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Annales.

Economies, sociétés,
civilisations

Aspects nouveaux de l'analyse du romantisme


Michel Crouzet

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Crouzet Michel. Aspects nouveaux de l'analyse du romantisme. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 20ᵉ année, N.
3, 1965. pp. 476-489;

doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1965.421290

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1965_num_20_3_421290

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ASPECTS NOUVEAUX

DE L'ANALYSE DU ROMANTISME

LAl'École
critique
d'Antioche,
littéraire de
livrée
nos àjours
l'étude
semble
grammatico-historique
reproduire l'opposition
du texte
entre
sacré, et l'École d'Alexandrie qui, selon la méthode allégorique, distingue
dans l'Écriture le contenu charnel, le contenu moral, le contenu spirituel.
D'une part la critique dite « universitaire », de l'autre la critique dite
« structurale », ou « idéologique », c'est-à-dire « rattachée plus ou moins,
mais en tout cas d'une façon consciente, à l'une des grandes idéologies
du moment x ». Ou encore : d'un côté les positivistes, qui croient au
déterminisme du texte, et de l'autre ceux qui pratiquent une analyse
immanente de l'ouvrage, de ses thèmes et de ses fonctions. Toujours se
distinguent ceux qui évoluent plus ou moins à l'extérieur, et ceux qui
s'installent à l'intérieur de l'œuvre, et de son sens.
A quelle école appartient l'ouvrage de В.. Girard 2 dont nous rendons
compte ici ? Comme tous les livres courageux et neufs, il bouleverse
sans doute les classifications et les modes ; cette tentative d'une
phénoménologie du roman, fondée sur la saisie d'une « structure dynamique
se déployant d'un bout à l'autre de la littérature romanesque » ne tient
aucun compte des frontières de l'histoire littéraire, et de son « postulat
d'analogie ». Mais cette étude d'une structure est une étude du signifié,
du message spirituel du roman pour nous, dans la mesure où il nous parle
de notre vie, de notre mort, de nos valeurs. Le roman semble à Girard
directement en prise sur des problèmes de valeurs, il est à, la fois le récit
et la récompense d'une métamorphose spirituelle, chute et conversion
au vrai. « La création littéraire, dit Girard, est un rapport humain » ». Et
encore : « l'esthétique dans le roman génial ne constitue plus un royaume
distinct ; elle rejoint l'éthique et la métaphysique... le souci fondamental
du romancier n'est pas la création de personnages, c'est la révélation du
désir métaphysique... ». Le roman découvre et communique (n'est-il pas
la seule vraie communication intersubjective ?) des vérités sur l'existence.
1. Roland Bakthes, Essais Critiques, p. 245.
2. Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961.
3. In Critique, n° 205, « Racine, poète de la gloire ».

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ANALYSE DU ROMANTISME

R. Girard a choisi un système de lecture : mais ce choix est un engagement,


au meilleur et au seul sens du mot ; il nous offre une lecture, une
méditation des œuvres romanesques et de l'aventure spirituelle qu'elles
révèlent. Le déchiffrement structural paraît rarement forcé, rarement
tributaire d'une idéologie totalitaire. Loin de faire du roman la simple
et éternelle vérification des thèmes idéologiques de tel philosophe, loin
d'introduire un rapport de dépendance entre la littérature et l'idéologie
et, comme l'École d'Alexandrie, d'exiger la connaissance la plus élevée
pour atteindre les contenus inférieurs du texte, R. Girard laisse au
romancier toutes ses chances contre l'idéologue, et affirme qu'au xixe siècle,
c'est le roman qui explore et découvre, et qui est la vérité des philosophes,
poètes, et politiques. Il démontre et l'initiative culturelle du roman, et
son rôle initiatique. Le primat de l'idéologie, ou de la sociologie dans la
critique littéraire, ou la méfiance à l'égard du « signifié » dissimule ce que
D. de Rougemont appelait le « ressentiment contre la littérature » :
R. Girard n'y cède jamais, lui qui voit dans le roman un voyage
libérateur de l'âme qui apparente l'expérience romanesque aux grandes morales.
Il s'est efforcé, et par là son livre importe à l'historien, de saisir les
rapports entre l'univers du roman, et l'affectivité profonde, individuelle
et collective ; le roman est aux sources de notre culture, et par lui Girard
nous dévoile les zones obscures de l'homme du xixe siècle, et aussi bien
du xxe siècle, en un mot le modèle de notre époque.
Il y a dans le roman, exprimée par le destin du héros, une structure
affective et spirituelle que le roman justement parvient à dépasser.
C'est le triangle : tout désir, loin de relier par une ligne droite le sujet
à l'objet, loin d'avoir sa racine dans le sujet désirant, est en fait une ligne
brisée. Entre le moi et l'objet du désir, s'interpose le médiateur, sommet
du triangle ; le désir passe par lui, à lui est délégué le pouvoir de choisir,
de désigner par le transfert de son prestige, l'objet désiré. Il choisit ce
que je veux, ce qu'il veut que je veuille; je me désire tel que le médiateur
me veut ; je suis aveugle et paralysé devant le médiateur qui me suggère
d'être ce que je ne suis pas, mais ce qu'il est ; le tiers, imaginaire ou réel,
est l'objet d'une imitation que je prends pour mon désir. Le désir selon
V Autre s'oppose au désir selon Soi, « dont la plupart d'entre nous se
targuent de jouir ». C'est justement le romantique qui croit le plus
follement à la spontanéité de la passion, à la souveraineté de l'imagination,
à l'autonomie du désir, qui est un élan du moi, un soulèvement du plus
profond de son être. Pourtant ce moi n'est encore qu'une copie ; il faut
que le romantique nie et masque le médiateur, et plus il le nie, plus il
en dépend. Cette relation triangulaire va permettre de procéder à une
analyse spectrale du romantisme, et de l'individualisme moderne ; la
prétention du moi à être un absolu dissimule une passion étrange de n'être
que l'Autre.
Comme Denis de Rougemont avait démystifié le mythe passionnel,

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ANNALES

comme N. Cohn a démystifié le messianisme apocalyptique, R. Girard


entreprend de démystifier le comportement romantique par la
révélation de ses présuppositions inavouées : son non au conformisme n'est
qu'un oui à l'esclavage. Toute la force du livre est d'ébranler notre vision
du romantisme, que nous prenons pour ce qu'il se donne ; on s'aperçoit
à la lecture de Girard que l'analyse du romantisme par le romanesque
n'est pas sans troubler un équilibre bien assis, celui justement de
l'anticonformisme.
Cette structure peut varier ; le médiateur peut être spirituellement,
et matériellement, assez lointain pour rester extérieur au sujet ; c'est la
médiation externe, stade premier et relativement inoffensif. Mais si
médiateur et sujet sont proches, et pris dans la même sphère de possibles,
c'est la médiation interne. L'objet peut être aussi désiré, ou supposé
désiré, par le médiateur, « c'est même ce désir... qui rend cet objet
infiniment désirable aux yeux du sujet » (p. 16). Le médiateur propose et
interdit le désir ; il est modèle et rival ; désir et compétition sont
contemporains ; la haine est dans le désir, le désir dans la haine ; le médiateur qui
provoque le désir « refuse inexorable l'entrée dans le royaume supérieur
dont il détient les clefs » (p. 46). Le sujet est persuadé que « son modèle
s'estime trop supérieur à lui pour l'accepter comme disciple. Le sujet
éprouve donc pour ce modèle un sentiment déchirant formé par l'union
de ces deux contraires, que sont la vénération la plus soumise et la
rancune la plus intense. C'est là le sentiment que nous nommons haine (p. 19) »
Le romantique ment, car il explique sa haine des Autres par leur
hostilité, l'obstacle qu'ils mettent à son désir, à l'élan de son moi. Le médiateur
le gêne parce que d'abord il a provoqué le désir ; de même le jaloux est
fasciné par son rival insolent, le véritable instigateur de son désir, qui
lui donne, secondairement, l'impression de l'exclure ; le triangle de la
littérature galante est un cas de la structure triangulaire. La haine
des Autres formulée exemplairement par le personnage de Dostoïevski,
« Moi je suis seul, et eux ils sont tous », mendie de leur part une estime
qu'il doute de jamais mériter. Au niveau d'une étude
phénoménologique, Girard retrouve cette relation déviée dans la coquetterie, dans la
fascination de l'indifférent, qui aimante l'amour, parce que sa supériorité
apparente le signale comme un médiateur : « l'indifférent semble toujours
posséder cette maîtrise radieuse dont nous cherchons tous le secret. Il
paraît vivre en circuit fermé, jouissant de son être, dans une béatitude
que rien ne peut troubler. Il est Dieu » (p. 112) ; ce qui implique déjà que
le médiateur est une transcendance. Le masochisme n'est qu'un cas
extrême de la médiation ; il est diffus et inconscient dans toute relation
triangulaire : il faut se haïr pour postuler la supériorité du médiateur ;
« celui qui hait se hait d'abord en raison de l'admiration secrète que
recèle sa haine. » A la limite le mépris de l'autre avive pour moi le
sentiment de sa supériorité ; de là à choisir le médiateur pour le mal qu'il ne

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ANALYSE DU ROMANTISME

procure (n'est-il pas de toute façon un obstacle ?), de là à mimer à mon


égard la conduite que j'attends du médiateur, il n'y a qu'un pas. Détester
le médiateur désiré conduit à désirer un médiateur détestable. Le sadique
s'octroie le rôle du médiateur, il imite le méchant dont il souhaite la
domination. En fait, tout désir triangulaire est plus ou moins désir de
servitude, d'échecs, de souffrances. Et l'homosexualité n'est encore
qu'un cas extrême du triangle : que le désir glisse de l'objet vers le
médiateur, que le médiateur éclipse l'objet, et la part d'homosexualité de tout
désir apparaît plus nettement. Ainsi chez Proust, l'on voit conférer au
médiateur « une valeur erotique attachée encore à l'objet dans le
donjuanisme normal » (p. 52). Surtout, si peu que varie la distance du
médiateur au sujet, si peu que leur similitude et leur proximité s'accroissent,
la « fascination haineuse » s'aggrave. C'est l'analyse classique du
ressentiment de Max Scheler que Girard reprend et prolonge ; comme le
médiateur envié est vénéré, on ne peut vraiment désirer la conquête de l'objet :
la haine est par définition impuissante, et sans fin, comme l'envie. La
ligne de force du roman au xixe siècle, et du siècle lui-même, c'est «
l'envahissement des centres vitaux de l'individu par le désir triangulaire,
une profanation qui gagne peu à peu les régions les plus intimes de
l'être » (p. 48). Le désir est un, ne varient que les distances, et
l'importance de chaque sommet.
Les garants de l'analyse de Girard sont les romans, les romans
français à l'aube du siècle pour les régions supérieures de la médiation, puis
Dostoïevski « en avance » sur eux, qui en occupe les régions les plus
basses. Au début il y a Cervantes, « le père du roman moderne » ; son
héros est voué à l'imitation d'Amadis, comme d'autres se vouent à
l'imitation du Christ. Le modèle est lointain, fictif; la médiation, avouée,
est externe ; mais le romantique ne peut que faire un contre-sens sur
l'œuvre, et dissimulant le médiateur, il croit voir dans Don Quichotte
l'original, le rêveur, l'idéaliste, l'exception absolue qu'il veut être. La
transfiguration grotesque du plat à barbe en armet de Mambrin est
l'archétype de toute imagination romantique. Chez Stendhal qui identifie
la vanité au désir selon l'autre, il y a encore la médiation externe : c'est
celle de la monarchie absolue, où le Roi est le médiateur de tous ses
sujets ; mais dans l'univers post-révolutionnaire sévit surtout la
médiation interne ; de là les couples opposés et presque identiques du bourgeois-
gentilhomme et du gentilhomme-bourgeois. Girard extrait du roman
stendhalien les exemples significatifs de Vamour de tête de Mathilde, du
couple de rivaux Valenod-Rénal, ou le cas du héros revendicateur, Julien
Sorel. La médiation interne explique encore le bovarysme, et l'univers
de médiocrité et de bêtise de Flaubert, où les oppositions les plus
frénétiques sont les plus indigentes : « Homais et Bournisien se fécondent
mutuellement, et ils finissent par s'endormir côte à côte, demi-tasse en
main, devant le cadavre d'Emma Bovary... L'individualisme petit-

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ANNALES

geois s'achève par l'apothéose bouffonne de l'Identique et de


l'Interchangeable » (p. 157). Le snobisme proustien prolonge, exagère les données
stendhaliennes et flaubertiennes, ou don quichottesques : Bergotte est
l'Amadis du narrateur, et Don Quichotte le premier des snobs. Le
médiateur, semblable au sujet, transfigure l'objet le plus nul. Chez Proust la
personne a autant de personnages qu'elle a de médiateurs : au narrateur
de faire, à travers le temps, par son « ubiquité temporelle », le bilan des
volte-face, des conversions, des alternatives de haine et d'amour, de dépit
et de défi. Ne s'accroît dans le roman que la densité de haine qui leste
tout désir. Dostoïevski, « qui précède Proust dans la chronologie mais qui
lui succède dans l'histoire du désir triangulaire » (p. 47), a peint l'alliage
inextricable de la haine et de l'adoration. Girard termine cette synthèse
thématique en montrant que la psychologie de la jalousie, mobile de
l'amour, est analogue dans VÉternel Mari, La Prisonnière, et se
trouve déjà étudiée dans la nouvelle de Cervantes, le Curieux
impertinent : ainsi la « chaîne ininterrompue » des romanciers se trouve fermée
sur elle-même, et leurs univers communicants et complémentaires
définissent la constante et les variantes du triangle.
A un autre niveau, la structure triangulaire est située dans un
éclairage métaphysique : l'homme romantique est dominé par son statut
philosophique et religieux. Les rapports de l'homme du xixe siècle avec
le sacré relèvent de cette structure du désir ; les idéologies et les formules
rationalisées ont un sens inavoué. Le xixe siècle, siècle de la Révolte,
dans tous les domaines, siècle des messianismes laïcs, siècle de
l'individualisme qui divinise l'homme et lui promet d'être Dieu, siècle qui a tué Dieu,
est le siècle d'un sacré perverti, d'une transcendance déviée. Le siècle de
la pensée prométhéenne est un siècle idolâtre et fétichiste. Du médiateur,
doué d'une supériorité d'essence, le sujet attend son salut, il veut en
être régénéré. Cette incarnation dégradée n'affirme encore que la haine
de soi, le sentiment d'être maudit, infériorisé à jamais. Cette dereliction,
ce complexe de paria, Girard ne commet pas l'erreur, romantique, de les
attribuer aux tares de la société, et à ses torts envers le sujet.
L'intouchable se rend intouchable. De là l'analyse de l'état d'esprit révolté
(n'est-ce pas un de nos tabous ?). L'humanisme négateur, « la bonne
nouvelle moderne », qui annonce la promotion de l'homme à la place de Dieu,
le condamne en fait à l'orgueil, à la solitude, à l'insatisfaction. Car chacun
découvrant que cette promesse de désaliénation est illusoire, la croit
encore valable pour les Autres ; le péché originel est limité à soi-même ;
dans, l'univers laïcisé, chacun se croit seul déchu : « chacun se croit seul
en enfer, et c'est cela l'enfer » (p. 63). Le héros romantique « se tourne
passionnément vers cet Autre qui semble jouir, lui, de l'héritage divin.
La foi du disciple est si grande qu'il se croit toujours sur le point de
dérober au médiateur le secret merveilleux. La conscience en quête d'un
appui extérieur ne renonce au médiateur divin que pour tomber dans la

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ANALYSE DU ROMANTISME

médiation humaine. L'homme s'éprend de son semblable divinisé et se


déprend de lui-même. La honte d'être ce qu'on est, explicite ou latente
chez les romanciers, est présente dans tous les « -ismes » du siècle qui
exaltent l'homme et son autonomie. Que le romantisme soit une
transcendance déviée, que l'athéisme même soit encore orienté par le christianisme
(ainsi pour le Kirilov des Démons), Girard le montre à partir des romans :
chez Stendhal l'être passionné, pur de vanité, est un être de foi ;
Mme Bovary a des virtualités dévotes ; le Stavroguine des Démons est
un Antéchrist : soleil noir de ses disciples, « Dieu à face humaine », il est
l'objet d'un culte négatif ; le snob fuit son abjection dans un être neuf
que le médiateur va lui offrir. L'individu souffre « d'une fuite vers l'Autre
par où s'écoule la substance de son être ». Pour rompre le cercle vicieux,
retrouver à la fois le sens de l'individu et le sens de la communion, il
faut reconnaître l'identité du moi et de l'Autre ; seul le romancier a pu
briser le solipsisme et l'idolâtrie romantiques ; le roman seul est juste.
Ce mal ontologique est contagieux : aussi Girard passe-t-il aisément
à une sorte de sociologie du triangle ; le microcosme romanesque est
l'homologue du macrocosme social. Sans préciser ces rapports, Girard
constate que chaque romancier, à partir en général d'une observation de
l'aristocratie, pressent, et préfigure l'évolution de la structure dans le
domaine social. Ici il faut introduire la notion de médiation double ; un
tel est le médiateur de son voisin à son insu ; mais le désir qu'il dicte, il va
lui-même le copier ; deux triangles identiques et de sens inverse définissent
un conflit inexpiable et stérile : « dans la médiation double on ne désire
pas tant l'objet qu'on ne redoute de le voir possédé par l'autre » (p. 107).
Chacun est médiateur et sujet ; cette figure définit les rapports du couple
Rénal-Vallenod, ou du couple Charlus-Mme Verdurin, ou les
antagonismes flaubertiens, faits de fantoches solidaires et similaires dans
l'opposition. Plus profondément, Stendhal voit dans la médiation double l'image
des luttes politiques, nées d'une partialité antérieure à tout principe, ou
à tout enjeu réel. Dans la médiation double, l'objet « circule » à très grande
vitesse dans une ronde infernale : le conflit est un postulat, il produit la
vérité, et non l'inverse. C'est l'âge des idéologies, des slogans, des modes,
qui accélèrent la marche de l'histoire. Ces conflits que le romantisme fait
proliférer n'opposent que des êtres semblables : le triangle est inséparable
du grand vertige égalitaire des sociétés modernes. Si Stendhal confirme
Tocqueville, Proust devance la sociologie américaine. Le mal ontologique
sévit parmi des êtres que protège la légalité, et qu'uniformise l'égalité.
Le rapprochement du médiateur est lié à l'avènement de la démocratie ;
il n'est plus de Dieu, de Roi, de Seigneur qui puissent rassurer l'individu.
N'importe qui est médiateur : de là la nullité des désirs et la généralisation
de la haine. De là le snobisme : « Dans une société où les individus sont
libres et égaux, il ne devrait pas y avoir de snobisme. Mais il ne peut y
avoir de snobs que dans cette société » (p. 71). Le snobisme implique le

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ANNALES

prestige arbitraire d'égaux injustement jugés supérieurs à soi. Le monde


du snobisme n'existe pas pour le sociologue ; ce n'est pas un objet social ;
le romancier dont le génie est du « snobisme transcendé » sait que le
snobisme ne repose sur aucune différence sociale, ne porte que sur le «
pseudoobjet le plus scandaleusement nul ». Le romancier ne veut connaître
que cette transfiguration du néant par le désir métaphysique. Mais le
faubourg Saint-Germain de Proust est devenu notre univers ; il est plus
proche de 1' « immense classe moyenne américaine » que de « l'ancienne
aristocratie européenne ». A partir des salons, lieu caricatural et privilégié
de la médiation, Proust a pressenti notre univers social et international,
où les valeurs n'expriment que les attirances et les répulsions, où la
fascination du semblable explique les conversions, et les « trahisons ». La
violence des consciences remplace la violence des armes : mais elle est plus
inexpiable ; car la soif d'égalité est par avance insatisfaite ; l'Autre, même
rejoint, et égalé, demeure prestigieux ; l'uniformité des hommes exaspère
leur désir réciproque. Patries, races, nations s'opposent dans des conflits
« à la fois cataclysmiques et insignifiants » ; le monde moderne tend à
Г « identique dans les divisions passionnées ». La structure du triangle
engendre un conflit essentiel, celui-là que les utopies millénaristes
du xixe siècle voulaient entourer d'une sorte de prestige salutiste, d'une
« vertu » métaphysique, et auquel elles assignaient comme terme une
« réconciliation », une désaliénation ; plus lucides les romanciers
comprennent que le mal ontologique est bien plus profond que les
désordres d'une société et que dans un monde de non- violence politique,
et économique, la vanité, le snobisme, le « souterrain » réfutent les espoirs
des poètes, philosophes et politiques. A la question : pourquoi les hommes
ne sont-ils pas heureux ? Stendhal ne répondait pas : parce qu'il y a une
révolution de trop, ou de moins ; mais il disait : parce qu'ils sont vaniteux.
Tout le roman fait écho à cette intuition. Pourtant chaque romancier
a son domaine, sa micro-sociologie, la vie publique pour Stendhal, la vie
privée pour Proust, la famille pour Dostoïevski. Stendhal réfléchit sur
le déclin de la noblesse, médiatisée par le Roi, puis le bourgeois ; il voit
naître en même temps la démocratie, que la vanité dirige tout autant que
la monarchie : « la démocratie est une vaste cour bourgeoise dont les
courtisans sont partout et le monarque nulle part » (p. 125). Chez Proust, les
univers se succèdent : Combray, serré autour de son clocher, centre
mystique de l'enfance, où règne la médiation externe ; l'enfant se soumet
à des dieux lointains et rassurants ; puis les salons, patrie de la médiation
interne, patrie de la haine ; les dieux ne servent qu'à séparer des Autres
haïs et secrètement adorés ; ainsi les fidèles du petit noyau détestent
l'art, et eux-mêmes et n'aiment que les ennuyeux, les Guermantes.
Viendrait enfin l'univers de Charlus, qui, lucide et masochiste, connaît le mal
ontologique et le subit fatalement.
Cette esquisse à grands traits des tendances profondes des xixe et

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ANALYSE DU ROMANTISME

xxe siècles à un bout s'adosse à la paix de 1815, et de l'autre rejoint le


surréalisme, l'existentialisme et notre actualité directe. Le lecteur est
sans cesse séduit par les idées brillantes et neuves qu'une démonstration,
par ailleurs désordonnée et un peu lourde, fait surgir à chaque pas, unissant
d'un lien nécessaire des courants de pensée, des thèmes littéraires, des
faits sociaux, ou des phénomènes de psychologie. Le romantisme devient
ainsi une large unité culturelle dominée par le mensonge et le triangle.
Parti d'une étude de « moraliste », reprenant au passage les grandes
analyses d'un Tocqueville, d'un Nietzsche, Girard définit une
problématique neuve et enrichissante du romantisme. Il explique ainsi le thème
de l'hypocrisie, conséquence du désir métaphysique. « Tout désir qui se
montre peut susciter ou redoubler le désir d'un rival » (p. 159). Le désir
doit donc se dissimuler ; il n'est de conquête qu'indifférente et ascétique.
Il faut mentir pour être désiré, comme le prouve l'aventure de Julien
et de Mathilde. Mais l'hypocrisie devient instinct de dissimulation et de
privation ; c'est un ascétisme à l'envers, « souterrain », si proche du
vrai que le prêtre paraît à Stendhal l'hypocrite né, et que chez Julien,
la vocation religieuse est sans doute plus qu'une tactique d'ambition.
L'ascète parfait, c'est le dandy, qui hante et fascine tout le xixe siècle ;
pour être l'idole des Autres, il feint de ne rien désirer, et de se passer
d'eux ; ainsi Stavroguine, l'être le plus puissant et le plus vide ; ce qu'il
possède cesse d'être désirable en ne résistant plus à son désir ; il ne cherche
que l'obstacle et l'échec. Ce jeu de l'indifférence n'a-t-il pas une portée
sociale ? Girard l'applique à l'attitude du grand homme d'État, à la
stratégie de la toute-puissance. Cette ascèse privative se conjugue avec
un autre thème pour créer cette hantise de l'impuissance inscrite dans
la structure même du désir ontologique. Plus le médiateur se rapproche,
« plus la passion se fait intense, et plus l'objet se vide de valeur
concrète » (p. 91). Le désir varie à l'inverse de la valeur de l'objet ; ainsi
les snobs proustiens sont en état d'extase et d'angoisse pour des
différences mondaines, ou aristocratiques à peu près dénuées d'importance
réelle ; déjà Stendhal avait dit : « plus une différence sociale est petite,
plus elle engendre d'affectation ». C'est la loi du xixe siècle, qui
tend vers cette asymptote, évoquée par Proust, ou Dostoievski, « une
différence nulle engendrant une affectation maximum ». Dès lors
seule compte la reconnaissance par le médiateur sur lequel se rapporte
presque mathématiquement tout ce qui est soustrait à l'objet désiré.
Le désir au sens propre s'évanouit ; à la limite, dans les stades les plus
aigus de la maladie ontologique, le plaisir sexuel disparaît : « chez
Dostoievski, il n'en est même plus question » (p. 93). La répression du désir,
l'angoissante proximité de la maîtrise de soi et du fiasco, le voyeurisme,
la misogynie meurtrière, autant de manifestations du triangle, où se
complaît la littérature romantique. C'est enfin le thème masochiste qui
se profile derrière les grands thèmes du romantisme ; après D. de Rou-

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ANNALES

gemont, Girard analyse à partir du roman cette montée des forces de


mort. « Dans l'expérience qui est à l'origine de la médiation le sujet
découvre sa vie et son esprit comme faiblesse extrême. C'est cette faiblesse
qu'il veut fuir dans la divinité illusoire de l'Autre. Le sujet a honte de
sa vie, de son esprit. Désespéré de ne pas être Dieu, il cherche le sacré
dans tout ce qui menace cette vie, dans tout ce qui contrecarre cet
esprit... » (p. 281). La mort est le but du désir métaphysique ; tout
romantisme recèle une fascination de l'inférieur, si nette chez Proust que «
l'essence du sexuellement désirable » est pour lui dans « l'insuffisance
spirituelle et morale ». C'est le monde contemporain tout entier que pénètre
ce masochisme : « l'érotisme proustien est aujourd'hui l'érotisme des
masses ». Dostoievski, romancier de l'apocalypse, devance ces formes
modernes du mensonge : mensonge de la « liberté » existentialiste,
mensonges des mythes intellectuels de notre époque, parodiés par l'homme
du « Souterrain » (Г anti-littérature, le mythe de la démystification,
de la lucidité, et du non-désir, le « conformisme inverti » de l'absurde).
Kirilov récuse à l'avance le valérysme et le « camusisme ». Dostoievski
a traversé et dépassé le vertige d'autodestruction de la modernité, dernier
rempart de l'orgueil prométhéen. Girard esquisse de même une analyse
du romantisme de l'engagement vertueux. Le masochiste « vomit ce Bien
auquel il se croit condamné, et il adore le Mal persécuteur, car le Mal,
c'est le médiateur ». Sa conscience qui le porte à s'identifier à tous les
malheureux se confond en fait avec cette haine-amour pour le Mal ;
les valeurs n'existent que par couples : « on n'aime le Bien que pour mieux
haïr le Mal » (p. 193).
Le romanesque est donc le contraire du romantisme ; les écrivains
qui reflètent la structure triangulaire de la démarche romantique sont
des romantiques au sens strict ; Balzac par exemple. Sont romanesques,
selon la terminologie de Girard (cf. p. 25), ceux qui révèlent l'envers du
romantisme, la présence du médiateur. Le romancier ne croit ni à
l'orgueil romantique, ni au prestige de l'Autre qui en découle. Son héros,
contrairement à un Chatterton, ou au héros du roman existentialiste, qui
« échappe toujours à la malédiction que lance son créateur contre le
reste des hommes » (p. 271), doit renoncer à se croire victime ou juge
de l'Autre. « L'orgueil romantique dénonce volontiers la présence du
médiateur chez les Autres... Le génie romanesque est présent lorsque
la vérité des Autres devient la vérité du héros, c'est-à-dire la vérité du
romancier lui-même. » C'est l'égalité de traitement entre le Moi et l'Autre
qui définit le roman. Le romancier qui a été romantique, qui a cru au
triangle et en a connu le néant, est un romantique guéri, délivré, dépassé,
« et ce dépassement s'accomplit dans l'oeuvre romanesque, et dans cette
œuvre seulement » (p. 36). Il y a donc divorce relatif chez le même écrivain
entre le romantique et le romancier ; ainsi Stendhal dans De Г Amour
croit encore que la passion transfigure son objet et se distingue de la

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ANALYSE DU ROMANTISME

vanité par son intensité ; romancier il saisit mieux que la passion connaît
son objet, et que la vanité est la plus intense des passions ; la pensée
originale de Stendhal « est roman et n'est que roman ». De même Proust
est un symboliste et un snob guéri. En devenant romancier, l'écrivain
met en question son romantisme, et se convertit : « le salut de l'homme
et du romancier ne se distinguent pas » (p. 268). Le romancier ne se
confond jamais avec ses personnages : il traque en eux, et en lui, grâce à
eux, le médiateur caché, et la vérité de son désir. De là de très belles
notations sur la passion stendhalienne, et sur le rôle du « Temps Retrouvé »
qui enfin dénonce l'imbrication infernale « du rêve et de la rivalité ».
L'émotion qui naît de l'afflux du temps échappe au médiateur ; le moi
ressuscite tel qu'il fut avant de s'être choisi semblable à l'Autre ; la vérité
naît de l'oubli de l'emprunt, et de l'investiture de l'Autre. Le romancier
de même ne saurait s'engager, sans retomber dans le manichéisme
romantique ; il refuse la scission avec l'Autre, il sait que les « rivalités
idéologiques ne doivent leur pouvoir qu'à l'appui secret que se fournissent
les contraires » (p. 142).

Toutes ces analyses peuvent dans le détail éveiller la résistance ou


le scrupule, mais l'ensemble est assez éclairant, et assez dynamique,
pour faire taire de telles objections.
Plus tenace pourrait être le reproche de définir des romans, et non le
roman. La délimination du grand roman, du roman génial, est assurée
par la communauté spirituelle de quatre romanciers. Mais les exclus,
que Girard mentionne à peine, et n'admet pas dans le romanesque,
sont-ils romantiques, et insuffisamment romanesques ? L'histoire nous
offre les romanciers par couples de rivaux complémentaires, Balzac
avec Stendhal, Tolstoï avec Dostoievski ; il faudrait montrer que ces
oubliés sont en profondeur hétérogènes, ou inférieurs aux vrais
romanciers. Ce qui choque, c'est l'usage du critère esthétique, le « grand roman »,
le roman « génial », confondu avec un critère spirituel. Girard suggère
que la révélation pleine et entière de la médiation, c'est-à-dire la
libération du romancier, instaure seule une réussite esthétique particulière.
La démonstration en serait à faire pour chaque écrivain ; elle n'est même
pas abordée pour les auteurs non pris en considération. Et les remarques
trop brèves consacrées aux « techniques x » des romanciers sont parfois
les moins neuves de l'ouvrage : elles sont déduites de la structure, qui du
coup semble extérieure au roman ; la structure formelle est purement
fonctionnelle : Girard refuse de l'envisager autrement. Peut-on encore

1. Nous ne pouvons insister sur de très belles notations de Girard concernant par
exemple la métaphore proustienne (pp. 82-84), sur « l'exception et la règle » dans le
roman stendhalien ; sur le rôle du narrateur omniscient chez Proust et chez Dostoievski,
et ses différents substituts.

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ANNALES

souligner l'incertitude de l'insertion diachronique de l'analyse ? La


structure triangulaire n'est certes pas propre au romantisme ; à certains égards
elle est si fondamentale qu'elle échappe à toute incidence historique ;
l'auteur qui la retrouve chez Dante *, chez Racine, chez Mme de Lafayette,
ou dans le mythe de Tristan, en étend largement l'application. Ce qui
serait propre à Г « homme moderne », à Г « univers bourgeois », ce serait
le « pré- jugé individualiste », ou la dissimulation du médiateur. Ces
notions de « moderne » et de « bourgeois » sont bien vagues, et ni les
raisons qui enfièvrent et aggravent le mal ontologique, ni surtout le
moment où cette poussée se produit, ne sont indiqués. On peut regretter
ce flou des limites, et plus généralement un certain porte à faux de
l'analyse métaphysique, et de l'analyse sociologique. Girard parle du triangle
comme d'un mal qui s'aggrave et se propage ; pour expliquer cette
évolution, cette dynamique qui fait varier la figure triangulaire, il use
de cette image : « on peut comparer cette structure à un objet qui tombe
dans l'espace, et dont la forme se modifie sans cesse en raison de la vitesse
croissante imprimée par la chute » (p. 100). Les romanciers décrivent des
phases de cette chute sans en soupçonner la trajectoire totale. Ils sont en
avance sur une société qui les rejoint peu à peu ; ainsi Proust, romancier
prophétique, « le petit monde proustien s'éloigne rapidement de nous ; mais
le vaste monde dans lequel nous commençons à vivre lui ressemble un
peu plus tous les jours » (p. 229). Mais la force d'accélération de cette
chute est-elle intérieure ou extérieure à la structure ? Est-ce
l'environnement psycho-social ou la loi propre de la structure qui déclenche
l'évolution infernale ? Chaque romancier est au point de convergence d'une
situation métaphysique, et d'une situation sociologique qu'il peut
observer ou prévoir. De l'un à l'autre la misère de l'homme s'accroît, tandis
que se rapproche le médiateur, et que disparaissent les grands
médiateurs externes ; l'auteur superpose à chaque instant le statut
métaphysique, et le statut sociologique, sans jamais analyser leurs rapports
d'homologie, sans expliquer pourquoi ce sens de l'histoire, cette
malédiction d'un progrès à l'envers, qui tend vers l'inconscience et la mort.
A la limite l'auteur est peut-être prisonnier d'une perspective
descendante, qui insiste sur la perte progressive du Médiateur divin, sur la
dégradation des consciences de plus en plus anxieuses de ce vide, et de plus en
plus soucieuses de le cacher ; bref ce regard en arrière serait un point
faible de la démonstration.
Reste un problème de méthode pour lequel l'auteur se conduit en
authentique pionnier. Il se place lui-même dans la lignée des romanciers,
et regarde le romantisme du dehors, convaincu que du dedans on ne peut
que le répéter et non le comprendre. Les critiques romantiques ne peuvent

1. R. Girakd, « De la Divine Comédie à la sociologie du roman », Bévue de V Institut


de Sociologie de V Université libre de Bruxelles, 1963-2.

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ANALYSE DU ROMANTISME

que masquer le médiateur : ils méconnaissent le roman en méconnaissant


leur propre romantisme ; les uns se font don-quichottesques, les autres
célèbrent Julien Sorel comme un saint ou un martyr ; ou ils font la fine
bouche sur le snobisme proustien et sa futilité, oubliant que ce défaut
semble d'autant plus extérieur que l'on en est plus prisonnier. Ou encore
ils célèbrent « la liberté » des personnages de Dostoievski, les plus esclaves
qui soient ! Il faut donc récuser les romantiques pour les comprendre.
Le xixe siècle en nous imposant encore sa vision de l'homme nous interdit
de le connaître tel qu'il fut. Elle est donc essentielle, et de large portéej
cette supériorité démontrée par Girard du roman, « lieu de la plus grande
vérité existentielle, et sociale au xixe siècle » (p. 115), sur la philosophie ;
alors que « la conscience malheureuse de Hegel et le projet sartrien d'être
Dieu sont le fruit d'une orientation têtue vers l'au-delà, d'une impuissance
à abandonner les modes religieux du désir lorsque ceux-ci sont dépassés
par l'histoire » 1 (p. 164), le romancier, lui, sait le sens de son malheur.
L'exaltation du négatif, l'individualisme d'opposition, ne sont pas des
absolus ; ces conduites sont à interroger, et à analyser. « Le Non que tant
de philosophes modernes assimilent à la liberté et à la vie est en réalité
Je héraut de la servitude et de la mort ». Il serait intéressant d'étudier
dans les perspectives de Girard la structure cachée des systèmes du
xixe siècle apparentés au romantisme, et de rechercher sous les idéologies
les valeurs inavouées. Certains traits de la théorie de l'aliénation et la
problématique surannée qu'elle implique en font une illustration du
triangle plus qu'une confirmation. Le livre de Girard nous invite à
préférer, à la mise en question romantique, la mise en question du
romantisme lui-même.
Ainsi les romanciers se suivent, « les domaines romanesques sont
soudés les uns aux autres ; chacun d'eux est une portion plus ou moins
étendue de la structure totale... Il y a donc une durée romanesque totale
dont les œuvres constituent les fragments... » (p. 254). Cette chaîne est
continue. Ainsi Proust conçoit les modes du désir et la technique
romanesque de Dostoievski, et le romancier russe traverse lui-même une étape
proustienne : « les durées romanesques se chevauchent, mais il y a
toujours une descente aux enfers qui commence au point où la précédente
s'interrompt » (p. 254). Mais il y a aussi toujours un salut : toutes les
conclusions romanesques sont analogues, et constituent une sorte de
conclusion unique de l'aventure.
Le roman dostoievskien ne se termine jamais sans une nouvelle
naissance spirituelle, sans l'ouverture vers le salut. Don Quichotte aussi
renonce, et répudie sa vie antérieure. Et Julien Sorel aussi : « c'est le
renoncement au désir métaphysique qui fait l'unité des conclusions
romanesques » (p. 293), qui implique toujours le désaveu du médiateur.

1. Sur Hegel, voir encore pp. 115, 137, 165, 286 ; but le marxisme, p. 225.

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ANNALES

Le roman s'achève sur une conversion : « en renonçant à la divinité, le


héros renonce à l'esclavage. Tous les plans de l'existence s'invertissent,
tous les effets du désir métaphysique sont remplacés par des effets
contraires. Le mensonge fait place à la vérité, l'angoisse au souvenir,
l'agitation au repos, la haine à l'amour, l'humiliation à l'humilité, le désir
selon l'Autre au désir selon Soi, la transcendance déviée à la
transcendance verticale ». Toute conclusion romanesque est conversion, et
triomphe à la fois sur le solipsisme et la fascination des Autres. C'est
donc le moment romanesque par définition : « le héros succombe en
atteignant la vérité, et il confie à son créateur l'héritage de sa clairvoyance »
(p. 295) ; le héros est en somme arrivé au point où pourrait être l'auteur
du roman ; le héros et le romancier se confondent à la fin, et à la fin
seulement, mais nécessairement (p. 296). « La conclusion est toujours
mémoire, elle est l'irruption d'une mémoire plus vraie que ne le fut la
perception elle-même... L'inspiration est toujours mémoire et la mémoire
jaillit de la conclusion. Toutes les conclusions romanesques sont des
commencements. Toutes les conclusions romanesques sont des Temps
retrouvé » (p. 296). La délivrance du désir métaphysique est le terme du
roman pour le héros, et son début pour le créateur. Encore celui-ci doit-il
redécouvrir sa similitude avec l'autre, et surtout avec le médiateur (p. 298).
En s'écriant : « Mme Bovary, c'est moi », Flaubert comprend que « le Moi
et l'Autre ne font qu'un dans le miracle romanesque » (p. 299) ; le rival,
c'est moi ; son hostilité, c'est la mienne contre moi-même, son péché est le
mien. Il faut à jamais renoncer à l'orgueil et à la haine prométhéens.
La conclusion romanesque admet la mort qui est éveil de l'esprit, et qui
contraste dramatiquement avec la mort de l'esprit ; c'est là que réside la
vérité du roman, vérité banale que tout roman répète. « Le dénouement
romanesque est une réconciliation entre l'individu et le monde, entre
l'homme et le sacré... Le romancier rejoint dans ce dernier moment tous
les sommets de la littérature occidentale ; il rejoint les grandes morales
religieuses, les humanismes supérieurs, ceux qui élisent la part la moins
accessible de l'homme » (p. 306). C'est donc sur le symbolisme chrétien
que se clôt l'univers du roman, qui semble répondre, à son insu, à l'appel
de la vraie transcendance : l'individualisme reproduit en l'inversant la
structure de la rédemption chrétienne. Le roman en rétablit le mouvement,
il rejoint l'allégorie patristique et médiévale, « le caractère irremplaçable
du langage religieux nous oblige à nous demander si la pensée qui la
première anima ce langage n'est pas plus apte à embrasser le concret
qu'on ne l'imagine parfois x ».
Cette remarque sur la permanence de la symbolique religieuse nous
conduirait à un dernier mot : il est une autre symbolique que l'ouvrage
de Girard rappelle à chaque pas, et ne mentionne jamais. C'est sans

1. Un article cité de la Revue de V Institut de Sociologie.

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ANALYSE DU ROMANTISME

doute délibérément qu'il refuse d'inscrire dans le langage freudien sa


structure triangulaire ; lui-même souligne qu'il le pourrait, et qu'au terme
de démoniaque * il pourrait substituer celui de névrotique. C'est à chaque
pas que la description du triangle appelle la référence œdipienne. Par
exemple Girard identifie explicitement, à propos de Combray, la
médiation externe à la structure parentale : « les médiateurs de l'enfance prous-
tienne sont les parents et le grand écrivain Bergotte, c'est-à-dire des
êtres que Marcel admire et imite ouvertement sans jamais craindre de
leur part une rivalité » (p. 41). Étrange conception des rapports père-
fils ! Girard nuance d'ailleurs aussitôt : « Lorsque la mère refuse un baiser
à son fils, elle joue déjà le rôle double, propre à la médiation interne,
d'instigatrice du désir, et de sentinelle implacable. La divinité familiale
change brutalement. Les angoisses de Combray préfigurent les angoisses
du snob et de l'amant. » Peut-être les deux médiations n'en font-elles
qu'une. Ce n'est qu'un point : mais sans cesse l'on se prend à déplorer une
certaine abstraction du modèle phénoménologique adopté par l'auteur,
et à regretter cette fin de non-recevoir, parfois explicite, opposée aux
méthodes analytiques. Ce refus, dans une étude sur l'affectivité
romantique, peut surprendre. Encore ce désir de discuter, ou de prolonger la
réflexion de l'auteur confirme-t-il la joie intellectuelle qu'apporte sa
lecture, et son prix pour toute recherche. C'est un livre « important », qui
restitue à l'essai critique sa fonction novatrice. Renversant la thématique
léguée par le romantisme, il fait date.

Michel Grouzet.

Id.

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Annales (20* année, mai-juiri 1965, n* 8) В

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