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Ce ne sont pas les Américains blancs pauvres qui alimentent les bataillons de supporters de Donald Trump. Ceux-ci proviennent
surtout de la classe moyenne.

Le mythe
du Blanc discriminé
Pourquoi les supporters de Donald Trump se sentent-ils menacés
par les Afro-Américains, les Hispaniques ou les immigrés ?
La réponse remonte au fondement de la nation et à une instrumentalisation
conservatrice, selon l’américaniste Sylvie Laurent.

EN TR E TI EN   : GÉ RALD PA PY

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E
nseignante à Sciences Po Paris et plus notre espace à nous, les Blancs, se res-
chercheuse associée aux universités treint ». Comme si c’était un jeu à somme nulle.
d’Harvard et de Stanford, Sylvie Laurent C’est ainsi qu’aux propos clairement racistes du
publie Pauvre petit Blanc (1), livre dans style « je ne veux pas que les Noirs aillent dans la
lequel elle tente de répondre à cette même école que mes enfants », on en substitue
question prégnante aux Etats-Unis d’autres du genre « si les Noirs vont dans les
mais aussi dans certains pays euro- écoles des Blancs, ceux-ci perdront une part
péens : « D’où vient l’idée étrange que de leur statut et de leur confort ». C’est une
les Blancs seraient aujourd’hui, au conception selon laquelle le progrès des uns
même titre que les minorités, victimes de entraîne le déclin symbolique et réel des autres.
discriminations, voire d’un “racisme anti-

DR
blancs” ? » Sylvie Laurent, chercheuse Vous parlez d’un nouveau nationalisme
associée aux universités blanc apparu dans la décennie 1990.
Depuis quand et pourquoi une partie des d’Harvard et de Stanford. En quoi consiste-t-il ?
Blancs américains se sentent-ils victimes Les Etats-Unis sont un pays dont l’économie
en raison de leur couleur de peau ? politique et l’architecture institutionnelle donnent systéma-
Quels que soient leur classe sociale et leur statut culturel, les tiquement, depuis le début du xviie siècle, un avantage aux
Américains sont membres d’une société qui a été créée au Américains blancs. Ensuite, on peut débattre sur qui est Blanc,
xviie siècle comme une nouvelle terre promise au milieu d’un comment on le détermine, etc. Simplement, les Noirs, les
univers extrêmement hostile. Cette petite colonie de peuple- Indiens et une partie des immigrés ont toujours été structu-
ment, qui se développe très rapidement à partir du travail rellement et institutionnellement discriminés par la nature
servile des esclaves, est soumise d’emblée à un complexe même de la suprématie blanche aux Etats-Unis. Ce constat
obsidional : elle a peur d’être assaillie par les Indiens et par les n’empêche pourtant pas une partie de l’Amérique blanche,
Noirs. Tout Américain blanc est donc déjà enclin à se penser masculine, ultratraditionnaliste de vouloir aller encore plus
détenteur d’un bien que d’autres veulent lui prendre. Alors loin au nom d’une perte symbolique. Au lendemain de la
que la nation américaine s’est développée et que les Etats-Unis guerre du Vietnam, lorsque, rentrés aux Etats-Unis, de nom-
sont devenus un empire extrêmement puissant, cette breux soldats se sont sentis humiliés non seulement par la
conception n’a jamais disparu. Elle a, au contraire, été utilisée défaite face à un pays communiste mais aussi par la défiance
par les élites du pays pour souder la population blanche, toutes de la population qui ne les accueillait pas comme des héros,
classes sociales confondues, autour de cette idée selon laquelle et du gouvernement qui, selon eux, les avait laissés tomber,
les gens de couleur pourraient potentiellement être les beaucoup, retournant notamment dans les campagnes du
ennemis qui vont venir confisquer les privilèges de l’homme Midwest, ont développé une espèce de tradition milicienne
blanc. Ce précepte inaugural de la nation est devenu un d’hommes accrochés au droit de porter des armes, à la célé-
argument politique à des fins conservatrices. bration du drapeau, à l’idée de la supériorité raciale des Blancs.
C’est ainsi que les premières milices, que l’on peut qualifier
Ce concept du « pauvre petit Blanc » est-il dès lors une d’extrême droite, se sont formées dans les années 1990. On
création de ceux que vous appelez « les agents efficaces pourrait croire qu’il s’agit là d’initiatives privées menées par
de la démocratie réactionnaire » ? des groupes de personnes excentriques et alcoolisées. Non,
Le « pauvre petit Blanc » n’existe pas, pas davantage dans la elles sont encouragées par des autorités qui sous-traitent à des
littérature américaine. On parle de « pauvre Blanc ». J’ai utilisé groupes paramilitaires ou parapoliciers l’exercice de la vio-
ce titre-là de manière ironique pour montrer à quel point la lence étatique. C’est ainsi que dans le cadre de la lutte contre
plupart des Blancs américains se sentaient victimes de discri- l’immigration mexicaine par exemple, certains Etats, en par-
minations alors même qu’ils en étaient préservés. Mais il est ticulier la Californie, recourent à ce genre de milices pour
vrai qu’après la guerre civile dans les décennies 1870 et 1880, effectuer des patrouilles le long de la frontière.
et, plus encore, au lendemain du
mouvement des droits civiques, Cette politique est-elle plutôt
dans les décennies 1960 et 1970, le fait des républicains ou
on observe, face au progrès de la « LES NOIRS ONT TOUJOURS est-elle partagée par
question raciale qui voit les Noirs les démocrates ?
accéder à la citoyenneté, la cris- ÉTÉ STRUCTURELLEMENT ET Les deux partis ont le même
tallisation de ces discours pous- INSTITUTIONNELLEMENT niveau de responsabilité dans
sés par les forces de la réaction. Ils DISCRIMINÉS PAR LA NATURE l’incarcération de masse des
consistent à dire que « plus les Afro-Américains et dans les res-
Noirs ont de libertés et plus ils ont MÊME DE LA SUPRÉMATIE trictions extrêmement brutales à
un espace dans le champ social, BLANCHE AUX ÉTATS-UNIS. » l’immigration. Le même ➜

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➜ constat vaut pour l’absence d’un « AU SEIN DU PARTI Pat Buchanan, conseiller de Richard
Etat social généreux qui permettrait aux Nixon et de Ronald Reagan, candidat à
plus pauvres, c’est-à-dire aux minorités, REPUBLICAIN, plusieurs reprises aux primaires répu-
d’accéder à la classe moyenne. Mais le IL Y A DES GENS QUI blicaines dans les années 1990, qui est
Parti républicain a le monopole sur la rhé-
torique ultranationaliste, à savoir la poli-
S’INSCRIVENT TOUT invité sur les plateaux de télévision pour
parler du suicide de l’Occident et du dé-
tique de l’identité blanche. Il a compris À FAIT DANS clin de l’Amérique. Ou Stephen Miller,
dans les années 1970, sous la houlette de LA TRADITION un des conseillers de premier plan de
Richard Nixon, que la meilleure manière
d’amener les pauvres Blancs à voter pour
DU FASCISME Donald Trump à la Maison-Blanche.

un parti qui était quand même celui de AMÉRICAIN. » Vous écrivez que les plus fervents
l’argent, de l’élite et des hommes d’af- des défenseurs de Trump n’étaient
faires était d’activer ce discours-là : « Nous pas et ne sont pas les plus précaires
les Blancs, nous sommes menacés par les des Américains blancs. Est-ce aussi
Noirs, par les femmes, par les homo- le cas des assaillants du Capitole
sexuels, par les immigrés... » De surcroît, le 6 janvier ?
depuis une vingtaine d’années, le parti a glissé de plus en plus Je maintiens absolument mon analyse. Quand on étudie les
à droite ; ce qui a mené à l’élection de Donald Trump, un natio- chiffres des élections présidentielles de 2016 et de 2020, on se
naliste blanc, en 2016. rend compte que les Blancs aux revenus les plus faibles, pour
autant qu’ils aient participé au scrutin, ont massivement
Jusqu’à une droite fasciste ? voté démocrate. La réalité est que l’électeur type de Donald
Au sein du Parti républicain, il y a des gens qui s’inscrivent Trump est un membre de la classe moyenne qui redoute un
tout à fait dans la tradition du fascisme américain, défendant déclin. Il peut être artisan, avocat, ouvrier d’usine, patron
la ségrégation raciale, hostiles aux droits civiques... Prenez d’une petite entreprise. Le même phénomène a été observé
lors de la montée du nazisme en Allemagne : la peur de tomber
est plus forte encore que le sentiment d’être discriminé. Ce
DES MINORITÉS SÉDUITES sont très exactement les caractéristiques que l’on retrouve
PAR TRUMP dans les groupes d’extrême droite, comme les Proud Boys qui
ont participé à l’assaut du Capitole. On connaît certains
d’entre eux ; ils s’expriment sur les réseaux sociaux. Vous
seriez très surpris de voir à quel point certains sont diplômés.

« Des millions de Blancs américains refusent désormais


le grand récit national d’une nation blanche qui aurait
fait la paix avec son passé », soulignez-vous. Ce contre-
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discours peut-il être efficace pour réduire la portée de


celui des suprémacistes blancs ?
Oui, bien sûr et heureusement. D’ailleurs, ce contre-discours
Le trumpisme a séduit des membres de minorités, a toujours existé. La suprématie blanche a été contestée dès
notamment hispaniques. la naissance de l’Etat, par les abolitionnistes, par des mouve-
ments comme celui des Quakers, un groupe religieux très
Chercheur à l’université de Columbia, le sociologue Musa égalitariste, et y compris par des ministres. Les Etats-Unis ne
Al-Gharbi défend une thèse étonnante, développée dans une sont pas comparables à l’Afrique du Sud de l’apartheid.
tribune publiée par Le Monde le 6 janvier : Donald Trump a Le combat des progressistes a en permanence mis en jeu la
séduit de nombreuses minorités lors des derniers scrutins et conception dominante.
si Joe Biden a gagné la présidentielle du 3 novembre, c’est
parce que de nombreux électeurs républicains blancs se sont
détournés de leur candidat en raison de sa politique raciste Vous exhortez les plus audacieux des élus à « expliquer
pour se rallier à lui. Selon le sociologue, Donald Trump « n’a que reconnaître la singularité des torts faits aux Noirs,
pas obtenu un pourcentage extraordinaire du vote blanc » aux nations indiennes et aux Hispaniques relève du
qui, depuis 1972, est majoritairement porté sur le prétendant
républicain. Musa Al-Gharbi explique cette contre- devoir civique et du principe de justice dont nul ne sort
performance par la rhétorique raciste du président sortant. lésé ». Joe Biden peut-il être porteur de ce message ?
En revanche, dans tous les sous-groupes de la communauté Non. Je ne crois pas que Joe Biden soit l’homme de cet enjeu
hispanique et dans tous ceux de la communauté asiatique, considérable pour la simple et bonne raison qu’être Blanc aux
hormis les Nippo-Américains, c’est le vote pro-Trump qui
fut prédominant. Etats-Unis est un privilège mais aussi un fardeau, comme l’ont
analysé un certain nombre de militants et d’intellectuels.

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Lors de la prise d’assaut du Capitole, un membre du groupe d’extrême droite des Proud Boys que Donald Trump
avait appelés à se tenir prêt.

En réalité, pour remettre en cause l’idéologie de la supréma- Black Lives Matter est un excellent exemple de ces alliances
tie blanche, il faudrait pouvoir créer une très grande coalition transgroupes. Ce mouvement a montré que réformer la police
de Blancs, de Noirs, d’immigrés, de travailleurs qui trouvent ou les prisons est tout aussi important pour les Blancs que pour
dans une espèce de solidarité de classe les ressources pour les Noirs parce que beaucoup de Blancs sont aussi tués par des
dépasser l’idée que si les Noirs obtiennent un peu, alors les policiers. L’engagement contre le dérèglement climatique fait
Blancs perdent. Les Blancs ne naissent pas racistes. Ce sont également partie de ces luttes sociales qui dépassent les
les institutions qui leur font croire qu’il y a un avantage à être groupes raciaux parce que les déchets sont systématiquement
Blanc en leur donnant un petit ascendant sur les Noirs. Il concentrés dans les quartiers des communautés les plus
faudrait créer un vaste mouvement social interracial qui pauvres. Il ne s’agit pas de parler d’universalisme et d’oublier
montre que les luttes collectives profitent à tous, quelle que la discrimination raciale. Il s’agit de dire que la discrimination
soit sa race. Des mouvements comme cela existent dans raciale doit être combattue pour que le peuple ensemble
certaines régions. Je pense notamment au mouvement du puisse s’entraider à défendre ses droits. Un seul exemple :
Lundi moral du pasteur William Barber en Caroline du Nord l’assurance santé universelle donnerait
qui remet en cause le modèle néolibéral. Joe Biden n’est pas enfin une peu de bien-être et de protection
tout à fait l’homme de la révolution sociale. Je ne pense pas aux Noirs, aux Hispaniques et aux immi-
que ce soit lui qui ait ce pouvoir-là. Gageons que le peuple, grés, mais aussi aux Blancs. V
lui, saura répondre à ce défi.

On a vu davantage de Blancs participer aux (1) Pauvre petit Blanc,


manifestations de Black Lives Matter. Y voyez-vous par Sylvie Laurent, éd. de la Maison
l’indice d’un changement dans ce sens ? des sciences de l’homme, 320 p.

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