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« Quant à l’affirmation particulière de Dühring, qu’il faut chercher l’origine de la

justice dans le sentiment réactif, on doit, par amour de la vérité, lui opposer la thèse
inverse : le sentiment réactif est la toute dernière conquête de l’esprit de justice ! […] Du
point de vue historique le droit apparaît précisément dans le monde comme la lutte contre
5 les sentiments réactifs, la guerre menée contre eux par les puissances actives et agressives
qui utilisent une part de leur force à contenir le débordement du pathos réactif et à le
contraindre à composer. Partout où l’on rend la justice, où règne la justice, on voit une
puissance, supérieure relativement à d’autres qui lui sont subordonnées (groupes ou
individus), et qui s’efforce d’arrêter parmi elles les déchaînements absurdes du ressentiment.
10 Elle le fait soit en arrachant l’objet du ressentiment des mains de la vengeance, soit en se
chargeant elle-même de mener la lutte contre les ennemis de la paix et de l’ordre, soit en
inventant des compromis qu’elle propose et le cas échéant impose, soit encore en donnant
force de loi, pour chaque préjudice, à un équivalent auquel est désormais et une fois pour
toutes renvoyé le ressentiment. Mais c’est en instituant la loi, notification impérative de ce
15 qui, à ses yeux, est permis et juste ou interdit et injuste, que la puissance suprême intervient
décisivement contre la prédominance des sentiments réactifs – et elle l’a toujours fait dès
qu’elle était assez forte pour le faire. Après l’établissement de la loi, elle considère toute
infraction et tout acte arbitraire, individuel ou collectif, comme crime contre la loi, comme
rébellion contre elle-même, et détourne ainsi l’attention de ses sujets du dommage immédiat
20 causé par ces crimes pour obtenir à la longue l’inverse de ce que veut toute vengeance, qui
se place au seul point de vue de l’homme lésé et ne voit que son intérêt : désormais l’œil
s’exerce à apprécier le méfait de façon plus impersonnelle et même l’œil de l’homme lésé
(encore que ce soit en tout dernier lieu […]). En conséquence il n’y a de « justice » et
d’« injustice » qu’à partir de l’institution de la loi (et non, comme le veut Dühring, à partir
25 de l’accomplissement de l’acte de violation). Parler de justice et d’injustice en soi n’a pas de
sens, en soi l’infraction, la violation, l’exploitation, la destruction ne peuvent évidemment
pas être « injustes », puisque la vie procède essentiellement, c’est-à-dire dans ses fonctions
élémentaires, par infraction, violation, exploitation, destruction, et qu’elle ne peut être
pensée sans cela. »
30
Nietzsche, La Généalogie de la morale (1887), II, 11

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