et où, à tout moment, l’on attend d’eux quelque secours.
Que notre société ait élevé la sécurité, c’est-à-dire la volonté d’être assuré contre tout, même
contre la vie et contre soi-même, au rang d’idéal ne saurait dès lors nous surprendre. On retrouve
en effet chez le consommateur l’obsession du dernier homme pour le confort et la sécurité, en
même temps que son hédonisme mou. La société de consommation l’asservit aux petits plaisirs,
ne lui laissant pour seul horizon que la recherche effrénée du profit. Car qui possède est bientôt
possédé à son tour, fait remarquer la Généalogie de la morale, qui distingue le fait d’avoir plus de
celui d’être plus. Comme l’avait déjà noté Schopenhauer, l’homme moderne lui-même n’est qu’un
« produit industriel que la nature fabrique à raison de plusieurs milliers par jour ». Aussi, dans la
« Considération inactuelle » qu’il consacre à son éducateur, Nietzsche dénonce-t-il vivement la
déshumanisation qu’entraîne la société industrielle, qui fait de ses fonctionnaires de simples
rouages de la gigantesque machine qu’elle est au fond : « À la question “Pourquoi vis-tu ?”, ils
répondraient tous vite et fièrement – “pour devenir un bon citoyen, un savant, un homme
d’État” – et pourtant ils sont quelque chose qui ne pourra jamais devenir autre chose, et pourquoi
sont-ils justement cela ? Hélas, et rien de mieux ? »
L’humanité est ainsi irrémédiablement fragmentée par l’exigence économique de rentabilité, qui
vise à confiner chacun dans un recoin, dans une spécialité. L’éducation moderne se donne
d’ailleurs ouvertement pour tâche de perpétuer cette spécialisation excessive, dans la mesure où
elle forme à des métiers particuliers plutôt qu’elle ne tente de développer l’indépendance d’esprit.
L’ambition suprême de la modernité semble être de constituer « le troupeau unique » dont parle
Dostoïevski : la fameuse mondialisation reflète cette volonté d’uniformiser le monde, de
supprimer la diversité et d’imposer à tous les mêmes désirs limités, les mêmes ambitions
mesquines. On tient là la formule du bonheur pour tous, du bonheur grégaire qu’annonce
l’idéologie du progrès selon Nietzsche : une vie presque végétative, en tout cas étriquée, réduite
aux besoins les plus élémentaires, où il n’y a pas de place pour la grandeur et le dépassement de
soi.

La douleur, mal absolu

Le caractère décadent de ce bonheur lénifiant, qui est avant tout volonté d’engourdissement,
aspiration à un profond sommeil, ne fait donc aucun doute. Il masque à peine la profonde
détresse spirituelle d’êtres qui cherchent plus à anesthésier la vie qu’à vivre. En ce sens, il exprime
la lassitude plutôt que la maturité de l’homme. Les derniers hommes ont en effet un grand besoin
de divertissements, de récréations, pour oublier leur misère affective, pour s’oublier eux-mêmes :
« Un peu de poison de-ci de-là : cela procure des rêves agréables. Et beaucoup de poison en
dernier lieu, pour mourir agréablement. » Ils ne pensent qu’à se reposer, qu’à se laisser aller, qu’à
se relâcher, parce que pour eux la douleur est le mal absolu et qu’il leur faut littéralement se
rétracter pour souffrir le moins possible. La forte séduction qu’exercent les valeurs chrétiennes et
démocratiques vient ainsi de ce qu’elles rendent possible l’oubli de soi, la dépersonnalisation.
D’après Nietzsche, le christianisme est, avec l’alcool, un des deux grands narcotiques européens :
il donne un sens à la douleur et, surtout, indique au malade toutes sortes de palliatifs. Car
l’homme qui souffre d’être lui-même est « avide de raisons et de narcotiques », selon la Généalogie
de la morale. Il tâche en premier lieu de se trouver des excuses, de se décharger de toute
responsabilité, de rationaliser la souffrance : les moutons aliénés cherchent en permanence des
boucs émissaires !
Nietzsche met particulièrement en exergue l’adoption complaisante de la posture de la victime
et l’aptitude à justifier, à pardonner la faiblesse : on sait se montrer compréhensif et tolérant,
c’est-à-dire accommodant, envers les autres, et on attend d’eux en retour la même indulgence. Ce
manque de probité est flagrant dans ce que Nietzsche appelle la « comédie de l’idéal », à savoir
dans le fait de jouer les grandes consciences morales, d’affecter par exemple la noble indignation.
Il s’indigne lui-même de cette manière malhonnête qu’a le dernier homme de travestir sa
honteuse effémination en grandeur morale : « Je n’ai pas de sympathie pour toutes ces punaises
coquettes dont l’ambition insatiable est de sentir l’infini jusqu’à ce qu’au bout du compte l’infini
sente la punaise. »

L’inertie de la pensée

Plus encore que d’excuses pour endormir sa conscience, l’homme physiologiquement épuisé a
besoin de narcotiques pour engourdir la vie, synonyme de souffrance. Petites joies, distractions
constantes, spiritueux : tout est prétexte afin de se fuir. Nietzsche parle d’auto-hypnotisation pour
caractériser cette volonté active de se perdre, de s’oublier, d’éviter à tout prix l’éveil et la lucidité.
Au-delà des narcotiques proprement dits, il dénonce les « manières de penser et de sentir qui
produisent un effet narcotique » (le Gai Savoir), comme dans le cas des végétariens. Car la plus
grave forme de paresse est pour Nietzsche la paresse de l’esprit, l’inertie de la pensée, qui
affectionne les idées reçues ou fixes. Il n’a pas de mal à montrer que le conformisme intellectuel
est bien plus étendu qu’on ne le croit d’ordinaire et que la liberté de penser, à l’image de la liberté
de la volonté, est le plus souvent une illusion. Les idées du jour s’insinuent ainsi en nous sans
même que nous nous en rendions compte : ce sont bien nos idées, mais elles deviennent innées
par une sorte de suggestion hypnotique. Nous reprenons à notre insu les opinions régnantes,
véhiculées par les journaux ou par la publicité, mais nous sommes surtout dépendants des
jugements de valeur dont nous avons hérité, de sorte que notre pensée est conditionnée là où
nous la croyons libre, spontanée. Les habitudes de pensée se transmettent comme une maladie
héréditaire de génération en génération ; ce qui était raisonnable et personnel au départ devient
avec le temps machinal et absurde. Dans les prétendus débats d’idées, on observe de la sorte en
permanence un coupable relâchement de la pensée, qui suit pour ainsi dire des circuits
préférentiels, prédéterminés. « Opinions publiques, paresses privées », répète Nietzsche :
l’apparente liberté de penser et de s’exprimer recouvre une grande docilité de l’esprit...
Le journalisme, qu’il abhorre, est l’illustration parfaite de cette inertie de la pensée, réduite à des
formules creuses et machinales. Nietzsche, pour qui la grandeur d’âme réside avant tout dans la
liberté de l’esprit, établit que cette reproduction rassurante du même, cet entêtement injustifié
manifestent le refus de penser par soi-même. Il insiste ainsi sur le soulagement qu’on éprouve à
s’en remettre entièrement à d’autres – parents, professeurs, lois, préjugés de classe, opinion
publique – du souci de penser librement, luxe que l’immense majorité des hommes ne peut se
permettre. D’où une critique précoce du suffrage universel, qui s’appuie précisément sur la
croyance que chacun est en mesure de se faire une opinion en toute indépendance : Nietzsche
met en évidence l’utilisation de techniques de suggestion hypnotique qui expliquent l’apathie
générale des citoyens qui indigne tant de nos jours ; on voit dans cette apathie une menace pour
la démocratie, alors qu’elle en est une conséquence directe. Dans ce jeu de dupes qu’est le vote
démocratique, la ruse consiste donc à entretenir hypocritement l’illusion de liberté afin de
ménager aux comédiens de l’idéal le confort intellectuel requis pour dormir tranquillement. Le
fait que l’on commence à se fatiguer de ce jeu gratifiant donne raison à Nietzsche, qui estimait
que la curiosité émoussée et les nerfs fatigués des derniers hommes les obligeraient à recourir à
des stimulants toujours plus forts. Poussé à son comble, ce besoin physique de narcotiques en
tout genre pourrait conduire à ce qu’il appelle le « bouddhisme européen », c’est-à-dire à une
époque de consomption sénile. Le slogan « Ni Dieu ni maître » serait alors réalisé : il n’y aurait
plus de berger, mais un seul troupeau, comme le dit le Prologue du Zarathoustra...
En identifiant ainsi l’évolution de l’Europe à un long processus de décadence, Nietzsche veut
guérir des illusions du progrès ceux qui croient en la science ou aux thèses socialistes. Il met
d’abord en garde contre l’idéologie plébéienne de la science, qui reste pieuse dans la mesure où
elle reprend à son compte la promesse chrétienne de bonheur et de droits égaux pour tous. Le
progrès scientifique participe en effet de l’hypnotisation de l’humanité puisqu’il accélère la vie et
encourage l’oubli de soi.
Marx pensait au contraire que la science permettrait à l’homme fragmentaire de surmonter
l’aliénation et de s’épanouir pleinement en réduisant la durée de la journée de travail. Son gendre
Paul Lafargue va encore plus loin dans « le Droit à la paresse » : il voit dans la machine le
« rédempteur de l’humanité » et exige la réduction du temps de travail quotidien à trois heures.

Vivre en beauté

Dans Aurore, Nietzsche dénonce lui aussi les arrière-pensées des apologistes du travail, qui
veulent briser l’individu, l’étourdir, mais il est loin de voir dans la paresse un remède à l’oubli
volontaire de soi par le travail. Elle est bien plutôt une autre manière de s’oublier, de se vautrer,
de s’affaler de tout son long, et n’a donc rien de commun avec l’otium, le loisir actif que Nietzsche
oppose à la hâte indécente et au travail abrutissant qui caractérisent les Occidentaux. Nietzsche
insiste ainsi sur l’égale passivité de l’affairement et du repos intégral qui le suit, de la suractivité
morbide et de l’avachissement auquel donnent lieu aujourd’hui les sacro-saintes vacances, qui
signifient en réalité vacance de l’esprit... Dans les deux cas, il s’agit de se fuir, de se distraire,
comme si on ne supportait pas de rester un seul instant seul avec soi-même. La réforme socialiste
en faveur de la semaine de trente-cinq heures donne encore raison à Nietzsche : l’aliénation par le
travail laisse place à l’aliénation par les industries du loisir ; c’est qu’on ne sait pas quoi faire de
son temps libre et qu’on est reconnaissant à ceux qui montrent comment l’occuper utilement...
Dans un texte posthume, Nietzsche juge ainsi les divertissements modernes « d’une parfaite
médiocrité, car il faut y éviter une trop grande dépense d’esprit et de force – il s’agit de se
reposer ». On retrouve là les petits plaisirs dont raffole le dernier homme, qui ignore tout de la
contemplation ou de l’oisiveté active, propres au surhumain.
Peut-être le type surhumain n’est-il qu’un horizon inaccessible ; il représente néanmoins un
contre-idéal inestimable à la décadence humaine. Par philanthropie, comme il le dit, Nietzsche
indique à l’homme la voie de la grandeur, de la remontée, et laisse espérer que la pente du
conformisme n’est pas fatale. « Il y a des pessimistes paresseux, des résignés, écrit-il dès 1874, à
l’âge de trente ans, nous ne voulons pas être des leurs. » Malgré son dégoût pour l’homme
moderne, dans toute son œuvre il s’efforce de redonner à l’homme confiance en soi et en l’avenir,
l’exhortant à être toujours plus ce qu’il est et à vivre en beauté. Mais il est à craindre que les
hommes d’aujourd’hui, s’ils étaient amenés à se prononcer, répondraient, comme la foule à
Zarathoustra : « Fais de nous ces derniers hommes ! Et garde pour toi ton surhumain ! »

Yannis Constantinidès enseigne la philosophie à l’Université de Reims.


Il a publié Nietzsche, une anthologie de textes commentés (Prismes, Hachette, 2001). Il travaille à
une traduction de l’Essence de la religion, de Ludwig Feuerbach (Classiques de la philosophie, Le
Livre de Poche, à paraître en octobre 2003).

5. Le Gai Savoir (Die Fröhliche Wissenschaft), 1882-1886)


La belle humeur d’un aventurier de la connaissance
Dans cette œuvre joyeuse, fourmillante d’idées novatrices et de rimes rieuses, s’affirme
pleinement la personnalité d’un Nietzsche maître de son écriture et de sa pensée. La forme
aphoristique y atteint la perfection, soutenue par un perspectivisme pleinement assumé, portant
avec humour et profondeur des interprétations plus risquées que jamais. De nouveaux thèmes
fondamentaux font leur apparition, tels l’éternel retour, la volonté de puissance, l’amor fati, ou
encore la figure de Zarathoustra. Plus qu’une véritable unité thématique, c’est la profusion qui
règne, la sereine surabondance créatrice d’un penseur libéré de ses névroses juvéniles, qui
décoche ses flèches épigrammatiques sur la surface irisée des perspectives mouvantes de la vie. La
critique des « ombres de Dieu » (vérité, morale) ne s’y épuise pas dans la négativité, mais préside à
l’affirmation plus haute d’une réalité débarrassée de ses arrière-mondes fantasmatiques. Ce n’est
plus la raison, mais l’affect qui philosophe ici ; la « passion de la connaissance » se mue en une
gaya scienza, science aventureuse de l’esprit se risquant sur les « mers infinies » de l’interprétation.
Face à la décadence de la modernité, toute d’optimisme mielleux et de romantisme résigné,
Nietzsche profère un « pessimisme de la force », qui acquiesce jusqu’à la plus grande souffrance,
jusqu’au tragique de l’existence, afin d’y puiser l’énergie créatrice nécessaire à la conquête d’une
sagesse supérieure, lucide et enjouée.

Olivier Tinland
Par Marc Crépon

Sommes-nous de bons Européens ?


Nietzsche n’a pas eu de mots assez sévères pour stigmatiser les crispations identitaires, l’auto-
idolâtrie raciale et la folie nationaliste. Il a appelé de ses vœux une Europe conçue comme une
communauté surnationale qui invente l’avenir en dépassant ses anciennes idoles.

Peut-on faire de l’unité de l’Europe une figure privilégiée de l’avenir, sans lui donner la
consistance d’une espérance ? Peut-on croire à l’Europe si elle ne promet pas une nouvelle forme
de communauté et de coappartenance, si l’affirmation d’un « nous » inédit qui affranchisse les
Européens de tout repli régressif sur les identités nationales des siècles passés n’en accompagne la
construction ? Si ces questions sont les nôtres aujourd’hui, si elles prennent au regard des derniers
résultats électoraux européens une résonance inquiétante, elles furent aussi, il y a plus de cent ans,
quand le heurt des nationalités n’avait pas encore donné la pleine mesure de sa puissance de
destruction, celles de Nietzsche.
Alors que, du temps où il était professeur à l’Université de Bâle, il avait d’abord souscrit sans
réserve à une certaine foi dans l’Allemagne, à la conviction partagée que le renouvellement de la
musique et de la culture allemandes, sous la puissance tutélaire de Wagner, devait œuvrer au salut
de la civilisation, dès ses années d’errance à travers l’Europe du Sud, au contraire, une certaine
idée de l’Europe et de son unité en devenir lui permit de combattre sans relâche ses
démangeaisons nationalistes. « Nous autres “bons Européens”, écrit-il dans Par-delà bien et mal,
nous avons aussi nos heures de nationalisme, des moments où nous nous permettons un
plongeon, une rechute dans de vieilles amours et leurs étroits horizons [...], nos heures de
démangeaisons patriotiques où nous nous laissons submerger par toute espèce de sentiments
ataviques. »

Les nations-fictions

À ces pulsions réactives, pour lesquelles il n’a pas de mots assez sévères – « infection
nationaliste », « auto-idolâtrie raciale », « nationalisme de bêtes à cornes », « folie nationaliste » –,
Nietzsche oppose d’abord le constat de ce qu’il appelle le métissage européen. L’idée d’une
Europe constituée de nations cloisonnées, opposées les unes aux autres, appartient déjà au passé
et relève du mythe. Être un Européen exige au contraire qu’on prenne acte de l’affaiblissement
des nations prises individuellement, qu’on reconnaisse dans l’accroissement du commerce et de
l’industrie, dans la circulation des idées, dans les échanges de livres, dans la traduction des
pensées d’une langue en une autre, dans le décloisonnement des cultures, dans l’extraordinaire
mobilité des populations, dans l’augmentation du nomadisme, les signes de l’avenir et l’annonce
d’une nouvelle forme de communauté.
Les nations européennes n’ont donc plus, depuis longtemps, une identité propre qui devrait
être jalousement entretenue et protégée, sinon sous la forme d’une fiction. La réalité de leur
coexistence est bien davantage celle d’identités croisées, recoupées, voire indissociablement
mêlées. À cet état de fait inéluctable, le nationalisme crispé sur le passé n’a rien à opposer, aucune
promesse, aucune attente crédible. « Il est par essence, écrit Nietzsche dans Humain, trop humain,
un état violent de siège et d’urgence décrété par une minorité, subi par la majorité, et il a besoin
de ruse, de violence et de mensonge pour se maintenir en crédit. » Les intérêts auxquels il obéit –
dynasties princières, classes du commerce et classes sociales – sont toujours obscurs. C’est
pourquoi, dès 1878, la conclusion de Nietzsche est sans appel : « Il ne reste plus qu’à se
proclamer sans crainte bon Européen et à travailler par ses actes à la fusion des nations. »
Mais qu’est-ce qu’être un « bon Européen » ? C’est d’abord avoir conscience de l’héritage de
l’Europe, non de l’Europe géographique, « cette petite presqu’île de l’Asie », mais de l’ensemble
des peuples ou des parties de peuple qui ont leur passé commun dans l’hellénisme, la latinité, le
judaïsme et le christianisme. Cela ne veut pas dire s’en glorifier, le cultiver, le commémorer, voire
le sacraliser, telle une valeur éternelle, mais s’en déprendre, se défaire avec courage et lucidité de
tout ce qui lie aveuglément les Européens au système de valeurs qui constitue le point
d’aboutissement de cette histoire : le christianisme – système que Nietzsche s’attache à détruire,
comme hiérarchie des instincts hostile à la vie, dans toute son œuvre. Ce passé est complexe ; et
la mémoire qu’on en garde, un risque et un défi pour la pensée. En un sens, il est ce qui
rassemble, pour une bonne part, les Européens, y compris sous la forme de leur division en une
pluralité de nations dressées, au nom souvent de ces mêmes valeurs chrétiennes, les unes contre
les autres.
À ce compte, il appelle un travail d’analyste et de généalogiste, de moraliste ou d’immoraliste et
de psychologue. Les Européens doivent savoir d’où viennent ces catégories de bien et de mal, de
bon et de mauvais, de juste et d’injuste, ou encore le mépris du corps, le retournement de la vie
contre elle-même, le ressentiment contre le temps, qui conditionnent leur existence. Mais rien ne
serait plus contraire à l’espérance que porte en elle l’idée de l’unité de l’Europe que la
reproduction ou la conservation à l’identique de ce passé et le maintien de ces catégories – ce que
connotent les expressions auxquelles trop souvent, aujourd’hui encore, on voudrait identifier
l’Europe : « la civilisation chrétienne », « l’Occident chrétien », etc. Comme l’écrit Nietzsche dans
le Gai Savoir : « Nous sommes, en un mot – et ce sera ici notre parole d’honneur ! –, de bons
Européens, les héritiers de l’Europe, héritiers riches et comblés, mais héritiers aussi infiniment
redevables de plusieurs millénaires d’esprit européen, comme tels à la fois issus du christianisme
et anti-chrétiens. »

Les triomphateurs du temps

L’avenir de l’Europe, donc, n’appartient pas à l’exaltation autosatisfaite de son identité passée,
mais à sa critique radicale. Les bons Européens, écrit Nietzsche dans Opinions et sentences mêlées,
sont « ceux qu’affecte quelque passé » et qui simultanément prennent « le chemin d’une santé
nouvelle, santé de demain et d’après-demain » : « les triomphateurs du temps ». L’unité en devenir
de l’Europe est ainsi le mouvement qui accompagne le regard critique que les Européens sont
appelés à porter autant sur leurs représentations que sur leurs croyances et leurs attachements. À
commencer par tout ce qui a pu déterminer et organiser leur relation au reste du monde : leur
infini sentiment de supériorité, leur conviction qu’ils incarnent la civilisation et, pour finir, leur
volonté de soumettre, au nom du Dieu de l’amour et de la cruauté, la Terre entière. Une volonté
pour laquelle Nietzsche a, en 1883, des mots assez durs : « La façon dont l’Européen a fondé des
colonies prouve sa nature de bête de proie. »
Cette attention de généalogiste aux nœuds complexes de l’héritage, c’est ce dont se montre
incapable le nationalisme. Comme le bon Européen, il se laisse affecter par le passé, sauf que, loin
d’être le moteur d’un regard critique salutaire, cette affectation prend la forme d’une crispation
maladive portant d’abord sur l’extension de la démocratie. C’est elle en effet qui, selon Nietzsche,
résume le mieux l’affaiblissement des nations, au sens ancien du terme. Elle généralise, à l’échelle
de l’Europe, une passion commune qui abolit les différences d’autre nature, tels les mœurs ou le
caractère : la passion de l’égalité, qui conjugue en elle de façon presque contradictoire,
l’individualisme et l’exigence de droits égaux. Sur cette passion qui fait le fonds de l’idéal
démocratique, on sait que Nietzsche porte un regard empreint d’une grande méfiance, voire
d’une certaine hostilité. Il la soupçonne d’être le dernier avatar de la révolte des faibles contre les
forts, du retournement de la volonté de puissance contre elle-même qui constituerait en réalité le
trait fondamental de l’histoire de l’Europe depuis l’Empire romain.
Et pourtant, son attitude face à la démocratie reste celle d’une affirmation sans réserve. S’il
refuse de se faire des illusions sur le progrès démocratique, en lui donnant le sens d’un
amoindrissement de la force, il lui reconnaît le mérite de rendre les Européens disponibles pour
l’invention d’une nouvelle forme de communauté : « Les Européens se ressemblent toujours
davantage, écrit-il dans Par-delà bien et mal, ils s’émancipent toujours plus des conditions qui font
naître des races liées au climat et aux classes sociales, ils s’affranchissent dans une mesure accrue
de tout milieu déterminé, générateur de besoins identiques, pour l’âme et le corps, durant le cours
des siècles, ils donnent naissance peu à peu à un type d’humanité essentiellement supranationale
et nomade qui, pour employer un terme de physiologie, possède au plus haut degré, et comme un
trait distinctif, le don et le pouvoir de s’adapter. »
L’émancipation, l’affranchissement, la disponibilité pour l’inversion des valeurs et pour
l’invention de nouveaux liens que crée la ressemblance entre les Européens, c’est ce dont le
nationalisme a horreur et à quoi il n’a rien d’autre à opposer que son « souffle de médiocrité, de
bassesse, d’insincérité ». Son attitude est par essence négative et réactive. La politique qui s’en
inspire est toujours une « petite politique ». Elle reste, quelles que soient ses ambitions
grandiloquentes, une politique de clocher qui, loin de proposer une vision d’avenir, s’accroche à
des sacralisations régressives : la culture, la langue, le patrimoine et les grandes figures de
l’histoire, les traditions, comme piliers de l’identité nationale. Nietzsche, à ce sujet, a des mots
d’une férocité exemplaire contre tous les cultes nationaux, l’appropriation compulsive de ce qui
appartient déjà au passé, comme, par exemple, les costumes nationaux : « Partout où l’ignorance,
la malpropreté, la superstition sont florissantes, où les échanges sont faibles, où l’agriculture est
misérable, le clergé puissant se trouvent encore aussi les costumes nationaux. »
Le nationaliste et l’Européen de l’avenir diffèrent donc du tout au tout dans leur évaluation de
l’époque, c’est-à-dire des forces qu’elle rend disponibles. Toute la force que dégage la démocratie
et que l’Européen voudrait mobiliser en vue d’une invention de l’avenir et de nouvelles valeurs
pour la vie, le nationaliste l’oriente, lui, contre la vie. La raison majeure en est qu’il se trouve
incapable de « surmonter l’esprit de cette époque au-dedans de lui-même ». Loin de favoriser un
développement de la volonté de puissance, il consacre, par sa fixation névrotique sur un passé
perdu et sur une identité fictive largement fantasmés, la perversion, le retournement de cette
volonté contre elle-même. C’est pourquoi, bien qu’il se veuille une réaction à l’effondrement des
valeurs, il est la forme politique la plus grossière, mais aussi la plus dangereuse du nihilisme.

Le « surnational »

On comprend alors que, dans une ébauche de Par-delà bien et mal, le « surnational »,
caractéristique du bon Européen, soit présenté par Nietzsche comme l’une des conditions qui
rendent possible la vie du sage. À une histoire de l’Europe qui consiste à exposer, nation par
nation, les hauts faits de gloires nationales pour le bien de leur patrie, Nietzsche oppose une autre
histoire, dans laquelle se distinguent tous ceux qui n’ont eu d’autre désir que de contribuer à
l’unité de l’Europe : « Tous les hommes vastes et profonds de ce siècle aspirèrent au fond, dans le
secret travail de leur âme, à préparer cette synthèse nouvelle et voulurent incarner, par
anticipation, l’Européen de l’avenir. » Au panthéon de cette Europe unie, il installe, avec des
succès divers, Napoléon, Gœthe, Stendhal, Heinrich Heine, Schopenhauer et, avec beaucoup de
nuances, Wagner.
Au-delà du regard lucide et critique qui le définit, ou peut-être en raison même de ce regard, le
bon Européen est donc avant tout un homme de désir, qui ne se laisse piéger par aucun
ressentiment contre le temps, qui n’a besoin d’aucune consolation, qui n’attend pas non plus de
salut particulier à l’intérieur des frontières nationales, comme s’il y avait quelque chose de sacré –
la langue, le sol, les lieux de mémoire, la parole et les gestes des ancêtres, le fil qui relie à
d’hypothétiques origines – qu’il faudrait sauver à tout prix et dont la sauvegarde, par là même,
pourrait sauver chacun du nihilisme. Un homme qui choisit délibérément de dire oui à l’avenir :
« Le oui caché en vous est plus fort que toutes sortes de non et de peut-être, dont vous souffrez
solidairement avec votre époque ; et si vous deviez gagner la mer, vous autres émigrants, ce qui
vous y pousserait, vous aussi, serait encore une croyance. »
Et c’est ainsi qu’apparaissent les derniers traits de l’Européen de l’avenir, ceux qui portent le
plus l’ombre de Zarathoustra. Il est un homme que rien n’approprie à rien et dont aucune
communauté ne peut réclamer l’appartenance. De façon singulière, chaque fois qu’il est question
de lui, comme du bon Européen, Nietzsche, songeant peut-être à ses incessants déplacements à
l’intérieur des frontières de l’Europe (de Nice à Sils-Maria, en passant par Naples, Gênes ou
Capri), évoque la figure de l’errant, de l’émigrant, de celui qui ne se reconnaît plus aucune patrie,
ce « vagabond, apatride, voyageur – qui a désappris d’aimer son peuple, parce qu’il aime plusieurs
peuples ». Parmi les noms qui, dans le texte nietzschéen, constituent des équivalents de « bon
Européen » figure celui de « sans-patrie » : « Nous ignorons encore vers quoi nous sommes
poussés depuis que nous nous sommes coupés de notre sol ancestral. Mais ce sol même nous a
inculqué la force qui nous pousse maintenant au loin, à l’aventure [et qui nous] jette dans
l’absence de rivage, dans l’inconnu et dans l’inexploré – nous n’avons plus le choix, nous devons
être des conquérants, puisque nous n’avons plus de pays où nous soyons chez nous, où nous
souhaitions “maintenir une pérennité”. »
Reste à dire quelle est cette croyance dans laquelle se fonde l’espérance d’une nouvelle forme de
communauté, d’une nouvelle façon de vivre ensemble. Elle tient à la capacité des artistes et des
écrivains d’imposer, de communiquer, de faire partager ces nouvelles valeurs, cette nouvelle
hiérarchie des instincts qui s’affranchissent de celles de l’ancienne morale et de tout ce qu’elles
ont pu cautionner. Elle suppose aussi la conviction qu’un rapport plus rigoureux et plus critique
au langage, une vigilance accrue à l’encontre des mots qu’on utilise et des représentations, des
préjugés qu’ils légitiment creusent la première brèche dans des frontières de langue et de culture
artificiellement entretenues.
La communauté dont Nietzsche appelle de ses vœux la réalisation prend ainsi la forme d’une
aristocratie d’artistes et de penseurs – une aristocratie qui atteste sa dimension européenne en
faisant, par exemple, de la traduction un principe d’existence : « Mieux écrire, c’est à la fois mieux
penser, trouver toujours quelque chose qui vaut d’être communiqué et savoir le communiquer
vraiment ; se prêter à être traduit dans la langue des voisins ; se rendre accessible à l’intelligence
des étrangers qui apprennent notre langue, œuvrer en sorte que tout devienne un bien collectif,
que tout soit à la libre disposition des hommes libres. [...] Qui prône le contraire, ne pas se
soucier de bien écrire et de bien lire – ces deux vertus croissent et diminuent ensemble –, montre
en fait aux peuples un chemin pour arriver à être encore plus nationalistes. »

Marc Crépon est chercheur au CNRS (Laboratoire de Recherches phénoménologiques et


herméneutiques).
Il a notamment publié les Géographies de l’esprit (Payot, 1996) ; le Malin Génie des langues – Nietzsche,
Heidegger, Rosenzweig (Vrin, 2000) ; les Promesses du langage (Vrin, 2001). Il a aussi dirigé, en 2000, le
Cahier de l’Herne Nietzsche.

6. Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra, 1883-1885)


Le « cinquième évangile »

« Cette œuvre est complètement à part. » Objet absolument inclassable, non seulement dans la
production nietzschéenne, mais encore dans toute l’histoire de la philosophie, le Zarathoustra est
sans doute l’ouvrage de Nietzsche qui a le plus séduit le grand public et le plus égaré les
commentateurs. Vaste poème symphonique regorgeant d’inventions stylistiques, de personnages
pittoresques et énigmatiques – le nain, l’aigle et le serpent, l’enchanteur, le dernier pape, l’homme
à la sangsue... – et d’intuitions philosophiques exposées sur un mode plus lyrique que
démonstratif, ce livre constitue bien le « cinquième évangile », le pendant exubérant et parodique
des livres sacrés préludant à la transvaluation des valeurs chrétiennes. Du point de vue du
contenu, on retrouve là des thèmes annoncés dans le Gai Savoir – la volonté de puissance, l’éternel
retour, la mort de Dieu, le primat du corps sur la conscience –, qui s’organisent de façon
rhapsodique autour d’une figure centrale : le surhumain, c’est-à-dire la possibilité que l’homme
puisse s’autodépasser vers un au-delà de lui-même, qu’il ne soit qu’un « pont », qu’une « corde »
tendue entre son passé et son avenir. Par son ton prophétique et chiffré, le Zarathoustra tient
davantage de l’Ancien Testament que des Évangiles ; il n’expose pas un avènement, mais un présage ;
Zarathoustra lui-même n’est pas l’incarnation de l’idéal visé, seulement son porte-parole
émouvant, parfois égaré, toujours en chemin. Comme Nietzsche.

Olivier Tinland
Par Michel Gourinat

La science est-elle un gai savoir ?

Longtemps considéré comme un contemplateur du spectacle grandiose de la nature, l’homme


de science se voit élever par Nietzsche au rang de créateur. Et le poème dont il est l’auteur ne
consiste, pour lui, qu’en une évaluation nouvelle de la vie.

Le concept nietzschéen de « gaie science » n’est accessible au lecteur français qu’à travers la
traduction traditionnelle de « gai savoir », qui ne correspond pas exactement à l’allemand fröhliche
Wissenschaft, ni au sous-titre du livre : La gaya scienza. En effet, ni Wissenschaft ni scienza ne signifient
« savoir », une notion très large et indéterminée. Ces termes désignent précisément l’une des
espèces du savoir : la science. Comment convient-il donc de traduire fröhliche Wissenschaft et,
surtout, quel est le sens d’une telle notion, dont Nietzsche lui-même affirmait qu’elle avait fait
l’objet d’un malentendu ?
« D’un malentendu sur la gaieté » : c’est ainsi qu’est intitulé l’un des paragraphes d’un projet de
préface au Gai Savoir pour la deuxième édition de l’ouvrage (Œuvres complètes, édition Colli et
Montinari, tome VIII, volume 1, 2). Mais Nietzsche lui-même doutait de la validité de son projet :
« Ce livre a peut-être besoin de plus que d’une préface, puisqu’on n’a rien compris à sa “gaie
science” : dès le titre… » La phrase n’est même pas achevée. Dans la préface publiée en 1887, il
n’y a pas trace d’une tentative pour éclaircir le malentendu suscité par le titre la Gaie Science, dont
Nietzsche dira seulement, en 1888 dans Ecce homo, qu’il « rappelle très explicitement le concept
provençal de la gaya scienza ». Les traducteurs français sont allés dans le sens du gai saber suggéré
dans Ecce homo et ont traduit par le Gai Savoir. Pourtant, dans son projet de préface de 1885–1886,
Nietzsche avait indiqué que c’est précisément cette référence au « sens provençal » du gai saber qui
avait introduit la confusion.

La profondeur de la gaie science

À partir de 1885, Nietzsche écrit souvent « science » – entre guillemets. Par exemple, lorsqu’il
se réfère à « ces quelques savants dont la vanité s’est choquée du mot “science” (– ils m’ont
donné à entendre que c’était peut-être “drôle”, mais que ce n’était sûrement pas de la
“science” – ». Ou encore dans Ecce homo, où l’expression « gaie science » enseignait « à partir de
quelle profondeur la “science” est devenue gaie ». La gaieté est soulignée dans ce deuxième texte.
Elle est donc l’élément assuré, ce qui conduit à penser que c’est moins la gaieté que la science qui
fait l’objet du malentendu, et que la science se définit par sa relation à la gaieté. La science
« devenue gaie » est la science au sens où l’entend désormais Nietzsche, et la science qui s’écrit
entre guillemets est celle dont on a toujours pensé – depuis l’Antiquité grecque jusqu’aux
traducteurs français du Gai Savoir – qu’elle ne pouvait être qu’une affaire sérieuse, sinon
rébarbative.
Pourtant, Platon déjà faisait dire à Timée, à propos des théories scientifiques « qui commencent
par l’origine du monde, pour finir par la naissance de l’homme », qu’elles procurent « dans la vie
un amusement mesuré ». Il faut donc s’entendre aussi sur la gaieté. Pour Platon, les théories des
sciences de la nature et de l’homme ne sont que des « spéculations vraisemblables ». L’homme de
sciences platonicien réduit ainsi son activité à un pur jeu de spéculations théoriques : « Il croit être
placé, comme spectateur et auditeur, devant le grandiose spectacle visuel et sonore qu’est la vie »
(le Gai Savoir). Par là, pour Nietzsche, il sous-estime sa propre nature et n’est en conséquence « ni
aussi fier ni aussi heureux » qu’il pourrait l’être. Nietzsche a écrit au moins deux fois (le Gai Savoir,
Préface 2, et Nietzsche contre Wagner, Épilogue 2) que « les Grecs étaient superficiels – par
profondeur ». Mais ici, contre le superficiel enjouement platonicien, Nietzsche revendique, à
l’allemande, la profondeur de la gaie science : « Car aujourd’hui la conscience scientifique est un
abîme » (la Généalogie de la morale). Jetons au moins un coup d’œil dans l’abîme.
L’aphorisme 301, intitulé « Démence du contemplatif » (quatrième livre), taxe de folie l’illusion
que le contemplatif entretient sur lui-même. Qui est ce contemplatif ? Nietzsche le désigne, en
allemand, par le terme d’origine latine Kontemplativ, mais lui attribue aussi, en latin, la vis
contemplativa. Il s’agit donc bien d’une référence à la contemplatio latine, qui est la traduction du mot
grec theôria. Le contemplatif est ce philosophe et savant platonicien dont toute l’activité consiste à
connaître. Or Nietzsche, parlant des contemplatifs, dit ici « nous », ce qui implique qu’il se
reconnaisse à la fois comme philosophe et comme savant. Il en a le droit puisque, en tant que
docteur de l’Université de Leipzig et professeur de philologie classique à l’Université de Bâle, il
est un savant dans l’un des domaines que les classifications françaises actuelles attribuent aux
sciences de l’homme, celui des recherches sur les langues et sur les civilisations de l’Antiquité
gréco-latine. Il peut ainsi juger de l’intérieur l’activité scientifique : « Je connais bien les
philologues, j’en suis un moi-même » (Nous autres philologues).
Ce qu’il écrit de la science moderne dans l’aphorisme 301 ne peut d’ailleurs être compris qu’en
référence à la doctrine pythagoricienne des trois vies, qui illustrait, par une image empruntée aux
jeux Olympiques, la différence entre les activités du philosophe et du savant et celles des autres
hommes (voir l’Éthique à Nicomaque, d’Aristote, et surtout la Vie de Pythagore, de Jamblique).
D’après cette image, on rencontre aux jeux Olympiques d’abord des marchands de toutes sortes –
de parasols, de souvenirs, de gâteaux… –, qui représentent le secteur de la production, cette
activité du faire qu’exprime le mot grec poiêsis. Les athlètes, quant à eux, symbolisent les hommes
d’action, les politiques et les guerriers, dont l’activité se nomme en grec praxis. Enfin, les
spectateurs qui assistent aux Jeux symbolisent la théorie : toute leur activité se borne à regarder.

Le statut moderne de la science

Si Nietzsche conserve la tripartition grecque production-action-contemplation, il en modifie la


signification en changeant l’image qui est le symbole de leurs relations mutuelles. Il ne se réfère
plus aux jeux Olympiques, mais au théâtre. La première conséquence de ce changement dans
l’image de référence est la disparition du faire comme production d’objets de consommation : dès
le début de l’aphorisme, il n’est question que des « hommes supérieurs », et c’est d’après ce qui
peut les intéresser que se répartissent les diverses formes de l’activité. Quant à l’homme d’action,
il n’est plus symbolisé par l’athlète mais par l’acteur de théâtre, qui interprète une pièce dont le
contemplatif est l’auteur. Ainsi le faire se retrouve sous la forme « supérieure » de la création
comprise au sens de création poétique. Mais, devenu créateur, le contemplatif disparaît comme
spectateur et ne conserve la « force contemplative » que sous la forme du « regard rétrospectif »
sur son œuvre dont dispose tout auteur, pour autant qu’il est son premier spectateur comme son
premier critique. La triple distinction antique entre production, action et contemplation se réduit
donc au rapport simple de l’auteur dramatique à son acteur.
La façon dont le Gai Savoir désarticule et recompose les relations, héritées de l’Antiquité, entre
la science et la politique permet de comprendre non seulement la gaieté, mais la joie profonde et
la fierté de Nietzsche lorsque « le plus beau mois de janvier qu’[il] ait jamais vécu » (Ecce homo) lui
fait entrevoir le statut moderne de la connaissance scientifique. L’aphorisme 301 du Gai Savoir
affirme que désormais « celui qu’on appelle l’homme d’action » ne mérite pas proprement ce
nom, puisqu’il n’est que « l’acteur » qui se borne à « apprendre et répéter » ce « poème » de la vie
dont le contemplatif est le véritable auteur. Nietzsche suggère que les auteurs de l’histoire ne sont
pas les hommes politiques et les chefs de guerre, mais les hommes de science.
Il ne l’entend pourtant qu’en « contemplatif » : le poème dont l’homme de sciences est l’auteur
ne consiste pour lui qu’en une « évaluation » nouvelle de la vie, et il décrit cette évaluation, de
façon aussi prolixe qu’imprécise, comme « tout ce monde éternellement croissant d’estimations,
colorations, pesées, perspectives, échelles, assentiments et dénégations ». On peut comprendre
qu’il s’agit de toutes les façons d’évaluer le monde et la vie, et l’on admettra que les politiques
tiennent compte de la prodigieuse augmentation des connaissances scientifiques intervenue
depuis la Renaissance, et des modifications qui en ont résulté dans la représentation du monde.
Mais il s’agit seulement de modifier la façon de voir du politique, ce qui ne modifiera son action
que par une conséquence indirecte. Nietzsche reste donc prisonnier d’une visée purement
contemplative, contradictoire avec sa critique du délire contemplatif. Cette contradiction en
engendre d’autres dans la description des relations de la science à la morale.

La science contre la morale ?

« Chansons du prince hors la loi » est le titre du recueil de poèmes inclus dans le Gai Savoir, dont
Nietzsche explique les intentions dans Ecce homo : « Les “Chansons du prince hors la loi” font très
explicitement mémoire du concept provençal de la gaya scienza, de cette unité du chanteur, du
chevalier et du libre esprit par laquelle cette admirable culture provençale de la haute époque
s’élève au-dessus de toutes les cultures équivoques, d’autant que l’ultime ode “Au mistral”,
exubérant chant de danse où, ne vous en déplaise, c’est la morale qu’on piétine en dansant, est
d’un provençalisme accompli. »
Il n’est pas si évident que l’explication libère la gaie science de l’équivoque. D’un côté, en effet,
les références au chanteur et au chevalier peuvent faire penser que Nietzsche interprétait le gai
saber comme un mouvement exclusivement littéraire. Mais l’allusion à l’esprit libre qui piétine
joyeusement la morale rappelle la contribution de la science au combat contre la morale, pour
autant que celle-ci se justifiait par des représentations religieuses. « Considérer la nature comme
une preuve de la bonté et de la sollicitude d’un Dieu ; interpréter l’histoire à la gloire d’une raison
divine, comme le constant témoignage d’un ordre moral du monde en vue d’une conclusion
morale » (la Généalogie de la morale), toutes ces conceptions ne sont pas seulement incompatibles
avec les résultats des sciences modernes : elles ont été rejetées dès la définition des principes de
ces sciences.
Or « tout cela est derrière nous », et, du fait que tout cela est dépassé, a résulté un retournement
de la conscience morale : « Cela heurte la conscience, cela passe, pour toute conscience délicate,
pour insoutenable, ignoble, pour mensonge, féminisme, faiblesse, lâcheté. » La science produit
donc, dans la conscience morale ordinaire, celle de tout le monde, l’inversion des valeurs
auparavant dominantes. On notera pourtant que, pour Nietzsche, à l’époque de la Généalogie de la
morale, le retournement de l’évaluation ne concerne toujours pas le féminisme, qui reste à ses yeux
une valeur négative et va toujours de pair avec mensonge et faiblesse. L’aphorisme 344 du Gai
Savoir témoigne néanmoins que Nietzsche est conscient de ce qui, dans la gaie science, demeure
de l’ancienne évaluation morale.
« En quoi nous aussi, nous sommes encore pieux ». C’est en effet sous cet intitulé que
Nietzsche examine les présupposés de la méthode scientifique contenus dans sa règle suprême :
« Il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et en comparaison d’elle tout le reste n’a qu’une
valeur de second rang. » Il s’agit là d’une « volonté inconditionnelle de vérité », qui appelle pour
Nietzsche la question : qu’en est-il ?
« Est-ce la volonté de ne pas se laisser tromper ? » Dans ce cas, le fondement de l’obligation
serait qu’« il est nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé, – en ce sens, la science serait une
longue habileté, une prévoyance, quelque chose d’utile ». Nietzsche se souvient ici des kantiens
Fondements de la Métaphysique des mœurs : la « prévoyance » est une référence aux « impératifs de la
prudence ». Kant nomme ainsi les règles, fondées sur l’expérience, qui sont celles de l’habileté.
Comme tout ce qui n’est qu’empirique, elles ne valent qu’en général, c’est-à-dire dans la plupart
des cas. Mais que valent-elles, « s’il devait y avoir l’apparence – et il y a l’apparence ! – que la vie
repose sur l’apparence, je veux dire sur l’erreur, la tromperie, le déguisement, l’illusion,
l’aveuglement volontaire » ? Nietzsche retrouve ici sa thèse constante, selon laquelle l’art vaut
mieux que la science parce qu’il permet de continuer à vivre en dissimulant, sous le voile de
l’illusion esthétique, que la vie est, dans son fond, tragiquement insupportable. Il faut conclure
que ni l’expérience ni la nécessité vitale ne peuvent fonder une exigence « inconditionnelle » de
vérité.
La réponse à l’interrogation sur la volonté de vérité est donc qu’elle exprime ce que Kant
appelle un impératif catégorique. « Et par là nous sommes sur le terrain de la morale » (le Gai
Savoir). Dès lors, « il y a toujours une croyance métaphysique sur laquelle repose notre foi en la
science », et la mentalité scientifique repose sur un présupposé religieux : « Nous aussi, nous les
savants d’aujourd’hui, nous les sans-Dieu anti-métaphysiciens, tirons encore notre feu de cet
incendie qu’a allumé une foi millénaire, cette foi chrétienne qui a été aussi la foi de Platon : que
Dieu est la vérité, que la vérité est divine… »

Rien n’est vrai...

Que veut dire, dès lors, la vérité ? La réponse de Nietzsche à cette question part de l’affirmation
que « la vie, la nature, l’histoire sont “immorales” ». Ici, l’immoralité entre guillemets désigne ce
que la morale entend par ce terme. Or il a été démontré que la science est sur le terrain de la
morale ; elle ne peut donc qu’être opposée à ce que sont en réalité le monde et la vie : « Il n’y a
pas de doute que la véracité, au sens risqué et ultime que présuppose la foi en la science, donne
son acquiescement à un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire, et dans la
mesure où elle dit oui à cet “autre monde”, eh quoi ? ne doit-elle pas par là même nier ce monde,
notre monde ? » Dès lors, la vérité de la science doit, elle aussi, s’écrire entre guillemets. Le
monde de la science, celui des vérités exactes, universelles et nécessaires, n’est qu’un monde de
fiction, puisque notre monde, celui dans lequel nous vivons, est le seul vrai, alors qu’il n’est
qu’incertitudes, changements et approximations.
Plutôt que de s’en tenir à une conclusion qui récuse toute vérité scientifique, et pour n’avoir pas
à choisir une vérité contre l’autre, Nietzsche récuse pourtant toute vérité : « Rien n’est vrai » (la
Généalogie de la morale). Il autorise cette thèse en se réclamant de la secte des Assassins, la plus
fanatique de l’extrémisme islamiste du XIIIe siècle. Cette provocation détourne l’attention du
lecteur et lui dissimule la platitude de l’ultime thèse de Nietzsche, réfutée depuis les premiers
débuts grecs de la philosophie : car, si « rien n’est vrai », cette proposition même est fausse, et il
n’est pas vrai que rien ne soit vrai. Dans aucune de ses descriptions des démarches de la science
Nietzsche ne dispose d’un critère de la vérité scientifique, ni même d’une définition non
contradictoire de cette vérité. Jamais il ne fait référence à la méthode expérimentale, ni au
contrôle des hypothèses et des théories qu’elle opère. C’est la raison pour laquelle sa gaie science
reste prisonnière des définitions contemplatives de la science, celle de Platon et celle de Kant. Un
intitulé du printemps 1888 : la Volonté de puissance comme science suggère, pour nous, une autre
direction. Chez Nietzsche, il est resté à l’état d’indication.

Michel Gourinat est professeur honoraire au lycée Henri-IV, à Paris.


Il a notamment publié De la philosophie (2 tomes, Hachette, 1993 ; 2e édition, 1995). Le texte de la
conférence qu’il a prononcée lors du colloque d’Échange et Diffusion des Savoirs, à Marseille le
16 mai 2002 : Nietzsche et la science, paraîtra prochainement.

7. Par-delà bien et mal (Jenseits von Gut und Böse, 1886)


Une philosophie de l’avenir

Après l’envol lyrique de la pure affirmation vient le temps de la « critique de la modernité »,


préalable nécessaire à la transvaluation des valeurs. L’hypothèse de la volonté de puissance
acquiert ici une position centrale ; c’est à son aune que se trouvent stigmatisés les préjugés des
philosophes, théologiens, moralistes et autres savants. Le titre est éloquent : il s’agit bien de se
défaire du cadre oppressant de la morale, laquelle conditionne tout autant nos représentations
sociopolitiques (égalitarisme, utilitarisme, socialisme) que notre goût immodéré – et irrationnel –
pour la vérité. Les philosophes de l’avenir se voient assigner la tâche non plus d’enregistrer
passivement les valeurs en cours – ainsi que le faisaient les philosophes du passé, simples
« ouvriers de la philosophie » –, mais de devenir législateurs, créateurs de nouvelles valeurs
conformes aux réquisits les plus élevés de la vie. Semblable tâche implique de prendre toute la
mesure des exigences de la réalité interprétée comme volonté de puissance : contre l’égalitarisme,
établir une nouvelle hiérarchie des individus ; contre le moralisme, prône rune morale de la force
et de la probité ; contre la piété des savants, assumer le chaos des apparences avec courage,
lucidité et vigueur ; contre le fétichisme trompeur du langage, se risquer dans des expériences de
pensée où les mots viennent à manquer, quitte à atteindre d’autres vérités, plus dangereuses, plus
prometteuses aussi. Le dépassement du nihilisme est à ce prix.

Olivier Tinland
Par Mathieu Kessler

La vie est-elle une œuvre d’art ?

Plutôt qu’à être des consommateurs passifs de spectacles divertissants, l’esthétique


nietzschéenne nous invite à faire du monde un grand terrain de jeu, et de notre vie une œuvre
d’art aussi belle et aussi valeureuse que celle des héros de la tragédie grecque. Et si la vie n’était
qu’une œuvre d’art, et si nous étions, dans la direction de notre existence, à l’école des dieux
grecs, maîtres des lois qui régissent nos mœurs, nos coutumes et nos relations politiques, quoique
soumis éternellement à la nécessité ? Si bien que nous passerions notre vie à jouer sur la scène du
monde, à représenter le mieux possible, comme déjà les stoïciens l’avaient volontiers proclamé, le
rôle échu par le destin. Sans doute y a-t-il du fatalisme dans une telle réflexion sur la comédie
humaine, mais Nietzsche n’était pas stoïcien, même s’il emprunte quelques thématiques à cette
école philosophique de l’Antiquité grecque et romaine dont il était spécialiste.
Son activité de philologue lui permet de conduire de longues méditations sur l’art antique et de
publier bientôt un ouvrage iconoclaste et aux accents polémiques : la Naissance de la tragédie à partir
de l’esprit de la musique. La rupture avec la représentation d’une Grèce sereine, inspirée par les
travaux archéologiques menés au XVIIIe siècle par Johann Joachim Winckelmann sur l’architecture
et sur la statuaire, est une étape dans l’évolution de ce modèle de la civilisation occidentale.
Nietzsche contredit cette conception exclusivement apollinienne de la Grèce, comme
glorification de la belle apparence, illusion d’une vie éternellement figée dans son harmonie
parfaite, exaltation de l’optimisme rationnel. Loin de cette sérénité « dans les roses pâles », la
Naissance de la tragédie introduit une dualité dans la représentation de l’Antiquité grecque. Celle-ci
était profondément pessimiste, comme en témoigne l’essor de l’art tragique au siècle classique.

À l’école des Grecs

Le paradoxe est porté à son comble avec le dualisme esthétique et philosophique représenté par
Apollon et Dionysos, divinités complémentaires en joute perpétuelle. L’harmonie apparente de la
civilisation grecque cache en fait une lutte permanente entre deux principes, dont l’un, le
phénomène apollinien, vise à endiguer les excès de l’autre, la puissance chaotique, tournoyante et
destructrice du dionysiaque. Cette nouvelle lecture nous invite à comprendre la mesure grecque
comme le résultat d’un combat interne avec le dieu de provenance asiatique Dionysos.
L’Occident apparaît alors comme une construction, un artifice fragile dont le terreau passionnel
et pulsionnel est oriental.
Introduire une telle complexité dans les relations entre l’art et la vie suppose de penser les
conditions d’un art total. Il s’agit de considérer que les arts séparés, spécialisés les uns à l’écart des
autres, ne sont que les ruines d’un art premier, l’art de la tragédie grecque. Eschyle, Sophocle et
Euripide mettent en scène la vie des mortels et celle des dieux aux prises avec les contradictions
familiales, sociales, politiques, militaires. La vie tout entière est représentée dans ces spectacles
éducatifs auxquels les citoyens assistent pour le bonheur de la cité et son édification. Spectacle
indissociablement artistique, religieux, politique et moral, la tragédie grecque semble avoir pour
but – et effectue réellement – une transformation de la vie de la cité, par la mise en jeu de tous les
sens et de toutes les dimensions de l’homme à la fois.
Spectacle simultanément musical, poétique, plastique, chorégraphique et philosophique, la
tragédie grecque a pour ambition d’élever le peuple, de lui faire conquérir, puis conserver, toute
sa conscience politique, religieuse, morale et citoyenne en général. Par la tragédie, on apprend à
connaître son destin sans fard, on fait face à la mort, on apprend à mesurer les conséquences de
ses actes et donc à maîtriser ses instincts, ses pulsions, on apprend aussi à communiquer et à se
réconcilier entre adversaires, on apprend la justice et ses difficiles conditions, on apprend à être
sensé lorsque l’irrationnel semble régir l’univers, on apprend le sens de la vie par l’intermédiaire
de la sensibilité et de l’intellect, sans jamais considérer aucune dimension artistique à l’écart d’une
autre. Bref, par la tragédie, aucune dimension de la réalité et des facultés humaines n’est jamais
comprise à l’écart des autres. On apprend de la sorte à être un homme, un homme total tout
simplement, et non le fonctionnaire spécialisé d’une activité particulière ou d’un département de
l’être considéré abstraitement.
L’art tragique – éducation à la réalité par l’intermédiaire d’une mise en scène de la mythologie –
est un art qui ne s’autorise pas à mentir sur le sens des responsabilités humaines, bien au
contraire. Par la tragédie, les différences entre l’art et la vie s’estompent et nous inspirent une
seule grande mission pendant la courte durée de notre existence : ressembler à ce héros, faire de
notre vie une œuvre d’art aussi belle et valeureuse que celle qui a été digne d’être représentée sur
la scène et sous les yeux de milliers de spectateurs. La vie peut donc envier d’être une œuvre d’art
quand celle-ci n’a pas pour but de nous la faire oublier, en consommateurs passifs de spectacles
divertissants, mais de nous y préparer, en élèves courageux et volontaires se pressant au-devant
de spectacles terrifiants.
De cet enseignement à l’école des Grecs, Nietzsche tire l’idée qu’il n’existe pas de réalité du
bien et du mal dont les effets subjectifs seraient contenus dans les notions de faute et de
culpabilité. De fait, la tragédie grecque ignorait la notion de péché et préférait s’en remettre à
celles d’erreur fatale, d’aveuglement ou d’incapacité à diriger son action vers une cible
correctement identifiée. D’où une suite de quiproquos, d’incompréhensions et de malentendus
qui forment l’essence de la tragédie. L’effet tragique naît à partir du moment où l’illusion est
reconnue non comme le résultat d’une maladresse particulière ou d’une contingence, mais
comme le propre de la condition humaine. La tragédie exprime donc une thèse sur l’homme qui
n’a rien à envier au doute cartésien. Vivre dans un univers tragique, c’est considérer
l’omniprésence du « malin génie » évoqué par Descartes comme la fiction méthodologique
permettant au doute d’acquérir sa dimension hyperbolique, c’est-à-dire de réputer pour faux ce
qui est seulement incertain. Mettre le monde en représentations et affirmer qu’il n’est qu’une suite
indéfinie de perspectives et d’interprétations, toutes erronées, c’est sans doute nier la vérité, l’être
et toutes sortes de valeurs considérées comme intangibles par d’autres philosophes et d’autres
civilisations. En ce sens, c’est faire du monde un grand terrain de jeu pour un homme aux allures
prométhéennes.
Dans cet humanisme radical de Nietzsche, on a pu voir le contraire d’un humanisme, parce que
penser ainsi l’homme comme un Titan, rival des dieux olympiens, c’est déranger l’ordre cosmique
et introduire la puissance dénaturante de la technique, et donc de l’art, dans le jeu de l’histoire. En
d’autres termes, si l’homme s’attribue tous les pouvoirs et toutes les responsabilités, il prend le
risque de la démesure, origine radicale de toute tragédie. Le paradoxe de la technique veut,
effectivement, que la maîtrise de la nature nous confère des pouvoirs qui ne dépassent sans doute
pas notre volonté, mais notre raison, notre capacité de comprendre et d’anticiper les effets les
plus lointains de notre maîtrise sur les choses. Agir en artiste, considérer la vie comme une œuvre
d’art, recèle toujours un grand danger, celui de jouer avec notre conception du monde, de la
modeler à l’image de nos fantasmes parfois les plus délétères. C’est donc risquer sa vie et celle des
autres.
Pourtant, l’esthétique de Nietzsche est une sagesse signifiant le caractère inexploitable et abyssal
de la nature. Elle est une leçon de modestie, non de démesure. Ce serait faire un faux procès à
Nietzsche que de le considérer comme un esthète de la maîtrise prométhéenne de l’univers, voire
de l’humain et de la transformation de l’humain. Le surhumain n’est pas un monstre de force et
de puissance au sens où on l’entend habituellement, à savoir qui serait doué de pouvoirs
exceptionnels et surnaturels. Il convient de penser cette figure de l’homme artiste à partir d’une
capacité exceptionnelle à effectuer un « retour sur soi-même de l’humanité », c’est-à-dire à penser
l’autonomie de l’homme dans la lignée de la philosophie des Lumières.
Penser les conditions de l’événement du surhumain est le versant positif et affirmatif d’un mot
d’ordre hérité de Voltaire : « Écrasez l’infâme ! » L’infâme, c’est la croyance à la distinction entre
un monde vrai et un monde faux ou apparent, croyance aux idéaux métaphysiques et religieux,
croyance à une vie meilleure et plus réelle située au-delà de cette vie-ci. Est infâme, enfin, le fait
de se figurer la misère de l’homme sans Dieu et la nécessité d’y remédier par tous les moyens, au
prix du mensonge et de l’obscurantisme. Penser la vie comme une œuvre d’art et penser l’homme
comme un artiste, maître de sa propre existence, ce sera donc chercher à démontrer les
accointances liant religiosité et conception vulgaire du cynisme. L’une comme l’autre interdisent
tout accès sans dommage à une autonomie réfléchie de l’homme et à son affranchissement envers
des valeurs fondées métaphysiquement. Ne plus avoir besoin de croyances et de valeurs autres
que celles dont nous sommes les auteurs en situation de création, mais aussi de contrôle et d’éveil
critique. Ne plus avoir besoin d’autres illusions que celles de l’art qui embellit l’existence. Cette
forme d’illusion est maîtrisée et réfléchie. Volontairement contractée plutôt qu’imposée
culturellement dès la naissance et opposant l’homme à l’homme, l’illusion artistique effectue la
relève de l’illusion métaphysique et réalise de ce fait même un certain progrès qu’il convient de ne
pas occulter chez Nietzsche.

Trois dimensions de l’expérience humaine

Illusion positive et exaltante, libérée du non à la vie et de tout ressentiment, l’illusion artistique
se distingue des mensonges religieux. Il ne s’agit pas d’atteindre une nouvelle forme de vérité. Il
s’agit d’adopter une typologie de l’erreur qui rend effectivement la vie possible, car telle est la
condition de l’homme tragique qu’il ne peut se figurer constamment sans provoquer son déclin.
Nous avons donc besoin de l’erreur, du mensonge et de l’illusion pour continuer à espérer et à
vivre par-delà la compréhension de la mort, destin irréfragable de l’homme. Mais, plutôt que de
nier cette humaine condition et la vulnérabilité de tout être humain, l’individu doit en tirer les
plus nobles conséquences : comprendre en quoi il est capital d’hériter et de se soucier de léguer
une trace, de transmettre une influence monumentale de son passage, c’est-à-dire digne de
mémoire et d’admiration ; comprendre en quoi il est nécessaire dans cette même perspective de
ne pas croire à l’immortalité de l’âme dans un autre monde et sous une autre forme que la forme
sensible, charnelle et matérielle ; comprendre pourquoi l’art est le modèle par excellence de
l’éducation de l’homme à la conquête de sa dignité et de son autonomie. Ces trois dimensions de
l’expérience humaine ont fait l’objet d’une prise en considération sans exemple dans l’histoire de
la pensée, en dehors de Nietzsche.
Nietzsche est tout à la fois le penseur de la vie esthétique et celui de l’art vivant. Il rompt
doublement avec les penseurs matérialistes d’une existence toute naturaliste et avec l’esthétique
bourgeoise du pur jugement de goût et de l’art pour l’art, sans pour autant verser dans le
romantisme et dans la politisation d’une conception engagée de l’existence artistique. La position
de Nietzsche n’est pourtant pas contradictoire ; elle est, comme toujours, subtile et nuancée. Il
s’agit principalement d’éviter les deux écueils suivants : considérer l’art à l’écart de la vie, comme
l’objet d’une « satisfaction désintéressée » (Kant), tandis que l’essence de l’art et du beau est
érotique ; considérer l’art comme vecteur du vrai en faveur de dimensions extra-artistiques
(politique, religion...).
L’art est au contraire, d’après Nietzsche, « le grand stimulant de la vie », puisqu’ il aide à vivre,
donne de la saveur et du goût à la vie. Il n’est pas à l’écart de celle-ci, mais consiste en une
éducation ou une rééducation des sens destinée aux convalescents que nous sommes. En effet,
nous sommes avec Nietzsche convalescents du nihilisme, de la métaphysique, de l’esprit religieux
et de toute forme de nostalgie envers le vrai.
Ainsi, considérer la vie comme une œuvre d’art, c’est entretenir une relation distanciée avec elle
et néanmoins définir l’art par l’intérêt pris à l’existence de son objet dans la vie, notamment au
sens de la stimulation du vouloir-vivre sexuel – ce sans quoi même une scène religieuse peinte par
Raphaël n’est pas concevable. L’art et la vie sont ainsi profondément liés chez Nietzsche, car il ne
saurait y avoir de distinction ontologique entre ces deux types de représentations : la vie est à
l’image de l’art, et réciproquement. On ne saurait distinguer l’imitation de ce qui est imité, car
l’objet, dissous dans sa représentation, n’existe pas en dehors de son élaboration esthétique.

La gloire de l’instant

La vie considérée par Nietzsche comme une œuvre d’art est une illusion, une représentation
embellie de la réalité, un spectacle éphémère donné sur la scène du monde. La vie est toujours en
devenir, sans autre réalité, sans autre substance, sans autre garantie de sa signification pérenne
que son éternel retour. Zarathoustra, le docteur de « l’éternel retour du même et de l’identique »,
déclare que la vie revient et éternellement revient, dans ses moindres détails, comme au théâtre les
acteurs représentent sans fin leurs personnages, sans cesse comme pour contenir leur rien. Si la
vie n’est rien que passage, c’est-à-dire le vagabondage de l’homme dans l’éclair de l’instant, elle
semble ne plus avoir aucune valeur. Elle est néant et elle vaut le néant. Tel est le sens du nihilisme
radical chez Nietzsche – on pourrait même dire de Nietzsche en tant que penseur nihiliste.
Nonobstant, il en est également tout le contraire, non par esprit de contradiction, comme on l’a
souvent déclaré un peu trop facilement, mais parce que la vie et l’illusion bénéficient d’un statut
ontologique et temporel inédit dans l’histoire de la philosophie occidentale, celui de seule et
ultime réalité, vérité, être. Le génie de Nietzsche est d’avoir opéré la dissolution des antagonismes
métaphysiques fondés sur des oppositions notionnelles telles que instant et éternité, être et
devenir, substance et accident, apparence et réalité, sujet et objet ou encore, dans le domaine de la
morale, bien et mal. Le théâtre est à la gloire de l’instant, il l’aime jusque dans son caractère
fugitif, fragile, furtif. Pour Nietzsche, c’est le modèle de la vie, même si sa relation à l’art
dramatique est ambiguë, lorsqu’il reproche à Wagner d’en faire trop, de dramatiser et de
théâtraliser d’une manière excessive et sa musique et ses personnages.
Ainsi, la vie est jeu d’interprétations infinies, labyrinthe de symboles entrelacés, texte
romanesque à déchiffrer. Elle n’est pas sérieuse, elle n’est pas triste non plus, bien que toujours
tragique, car « la joie, quand déjà la douleur est profonde, la joie est plus profonde que la peine du
cœur » (Ainsi parlait Zarathoustra). Ici, pessimisme s’accorde avec force. Savoir vivre, c’est
précisément se révéler capable de concevoir son existence telle une œuvre d’art et nous-mêmes
comme les créateurs d’une spéculation ludique mettant aux prises des expériences de vie avec des
essais de pensée.

Mathieu Kessler est maître de conférences à l’IUFM d’Orléans–Tours.


Il a notamment publié l’Esthétique de Nietzsche (PUF, 1998) ; Nietzsche ou le Dépassement esthétique de
la métaphysique (PUF, 1999) ; les Antinomies de l’art contemporain (PUF, 1999) ; le Paysage et son ombre
(PUF, 1999).

8. La Généalogie de la morale (Die Genealogie der Moral, 1887)


Le sous-sol des valeurs

La critique de la morale, amorcée dès Humain, trop humain et surtout Aurore, est reprise ici sous
une forme plus systématique. La morale fait l’objet non plus d’une simple psychologie historique,
mais d’une généalogie : l’hypothèse de la volonté de puissance permet de remonter le cours des
valeurs morales, afin d’en déceler l’origine pulsionnelle, puis d’évaluer le statut de telles pulsions.
Trois étapes ponctuent cette investigation généalogique. Tout d’abord, l’élaboration des valeurs
primitives de la morale chrétienne se trouve rapportée à un type pulsionnel affaibli, réactif, dont
la disposition fondamentale est le ressentiment. La propagation d’une telle disposition conduit
ensuite, chez les individus qui y sont soumis, à un retournement de la cruauté – manifestation
primitive de la volonté de puissance – contre elle-même, à un refoulement des pulsions actives
qui préside à l’intériorisation de la conscience de la faute : la morale produit de la mauvaise
conscience. Enfin, l’intervention des prêtres donne une tournure nihilisante à la morale, en
incitant à la glorification de l’au-delà aux dépens de l’ici-bas : les « idéaux ascétiques » envahissent
la culture occidentale et parachèvent le mouvement de décadence que recelait, dès l’origine, la
morale chrétienne. Démasquer les dangers sournois de ce mouvement doit permettre de
proposer un contre-idéal, afin de sortir de la volonté de néant, du nihilisme.

Olivier Tinland
Par Paul-Laurent Assoun

L’homme est-il un animal malade ?


Inventeur avant la lettre de la « psycho-analyse », Nietzsche s’est posé en médecin de la
civilisation et s’est livré à une véritable démolition des idoles de la modernité.

« Tout ce dont nous avons besoin, et qui peut-être pour la première fois nous est donné, […]
est une chimie des représentations et des sentiments moraux religieux, esthétiques, ainsi que de
toutes ces émotions que nous ressentons dans les grandes et petites relations de la civilisation et
de la société, même dans l’isolement » (Humain, trop humain). Voilà ce que proclame Friedrich
Nietzsche, au seuil de sa propre entreprise analytique. Car c’est bien une « psycho-analyse » qu’il
propose, quelque vingt ans avant qu’un certain Sigmund Freud n’invente ce terme. Il s’agit de
saisir toute représentation et affect comme à décomposer. Bref, l’homme est devenu un
symptôme. Point de psychopathologie plus fondamentale que l’anthropologie nietzschéenne :
c’est que cet « animal malade » qu’est l’homme livre sa clé à travers ses masques. Mais, du même
mouvement qu’il aborde le fait humain par le symptôme, Nietzsche dénonce le nihilisme sous
toutes ses formes, celui qui hait la vie. La « chimie » est ici l’instrument de mise au jour de la
vitalité désirante.
Au-delà de « l’illusion du précurseur » – qui, dans Freud et Nietzsche, m’a amené à décrire une
filiation en sa nécessité comme en ses apories –, il s’agit de s’aviser que Nietzsche, par ce projet,
inaugurait quelque chose qui tient au désir le plus actuel, en assumant le statut de la pensée, son
Unzeitmässigkeit (inactualité, ou intempestivité). Nietzsche est le non-contemporain par excellence,
celui qui détermine une posture à son temps de refus des modes ambiants de la jouissance. Quitte
à se faire réactionnaire, reniflant tout signe de décadence, il installe son laboratoire dans l’époque.
De même que Marx fut un grand clinicien de l’histoire, Nietzsche est un clinicien des mœurs, au
sens le plus radical.

Le sujet comme superstition

Si l’usage de certains de ses termes a été livré aux pourceaux, de « décadence » à « volonté de
puissance », il est essentiel d’en saisir la valeur de choc dans l’économie de sa pensée critique,
jusqu’en ses impasses. C’est depuis cette dimension qu’il s’agit d’appréhender la présence
persistante et insistante de Nietzsche, ce qui fait qu’il demeure parmi nous. Nietzsche penseur
actuel ? Si l’on appelle actuel ce qui complait à l’esprit du temps, nul n’est plus éloigné de l’idée
d’actualité que la « pensée-Nietzsche » : il se veut plutôt inactuel (unzeitmässig), aujourd’hui comme
hier, inapproprié à tout présent, en rupture chronique avec l’actualité, celle de la paresse de
pensée et de l’idéologie. Mais c’est précisément ce qui en fait l’authentique actualité, anti-
journalistique. Nietzsche ne se règle pas sur les tendances, il les critique en ouvrant
inlassablement une autre scène. C’est même à ses yeux un signe de « bassesse » que ce mélange de
culte du new-look et d’impossibilité de s’inventer. Ce « médecin de la civilisation » en a désigné le
malaise, avant que Freud ne lui assigne son lieu propre. Après avoir été fasciné par la tragédie
grecque, Nietzsche a inventé son propre art dramatique, en y faisant comparaître toutes les idoles
du présent, celle de la tribu de la modernité tout spécialement.
Nietzsche se disait « psychologue ». Terme révélateur par son ambiguïté même. Singulier
psychologue, qui tient la psyché comme une version de cette superstition qu’est le sujet. Non pas
partisan précurseur du psychologue moderne, qui, lui, se veut scientifique, mais psychologue
unique en son genre et créateur d’une nouvelle espèce de psychologues, appropriée à sa
condition. Le nommé Nietzsche est le seul psychologue de son espèce. Au milieu des années
1880, il se nommera beaucoup plus exactement « généalogiste ». Mais le terme « psychologue »
suggérait bien, une décennie plus tôt, son ambition de mettre la psyché à l’épreuve décapante du
logos. C’est un sens que sa présence est en quelque sorte chronicisée en tout temps, puisqu’il s’est
fait spécialiste de l’origine, étant entendu que l’origine réelle est ce qui agit ici et maintenant.
L’« originalité monstre » de Nietzsche tient en ce qu’il doit inventer une science pratiquée par
lui seul, une psychologie. Lire Nietzsche, c’est y découvrir l’exact contraire d’un traité de
psychologie, soit une déconstruction en acte de la psyché et de ses illusions. C’est une sorte de
réflexivité qui est instituée. Mais celle-ci ne se réduit ni à quelque introspection, ni à un simple
examen de conscience, ni à un projet de moraliste – quoique Nietzsche ait revendiqué La
Rochefoucauld, le « démasqueur » de l’amour-propre, comme devancier, en tant que démasqueur
du semblant.
Dans cette rage d’Entlarvung (démasquement, dévoilement), il engage son symptôme : éprouver
un malaise, débusquer l’immoralité sous-jacente à toute chose et sentir par là même son équilibre
rétabli… jusqu’au prochain malaise, tant la puissance d’immoralité du monde est inépuisable.
Comme tout ce qui ne le détruit pas le rend plus fort, Nietzsche poussera jusqu’au bout sa
vocation d’« entrepreneur en démolitions ». Dans quelle mesure ce symptôme nous a-t-il été
transmis ? Tout se passe comme si, pour paraphraser le style provocateur de Nietzsche, il nous
avait en effet contaminé par sa maladie singulière.
Cela donne la clé de son époustouflant trajet pendant le quart de siècle où se déchaîne sa
pensée vive. Contre la modernité et sa faiblesse désirante, il affûte son désir sur le tranchant du
tragique : restituer l’homme à l’école du tragique, dionysiaque, voilà son premier mouvement de
pensée, celui de la Naissance de la tragédie. Là, il rencontre l’obstacle : un sujet inapte à la dure
vérité, qui n’a pas l’art pour ne pas mourir de cette même vérité, prêt à se jeter dans les bras de la
morale. Du coup, il doit se faire traqueur de « l’origine des sentiments moraux », en hommage à
son confrère Paul Rée, comme l’atteste Humain, trop humain. Mais cette traque se radicalise en
« généalogie de la morale » qui dénonce violemment toute volonté réactive, du ressentiment à la
mauvaise conscience. Nietzsche poursuit la superstition du sujet de sa hargne critique, de sa
forme métaphysique à sa forme morale. Dès lors se dégage la Wille zur Macht (volonté de
puissance), cet opérateur remède.
La volonté de puissance est le contraire de ce que l’on y entend : elle n’est pas une volonté qui
s’exciterait de son propre pouvoir. Il s’agit de ce qui affronte « l’innocence du devenir » à travers
la pensée de l’éternel retour, la plus dure jouissance, à ce titre inégalable, révélée sur la route de
Sils-Maria. Ce que Nietzsche interroge inlassablement – à la folie, serait-on tenté de dire en
pensant à l’issue de ce penseur lucide, jusqu’au dernier moment conscient –, c’est la jouissance
morale comme forme réactionnelle de la volonté de puissance.

Une passion obscure de la Loi

Pourquoi l’homme jouit-il ainsi du renoncement, au point de s’adonner à cette passion morbide
de la morale ? On serait mal inspiré de s’en recommander pour alimenter l’imaginaire d’un jouir-
sans-tabou moderne (expression dont l’inanité se démontre). Celui-ci serait à ses yeux
l’exacerbation d’un hédonisme qui cherche un aliment à un imaginaire.
C’est par conséquent tout sauf un hasard si Nietzsche se retrouva sur la piste des grandes
découvertes freudiennes : il a vu la puissance du rêve, monument de l’Urzeit (temps primitif) à
l’échelle du rêveur ; il a entrevu l’énigme de la mémoire, en sa puissance de folie et de
refoulement ; il a mesuré la force de la pulsion et sondé le criminel blême ; il a interrogé les
figures du père – lui qui archive sa biographie à partir de la mort précoce de son propre père.
Événement qui, au-delà de quelque lecture psycho-biographique réductrice, montre comment un
tel sujet est devenu, à partir d’une mélancolie primitive, si sensible au « trou dans l’Autre ».
La passion de la Loi qui tend à la transvaluation porte une sorte d’impasse féconde aux yeux du
savoir freudien. En outre, cet au-delà du sujet ne doit pas faire méconnaître le sujet inconscient,
indexé à la vérité de son désir. Tenter de venir à bout du symbolique, réinventer la Loi, ce
pourrait être la vraie folie de Nietzsche, celle de la transvaluation – au point de vouloir donner
des noms nouveaux à des choses nouvelles.
Le surhomme, l’auteur de Totem et tabou voudra n’y voir que la forme fantasmatique du père de
la jouissance absolue, celui de la horde primitive dont le grand « vouloir » transverbère dans le
sentiment du sacré. Tel l’Urvater (père primitif), le surhomme est une psychologie à lui seul...
Nietzsche, on le sait, a physiquement survécu plus d’une décennie à sa mort mentale. Alors a-t-
on vu le monde intellectuel – qui l’avait boudé de son vivant – l’évoquer comme un maître à
penser, et rendre visite et hommage à cette statue morte vivante. Ecce homo : voici l’homme,
semble se dire son époque, instituant son inactualité. Pathétique symbole de la condition
intempestive et inactuelle : vivant, le maître est en quelque façon dénié, on attend – patiemment –
sa mort pour lui rendre hommage et embaumer son savoir, dont on n’a pas voulu de son vivant.
N’est-ce pas l’humour nietzschéen, en son ultime tour tragique, que de faire acte de présence
(absente) au culte dont il devient le témoin ironiquement muet ?

Paul-Laurent Assoun est professeur à l’Université Paris–VII (Denis–Diderot) et psychanalyste.


Il a notamment publié Freud et les sciences sociales (Armand Colin, 1993); Freud et Nietzsche (PUF,
1980 ; Quadrige, 1998) ; Marx et la répétition historique (PUF, 1978 ; Quadrige, 1999); Psychanalytiques
sur l’angoisse (Anthropos, Economica, 2002).

10. Crépuscule des idoles (Götzendämmerung, 1888)


Philosopher à coups de marteau

Le marteau est une métaphore polysémique, qui évoque tout à la fois l’outil du sculpteur, l’arme
du destructeur, l’instrument de l’auscultation. Ausculter les idoles équivaut, en frappant contre
leur cuirasse, à tester leur teneur propre : un dieu s’y cache-t-il, ou sonnent-elles creux ? En un tel
cas, le marteau devient destructeur, il anéantit les fausses prétentions des valeurs en cours, de ces
« ombres de Dieu » qui se dissimulent derrière nos croyances modernes. Mais l’acte de
destruction ne vaut qu’en tant qu’il s’intègre à une entreprise de création : là le marteau se fait
artiste, il dessine la silhouette encore confuse d’un au-delà du nihilisme. En attendant, Nietzsche
règle son compte à la figure illusoire du sage antique, simple travestissement d’une fatigue de
vivre et de penser ; la philosophie rationaliste se trouve elle aussi brocardée, sa folle prétention à
déceler un monde idéal au-delà du monde sensible s’avérant un clair symptôme de décadence. En
cela, elle se rend complice de la morale, véritable « contre-nature » au service du ressentiment
envers la vie. À rebours d’une vision idéaliste de l’esthétique qui fut autrefois la sienne, Nietzsche
esquisse une véritable « physiologie de l’art », où il interprète la création artistique, selon
l’hypothèse de la volonté de puissance, comme l’expression idéalisée d’une ivresse primitive.
L’époque moderne est à son crépuscule : le marteau hâte l’avènement de nouvelles aurores.

Olivier Tinland
Par Antoine Grandjean

Faut-il aimer son prochain ?


À l’amour du prochain qui traduirait le ressentiment et la haine de soi, Nietzsche oppose
l’amour du lointain, qui exalte la volonté d’aller par-delà soi-même pour inventer des formes de
vie affirmatives.

« Nous ne sommes pas des humanitaires » ; « Nous n’aimons pas l’humanité» ; « L’humanité ! Y
eut-il jamais plus horrible vieille, parmi toutes les horribles vieilles ? » Au moment où Nietzsche
écrivait ces lignes du Gai Savoir, soupçonner l’amour du prochain n’était certes pas chose
nouvelle. Mais il ne s’agit ici ni de faire avouer à ce mot d’ordre affecté ce qui se cache derrière
lui, à la manière de La Rochefoucauld, ni de dégager ce qu’il dénie et refoule, comme Freud le
fera plus tard. Le verdict nietzschéen ne porte pas d’abord sur la vérité de l’amour de l’humanité
mais sur sa valeur. Loin de contester que certains puissent l’aimer, la question est de savoir qui a
besoin de l’aimer, de quel type de vie cette valeur est un symptôme et quelle valeur a cette vie. En
termes nietzschéens, c’est à la généalogie de l’amour du prochain qu’il convient de procéder,
généalogie qui comporte deux temps, dont seul le premier peut sembler rapprocher Nietzsche de
ses prédécesseurs et successeurs.
Il s’agit en effet de commencer par soumettre l’amour du prochain à un questionnement
régressif qui reconduit cette valeur aux instances pulsionnelles qui la produisent. Aussi Nietzsche
rapporte-t-il toute morale du désintéressement, du souci du bien commun, de la sympathie, de la
préoccupation humanitaire, à l’amour chrétien du prochain, lequel est lui-même une forme de la
compassion et de la pitié qui, selon la topique dégagée par la Généalogie de la morale, ressortit à la
morale des esclaves et non à celle des forts. De fait, les forts nomment « bon » ce qui témoigne de
leur force, le puissant, le noble, le beau, l’excellent, le « mauvais » désignant le faible, le vulgaire, le
laid, le vil. « L’équation aristocratique des valeurs » est donc indissociable d’un « pathos de la
distance », d’un sens de la distinction, qui exclut d’emblée la notion même de prochain. Le fort
s’affirme comme le lointain, revendique joyeusement son égoïsme et sa fierté, tandis que l’amour
du prochain en est l’absence « méprisable ».
En raison de leur impuissance face à la dureté des forts, les esclaves renversent complètement
cette grille d’évaluation et nomment « méchant » et « cruel » celui qui ne les aime pas et le leur fait
sentir : l’indifférence et le mépris de leur souffrance deviennent méchanceté, tandis que par
contrecoup l’amour du prochain devient bonté. Où l’on voit que cet amour n’est que réaction
contre les forts, qu’il est né de « l’arbre de la haine », dont il n’est que l’ultime fruit : le
commandement d’amour est une antiphrase, le texte de la vengeance maquillé en bienveillance.
Alors que le fort n’attaque que celui qu’il respecte puisqu’il s’agit de se mesurer à lui, et donc aime
ses ennemis comme son épreuve, le chrétien aime son prochain et même ses ennemis pour en
retirer quelque mérite et mieux leur signifier leur méchanceté. L’amour pour le prochain permet
alors d’échapper au sentiment d’impuissance et à la haine de soi qui en est l’effet en suscitant en
retour son amour, de sorte qu’il est le détour d’un amour de soi insuffisant pour s’affirmer lui-
même. L’apparent désintéressement est en fait une tentative de séduction d’autrui pour qui ne
parvient pas à se plaire : « Votre amour du prochain, c’est votre mauvais amour de vous-mêmes »
(Ainsi parlait Zarathoustra). « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », entendez : de cette
même haine que tu as pour toi.
Reste que Nietzsche – et c’est là son originalité – ne se contente pas de mettre en évidence
l’intérêt que dissimule le désintéressement affiché, d’autant que l’idée même d’un amour non
égoïste est pour lui une mystification de plus. L’important est de procéder – là se situe le second
temps de la généalogie – à une interrogation sur la valeur de cette valeur, le critère étant la
puissance d’avenir de celle-ci pour la vie. Il est alors clair que, la vie étant, en son fond, volonté de
puissance, l’amour de l’humanité est un danger pour la vie.
L’anti-humanisme nietzschéen

Individuellement, car « vivre […], c’est être cruel », « assassiner sans relâche » ce qui est faible
en les autres comme en soi (le Gai Savoir), de sorte que le commandement d’amour est « la
négation de la vie » élevée au rang d’impératif, symptôme d’une fatigue et d’une vie épuisée qui ne
peut plus s’affirmer qu’en se reniant. Collectivement, car l’apparente anti-sélection ainsi promue
est en fait une contre-sélection : prêcher l’amour de l’humanité, c’est commander de maintenir
tout ce qui est faible, sans avenir, « ceux qui souffrent de la vie comme d’une maladie », et donc
de « fracasser les forts », au prix de ce qu’il y a de conquérant etde dominateur, c’est-à-dire au prix
de ce qu’il y a d’authentiquement vivant, pour sélectionner « un sublime avorton », « cet animal
grégaire, bienveillant, souffreteux et médiocre : l’Européen d’aujourd’hui » (Par-delà bien et mal).
Tel est donc le fondement de l’anti-humanisme nietzschéen : l’homme est la maladie de peau de
la terre (Ainsi parlait Zarathoustra), un ferment de décadence et, s’il venait à périr, cette mort
devrait être assortie d’un enthousiaste « tant mieux » (Fragments posthumes). Nietzsche
misanthrope ? Pas même, répond-il, car la haine suppose de l’amour, donc honore et se mérite.
Seul reste le mépris. Pis, « le plus grand danger » est de passer du mépris au « dégoût de
l’homme », d’être soi-même épuisé au spectacle de cette fatigue dont l’humanité est le titre, car
« nous souffrons de l’homme » (la Généalogie de la morale). Mais, attention, que l’on ne se méprenne
pas ici. Car c’est bien au nom de « l’homme garant de l’avenir » que la véritable « maladie du
prochain » qu’est l’amour de l’humanité est récusée : « Je porte le destin de l’humanité sur les
épaules » (Ecce homo). C’est le souci de « l’avenir de l’homme » (Par-delà bien et mal) qui commande
l’anti-humanisme et son « grand amour pour le plus éloigné » qui fait déclarer à Zarathoustra :
« Ne ménage point ton prochain ! L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. »

Par-delà soi-même

Dans ces conditions, « ce qu’il y a de grand en l’homme », c’est sa capacité à s’offrir un avenir et
donc à se surmonter lui-même, capacité dont la notion de surhumain est l’autre nom et que,
précisément, l’amour de l’humanité étouffe. Condamner l’amour de l’humanité au nom de « ce
que l’on peut aimer en l’homme », c’est donc récuser l’amour du prochain pour « l’amour du
lointain », vouloir que l’homme suive enfin Dieu dans la tombe, afin que vive le surhumain. En
tant que résultat de son surpassement de lui-même, il est l’authentique « transfiguration de
l’existence » (Fragments posthumes) qui permet d’échapper au dégoût de l’homme. C’est pourquoi il
faut rappeler que le surhumain n’est d’abord ni un concept politique, ni un concept sociologique,
ni un concept biologique. Nietzsche se moque du culte des héros, affirme que, dans leur
souveraineté, les individus surhumains se déprendraient de tout souci du monde, semblables aux
dieux bienheureux d’Épicure, et récuse explicitement toute interprétation néodarwinienne du
surhumain. Le surhumain n’est ni une nouvelle espèce ni une essence idéale mais un type, c’est-à-
dire une configuration de pulsions, une hiérarchie des instincts relativement stable qui, loin d’être
un donné naturel, est un résultat, le résultat d’un vouloir. C’est pourquoi, lorsque Zarathoustra dit
du surhumain qu’il est à l’homme ce que l’homme est au singe, il ne faut y lire qu’un symbole de
la distance que permet un autodépassement : le caractère biologique n’est que l’expression de la
puissance, et s’il devait advenir à l’homme un nouveau corps, ce serait comme conséquence d’une
nouvelle volonté.
Dans la notion de surhumain (Übermensch), il faut donc privilégier le sens dynamique d’un
surmontement de soi (Selbstüberwindung), d’un aller par-delà soi-même, qui confère également un
sens axiologique à un tel type de vie, en tant que celle-ci se trouve dotée d’une valeur supérieure,
selon le critère d’évaluation déjà formulé. Le surhumain est donc d’abord le nom d’un acte et
d’un type qui en est le résultat en même temps qu’il le favorise toujours. Le surhumain n’est pas à
attendre, il est à vouloir, il est volonté d’un type, dans la mesure où il désigne d’abord un type de
volonté, celle qui sera enfin capable d’affirmer pleinement sa puissance et donc la vie, en se
délestant du ressentiment constitutif de ce qui a eu cours jusqu’ici sous le nom d’humanité.

Surhumain, trop humain, inhumain

Ainsi le surhumain ne constitue-t-il pas une autre espèce que l’homme, mais une autre espèce
d’hommes, par quoi il ne s’agit pas d’un nouvel absolu qui viendrait contredire la thèse
nietzschéenne de la relativité de toute valeur : c’est relativement à la configuration pulsionnelle
que la civilisation a fixée sous le nom d’humanité qu’il convient de parler de surhumain, en tant
qu’il serait « l’opposé des “hommes modernes”, des hommes “bons”, des chrétiens et autres
nihilistes » (Ecce homo). Il n’est donc pas question de se façonner un nouvel idéal de l’homme. Le
surhumain n’est pas tant l’homme de l’avenir que l’homme fécond d’avenir, et fécond d’avenir
parce qu’il est assez fort pour toujours vouloir se porter par-delà lui-même, parce qu’il est mû par
l’amour du lointain, qui est d’abord son propre lointain. Il qualifie au fond un type d’homme qui
serait capable de vouloir surmonter sa « trop-humanité» : « humain, surhumain » versus « humain,
trop humain » (le Gai Savoir).
Ce type est ce qu’il convient de dresser contre la domestication qu’a opérée la civilisation pour
aboutir à ce qui n’est en fait qu’un « non-homme », animal craintif, apitoyé et pitoyable (Ecce
homo). C’est donc de culture qu’il s’agit car l’homme est la « plus belle pierre » qui puisse être
offerte à un sculpteur, parce que la plus souple, pierre que l’on a gâchée en la défigurant au lieu de
l’informer, de sorte qu’il faut se remettre à l’ouvrage, pour enfin « façonner l’homme en artistes »
(Par-delà bien et mal). Si le surhumain n’est pas un nouvel idéal de l’homme, s’il doit donc rester
indéterminé, certains de ses traits doivent cependant guider le ciseau, quand bien même ces traits
ne peuvent faire portrait. N’en déplaise aux brutes qui voudraient s’en réclamer – et qui l’ont fait
– et aux bien-pensants qui aimeraient en tirer argument pour le condamner – et qui l’ont fait –,
Nietzsche n’esquisse alors en rien la figure d’une bête sauvage avide de domination. Certes, le
surhumain se démarquera par sa force, de sorte qu’il ne pourra que s’accompagner d’une
croissance de ce qu’il y a de plus terrible en l’homme et que la morale a toujours voulu étouffer :
pas de surhumain sans inhumain.

La barbarie cultivée

Mais le degré suprême de la force est de pouvoir être victorieuse d’elle-même. Certes, le
surhumain ne s’embarrassera pas de sacrifier autrui à la puissance. Mais il traitera ainsi autrui
comme lui-même, car il sera le premier à s’y sacrifier. Certes, il ne répugnera pas à détruire. Mais
parce que la destruction est une condition de la création, y compris lorsqu’il s’agit de lui.
Antithèse de l’homme amputé, de l’« avorton » que nous nommons homme, c’est-à-dire de la
faiblesse civilisée, le surhumain sera la barbarie cultivée, c’est-à-dire la synthèse d’une richesse de
forces et d’une prodigalité d’instincts assez grandes pour se dominer sans avoir besoin de se
réprimer. C’est pourquoi, lorsqu’il fait référence à des figures historiques comme à des modèles
approchants qui ont éclos fortuitement, comme à des augures de ce qu’il s’agira de vouloir quand
elles n’ont été que d’heureuses exceptions, Nietzsche ne fait pas appel à ceux que d’aucuns
attendraient. Ce sont la plupart du temps des artistes qui sont convoqués, en tant qu’être un
artiste véritable, c’est précisément savoir informer ses pulsions sans les brider, façonner ses
instincts sans les extirper, à la manière de Shakespeare qui sut être à la fois le plus grand barbare
et le plus grand poète, qui créa en Macbeth celui qui sait soumettre sa crainte à son ambition, en
Hamlet celui qui transfigure le tragique auquel il a le courage de faire face en bouffonnerie, et en
Brutus celui pour qui nul sacrifice n’est trop grand dès lors qu’il s’agit de l’indépendance de l’âme.
Shakespeare, ou la barbarie faite classique. Et lorsque Nietzsche cite Napoléon comme « synthèse
de l’inhumain et du surhumain » (la Généalogie de la morale), c’est en célébrant « le frère posthume
de Dante et de Michel-Ange » (Fragments posthumes) en celui qui eut ce mot qui ne manqua pas de
le ravir : « J’aime le pouvoir […] en artiste, […] comme un musicien aime son violon, […] pour
en tirer des sons, des accords, des harmonies. »

Aimer en ennemi

On le voit, le surhumain aura donc la richesse d’un oxymore, ce que la morale, si fervente
d’antagonismes tranchés, est bien sûr inapte à comprendre : « Un César avec l’âme du Christ »
(Fragments posthumes). Car le Jésus de Nietzsche, à l’inverse de tout le christianisme dont il n’est en
rien l’inventeur, puisque la responsabilité en incombe à Paul, est venu montrer comment vivre
par-delà la loi, la culpabilité et le châtiment, par-delà bien et mal, libéré de la vengeance et du
ressentiment, divinisé par le grand oui qu’il adresse à tout ce qui est. Que l’on élimine de cet
amour ce qu’il a de passif abandon, que l’on y ajoute une dimension de conquête, la façon dont
César répondait de lui en surmontant toute résistance, prêt à sacrifier tout homme, dont lui, à une
cause dont il savait que sa valeur tient toujours dans ce qu’elle coûte, alors on obtiendra quelque
chose d’inouï : un César aimant ou encore un Jésus qui franchirait le Rubicon.
Ainsi le surhumain est-il peut-être d’abord le grand amoureux, « un monstre de force et
d’amour » (Fragments posthumes). Car c’est précisément lui qui, à la différence des faibles, ne
travaillera pas à la sourde destruction de ses ennemis mais les honorera, et se tiendra à bonne
distance des médiocres. Lui qui donnera non par compassion mais par surabondance de richesse,
et qui n’attendra pas que l’autre souffre pour lui être une fête et sera suffisamment pudique pour
se dissimuler en donnant, et ainsi épargner la honte à celui qui reçoit. Lui qui ne désirera pas
partager les souffrances mais les joies de l’autre, et qui, afin de pouvoir les partager, voudra
toujours lui être une cause de joies. Lui qui saura aimer quand le faible n’a rien à donner. Aimer
de haute lutte, sans affecter l’altruisme, en se battant de toute sa force, aimer en ennemi, aimer
dangereusement, comme Don José aime Carmen. Aimer d’un « amour qui donne », c’est-à-dire
sans viser la possession de l’autre, aimer en ami, d’un amour qui « ne veut pas l’amour mais
davantage » (Ainsi parlait Zarathoustra). Aimer d’un amour qui sache dire avec Gœthe, autre
approximation du surhumain : « Si je t’aime, est-ce que cela te regarde ? » L’actualité de Nietzsche
tient, à n’en pas douter, dans… cette inactualité qu’il revendiquait. Et inactuel, probablement,
l’est-il aujourd’hui plus que jamais.
Lorsque l’humanisme vaut argument et que le qualificatif d’« anti-humaniste » vaut réfutation,
les « idées modernes » qui oublient qu’elles sont des valeurs – en tant que telles questionnables –
et se prennent pour des évidences se sont déjà précipitées en idoles. Contre l’homme et contre
l’érotique de l’humanité en laquelle Nietzsche relevait une érotomanie toute française, peut-être
un peu de soupçon est-il nécessaire afin de redonner à l’homme son sens de tâche et à l’amour
son goût de victoire. « Autant de méfiance, autant de philosophie » (le Gai Savoir).

Antoine Grandjean enseigne la philosophie à l'Université de Nantes.

11. L’Antéchrist (Der Antichrist, 1888)


Vers la transvaluation des valeurs

« Ce livre est pour les très rares élus. » Semblable avertissement peut étonner, s’agissant d’un
livre dont le fil directeur est une critique du christianisme. Au XIXe siècle, critiquer la religion est
presque une mode : la raison prétend supplanter le mythe, la science annihiler les croyances, le
socialisme réduire à néant le conservatisme théologico-politique. Dès lors, à quoi bon s’en
prendre à une institution déjà moribonde ? En quoi être anti-chrétien doit-il être réservé au petit
nombre ? Là est l’originalité de Nietzsche : le christianisme n’est pas selon lui une étape révolue
de l’histoire, mais sous-tend jusqu’à ses critiques les plus modernes ; au-delà d’une apparente
laïcisation, les valeurs chrétiennes, travesties dans le culte de la raison, le fantasme du progrès, le
fanatisme égalitaire, sont plus influentes que jamais. Être anti-chrétien équivaut ainsi à ne pas s’en
laisser compter par la modernité et à établir la psychologie impitoyable du mouvement historique
qui conduit au nihilisme. La disposition chrétienne fondamentale est le mensonge envers soi-
même, le refus d’assumer la réalité, au profit de fantasmes alimentés par de sombres appétits de
pouvoir : le symbole en est saint Paul, fossoyeur du Christ et « apôtre de la vengeance » envers la
vie. Le dépassement du christianisme ouvre la voie à la transvaluation des valeurs, et notamment
à une « grande politique » établissant la domination spirituelle des philosophes de l’avenir.

Olivier Tinland
Par Olivier Tinland

Ma bibliographie
L’accélération des publications consacrées à Friedrich Nietzsche ces dernières années, signe
d’un net regain d’intérêt des philosophes français pour le penseur allemand, rend nécessaire de
poser quelques jalons afin de permettre de s’initier au mieux à la compréhension d’une œuvre
aussi séduisante que déroutante. En premier lieu, s’agissant d’un philosophe pour qui l’exercice de
la pensée n’est pas séparable d’une pratique vécue, il peut sembler opportun de s’intéresser à la
vie de Nietzsche. La plus émouvante évocation de celle-ci se trouve sans nul doute dans le petit
ouvrage de Stefan Zweig Nietzsche (la Bibliothèque cosmopolite, Stock, réédition 1996). À
compléter par la lecture du beau livre d’une célèbre contemporaine de Nietzsche, Lou Andreas-
Salomé, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres (les Cahiers rouges, Grasset, 2000). Ceux qui
souhaitent avoir accès à une vision d’ensemble plus précise et complète pourront se reporter à la
petite biographie de Mazzino Montinari, Friedrich Nietzsche (Philosophies, PUF, 2001). Enfin, les
plus gourmands trouveront ample satisfaction dans ce qui constitue désormais la biographie de
référence de Nietzsche : Curt Paul Janz, Nietzsche, biographie (3 volumes, Gallimard, 1984).

Par où commencer quand on veut lire Nietzsche ? Le lecteur non spécialiste dispose à présent
d’une anthologie de textes d’excellente facture, complétée par un commentaire discret et
pertinent des extraits présentés : Yannis Constantinidès, Nietzsche (Prismes, Hachette, 2001).
L’œuvre la plus synthétique de Nietzsche est sans doute Crépuscule des idoles ; on en trouve une très
bonne édition pédagogique, traduite et commentée par Éric Blondel (Classiques de la
philosophie, Hatier, 2002). Par ailleurs, Patrick Wotling propose d’excellentes traductions
richement annotées de trois ouvrages majeurs de Nietzsche : le Gai Savoir (GF, réédition 2000),
Par-delà bien et mal (GF, 2000) et Éléments pour la Généalogie de la morale (LGF, 2000). S’agissant
d’Ainsi parlait Zarathoustra, on se reportera avec bonheur à la belle traduction de Georges-Arthur
Goldschmidt (LGF, 1972). Les Œuvres philosophiques complètes (comprenant l’intégralité des
Fragments posthumes) sont accessibles en traduction française chez Gallimard (1967-1997) ; la
collection « Folio Essais » en fournit une version de poche (sans les Fragments posthumes). De plus,
Nietzsche fait son entrée dans la « Bibliothèque de la Pléiade », où le premier tome de ses Œuvres
(qui regroupe des textes de jeunesse, la Naissance de la tragédie et les quatre Considérations inactuelles) a
déjà été publié (Gallimard, 2000) sous la direction de Marc de Launay.

Nietzsche a également beaucoup écrit de lettres, qui constituent un complément précieux à


l’intelligence de son œuvre ; les deux premiers tomes de sa Correspondance (1850-1874) sont publiés
chez Gallimard (1986). Une édition fort utile de ses Dernières Lettres est en outre parue en poche
chez Rivages (1992). Enfin, la passionnante correspondance entre Nietzsche, Paul Rée et Lou
Andreas-Salomé est disponible en version française aux Presses universitaires de France
(Correspondance de Friedrich Nietzsche, Paul Rée, Lou von Salomé, Quadrige, PUF, 2001).

Cela dit, s’il est nécessaire de commencer par la lecture des œuvres elles-mêmes, il est bien
difficile de lire Nietzsche sans l’accompagnement de bons commentaires. Le lecteur pourra
notamment se reporter au très précieux Vocabulaire de Nietzsche (Ellipses, 2001) de Patrick
Wotling, où se trouvent expliqués par le menu la plupart des idiomes fondamentaux de la pensée
nietzschéenne. Du même auteur, citons la Pensée du sous-sol (Allia, 1999), étude pénétrante de la
redéfinition du rôle de la psychologie chez Nietzsche, ainsi que Nietzsche et le problème de la
civilisation (Questions, PUF, 1999), qui reconstitue de façon novatrice la cohérence du parcours
nietzschéen autour de l’interprétation du devenir des cultures. Si l’on désire s’initier à chaque
œuvre en particulier, le recueil d’Écrits sur Nietzsche (L’Éclat, 1996) par Giorgio Colli (coéditeur de
l’édition scientifique des Œuvres de Nietzsche) constituera sans nul doute un excellent guide.
L’ouvrage pionnier de Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie (Quadrige, PUF, réédition 1999),
malgré quelques imprécisions, reste une tentative pleine de verve pour mettre en évidence
l’irréductibilité de Nietzsche vis-à-vis de toute la tradition philosophique, ainsi que son explosive
originalité. Le livre d’Alexander Nehamas Nietzsche : la Vie comme littérature (Philosophie
d’aujourd’hui, PUF, 1994) rend justice à l’importance de la référence esthétique dans la pensée
nietzschéenne. Le solide commentaire d’Éric Blondel, Nietzsche, le corps et la culture - La philosophie
comme généalogie philologique (PUF, 1986), insiste quant à lui sur l’importance primordiale de l’usage
des métaphores dans l’invention du nouveau langage nietzschéen. À ceux qu’intéresse le rapport
de Nietzsche à la musique, le délicat ouvrage de Georges Liébert Nietzsche et la musique (Quadrige,
PUF, 2000) apportera une riche information, sur le plan tant biographique que philosophique.
Signalons pour finir deux recueils d’articles particulièrement suggestifs : Lectures de Nietzsche
(Références, LGF, 2000), qui regroupe une dizaine de contributions de très grande qualité, et,
paru également en 2000, le Cahier de l’Herne consacré à Nietzsche, qui contient aussi bon nombre
d’articles de valeur.

Nietzsche sur la toile

De nombreux sites Internet sont désormais consacrés à Nietzsche, et permettent un accès aisé
à certaines de ses œuvres ainsi qu’à des commentaires en tout genre. Parmi eux, le plus ambitieux
est incontestablement le site HyperNietzsche (www.hypernietzsche.org) dirigé par Paolo d’Iorio, qui
a pour vocation de fédérer les recherches sur Nietzsche en proposant les fac-similés de ses
œuvres, ainsi qu’un abondant matériau critique (commentaires, biographies, bibliographies,
documents audiovisuels, etc.). Ceux qui souhaitent avoir accès à un maximum d’œuvres en
version originale seront amplement rassasiés par le projet Gutenberg (www.gutenberg2000.de), qui
propose, parmi bien d’autres auteurs allemands, les Œuvres complètes du philosophe, ainsi que la
quasi-totalité des Fragments posthumes. En version française, on peut trouver un intéressant choix
de lettres traduites et présentées sur le beau site Nietzsche à la lettre
(perso.wanadoo.fr/nietzsche_a_la_lettre). Pour ceux qui souhaitent consulter quelques
commentaires on line, nous nous permettons de signaler le site Zara2000, particulièrement
complet et souvent amusant, qui propose en outre une version téléchargeable de l’opuscule
nietzschéen Vérité et mensonge au sens extra-moral (zara2000.org). Nous leur recommandons
également d’aller faire un tour sur le Cahier virtuel d’études philosophiques
(site.voila.fr/Cahier_Virtuel), qui regroupe un grand nombre de sites passionnants consacrés au
philosophe. Enfin, ils pourront trouver un entretien suggestif de Yannis Constantinidès sur
www.espacestemps.net.
MON NIETZSCHE

Par Christian Doumet

Où est-il – mon chez moi ?

Ainsi parlait Zarathoustra (« l’Ombre »)

Ici et là. Ceci avec cela : de même que la pensée de Nietzsche nous initie aux sauts, aux bonds et
à la danse, le corps nietzschéen nous enseigne la valeur de certaines liaisons physiques ; il nous
replace au cœur d’un système de connexions qu’aucune pensée n’annonce, ne préfigure ni
n’explique jamais – en cela connexions propres au corps. Il nous rend à cette expérience
essentielle d’un corps entrecroisé, tissu de douleurs, de climats, de paysages et de musique.
On voit les nœuds se former tout le long de la correspondance, au fil des lettres à Peter Gast en
particulier. Là, dans un interminable monologue à deux, la philosophie avoue son physique
capricieux, plaintif, rarement euphorique, presque toujours dolent. Ce qui le constitue, c’est
précisément cet entrecroisement de souffrances et de soulagements. Le corps nietzschéen n’est
pas la condition d’un bien-être ou d’un mal-être, il en est le témoin. Il n’existe pas hors de ces
sautes de bonheur et d’abattement, hors du régime météorologique où il puise ses mots. Comme
Schumann, dont il est si proche par certains aspects, comme Schumann en musique, Nietzsche
constitue dans la langue l’image d’un corps variable.
L’instabilité tient d’abord, chez lui, à l’usage du concept de santé. Peu importe, au fond, la réalité
d’un état valétudinaire ; ce qui entre en jeu, c’est ce très simple fait sur lequel se recouvrent la
psychologie et le langage : dès qu’un sujet parle de sa santé, il l’interroge et commence à faire
l’épreuve de son incertitude. « Il n’y a pas de santé en soi, dira le Gai Savoir, et toute tentative pour
la définir ainsi échoue lamentablement. » Il en va de même pour celui qui peint les climats :
nommer le froid ou l’excessive chaleur – Nietzsche y revient souvent –, c’est appeler, même
implicitement, une rémission ; décrire le beau temps, c’est toujours redouter, ou annoncer, son
inévitable fin. Climats internes, climats du monde : les mots du corps nietzschéen n’en finissent
pas d’ausculter la santé et le ciel sur le plan de leur plus grande instabilité.
Auscultation que vient relayer la non moins lancinante question des lieux. Le lieu d’habitation
représente, dans l’idéal nietzschéen, la réponse directe et souveraine aux inconstances du corps et
du climat. Comme nombre de ses contemporains, encouragés par les dogmes médicaux de la fin
du siècle, Nietzsche adhère au principe des influences locales sur la physiologie : « L’électricité
des nuages qui passent et l’action des vents : je suis persuadé que quatre-vingts fois sur cent, c’est
à ces influences que je dois mes tortures » (23 juin 1881). Si bien que l’élection d’un lieu ne
renvoie pas seulement aux catégories de l’agrément et du désagrément : elle est un acte vital. « Je
ne peux plus me permettre de commettre une erreur en matière climatique. Savez-vous que
l’erreur de l’hiver précédent (Santa Margherita avec son humidité) a manqué de peu – très peu ! – me
coûter la vie ?... » Le tropisme des pérégrinations nietzschéennes le dit assez : du sud, et du sud
seul peut venir le salut. C’est au soleil de la pensée méditerranéenne, latine et surtout grecque, que
pour un temps s’orientera le corps en souffrance. « Je trouve étrange que tous les ans à l’arrivée
du printemps, j’éprouve le violent désir de descendre plus au sud » (1er juillet 1883). Comme si la
nostalgie d’un livre juvénile et de sa lumière d’absolu, la Naissance de la tragédie, ne cessait d’irradier
sur l’horizon de toute la vie : corps et œuvre, Nietzsche est exilé de la Grèce par sa germanitude.
Entre les chambres sans feu et les salles d’auberge désertes, à Gênes, à Nice, à Rapallo, dans
l’incognito propre aux étrangers, aux locataires perpétuels et aux habitués de la poste restante, le
voyageur d’hiver éprouve et creuse son exil : il cherche sur la Terre un lieu que son esprit a jadis
violemment connu dans le double éblouissement de Schopenhauer et des tragiques. Au centre de
cette quête se tient un corps perdu.
« Où est-il – mon chez moi ? » Telle est donc la question capitale. Mais comment concevoir la
réalité d’un tel chez moi ? Comment une pensée de la saltation, du par-delà, de l’ante et de
l’inactuel pourrait-elle laisser seulement entrevoir l’espace, les murs, la lumière de son chez moi ?
Cette question est transversale à toute l’œuvre et à toute la vie de Nietzsche. Il n’est pas vrai
pourtant qu’elle reste sans réponses : des réponses passagères, incomplètes, mais
momentanément porteuses de plénitude. À Nice, par exemple, pendant l’automne 1885,
« quelque chose de victorieux et d’extra-européen [se] dégage, quelque chose de très réconfortant
qui me dit : “Ici tu es à ta place” » (24 novembre). C’est le moment où Nietzsche compose la
quatrième partie de son Zarathoustra, spécialement ce « Midi » qui chante la révélation de l’heure
solaire par excellence : « Le monde ne vient-il pas de toucher à sa perfection ? »
Mais, par un de ces mouvements dialectiques qui travaillent aussi au cœur de l’œuvre, la
détérioration du climat interne ne tarde pas à remettre en cause la perfection locale : à Venise,
quelques semaines plus tard, « le temps est magnifiquement clair et frais, – mais il ne m’est permis
de rien voir, et tout me fait du mal ». Le pérégrin reprend son errance, ballotté entre les ciels
maussades et les affreuses migraines, rêvant sans cesse, après Baudelaire et Melville, la clémence
invariable des « îles Fortunées ».
À considérer le mouvement de ces pérégrinations, on comprend qu’elles dessinent une
géographie, peut-être même l’ébauche d’une philosophie – celle, par exemple, que Gilles Deleuze
bâtira plus tard autour du concept de territoire. Car, en vérité, Nietzsche ne voyage pas. À l’âge
des premiers grands curieux d’exotisme, sa pratique est tout autre : une oscillation très étroite
entre deux antipodes, à l’intérieur des frontières de « la vieille Europe diluvienne » – quelques
projets d’installation à Tunis, en Corse ou en Espagne sont vite abandonnés. L’axe de ces
antipodes, c’est évidemment la barre des Alpes. D’un côté, le Nord matriarcal : Leipzig,
Naumburg, avec une avancée jusqu’à Bâle ; de l’autre, le Sud ligure et piémontais : Gênes, Nice,
Turin. À la rencontre de l’un et de l’autre, à l’articulation de deux puissances terrestres
antagonistes, se situe l’un des foyers de l’œuvre : Sils-Maria. Sils-Maria, le premier balcon alpin sur
la Méditerranée ; l’extrême avancée du monde germanique sur l’empire latin ; l’ultime sursaut
d’altitude face à la plaine. Sils-Maria, « perpétuelle idylle héroïque » (8juillet 1881). Sur ces
hauteurs, en effet, deux mondes s’accouplent ; et le héros mortel qu’ils s’acharnaient à déchirer
trouve enfin son apaisement et son unité : « Il semble que toutes les cinquante conditions
essentielles à ma pauvre vie se trouvent satisfaites. » C’est là que naît Zarathoustra, « à 6 000 pieds
au-dessus de la mer et bien plus haut au-dessus de toutes choses humaines » (3 septembre 1883).
L’œuvre sera ainsi le résultat de deux cheminements croisés : celui qui serpente à travers la forêt
d’Engadine et celui qui, parmi les pins, s’élève au-dessus de Rapallo en « dominant du regard très
loin la mer » – comme un déploiement dans l’espace du puissant emblème de Sils-Maria.
De ce complexe territorial, l’écriture nietzschéenne tire son aptitude à capter « le sens de la
Terre » : à traduire stylistiquement les flux et les reflux du devenir. Soulèvements alpins ou marins
– la chambre, à Rapallo, bruissait du va-et-vient des vagues – s’y donnent à entendre, comme
chez Wagner gronde « le tremblement de terre qui libérerait enfin la force originelle endiguée
depuis la nuit des temps ». Ce n’est pas un hasard si la correspondance avec Peter Gast est
traversée par une nostalgie de la musique : s’y nourrit l’un des élans majeurs de l’écriture. Écrire,
donc, comme Wagner instrumente Parsifal ? Oui, car la musique est faite des mêmes mouvements
que la douleur physique, que les nuages et que les paysages : si son motif court à travers les lettres
et l’œuvre entière, c’est parce qu’elle est le seul « chez moi » offert au corps variable de la pensée.
Il y a, dans la confidence mélancolique au musicien Gast, une manière typiquement
nietzschéenne d’appeler la musique, et de faire de cet appel une langue habitable. « Dans quelle
catégorie ce Zarathoustra doit-il en somme être rangé ?, écrit-il le 2avril 1883. Je croirais presque
que c’est parmi les symphonies. »
Christian Doumet est poète, romancier et essayiste.
Il enseigne à l’Université de Paris–VIII (Vincennes–Saint-Denis). Il a notamment publié la
Méthode Flaming (roman ; Fayard, 2001) ; Illettrés, durs d’oreille, malbâtis (Champ Vallon, 2002).
Par France Schott-Billmann

Danser pour lire le symbole des plus hautes choses


Ainsi parlait Zarathoustra (« le Chant funèbre »)

Que penser d’un philosophe athée qui clame la mort de Dieu tout en écrivant des aphorismes
tels que « Les pieds légers sont peut-être inséparables de la notion de Dieu » ou encore le célèbre
« Je ne pourrais croire qu’à un dieu qui saurait danser » ? C’est par cette phrase que j’ai rencontré
la pensée du philosophe. Adolescente moyennement attirée par la philosophie, j’avais, comme
beaucoup de jeunes filles, pratiqué la danse classique puis rythmique, et abordais les danses de
société ; tout cela en amateur, à titre de divertissement. Même si j’exultais dans le tango et la valse,
j’attribuais cet état à un simple plaisir social, d’ailleurs fortement lié à la rencontre avec les
garçons, que la danse autorisait.
Certains mots, pourtant, nous pénètrent à notre insu : ils ne s’adressent pas à notre raison, mais
à quelque chose en nous que nous ne percevons pas, une vie cachée, non formulée, qui les
accueille parce qu’ils éveillent sa présence jusqu’alors silencieuse. Ils nous appellent à « devenir ce
que nous sommes » sans le savoir encore, ils nous font signe depuis l’avenir. Appartenant
davantage à l’art qu’au concept, c’est à notre inconscient qu’ils parlent : l’effet sur moi de
l’association « dieu danseur » mit en mouvement quelque chose dont je n’avais pas encore
conscience.
Sous le prétexte de travaux universitaires dont j’ignorais alors les véritables enjeux, je partis à la
recherche des dieux danseurs, dans les cultures où il s’en trouve encore, en Afrique, en Haïti, au
Brésil. Lors de cérémonies religieuses qui sont aussi des rituels de guérison, ces dieux descendent
dans le monde des hommes et s’incarnent en certains d’eux, les possèdent et les
métamorphosent. Je découvris ainsi que musique et danse favorisent l’état de transe, dans lequel
celui qui danse un dieu est en réalité mû par lui à son insu. La guérison a lieu parce que le dieu
externe, autre collectivement reconnu, entre en résonance avec le dieu interne du sujet, autre
intime et caché, désir inconscient qui cherche à se dire à travers la maladie. La possession parle
dieu lui offre une autre issue, symbolique – ce que les sciences humaines nomment « efficacité
symbolique » –, dont la particularité est qu’elle ne passe pas par la parole comme dans la
psychanalyse, mais par un langage du corps. Ma thèse de psychologie consista à montrer que le
mécanisme de la cure psychanalytique exposé par Freud peut parfaitement s’appliquer à ces
thérapies traditionnelles, de la même façon que Claude Lévi-Strauss a pu brillamment comparer le
travail du psychanalyste et celui du chaman.
N’est-ce pas un désir de thérapie – par la création de sens – qui appelle le corps malade de
Nietzsche non pas directement à la danse, qu’il ne pratique pas, mais à ces longues marches dans
lesquelles le mouvement qui se répète tout seul le conduit au sentiment de dépassement de soi et
d’ouverture sur l’illimité ? De la frappe alternée des deux pieds, de l’ivresse des contraires qu’il en
reçoit, il sent monter l’enthousiasme – qui signifie étymologiquement « avoir le dieu en soi ».
Dans cette danse de l’esprit de celui qui ne croit qu’aux pensées nées de la marche se crée
Zarathoustra, le danseur dionysiaque, que l’élan imprimé par son pas rythmé sur la terre fait voler
au-dessus des étoiles.
Comment vivre et transmettre une expérience aussi riche et créatrice ? Il n’est pas donné à
chacun de rencontrer Dionysos dans la simple marche, dispositif minimaliste d’une danse réduite
à l’essentiel : le rythme d’un pas assuré et joyeux accompagné du seul chant intérieur de la pensée
quittant la fiction du moi pour s’abandonner au désir énigmatique d’un autre en soi, qui exalte la
puissance de la vie par la réunion des forces instinctives primitives et du désir de dépassement de
soi, faisant de l’homme un « animal divinisé ». En refoulant l’esprit dionysiaque des danses
européennes paysannes, nos autorités politiques et religieuses ont jugé bon de réprimer la
subversion de la transe. Mais sa trace se lit dans la soif des rythmes vigoureux qui animent encore
les danses dites « noires », malheureusement difficiles d’accès pour les Blancs.
Nietzsche n’a nul besoin d’apprendre l’arabesque pour être saisi par l’esprit de la danse. Il lui
suffit de se soumettre au mécanisme élémentaire le plus répandu, au plus petit commun
dénominateur des danses, la marche, qui reproduit certains processus vitaux : la pulsation des
pieds fait écho au battement du cœur, le balancement du corps rappelle le va-et-vient respiratoire,
les boucles des gestes répétitifs réveillent l’énergie pulsionnelle... Tout être humain possède un
savoir-marcher-danser inconscient qui répond immédiatement à l’appel d’un autre suffisamment
entraînant ; par exemple celui de la musique populaire, elle aussi organique, qui bat par ses
pulsations et respire par ses symétries, invitant chacun à danser sans avoir appris. En témoigne le
succès jamais démenti des danses venues d’Amérique du Nord tout au long du XXe siècle (fox-
trot, charleston, be-bop, boogie-woogie, rock...), danses métisses, dionysiaques s’il en est, issues
du jazz, mariant l’énergie des danses noires des esclaves – héritées de l’Afrique – et la régularité
blanche des rythmes carrés des danses populaires, dites country.
Je rencontrai, enseignée par Herns Duplan, une danse ainsi métissée, d’une beauté immédiate et
puissante, appelée « expression primitive ». À la fois joyeuse, ludique, minimaliste dans ses
structures puisque construite sur le pas de la marche et des séries de gestes opposés, elle me parut
illustrer parfaitement la danse de Nietzsche, d’autant que, entrecoupée d’arrêts extatiques sur des
postures magnifiées, elle laisse au danseur le temps d’y lire un sens, lui offrant une méditation
dynamique sur certains archétypes humains : gestuelle de guerre ou d’amour, de capture ou de
don, de fierté ou de colère, d’humour ou de solennité.
Cette technique, qui interrogeait constamment en moi la psychanalyse, éclaira mon
cheminement vers le « symbole des plus hautes choses » que Nietzsche lisait dans la danse, me
permettant d’y adapter la danse-thérapie de façon plus acceptable par l’Université que la phrase
sur le dieu danseur, suspecte de mysticisme. Or la foi de Nietzsche dans la danse, le secret de sa
transcendance, ne réside pas dans un dieu extérieur à l’homme mais dans ce qui est le plus
humain : le tragique surmonté, la séparation assumée, la souffrance sublimée, qui donnent accès à
une joie supérieure, artistique, créatrice. Je pouvais ainsi rejoindre un des concepts fondateurs de
la psychothérapie, la définition freudienne de la sublimation comme réorientation positive de la
pulsion. La danse qui veut s’engager dans le soin doit donner à vivre un tel parcours symbolique :
comme l’enfant qui devra accepter la séparation du corps de la mère, donc mourir à la vie
fusionnelle et narcissique pour se libérer de l’illusion de toute-puissance et accéder à la vie du
langage, le danseur pourra se délivrer de ses lourdeurs imaginaires pour renaître à la vie libre,
légère et enthousiasmante de l’art qui l’empêchera de « mourir de la vérité ».
La danse est donc une métaphore de la condition humaine ; elle permet au danseur de revisiter
symboliquement la loi fondatrice qui, à partir des structures corporelles de l’hominisation, a
conduit à l’humanisation ; elle conduit au gai savoir, non pas intellectuel mais corporel, opposé à
l’esprit de sérieux qui est pesanteur et préjugé ; elle ouvre à la gaya scienza que, selon Nietzsche, la
philosophie recherche à son insu comme « quelque chose de tout à fait autre, disons de santé,
d’avenir, de croissance, de puissance, de vie », un savoir médecin qui peut se mettre au service de
« la santé globale d’un peuple, d’une époque, d’une race, de l’humanité » (le Gai Savoir).

France Schott-Billmann, psychanalyste et danse-thérapeute, enseigne la danse-thérapie à


l’Université Paris–V (René–Descartes).
Dernier ouvrage paru : le Besoin de danser (Odile Jacob, 2001).
Par François Guery

Quelle dose de vérité pouvons-nous supporter ?


Selon Nietzsche, la vérité ne consiste pas à surprendre un secret inaccessible caché dans un ciel
des idées éternelles, mais à savoir ce que l’on veut et à quoi l’on va se consacrer. La volonté de
vérité est à la fois conquête et stylisation de la vie.

Jusqu’à quel point la vérité supporte-t-elle l’assimilation ? – Voilà la question, voilà l’expérience
à faire » (le Gai Savoir). En d’autres termes : comment supporter la vérité si notre organisme la
trouve indigeste ? Supporter la vérité : une vérité qui a une portée vitale, qui nous concerne et
nous vise, et qui a en elle la puissance de nous atteindre et de nous faire souffrir. Quoi de
commun avec la notion scientifique, historique de la vérité, celle qu’on établit, qu’on prouve,
qu’on reconstitue en toute objectivité ? Nietzsche parle de vérité dans ce sens familier où elle
tourne vers nous une pointe dangereuse et blessante. L’enjeu de ces vérités-là qu’on fuit, c’est de
vivre, et de vivre protégé. Entre vie et danger, une ignorance mutuelle règne le plus souvent, si
bien qu’éventer le secret des vérités aboutirait à éclairer la vie même, avec ses ressorts ordinaires.
Que la philosophie, comme moucharde, ait partie liée avec ce qui indispose le vivant dans ses
ruses pour tenir bon, la voilà donc elle-même ennemie, passée du mauvais côté, irritante et
détestable. La connaissance vient rejoindre la conspiration de la vérité, si connaître, c’est
transgresser, lever le secret vital. Elle devient objet d’enquête.
Entre Nietzsche et les Homais de son temps, ces positivistes qui croient en la science comme
secret de tout, demeure cette différence irréductible : Nietzsche pose le problème de la valeur de
la connaissance pour la vie, il interroge les valeurs de connaissance qui triomphent à l’époque, et
il les met en relation avec des degrés hiérarchiques de la vie et de la volonté. Se pose alors le
problème le plus délicat : qui veut de la vérité ? À quoi bon la vérité ? Que vaut la vie qui la veut ?
Sans être plus fort, celui qui veut arracher la vérité n’est-il pas supérieur à celui qui s’en protège ?

Réinventer le passé

La volonté passionnée de vérité est à la fois un problème et une issue, une intéressante forme
que la vie a prise de multiples manières. Chez Nietzsche, la déclinaison de ces formes constitue
une longue enquête, dont il n’est pas seulement spectateur ou curieux : il en est lui-même la
victime, le sujet à observer, le secret vivant. Il a cette passion, il veut savoir pourquoi, et son
propre secret est aussi celui de la maladie moderne, ce nihilisme aux cent visages, il est symptôme
d’un mal qu’il traque par passion de la vérité. Nietzsche décline les formes de liaison entre vie ou
volonté et vérité. Elles dessinent un arc-en-ciel qui va du plus sain au plus maladif, de l’innocent
au criminel, s’il est vrai qu’un certain appétit de vérité tue la vie. On peut suivre ce parcours en
allant de l’oubli, forme saine et normale de relation à la vérité, jusqu’au mensonge, forme
malsaine, en passant par l’illusion, forme équivoque. Au point de départ de l’enquête, il y a une
conception réaliste, exempte d’idéalisme, de la vie saine : chacun s’attache à son propre bien et
recherche ce qui est bon pour lui. Il est mauvais de trop ruminer, de remâcher des maux passés, il
faut savoir dépasser le passé pour avancer et pour débloquer les situations. Peu importe alors la
vérité ! Une bienfaisante faculté d’ignorance et d’oubli accorde aux hommes une part de ce
délestage utile, qui permet de vivre à travers des épreuves dont la pensée trop insistante
démoraliserait. L’oubli est une force, un atout, dont l’homme n’a d’ailleurs pas été généreusement
doté, puisque, seul parmi les vivants, il est livré au souvenir et à l’appréhension de l’avenir : il
« reste sans cesse accroché au passé. Quoi qu’il fasse, qu’il s’en aille courir au loin, qu’il hâte le
pas, toujours la chaîne court avec lui » (deuxième Considération inactuelle).
L’homme est condamné à la mémoire, qui appelle des remèdes. Ceux-ci sont les formes que
peut prendre la faculté d’oubli, correspondant en négatif aux formes du « sens historique » – de la
mémoire – dont elle est complémentaire. Le sens historique, en tant que mémoire utilisée par la
vie, et en faveur de ses intérêts, économise le temps, l’organise, le sélectionne. Il prend le droit de
garder le bon côté du passé, pour mieux vivre. Toutes ses formes, que Nietzsche distingue et
compare, vont dans le sens d’une poursuite des tâches de la vie, que ce soit la forme antiquaire, la
forme monumentale ou la forme critique. Sous sa forme antiquaire, la vie donne une valeur à tout
le passé, aux traditions, aux restes les plus infimes et aux archives ; ainsi de celui qui mène sans
cesse une enquête généalogique sur ses racines et les idéalise en bloc. Ce respect inconditionnel
est un remède, il donne confiance en soi, il trace des rails vers l’avenir, il simplifie la question de
savoir ce qui est bon, ce qui est mauvais. Toute remise en cause du passé est écartée au profit de
la ligne droite, on bétonne l’avenir. Les traditionalistes actuels en savent quelque chose. Le
traditionalisme, ou conservatisme, est une forme fonctionnelle de l’oubli : on oublie le présent, on
ne garde que le passé sous ses formes pérennes, on ne voit de l’avenir que la projection à l’infini
de ce qui fut toujours. Cette vie-là, qu’elle soit choix privé ou forme de civilisation, profite de la
faculté d’oubli pour tourner le dos à toute vérité inconfortable qui lui gâcherait la joie de vivre en
ligne droite. Le sens historique a également une forme monumentale ; il ne conserve du passé que
ses sommets, ses cimes, oubliant tout le reste, méprisant ce qui tire vers le bas et la moyenne. Le
sens monumental ne vit pas dans le passé mais dans l’exceptionnel, avec lequel il entretient une
relation de familiarité afin de compenser le faible intérêt pris au présent, médiocre et décevant.

Auteurs et acteurs

Nietzsche pense certainement à la fois à Schopenhauer et à lui-même, en développant l’examen


de ce sens idéalisant, qui permet de traverser la bassesse des temps sans en souffrir. C’est
l’apanage des créateurs, des artistes et des penseurs, qui ne sont de plain-pied qu’avec ce qui
constitue le chef-d’œuvre de l’humanité. Ce sens-là oublie tout ce qui est répandu, en grand
nombre, copie conforme de modèles eux-mêmes stéréotypés. C’est la culture de masse que vise
cette forme esthète et raffinée de l’oubli, au service de forces créatrices miraculeusement
préservées, comme si le temps et ses altérations n’avaient pas de prise sur elles.
La dernière forme prise par le sens historique est davantage vulnérable au temps, lui qui altère,
attaque la vie en la réformant. C’est le sens critique, celui qui s’en prend à la réalité présente et qui
la corrige, qui la révolutionne. La critique nous déracine au nom d’une justice posée comme idéal,
elle nous incite à constituer une seconde nature estimée plus vraie, mais qui nous ôte ce que les
oublis vitaux nous offraient pour nous étayer : « Nous implantons en nous une nouvelle habitude,
un nouvel instinct [...]. Les secondes natures sont la plupart du temps plus faibles que les
premières » (deuxième Considération inactuelle).
Le sens critique est également oublieux, car il nous fait négliger le fait que le passé, quelles que
soient ses faiblesses et ses erreurs, nous a forgés nous-mêmes, par l’hérédité et par l’éducation.
L’oubli présente donc des valeurs pour la vie. Il crée autour de ce qui vit, et de l’homme même,
un halo d’illusion qui aide à sa croissance harmonieuse, même s’il ne subsiste qu’au détriment du
vrai. La forme la plus saine et la plus normale de la vie, c’est une certaine ignorance de la vérité
vraie, supplantée par l’illusion.
À cet égard, il faut donner à la vérité sa signification vitale authentique : il s’agit d’un poison. Le
fort le supporte et le digère, le faible en périt, personne n’en jouit innocemment. Il est possible
également que, pris à faible dose, il ait valeur de remède, mais à quoi, et à quelles conditions ?
Comment en faire une vie ? Enfin : si c’est la force de la volonté qui fait que le poison de la vérité
est plus ou moins nocif, la force n’est-elle que la capacité à assimiler ce mal ? N’y a-t-il pas une
supériorité dans la libre recherche de la vérité, fût-elle douloureuse ? L’illusion est une forme
prise par la vie pour transfigurer la vérité, et la rendre assimilable, sans l’écarter purement et
simplement de son champ. Rêve apollinien, délire dionysiaque, vision, inversion, ces formes ou
déformations entrent dans un arsenal qui sert la vie, cette vie que seule une force hostile à elle
peut venir exposer de façon violente à la vérité. Toute la thématique du socratisme décadent
consiste à montrer, dès la Naissance de la tragédie, que l’analyse, pratiquée à des fins de
rétablissement de la vérité au détriment de l’opinion ou de l’illusion artistique, tue la vie, la
diminue, la rend malade. Cependant, il y a des cas où l’illusion nous dessert et mérite d’être
rectifiée, lorsqu’il en va de valeurs supérieures comme le bonheur, qui n’est pas que confort. Être
ou vivre plus heureux légitime une levée du voile de l’illusion, malgré la nécessité du voile et sa
pérennité.
Pour Nietzsche, les créateurs, et notamment les artistes, sont des cas à part, rares,
exceptionnels, à contre-courant – intempestifs, inactuels –, du fait que la civilisation est elle-
même fondée sur des valeurs de moyenne, de médiocrité régnante. Si bien que leur propre vision
du monde est faussée par les valeurs dont ils sont, dans leur type, la contradiction vivante. De ce
côté, la vérité les servirait pour effectuer un certain renversement de la perspective courante, qui
les trompe. C’est la démonstration entreprise par Nietzsche dans le Gai Savoir, au sujet de
« l’illusion des contemplatifs ». Ceux-ci sont « les hommes supérieurs » par une sensibilité plus
riche et par une méditation plus profonde : ils voient et entendent infiniment plus que l’homme
du commun. Cependant, leur bonheur de contemplatifs demeure limité, s’ils se considèrent
simplement comme les spectateurs de ce monde plus riche et plus varié, et non comme les poètes
qui le créent et le font vibrer. « Nous ne sommes ni aussi fiers, ni aussi heureux que nous
pourrions l’être », conclut-il.
C’est que les hommes supérieurs ne sont pas, comme on le croit trop souvent en fonction
d’une lecture fautive de la philosophie nietzschéenne, les plus forts, les dominants. Le texte cité le
dit très clairement : les plus forts sont les hommes d’action, les acteurs du monde, ceux qui
interprètent un texte ou une partition, tandis que les auteurs de la partition sont les hommes
supérieurs, créateurs des valeurs partagées. Quant à la foule, elle est le véritable spectateur de ces
jeux de l’art, en l’occurrence l’art politique interprété par les dominants. Ne pas rectifier cette
perspective inversée, c’est trop accorder aux acteurs, et c’est méconnaître les auteurs, de même
que, d’une façon générale, les créateurs des valeurs sont sous-estimés au profit de ceux qui les
copient et les galvaudent.
L’illusion ne sert la vie que sous ses formes basses et banales : l’homme supérieur a besoin des
secours d’une vérité dévoilée pour remettre la perspective en place, et se situer lui-même dans le
jeu faussé de la civilisation maladive et stéréotypée. La vérité est son alliée contre les puissances
trompeuses, il lui faut donc la cultiver à contre-courant, en faire un usage intempestif. Pis : ce que
le créateur vit comme une illusion qui lui masque sa vérité est à un autre égard un véritable
mensonge, et c’est sous cette dernière forme que la vérité devient combat, arme, dénonciation
critique, marteau. Le mensonge l’emporte en grand, la vie moderne repose sur lui et le propage
comme un mal endémique et contagieux que le philosophe se doit de contrecarrer.
Le Nietzsche combatif, noir, dénonciateur, dont il se fait lui-même le portraitiste dans les
derniers textes (l’Antéchrist, Crépuscule des idoles, Ecce homo), use de la vérité contre les mensonges,
sans aucun égard pour un droit à se mentir qui émanerait du besoin vital en général. L’ambiance a
changé, on est dans un face-à-face sans concession. Le mensonge est vice et vertu, il est ambigu,
il est hypocrite et sournois. C’est le sens du portrait-charge de l’idéal ascétique, et de l’ascète qui
chante les vertus de la chasteté et de « l’immaculée connaissance ». La figure de Schopenhauer est
lisible derrière la dénonciation du type dominant, mais l’inverse est aussi vrai : le type dominant a
corrompu les meilleurs des philosophes, et leur a ôté l’aiguillon de la libre pensée, qui veut le vrai
en dépit des inconforts qui en résultent. La vérité qui fait mal est la bonne, celle qu’il ne faut pas
laisser passer. L’ascète ment et se ment, lorsqu’il fait étalage de ses valeurs anti-vitales,
prétendument innocentes, qui accusent la vie. On est en pleine équivoque, car la valeur de la vie
est précisément ce qui est en jeu dans cette partie de cache-cache entre valeurs dominantes et
valeurs créées par l’art.

Les masques de l’ascète


Dans le deuxième livre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche s’en prend aux « hypocrites-
sensibles », et il leur dédie une parabole : « Vous qui cherchez la “connaissance pure” ! C’est vous
que j’appelle : lascifs. » Ce qui ment chez l’ascète, amoureux de la contemplation désintéressée,
c’est son appétit honteux pour les réalités sensibles, sa mauvaise conscience, son reniement.
Concupiscent et cupide, l’ascète le sait et il en a honte, il dissimule ses désirs sous un masque
d’innocence et de volonté de seulement savoir. Ce que Nietzsche dénonce en lui, adepte de la
représentation pure, ce n’est pas seulement la mauvaise foi, mais aussi l’appétit bas, banal, sans
élévation, qu’il ressent et qu’il dénie. Il singe une hauteur qu’il n’a pas su acquérir, il plaide pour
un idéal qu’il n’incarne pas : « Vous avez mis devant vous le masque d’un dieu, hommes « purs »,
votre affreuse larve rampante s’est cachée sous le masque d’un dieu. » Mensonge, l’ascétisme est
l’invasion de l’idéal faux, trompeur, trompe-l’œil.
Pour le combattre, il faudrait percer jusqu’à une vérité difficile, que Nietzsche scrute sur
l’exemplaire qu’il constitue lui-même. Il veut comprendre à quoi tient le goût de l’idéal et de la
vérité, dans une vie gouvernée par des appétits sensibles et par d’autres plus élevés. De quoi est
fait cet homme supérieur qui ne se connaît pas lui-même, comment se différencie-t-il des
hypocrites et des fabricants du mensonge régnant ? S’il parlait vrai, que dirait-il de lui-même, ce
Nietzsche qui ne se reconnaît pas fidèlement dépeint dans la version que Schopenhauer a donnée
de sa passion contemplative ? La Généalogie de la morale présente, dans la deuxième dissertation,
une histoire de la passion ascétique où son auteur est pris lui-même : il y apparaît que le créateur-
contemplateur, le penseur, n’a pour les plaisirs sensibles, les concupiscences du corps, ni mépris
ni attrait morbide et honteux. Le mensonge du détachement héroïque et ascétique ne sert à rien,
si on examine loyalement quelle vie cet homme à part a choisi de mener. La chasteté n’est pas une
valeur opposée aux désirs du corps, c’est une simplification, usuelle chez les penseurs, qui ne
peuvent cultiver à la fois toutes les passions. La vérité leur suffit, s’ils sont honnêtes, et s’ils savent
reconnaître leur propre intérêt dominant, celui qui va styliser leur vie et lui donner son économie
la meilleure.
Derrière cette conception sobre et lucide, il y a l’idée que toute vie est consacrée à quelque
chose qui lui donne sens, de sorte que plus la focalisation sur ce sens acquis est exclusive, plus la
vie est aboutie et sereine. Une passion suffit. « Connais-toi toi-même », disait l’oracle de Delphes,
centre du culte d’Apollon, qui fut le dieu des apparences et du rêve. Se connaître ne consiste pas à
surprendre un secret inaccessible caché dans un ciel des idées éternelles, mais à savoir ce que l’on
veut et à quoi l’on va se consacrer. La volonté est en jeu dans le connaître, la vérité est notre
volonté, si elle se veut. Ainsi, la volonté de vérité est conquête, stylisation de soi, malgré les
embarras que cause à la vie ordinaire une trop forte dose de ces vérités qui blessent, concernant
nos appétits, nos pulsions, nos manques. La science ne pratique pas la culture d’une vie vraie, elle
n’en prend que la face objective, expérimentée sur un monde dont le fondement de valeurs n’a
pas été exploré. Nietzsche est donc le penseur pour qui la vérité se mérite, à travers le choix d’une
vie qui ne se ment pas.

François Guery enseigne la philosophie contemporaine à l’Université Jean-Moulin (Lyon–III).


Il a notamment publié la Politique de précaution (avec Corinne Lepage ; PUF, 2001) ; Haine et
Destruction (Ellipses, 2002). Il a traduit la deuxième Considération inactuelle de Nietzsche (Classiques
Hachette, 1998) ; traduit et commenté « Volonté, vérité, puissance » d’Ainsi parlait Zarathoustra
(Ellipses, 1999).

3. Humain, trop humain (Menschliches, allzumenschliches, 1878-1879)


La conquête de l’esprit libre

De façon emblématique, la dédicace à Wagner de la Naissance fait ici place à une dédicace à
Voltaire : véritable « mémorial d’une crise », ce livre marque une étape décisive dans
l’émancipation de Nietzsche à l’égard de la tutelle wagnérienne. La libération de l’esprit passe
d’abord par la conquête d’une forme expressive nouvelle, l’aphorisme, qui vient épouser au plus
près les sinuosités d’une pensée devenue mature, lucide, indépendante. La fascination pour l’art
fait place à l’épanouissement progressif de cette « passion de la connaissance » qui caractérisera
les œuvres ultérieures : le flair psychologique et le sens historique sont les instruments d’une mise
en perspective des productions humaines (philosophie, religion, art, politique) visant à déceler ce
qu’ont d’« humain, trop humain » les pâles icônes de l’idéalisme. La science, autrefois décriée, se
voit réinvestie d’un rôle d’avenir, même si ses méthodes participent encore des illusions propres
aux deux piliers du passé culturel : la religion et l’art. Une telle promotion de l’activité de
connaissance permet de nuancer la valorisation de la culture tragique, au profit d’un idéal de
sagesse orienté vers la contemplation : Schiller et Dionysos s’effacent un temps devant Gœthe et
Épicure. Mais une telle sagesse ne rime pas pour autant avec la quiétude satisfaite des savants :
« L’homme est sage tant qu’il cherche la vérité ; mais quand il prétend l’avoir trouvée, le voilà
fou. » la liberté est une tâche, non un acquis. La route vers la libération est longue.

Olivier Tinland
Par Alexis Philomenko

Le courage veut rire


Ainsi parlait Zarathoustra

Accablés par la philosophie ricaneuse d’Aristophane, les grands interprètes de la civilisation


grecque, Schiller et Renan, se firent une idée riante de la Grèce : Schiller, dans les Lettres sur
l’éducation esthétique de l’homme, se conforte toujours par la pensée qu’au rire, qu’à la grâce, la
moralité formelle d’un Kant pouvait se lier, et il rejetait le christianisme dans la mesure où celui-ci
rejetait le rire. Sur ce dernier point, Kant – et le grand « dragon » éthique – était écarté. Mais
Schiller retenait – hormis le rire homérique dévastateur – les délicates arcanes de la beauté : il
aimait relire dans les heures sombres d’Iéna, les pieds dans un bassin d’eau froide, les plaisanteries
de Socrate, et soupirait d’aise au spectacle du grand rhéteur Hippias obligé de convenir que la
beauté est une belle marmite. Le fondement du rire était l’idée de beauté. Nietzsche intervint en
ce point précis : dès la Généalogie de la morale, il abattit le faux rire et montra que les puissants
courants animant le monde grec étaient enracinés dans la transfiguration de la mort, contre
laquelle se débattait l’esprit grec, pris dans une peur affreuse.
Platon lui-même n’a pu échapper à cette vérité si cruelle, soulignée par ces quelques vers
d’Homère, où Achille implore Ulysse : « Ô ! mon brave Ulysse, ne me farde pas la mort ! / Plutôt
que de régner sur un peuple éteint / J’aimerais mieux être chez un pauvre éleveur, / un simple
vacher et guider le troupeau. » Les mots d’Achille sont clairs : rien ne lui paraît plus précieux que
la vie, même la plus difficile ; mieux vaut encore manger du pain sec, mais frotté d’oignons et
d’olives, la paille entre les dents, siffloter je ne sais quoi, et boire la plus mauvaise des bières, sans
omettre de lutiner les jolies jeunes filles, qui ne sont pas si dures que cela, et rire un bon coup.
Avec la mort, c’est seulement cela, mais tout cela, qui nous est ôté. Voilà le tragique qui hante les
consciences. Résolument moderne, Platon entreprit de « démolir la mort » au profit d’un
pessimisme qui, sans nier le rire des dieux, les sauvait de la mort.
Pourtant, le déchirement des valeurs était là. D’un côté, une vie céleste secouée par le rire ; de
l’autre, la résolution de la tragédie en laquelle l’homme était refoulé. Ce que Plotin appelle la
culture hellénique se scinde en la joie de l’existence divine et terrestre, et le tragique de la mort,
qui est inacceptable, mais à laquelle on peut se soumettre, comme Achille sachant qu’il n’est pas
de salut, et qu’un roi des morts (« ce peuple éteint ») ne règne sur rien.
Ainsi, selon Nietzsche, nous bavardons, tandis que les Grecs parlaient. Rien n’est plus grave en
philosophie, selon Fichte, que le bavardage. Il fausse tous les rapports – en ce qui concerne la
mort notamment – et, du haut de la parole, nous voyons encore mieux la fracture qui a conduit à
une reprise du tragique dans la Grèce. Par exemple, la gaieté se métamorphose en frivolité et l’on
comprend comment Renan, qui ne discerne pas les deux moments, a pu tout confondre en
affirmant : « Ce peuple avait toujours vingt ans. »
Afin de mieux comprendre Nietzsche, il convient de le rapprocher de Dante, qu’il n’aimait
guère et appelait « le flaireur de tombes ». Dans le chapitre XXVI de l’Enfer, Dante évoque la
haute figure d’Ulysse revenu à Ithaque pour y régner selon la prudence. Une idée, pourtant, ne
cessait de le tourmenter : savoir ce qu’il y avait par-delà les colonnes d’Hercule. Condamné dans
l’Odyssée par le dieu de l’Océan, Poséidon, mais protégé par la déesse aux yeux pers, Athéna, il
était enfin revenu à Ithaque, qui est le symbole de l’existence humaine sage et prudente. La
connaissance le tentait, ainsi que l’avait prouvé l’épisode des Sirènes, et pour les Grecs la
connaissance était une tentation mortelle, comme le vit bien Nietzsche doutant que le vrai savoir
fût accessible aux mortels. Affreuse tragédie : ce qui, peut-être, dépasse en valeur la mort et la vie
est un territoire interdit. Voilà sans doute ce qui réalise l’homme grec et, de ce point de vue, le
platonisme est une destruction du tragique et le moment qui permet de pas-ser de la culture
tragique à la culture chrétienne. Comprendre comment se produit ce passage entre totalités
culturelles est un autre problème. Mais l’esprit du mythe est qu’Ulysse ne devait pas repartir une
seconde fois.
Dante imagine d’une manière surprenante la marche du navire d’après la disposition des étoiles
et, logiquement, le conduit au naufrage au bord de la Montagne du Purgatoire. La culture
hellénique soutenait pleinement cette lecture. Le premier des crimes est de vouloir savoir à tout
prix, et non pas la désobéissance. De ce point de vue, Platon est la déviance qui réussit ; de là son
importance exceptionnelle – il réunit dans une synthèse inouïe le continent du tragique et celui du
pessimisme.
La diversité des sentiments pouvant susciter l’irruption du tragique est considérable chez
Nietzsche, semblable à un fuseau que noueraient en certains moments des cordes, au fur et à
mesure qu’il s’affinerait. Sans doute certaines fibres palpitent-elles plus que d’autres et, par
exemple, le chagrin, l’idée de la perdition irrémédiable, mais non la bêlante nostalgie de l’être, est-
il un fil conducteur dans la conception que Nietzsche se fait du tragique, même comme « simple »
séparation des cultures. Il n’y a pas de nostalgie de la Grèce – d’ailleurs, le terme « nostalgie » est
un néologisme datant du début du XIXe siècle –, mais un chagrin dont l’analyse finit par donner
des résultats étranges. Dans « Nous autres philologues », Nietzsche laisse exulter le chagrin non
pas comme chagrin d’un amour modèle perdu (Briséis), mais comme chagrin d’une civilisation où
la force et la puissance composaient l’authentique vitalité tragique de l’homme sans cesse exposé
aux joyeuses secousses de l’existence humaine comme à la brutale déchéance de ses forces. C’en
est au point que l’Iliade, dans le sillage de Nietzsche, fut regardée comme un traité de
traumatologie militaire – thèse à laquelle on n’adhère plus, mais qui ne laissait pas de contenir une
vérité. Ce n’est pas pour rien si Hercule aux pieds d’Omphale constitue la caricature de l’esprit
grec et du tragique. Le grand héros filant la laine aux pieds de la fragile Omphale – en fin de
compte une courtisane – , d’un air suave et dolent, n’est en rien comparé au grand héros humain
que fut le prince de Troie dans ses « adieux » à Andromaque, Hector, que Néron, dit-on, aimait à
imiter. Telles sont les valeurs du tragique que Nietzsche voulut retrouver dans les eaux du chagrin
et de ses affluents, au sein d’une tentative qui était à entreprendre par le surhomme.
Certes, Nietzsche a beaucoup emprunté à Schiller, voire à Friedrich von Schlegel, mais sa
poussée décisive vers le monde grec l’entraîna à la fois trop vite et trop loin dans l’océan du
christianisme, qui avait su pervertir l’esprit de la Grèce, et la valeur suprême qui se substitua au
sentiment du tragique fut alors la vague de la compassion (Mitleiden). J’ai pensé, mais je dois me
tromper, que la légende arthurienne maintenait l’instable équilibre des plateaux : d’un côté, les
valeurs tragiques (dans Lancelot ou le Chevalier à la charrette) intérieures au combat et à la mort
comme à l’amour sacrifié ; de l’autre, l’expansion sauvage de l’existence – et l’équilibre chancelant
serait celui de la joie et du chagrin.
Quelle idée Nietzsche se fait-il de ce qu’est le tragique pour nous ? C’est le mur défoncé et
rongé par la rouille qui enclôt un cimetière. Le salut consiste à défricher de nouvelles terres, à y
faire fructifier de nouvelles valeurs. Toute la nouvelle édification (Hegel : « La philosophie ne doit
pas être édifiante ») doit être non plus une philosophie, mais une science rigoureuse. C’est ce que
Nietzsche a voulu dire en parlant de philosophie « à coups de marteau ». La philosophie qui
restaure le tragique doit être elle-même tragique dans sa démarche ou, ce qui revient au même,
dans sa méthode. L’étoile du Nord a assez brillé ; que se répandent les feux de la Croix du Sud.
« Ainsi chantait Zarathoustra : je ne croirai qu’en un Dieu qui sache danser. »

Alexis Philonenko est philosophe.


Dernier ouvrage paru : Leçons aristotéliciennes (Belles Lettres, 2002).
Par Xavier Brière

Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter


une étoile qui danse
Ainsi parlait Zarathoustra (Prologue, paragraphe 5)

Pour qui a part à la pensée ou à la création artistique, cette phrase résonne comme une
promesse. Presque un slogan que nos contemporains festifs pourraient reprendre à leur compte.
Elle procède à un constat qui stimule le vœu secret de qui a le souci de son existence. Elle énonce
une condition et un but auxquels, a priori, aucun créateur ne souhaite se sentir étranger. Nous
espérons être gros de quelque chose, et cette phrase vient comme une promesse d’éclosion. Elle
flatte notre si répandu rêve d’accomplissement : coïncider glorieusement avec soi au moyen d’une
création inédite – un astre neuf. Cette réception, immédiate et intuitive, tient sans doute à
quelques mots-clés, dont l’addition éblouit et sidère : le chaos, l’enfantement, l’étoile, la danse.
Toutefois, à la relecture – « Une délicate lenteur est le tempo de mon discours » –, la fulgurance
de la métaphore persiste et s’agrippe…
Longtemps, j’ai eu en mémoire cette phrase formulée ainsi : « Il faut avoir du chaos en soi pour
accoucher d’une étoile qui danse. » L’omission du « encore » lui faisait perdre son caractère
d’urgence et en facilitait l’appropriation par l’adolescent que j’étais, qui pouvait la brandir comme
un étendard : à moi le tumulte supposé du génie, à vous l’insipidité de « l’œil pareil à un lac uni et
maussade ». Cette récupération héroïco-vantarde, je m’aperçus plus tard que Heidegger, à la suite
de Nietzsche, la fustigeait sèchement comme le « besoin de petits-bourgeois en veine de
sauvagerie ». Ou comment s’imaginer avoir la tête dans les étoiles, et se retrouver cul à terre…
Plus de vingt ans après ces « exubérances pseudo-transgressives » (Jacques Derrida), le pouvoir
de fascination de cette phrase reste intact. D’une part, l’injonction intime perdure et, d’autre part,
la justesse de la métaphore se trouve validée par l’expérience. Mes corps à corps pédagogiques ou
professionnels avec la Tempête, le répertoire baroque français, le Soulier de satin, Marivaux, les
Paravents ou Beckett m’ont souvent laissé démuni, incertain, errant. À la différence des peintres ou
des écrivains, nous, interprètes ou metteurs en scène, avons le redoutable privilège de travailler
des matières existantes – des écritures. Notre quotidien est un commerce avec des étoiles déjà
enfantées, des étoiles qu’il importe de faire danser, toujours de nouveau. Une traduction d’éclats
qui s’accomplit au risque de la trahison.
Cette pratique de seconde main ne dispense pas – pour peu que l’on ressente violemment le
harpon incitatif des mots de Nietzsche – de tenter de démêler les conditions requises pour un tel
enfantement : « une étoile qui danse ». Car il est des rencontres avec telles de ces étoiles – des
textes de théâtre – qui contraignent au chaos, qui obligent à « re-susciter » le chaos qui les
enfanta. Si l’on en croit Zarathoustra, de la qualité du chaos dépendrait la valeur de l’étoile à
venir. De l’aptitude au chaos, de la capacité à accueillir et à entretenir le chaos en soi, procéderait
l’éclat dansant de l’étoile. Mais ce chaos, qu’est-il au juste ? Un état inorganisé, informe,
indifférencié ? Un bouillonnement de forces contradictoires ?
Nietzsche insiste : « Le caractère du monde est celui d’un chaos éternel, non du fait de l’absence
de nécessité, mais du fait de l’absence d’ordre, d’enchaînement de forme, de beauté, de sagesse,
bref, de toute esthétique humaine » (le Gai Savoir). Ce préalable à tout ordonnancement, c’est
« l’antérieur de toutes les sédimentations formelles et rationnelles de la représentation » (Paul
Mathias). Relativement à notre pratique, il faut s’oublier, se mécomprendre dans le face-à-face
avec le texte, avec l’espace, avec l’acteur. Une aptitude à accueillir sans jugement une « multiplicité
originairement exclusive de toute unité et de toute forme » (Heidegger). Cette disponibilité, qui
lors de la lecture a permis d’entrevoir la compréhension organique de l’œuvre, doit trouver son
équivalent scénique. Aimanté par une nuée de motifs, gorgé d’intuitions contradictoires, guidé par
une prescience de l’architecture intime de l’œuvre et habité par un appétit d’images, le metteur en
scène s’expose aux acteurs – ou l’inverse.
Commence alors ce que j’aime appeler « l’appropriation scandaleuse ». Cette parenthèse
surréelle où les acteurs s’en remettent à quelqu’un qui n’est pas l’auteur, juste « un porte-voix, le
médium de forces supérieures » (Ecce homo). Quel est son rôle lors de cette immersion dans
l’écriture, lors de ces balbutiements d’incarnation, de souffles, de rythmes et de voix ?
Transmettre ses intuitions, évoquer son cheminement au cœur des structures profondes, suggérer
des appuis de jeu... Écouter et observer, surtout. Maintenir une attention globale et une saisie
infinitésimale des propositions des acteurs. Les délibérément intelligentes, les prétendument
sensibles, celles qu’ils font à leur insu. Et, face à cette profusion de signes et d’affects, résister le
plus longtemps possible à toute interprétation, accepter le désarroi, la perplexité, le doute…
Rebondir sur tel geste étrange, saisir à la volée un râle énigmatique, affiner telle inflexion,
intensifier un état, pas de manière décisive, juste pour voir…
Cette quête auprès d’acteurs aux prises avec une écriture s’apparente à une exploration intime.
« Celui qui voit au fond de soi comme dans un univers immense et porte en lui des voies lactées
sait le désordre de leurs routes ; elles mènent jusqu’au chaos, au labyrinthe de l’existence » (le Gai
Savoir). La contemplation sauvage et avide de l’acteur en travail, mêlée à la présomption folle de
savoir mieux que lui ce qui est juste, n’exclut pas de se laisser happer par sa détresse ou
d’éprouver physiquement ses errances. « Le chaos signifie aussi le bâillement, le béant, ce qui se
fend en deux […], l’abîme qui s’ouvre », précise Heidegger. Toute la science des répétitions est de
préserver cette béance qui répond de la fertilité de l’échange entre celui qui acte et celui qui prend
acte.
Le souci du chaos n’est pas tout. On peut chercher des mois, se complaire dans une quête
inachevée et sublime, parce que infinie. Reste l’enfantement. Au théâtre, la crainte de figer
prématurément les choses doit faire place à une formalisation de la foule de perceptions, de
sensations et d’intuitions recueillies. C’est l’heure indécidable, mais inéluctable, où « l’idée
organisatrice qui n’a fait que croître en profondeur se met à commander et vous ramène par des
chemins détournés ». À quoi reconnaît-on les premières contractions ? Peut-être à l’advenue
lumineuse d’une évidence, à un pétillement de perspectives, à une exaltation à voir s’agencer
l’informe. « Les choses viennent s’offrir d’elles-mêmes pour servir d’images. » Cette révélation
soudaine est comme un ultimatum jubilatoire qui met fin aux hésitations et incite à l’orchestration
franche de l’espace, des rapports, des scènes. Ne reste plus aux acteurs qu’à revisiter chaque soir,
sur scène et en coulisses, le chaos qui aura présidé à l’enfantement d’une étoile dont le public
évaluera la vertu dansante.

Xavier Brière est comédien, metteur en scène et enseigne à l’École Claude Mathieu.
Il a notamment mis en scène Proustites, de Jacques Géraud ; Sous l’espèce de l’éternité, d’après
Spinoza.
Par Daniel Sibony

Seuls les souffrants sont bons


La Généalogie de la morale (première dissertation)

Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche accuse les juifs d’avoir entrepris contre « les nobles, les
puissants, les maîtres, les détenteurs du pouvoir » un total renversement des valeurs : ils auraient,
« avec une effrayante logique », retourné « l’équation des valeurs aristocratiques (bon = noble =
puissant = beau = heureux = aimé des dieux) » et « maintenu ce retournement avec la ténacité
d’une haine sans fond (la haine de l’impuissance), affirmant “les misérables seuls sont les bons, les
pauvres, les impuissants, les hommes bas, seuls sont les bons, les souffrants, les nécessiteux, les
malades, les difformes, sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis des dieux, pour eux seuls il y a
une félicité…” » Bref, il impute aux juifs un culte de la victime. Ce culte, nous le voyons fleurir
aujourd’hui même sous nos yeux, le plus souvent d’ailleurs au détriment des juifs, accusés de
victimiser, là où ils ont du pouvoir, au Proche-Orient, un peuple qui semble depuis incarner un
corps christique souffrant, tout en ayant inventé la figure originale du martyr assassin.
Or le lien hébreu récuse la souffrance comme valeur et privilégie la justice – de rigueur ou de
grâce – face à la geste victimaire. Deux exemples : d’abord, l’idée que, dans un procès, il ne faut
pas prendre le parti du pauvre mais lui rendre justice. En effet, privilégier la pitié que nous inspire
la victime, c’est l’arracher à toute problématique de justice, c’est presque la mettre hors la loi en
posant que notre affect fait loi, que si cette victime a réussi à nous émouvoir, c’est qu’elle a
raison, qu’elle a atteint les sommets de la vérité. On exalte ici son narcissisme, qui du reste
fusionne avec celui de la victime dans le corps à corps chaleureux où se célèbrent la vérité
refondée, la grâce éprouvée, au-delà de toute loi, de toute limite.
Autre exemple : une étrange loi où il est dit que celui qui a une infirmité ne doit pas approcher
lui-même son objet de sacrifice de l’autel, mais le remettre au prêtre. La belle âme s’indigne :
quoi ! sanctionner un homme pour son infirmité ! (Aujourd’hui on est victime d’une infirmité…)
Cet homme souffre déjà dans son corps, peut-être même est-il exclu, et on l’empêche
d’approcher ! Exclusion du handicapé ! Horreur… Laissons la chaude indignation et tentons de
comprendre. Il s’agit non pas de dire que cette personne est coupable de son handicap, mais
d’éviter le déni pervers qui consiste à ne pas voir qu’elle en a un. C’est aussi le refus de ne voir
que cela et d’inverser la culpabilité en posant que le monde est fautif envers elle. Il s’agit de
reconnaître qu’elle est marquée par son handicap – ce n’est pas sa faute, c’est son manque ; et
pour inscrire cela, elle doit faire un détour par le tiers quand elle apporte son objet de sacrifice,
l’emblème de sa rencontre avec l’Autre.
Reste que la victime doit être aidée quand elle pousse son cri, son appel vers l’être, car tout ce
qui est, notamment tout ce qui est humain, participe de l’être et doit donc tenter de répondre sans
se prendre pour le tout de l’être, c’est-à-dire pour Dieu. Car, en un sens, le culte de la victime
semble faire d’elle un petit dieu, alors qu’en réalité, c’est celui qui la divinise qui devient lui-même
le dieu, le créateur du dieu incarné dans cette idole, dans cette victime idolâtrée. Ce fut là le point
de départ de ma critique de Levinas : ce culte de la victime, sous des dehors d’humilité et de
« priorité à l’autre », comporte une perversion. Et la perversion, Nietzsche en a fait la critique,
même s’il l’a enfermée dans le cadre du christianisme, qu’elle déborde largement.
Qu’est-ce donc qui lui prend d’appeler « renversement juif des valeurs » le passage à des valeurs
chrétiennes, notamment le culte de la victime ? Renversement des valeurs nobles de la Grèce…
Lui qui exaltait l’Ancien Testament et déplorait comme « un péché contre l’esprit » de l’avoir accolé
au Nouveau Testament, « ce monument de goût rococo », pour faire un seul et même livre, la Bible
(Par-delà bien et mal), a-t-il oublié la rupture entre la vieille Bible et la Bonne Nouvelle ? Non, car il
lance cette hypothèse quasi délirante : les juifs ont crucifié Jésus pour faire croire qu’ils lui sont
hostiles alors qu’ils lui ont confié le « renversement des valeurs » et le projet de redonner le
pouvoir aux esclaves. Étrange, quand on pense que le vieux Livre s’est construit sur la rupture
avec l’esclavage comme mode d’être, tout esclavage où la jouissance est acquise au prix de la
liberté ; quand on sait que la loi symbolique vise à fonder la liberté contre les rechutes fétichistes,
idolâtres, narcissiques, qui sont une forme d’esclavage.
C’est donc en toute conscience qu’il impute aux juifs les valeurs chrétiennes. Ce n’est pas la
première fois que ceux-ci sont dénoncés des deux côtés : pour avoir tué Jésus et pour l’avoir
produit ; pour avoir rompu avec et pour avoir été son peuple. Nietzsche aurait-il eu la lâcheté,
très courante aujourd’hui, de ne s’en prendre qu’aux juifs dans l’héritage judéo-chrétien, comme si
cela coûtait moins cher ? Non, il n’est pas lâche. Pourquoi est-il si violemment atteint par la faille
entre Athènes et Jérusalem, entre le monde grec et le monde hébreu ? Qu’est-ce donc qui l’a
amené à ce brutal passage par les origines ? A-t-il eu la tentation de faire advenir, à la place restée
vacante de l’origine grecque et de l’aristocratie, sa version moderne, c’est-à-dire européenne ? Son
exégète Heidegger a eu cette tentation, il y a succombé, on connaît la suite. Mais Heidegger s’est
tu – d’un silence de mort – sur les sources juives et sur ce que l’Europe germanique en a fait sous
ses yeux. Ont-ils eu la même tentation de combler avec leur pensée cette faille de l’origine
introduite par les juifs – d’où une jalousie folle envers ceux-ci ?
Interpréter cette capture par l’origine, si propice au délire, déborde le cadre de cet article. J’en
parle ailleurs, car souvent je croise Nietzsche de façon transversale – notamment sur la critique
du nihilisme, des perversions, du religieux, du christianisme, dont je pense qu’il a méconnu
l’acuité quand il se fascine sur l’idée du « Dieu en Croix », ne voyant pas que, avant d’être crucifié,
Jésus a transmis ses paradoxes, c’est-à-dire de quoi subvertir l’idée de ce qui est bon et mauvais,
de quoi secouer l’idée que Dieu aime les bons et déteste les mauvais, idée déprimante, et qui exige
pour se maintenir une chape morale de plus en plus lourde. Je dirai ici qu’un aspect de son erreur
ou de sa limite concerne l’être. Contrairement à ce qu’il pense, l’être, ce n’est pas la vie, c’est ce
qui fait être tout ce qui est et qui en même temps traverse ce-qui-est et l’appelle à se dépasser afin
de reprendre contact, autrement, avec l’être et le possible. J’en ai déduit une éthique de l’être,
développée dans mes derniers livres, qui inclut l’idée de surhomme sans ses modèles pleins
d’enflure – dont on sait le ridicule : quand des narcisses énervés se prennent pour des surhommes
et repeignent leur névrose aux couleurs de l’« airain » –, alors que le surhomme n’est qu’un certain
rapport à l’être où l’humain tente de sortir de ce qu’il est afin de reprendre contact, autrement,
avec l’être comme potentiel de possibles chargé d’histoire et de mémoire. C’est ce que je
développe dans mon tout dernier « Nom de Dieu ».

Daniel Sibony est psychanalyste.


Dernier ouvrage paru : Nom de Dieu - Par-delà les trois monothéismes (la Couleur des idées, Seuil,
2002).
Par Globe’n’sky

Être libre de tout ressentiment


Ecce homo (« Pourquoi je suis si sage »)

Un aphorisme suffit parfois pour que tout bascule. Pour que d’un abîme, d’une béance sans
mot, surgisse un « abysse de lumière Z ». Non un dédale d’images, mais un labyrinthe sonore,
pure musique transmise de bouche à oreille. Un oui illimité à la vie, un « oui bénisseur Z », qui se
dérobe pourtant presque instantanément. Retenant son souffle, on se demande si l’on pourra un
jour recomposer l’écho de cette mélodie céleste – ombre du nirvana, dirait un bouddhiste.
L’aphorisme 6 du chapitre « Pourquoi je suis si sage » » d’Ecce homo est un de ceux-là. Un
aphorisme où tout s’inverse dans une nouvelle perspective. Ecce homo (Voici l’homme) est l’un de
ces livres où de nouvelles possibilités de vie s’inventent. Nietzsche s’y présente comme un
disciple de Dionysos. Il est le philosophe du phénomène dionysien, de son aspect psychologique.
Cette spiritualité corporelle liée au drame de l’existence, Nietzsche la nomme « physiologie ». Sa
plus grande vertu ? Chasser l’ignorance, le mensonge, les croyances monothéistes. Et lorsque
Nietzsche insiste sur cet état de fait, surgit l’exemple : « C’est ce qu’a bien compris le Bouddha, ce
profond physiologiste. N » Ne confondez pas sa philosophie avec une « religion, qu’il vaudrait
mieux définir comme une hygiène N ». Parce que « ce n’est pas la morale, [mais] la physiologie
qui s’exprime ainsi N ». Innocence et oubli, renouveau et jeu selon Zarathoustra, voilà comment
cette « roue qui roule sur elle-même Z » inverse subitement son sens de rotation. Et puisse le
Bouddha s’exprimer comme un philosophe dionysien !
« Être libre de tout ressentiment, être éclairé sur la nature du ressentiment N », ainsi débute
l’aphorisme explosif. Où Bouddha reçoit de Nietzsche l’honneur suprême – partagé sans
équivoque avec son égal dionysien. On est pris de vertige. Est-ce l’un de ces messages cryptés de
la main de Nietzsche ? Une nouvelle manière de conjuguer Orient et Occident ? Cette libération,
cet accomplissement – délivrance de l’âme, guérison, les expressions ne manquent pas – bref,
cette « victoire sur le ressentiment N », Nietzsche en serait redevable à sa longue maladie. Une
logique contrapuntique se met en place : une position de force et une position de faiblesse afin de
philosopher sur « l’état de maladie ». Aucun doute, Ecce homo est une ode à la grande santé, celle
de Zarathoustra ; position de force qu’est le phénomène dionysien.
Dans l’aphorisme, Nietzsche dit que tout ce qui ne saurait être conforme au surhumain est
maladie, souffrance. Que Bouddha, le physiologiste, soit le seul qui ait droit de citer auprès de son
fils dionysien dans ce véritable guide de santé est une certitude formelle. La première partie de
l’œuvre fait l’éloge du régime alimentaire, du bon choix des lieux et des climats, de la nécessité
des délassements. Dans l’état de souffrance, l’« instinct de guérison s’effrite N ». L’enseignement
véritable du Bouddha : « Maintenant ainsi qu’avant je ne parle que de deux choses : dukkha et la
cessation de dukkha. B » En son sens usuel, dukkha est traduit par « souffrance », « mal-être »,
« malheur ».
Philosophiquement, le mot désigne à la fois le conflit, l’impermanence, l’absence de soi ; tout
produit négatif d’un attachement. Refrain tragique : dans cet état de faiblesse, « on ne sait plus
s’affranchir de rien, on ne peut plus venir à bout de rien – tout vous blesse N ». Et voilà certitude
faite : Zarathoustra, Bouddha ont fait l’expérience d’une solitude blessée, mais guérie. Que
Nietzsche nomme philosophie tragique, par la grâce de laquelle plus rien ne vous blesse. Car vous
avez réalisé la cessation du ressentiment, la cessation de dukkha.
Bouddha, philosophe dionysien. On ose même : Bouddha, un héros tragique ? Nombre
d’aphorismes vont en ce sens. Un seul : « Je pourrais devenir le Bouddha de l’Europe N. »
Imaginer un corps spirituel, sans rancœur ni animosité, sans haine ni soif de vengeance –
« aucune souillure mentale B ». Méditer, marcher, pour se libérer de l’« esprit de pesanteur Z », de
la vieille conscience née du ressentiment. Encore une fois, imaginer un tel corps revient à poser
un problème de psychologie – celle du Bouddha, celle de Zarathoustra. « Comment celui qui,à un
degré inouï, a dit non N » et fait non à la morale judéo-chrétienne – au monothéisme, à
l’hindouisme – comme erreur métaphysique, comment peut-il être en même temps tout le
contraire d’un esprit négateur et nihiliste ?
« Pour le malade, enchaîne Nietzsche, le ressentiment est, en soi, la chose interdite – c’est pour
lui le mal absolu : c’est aussi malheureusement sa tendancenaturelle. N » Philosophie du corps,
perspective bouddhiste. Où Bouddha est l’exemple. Il se substitue même, ici et là, à Dionysos,
pour livrer bataille au christianisme – « Bouddha contre le Crucifié N » – ou à Socrate, ce prêtre
par excellence. Repenser au désastreux « Quoi que vous fassiez, vous vous en repentirez » pour se
convaincre que la dialectique est chez Socrate désir de vengeance, né du ressentiment. Admirons
d’ailleurs la finesse d’analyse d’un Cicéron : « Socrate n’est pas un médecin. Il n’a fait qu’être
longtemps malade. » Alors que l’allié parfait de Nietzsche se révèle aujourd’hui être celui qui est
libre de tout ressentiment. Bouddha est le premier physiologiste à avoir vu juste dans l’histoire de
la décadence des instincts. Le premier médecin de la civilisation à avoir posé un diagnostic juste
et proposé une alternative au « non-sens d’idée d’homme Z », tel que le conçoivent les hommes
du ressentiment – les prêtres et les philosophes, toutes catégories confondues. Un physiologiste,
non un fondateur de religion, dont la doctrine philosophique est indubitablement une hygiène –
opposée à une morale –, à ne surtout pas confondre avec le christianisme. Sans quoi on serait
confronté à un « second bouddhisme N », à une « forme de bouddhisme européen N », à une
« religion nihiliste N ». Au moment de mourir, Socrate lui-même a dit : « La vie n’est qu’une
longue maladie ; je dois un coq à Asclepios, le Sauveur. »
Zarathoustra, de même que Bouddha, est tout le contraire d’un sauveur. Il se présente comme
le « purificateur de la vengeance Z ». Il souhaite que « de la vengeance, l’homme soit affranchi ;
tel est le pont vers l’espérance la plus haute Z ». Nirvana – mot dont la traduction littérale est
« extinction » – est bien l’extinction de toutes ces petites passions qui entraînent un ressentiment,
né d’un attachement. Petites passions qui seront minutieusement classées par catégories, feront
l’objet d’un dépistage systématique, d’une généalogie même et, en bout de course, d’une
traçabilité. Bouddha, et à sa suite Zarathoustra dressent un bilan des grandes erreurs
métaphysiques qui ont entraîné des siècles d’ignorance, de mensonges, de croyances
monothéistes. Les vrais responsables ? Les prêtres, mais aussi tous ces philosophes croyants.
Écoutez l’ironie nietzschéenne : « Que personne ne croie que si Platon vivait de nos jours et avait
des idées platoniciennes, il serait un philosophe : ce serait un maniaque religieux. N »
Ignorance, mensonge, croyance : trois causes de la soif/désir de vengeance responsable de
l’apparition de dukkha, qui ont eu pour effet de contaminer ce qui était le cœur même de la
philosophie tragique – le guide de la souffrance et de l’héroïsme. Enfantons l’innocence du
devenir et créons la cessation du ressentiment ! Ces divers éléments rassemblés, on se demande :
mais comment ai-je pu un seul instant douter du bien-fondé de cette confession nietzschéenne :
« Qui connaît le sérieux avec lequel ma philosophie a engagé la lutte contre les sentiments de
vengeance et de rancœur, et ce jusque dans la doctrine du “libre-arbitre” – (la lutte contre le
christianisme n’en est qu’un cas particulier) – comprendra pourquoi je choisis cet exemple [le
Bouddha] pour mettre en lumière mon comportement personnel, ma sûreté d’instinct dans la
pratique. N »

(N Nietzsche ; B Bouddha ; Z Zarathoustra).

Globe’n’sky est plasticien multimédia. Il enseigne aux Beaux-Arts de Metz et de Rennes.


Cet article rend compte d’une recherche à paraître prochainement : Qui est ce Bouddha de l’Europe ?
Par Michel Onfray

Deviens ce que tu es
Ainsi parlait Zarathoustra (« l’Offrande du miel »)

La formule « Deviens ce que tu es » semble a priori paradoxale : comment inviter à devenir ce


que l’on est déjà sans friser l’escroquerie existentielle ? Ce que je suis, puis-je envisager de le
devenir ? Peut-on désirer l’avènement d’un présent déjà effectif ? Dans le futur, l’être en acte
peut-il faire l’objet d’un vouloir autre que sa pure et simple répétition ? Et puis : peut-on devenir
autre chose que ce que l’on est ? Ce devenir, quelle relation entretiendrait-il avec ce que j’aurais
été ? Une cascade de questions surgit dès l’examen de cette formule que l’on doit à Pindare et à
laquelle Nietzsche a donné son extrême popularité – au point qu’on l’a retrouvée récemment
dans une publicité...
Son apparente clarté ouvre sur des abîmes. Car être, pour un Grec, qu’est-ce que cela signifie ?
Doués pour l’ontologie – qu’on se souvienne de la gymnastique platonicienne du Parménide ! –, les
contemporains de Pindare n’entendent pas du tout la même chose sur ce sujet qu’un
postmoderne, qui plus est s’il possède son Descartes sur le bout des doigts. Car, en ces temps de
Zeus, l’être ne va pas de soi comme modalité de l’individu séparé. Il suppose une cosmogonie
que définit une saisie panthéiste et strictement païenne du réel. Être, c’est donc être quoi, ou qui ?
Répondre à la première question résout également la seconde. Avant la pirouette du Crucifié qui
annonce : « Je suis celui qui est », le Grec énonce : « Je suis le vouloir du destin. » Le monde obéit
à une loi qui le fait être ce qu’il est. L’individu subit la même logique. En face du vouloir suprême
qui veut le réel dans sa totalité et ce qui le constitue dans le détail, quelle place pour la liberté, le
libre-arbitre, la détermination souveraine d’un individu ?
Ce que l’on est se réduit donc à un fragment virtuellement détaché par la conscience d’un grand
tout, à quoi pourtant il se confond intimement. Tel l’olivier, l’étoile Absinthe, sur le même
principe que le courant qui travaille l’eau des criques méditerranéennes, pareil au milan qui plane
sur l’Acropole ou à l’héliotrope tourné vers la lumière, l’individu obéit : il obéit à la loi du monde,
du cosmos, à l’incompréhensible mécanique de l’univers. De sorte que la décision volontaire
relève de la fiction... On est, certes, mais ce qu’une force supérieure à nous nous fait être : voulu
et non voulant, mû et non moteur, objet et non sujet. En ces temps bénis, cette force ne s’appelle
pas encore Jéhovah, Dieu ou Allah. Elle est une puissance cosmogonique de physicien et non un
fétiche de prêtre travesti en Père fouettard.
La phrase de Pindare fonde une ontologie tragique, puisque, soumis à une force aveugle, nous
ne sommes que le produit de cette soumission – un fragment régi par le tout qui le détermine.
Nietzsche reprend telle quelle cette option grecque et lui donne sa formule moderne : cette force
économise son nom judéo-chrétien et redevient païenne en s’appelant volonté de puissance. En
dehors d’elle, rien n’existe : l’être est, il coïncide avec cette force. Ce que je suis ? Sa cristallisation
ponctuelle. Le lieu et la formule de cet être ? Le corps, dont Zarathoustra nous apprend qu’il est
la grande raison, celle qui discrédite et disqualifie le petit instrument des productions rationnelles
et raisonnables. Quand la petite raison fabrique des fictions, des illusions, des mensonges, des
erreurs utiles aux hommes pour éviter l’évidence tragique du réel, la grande raison produit des
certitudes admirables.
Approchons un peu le paradoxe. Ce que l’on est, on sait désormais à quoi s’en tenir. Mais
comment le devenir ? De quelle manière s’y prendre pour créer les conditions d’avènement de ce
qui est déjà ? Je suis un fragment de force qui me gouverne – à la manière de la foudre
héraclitéenne –, comment donc pourrais-je commander ce qui me soumet ? Quel artifice
m’autoriserait l’appropriation de ce qui me possède ? Quel angle d’attaque théorique permettrait
de résoudre cette aporie ? Bloc détaché par la conscience et attaché par les faits au cosmos,
comment puis-je envisager de produire demain comme une nouveauté ce que je suis déjà
aujourd’hui ?
La question travaille l’épicentre de toute philosophie déterministe. Si plus que moi me fait être
ce que je suis, comment pourrais-je être autre chose, autrement ? Par quelle contorsion introduire
la liberté – sinon par la fiction kantienne d’un postulat... – dans un monde qui la rend
impossible ? Car déterminisme et liberté s’excluent mutuellement. Les Grecs et Nietzsche
l’affirment : la liberté n’existe pas, le déterminisme triomphe absolument. La volonté de puissance
prend toute la place et ne laisse rien au libre-arbitre, qui n’existe donc pas, ou alors comme une
fiction utile aux chrétiens en quête de responsables pour justifier leur passion de punir et de
châtier. Assister à soi comme à un spectacle, un théâtre d’ombres ? Se contenter de vivre en
découvrant au quotidien ce que le destin nous réserve ? Impossible...
Le déterministe absolu dit : tu n’as pas le choix de devenir ce que tu n’es pas ; le philosophe de
la liberté enseigne : deviens ce que tu n’es pas ; le tragique affirme donc : deviens ce que tu es,
parce qu’il résout l’aporie en définissant la liberté comme ce qui nous permet de consentir à ce
qui est. Instrument ni de soumission ni – encore moins – de libération, elle travaille comme une
ruse de la raison et s’exerce là où on ne l’attend pas : ce que je suis, je dois vouloir l’être ; ou
encore : je peux devenir ce que je suis, en l’occurrence, en l’aimant. L’apparent paradoxe trépasse
sous le coup de boutoir de la formule nietzschéenne de l’amor fati. En aimant ce qui advient, je
révèle une liberté qui me permet une réappropriation de moi.
Sachant ce que je suis et, désormais, comment je peux théoriquement le devenir, comment le
puis-je pratiquement, dans mon quotidien ? Quels exercices spirituels pour cette reconquête de
moi-même ? Le grand oui à la vie, comment s’en arranger dans un monde qui résiste et qui,
depuis Paul de Tarse, sacrifie aux valeurs inverses ? Nietzsche donne les formules, sans compter,
dans Ecce homo, sous-titré d’ailleurs « Comment on devient ce que l’on est » (1888). Titre chrétien,
sous-titre grec, et ironie dès ce premier moment. Livre génial, généalogique, sans double, à même
de permettre une révolution philosophique, idéologique, éthique et existentielle – du moins si l’on
sait le lire. Pourvu même qu’on le lise...
Premier temps sur cette voie magnifique : réactiver la formule socratique « Connais-toi toi-
même ». Impossible de devenir ce que l’on est si l’on ne sait qui l’on est. D’où une quête
existentielle du soi. Qui est « je » ? Aux antipodes du christianisme qui le trouve haïssable, le
nietzschéisme enseigne le moi non pas vénérable, ni même adorable, mais considérable, au
double sens : digne de considération, mais aussi d’une dimension essentielle. Il désigne les
modalités de cristallisation de cette volonté de puissance qui me rend reconnaissable. Mon
identité gît dans cette concrétion factuelle et mortelle : mon corps. La pensée se conçoit donc
comme quête de soi. L’écriture également. D’où l’invention par Nietzsche de l’autobiographie
philosophique moderne. Ce que je suis, je le vis, certes, mais je peux le découvrir par l’écriture.
Ainsi la chair se fait verbe, inversion des valeurs là aussi. Penser sa vie, vivre sa pensée, concevoir
des concepts uniquement s’ils procèdent de l’expérience, puis passer ces idées au crible du
quotidien, écrire pour (mieux) philosopher, puis philosopher pour écrire, faire fonctionner cette
oscillation entre théorie et pratique, dans le dessein de produire du sens. Voilà matières à
connaissance de soi. En sachant qui l’on est, on peut envisager de le devenir. Lorsque l’on a
réussi à savoir ce que l’on est, on peut envisager de le vouloir enfin. La connaissance de soi
inaugure la construction de soi. En découvrant qui je suis, je peux alors vouloir l’être, ce à quoi, in
fine, se réduit la liberté. De cette série d’exercices de consentement, d’adhésion, puis d’amour du
réel, les stoïciens disaient qu’ils apportaient la sérénité, Spinoza, la joie – et Nietzsche, la grande
santé.
Vouloir la puissance qui nous veut, voilà qui révèle la liberté et rend possible de devenir ce que
l’on est...

Michel Onfray est philosophe.


Dernier ouvrage paru : Célébration du génie colé-rique (Galilée, 2002).
Par Alain Didier-Weill

La vie est femme


Le Gai Savoir (paragraphe 339)

Parce que tu es celui qui le premier m’as appris que la pensée résonnait avant de raisonner, tu es
pour moi l’ami : l’ami qui a osé apercevoir un monde que je ne faisais que soupçonner et que sans
toi je n’aurais peut-être pas essayé d’habiter. Je dis bien « essayé », car ta vie même nous dit à quel
péril est voué celui pour qui la musique n’est pas un vain mot, ou un simple plaisir à déguster,
mais exigence de trouvaille d’un mouvement dansant cherchant le point infime où il s’agit de
penser non plus avec la tête mais avec le pied. La façon dont tu as subverti la raison
philosophique est proprement inouïe. Tu m’as appris que, en dansant, le « je » qui résonne à la
musique pense à ce qu’il est là où il ne pense pas penser. Par ton « je danse – je suis », tu as
dépouillé la violence que la philosophie faisait au « je » d’existence en le déduisant du « je »
pensant – je pense, donc je suis. En prenant en charge le fait que, par le mot, le « je suis » ne
pouvait qu’être en exil, tuas conçu que ce « je » d’existence, insignifié par le langage, n’était pas
pour autant insignifiant.
Anticipant Freud et Lacan, tu as exploré ce terrain de la signifiance où le sujet n’est pas encore
en exil pour autant que c’est par le signifiant qu’il advient. Tu n’as pas énoncé comme Lacan que
le sujet était effet du signifiant mais qu’il était en résonance avec le son musical. Ce faisant, tu as
mis au cœur du vivant l’apparition de la vie comme jaillissement dansant d’un sujet sonné par le
son.
Car le sujet originaire est résonné avant d’être résonnant : si la musique parvient à sonner en lui,
c’est qu’elle peut trouver cette terre fertile à laquelle elle adresse ce message : « En toi je suis chez
moi. » Message instituant, car elle dispose du pouvoir de faire apparaître, ex nihilo, ce « toi » qui
n’existait pas encore et qui advient car, profondément, la musique n’est pas celle qu’on écoute,
mais celle qui entend en nous ce « toi » qui ne savait qu’il demandait à être entendu.
La musique est une auditrice peu commune : elle ne détient pas deux oreilles mais une troisième
oreille ouverte sur ce qui, dans le sujet, est pure attente de mouvement, de jaillissement
dionysiaque. Quand, avec son adresse souveraine, elle a trouvé le lieu qu’elle a fait résonner en
s’adressant à lui, voilà que ce lieu va se renverser : d’existence résonnée par le son, il va devenir
existence résonnante pour la musique, vers laquelle il va désormais se tourner en dansant sur la
scène du monde.
Qu’as-tu recherché en tentant de danser ta vie, de penser avec ton pied plutôt qu’avec ta raison,
si ce n’est le point où la pensée et l’amour peuvent s’étreindre ? Qu’est-ce que l’amour du son, du
signifiant ?
Qu’est-ce que la capacité de dire « je t’aime » au son, si ce n’est la capacité par laquelle un je est
mis au monde parce qu’il s’adresse à un toi souverain qui est, en fait, le véritable sujet – et non le
complément d’objet direct – de la phrase « je t’aime » ?
Toi qui as tant souffert de tes amours humaines – car tu ne t’aimais pas toi-même –, n’as-tu pas
trouvé dans ton amour pour Dionysos le seul instant où, l’aimant, tu pouvais t’aimer ?
Que veut dire ici s’aimer, sinon l’envers de l’amour narcissique, l’envers du précepte
évangélique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ? Toi qui savais que l’homme ne
s’aime pas véritablement – sinon dans l’égoïsme –, comment aurais-tu pu souhaiter à ton
prochain d’être aimé de toi comme tu t’aimais toi-même ?
En revanche, il t’a été donné de savoir que c’est en aimant cette prochaine qu’est la musique de
Dionysos qu’il t’était possible, parfois, d’être à toi-même ce prochain aimable que tu pouvais alors
assumer, te dépouillant de la violence requise par la vie quotidienne pour t’affirmer.
Lorsque je pense à toi comme à celui qui toute sa vie a parlé de la danse sans danser et qui, au
jour fatal du rendez-vous avec la folie, a définitivement cessé de parler pour devenir Dionysos
dansant, je me pose cette question : qu’eût-il fallu, puisque pour toi la musique était femme, pour
que la vie t’offre cette possibilité divine – que Dionysos connut avec Ariane – de donner corps à
ton corps en le laissant et danser et parler avec la femme que tu aimais ? Un jour tu rencontras, en
effet, une femme qui t’évoqua Zarathoustra, le seul homme à avoir ri le jour même où il naquit.
Elle s’appelait Lou von Salomé et tu reconnus en elle une âme sœur car « son rire était un acte ».
En reconnaissant dans son visage illuminé par le rire la manifestation même du corps humain
métamorphosé par la danse, tu reconnus l’existence de la puissante vision dont tu nous fis don
dans ta Naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique. Vision d’une réconciliation entre l’être
et l’apparaître, entre la chose en soi et le phénomène, qui cessaient d’être dissociés aussitôt que le
corps en dansant, ou le visage en souriant, rendait visible la musique qui les habitait. La musique,
disais-tu, « nous oblige à voir plus complètement et plus à fond toute chose […] et montre à
notre regard spiritualisé, capable de saisir la vérité intérieure des choses, le monde de la scène non
seulement infiniment élargi mais intérieurement illuminé ».
De la même façon qu’Ariane était capable, en dansant, de donner corps à la musique de son
amant Dionysos, Lou, en te souriant, t’initia à cette réconciliation par laquelle le vertige
dionysiaque qui était en toi pouvait être soustrait, un instant, à son pouvoir de t’anéantir.
L’apparition de son sourire, en détenant le pouvoir de donner forme à l’informe, donnait à ton
regard spiritualisé la capacité apollinienne de trouver dans l’image de Lou l’ambassadrice de
l’infini dans le fini.
L’âme sœur, en dansant, en souriant, te donna à voir ton âme comme si, exilée de sa patrie
originaire, elle pouvait, un temps, être arrachée à son exil. Mais en dansant, cette âme sœur – que
ce fût celle de Lou, d’Ariane ou de Zarathoustra – n’était ni femelle ni mâle ; elle était androgyne,
et cela ne te permit pas de la prendre dans tes bras.
À défaut de prendre le corps de Lou, tu pris ses mots et les mis en musique après qu’elle t’eut
adressé cette « Prière à la vie» : « Comme l’ami aime l’ami, / O Vie Énigmatique, ainsi je t’aime ! /
Que je jubile en toi ou que je pleure / Que tu me dispenses joie ou peine, / Je t’aime avec ton
heur et ton malheur ! / Et si tu dois m’anéantir, / Je m’arracherai de toi avec douleur, / Comme
l’ami des bras de l’ami ! / De toute ma force, je t’étreins ! / Laisse ta flamme embraser mon
esprit ! / Que dans le feu du combat je découvre / Le mot de ta mystérieuse essence ! / Pour
penser et vivre des millénaires / Jette à poignées ce dont tes mains sont pleines / Si tu n’as plus
de joie pour moi sur terre, / Tu peux me donner – ta souffrance ! »
Pour notre bonheur, la musique fut pour toi femme. Mais, pour ton malheur, la femme ne fut
que musique.

Alain Didier-Weill est psychanalyste.


Dernier ouvrage paru : Quartier Lacan (Denoël, 2002).
Par Guillaume Soulez

L’esprit de système est un manque de probité


Crépuscule des idoles (maxime 26)

Critiquer les systèmes est quasiment une habitude, un réflexe aujourd’hui : un ouvrage trop bien
achevé, une perspective qui prétend tout couvrir ou expliquer tout un champ de phénomènes à la
force d’un seul concept ou d’une seule dichotomie ou équation, et nous voilà en éveil, nous qui
sommes enfants et petits-enfants de l’ère du soupçon. En plein hégélianisme, en plein
positivisme, l’ironie de Nietzsche est mordante : elle attaque, par surprise, par la moralité, elle fait
fi des belles constructions qui veulent en imposer pour en déloger l’esprit satisfait du savant ou
du penseur. Nietzsche affronte le système par son caractère intimidant. Il peut être surprenant de
voir le philosophe requérir la probité, vertu ô combien sociale, liée à l’honneur et déterminée par
le regard des autres, mais le coup est double.
Bien sûr, le systématique n’est pas honnête parce qu’il prétend contenir dans un système la
diversité des choses et des explications, alors même qu’il sait, par ailleurs, que les systèmes sont
provisoires, et qu’il y a un abus à laisser croire à leur caractère absolu et définitif. Mais surtout,
l’esprit de système est un refus de penser la réalité en tant que telle, là où on prétend en rendre
compte. La probité définie comme « philologique », c’est pour Nietzsche, selon Jean Granier,
« respecter le texte de la réalité, s’abstenir d’effacer de ce texte ce qui inquiète, effarouche […],
tenir en bride le jugement afin de laisser la parole aux choses elles-mêmes ». Le regard des autres
n’est ici que le moyen de désigner la clôture du systématique, son repli…
La probitas romaine était non seulement une épreuve (proba), comme on vient de le voir, mais
tirait à l’origine sa force d’une métaphore agricole : l’homme probe est droit telle la plante qui
pousse droit. La plante se soutient d’elle-même et, se soutenant d’elle-même, croît naturellement
droit. La véritable probité du penseur se moque de la morale : sa pensée est expression d’une vie,
d’un corps (cf. Nietzsche et la Métaphysique, de Michel Haar), non pas réaction inquiète, repli ou
détour face à la réalité. Déplaçant la probité de la relation entre penseurs à la relation entre le
penseur et la réalité qu’il affronte, l’ironie de Nietzsche est – on l’a compris – de retourner
l’argument moral lui-même, plutôt que de proposer une condamnation du systématique au nom,
par exemple, d’une morale du dialogue scientifique.
Mais on pourrait dire que la critique morale est aussi dans cette maxime le moyen de miner la
supériorité que le systématique prétend détenir sur les autres, le progrès qu’il dit réaliser lorsqu’il
englobe un univers de son système, alors même que la forme trop parfaite de celui-ci suscite le
doute. C’est là qu’est en jeu non pas seulement le système, mais sa justification, l’esprit du
système, c’est-à-dire l’esprit qui le meut et qui fait voir l’origine de sa forme, la construction
systématique. L’esprit de système, c’est la pose du penseur. Or vouloir en imposer, en remontrer,
comme dit clairement la langue, c’est répondre par anticipation, selon une logique du
ressentiment, à une critique parfois imaginaire. Anticipant la mise en doute qui pèse sur son
ouvrage, le systématique marque son refus du regard des autres, ce qui l’amène à présenter une
forme complète, lisse et close qui ne donne pas prise à la critique et le détache de ce qu’il prétend
restituer. Le système chez le systématique est bien une sorte de résultat de l’esprit de système ; il
est ainsi la forme hyperbolique et pathologique que prend la réponse à la critique. C’est pourquoi
c’est aussi la forme de son système qui l’éloigne tout à fait de la réalité ; elle ne peut donc que
susciter une critique maximale et risquer l’effondrement. Le systématique soumet le divers de la
réalité aux nécessités plastiques du système, au rebours de son pouvoir heuristique – par lequel le
système cherche à saisir et à exprimer le divers à l’aide d’une forme. Il se met alors à fonctionner
tout seul, se nourrissant de lui-même, étape ultime de l’esprit de système.
Le penseur alors est-il encore en cause ? Oui, si l’on considère qu’il se perd dans sa recherche
au profit du spectacle que celle-ci offre. En quittant le divers, non seulement la pensée se fait
vertige inefficace, mais elle cesse en quelque sorte de s’affronter elle-même, de lutter contre son
propre relâchement. Deux forces sont donc à l’œuvre dans le système, et non pas une : la
« passion de la connaissance » est une projection vers la réalité, un pont lancé, visant une
expression de la réalité telle qu’elle est. Cette passion est un risque pour la forme de ne pas
pouvoir la contenir. L’esprit de système, lui, fait son travail, négatif, de solidification. Il ramène le
système vers lui-même, épuise l’énergie en la disséminant pour couvrir tout le champ ou pour
proposer une forme tenable.
Y a-t-il alors une forme qui témoigne du combat contre cette sclérose, voire qui aide à la
combattre ? On peut penser aux manuscrits de Montaigne – dont Nietzsche était grand lecteur :
la réécriture du fragment n’est pas là pour corriger, amender ; elle pousse au contraire toujours
plus loin la pensée, là où elle s’était provisoirement arrêtée. L’essai n’est pas seulement un refus
assumé de la forme complète, il est une incitation à pousser plus loin la germination.

Guillaume Soulez est maître de conférences à l’Université de Metz et chercheur au Laboratoire


Communication et Politique du CNRS.
DONNER À VOIR

Par Isabel Violent

Regarde ce que tu es

De l’esthétique fragmentée de Nietzsche, on ne tirera guère de critère qui distingue le beau du


laid : seul l’art est honnête, dont l’illusion nécessaire assigne à l’artiste comme au spectateur de
simples formes, et nulle connaissance. Ainsi, la seule vie possible est dans l’art : dans ces formes,
figurées, stylisées, dansées, où est créé un moment d’un itinéraire humain, éclat lumineux comme
une révélation, et apparition de ce que nous sommes confusément — face à l’œuvre d’art, c’est sa
propre folie que chacun imagine, son devenir qu’il voit, et sa mort qu’il dévisage.

ANTOON VAN DYCK, Portrait équestre d’Antonio Giulio Brignole Sale (vers 1621 ; Palazzo Rosso,
Gênes ; huile sur toile, 288 x 201 cm).
Ce noble jeune homme à cheval, Nietzsche le contempla lors d’un de ses séjours à Gênes, en
1877, et en fut ému : « Le vendredi vers midi, par un temps gris et pluvieux, je me ressaisis et me
rendis à la galerie du Palazzo Brignole ; et, de manière étonnante, ce fut la vue de ces portraits de
famille qui me remit entièrement sur pied et me rendit mon enthousiasme ; un Brignole à cheval,
et dans l’œil du puissant destrier, tout l’orgueil de cette famille, voilà ce qu’il fallait à mon
humanité déprimée. » Ce n’est pas le mélancolique seigneur, qui se destina bientôt à la vie pieuse
et retirée d’une humilité monacale, qui frappe le philosophe errant. Ce n’est pas le portraituré qui
l’intéresse. Ce n’est pas un homme qu’il cherche. Ce n’est pas dans l’homme qu’il se trouve.
L’humanité, « l’orgueil de cette famille », lui apparaît dans l’éclat noir du regard de l’animal ; son
âme déprimée se mire dans la bête. On sait ce que fut pour Nietzsche un cheval bien moins
aristocratique, sur une place de Turin, quelques années plus tard – ce canasson qu’il enlaça,
éperdu d’amour, avant de s’écrouler, foudroyé.

Isabelle Violente

MAURICE BEJART, Messe pour le temps présent (cérémonie en neuf épisodes ; ballet créé en août
1967 au Festival d’Avignon, repris la même année au Théâtre national populaire, à Paris).
« Je suis lumière, ah ! que ne suis-je nuit ! Mais ceci est ma solitude d’être ceint de lumière. »
Ainsi par le Zarathoustra, figuré dans « Messe pour le temps présent » par un récitant perché sur
un échafaudage. Dans l’insolite liturgie dansée de Béjart, les corps des célébrants sont tour à tour
plongés dans l’obscurité ou éclairés en pleins feux, illustrant les mots de Nietzsche avec économie
gestuelle et pureté des lignes formelles. La maîtrise savante des jeux d’ombre et de lumière est,
depuis le Sacre du printemps (1959), l’une des réussites de l’art de Maurice Béjart. Mais l’on pourrait
trouver aussi que les grandes œuvres symphoniques du chorégraphe, la Messe et Boléro, sur une
musique de Ravel, se ressemblent en ce qu’elles proclament paradoxalement la solitude de l’être.
Ici, chacun des danseurs est radicalement retranché du groupe. En plein idéal communautaire
(l’œuvre est créée quelques mois avant Mai 68), ce ballet invite à un retour sur soi, à un exercice
de concentration spirituelle à l’écart du monde. La pensée de Nietzsche, citée au même titre que
des textes bouddhiques et bibliques, est érigée au rang de texte sacré.

Elisabeth Hennebert
JEAN DELVILLE, l’École de Platon (1898 ; musée d’Orsay, Paris ; huile sur toile, 260 x 605 cm).
Le divin Platon trônant au centre de la composition, de beaux jeunes gens attentifs aux corps
sagement et savamment disposés dans le paysage, une atmosphère de contemplation recueillie et
nimbée d’une lumière propice à la vision du monde des Idées. C’est, contemporaine de la fin de
Nietzsche, la représentation exacte et ridicule du mièvre platonisme que, depuis la Naissance de la
tragédie, ce dernier s’est employé à stigmatiser et à traquer derrière les supercheries métaphysiques.
L’art est ici à l’image de son sujet : fadeur, staticité, sensualité raisonnable – toutes choses dont
Nietzsche nous a appris à nous moquer et qui pour nous, désormais, condamnent à la fois cette
peinture surannée et la tiède philosophie qui la motive, un art gangrené par la théorie des idées et
son mépris de la vie, un art de plate allégorie où la puissance créatrice est comme rivée à la sage
transcription des concepts. C’est l’art en temps de décadence et de nihilisme, incapable aussi
d’inventer de nouvelles formes. De toute évidence, Platon discute ici de la beauté, désignant le
corps marmoréen qui se dévoile, mais cette beauté est morte et sans consistance – ce qu’illustre à
merveille le tableau, quand c’est à travers Nietzsche que nous le regardons.

Vincent Delecroix

Livre de prières (vers 1335 ; Victoria and Albert Museum, Londres ; ivoire, 10,5 x 5,9 cm).
Le Christ est pour Nietzsche la figure même du ressentiment, la négation de la force vitale que
Dionysos glorifie. Miroir possible de cette dualité, ce livre de prières ancien offre, avant la prière,
une image des instruments de la Passion. Sur sa couverture d’ivoire est condensée la mort de
Dieu : la colonne et le fouet des outrages ; le chemin de Croix, que tatouent les pieds sanglants ;
la robe sans couture, jouée aux dés pendant l’agonie ; le roseau où presser l’éponge imbibée de
vinaigre ; la lance enfin, qui ménage la cinquième plaie : mais lors de cette ultime injure, le Christ
a déjà rendu l’esprit. L’image ne mentionne pas cet instant ; elle montre ensemble les instruments
de la Passion et ceux de la descente de Croix : l’échelle, la pince qui arrache les clous, dénoue les
liens. Faire et défaire, vie et mort de Dieu, Dionysos et le Crucifié – Nietzsche signa ses dernières
lettres de ces deux noms. Le Christ – le philosophe ? – doit mourir pour sauver l’humanité ;
comble du nihilisme, sa mort est nécessaire à la vie. Mais à relire les Évangiles, il veut la mort pour
s’accomplir. Dans cette volonté se loge un élan proche de la transmutation dionysiaque. De
jugement contre la vie, la tragédie du Christ en devient la promesse : Ecce homo. Et l’image de
dévotion, un pan coloré, l’autre grisé, exhibe la contradiction ouverte de l’homme religieux
nietzschéen.

Véronique Dominguez

DOMENICO GHIRLANDAJO, Portrait d’un vieillard et d’un jeune garçon (fin XVe siècle ; musée du
Louvre, Paris ; huile sur bois, 62 x 46 cm).
À gauche, très massif, la tête penchée vers l’enfant qu’il tient dans ses bras,un homme
grisonnant, qui serait très beau n’était un nez quasi monstrueux. À droite, le petit-fils regarde le
grand-père de bas en haut, les yeux dans les yeux, en posant sa main gauche sur la poitrine du
vieil homme, dans un geste indécis, caresse ou maintien de la distance. Tous deux sont en rouge,
l’enfant a un bonnet également rouge, duquel sort une magnifique chevelure blonde. Et, de toute
évidence, chacun des deux se voit dans l’autre. « Deviens en moi ce que tu es » : le vieil homme se
revoit dans l’enfant, l’enfant se voit dans le vieil homme, le vieil homme a le tendre sourire de
l’enfant, l’enfant est attentif, sérieux comme un adulte. Tout est réciprocité : le vieillard semble
protéger l’enfant, l’enfant semble bénir le vieillard – celui qui est au-dessus implorant
étrangement celui qui est en dessous. L’espace, comme le temps, est circulaire. Le front du vieil
homme est dégarni, mais ses yeux caressent, dans la chevelure de l’enfant, les merveilleuses
boucles de l’éternel retour.
Charles Ramond

NICOLAS POUSSIN, les Bergers d’Arcadie (vers 1638 ; musée du Louvre, Paris ; huile sur toile,
121 x 85 cm).
« Et in Arcadia ego » est le titre de ce tableau de Poussin – « Moi aussi, dans l’Arcadie » (c’est la
Mort qui parle) – et de l’aphorisme 295 du Voyageur et son ombre , écrit par Nietzsche pendant l’été
1879, dans lequel résonne l’écho d’une révélation soudaine, comme si tout un sentiment
philosophique s’était condensé en un instant dans une image symbolique. Nietzsche relit la
tradition classique de l’idylle dans un sens plus profond. Alors que le berger antique vit dans une
nature complètement anthropomorphisée qui personnifie, de manière harmonieuse, un ensemble
de principes moraux, le pinceau de l’aphorisme nietzschéen trace une image où l’homme devient
fragment d’une nature complètement dépourvue de but, de tension, de sens ultime : « On
imaginait des héros grecs dans ce monde de lumière pure et nette (où rien ne rappelait la
nostalgie, l’attente, le regard porté en avant ou en arrière) ; on ne pouvait que le sentir à la
manière de Poussin et de ses élèves : héroïque à la fois et idyllique. » Cet instant de plénitude
comprend l’acceptation de la mort. Dans une première version de son tableau, Poussin avait
cherché à représenter l’effroi des bergers lorsqu’ils découvrent que la mort existe même dans la
sereine Arcadie. Dans cette deuxième version, l’effroi cède la place à une acceptation sereine :
celle que Nietzsche découvre un soir de 1879, en Engadine.

Paolo d’Iorio

GIOVANNI CRUPI, Théâtre grec, Taormina (vers 1880 ; photographie à l’albumine).


Contemporain de la Naissance de la tragédie, un photographe fait poser un adolescent aux boucles
grecques sur la scène à demi détruite du théâtre de Taormina. Presque invisible, bien que centré,
l’enfant s’éloigne. Pour quelle archive, pour quelle mémoire faire traverser ces ruines par une
silhouette fragile ? Pourquoi ajouter ce qui fuit – promenade, adolescence, présence
photographique… – à ce qui reste ? La photographie pousserait alors plus loin encore le projet
apollinien de la peinture académique, produire « l’apparence d’une apparence » à partir de la perte
et de la douleur. Face au silence de ce théâtre perdu, elle proposerait une image de la disparition
de l’apparence même. Décidément, il y a là une démonstration trop évidente de cette fugacité,
une tragi-comédie de la contingence presque ridicule. Le photographe fait se promener un faux
adolescent grec, englouti par ce théâtre trop grand pour lui. La présence humaine échoue à faire
revivre le lieu, l’enfant devient décoratif, l’envie de « faire tableau » trop visible. Or, prison vivante
des morts, « ce n’est pas par la peinture que la photographie touche à l’art, c’est par le théâtre »,
écrira Roland Barthes. C’est précisément ce qui ne se produit pas ici. Quand le spectre
nostalgique est passé demeure ce mur de scène encore imposant, en contre-plongée, victoire du
théâtre sur la photographie, sur la mise en scène du photographe lui-même.

Guillaume Soulez

ANDY WARHOL, Superman (1960 ; collection Gunther Sachs ; caséine et crayons de couleur sur
toile préparée, 170 x 133 cm).
Selon Gramsci, derrière les nombreux singes de Zarathoustra qui naissaient autour de lui il
fallait chercher plutôt le Comte de Monte-Cristo de Dumas que Nietzsche lui-même. Le
superman d’Andy Warhol invite à penser de même. D’un côté, une figure mythique qui, comme
les romans-feuilletons, répond aux besoins de sublimation des masses ; de l’autre côté, un
personnage pour tout le monde et pour personne, qui joue la parodie du héros mythique pour
séduire les happy few. La différence entre superman et surhomme tient dans la double nature de
Clark Kent, employé modèle et héros en même temps. D’ailleurs, le héros est toujours un
employé modèle de la masse, qui incarne, au plus haut niveau, ses valeurs. Il est beau, humble,
bon et serviable, il consacre sa vie à la lutte contre les forces du mal, il aide la police. Le
surhomme de Nietzsche, au contraire, est une tension vers la création de valeurs nouvelles et
d’une nouvelle structure pulsionnelle de l’humain. Loin d’être un concentré de toutes les bonnes
valeurs de l’humanité actuelle, ou leur négation, il se construit dans la distance, dans la recherche
de nouvelles possibilités de vie, plus individuelles. Pas besoin de s’envoler ou d’éteindre des
incendies : Zarathoustra nous dit, à propos du dépassement de soi-même, que le vol ne s’apprend
pas au vol, et que les incendies à éteindre sont ceux que provoque en nous-mêmes la lutte entre
les habitudes du sentiment et de la pensée que nous avons héritées, et les nouvelles idées qui
péniblement cherchent à se développer. Et dans ce cas, inutile d’appeler superman au secours.

Paolo d’Iorio

La canne de Balzac, dite « canne aux turquoises » (1834 ; Maison de Balzac, Paris).
Lorsqu’en 1834 Honoré de Balzac commence à arborer cette canne « à ébullition de
turquoises », on s’étonne, on murmure : un artiste ne devrait pas exhiber un tel luxe – d’autant
plus qu’on le sait ruiné. Mais très vite le romancier constate que cette « pomme d’or ciselé a plus
de succès en France que toutes [ses] œuvres » – et, loin d’en ressentir de l’amertume, il éprouve la
jubilation d’être, enfin, dans la vie, élégant, séduisant, magnifique, extravagant, comme les jeunes
ambitieux dans ses livres. Enfin il concurrence ses personnages, enfin sa vie participe du roman.
En se donnant ce sceptre que « tout le dandysme de Paris » jalouse, Balzac l’acharné, le
bedonnant, le sanguin, pouvait-il mieux dire son désir de se regarder vivre, de faire entrer son
œuvre dans sa vie et sa vie dans son œuvre, de jouir dans la vie de la splendeur de la fiction ?
Cette canne trop précieuse, destinée non pas à aider la marche mais à pavoiser en ville, ne
ressemble en rien au sinistre bâton de promeneur du philosophe de Sils-Maria. Mais c’est avec
elle que le romancier lève, le temps d’un hiver parisien, l’antinomie entre faire une œuvre d’art et
faire de sa vie une œuvre d’art.

Isabel Violante
REGARD

Par Marcel Conche

Le philosophe lyrique

La philosophie lyrique de Nietzsche ne s’adresse pas à la raison. Aussi son influence ne se voit-
elle guère chez les philosophes stricto sensu, mais plutôt chez des écrivains et des artistes.
Supprimez Descartes, vous supprimez l’idéalisme moderne ; supprimez Marx, vous supprimez
Les dix jours qui ébranlèrent le monde. Mais supprimez Nietzsche : la physionomie philosophique du
e
XX siècle n’en est guère changée. Bergson le cite deux fois : l’une pour dire que séparer les
hommes en esclaves et maîtres est une « erreur » ; l’autre pour marquer sa préférence pour le
vitalisme de Jean-Marie Guyau. Husserl ne le cite pas. Heidegger lui a consacré des cours, mais
« tout à fait affreux et bavards », dit Hannah Arendt – s’adressant, il est vrai, à Jaspers. Nietzsche
est le philosophe qui abonde le plus en de ces aperçus qui saisissent l’esprit : souvent, ses
aphorismes sont illuminants comme des flashes. Mais il n’a pas laissé après lui un courant ou un
mouvement bien définis, une école.
Des philosophes que je connais, certains sont, ou ont été, phénoménologues ou heideggériens,
d’autres spinoziens, néokantiens, marxiens, weiliens (disciples d’Eric Weil), sartriens : de
nietzschéens, point ! Pourquoi cela ? C’est d’abord que l’ensemble des concepts nietzschéens
n’existe pas comme système, de sorte qu’il est difficile de dire ce que signifie au juste être
nietzschéen ; ensuite, ces concepts ne sont pas des maîtres concepts. Le cogito de Descartes,
l’impératif catégorique de Kant, l’Aufhebung de Hegel, la durée bergsonienne, le Dasein de
Heidegger sont des maîtres concepts, points de départ d’analyses infinies ou socles de cathédrales
d’idées. Mais les concepts nietzschéens ne sont pas fondateurs : ils sont forgés, problématiques,
douteux. La volonté de puissance : une métaphore ; l’éternel retour : une vieille idée grecque,
dont il fait un mythe ; le surhomme : le surchrétien (mais l’homme a-t-il jamais été chrétien ?) – le
résultat étant non une philosophie que l’on discute, mais une sorte de philosophie-fiction.
Nietzsche est un semeur, un « oseur », dirions-nous, un éveilleur, un incitateur. Il jette les idées
comme des tentations. Et comment résister toujours aux tentations ? Bien des idées de
Nietzsche, qui ne sont pas des maîtres concepts, sont des ferments, et ces idées-ferments se
retrouvent parfois chez des philosophes, mais surtout chez des écrivains ou des artistes : le
nihilisme – passif ou actif –, le bonheur comme ersatz du sacré, le progrès comme idée moderne,
« c’est-à-dire fausse », le socialisme comme avatar du christianisme, la philosophie, la morale
comme « art d’interprétation », la résolution de la réalité dans l’apparence, la sagesse tragique-
dionysiaque, le monde comme jeu, la participation de l’individu au « jeu du monde » et l’amor fati.
Influence donc, mais qui agit plutôt de biais que de front, et qu’il est difficile de cerner.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Ce à quoi Nietzsche en appelle, dit Eugen Fink, c’est, après
l’exténuation de la tradition, à une « conversion radicale ». Or l’époque présente, après l’échec des
idéologies et des utopies de la raison, est bien l’époque des conversions tous azimuts : multiples
sectes, attrait du bouddhisme, etc. Un point commun : ce sont des conversions au bonheur, mais
euphorique, non tragique. À cela, Nietzsche oppose une autre conversion, qui ne suppose rien de
moins qu’une réévaluation et un renversement de notre rapport aux Grecs : afin que les Grecs ne
soient pas simplement notre passé, mais soient notre avenir – en quoi Nietzsche anticipe la vision
de Heidegger.
Pourquoi les Grecs ? C’est que les Grecs sont ceux qui ont le plus aimé la vie, au point de
n’avoir pas eu besoin qu’elle ait un sens. Erwin Rohde, l’ami de Nietzsche, qui était un fervent
apologiste de l’hellénisme, disait qu’il ignorait tout d’un « sens de la vie ». Abolir cette notion, que
supposent toutes les conceptions dont l’homme moderne vit – christianisme, rationalisme,
progressisme, positivisme, morale du devoir, démocratie, socialisme –, tel est le rôle du mythe du
retour éternel de toute chose. Alors la volonté de puissance n’est plus seulement volonté de
toujours plus de puissance, ce qui n’est qu’un comparatif : elle atteint au superlatif par le oui
absolu à la vie sans plus, délivrée de toute finalité, de la « servitude des fins ». Au XIXe siècle,
Heinrich Heine, Louis-Auguste Blanqui, Gustave Le Bon ont parlé, avant Nietzsche, du retour
éternel. Ainsi Blanqui, en 1871 : « Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du
Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une table, avec une plume, sous des
habits, dans des circonstances toutes semblables. » À propos des pythagoriciens, des stoïciens,
Nietzsche a parlé du retour éternel avec Erwin Rohde ou Franz Overbeck sans lui accorder, alors,
un intérêt particulier. Quelques années plus tard, en 1882 et 1884, cela devient un « terrible
secret », dont il parle d’une « voix prodigieusement sourde », dit Overbeck. Que s’est-il passé ?
Simplement que ce qui n’était qu’une théorie fumeuse s’est transformé en mythe – destiné à se
substituer aux mythes, religieux ou non,qui laissent à l’homme quelque espoir d’une vie meilleure
ou de pouvoir « changer la vie ». Que l’individu ne puisse que revivre éternellement sa propre vie,
sans changement aucun, sans amélioration d’aucune sorte et sans jamais pouvoir échapper à ce
fatum, voilà ce dont il faut persuader les hommes et qui doit être l’objet des prêches de l’avenir :
car c’est là le moyen de séparer les deux sortes d’hommes, les forts et les faibles, ceux qui disent
oui de ceux qui disent non.
Nietzsche ne croit pas au retour éternel comme théorie physique. Il critique tous les concepts
qui interviennent dans la formulation de l’hypothèse : le concept de vérité, le concept de
connaissance, les catégories épistémologiques telles que la causalité, les concepts métaphysiques,
telles les notions de tout, de monde, les concepts scientifiques, tel celui de force, les concepts
logiques, y compris la notion de non-contradiction. Ne reste que le mythe, lequel ne vaut que par
son effet, sa capacité paralysante ou exaltante. Ici se révèle le pragmatisme de Nietzsche, et par là
même son scepticisme à l’égard de la philosophie.
Mais ce scepticisme est aussi et d’abord scepticisme à l’égard de lui-même. Par sa pratique
sceptique, Nietzsche en dit plus long qu’aucun philosophe depuis Montaigne sur la nature de la
philosophie. La pensée du philosophe n’est pas une pensée du soir, comme le voulait Hegel, mais
une pensé matinale. Pour Nietzsche comme pour Montaigne, c’est toujours le matin de la pensée.
Cela signifie qu’il faut toujours regarder les choses comme pour la première fois. Le philosophe
de l’avenir, maintenant que l’époque des systèmes est derrière nous, sera, je crois, à l’exemple de
Montaigne et de Nietzsche, un continuel essayeur, faisant retour sans cesse aux plus initiales
évidences, refusant toute accumulation de savoir qui mènerait au système et à l’arrêt de la pensée.
Si la philosophie est une tentative toujours recommencée, elle est en elle-même sképsis (examen,
réflexion, questionnement), recherche infinie sous l’idée de vérité – car c’est au nom de la vérité
que Nietzsche critique le concept de vérité. Qui, au XXe siècle, fut le plus fidèle à la leçon de
Nietzsche ? Avec Hannah Arendt, je dirai : Heidegger. Elle le compare à Pénélope ; ce qui a été
filé le jour se défait la nuit pour pouvoir être recommencé le jour suivant : « Chacun des écrits de
Heidegger se lit, dit-elle, comme s’il recommençait tout. » C’est ce que Heidegger appelle
« l’absence d’égard avec laquelle recommence chaque fois le penser », et il dit cela à propos de
Nietzsche. Mais qu’à cet égard il soit fidèle à la leçon de Nietzsche ne fait pas de lui un
philosophe lyrique. Pour cela lui fait défaut ce qui est, en définitive, le plus remarquable chez
Nietzsche : le style – non qu’on puisse l’égaler à Pascal, mais presque.

Marcel Conche est professeur émérite à la Sorbonne


Dernier ouvrage paru : Présence de la nature (PUF, 2001).

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