Vous êtes sur la page 1sur 10

PROMENADES DANS L’ENTRE DEUX MORTS

Entretien avec Alain Grosrichard

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2015/3 N° 91 | pages 127 à 135


ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040916
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2015-3-page-127.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


Distribution électronique Cairn.info pour L'École de la Cause freudienne.
© L'École de la Cause freudienne. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


cause 91V5_70 19/10/15 17:51 Page127

CLINIQUE D’UN CORPS PARLANT :


JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Un savoir singulier de « faire converger le symptôme et l’escabeau…
Nous avons plutôt à en prendre de la graine ».
Jacques-Alain Miller

PROMENADES DANS L’ENTRE DEUX MORTS


Entretien avec Alain Grosrichard
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


La Cause du désir — Alain Grosrichard, que dire de Rousseau et de ses événements de corps ?

Alain Grosrichard — Ils sont nombreux. L’un a fait date puisqu’il marque son entrée
fracassante dans la carrière d’auteur. Comme il le dira lui-même dans ses Dialogues, symp-
tomatiquement intitulés Rousseau juge de Jean-Jacques, il a coupé sa vie en deux parties qui
semblent appartenir à deux individus différents, dont l’un est mort au moment où l’autre
naissait à l’existence. C’est le 9 octobre 1749 que survint l’événement, alors qu’il est en
train de marcher sur la route de Vincennes pour aller embrasser son cher ami Diderot,
emprisonné dans le fameux donjon, suite à la publication de sa Lettre sur les aveugles. Il
marchait : le détail est important, car chez lui, le corps, ce qu’il appelle sa « machine
ambulante », a toujours été déterminant pour la marche de sa pensée, laquelle continue
sa marche la nuit, quand il est dans son lit : « Je n’ai jamais pu rien faire la plume à la
main vis-à-vis d’une table et de mon papier ; c’est à la promenade au milieu des rochers
et des bois ; c’est la nuit dans mon lit et durant mes insomnies que j’écris dans mon
cerveau », affirme-t-il au livre III de ses Confessions.

LCD — L’acte physique d’écrire, comment se passait-il ?

Alain Grosrichard est membre de l’École de la Cause freudienne et Professeur honoraire à l’université de Genève. Il a
récemment publié, en collaboration avec François Jacob, une importante édition critique des Rêveries du promeneur
solitaire de Rousseau (Classiques Garnier, 2014).

La Cause du désir no 91 127


cause 91V5_70 19/10/15 17:51 Page128

Clinique d’un corps parlant : Jean-Jacques Rousseau

A. G. — Cela n’allait pas tout seul. Il lui fallait en effet déchiffrer ce qui était écrit dans
son cerveau, et le mettre sur papier. « De là vient l’extrême difficulté que je trouve à
écrire. Mes manuscrits raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils
m’ont coûtée. » Mais revenons à ce fameux 9 octobre. En marchant, donc, il feuillette
Le Mercure de France, un magazine dans lequel étaient publiées des nouvelles littéraires
de l’époque, et soudain il tombe sur une question mise au concours par l’Académie de
Dijon : le progrès des sciences et des arts, depuis la Renaissance, a-t-il contribué à épurer
ou à corrompre les mœurs ?

LCD — Question que l’on pose encore aujourd’hui.

A. G. — Elle l’amenait en effet à s’interroger sur le malaise dans cette civilisation des
« Lumières », dont nous n’avons pas cessé de nous réclamer. Or que se passe-t-il soudain,
quand il tombe sur cette question ? « À l’instant de cette lecture, je vis un autre univers
et je devins un autre homme », raconte-t-il en se souvenant qu’il s’est senti saisi d’un
éblouissement affectant tout son corps, au point qu’il s’effondra au pied d’un arbre sur
le bord de la route, pour ne reprendre conscience qu’une demi-heure plus tard, et se
découvrir inondé de larmes. On a là quelque chose de tout à fait semblable à un de ces
moments de crise tels que les décrivent les médecins de l’époque. Lisez là-dessus par
exemple le long article de Bordeu, le médecin que Diderot fait figurer dans Le Rêve de
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


d’Alembert. Une crise, dans la tradition de la médecine héritée d’Hippocrate et de Galien,
c’était un jugement de la nature qui déterminait l’issue, heureuse ou non, d’une maladie.
Et ce moment de crise se reconnaissait à une évacuation d’ « humeurs », appelée « excré-
tion critique » : sueur, larmes, sang, sperme…

LCD — C’est donc la question de l’Autre qui provoque ce moment de crise.

A. G. — Oui. Mais c’est son corps qu’elle affecte d’abord, comme en témoigne le récit
qu’il fait de cet événement de corps dans une de ses quatre admirables Lettres à Malesherbes,
datée du 12 janvier 1762. Lorsqu’il revient à lui, devenu un autre homme, il découvre
qu’il a la réponse à la question, qu’il s’empresse de griffonner sur un papier, car il se
balade toujours avec un crayon dans sa poche, au cas où une idée lui viendrait. Et cette
réponse, elle lui est apportée par une voix qu’il entend résonner dans sa tête – la voix d’un
vertueux consul romain de l’époque républicaine, le nommé Fabricius, supposé renaître
deux siècles plus tard, à l’époque de Néron, et s’indignant de la corruption des mœurs
de ses concitoyens. Ce qui évidemment fait date dans la crise qu’est cet événement de
corps, c’est qu’il s’agit du même coup pour lui d’un événement de discours qui,
comme les larmes inondant le devant de sa veste, peut être qualifié d’« excrétion critique ».
C’est en effet la réponse donnée par cette voix critique de « père la vertu » qui, une fois
retranscrite sur le papier, constituera la célèbre « prosopopée de Fabricius », dont il fera
le cœur de son futur Discours sur les sciences et les arts. Et c’est grâce à ce Discours, dans
lequel il ose répondre « non » à la question posée par ces représentants des Lumières que

128
cause 91V5_70 19/10/15 17:51 Page129

Entretien avec Alain Grosrichard, Promenades dans l’entre deux morts

se flattaient d’être ces Messieurs de l’Académie de Dijon, que l’obscur Jean-Jacques va


soudain se faire un nom de son patronyme. Car des Rousseau, il y en avait évidemment
des tas, y compris un célèbre : Jean-Baptiste Rousseau, le grand poète de l’époque. Désor-
mais, le grand Rousseau, ce sera lui : Rousseau, citoyen de Genève.

LCD — Mais cette voix de « père la vertu », d’où lui venait-elle ?

A. G. — On pourrait se contenter de dire : de Plutarque, dont il avait dévoré à sept ans


les Vies des hommes illustres. Mais cette voix-là, c’était aussi celle de son vertueux citoyen
de père, telle du moins qu’il nous la restitue au tout début de ses Confessions. « J’étais né
presque mourant », écrit-il, en raison d’une malformation de l’appareil génito-urinaire,
qui ne cessera plus de lui faire souffrir le martyre durant le reste de sa vie. Mais en plus
d’être né mourant, il était né avec un meurtre sur la conscience : « Je coûtai la vie à ma
mère, ajoute-t-il en effet, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » Premier
malheur qui fait aussi celui de son malheureux père car, en naissant, son fils le prive de
sa tendre épouse. D’où cette scène originaire, reconstituée après coup dans ces quelques
lignes étonnantes : « Je n’ai pas su comment mon père supporta cette perte ; mais je sais
qu’il ne s’en consola jamais. Il croyait la revoir en moi, sans pouvoir oublier que je la lui
avais ôtée ; jamais il ne m’embrassa que je ne sentisse à ses soupirs, à ses convulsives
étreintes, qu’un regret amer se mêlait à ses caresses : elles n’en étaient que plus tendres.
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


[...] “Ah ! disait-il en gémissant ; rends-la-moi, console-moi d’elle, remplis le vide qu’elle
a laissé dans mon âme. T’aimerais-je ainsi si tu n’étais que mon fils ?” » Au départ, il y a
donc une sorte de double impératif contradictoire. Le père, citoyen de Genève, dit à son
fils : sois un citoyen romain, digne de ton père, mais en même temps, pour me payer ta dette,
sois la femme que tu m’as volée. Rien de tel, avouons-le, pour vous fabriquer un sujet
divisé, ou du moins clivé entre deux « moi » inconciliables. Rousseau reconnaît lui-même,
un peu plus loin, qu’il a toujours vécu en contradiction avec lui-même. Son œuvre est
une sorte de déploiement de tentatives pour répondre à cet impératif contradictoire, une
manière de faire avec son symptôme. On perçoit très nettement des moments de bascule
où il penche du côté femme et puis, brusquement, une crise d’identité le fait rebasculer
du côté homme, et ainsi de suite, jusqu’au moment où il semble choisir de basculer défi-
nitivement du côté « femme ».
En juin 1762, contraint de quitter la France en catastrophe après le décret de « prise
de corps » lancé contre lui par le Parlement de Paris suite à la publication de l’Émile, et
rejeté tout aussi cruellement par Genève, il trouve refuge à Môtiers, un trou perdu dans
les montagnes du Jura. Là il décide de s’habiller en Arménien. Il se commande une longue
robe, des babouches et se balade ainsi vêtu dans la campagne. Mais cette robe d’Arménien,
censée lui permettre de pisser plus commodément qu’une culotte à déboutonner, est aussi
un moyen de se féminiser. Lui-même confie à une vieille amie, dans une lettre datée du
4 septembre 1762 : « Me voilà plus d’à moitié femme ; que ne l’ai-je toujours été !
Madame, j’ai tâché de ne pas déshonorer mon sexe ; j’espère de n’être pas rebuté du vôtre. »

129
cause 91V5_70 19/10/15 17:51 Page130

Clinique d’un corps parlant : Jean-Jacques Rousseau

LCD — En dehors de ce qui lui est arrivé, ce 9 octobre 1749, y a-t-il eu d’autres événe-
ments de corps ayant compté pour lui ?

A. G. — Oui, des quantités. Si j’ai choisi celui-là, c’est parce qu’il en fait après coup un
événement traumatique, origine de la chaîne de malheurs qui s’abattront sur lui. Devenu
auteur, l’homme qu’il était est mort et a été remplacé par un autre aux yeux du public, dans
l’image monstrueusement défigurée dans laquelle il se reconnaîtra de moins en moins.
Mais parmi les événements de corps qui ont décidé de lui, on pourrait évidemment citer
la fameuse fessée, reçue à dix ans de la main de cette chère Mademoiselle Lambercier,
sœur d’un brave pasteur, chez qui le petit Jean-Jacques avait été mis en pension. Un jour
qu’il avait fait une petite erreur, peut-être en récitant son catéchisme, elle lui donne une
fessée. Et là, de manière totalement imprévisible, une jouissance délicieuse l’envahit, dont
il est absolument incapable d’expliquer le pourquoi. Elle s’impose à lui comme un réel et
bien sûr, il n’a qu’un seul désir : que cette jouissance se répète. Mais comment faire ?
Commettre une nouvelle faute pour jouir à nouveau, c’est aussi risquer de ne plus se faire
aimer de celle qu’il aime « comme une mère et peut-être plus ». D’où cette alternative, qui
ne cessera pas de le tourmenter dans son rapport avec les femmes : ou je jouis, mais je perds
leur amour, ou je me fais aimer, mais je renonce à jouir. La seule fois où il a pu retrouver
cette jouissance à se faire fesser, c’est avec une petite camarade, qui accepta quelque temps
de jouer le rôle de « maîtresse d’école », avant de finir par s’en lasser. Il a encore essayé un
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


peu plus tard, à seize ans, lors d’un séjour à Turin, où on l’avait envoyé se faire convertir
au catholicisme. Là, brûlant de désir sans objet, l’idée lui vient de se cacher derrière une
petite haie, près d’un puits où de jeunes fermières venaient puiser de l’eau. Il prépare une
sorte d’embuscade et quand il voit une fille approcher, il se tourne, baisse sa culotte et
exhibe, « non pas l’objet obscène, [mais] l’objet ridicule ». Mais il rate complètement son
coup, les filles le dénoncent, et il manque de se faire châtrer par un terrible « homme au
sabre » accompagné de vieilles brandissant des manches à balai. Il en tirera les consé-
quences. Jouir dans le réel s’avérant impossible, il jouira donc à sa manière, c’est-à-dire
dans le fantasme, avec des êtres de fiction forgés selon son cœur...

LCD — Dans votre communication au congrès de Genève1 au mois de mai dernier, vous
nous avez parlé aussi d’un autre événement de corps provoqué par un énorme chien sur
le chemin de Ménilmontant...

A. G. — En effet, l’accident eut lieu le 26 octobre 1776, à un moment où Rousseau,


parvenu presque au bout de son rouleau, comme dirait Jacques le fataliste, était convaincu
d’être victime d’un complot ourdi par ses anciens amis encyclopédistes, dont le but était
de le défigurer à jamais, lui et son œuvre, aux yeux non seulement de ses contemporains
mais des générations futures. C’est dans Les Rêveries du promeneur solitaire, le tout dernier

1. Grosrichard A., « Jean-Jacques, entre deux morts », exposé au Congrès de la New lacanian school à Genève, les 9 et
10 mai 2015, à écouter sur radiolacan.com

130
cause 91V5_70 19/10/15 17:51 Page131

Entretien avec Alain Grosrichard, Promenades dans l’entre deux morts

de ses écrits, retrouvé dans ses papiers au lendemain de sa mort, qu’il raconte comment l’ac-
cident s’est produit et ce qui s’ensuivit. Plus précisément dans la deuxième « Promenade »,
puisque c’est ainsi qu’il intitule les courts chapitres qui composent ce recueil. Il compte en
effet dix Promenades, la dixième étant restée inachevée, comme suspendue sur l’évocation
d’une dette qui lui resterait à payer à l’égard de celle qu’il a aimée depuis le premier jour
de leur rencontre, le dimanche des Rameaux 1728, cette inoubliable Madame de Warens,
qu’il appelait maman. Dans la deuxième de ces « Promenades », il évoque une promenade.
Notez que le sens métaphorique correspond ici au sens propre, car qu’est-ce qu’une prome-
nade, sinon une marche pas à pas et d’idée en idée, dont le point d’arrivée rejoint le point
de départ ? Dans les deux cas, le départ est généralement déclenché par une rencontre, de
l’ordre de la tuché. Il en allait ainsi de la rencontre, sur la route de Vincennes, de la ques-
tion à laquelle le marcheur s’est senti sommé de répondre. C’est la question de l’Autre, ce
Che vuoi ? dont Lacan dit, dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », que le sujet
est amené à se la reformuler dans le sens d’un Que me veut-il ? Que me veut-il, ce père mort
hainamouré de moi ? Que je sois un vrai citoyen romain, se répond Rousseau, en emprun-
tant la voix de Fabricius pour admonester ses contemporains corrompus. Et c’est pour avoir
osé l’être, envers et contre tous, qu’il se retrouve, à l’époque où il compose ses Rêveries,
absolument tout seul sur la terre, « n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que
[lui]-même », puisque lui, pourtant « le plus sociable et le plus aimant des humains en a
été proscrit par un accord unanime », comme il l’écrit au début de la première « Prome-
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


nade ». Mais avec une dernière question dont il n’a toujours pas la réponse : « Que suis-je
moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. » Et chacune de ses dix « Promenades » consti-
tuera une étape dans cette recherche, qu’il effectue en se promenant et en laissant promener
librement sa pensée, ses idées s’associant au gré de sa marche, et le reconduisant à sa ques-
tion de départ. Non sans avoir acquis, en cours de route, quelques éléments de réponse, grif-
fonnés sur le dos de cartes à jouer dépareillées.

LCD — Il aimait jouer aux cartes ?

A. G. — Non. Il était très fort aux échecs, et mettait Diderot mat plus souvent qu’à son
tour, mais il ne fréquentait pas les tripots. Ce qui ne l’empêchait pas de jouer son jeu tout
seul avec ses cartes. Un jeu de qui perd gagne, si l’on veut.

LCD — ou de bridge analytique...

A. G. — Pourquoi pas ? On pourrait montrer qu’il occupa la place d’un objet a pour son
siècle. En tout cas, si la promenade qu’il évoque dans sa deuxième « Promenade » a parti-
culièrement retenu mon attention, c’est parce qu’elle va lui permettre, en quelque sorte,
d’abattre un « atout maître » dans la partie inégale et angoissante qu’il joue, depuis des
années, contre ses tout-puissants persécuteurs. Le 26 octobre 1776, donc, il a quitté son
modeste logis parisien pour aller faire un long tour sur les hauteurs de Ménilmontant.
En redescendant, toujours plongé dans sa rêverie, voilà que tout à coup débouche en

131
cause 91V5_70 19/10/15 17:51 Page132

Clinique d’un corps parlant : Jean-Jacques Rousseau

face de lui un carrosse précédé d’un énorme chien danois qu’il aperçoit au dernier
moment. Il ne peut éviter le choc et, sa tête ayant heurté durement le pavé, il perd
conscience. Lorsqu’il revient à lui, tout se passe comme si son corps n’était plus le sien,
ou plutôt se confondait avec l’espace environnant. « Sentiment délicieux », écrit-il, que lui
procure cet événement de corps, en quelque sorte négatif, puisque ce qui fait événement,
c’est justement le sentiment de n’avoir plus de corps. Complètement amoché, et pour
ainsi dire quasi-mort, comme il l’avait été le jour de sa naissance : « Je naissais en cet
instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets
que j’apercevais. Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien ; je n’avais
nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ;
je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je
voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que
ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant
auquel chaque fois que je me le rappelle je ne trouve rien de comparable dans toute l’ac-
tivité des plaisirs connus. » Jouissance, donc, d’un pur sentiment de l’existence, pas même
réduit à un « je pense, j’existe ». À la limite, ça serait un « je sens », mais sans sujet à la
première personne capable d’énoncer « je ».
Mais peu à peu, ce corps se reconstitue. Le vieillard mort-vivant se le réapproprie, le
situe dans l’espace, et il finit par se relever pour reprendre le chemin qui le reconduit chez
lui, comme si de rien n’était. Ce n’est qu’en ouvrant sa porte, et en entendant sa femme
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


pousser des cris d’horreur en le voyant, qu’il se rend compte qu’il est monstrueusement
défiguré. En se regardant dans un miroir, lui-même a peine à se reconnaître dans cet autre
lui-même. Il lui faudra quelques semaines pour retrouver figure humaine, et se trouver en
état de reprendre ses promenades. Ce qu’il fait, le cœur serré d’angoisse à l’idée de rencon-
trer à nouveau les regards des Parisiens qui l’observent, qui l’épient et dont il tente en
vain, depuis des années, d’interpréter la signification. Mais à présent, ils lui paraissent
signifier quelque chose de nouveau. Que me veulent-ils, à me regarder comme ça ?
Et peu à peu, il découvre que l’histoire de son accident a couru dans Paris et qu’elle
a été, à dessein, systématiquement défigurée. Comme si, parallèlement à sa défiguration
physique, s’était élaborée une défiguration systématique, laquelle ne faisait que prolonger
celle qui s’était répandue dans le public dès qu’il avait commencé à écrire des livres.
Jusqu’au jour où, passant par les Tuileries, il s’aperçoit que décidément, les gens le regar-
dent d’un air plus énigmatique encore que d’habitude, en ouvrant de grands yeux. Tout
s’explique soudain lorsqu’il apprend enfin qu’un journal, le Courrier d’Avignon, vient
d’annoncer sa mort des suites de son accident. Personne n’en doute. Même à Versailles,
dans l’entourage du roi, on ne parle que de ça. Et d’ailleurs, la preuve qu’il est bien mort,
c’est que ses persécuteurs viennent d’ouvrir une souscription pour la publication de ses
œuvres complètes, évidemment revues et corrigées par leur soin dans le but de le faire
passer pour un monstre de scélératesse aux yeux des générations futures. Or, quelle est
sa réaction ? Loin de protester, et démentir cette fausse nouvelle, il en prend son parti,
et entérine le discours de l’Autre : puisqu’on dit que je suis mort, dont acte : je suis mort, et
je me regarderai désormais comme tel.

132
cause 91V5_70 19/10/15 17:51 Page133

Entretien avec Alain Grosrichard, Promenades dans l’entre deux morts

LCD — On est très près de ce que décrit le président Schreber dans ses Mémoires.

A. G. — En effet. Schreber, lui aussi, apprendra par le journal qu’il vient de mourir. Et,
comme Rousseau, la nouvelle de sa mort aura pour effet de lui rendre une sorte de séré-
nité, de le libérer de son angoisse. C’est ce qui me permet de dire que les Rêveries, qui
seront publiées quatre ans après sa mort, sont en fait un texte doublement posthume,
puisqu’il était déjà posthume du vivant de son auteur. Il écrit ces Rêveries, non plus pour
essayer de se justifier devant l’opinion publique, comme il l’avait fait dans les Confes-
sions, puis dans les Dialogues, mais pour lui seul, pour perpétuer la jouissance qu’il prend
à les écrire : « Chaque fois que je les relirai m’en rendra la jouissance. » Et peu lui importe
désormais que ses persécuteurs s’emparent plus tard de son texte : « Qu’on épie ce que
je fais, qu’on s’inquiète de ces feuilles, qu’on s’en empare, qu’on les supprime, qu’on les
falsifie, tout cela m’est égal désormais. » C’est cela qui constitue la profonde originalité
de cette écriture. Jusque-là, il avait espéré qu’après sa mort ses livres témoigneraient de
son innocence, malgré les diaboliques efforts de ses persécuteurs pour lui infliger une
mort éternelle, symbolique celle-là, en diffusant sous le nom de Rousseau l’image du
pire méchant que la terre ait jamais porté.

LCD — Une deuxième mort ?


© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


A. G. — Comparable à celle que l’infâme Saint-Fons inflige à ses victimes, dans la Juliette
du marquis de Sade. Il est tellement désespéré de savoir que les victimes, une fois mortes
au terme d’une interminable agonie, risquent de jouir dans l’au-delà de l’éternelle féli-
cité promise aux justes persécutés, qu’il préfère céder sur les principes de sa philosophie
matérialiste athée plutôt que sur son désir de continuer à les faire souffrir. Aussi, en guise
d’extrême-onction, leur fait-il signer un billet avec ce qui reste de leur propre sang, par
lequel elles s’engagent à livrer leur âme au diable. Lequel, à en croire la « canaille
tonsurée », se fera un malin plaisir de prendre le relais, et d’éterniser leur souffrance.
Mutatis mutandis, c’est le même désir d’éterniser les souffrances de leur victime qui anime
les persécuteurs de cette Justine avant la lettre qu’est Rousseau, lorsqu’ils s’évertuent à
défigurer ses écrits, afin de faire passer leur auteur pour tout autre qu’il n’était en réalité.
L’enfer en perspective, pour lui, c’était cette foule innombrable de lecteurs, qui ne cesse-
rait pas de le maudire dans les siècles des siècles.

LCD — Il suscitait effectivement une telle haine à son égard ?

A. G. — Non, bien sûr. Certes, ni les dévots, ni ses anciens amis les philosophes, à
commencer par Diderot, ne l’ont ménagé. Mais de là à s’imaginer victime d’un complot
universel ourdi contre lui par l’Europe entière, il y avait un pas que ce « paranoïaque de
génie », comme le qualifiait Lacan, a su franchir d’admirable manière dans ses Rêveries. En
apprenant qu’il était mort et que ses ennemis s’apprêtaient à publier sous son nom des
écrits falsifiés, il aurait pu désespérer de la Providence. Cela avait été le cas, un court

133
cause 91V5_70 19/10/15 17:51 Page134

Clinique d’un corps parlant : Jean-Jacques Rousseau

moment, lorsque l’idée lui était venue d’aller déposer le manuscrit de ses Dialogues sur le
grand autel de Notre-Dame, afin qu’il tombe sous les yeux du roi, représentant du souve-
rain Juge ici-bas. Mais le 26 février 1776, date qu’il avait choisie pour effectuer ce dépôt
sacré, il s’aperçoit, en s’avançant vers l’autel, qu’une grille, ordinairement ouverte, lui en
interdit l’accès. « Au moment où j’aperçus cette grille, je fus saisi d’un vertige comme un
homme qui tombe en apoplexie, et ce vertige fut suivi d’un bouleversement dans tout
mon être, tel que je ne me souviens pas d’en avoir éprouvé un pareil. [...] D’autant plus
frappé de cet obstacle imprévu que je n’avais dit mon projet à personne, je crus, dans mon
premier transport, voir concourir le ciel même à l’œuvre d’iniquité des hommes. »
Quoi ? Dieu lui-même serait dans le complot ? Il en serait même le diabolique cerveau ?
Comparé à un tel Être suprême en méchanceté, le Malin Génie de Descartes est un ange
de bonté. Mais il abandonnera vite cette hypothèse délirante pour se remettre à espérer
que Dieu ne permettra pas que sa mémoire soit à jamais défigurée. L’annonce de sa
propre mort, accompagnée de la certitude que ses ennemis réaliseront leur infernal projet
auraient pu faire ressurgir dans son délire cette figure d’un Dieu suprêmement méchant,
jouissant de s’acharner, avec la complicité du genre humain tout entier, sur le dernier des
justes qu’était ce pauvre Job au bout de son rouleau. Pas du tout. Dans cet « entre-deux
morts » où il se trouve à l’heure où il entreprend d’écrire ses Rêveries, il jouit tranquille-
ment du sentiment de son existence, tout seul avec lui-même, en se sachant définitive-
ment hors de portée de ses persécuteurs : « Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


plus m’y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde,
et m’y voilà tranquille au fond de l’abyme, pauvre mortel infortuné, mais impassible
comme Dieu même. »

LCD — Impassible comme Dieu même, dans cet « entre-deux-morts » ?

A. G. — Oui, quelque étrange que cela paraisse. Car quand on a le malheur de se trouver
coincé dans cet entre-deux-là, on devrait n’avoir qu’un seul désir : en sortir au plus vite,
comme le fait Antigone. Enfermée vive à l’intérieur de son tombeau, elle s’empresse de
s’y pendre, anticipant ainsi la seconde mort libératrice qui lui ouvre les portes de l’Hadès
où l’attend l’ombre de son père. Lui non. En chrétien convaincu, ce vieillard mort-vivant
se refuse le suicide, et, en attendant que Dieu décide enfin de lui ouvrir le séjour des
bienheureux, il continue de se promener en rêvant. Malgré l’usure des ans, sa machine
ambulante reste en effet en parfait état de marche. Jusqu’au jour où, le 2 juillet 1778...

LCD — Il finit par « claquer du bec ».

A. G. — À Ermenonville, oui, où le marquis de Girardin lui avait offert l’asile d’un


modeste logis, à l’orée du fameux parc paysager qui faisait sa fierté.

LCD — Et il meurt comment ?

134
cause 91V5_70 19/10/15 17:51 Page135

Entretien avec Alain Grosrichard, Promenades dans l’entre deux morts

A. G. — Pour l’opinion, cet être unique ne pouvait pas faire un mort banal. Aussi les
bruits les plus divers ont-ils aussitôt couru Paris sur les circonstances de sa mort. Pour les
uns, il se serait suicidé en s’empoisonnant avec une décoction de cigüe, pour d’autres, il
aurait été froidement assassiné par la Thérèse, sa bien-aimée épouse analphabète qui
aurait supprimé son grand homme de mari, afin de faire main basse sur ses manuscrits
dans l’intention de les vendre à prix d’or au mieux offrant, et de mener la belle vie avec
un palefrenier anglais au service du marquis.
Mais le fait est là, confirmé par le rapport d’autopsie : le « philosophe de la nature »,
fidèle à ses principes jusqu’à son dernier souffle, a rendu l’âme de façon parfaitement
naturelle, foudroyé par une crise d’apoplexie au retour de la promenade quotidienne
qu’il venait de faire dans le parc. On imagine la déception de ce pauvre marquis. Sorti
de l’enfer qu’était devenu à ses yeux le Paris des Lumières, son hôte illustre ne s’était-il
pas cru comme transporté en paradis en découvrant son parc ? Et voilà que patatras : au
moment où il commençait à peine à en savourer les délices, libre enfin de se promener
dans le sein de cette Nature, recréée à grand frais sur le modèle de l’Élysée de sa Julie, avec
lac de Genève ou de Bienne en miniature pour parfaire l’illusion – la mort l’en arrachait
sans crier gare ! Mais qu’à cela ne tienne. Afin que son ombre chère, à défaut de sa
présence réelle, continue à hanter les lieux, le marquis décida de l’inhumer dans son parc.
Où ça précisément ? Une petite île plantée de peupliers, sise à un bout du lac, était
évidemment l’endroit rêvé. Aussi, dans la nuit du 4 juillet, embarqua-t-on le défunt pour
© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)

© L'École de la Cause freudienne | Téléchargé le 27/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 58.247.22.211)


une ultime promenade, celle-là sans retour, jusqu’à l’île en question. Le promeneur soli-
taire y reposerait en paix, bienheureux Robinson pour l’éternité.
C’était évidemment compter sans la foule de pèlerins qui, avides de rendre un culte
au « maître des âmes sensibles », accourrait bientôt de toute l’Europe. Mais le marquis
s’y attendait. Redoutant que les ragots concernant les circonstances de la mort de son hôte
illustre ne nuise à la réputation de son jardin d’Eden, il avait concocté un récit édifiant
des dernières heures du philosophe, qu’il avait fait apprendre à Thérèse en l’invitant à le
débiter devant les visiteurs éplorés qui ne manqueraient pas de l’interroger. Elle tint
parfaitement son rôle, et, dans sa bouche, les ultima verba prêtés à l’illustre mourant
n’avaient rien à envier à ceux lâchés par le divin Socrate dans Phédon…

LCD — Rousseau est mort sans dire un mot, vraiment ?

A. G. — Si. D’après Lebesgue de Presle, son médecin traitant, il se serait effondré sur une
chaise et aurait murmuré à l’oreille de sa femme : « Ouvre-moi donc la fenêtre, on étouffe
là-dedans », ou quelque chose comme ça. Revue et corrigée par Girardin, la scène,
devenue légendaire, sera bientôt immortalisée par Moreau le jeune, dessinateur de
l’époque, qui en a fait une gravure, Les dernières paroles de J.-J. Rousseau. On y voit Rous-
seau, assis sur un fauteuil montrant du geste la fenêtre que Thérèse est en train d’ouvrir,
et derrière, les arbres, la nature. Les rayons de soleil viennent lui inonder le visage et il
dit ces paroles. C’est cette version qui a circulé et donne sens à la mort de Rousseau,
malgré les autres versions, du suicide, de l’empoisonnement.

135

Vous aimerez peut-être aussi