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L'IRONIE OU L'ART DE LA POINTE

Gérald Cahen

Editions Hazan | « Lignes »

1996/2 n° 28 | pages 10 à 20
ISSN 0988-5226
ISBN 9782850254529
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GÉRALD CAHEN

L'IRONIE OU L'ART DE LA POINTE


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« L'ironie est l'esprit de finesse,

la pointe délicate qui nous fait atteindre l'irréversible. »


V. Jankélévitch, L'Ironie

La parole ailée et vivante de Jankélévitch n'a cessé, durant toutes les années
qu'il a consacrées à l'enseignement, de fasciner ceux et celles qui ont eu la
chance de l'entendre. Comme si, coulée dans l'étoffe du temps, elle en épousait
elle-même la forme, fluide, glissante, capricieuse, insaisissable.
On ne s'est pas fait faute, à propos de la pensée de Vladimir Jankélévitch,
d'invoquer un « charme », une sorte de don, de talisman poétique qui aurait
exercé sur nous sa puissance. C'est possible. C'est certain même. Mais la phi-
losophie ne saurait pour autant perdre ses droits, au rang desquels le tout pre-
mier reste le pouvoir de raisonner et de mettre à distance ses objets. La magie
n'y a pas sa place. Et puis, si charme il y a, il ne naît pas de rien et avant de suc-
comber à ses sortilèges, il n'est pas interdit de s'interroger sur les moyens qu'il
met en œuvre. Or ceux-ci, me semble-t-il, sont essentiellement littéraires (ou
peut-être musicaux ?) et ils tiennent en définitive à la conception même que
Jankélévitch se faisait des rapports entre la philosophie et le mystère ...

Une voix ...


Déjà, il y avait cette voix ... Cette voix légèrement éraillée- et railleuse-
qui semblait grimper toujours plus haut sur le fil d'une invisible portée ; cette

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voix, aurait-on dit, propulsée par sa propre vitesse et qui, du milieu de sa
course folle, réussissait pourtant ce prodige musical de détacher un court ins-
tant chaque terme, de le regarder malicieusement tourner tel une toupie,
avant de le rejeter, de le précipiter dans le vide à la suite des autres ; cette
voix donc experte en staccatos et en pizzicatos, prompte à se jouer entre grec
et latin des sonorités les plus incongrues, à risquer, en s'en excusant, les
néologismes les plus singuliers ; cette voix, oui, osons le mot, ironique- iro-
nique et amère- et dont on n'aurait su prétendre si elle était triste ou gaie
(ou les deux à la fois) tandis qu'elle s'essoufflait à poursuivre ce je-ne-sais-
quoi qui n'était- hélas ! -presque-rien et ne se laissait qu'entrevoir, effleu-
rer, et encore, et à peine !
Mais, aussi bien, on l'aura compris, ce n'était pas seulement cette voix qui
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était déroutante, c'était ce je-ne-sais-quoi au service duquel elle vibrait, c'était
cette façon qu'elle avait de demeurer en équilibre instable sur le fil du sérieux
- ni totalement sérieuse, car alors sa << gravité » l'aurait entraînée dans sa chute,
ni entièrement frivole car alors son ironie profonde se serait évanouie ... Une
ironie qui n'était, en somme, que sa manière à elle d'être grave et qu'il conve-
nait d'abord ici d'entendre au sens socratique comme l'art de faire le niais :
l'art d'interroger en feignant l'ignorance. Qui ne se souvient de <<son>> pre-
mier cours de Jankélévitch ? de cette stupeur éprouvée au premier instant
devant cette<< leçon d'ironie», devant cette avalanche de questions proférées
sur un ton offusqué de fausse naïveté ? Socrate n'était-il pas de retour ?
Socrate, la Torpille: Socrate qui engourdit et électrise à la fois ... Socrate, pareil
au vagabond Amour, fils d'Indigence et Opulence, docteur en nescience, qui
sait et ne sait pas et retourne contre les rhéteurs leurs propres armes, les enferre
dans leurs contradictions ... Socrate, l'empêcheur de penser en rond !
À ceci près que lui, Jankélévitch, n'entendait pas nous soumettre au petit
jeu (truqué d'avance) de la vérité, nous faire trébucher de questions en ques-
tions le long d'un parcours savamment balisé ... Non, ses questions, c'était à
lui-même, à lui seul qu'il les adressait : il s'interrogeait à haute voix, nous
constituant en témoins privilégiés. D'où cet aspect parfois théâtral, c'est vrai,
de ses cours. Et d'où cette ironie qui n'était pas seulement l'art de poser des
questions, mais l'art aussi de les laisser ouvertes. Car si entre la question et la
réponse il n'y avait pas eu un peu de << jeu >>, comment aurions-nous pu nous
y glisser? Nous sentir concernés ?

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Or ce « jeu >>justement était ménagé par le caractère lui-même interrogatif
de la réponse; par le fait qu'elle était capable soudain de rebondir, de relancer
à son tour un nouveau cycle de questions, si bien que la vérité ne se présentait
jamais comme un paysage d'essences claires et distinctes mais comme un hori-
zon qui reculait à l'infini, qu'on n'entrevoyait que l'éclair d'un instant (la phi-
losophie elle-même résidant dans ce questionnement jamais achevé ... ). De
surcroît, pour donner à ce jeu sa dimension charnelle, il y avait, on l'a dit, cette
voix légèrement moqueuse et désabusée, tout à la fois obstinée à poursuivre
son objet et imperceptiblement détachée de celui-ci comme si par ce dédou-
blement elle avait voulu mimer la conscience au travail, mimer cette conscience
perpétuellement occupée à interposer entre elle et elle-même un écran, un
miroir, ce que Jankélévitch appelait un exposant de conscience.
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A la poursuite du Je ne-sais-quoi
Aujourd'hui encore, c'est ce ton direct, véhément, c'est cette façon sou-
riante et légèrement familière d'interpeller le lecteur qui me frappe dès les pre-
mières pages lorsque j'ouvre un livre de Jankélévitch. Reste qu'il ne faudrait
pas s'y méprendre. Entre l'œuvre écrite et le cours magistral la relation est
beaucoup plus complexe qu'un simple parallélisme. Elle joue dans tous les
sens. Ainsi, si le ton de l'orateur se retrouve dans ses livres, l'inverse est encore
plus vrai : à bien des égards, en effet, ses cours s'appuyaient sur une langue
déjà écrite, déjà élaborée, qui « portait >> sa parole. C'est même cette force de la
langue écrite - creusée, travaillée de l'intérieur, parsemée de trouvailles - qui
rendait ensuite celle-ci fascinante.
Non que Jankélévitch soit écrivain avant d'être philosophe, ou l'inverse, la
question n'aurait aucun sens, mais il est l'un et l'autre à la fois, il est l'un par
l'autre, car c'est en jouant sur le clavier de la langue, en exploitant avec brio
toutes ses ressources, qu'il entend cerner au plus près les problèmes philoso-
phiques, ou mieux : les mettre en scène, les incarner, comme un pianiste bro-
dant un thème, ne se contente pas de l'exposer mais veut nous en pénétrer petit
à petit, nous imprégner de ses motifs.
Cette virtuosité, pourtant, est parfois source de malentendu. Parce qu'elle
accorde, en effet, une large place à la digression et à l'improvisation, qu'elle se
plaît aux arabesques et à la fantaisie et répète parfois à satiété un thème, cher-
chant moins à le développer qu'à l'interpréter et à le creuser petit à petit du

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dedans, on conclut un peu vite que la philosophie de Jankélévitch est décidé-
ment inclassable ... Il est vrai qu'elle ne fait pas bon ménage avec l'esprit de
système, mais pour ce qui est de sa conception du temps, de l'espace, de la
matière, elle n'en puise pas moins ses racines dans la philosophie de Bergson.
Ceci explique cela d'ailleurs, car si elle use de cette langue si merveilleusement
fluide et mouvante, c'est qu'inscrivant l'être dans la durée, elle aime à le mon-
trer en perpétuelle mutation.
D'autre part, ce malentendu est encore renforcé par le fait qu'après
Bergson, Jankélévitch s'est constamment attaché à privilégier l'intuition,
l'immédiat, la simplicité, l'innocence, l'élan: à montrer que l'intelligence, par
définition, « retardait », était toujours à la traîne de l'instant, du Fiat créateur,
de la décision drastique, initiale. Pour autant- tel Pascal-, son propos n'a
jamais été de dévaluer la pensée conceptuelle mais de l'amener à définir elle-
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même le lien qui la relie à ce qui n'est pas à elle, à ce qui la déborde. Il s'est
toujours voulu un penseur des limites (de la fin, du commencement), du pas-
sage au tout-autre, du saut qualitatif.
À propos de la langue précisément, Jankélévitch a toujours considéré avec
Bergson qu'elle n'exprimait qu'imparfaitement la pensée. Elle la trahit autant
qu'elle la traduit, représentant une sorte de mal nécessaire dont on ne saurait
malheureusement, à moins d'être muet, faire l'économie. Car telle est la misère
de la condition humaine qu'on ne se réalise qu'en s'amoindrissant ou, si l'on
préfère, que ce qui nous aide à nous réaliser est en même temps, ipso facto, ce
qui nous empêche d'accomplir pleinement tous nos possibles, mais nous
contraint à choisir entre tous l'un d'entre eux: celui-ci et pas tel autre! cette
manière-ci et pas celle-là ! Ainsi le corps est-ill' organe-obstacle de la vie, lui
qui offre à cette vie un point de passage, lui permet de s'incarner matérielle-
ment dans l'espace, mais en même temps l'arrête, l'emprisonne dans une forme
trop étroite qui freine l'élan vital; et l'homme est cette créature hybride- moi-
tié corps, moitié esprit - qui a pour patrie le paradoxe ; oui, l'homme est cet
oiseau sans ailes', cet être aux semelles de plomb qui rêve de lévitation mais
que la gravité oblige, faute de mieux, à choisir la marche : « Ce qui est réel ici-
bas, ce n'est pas de filer tout droit comme un aéronaute miraculé devant les

1. Ce << bipède sans plumes » dit Socrate dans Le Politique.

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disciples ébahis: ce qui est réel, c'est l'effort laborieux, raboteux, difficultueux
de l'alpiniste pour mettre un pied devant l'autre ; c'est la victoire continuée sur
la pesanteur continuelle, la lévitation à chaque pas compromise et retenue par
la gravitation2 ••• »
Si l'on se place dans cette perspective d'une langue qui constitue pour la
pensée un obstacle autant qu'un moyen, on comprend mieux pourquoi elle a
pu représenter aux yeux de Jankélévitch un matériau privilégié certes mais en
même temps éminemment précaire, un matériau qu'il lui fallait toujours
remettre sur le chantier s'il voulait affiner toujours plus son expression, la
rendre plus adéquate à ce je-ne-sais-quoi, ce point asymptotique vers lequel
selon lui tendait toute philosophie. Le signe, dit Jankélévitch, commentant une
fois encore Bergson, n'imite pas la chose signifiée, il la joue. Autant de mots,
autant d'acteurs donc, autant d'interprétations possibles pour une pièce qu'on
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n'en aura jamais fini de jouer. Parler, écrire, c'est mettre en scène une passion
invisible, c'est faire vivre ce qui ne se voit pas.

L'ironie ou le vers dans le fruit


On peut évidemment trouver paradoxal que Jankélévitch, qui est le philo-
sophe du presque-rien, du silence, du nocturne, de l'instant évanescent qu'on
n'arrive qu'à peine à capter, soit du même mouvement (de la même plume,
pourrait-on dire) l'auteur d'une prose si riche, si exubérante, si profuse. Mais
outre que nous avons appris avec Balthazar Gracian que les apparences ne sont
pas toujours trompeuses et que le Paraître peut parfois conduire à l'Être!, il y
a là aussi un paradoxe fécond: c'est parce que, précisément, son objet s'enfuit
toujours au loin, glisse et se dérobe perpétuellement, que cette langue doit sans
cesse se dépasser elle-même, faire appel à toutes ses ressources de vélocité,
d'agilité, de souplesse.
Qui plus est, cette langue n'est pas si riche et si pleine qu'il y semble; un
vers est logé dans le fruit et ce vers a nom: ironie! Avec lui, ce qui est donné
d'un côté est repris aussitôt de l'autre. Impossible d'être sérieux! d'affirmer
tranquillement, sereinement, une vérité ! Sur le champ, le voilà - ce vermis-

2. V. Jankélévitch, Philosophie première, Paris, P. U.F., 1954.


3. V. Jankélévitch, Le je-ne-sais-quoi et le presque rien, Paris, P.U.F., 1957, pp. 3-7.

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seau -qui assure le contraire ! qui met les idées en balance les unes contre les
autres ! qui rassemble stupidement le coq et l'âne! Surtout, il étrangle l'élo-
quence, il empêche de prendre la pose tant il aime s'inviter quand on ne
l'attend pas, couper court à une déclaration, interrompre un morceau de
lyrisme pour faire sonner drôlement les mots les uns contre les autres ...
Cet invité inattendu qui sème joyeusement le désordre parmi les philistins,
Jankélévitch ne se contente pas de l'accueillir dans ses cours et dans ses livres,
il en dresse longuement le portrait, dès 1936, dans son petit traité sur l'Ironie
qui fait suite à son essai sur la Mauvaise Conscience. Après la mauvaise
conscience, la bonne donc, puisque c'est ainsi qu'il sous-titrera l'ouvrage dans
l'édition de 1950 : la bonne conscience joueuse, insolente et frondeuse qui
remet, dans la bonne humeur, les pendules à l'heure et rappelle à chacun que
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midi est midi. Difficile, en tout cas, venant de Jankélévitch, de ne pas y lire
entre les lignes une sorte de Discours de la méthode ... un art de philosopher
à la première personne ! La preuve en est que dès le premier chapitre, placé
sous le signe de Socrate, il assimile l'exercice de l'ironie à celui de la conscience
qui sait se raviser et se déprendre d'elle-même. N'est-elle pas, en quelque
manière, un miroir? Une eau froide et glacée qui renvoie aux hommes leur
image ? Pli réflexif, principe de lucidité et d'éveil, elle analyse, morcelle, dis-
sèque, met en perspective, dépassionne, bref elle fournit à la réflexion les armes
dont celle-ci a besoin.
Cette vocation philosophique affirmée, encore faut-il expliquer en quoi
l'ironie se distingue d'une conscience simplement sérieuse. Sans doute, dit
Jankélévitch, est-ce par un degré de complication supplémentaire, car l'ironie
n'est pas si futile qu'il y paraît, elle est même plus sérieuse que l'esprit de
Sérieux (lequel est tout bonnement assommant): elle, sérieuse, elle l'est après-
coup, à la réflexion ! elle l'est au second degré ! Ce qui suppose déjà entre l'iro-
niste et l'ironisé une complicité, puisqu'il ne faut pas la prendre au mot, mais
l'interpréter. « ( ... )l'ironie ne veut pas être crue, elle veut être comprise. C'est-
à-dire "interprétée•". »Ne dit-elle pas, en effet, toujours autre chose que ce

4. Jankélévitch, L'Ironie, Paris, Éd. Champs/Flammarion, 1979, p. 60; 1" édition: Alcan, 1936;
2'. édition (entièrement refondue et considérablement augmentée): L'Ironie ou la bonne conscience,
P. U.F., 1950 ; 3" édition : Flammarion, 1964.

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qu'elle dit? N'est-elle pas allusion, antithèse, litote, silence, réserve, réticence?
Et, par exemple, ne s'amuse-t-elle pas à jouer profil bas, à prendre l'habit du
conformisme pour mieux abuser sa victime ? Ou, plutôt, pour la désabuser
puisque ses tours sont clairs et ne demandent qu'à être déchiffrés. Elle ment,
soit ! mais elle ment à livre ouvert et il suffit de relire à l'endroit ce qui avait été
écrit à l'envers pour que le tour soit joué !
On dira: c'est aller un peu vite, c'est oublier l'ironie mordante et méchante,
celle qui blesse et humilie et cherche d'abord à enfoncer son dard empoisonné,
à avoir raison contre l'Autre ; oui, c'est ne voir dans l'ironie qu'un art d' effleu-
rer et de dévoiler, un jeu délicat qui reconduit l'esprit vers lui-même et vers sa
vérité intime, une fine pointe qui touche et qui ne touche pas, qui indique seu-
lement le chemin ... En somme, c'est faire le jeu de Socrate, c'est poser que
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l'ironie est l'auxiliaire du Vrai. Sans doute, et Jankélévitch en conviendra plus
tard dans Quelque part dans l'inachevé, lorsqu'il reviendra sur cette concep-
tion pour la nuancer. Mais sa fascination pour cette forme d'ironie vient pro-
bablement de ce qu'il y voit un mode d'expression privilégié pour sa
philosophie à lui. Car la vérité qui se joue entre l'ironiste et l'ironisé est une
vérité qui ne se dit pas ou se susurre à demi-mot, à peine, entre les lignes, c'est
une vérité inassignable, qui n'est, comme la musique ou le charme, ni ici ni là
mais partout et nulle part, et qui demande par conséquent à être sans cesse res-
saisie. Elle est en quelque sorte l'envers du discours, elle qui va de la lettre à
l'esprit, de gramma à pneuma, cherchant sous les mots, sous les phrases autre
chose qui n'est déjà plus une chose, un je-ne-sais-quoi ineffable, impalpable
que ces mots, que ces phrases peuvent seulement frôler, effleurer de l'extrême
bord de leurs ailes ...

Le détour par l'Autre


Ainsi donc, cet art d'interpeller le lecteur (ou l'auditeur) qui nous avait paru
si caractéristique du style de Jankélévitch, cette façon de s'amuser à mi-mots
avec lui, de le provoquer, de le titiller en souriant, voire de le dérouter, de
l'entraîner dans des jeux de langage parfois vertigineux, cet art, en vérité, n'est
nullement accessoire ou anecdotique; ce n'est en rien une élégance ni une
coquetterie ; encore moins un « truc », une « recette » pédagogique ; non, il
est constitutif de la pensée de Jankélévitch qui exige le secret, la complicité,
qui appelle une conscience capable de l'accueillir, de lire elle aussi entre les

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lignes, de deviner. .. Car on ne peut faire miroiter l'au-delà du langage qu'au-
delà de lui justement. Le je-ne-sais-quoi n'habite pas dans les mots, mais il est
dans leur trace, leur sillage, il réside dans l'écho qu'ils réveillent au fond des
. .
consciences amies.
Étudiant le mot d'esprit (le Witz) et sa relation à l'inconscientS, Freud avait
bien vu déjà que ce mot, qui met en jeu des processus de fabrication sem-
blables à celui du rêve, n'était, à la différence de ce dernier, jamais terminé
tant qu'il n'avait pas trouvé un public. Il devait se vendre. « La pulsion
d'informer, de faire part du mot d'esprit est inséparablement liée au travail
du mot d'esprit». Mieux: je ne jouis de mon mot d'esprit qu'à travers le plai-
sir de l'autre, en suivant son chemin en lui et en le revivant de l'intérieur.
Ainsi, selon Paul-Laurent Assoun•, ce mot qui d'un côté me procure un gain
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de plaisir parce qu'il m'épargne une dépense psychique liée au refoulement,
parce que- ayant fait un stage par l'inconscient avant de remonter à la sur-
face-, il lève en partie le voile sur« l'autre scène», ce mot a, par ailleurs, une
vocation sociale. À sa manière, il établit une forme de communication
d'inconscient à inconscient ...
Il n'y a pas si loin, on le voit, de cette conception à celle, plus générale, de
Jankélévitch. Au fond, l'ironie, comme le Witz, supposent l'Autre, l'Autre
avec lequel on va entrer en relation obliquement, suivant une voie biaise qui
s'avérera finalement plus courte que la ligne droite. Pourquoi ? En raison de la
surdité, de la cécité propres aux hommes et parce que la parole, pour se frayer
un chemin dans leur esprit, doit s'adapter aux résistances qu'elle y rencontre.
Elle doit savoir louvoyer. Le détour, en somme, est payant et l'ironie gagne
sur tous les tableaux : elle fait rire et elle donne à penser.

Le vagabond humour
Mais en faisant rire il peut arriver aussi qu'elle donne à pleurer. Voilà bien
en effet le paradoxe: le rire de l'ironie n'est jamais si gai qu'il ne contienne
une pointe de mélancolie. Vient un moment où il se retourne contre son
auteur et se fêle imperceptiblement. Un moment où la conscience s'égare dans

5. S. Freud, Le Mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, Paris, Gallimard, 1988. (l'édition alle-
mande en 1905).
6. Paul-Laurent Assoun, << L'inconscient humoriste >>, dans L'Humour, Paris, Éd. Autrement, 1992.

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ses labyrinthes intérieurs. Trop de lucidité brouille la vue, trop de souplesse
épuise et, insensiblement, ce principe de clarté et d'intelligence qu'était l'iro-
nie vire en confusion ... C'était trop beau!
En fait, les cartes sont biseautées dès le départ. Car l'ironie qui est une
conscience raffinée, une conscience-de-conscience, contient déjà en elle la ten-
tation du dédoublement à l'infini et, avec celle-ci, l'ivresse et le vertige qui la
conduiront à sa perte. Compliquant ses exposants à l'envi, très vite, elle titube
et perd pied, elle ne sait plus ni où elle est ni ce qu'elle veut, elle quitte terre ...
«Tel est le premier danger de l'ironie. L'ironiste s'absente de lui-même et se
prélasse, comme il est dit dans Gaspard de la nuit, sur la litière dorée des
songes. Multiple comme Frégoli et fantasque comme Arlequin, il vit d'une
existence distraite, hypothétique, volatile, dans laquelle toutes les formes lui
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glissent entre les doigts 7 • >>
Le voilà donc cet ironiste bien en peine avec son ironie. Regardez-le ! comme
il va mal, comme il oscille sans cesse entre les contraires, endossant tour à tour
tous les habits de la comédie humaine, soufflant tantôt le chaud tantôt le froid,
émiettant à l'infini ses objets, ajournant perpétuellement ses décisions, hésitant
entre le comique et le tragique et, finalement, prenant de l'humeur ... Humeur,
oui, c'est le mot, cette humeur avec laquelle on fabrique de l'humour qui, certes,
lui aussi, porte à rire (ne dit-on pas : mieux vaut en rire ?), mais d'un rire étran-
gement différent et amer, d'un rire qui donne à l'ironie quelque chose de glacé
et de sombre:«( ... ) elle [l'ironie] déclenche le rire pour immédiatement le figer.
Et la raison de cela est qu'il y a en elle quelque de contourné, d'indirect et de
glaçant où l'on pressent la profondeur inquiétante de la consciencé. >>
Vu sous cet éclairage l'humour ressemble fort à une variété singulière d'iro-
nie qui aurait perdu ses belles certitudes intellectuelles et aurait fini par déco-
cher ses flèches contre elle-même. Cette fois, rien ne va plus : le bien, le mal, le
vrai, le faux, le sublime, le grotesque ... tout se noie dans le brouillard. Il ne
reste plus qu'à en rire ! Pourtant ce rire un peu douloureux qui sonne la fin de
l'espoir et exprime nos limites, va plus loin que le simple rire d'ironie. Il lui
apporte une complication supplémentaire qui l'humanise et nous le rend fra-

7. L'Ironie, p. 153.
8. L'Ironie, pp. 131-132.

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ternel. Car cette complication qui tourne finalement à la confusion lui redonne
à la fin des fins l'innocence et l'humilité. L'humour retrouve la tendresse que
l'ironie seule, trop occupée à prouver, avait perdu en chemin. Il raille toujours,
bien sûr, mais d'une raillerie légère et spirituelle qui a un faible pour sa vic-
time. C'est une ironie qui a triomphé des épreuves, qui a été mûrie par les rica-
nements du cynisme:« Car le but de l'ironie n'était pas de nous laisser macérer
dans le vinaigre des sarcasmes( ... ), mais de restaurer ce sans quoi l'ironie ne
serait même pas ironique :un esprit innocent et un cœur inspiré•. »
On a souvent opposé humour et ironie, pour voir dans la première
l'humeur, rose ou morose; dans la seconde le trait d'esprit, la flèche acérée et
lumineuse qui révèle (ou/et qui tue). Il est intéressant à ce propos de noter que
Jankélévitch a commencé par faire de l'humour un simple avatar de l'ironie
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pour revenir par la suite sur cette conception et tenter de les opposer plus net-
tement10. Ainsi, dans Quelque part dans l'inachevé, il avoue à Béatrice
Berlowitz que le vrai problème philosophique lui parait être à présent
l'humour dans la mesure où celui-ci va plus loin que les simples jeux d'esprit
de l'ironie, renvoyant l'homme vers une vérité qui lui échappe toujours, vers
un horizon qui se situe à l'infini. L'humour est ce vagabond qui prend son
bâton et va sur les routes, ce juif, ce pèlerin d'un éternel chemin. Où va-t-il ?
il ne le sait pas ! ici ! là ! partout ! nulle part ! il va « selon la belle expression de
Rilke, quelque part dans l'inachevé 11 ... »
En réalité, tout est une question de définition et l'ironie infiniment subtile
et déliée du premier traité, n'était pas si loin, tout compte fait, de l'humour.
Elle aussi visait une vérité qui se dérobait perpétuellement. D'un livre à l'autre,
l'accent cependant a changé : dans le premier il était encore mis sur les
prouesses dialectiques et les jeux de langage liés à l'ironie: l'ombre de Socrate
incontestablement planait ; dans le second, en revanche, c'est plutôt la figure de
Chaplin qui l'emporte: la figure de la nostalgie et de la mélancolie. L'interro-
gation porte maintenant sur la destinée humaine, sur le temps et l'éternité.

9. L'Ironie, p. 186.
10. Pour cerner de plus près l'évolution de la pensée de Jankélévitch sur ce point, il faudrait com-
parer l'édition de 1936 deL 'Ironie avec celle de 1950, considérablement remaniée.
11. V.Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l'inachroé, Paris, Ed. Folio-Gallimard,
1978, p. 193.

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Fort curieusement, on retrouve chez Freud, avec les années, le même dépla-
cement d'intérêt. Ainsi, alors que dans Le Mot d'esprit et sa relation à l'incons-
cient il s'était penché sur les processus psychiques à l'œuvre dans les jeux de
mots, près d'un quart de siècle plus tard, dans un article resté célèbre, il va
s'interroger plus spécifiquement sur l'Humour 11 et sur la disposition à la
mélancolie qu'il dénote chez le sujet, une disposition qu'il est chargé juste-
ment de déjouer en faisant triompher le principe de plaisir sur le principe de
réalité. Le narcissisme contre la mort, voilà l'enjeu. Pour cela, le sujet adopte
par rapport à son Moi le point de vue de son Surmoi: l'adulte lit sa propre
souffrance comme celle d'un enfant, il se console en quelque sorte lui-même, à
l'exemple de ce condamné qu'on mène au gibet et qui trouve encore la force de
soupirer: « La journée commence bien ! », affirmant ainsi envers et contre tout
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- et jusqu'à la dernière minute ! - son droit au plaisir et à la jouissance. Mais
c'est un plaisir un peu amer, on le devine ...
Car l'humour console, mais ne guérit pas, il sait bien qu'il n'est que ... de
l'humour! Sur ce point, Jankélévitch comme Freud s'accordent à voir en lui un
plaisir d'adulte, une façon finalement d'être sérieux, d'accepter, comme on dit,
l'ironie du sort ! Voilà pourquoi l'humour sourit, mais ne rit pas : il ne
s'esclaffe pas, surtout pas ! il est bien trop pudique, bien trop grave pour cela,
il déteste beaucoup trop le bruit. À la limite même, il a partie liée avec le
silence, plus encore qu'avec la parole. Il est comme ce charme qui naît de la
musique et qui n'est jamais si puissant que lorsque celle-ci tout doucement se
retire sur la pointe des pieds. Oui, il est comme ces pianissimos que
Jankélévitch admire tant chez Fauré parce qu'ils sont un jeu avec le presque-
rien, qu'ils touchent à la frontière du matériel et de l'immatériel. .. Il est « la
signature de l'infini 13 ».

12. S. Freud,« L'Humour,, dans L'Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio-Gallimard,
1985 (1' édition allemande en 1927).
13. L'Ironie, p. 118. Sur Fauré et le pianissimo, voir La Musique et l'ineffable, Paris, Seuil, 1983,
pp. 175-179.

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