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Gérald Cahen
1996/2 n° 28 | pages 10 à 20
ISSN 0988-5226
ISBN 9782850254529
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-lignes0-1996-2-page-10.htm
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La parole ailée et vivante de Jankélévitch n'a cessé, durant toutes les années
qu'il a consacrées à l'enseignement, de fasciner ceux et celles qui ont eu la
chance de l'entendre. Comme si, coulée dans l'étoffe du temps, elle en épousait
elle-même la forme, fluide, glissante, capricieuse, insaisissable.
On ne s'est pas fait faute, à propos de la pensée de Vladimir Jankélévitch,
d'invoquer un « charme », une sorte de don, de talisman poétique qui aurait
exercé sur nous sa puissance. C'est possible. C'est certain même. Mais la phi-
losophie ne saurait pour autant perdre ses droits, au rang desquels le tout pre-
mier reste le pouvoir de raisonner et de mettre à distance ses objets. La magie
n'y a pas sa place. Et puis, si charme il y a, il ne naît pas de rien et avant de suc-
comber à ses sortilèges, il n'est pas interdit de s'interroger sur les moyens qu'il
met en œuvre. Or ceux-ci, me semble-t-il, sont essentiellement littéraires (ou
peut-être musicaux ?) et ils tiennent en définitive à la conception même que
Jankélévitch se faisait des rapports entre la philosophie et le mystère ...
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voix, aurait-on dit, propulsée par sa propre vitesse et qui, du milieu de sa
course folle, réussissait pourtant ce prodige musical de détacher un court ins-
tant chaque terme, de le regarder malicieusement tourner tel une toupie,
avant de le rejeter, de le précipiter dans le vide à la suite des autres ; cette
voix donc experte en staccatos et en pizzicatos, prompte à se jouer entre grec
et latin des sonorités les plus incongrues, à risquer, en s'en excusant, les
néologismes les plus singuliers ; cette voix, oui, osons le mot, ironique- iro-
nique et amère- et dont on n'aurait su prétendre si elle était triste ou gaie
(ou les deux à la fois) tandis qu'elle s'essoufflait à poursuivre ce je-ne-sais-
quoi qui n'était- hélas ! -presque-rien et ne se laissait qu'entrevoir, effleu-
rer, et encore, et à peine !
Mais, aussi bien, on l'aura compris, ce n'était pas seulement cette voix qui
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Or ce « jeu >>justement était ménagé par le caractère lui-même interrogatif
de la réponse; par le fait qu'elle était capable soudain de rebondir, de relancer
à son tour un nouveau cycle de questions, si bien que la vérité ne se présentait
jamais comme un paysage d'essences claires et distinctes mais comme un hori-
zon qui reculait à l'infini, qu'on n'entrevoyait que l'éclair d'un instant (la phi-
losophie elle-même résidant dans ce questionnement jamais achevé ... ). De
surcroît, pour donner à ce jeu sa dimension charnelle, il y avait, on l'a dit, cette
voix légèrement moqueuse et désabusée, tout à la fois obstinée à poursuivre
son objet et imperceptiblement détachée de celui-ci comme si par ce dédou-
blement elle avait voulu mimer la conscience au travail, mimer cette conscience
perpétuellement occupée à interposer entre elle et elle-même un écran, un
miroir, ce que Jankélévitch appelait un exposant de conscience.
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dedans, on conclut un peu vite que la philosophie de Jankélévitch est décidé-
ment inclassable ... Il est vrai qu'elle ne fait pas bon ménage avec l'esprit de
système, mais pour ce qui est de sa conception du temps, de l'espace, de la
matière, elle n'en puise pas moins ses racines dans la philosophie de Bergson.
Ceci explique cela d'ailleurs, car si elle use de cette langue si merveilleusement
fluide et mouvante, c'est qu'inscrivant l'être dans la durée, elle aime à le mon-
trer en perpétuelle mutation.
D'autre part, ce malentendu est encore renforcé par le fait qu'après
Bergson, Jankélévitch s'est constamment attaché à privilégier l'intuition,
l'immédiat, la simplicité, l'innocence, l'élan: à montrer que l'intelligence, par
définition, « retardait », était toujours à la traîne de l'instant, du Fiat créateur,
de la décision drastique, initiale. Pour autant- tel Pascal-, son propos n'a
jamais été de dévaluer la pensée conceptuelle mais de l'amener à définir elle-
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disciples ébahis: ce qui est réel, c'est l'effort laborieux, raboteux, difficultueux
de l'alpiniste pour mettre un pied devant l'autre ; c'est la victoire continuée sur
la pesanteur continuelle, la lévitation à chaque pas compromise et retenue par
la gravitation2 ••• »
Si l'on se place dans cette perspective d'une langue qui constitue pour la
pensée un obstacle autant qu'un moyen, on comprend mieux pourquoi elle a
pu représenter aux yeux de Jankélévitch un matériau privilégié certes mais en
même temps éminemment précaire, un matériau qu'il lui fallait toujours
remettre sur le chantier s'il voulait affiner toujours plus son expression, la
rendre plus adéquate à ce je-ne-sais-quoi, ce point asymptotique vers lequel
selon lui tendait toute philosophie. Le signe, dit Jankélévitch, commentant une
fois encore Bergson, n'imite pas la chose signifiée, il la joue. Autant de mots,
autant d'acteurs donc, autant d'interprétations possibles pour une pièce qu'on
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seau -qui assure le contraire ! qui met les idées en balance les unes contre les
autres ! qui rassemble stupidement le coq et l'âne! Surtout, il étrangle l'élo-
quence, il empêche de prendre la pose tant il aime s'inviter quand on ne
l'attend pas, couper court à une déclaration, interrompre un morceau de
lyrisme pour faire sonner drôlement les mots les uns contre les autres ...
Cet invité inattendu qui sème joyeusement le désordre parmi les philistins,
Jankélévitch ne se contente pas de l'accueillir dans ses cours et dans ses livres,
il en dresse longuement le portrait, dès 1936, dans son petit traité sur l'Ironie
qui fait suite à son essai sur la Mauvaise Conscience. Après la mauvaise
conscience, la bonne donc, puisque c'est ainsi qu'il sous-titrera l'ouvrage dans
l'édition de 1950 : la bonne conscience joueuse, insolente et frondeuse qui
remet, dans la bonne humeur, les pendules à l'heure et rappelle à chacun que
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4. Jankélévitch, L'Ironie, Paris, Éd. Champs/Flammarion, 1979, p. 60; 1" édition: Alcan, 1936;
2'. édition (entièrement refondue et considérablement augmentée): L'Ironie ou la bonne conscience,
P. U.F., 1950 ; 3" édition : Flammarion, 1964.
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qu'elle dit? N'est-elle pas allusion, antithèse, litote, silence, réserve, réticence?
Et, par exemple, ne s'amuse-t-elle pas à jouer profil bas, à prendre l'habit du
conformisme pour mieux abuser sa victime ? Ou, plutôt, pour la désabuser
puisque ses tours sont clairs et ne demandent qu'à être déchiffrés. Elle ment,
soit ! mais elle ment à livre ouvert et il suffit de relire à l'endroit ce qui avait été
écrit à l'envers pour que le tour soit joué !
On dira: c'est aller un peu vite, c'est oublier l'ironie mordante et méchante,
celle qui blesse et humilie et cherche d'abord à enfoncer son dard empoisonné,
à avoir raison contre l'Autre ; oui, c'est ne voir dans l'ironie qu'un art d' effleu-
rer et de dévoiler, un jeu délicat qui reconduit l'esprit vers lui-même et vers sa
vérité intime, une fine pointe qui touche et qui ne touche pas, qui indique seu-
lement le chemin ... En somme, c'est faire le jeu de Socrate, c'est poser que
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lignes, de deviner. .. Car on ne peut faire miroiter l'au-delà du langage qu'au-
delà de lui justement. Le je-ne-sais-quoi n'habite pas dans les mots, mais il est
dans leur trace, leur sillage, il réside dans l'écho qu'ils réveillent au fond des
. .
consciences amies.
Étudiant le mot d'esprit (le Witz) et sa relation à l'inconscientS, Freud avait
bien vu déjà que ce mot, qui met en jeu des processus de fabrication sem-
blables à celui du rêve, n'était, à la différence de ce dernier, jamais terminé
tant qu'il n'avait pas trouvé un public. Il devait se vendre. « La pulsion
d'informer, de faire part du mot d'esprit est inséparablement liée au travail
du mot d'esprit». Mieux: je ne jouis de mon mot d'esprit qu'à travers le plai-
sir de l'autre, en suivant son chemin en lui et en le revivant de l'intérieur.
Ainsi, selon Paul-Laurent Assoun•, ce mot qui d'un côté me procure un gain
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Le vagabond humour
Mais en faisant rire il peut arriver aussi qu'elle donne à pleurer. Voilà bien
en effet le paradoxe: le rire de l'ironie n'est jamais si gai qu'il ne contienne
une pointe de mélancolie. Vient un moment où il se retourne contre son
auteur et se fêle imperceptiblement. Un moment où la conscience s'égare dans
5. S. Freud, Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, Paris, Gallimard, 1988. (l'édition alle-
mande en 1905).
6. Paul-Laurent Assoun, << L'inconscient humoriste >>, dans L'Humour, Paris, Éd. Autrement, 1992.
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ses labyrinthes intérieurs. Trop de lucidité brouille la vue, trop de souplesse
épuise et, insensiblement, ce principe de clarté et d'intelligence qu'était l'iro-
nie vire en confusion ... C'était trop beau!
En fait, les cartes sont biseautées dès le départ. Car l'ironie qui est une
conscience raffinée, une conscience-de-conscience, contient déjà en elle la ten-
tation du dédoublement à l'infini et, avec celle-ci, l'ivresse et le vertige qui la
conduiront à sa perte. Compliquant ses exposants à l'envi, très vite, elle titube
et perd pied, elle ne sait plus ni où elle est ni ce qu'elle veut, elle quitte terre ...
«Tel est le premier danger de l'ironie. L'ironiste s'absente de lui-même et se
prélasse, comme il est dit dans Gaspard de la nuit, sur la litière dorée des
songes. Multiple comme Frégoli et fantasque comme Arlequin, il vit d'une
existence distraite, hypothétique, volatile, dans laquelle toutes les formes lui
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7. L'Ironie, p. 153.
8. L'Ironie, pp. 131-132.
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ternel. Car cette complication qui tourne finalement à la confusion lui redonne
à la fin des fins l'innocence et l'humilité. L'humour retrouve la tendresse que
l'ironie seule, trop occupée à prouver, avait perdu en chemin. Il raille toujours,
bien sûr, mais d'une raillerie légère et spirituelle qui a un faible pour sa vic-
time. C'est une ironie qui a triomphé des épreuves, qui a été mûrie par les rica-
nements du cynisme:« Car le but de l'ironie n'était pas de nous laisser macérer
dans le vinaigre des sarcasmes( ... ), mais de restaurer ce sans quoi l'ironie ne
serait même pas ironique :un esprit innocent et un cœur inspiré•. »
On a souvent opposé humour et ironie, pour voir dans la première
l'humeur, rose ou morose; dans la seconde le trait d'esprit, la flèche acérée et
lumineuse qui révèle (ou/et qui tue). Il est intéressant à ce propos de noter que
Jankélévitch a commencé par faire de l'humour un simple avatar de l'ironie
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9. L'Ironie, p. 186.
10. Pour cerner de plus près l'évolution de la pensée de Jankélévitch sur ce point, il faudrait com-
parer l'édition de 1936 deL 'Ironie avec celle de 1950, considérablement remaniée.
11. V.Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l'inachroé, Paris, Ed. Folio-Gallimard,
1978, p. 193.
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Fort curieusement, on retrouve chez Freud, avec les années, le même dépla-
cement d'intérêt. Ainsi, alors que dans Le Mot d'esprit et sa relation à l'incons-
cient il s'était penché sur les processus psychiques à l'œuvre dans les jeux de
mots, près d'un quart de siècle plus tard, dans un article resté célèbre, il va
s'interroger plus spécifiquement sur l'Humour 11 et sur la disposition à la
mélancolie qu'il dénote chez le sujet, une disposition qu'il est chargé juste-
ment de déjouer en faisant triompher le principe de plaisir sur le principe de
réalité. Le narcissisme contre la mort, voilà l'enjeu. Pour cela, le sujet adopte
par rapport à son Moi le point de vue de son Surmoi: l'adulte lit sa propre
souffrance comme celle d'un enfant, il se console en quelque sorte lui-même, à
l'exemple de ce condamné qu'on mène au gibet et qui trouve encore la force de
soupirer: « La journée commence bien ! », affirmant ainsi envers et contre tout
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12. S. Freud,« L'Humour,, dans L'Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio-Gallimard,
1985 (1' édition allemande en 1927).
13. L'Ironie, p. 118. Sur Fauré et le pianissimo, voir La Musique et l'ineffable, Paris, Seuil, 1983,
pp. 175-179.