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Montage

créatif et processus
esthétique d’Eisenstein
Champs visuels

Collection dirigée par Pierre-Jean Benghozi,

Raphaëlle Moine, Bruno Péquignot et Guillaume Soulez

Une collection d'ouvrages qui traitent de façon interdisciplinaire des images, peinture, photographie,
B.D., télévision, cinéma (acteurs, auteurs, marché, metteurs en scène, thèmes, techniques, publics etc.).
Cette collection est ouverte à toutes les démarches théoriques et méthodologiques appliquées aux
questions spécifiques des usages esthétiques et sociaux des techniques de l'image fixe ou animée, sans
craindre la confrontation des idées, mais aussi sans dogmatisme.

Dernières parutions

Lydie DECOBERT, L’Escalier dans le cinéma d’Alfred Hitchcock Une dynamique de l’effroi, 2008.

Alexandre TYLSKI (sous la dir.), Les cinéastes et leurs génériques, 2008.

René GARDIES (Sous la dir.), Cinéma et voyage, 2007.

Albert MONTAGNE, Histoire juridique des interdits cinématographiques en France, 2007.

Trudy BOLTER (dir.), Cinéma anglophone : la politique éclatée, 2007.

Lydia MARTIN, Les adaptations à l’écran de romans Jane Austen : esthétique et idéologie, 2007.

René PREDAL, Ciméma sous influence, 2007.

Noël BURCH (textes réunis et présentés par), Revoir Hollywood, 2007.

Almut STEINLEIN, Une esthétique de l’authentique : les films de la Nouvelle Vague, 2007.

Steven BERNAS, L’impouvoir de l’auteur(e), 2007.

Anna Maria KRAJEWSKA, Des visages de l’amour à à travers la série télévisée Ally McBeal, 2006.

Andrea SEMPRINI, Analyser la communication II, 2006.

Cyrille ROLLET, La circulation culturelle d’un sitcom américain. Voyage au cœur de Growing Pains. Tome
2, 2006.

Cyrille ROLLET, Physiologie d’un sitcom américain. Voyage au cœur de Growing Pains. Tome 1, 2006.
Steven BERNAS

Montage créatif et processus


esthétique d’Eisenstein
suivi de

« Montage 38 » d’Eisenstein

traduction de Bernadette Ducrest

L’Harmattan
© L’Harmattan, 2008

5–7, rue de I’Ecole polytechnique ; 75005 Paris

www.librairieharmattan.com

diffusion.harmattan@wanadoo.fr

harmattan 1 @wanadoo.fr

ISBN: 978-2-296-05175-1

EAN: 9782296051751
To my mother and to my wife

Du même auteur

Les écrits mexicains d’Eisenstein, l’Harmattan, 2000

Archéologie et évolution de la notion d’auteur, l’Harmattan, 2001

L ’auteur au cinéma, l’Harmattan, 2002

L ’écrivain au cinéma, l’Harmattan, 2005

La croyance dans l’image, L’Harmattan, 2006

Les archaïsmes violents et l’image, L’Harmattan 2006

La chair à l’image, colloque, L’Harmattan 2006

L’impouvoir de l’auteur, l’Harmattan 2007


Table des matières

Introduction

Théorie et esthétique

1. Le conflit des Avant-Gardes et le montage


1.1. Le jargon de tartuffe contre les prolétaires de l’art

1.2. Lorsque l’hypermoralisme conduit à l’ignorance

1.3. Le dogmatisme rassure, mais il fige tout

1.4. La langue de bois et le montage

1.5. Le savoir mis à nu par Eisenstein

1.6. Expérimenter, expérimentation

1.7. Le montage : flux, branchement, fusion

1.8. Montage et enjeux théoriques eisensteiniens

1.9. « Montage 38 » et la notion d’auteur chez Eisenstein

1.10. Richesse des Avant-Gardes russes

1.11. Eisenstein dans les Avant-Gardes

1.12. Eisenstein politique

2. Lire l’esthétique théorique d’Eisenstein


2.1. Lire Eisenstein : quelques difficultés

2.2. Lire le non-formulé et lire entre les lignes

2.3. De l’usure du double concept : forme/contenu

2.4. Discours / formalisme / méthode formelle

2.5. L’unité : unité organique et corps filmique.

2.6. Représentation /signification/productivité

3. L’autonomie du processus esthétique


3.1. Esthétique de la théorie de la mort de l’art

3.2. L’esthétique du sensible Hegel/Eisenstein

3.3. L’idéologie comme contamination du non-art

3.4. La mort de l’art, un come-back

3.5. L’autonomie du processus esthétique

3.6. La fonction esthétique

3.7. Conclusions esthétiques provisoires

4. Montage et image
4.1. Penser l’imagerie du déjà produit

4.2. Fabuleux/fabuler

4.3. Le statut d’un écart

4.4. La novation du senti dans le pensé

5. « Montage 1938 » d’Eisenstein traduit par B. Ducrest


Notes de l’édition originale

Bibliographie
Introduction

Théorie et esthétique

L’esthétique n’est pas une problématique indépendante de l’art et d e la théorie. En Esthétique, la théorie
est le prod uit du mouvement de l’art et de la force de la vie. Elle s’incarne dans le don total du pensé.
Dès que l’art a radicalement changé, la théorie doit évoluer, rompre. La théorie ne se fige pas, sinon elle
meurt avec l’art qu’elle a programmé ou qui l’a produite. La théorie permet de révéler la vie à des artistes
qui veulent se sentir plus libres, plus aptes à produire les idées les plus épanouissantes de leur art. La
théorie n’est pas un savoir déclassé et dépassé, elle est branchée sur le nouveau, le non su, le récent, la
légèreté de l’être ou la matrice de la forme. La théorie incarne la vie pensante et trépidante du savoir à
une époque donnée, elle incarne une époque de la vie, sinon elle n’a pas d’objet. Confisquer la vie n’est
pas l’objet du savoir mais celui du pouvoir. Le pouvoir possède la puissance de corrompre le désir de
connaissance que pratiquent le savoir et l’art. Mais il n’en a besoin que lorsqu’il est faible théoriquement.
La théorie n’a de mort que d’elle-même. Comme la vie elle est périssable. Elle ne possède aucune
puissance d’éternité ni de tyrannie de l’abstraction. Les théoriciens pratiquent l’esthétique et les artistes
l’envisagent comme processus interactif de la connaissance en art entre savoir et pratique de la pensée
de l’art.

Lorsque la théorie est un lieu de mort, elle n’a d’autre objet que de therrorise selon la formule du critique
Serge Daney1. Ce néologisme therroriser vient de la combinaison entre terroriser et le mot théorie. Il
signifie dans quelle terreur notre époque tient la théorie. Lorsque l’usage du langage repose sur la
terreur mise en mots, il n’a pas d’autre fonction que de confisquer le sens critique et son héritage
révolutionnaire. Cet héritage permettait à tous d’avoir accès au savoir, au pouvoir de la raison et de la
sensation, au sens critique. Le discours des tyrans en herbe feint de croire au sens critique tout en
méprisant avec véhémence la moindre critique. Le tyran ordinaire, c’est moi, c’est vous, c’est nous,
lorsque nous voulons contrôler une once de la liberté d’autrui. Le pouvoir de l’ignorance gestionnaire sur
le savoir est presque une tragédie moderne de l’impuissance de l’innocence. Pour le tyran ordinaire,
l’autre est le terrain d’expérience de son petit pouvoir bureaucratique, verbal, de sa violence. L’autre est
notre victime favorite, usuelle, dont les blessures nous font rire tant notre bêtise envers les sachants est
grande depuis que le tyran parle en nous. La pédagogie dogmatique ne repose que sur du déjà dit, du
déjà pensé par d’autres, du récité comme une croyance imposée. La liberté de penser ne supporte pas le
prêt à apprendre et à rabâcher du catéchisme.

En rapport avec la création, Daney élabore l’idée que pour le créateur, l’œuvre est du déjà joui, du déjà
aimé. Elle est du déjà consommé, du déjà fabriqué, de l’achevé. Et il énonce l’idée que le spectateur ne
fait que remâcher un plaisir déjà éprouvé par l’artiste, selon la consistance de ce qui a été épuisé,
consumé, vidé et digéré au préalable. L’œuvre perd son statut de virginité, d’origine des émotions pures
et devient un produit qui se donne les apparences de la nouveauté dans la réception. Tandis que l’artiste
l’a déjà consommée à partir du déjà éprouvé, du déjà vécu dans une insomnie des émotions singulières
offertes au voyeur que nous sommes, nous ne consommons que le mastiqué que nous prenons pour du
nouveau. L’œuvre filmique, affirme Daney, est aussi cela, du déjà travaillé par d’autres et du déjà joui par
les artistes, avant que le critique et le spectateur n’entrent dans la salle. Inventer et créer relèvent de la
jouissance artistique du créateur du déjà initialisé et du déjà consommé. La jouissance du spectateur
vient après. Daney réfute l’impression de la page blanche, de l’idéologie de la spontanéité de la
construction de la réception, de l’impression de la première fois à la vue du film. Le regard des images
relève d’un travail, d’un préalable de l’art : le déjà éprouvé. La théorie n’est alors que la théorie de la
construction des émotions et des désirs fondamentaux. La théorie du montage chez Eisenstein fait partie
de ce flux de savoir sur le construire et le déconstuire des désirs initiaux qui fondent le regard et
l’entendre dans la continuité du récit filmique.

La théorie vient du désir de comprendre le monde de l’art fabriqué pour un public. La théorie meurt
lorsqu’elle évacue les interrogations fondamentales, lorsqu’elle nie la création, rejette les créateurs et
n’admet que les poncifs tendance. Elle n’épuise pas la vie de l’œuvre d’art mais la revivifie en restituant
les enjeux et les fastes d’un art qu’elle veut vivant. L’ignorance méprise la théorie comme compliquée,
inaccessible, parce qu’elle n’admet pas la complexité du vivant. La théorie n’est pas le produit à la mode
mais demeure liée au nouveau, au scandale, au souffre, au discours comme critique du monde tel qu’il
est.

La théorie critique, vide les abcès, défait les vieilles lunes des pensées dogmatiques. Il faut alors tout
massacrer : les patrons de service, les exploiteurs des idées neuves, les voleurs des trouvailles des autres,
les accusateurs de plagiat qui n’ont pas d’idées neuves, les chercheurs opportunistes et autres
récupérateurs de talents ou somnifères vivants. La théorie vide, érigée en dogme, provoque la nécrose
des plaies de la pensée et met l’art sur table de dissection. Vous y voyez vite l’art suppurer entre leurs
mains de tueurs. Vous voyez les artistes et les chercheurs vite transformés en paillasson du politique et
du discours jugé correct. Parfois, on exhibe l’artiste ou le penseur en souffre-douleur du pouvoir aveugle
ou bien on affirme que sa pensée est trop complexe. Parfois, on affirme que dans la modernité, il n’y a pas
de génie méconnu et blessé mais des incompétents. L’ignorance n’a pas de limite, lorsque l’égalitarisme
lui assigne des pouvoirs institutionnels. En ce sens l’égalitarisme est une forme de bêtise. Car qui pense
n’est pas égal à qui ne pense pas. Notre époque ne fait pas la différence et s’enfonce plus loin dans le
mépris actif du savoir.

Le conformisme pompier a hué, méprisé, sifflé les penseurs et les artistes de cette époque au vu de tous.
On arrive à huer le talent d’une jalousie certaine. On lui barre le chemin si cela nous est possible. Nous
affirmons même qu’il faut que les artistes payent doublement, pour leur talent et pour leur audace de
nous dire que l’on peut être en soi quelqu’un, plutôt que le relais possible de la tyrannie du pathologique
des politiques. C’est de cette tyrannie du névrotique dont le pouvoir s’abreuve pour nous désigner de
manière négative, nous rabaisser, nous résigner au monde. L’univers stalinien s’est désigné comme un
conformisme haineux. Eisenstein a subi à des titres divers cette pression psychique, politique, culturelle
du déni, du négatif, du processus d’attribution de fautes imaginaires à avouer, de culpabilité, au nom de la
théorie de Marx, Engels, Lénine. On dit à présent que la violence contre qui pense autrement est
normale. Tout se légitime. A qui le tour d’imposer sa façon de penser aux masses et de se servir de la
théorie comme d’une épée de Damoclès posée sur la tête de la théorie même ?

Le mauvais usage du mot théorie ne se légitime pas. Le ressassement pédagogique stalinien sur le
montage n’est pas de la théorie mais un abus et relève de l’art du fossoyeur. Lorsque l’art cherche sa
voie, la théorie seule cherche et produit des idées neuves. Les idées ne viennent pas d’ailleurs. On peut
dire que la théorie incarne la pensée d’une époque enrichie de multiples expériences créatives. L’art est le
produit de ce que des hommes donnent à vivre. La pensée est le produit collectif d’une génération, d’un
mouvement, d’un partage généreux. Quand la théorie est en panne, c’est l’art qui avance, libre,
conquérant. Quand l’art est en panne, c’est la théorie qui réfléchit sur le monde de l’art qui ouvre la voie
où l’art s’engouffre. En réalité, l’art n’a aucun lien avec le pompiérisme, le dogmatisme, le puritanisme
néo-bourgeois et la terreur stalinienne dont la Russie mafieuse est le produit direct.

L’art russe des années trente-quarante est pris au piège de la sottise et du déni d’ignorance des maîtres
au pouvoir. La sottise répétée, propagée, imposée, a produit le réalisme socialiste et les mécanismes de
l’obscurantisme. Cela n’en a pas fait une vérité de l’art, mais un échec du discours policier enclin à
projeter ses limites dans la réalité et à gouverner les esprits par la violence.

Les liens positifs avec la philosophie

Les liens d’Eisenstein avec la philosophie sont nombreux. Ils incarnent déjà un souci de théorisation
esthétique qui a fait concurrence avec le marxisme dogmatique officiel de 1917 à 1948. Eisenstein
investit la théorie philosophique afin de la tirer vers le haut. Il cherche à apporter une densité de la
pensée dans la réflexion sur l’art. Mais sa conceptualisation est celle d’un praticien qui théorise.

Le cinéma révèle la scène de la représentation du monde au sein du dispositif écran de l’art. Il incarne un
enjeu où se jouent toute la tragédie et le pathétique de l’histoire des hommes. Dans les études
cinématographiques, il est peu courant que soient liées l’esthétique et les autres pratiques artistiques.
Mais il est un fait avéré, depuis Althusser, qu’il n’existe pas d’avancée théorique sans pratique théorique
et je précise sans pratique théorique des praticiens. Les études cinématographiques sont impropres à
théoriser l’esthétique de l’art cinématographique si elles évacuent les concepts d’esthétique et de
philosophie qu’elles jugent extra cinématographiques selon un préjugé qui a la vie dure. D’autant que,
dans la pratique cinématographique, toutes les disciplines sont liées et mêlées à la fabrication de l’œuvre,
par strates successives et collaborations diverses, au sein des arts. Il suffit d’en faire la théorie esthétique
pour propulser l’art dans sa complexité moderne et dans ce qui en fait la vie-même.

Le cinéma est, à ce titre, un spectacle hautement élaboré où le montage est pris comme un assemblage
de désirs et de pulsions, un prélèvement de corpus, textuel et iconique, construit comme une narration.
Eisenstein en a pris conscience et c’est lui qui, le premier, lie le cinéma à la pratique des autres arts, met
en place des liens entre la philosophie et le montage, le désir d’image et la psychanalyse, la pulsion
scopique et les pulsions érotiques à l’écran. Le montage deviendra ultérieurement un montage de désir et
un montage de réalité selon une ambivalence d’époque.

Eisenstein initie ce que développeront les philosophes comme Deleuze et Lyotard sur la matrice
esthétique et initie également la figure d’auteur que révèlera la Nouvelle Vague. Il est celui qui a
envisagé la littérature comme un montage de scènes, de séquences, de plans, mais aussi de jeux
temporels et spatiaux que le cinéma ne ferait que reprendre, tant dans l’écriture que dans l’adaptation
littéraire. Il a imaginé que le scénario est comme le découpage d’un texte littéraire. Le scénario est une
problématique de l’écriture pensée comme une exigence de l’être tout entier, désireux de révéler la force
d’une œuvre dans l’adaptation littéraire prise comme un enjeu de création filmique et non comme simple
illustration. Dans son approche du scénario et de l’adaptation littéraire, Eisenstein réfléchit sur la
fabrication de l’œuvre, ses caractéristiques, ses attributs, sa réalité au sein du récit et dans l’espace de sa
consommation. Mais le film n’est pas seulement récit, il est aussi enjeu esthétique.

Eisenstein, dans ses écrits, pose les questions du montage sous les angles esthétique et théorique, mais il
entre aussi dans le jeu de la propagande obligée des maîtres de la politique. La complexité de l’esthétique
philosophique n’a pas échappé à Eisenstein et ses références semblent davantage fondées sur
l’esthétique hégélienne que marxiste. Le niveau théorique de Hegel est tel qu’Engels admet sur ce point
l’absence de travail de la philosophie marxiste en matière de réflexion et de théorie de l’art. Ce défaut de
principe s’est propagé à une vitesse folle en cinéma. L’indigence de l’esthétique marxiste de l’époque est
notoire et révèle la nature du rapport entre la propagande et l’instrumentalisation de l’art par le biais
politique. Mais les staliniens vont fustiger et haïr les freudo-marxistes allemands, tel Adorno. Ils vont
envisager l’art comme industrie culturelle au service du parti des prolétaires. Aussi l’Esthétique, comme
science de l’art chez Hegel, n’est pas un objet d’étude suffisant pour le marxisme officiel des années 1930
à 1948. Les "théoriciens du montage", tels que le stalinisme les a nommés sont Koulechov Vertov,
Poudovkine, Eisenstein. La réalité de leurs productions théoriques repose sur un verbiage stalinien teinté
de vagues lectures. L’image du cinéaste théoricien est une invention stalinienne qui duplique l’icône de
Marx sur la face de ses artistes soumis. L’esthétique théorique est un objet d’étude dans les Avant-Gardes
des années vingt. Elle a précédé la reconnaissance publique des artistes. Mais le retard théorique de l’art
sur la philosophie est considérable. Eisenstein a refusé de demeurer prisonnier de ce retard théorique du
cinéma et de cette ignorance du monde du cinéma par rapport à la philosophie. Les Avant-Gardes russes
avaient conscience de ce retard et ont éclairé des pans entiers de la démarche philosophique, entre
linguistique, narratologie, art et cinéma. Le travail de lecture d’Eisenstein rattrape ce retard et agit dans
tous les domaines de la pensée. Ce que ne peut supporter le dogmatisme, Eisenstein le produit, et
interroge les pratiques artistiques et la fonction du montage dans toutes les étapes de la progression
technique et artistique du montage narratif, du film muet au cinéma sonore classique, dont Ivan le
terrible est la manifestation. A l’instar des Avant-Gardes et des chercheurs du Cercle Linguistique de
Moscou, Eisenstein a travaillé sur le jeu, entre le récit et la construction narrative, au-delà des manifestes
produits à l’époque comme nous le verrons.

Le passage du muet au parlant interroge, chez lui, le sublime et le structurel. Eisenstein associe
délibérément la notion de théorie avec la problématique du montage créatif et du sublime dans l’art. Le
créatif chez Eisenstein est envisagé comme un processus, un travail sur l’œuvre, qui singularise le procès
de l’art comme questionnement esthétique. Le sublime est la recherche de l’extase dans la réception
comme pulsion du sublime, en tant que forme déviée d’Eros. Contre Kant, Eisenstein postule pour un
érotisme de l’image, il est caché, présent, censuré, mais existant. Il ne se fonde pas sur le travail
manifeste de l’idéologie du contenu marxiste mais sur la forme. La théorie stalinienne de l’art considère
"la question d’une approche matérialiste de la forme" comme une approche dégénérée de l’œuvre. Les
staliniens se disaient marxistes et se revendiquaient de Marx, Engels, Lénine et Staline. Cette posture nie
la création et fonde l’illusion que le contenu est un message délivré par l’auteur. Cette idéologie a été
adoptée par l’idéologie commune du message au service de la propagande, quelle qu’elle soit : du parti,
de la publicité, de l’art. Ce simplisme du message délivré place l’art comme enluminure, décoratisme des
idées de la philosophie politique, à destination des masses, par un Etat puissant et dominateur. La pensée
des dominants est composée de vérités définitives et d’incarnations plus ou moins paternalistes et
régressives du peuple que l’on rend de plus en plus docile. Ici la notion de message ignore du tout au tout
la linguistique de Saussure et n’en a cure. La notion de message n’est pas chez Saussure de même
nature. Jakobson, au sein du Cercle Linguistique de Moscou, a davantage mis l’accent sur
l’environnement du message que sur le contenu, comme nous le savons, dans son approche du message
comme objet théorique en linguistique. Il n’a jamais assimilé le message à la communication de l’œuvre
d’art. L’œuvre d’art ne communique pas comme l’idéologie le répète. Jakobson a aussi insisté sur le
phatique, le poétique, notions qui ne sauraient se réduire au sens.

Le créatif, chez Eisenstein, repose sur un rapport à l’œuvre à produire comme instance de jouissance
plasticienne. Le théorique introduit une doublure de l’instinctuel, du pulsionnel et du désir. La théorie
désirante est alors sous-jacente de la fonction du récit et du profilmique. Cela lui a permis de penser que
le montage structure et traduit les fonctions des instances de création comme processus. Lire le montage
eisensteinien à travers nos savoirs est demeuré une impasse théorique en raison du fait que les
approches d’Aumont de Metz, d’Albera, ne sont pas pensées comme une fonction de la philosophie et de
la pensée de l’art. Le cinéma, pour Eisenstein, est un parti pris fondateur de toute pratique théorique de
la plastique du narratif. Le montage a besoin de plus que cela, il a besoin d’une condition de penser le
travail d’assemblage de l’œuvre, non en tant qu’unité mais comme tout désirant et comme tout de la
déliaison. Le film est un tout désirant du fragmentaire : il provoque et produit des projections subjectives
qui nourrissent le spectateur d’un travail imaginal et d’un rapport aux imagos, en tant qu’objets centraux
du sujet regardant. Le film est un objet déliaisant dans la mesure où ces projections sont des projections
partielles sur un détail du film qui mettent en route les imagos, à partir des perceptions sensibles. Lire un
film est, pour Eisenstein, un exercice du sensible. La déliaison est un axe dont se joue le montage comme
instance, à la fois psychique et physique, dans laquelle le fragment est le point de départ de la projection
d’un je chez le spectateur.

Eisenstein inaugure la particularité de la fonction du montage dans l’espace du sublime, au sens de


Lyotard et de Kant. Ce qui se joue est ici un dispositif pulsionnel du figural et du fictionnel, une énergie
libidinale qui n’a cessé d’évoluer dans les prélèvements du chaos du monde et dans la synergie des
grandes structures pulsionnelles que féconde la bande image comme fonction du récit et comme
structure phénoménale du spectacle. Il est nécessaire de reprendre les premières approches d’Eisenstein,
dans les années vingt, autour du "montage des attractions", lorsqu’il se met à fréquenter les linguistes et
leurs publications sur l’art des Avant-Gardes.
La posture théorique d’Eisenstein en 1938 est différente et révèle le créateur, l’auteur, l’artiste. Les
enjeux de savoir sont plus importants et plus rigoureux parce qu’ils appartiennent à la réflexion sur le
statut de l’image dans le cinéma et à la réflexion sur la flexibilité du message idéologique sur la surface
de l’image. Eisenstein fait des tours et des détours afin de contourner l’intérêt politique du pouvoir d’Etat
sur la question du montage. Car le dogmatisme rend flexible la pensée et l’abaisse au niveau de la
vulgarité et de la bêtise, du pitoyable. Le cinéma n’a jamais été un message de la propagande ou sinon il
devenait un cinéma stalinien et perdait sa qualité artistique. Le stalinisme n’avait cure de l’art dans
l’œuvre.

Dans le formalisme Russe, l’art se situe dans la forme, la créativité, l’invention, et récuse l’idée que l’art
est l’illustration d’un contenu dont le réalisateur serait le dépositaire intangible d’un sens imposé. Jamais
les artistes ou les réalisateurs ne se soumettent. S’ils se soumettent, ils cessent de créer. Se soumettre à
une autorité sans raison signifie pour un artiste tuer la création en soi. Certains prennent plaisir au rêve
d’un suicide théorique ou au suicide de la qualité de la transmission des savoirs. On peut dire en ce sens
qu’Eisenstein était un rebelle par nécessité, comme tous les artistes dignes de ce nom. Il a été accusé de
vénérer le savoir ou de trop en savoir, comme si le savoir était une faute. Le conformisme a produit le
K.G.B. et l’art institutionnel des années vingt à quarante. Dans cette réalité, Eisenstein a dû réaliser ses
meilleurs films avec ou sans le K.G.B. Il l’a eu à ses trousses comme tous.

Entre Hegel et Marx, c’est Hegel qui triomphe. Entre le Marxisme et Freud, c’est la psychanalyse qui
l’emporte. Entre Staline, Lénine et les Avant-Gardes, ce sont les Avant-Gardes qui triomphent. A chaque
fois les enjeux de savoir d’Eisenstein lui assurent une posture de plus que les autres dans la pratique
théorique de la philosophie de l’art cinématographique. Le montage engendre, non une posture purement
théorique mais une pratique théorique du récit monté, structuré en images, selon une logique du discours
filmique qui fait effraction dans ce qu’il faut bien nommer l’auteurisme eisensteinien. Cet auteurisme,
jamais énoncé par d’autres critiques d’Eisenstein, vient de Hegel dans ses textes. Le tabou contre
l’auteur mérite dans cet ouvrage de se confronter à l’Esthétique de Hegel. Il est extrêmement présent et
transcende également la théorie du sublime chez Kant et Lyotard, la théorie des flux chez Deleuze et
invalide le rejet de tout espace jouissant de l’acte créatif effectué par ce que l’on nomme un peu vite
l’auteur, l’artiste.

Dans la joie du jeu et de l’espace ludique, tels que Winnicott les a décrits, se révèle l’analyse comparative
entre le jeu du je et le processus créatif qui se révèle chez Eisenstein. Aborder le processus esthétique de
la création avec Eisenstein suppose que le montage créatif est ludique comme procès du mouvement,
comme ligature entre les images. Il s’incarne comme esthétique du fragment isolé, comme couture du
temps, au rythme de l’évolution du récit, des sons et de la mise en scène, dans cette direction de l’art
comme plaisir, en tant que processus de toute création filmique que nous devons analyser ici. A cet
endroit se joue au tournage le procès filmique sonore chez Eisenstein, de Alexandre Nievski à Ivan le
Terrible. Mais le désir de montage entre en fureur chez Eisenstein dans l’exercice muet, comme une
incartade au récit griffithien qu’il avait pris comme modéle. Le montage rétablit-il le désir ou le
désacralise-t-il au profit du sens imposé ? Se soumet-il à ce qui fait alors fureur sur l’image qui n’en peut
mais ? L’image n’est pas impureté mais enjeu du montage. On lui demande de porter le sens mais elle
n’est pas sens. Le dispositif-écran la métamorphose à son corps défendant pour lui intimer l’ordre de
signifier. Elle ne signifie rien.

Le montage eisensteinien mérite alors de poser la théorie comme autre chose qu’une enflure du vivant.
La complexité des théories actuelles de l’image impose un nouveau regard sur l’élaboration filmique et
les textes théoriques et littéraires d’Eisenstein sur le montage créatif.
1. Le conflit des Avant-Gardes et le montage

1.1. Le jargon de Tartuffe contre les prolétaires de l’art

Les praticiens de l’art de 1917 à 1932 n’appartiennent pas à une Avant-Garde qui regrouperait l’ensemble
des artistes. Il s’agit davantage de courants artistiques en avance sur leur temps, que les politiciens et
l’administration ont du mal à intégrer ou à comprendre. Le décalage culturel entre l’administration et les
praticiens de l’art va augmenter à partir du moment où le nouveau pouvoir soviétique va installer aux
postes de commande des bureaucrates incompétents, des politiciens sans scrupules, des êtres serviles
qui, ici et là, retarderont le plus possible le processus créatif d’avènement des idées novatrices. Le
pouvoir a attendu la mort des mouvements artistiques jusqu’à ce qu’ils implosent. Les bureaucrates
figeront l’art, le détruiront de l’intérieur, en bons gestionnaires de la recherche faite par d’autres. Ils
souilleront l’esprit d’invention pour mieux souiller les idées de la contestation et faire sombrer la liberté
de pensée. On échangera la liberté de pensée contre l’ignorance de masse. L’héritage du tsarisme s’est
reproduit dans sa forme bureaucratique révolutionnaire dès 1925. Le fossé entre les créateurs des Avant-
Gardes et le pouvoir d’Etat est consommé en 1931. L’extinction des Avant-Gardes peut ainsi être d atée.
Dès que le pouvoir du Comité central du P.C.U.S. est mis en place à la mort d e Lénine en 1924, les Avant-
Gardes artistiques sont mises en pièces et l’art devient un instrument d’Etat au service de la propagande,
comme seule forme de visibilité. De 1920 à 1924, Lénine est installé dans le dogmatisme. Trotski s’est
enfermé dans l’art comme révolution. Mao Tsé Toung stérilisera l’art. Le politique ne pense pas l’art ni la
relation entre art et politique. Il n’y connaît presque rien, et à peu près autant qu’un gestionnaire. Il fait
régresser les esprits à mesure qu’il veut les modifier et les convaincre par les dogmes. Pour Lénine, le
parti est la seule avant-garde du peuple, et ce ne sont certainement pas les artistes qui vont dicter à
Lénine ce qui doit être dans la ligne en Art. Pour être à hauteur du politique, il fallait admettre que l’art
n’était qu’idéologie sans autonomie, instrument subalterne. Pour les artistes, le commissaire politique a
été un espion au profit de la terreur en marche, d’un totalitarisme fondé sur la dénonciation calomnieuse,
les ragots, la rumeur exaltée par le désir de souillure, le rejet de la nouveauté.

Dès les années trente, le pouvoir s’opposera par tous les moyens à l’autonomie de la création. Cette lutte
contre les Avant-Gardes est le propre de toute pensée fermée que l’on crédite d’un pouvoir illimité sur
l’art. La création, par essence, défait les limites du pouvoir sur les mouvements artistiques. Le pouvoir
veut contrôler, endiguer, éliminer, broyer ce qui le gêne. La limite broie la création dès qu’elle s’installe
comme référence contre l’ignorance. La naissance du jargon marxiste a servi à cacher cette arrogance
articulée sur le mépris du savoir. L’arrogance s’oppose à l’intelligence par principe. L’une et l’autre
s’excluent mutuellement. L’intelligence doit alors défaire le totalitarisme sur une réalité que l’autorité
méconnaît et qu’elle ne saurait contrôler. Eisenstein travaillait dans un rapport de forces où le peuple est
l’arbitre entre la pensée et la corruption de la pensée. L’analphabétisme était la priorité éducative de
Lénine. La corruption est allée plus vite que l’éducation, d’autant que le dogme remplaçait l’esprit
critique. La dictature du prolétariat va permettre d’imposer aux intellectuels tous les mépris, dans un
diktat fondé sur des stéréotypes appris par cœur, et imposés par une langue de bois appuyée sur une
diffamation galopante. Le stéréotype est une image caricaturale qu’un groupe social élabore sans
réfléchir, à partir de préjugés et d’idées préconçues et implicites. Il traîne dans l’arriération culturelle
transmise sans penser à mal mais en faisant tout le mal possible, quasiment d’instinct. Le stéréotype fixe
les personnes dans un modèle figé, presque toujours négatif. L’imagerie stalinienne de la terreur se met
en place et impose des rôles d’accusés aux éléments moteurs de l’art2 .

L’autonomie du processus esthétique est une question fondamentale qui a émergé à partir des débats des
Avant-Gardes russes. Eisenstein a problématisé cette question, sans pour autant la résoudre, dans et hors
le champ politique, au seul profit de l’art. Alain Badiou a reconduit le questionnement durant les années
1968, en tentant de valider la question de l’autonomie du processus esthétique, et a fondé l’idée de son
autonomie relative. Il a démontré conceptuellement que l’art était un procès autonome au sein d’un
processus créateur, qu’il existe en parallèle avec l’idéologie. Mais l’idéologie, les sciences humaines, font
fi du réel du processus de création. Comment, en effet, ce qui est hors du champ de la création peut-il
penser ce qui procède de l’intérieur d’une discipline ? Comment le politique peut-il définir de l’extérieur
l’art qu’il ne maîtrise absolument pas ? Pour les artistes, l’art effectuait sa propre politique. L’art n’avait
pas pour but d’être au service de la propagande et de l’incarner. La propagande culturelle
instrumentalisait les nouvelles idées de justice et de révolte des débuts de la révolution dans un réel
décalé loin des mythes fondateurs de la révolution. L’autorité politique avait interdit de dénoncer les abus
du pouvoir et de la gestion désastreuse de la société. La politique stalinienne visait alors à retourner les
Avant-Gardes contre les aspirations populaires et à discréditer les apports des artistes. L’autonomie du
processus esthétique désignait l’autonomie de l’art par rapport à la politique et récusait son
instrumentalisation forcée. Eisenstein travaillera sur cette notio n toute sa vie. Elle l’agitera comme une
interrogation constante du processus de création des œuvres. La théorie a pour objet d’analyser le
processus esthétique comme étant le mystère premier de l’art, le lien entre l’auteur, la création, et
l’oeuvre. Pour Eisenstein, il s’agit de concrétiser théoriquement le mystère de la création entre les mains
des artistes. Il veut l’interroger en tant qu’acte et objet conceptuel innommable et impalpable du désir
d’oeuvre. Posséder entre ses mains ce mystère permet-il de jouer avec l’acte de création comme avec un
acte de la transcendance de l’art ? La création se justifie pour elle-même et par rupture, théorique et
pratique, avec le monde mesquin de la bureaucratie permanente. Aussi l’autonomie du processus
esthétique est-elle totalement censurée, tant dans la critique publique de la presse et des procès, que
dans les discours des artistes et cinéastes, stalinisés dès 1930. La révolution culturelle Russe aura duré
de 1917 à 1924. Le droit des artistes au sens critique a peu à peu été réduit à l’état de peau de chagrin.
Mais cela est également vrai pour la recherche et le savoir. Ainsi avons-nous été habitués à penser, à
partir du stalinisme comme faux communisme, que le savoir devait être soumis, infériorisé, dominé et que
l’ignorance devait toujours commander à la vérité des faits dans la transmission des savoirs. Le mot le
plus prononcé du stalinisme est le mot vérité. Il explique tout et condamne au silence toute parole. Les
blasés d’aujourd’hui la méprisent. Ceux qui sont revenus de tout l’ignorent. La vérité n’appartient pas aux
tyrannies. Elle ne se laisse pas domestiquer ni enterrer vivante. Elle ne se dogmatise pas et nul ne s’en
approche sans frémir des mauvais usages qu’on en a faits.

1.2. Lorsque l’hypermoralisme conduit à l’ignorance

La transmission de l’ignorance vient de l’hypermoralisme, forcé. L’hypermoralisme est tendance. Il


consiste en l’acte d’interdire tout ce qui le dépasse. Il ne pense pas, il surfe sur ce qui est et qu’il ne peut
pas voir, car cela dérange sa position, sa posture et sa place de censeur du vivant, du pensé. La
transmission de l’ignorance ou de l’incompétence a construit le stalinisme et installé ses successeurs
dans toutes les institutions du savoir bureaucratisé du monde. C’est pourquoi les gestionnaires
bureaucratisent le monde du savoir et tentent d’en produire la mort actuelle. La certitude que l’ignorance
a remplacé le savoir rassure tous ceux qui la transmettent afin de se maintenir au-dessus du savoir. La
gestion n’est que cela : l’inféodation de l’un par l’autre.

Le processus de production de l’art est alors canalisé vers le mortifère. On jette la tête des artistes contre
le mur de l’ignorance. Et on donne tous les pouvoirs à l’ignorance dans les habits trop grands du
marxisme catéchisé par les tyrans. On se sert de la philosophie de la liberté afin d’en faire une arme
contre le droit de penser, avec Marx comme avec toute la philosophie. L’art devient un sous-produit de
l’idéologie au service de la République. Il doit mettre en récit les discours politiques et les articles du
bureau politique. Le savoir finit dans le dogme. Tout ce qui se réclame d’une recherche a mauvaise
presse. La peur généralisée de l’autonomie de la pratique artistique fabrique une réaction politique et
philosophique anti-théorique viscérale, fondée en grande partie sur l’illettrisme, l’inculture des services
culturels. La propagande s’installe alors dans l’ignorance. Et l’ignorance est servie comme un savoir
libérateur de l’inculture d’Etat. S’ appuyer sur les petits, les sans grades, les ignorants, entre dans la
démarche de la manipulation. Une rumeur se propage qui concerne les praticiens de l’art, engendre le
mépris du travail des artistes et des penseurs. Ces derniers sont qualifiés de trop complexes ou trop
difficiles à comprendre. On déclare qu’ils ne sont pas à notre niveau. Qu’ils nous méprisent. On dévie
alors la destination de leurs recherches vers le peuple et non en faveur de l’humanité savante et les
chercheurs du monde entier. En opposition au marxisme officiel, le Cercle Linguistique de Moscou
émigrera à Prague, puis à Paris, de 1920 à 1980. La recherche n’a plus le droit d’exister en dehors de
l’exil ou du suicide.

Dans l’URSS des années trente et quarante, il n’y a plus d’idéal de partage mais une volonté féroce
d’anéantir les pensées et les recherches. La méconnaissance des buts poursuivis dans la recherche
formelle a produit des décalages terribles au niveau de l’entendement. Le penseur Eisenstein était jugé
par des gens qui ne comprenaient rien à l’art de leur temps et ne savaient que le disqualifier. Ils ont
souvent méjugé Eisenstein, qualifié de "contaminé" par l’Occident.

Eisenstein a axé son travail sur ces deux notions : esthétique et jouissance, car elles émancipent l’art de
toute entrave morale, politique, théorique. La pensée stalinienne a cru pouvoir élaborer une théorie des
pratiques artistiques sans les artistes eux-mêmes, et même contre eux, en les asservissant à sa
dogmatique et à ses bruits de bottes dès les années 1930 et 1940. On verra comment l’Union des
Cinéastes a contraint des réalisateurs à envisager le montage, non comme une pratique courante mais
comme un objet séparé de l’art, un leitmotiv, un court-circuit de la pensée créative, sans aucune
considération pour les idées, les faits, les écrits, les publications, les dates. Le dogmatisme a figé l’art dès
1930. On imagine à tort que la pensée marxiste-léniniste est capable d’élaborer une théorie des pratiques
artistiques non figée.

Le marxisme versus stalinien n’a jamais pu suivre les mouvements de l’art contemporain. Il a toujours
adopté le point de vue de l’art pompier, académique, réactionnaire. Les staliniens ont eu besoin d’une
définition stable, conservatrice de l’art. Ils se sont acharnés à discréditer toute modernité. Cet obscur
objet du désastre théorique ne sied pas au marxisme. Cette philosophie de l’émancipation des hommes ne
méritait pas de tomber entre les mains d’une telle corruption généralisée ni d’une telle négation,
matérialisée par un tel échec prémédité sur plus de soixante ans, de 1930 à 1991. Les corrupteurs
avaient appris par cœur la philosophie de Marx comme un catéchisme soviétique, d’autant, qu’en dehors
du dogme stalinien, la philosophie n’avait pas de droits, la psychanalyse était interdite ou suspecte
jusqu’en 1991, la linguistique était bannie, l’anthropologie et la sociologie inexistantes, les écrits des uns
et des autres condamnés, comme au temps de la "sainte inquisition". La production artistique ou
intellectuelle mondiale a été méprisée, interdite. L’hypermoralisme de l’URSS les a tenus à l’écart du
monde. Ils ont contraint de manière incroyable les artistes à l’isolement et à ignorer la vie brillante de
l’art du vingtième siècle. Les conséquences sont dramatiques. Il s’est agi de faire comme si on ignorait,
en 1960, Andy Warhol, et que l’on doive continuer à peindre comme si nous étions en 1875–1910, dans le
dessin et la peinture. A cette époque, la querelle de l’art contemporain a été résolue par la négation de
l’art occidental. Ce décalage se révèle en grande partie dans la problématique de la circulation des idées.
Nier la nécessité de la circulation des idées a permis de rejeter l’obligation de comprendre et de travailler
les formes de l’art dans le monde. Car l’échange d’idées vise à permettre de produire l’oxygène
nécessaire à la vie de l’art. Asphyxier l’art et la pensée a été un objectif intangible des staliniens,
premiers ennemis de Marx philosophe. Traiter un artiste de traître, de contre-révolutionnaire, d’ennemi
bourgeois de l’intérieur à la solde de l’Occident, rétablissait l’inquisition. Le stalinisme visait le pouvoir
absolu par la terreur. Pour arriver au pouvoir, il s’agissait de vider le marxisme de son contenu pour
imposer un contenant, un ordre figé dictatorial et délateur. Ensuite, il suffisait d’effacer le passé culturel
et les recherches en art, en arrêtant, éliminant, détruisant des vies et des œuvres.

1.3. Le dogmatisme rassure, mais il fige tout

Le dogmatisme rassure et fige tout. Il a réponse à tout et évite de se poser des questions sur l’art vivant.
Le dogmatisme n’est pas une maladie, ni une tare. Il rassure, il exécute tout ce qui recherche la vie
comme elle va, sans préavis ni dictat. Mais la vie de l’art est sans dictat. Seule, elle cherche sa voie, entre
savoir et innovation de l’artiste. Déjà, le futurisme italien des années dix affirmait que le cinéma travaille
avec une règle arbitraire et la décompose sans aucune esthétique a priori. Il disloque le photogramme
dans un dynamisme, sans analyse préalable du mouvement. Aux artistes de produire l’esthétique et le
rythme des formes inconnues jusque-là. Lorsque Duchamp joue sur la "bêtise de l’œil", il découvre les
effets visuels de l’art qui vont révolutionner le rapport entre l’art et le cinéma. Comme Marey et Man Ray,
Duchamp, met en jeu la Mariée mise à nu par ses célibataires mêmes, en raison des distorsions de la
vision, dans ce qui oppose la réception rétinienne à l’intention du regard dans la vision, la réalité
scientifique de la chose vue et la faiblesse de l’œil. Dans Nu descendant l’escalier (1912), le travail sur le
mouvement et la perception de l’espace entre dans une problématique du vertige de la vue, dans laquelle
la fluidité des gestes, la suggestion et la décomposition du mouvement deviennent espace et synthèse de
l’invisible à l’œil nu. La naissance du regard est née avec la machine à voir le cinéma et la photographie.
Marey avait réalisé des surimpressions enchaînées afin de révéler la validité de l’hypothèse du
mouvement synthétique. Le corps était devenu la représentation d’une analogie formelle dont Duchamp
avait validé la réalité dans une œuvre d’art. Dans Rotatives plaques de verres (1920) et Rotatives Demi-
sphères (1925), Duchamp met en place une installation sur la trace, la lumière, le mouvement qui, avec
Anémic cinéma (1926), mettra la poésie et l’art au centre des mots et du discours de rupture.

Le dogmatisme rejette le nouveau. Puis il attend que ces découvertes soient révélées pour en décréte r
l’accès, un ou deux siècles après, quand il peut tout contrôler, tout comprendre et tout dominer de l’art, à
en effacer le sens premier du mot critique. Il est comme le père castrateur qui empêche de penser, de
sentir, d’éprouver et qui impose à chacun comment faire mourir des idées neuves, un peu mieux chaque
jour, tout en se reniant davantage dans le compromis qui empêche de respirer, de penser, de critiquer le
monde comme il va, surtout quand il va mal. Le dogmatisme entretient un rapport pervers entre le tyran
et les tyrannisés. La perversion est la forme idéologique du dogme. Sous son règne, rien n’existe sans son
autorisation et sans sa puissance. Le dogme permet seulement d’avoir raison sur tout et de se fermer à la
réalité.

La foi portait cette vérité intangible d’où il ne fallait pas partir : un certain nombre de pensées rigides,
des idées invérifiables qui gèrent le monde brutal, la société, le travail. Le léninisme a beaucoup trop
intéressé le stalinisme : il avait la foi, la parade argumentative, l’art du discours éloquent, le savoir sûr de
lui et le scientisme hérité du positivisme du dix-neuvième siècle. Quel marxiste russe et occidental de
l’époque ne disait-il pas que la philosophie était scientifique, vérité intangible ? Il est somme toute
commode d’utiliser une science "exacte", dont il suffit de répéter qu’elle est vraie pour qu’elle soit crue.
Une vérité ou un mensonge répété des milliards de fois ont l’avantage de provoquer le court-circuit de la
pensée en s’imposant par le conditionnement de masse. Le dogme est à l’image du mensonge : un
montage de la réalité, une formule qui a réponse à tout mais ne répond à rien. En quoi la Révolution
Russe a-t-elle eu recours à la pensée dogmatique ? En imitant point par point les usages du pontificat de
Rome et en y substituant l’argumentaire léniniste, en retirant toute pensée révolutionnaire, c’est-à-dire
toute pensée critique ou toute radicalité critique du monde tel qu’il est.

Imaginez-vous voir la réalité avec vos propres yeux et entendre par les camarades que vous pensez mal,
que tout ce que vous dites ou presque est faux. Vous êtes alors en face d’une secte ou, à l’époque, en face
du dogmatisme stalinien, qui vous parle par le biais d’un ami, d’un voisin. L’histoire du pouvoir absolu
révèle les outrages faits à la liberté de pensée, les meurtres de savants, les persécutions cyniques. La
pensée pseudo révolutionnaire voulait cautionner le stalinisme pour se durcir, se cloîtrer dans le vrai,
durcir comme l’épée, devenir rigide comme la mort imposée à l’argument de l’autre que l’on n’entend
jamais. On a fabriqué des hommes sourds à l’homme. Ils ont eu la prétention de libérer l’humanité.
Combien de gens avez-vous rencontré qui ne vous écoutent pas quand vous leur parlez ? Ils ont réponse à
tout et vous n’existez même plus. Ils ont une vérité, un dieu, une idole, et une surdité totale au monde
réel que vous vivez au quotidien. Pour eux, ce que vous vivez n’existe pas. Du dogme stalinien au dogme
de l’argent sale des "nouveaux russes", la Russie a laissé la brutalité l’envahir.
L’avantage de posséder la vérité fabrique un moule social et intellectuel qui réduit à peu de choses la
personne, ses idées, ses œuvres d’art. L’avantage de la vérité bien à soi et à l’exclusion de tout autre,
pousse à la fuite, à l’exil. Combien d’artistes et d’intellectuels, combien de politiques sont partis vers les
USA et l’Europe entre 1917 et 1930 ? Et à présent, à quels effondrements intellectuel et social le
sabordage du marxisme a-t-il conduit une part de la population du monde qui croyait en une humanité
plus libre ?

Eisenstein voyage à travers le monde occidental, de 1929 à 1931, dans le système capitaliste, et prend
contact avec de nombreux théoriciens et artistes. Il a accès à la modernité. La rupture de l’URSS avec le
monde occidental rend les artistes décalés. Mais cette tranquillité apparente, les artistes la payent d’un
prix extrêmement élevé : la régression en art devient irrémédiable. Qui ne progresse pas n’évolue pas et
régresse. Pire : les artistes vont subir la chasse aux sorcières et être contraints de dénoncer les ennemis
intérieurs et extérieurs, à travers des procès abusifs, où ils vont se vendre, pour dénoncer leurs
collaborateurs, leurs proches, leurs amis, leurs collègues, afin de rester dans la ligne. On imagine mal
l’enfer qui se cache derrière Marx pour commettre ces larcins contre l’art et la "démocratie des soviets".
On imagine mal combien la rhétorique était bien faite, au point de leurrer tout le monde démocratique, de
Sartre à Chaplin. Ce comportement à la Janus développera la sphère d’influence de l’URSS dans le
monde. Le goulag et la politique de la manipulation de l’idéal philosophique de Marx, ont retourné Marx
vers la mort de toute philosophie au monde. Les fossoyeurs de Marx n’ont pas été ses opposants mais ses
héritiers officiels. La pensée communiste n’est pas démocratique mais violente, intolérante, répressive et
trè normative. Le léninisme puis le stalinisme ont pratiqué l’art d’éliminer des concurrents politiques,
anarchistes, libertaires, mencheviques, bolcheviques de la première heure, des communistes honnêtes et
moins honnêtes, des innocents et des personnes abusées en tous genres. L’industrie de l’élimination de
l’autre a perverti l’idéal communiste avec une volonté féroce de violer les victimes innocentes qui
récitaient du Marx et du Lénine.

On imagine à tort que la pensée marxiste-léniniste soit capable d’élaborer une théorie des pratiques
artistiques. Tout au plus, on a produit au nom de cette philosophie une terreur sans nom afin de briser
l’idéal engendré par Marx. Considérées comme une froide production de laboratoire, les initiatives et les
productions des Avant-Gardes Russes, sont combattues et éliminées par le pouvoir avec ignorance. Les
Avant-Gardes sont alors considérées comme une production compliquée. L’art devient un concept usé et
inefficace. L’efficace reste et demeure la mobilisation politique contre l’attrait de l’art. Le cinéma devra
s’imposer comme un "art de masse". Cette notion déplace le politique, la masse, dans l’investissement de
l’art. On a gardé le mot art pour l’associer à la mission de l’éducation de masse, non en qualité, mais en
quantité. Peu importaient les novateurs en éducation. Ils ont tous été éliminés.

L’art d’Etat produit des pensées confisquées et un ordre nouveau : le réalisme socialiste. Il s’agissait
d’éduquer le peuple, d’éduquer les masses, d’établir un dressage, un conditionnement qui ait son efficace
dans la résignation, la confiscation de la pensée, le non-respect du savant, du philosophe, de l’artiste.
Cela a maintenu les intellectuels dans l’ambivalence envers la médiocrité au pouvoir. Le pouvoir feint de
proposer un conditionnement émancipateur mais résigne et anéantit tout espoir, il fabrique des esprits
naïfs qui croient en l’idéal ou en des opportunistes, dressés au K.G.B., qui traverseront tous les régimes.
Dans ces conditions, quel poids possède la parole d’un Eisenstein qui n’écrit pas et ne parle pas pour
plaire à l’oligarchie du Parti ? Un Eisenstein qui essaye de s’échapper de la pensée et la parole convenue,
codée, forcée ?

1.4. La langue de bois et le montage

Le montage est une notion qui a été utilisée par la langue de bois du Parti Communiste de l’URSS au
pouvoir, concernant l’art cinématographique. La langue de bois est une langue contrainte dans laquelle
un certain nombre de phrases est imposé dans les discours, les déclarations, les écrits, les publications
des artistes qui ne reflètent pas nécessairement la pensée de leur auteur. La langue de bois se matérialise
par des phrases identiques répétées et des formules sans personnalité aucune. Cette langue de bois fait
dire aux opposants que les auteurs des phrases prononcées ont collaboré avec les tyrans. Les formules
rituelles publiées sont autant d’allégeances au pouvoir que des conséquences de procès, suivis
d’autocritiques qui ont dénaturé la réalité et les enjeux du montage. Pour le pouvoir, le montage est un
prétexte trompeur qui associe la forme au contenu et non l’inverse. En réduisant la forme au contenu, on
dénie à l’art tout statut singulier et toute autonomie du processus de création. La gauche européenne a
souvent entériné cet ouvriérisme de la langue de bois, qui fait de l’artiste un laquais habillé en novateur
au service des idées archaïques. Dans le stalinisme d’Etat, tout artiste peut être éliminé puisqu’il n’est
qu’un amuseur public, un instrument de la propagande du sens imposé par la force. La langue de bois
impose une conduite qui va souvent à l’encontre des convictions personnelles des artistes et des
intellectuels et conduit à la diffamation, aux accusations diverses contre des victimes désignées du
pouvoir du moment.

Le cinéma semble si facilement incarner les idées de lutte que le pouvoir en a été grisé au point de
vouloir transformer l’art en propagande d’Etat à destination du monde entier. La croyance dans la fable
cinématographique s’est doublée de la croyance en la fable de la vérité. L’espoir d’une quelconque vérité
a été soudoyé par la corruption de la mafia stalinienne qui profitait de tous les avantages d’une classe
sociale à part : contrôle des discours, de l’admis et de l’économique. La corruption faisait feu de tout bois.
La notion de montag a donc été un terme redoutable, placé à tout bout champ pour recouvrir la création
filmique. Ce terme a été le prétexte d’une récupération des Avant-Gardes et d’une mise au pas des
artistes. La virtuosité créative du montage muet est vite devenue un objet de mépris et de
condescendance de l’ignorance au pouvoir. L’idée de montage-roi vient de cet abus dans lequel est tombé
Christian Metz. Administratifs et juges en tout genre ont banalisé la notion et l’ont utilisée afin de
produir e un montage de la réalité qui devait être conforme aux préceptes et non au monde réel. La
notion de réalité a permis un trucage politique par lequel le mensonge consistait à vanter l’ego de
l’auteur tout en réduisant l’influence des intellectuels dans la vie publique. Il fallait se conformer à la
réalité du pouvoir et s’adapter au réel ainsi commandité de l’extérieur. Le terme de montage a alors
permis de masquer le processus de création qu’Eisenstein envisage dans « Montage 38 ».

Depuis Koulechov, Eisenstein et Poudovkine, la question du montage est devenue une question centrale
de l’écriture filmique. Mais cette question du montage relève d’une question à l’intérieur de l’art
cinématographique. Cette problématique de la création est aussi devenue une question professionnelle.
Plus tard, la notion de montage est devenue un élément de la langue de bois du Parti, un tabou
indépassable qui réduisait la création filmique au montage. Or le montage n’est qu’une des composantes
de l’écriture filmique. Le pouvoir d’Etat s’est intéressé à la question et les propos des artistes ont été lus,
corrigés, critiqués, stipendiés dans la Pravda : soit par les coups portés aux écrits dans des articles
infâmants, soit en imposant l’autocensure ou l’autocritique publique des cinéastes comme Eisenstein.
L’arrêt de son film le Pré de Béjine est la conséquence d’un article de Choumiatski dans la Pravda contre
lui. Le procès d’Eisenstein était une insulte à l’artiste. Son envoi au goulag avait été même publié. Mais
plus tard, ce sera Choumiatski qui sera condamné et exécuté par le tyran politique. La servilité politique
se retrouve ici et là dans les textes d’Eisenstein afin de sauver sa tête. De même, Poudovkine utilise la
langue de bois de l’époque tout en tentant de se démarquer également. Il affirme de manière répétitive
que le montage est le fondement de l’art cinématographique. Comme Eisenstein, il réfute l’idée que le
montage soit « le simple acte de joindre les bouts de pellicule dans l’ordre que leur assigne le scénario »
3. Il valorise l’idée que le montage est dépendant de la notion de rythme en jouant sur l’alternance des
segments, en produisant un "montage lent" ou rapide. Reprenant les thèses de la "ciné langue", il
compare le mot et le plan dont l’assemblage produirait la phrase par un bout à bout de segments, dont le
texte fonderait le montage, qui serait dès lors l’essence du film. Cette position, datée de 1924, reflète
l’époque des années vingt. Le plan se réfère alors au fragment. Le montage ne relève pas de la succession
chronologique des prises. En ce sens, « le montage est la force motrice de base » qui organise le récit
d’un point de vue de l’image. Il relève de la construction et de l’architecture du film. Selon Poudovkine, le
montage produit la représentation dans un "ordre créateur" où le cinéma, inspiré d’un "thème
idéologique", fait que « le spectateur a l’impression de suivre la pensée de l’auteur ». Tantôt le montage
est pensé comme une technique, tantôt comme le produit de la "personnalité de l’auteur". C’est
seulement sur la technique du montage que l’on peut juger de la "personnalité" d’un réalisateur.
Subjectivisme auteuriste et objectivisme techniciste révèlent le stalinisme par son culte de la personnalité
dans un objectivisme totalement froid. De même que tout écrivain a son propre style, de même tout
réalisateur de film a sa propre « méthode de réalisation ». Il devient reflet de la personnalité de l’auteur
lorsque celui-ci s’impose en tant que tel : « Le cinéma peut nous donner à l’écran une image directe de la
vie sous sa forme la plus complexe. En assistant à la projection d’un film moderne, inspiré d’un thème
idéologique, le spectateur a l’impression de suivre le processus de la pensée de l’auteur […] il observe
l’évolution des faits et comprend les lois qui le régissent ; il retourne au passé pour vérifier ces lois puis
use de la possibilité qui lui est donné de jeter un regard sur l’avenir pour en constater la permanence ».
Poudovkine attribue des valeurs idéologiques au cinéma. Le film porte un sens, établit des lois du réel
selon une vérité révélée. Il établit une figure de l’auteur à l’instar d’Eisenstein, comme si l’artiste en
l’auteur fondait une responsabilité de l’œuvre, un coupable facile aux yeux du parti pour des fautes de
style ou de contenu exprimées et autres matières premières, utilisées lors du procès d’Eisenstein et dans
les articles contre lui. Le réalisateur est la cible ou l’idole idéologique de l’art des dominants. L’auteur,
dans son autorité, porte une responsabilité telle qu’elle engendre de manière fantasmée une maîtrise du
montage comme discours de l’idéologiquement correcte, où « le film assemble les éléments de la réalité
avec lesquels il bâtit une réalité qui lui est propre »4.

Le postulat léniniste du film d’art comme reflet de la réalité pro duit une image mécaniste de l’art comme
enregistrement du réel. Le film serait un simple reflet du monde enregistré sur la pellicule. La création
filmique est ainsi niée par l’idée de la caméra envisagée comme moyen d’enregistrement sans
intervention des artistes. Cette idée simpliste est ici reconduite comme une vérité du moment, où
l’artiste, le réalisateur est substituable par l’être collectif d’une génération. L’artiste n’est pas un sujet
mais un être collectif que les goulags peuvent massacrer individuellement au profit de l’individu
substituable et corvéable à merci. L’homme n’est pas irremplaçable comme artiste mais il est substituable
par une masse d’artistes que l’on peut rendre serviles par la menace, les procès, les attaques dans la
presse. Lorsque les artistes comme Poudovkine et Eisenstein évoquent le montage, c’est souvent sous une
forme simpliste, afin que les dominants ne prennent pas peur, mais où la pensée demeure par trop
lénifiante, évidente, comme une langue de bois servie au politique : « d’après moi, le montage ne consiste
pas dans l’assemblage de fragments multiples en une seule bande. Le montage est avant tout pour moi,
un procédé d’expression et d’explication du sens profond que comporte le film et dont on use pour
traduire à l’écran les manifestations de la vie réelle »5. Si ces propos avaient été produits dans les années
vingt, il n’y aurait pas langue de bois. Mais ici le propos est manifestement identique à celui d’Eisenstein.
On note ici la prégnance idéologique de « la vie réelle » contre l’art, selon les dogmes staliniens où l’art
doit copier la réalité imposée par le tyran. L’art passe au second plan, comme un instrument du sens
imposé aux artistes par le pouvoir. On note également le qualificatif de "procédé" pour désigner le
montage ce qui est proprement ridicule. Tous ces éléments disqualifient la notion phare des image, dont
on voit ici le net recul, dès 1932, quand le montage devient un procédé comme les autres, au sein d’un
système où tout est permutable, destructible, indésirable comme élément de la forme. A un autre niveau,
Poudovkine émet l’idée du "souffle de vie" du réalisateur dans son art, comme si la tyrannie n’existait pas
: « c’est seulement alors que l’écran trouve son propre souffle de vie qui lui a été insufflé par le
réalisateur » 6. Tantôt adulé, tantôt traîné dans des procès, le réalisateur auteur est anémié, réduit à
l’état d’instrument d’un donner à vivre ce que le régime est en train de détruire. La notion de montage
n’est plus qu’un chiffon rouge de ralliement du dogme en vigueur ou un signal du massacre des artistes
déviants. On voit ici comment la notion, montée en épingle par les Avant-Gardes, est reprise par le
régime, devient fade, puis dépassée en 1932 sous cette forme.

Eisenstein envisage le montage comme le nerf du c inéma, comme un moyen de description de scènes, de
situations de rapport de force. Il envisage la fonction rythmique du montage sur un jeu "métrique" de la
longueur des plans, comme un jeu de collision des plans, une force qui rendrait l’inanimé vivant, les
sujets en conflits. Partant du conflit dialectique de la philosophie, il tend à construire une architecture
filmique fondée sur la tension qui explose à partir du conflit ouvert, net, filmique, des protagonistes. Il
s’agit d’indexer le montage, non à un conflit dualiste, mais à une intensité croissante au sein d’une
structure narrative. Le film devient projection du conflit dans l’espace et le temps de la narration.

Constatant les temps du reniement autour de la question du montage, de la question de la liberté de la


forme, sous la contrainte des idéologues, Eisenstein rétablit la fonction de la notion d’œuvre filmique et
de la création par l’auteur. Mais c’est davantage comme un sursaut de désir d’indépendance du créateur
face à l’autorité, que comme travail d’émergence d’un concept. Au mot auteur, Eisenstein adjoint le terme
d’artiste, dans lequel le processus de création est bien l’enjeu majeur de la théorie. Car le processus
dynamique d’apparition de la forme entre dans la puissance dont le "travail créateur" impose sa "vision
créatrice". Dans Réflexion d’un cinéaste7, la notion d’auteur apparaît, comme un moment de retour sur
soi du réalisateur pour imposer à la fonct ion de réalisateur quelque autorité sur la création face au
politique. En refusant de tourner des films de commande, à son retour du Mexique, Eisenstein se voit
écarté. Il produira des textes théoriques et sera enseignant en cinéma. Tous ses projets de films seront
refusés. En 1935, Eisenstein subit des attaques sévères dans la presse et par l’autorité. Il sera conduit à
faire publiquement son autocritique pour échapper au pire. C’est dans ce contexte que l’on accepte qu’il
tourne le Pré de Béjine, dans une atmosphère de procès spectaculaires, de purges des fondateurs
léninistes selon le nouvel ordre. Les pressions politiques sur les artistes sont nombreuses. La tourmente
de 1936 à 1938 est effarante. Le Pré de Béjine n’a pas survécu à sa mise à mort par les autorités. Jugée et
condamnée, son écriture voit des reproches élaborés contre la forme s’accumuler. L’ordre d’arrestation
d’Eisenstein a même été publié. Son autocritique stipule que le film est rempli d’erreurs formalistes :
hypertrophie du décor, cadrages déformants, distorsions produites par des effets de lumière,
accentuation du décor au détriment de s acteurs, etc. Il n’y a aucune erreur dans le Pré de Béjine. La
modernité des images restaurées est manifeste. Il y a ici tout ce qui constitue déjà un style dans le cinéma
sonore, et qui se retrouvera dans Ivan le terrible.

La question du montage est devenue une question cruciale de la critique dans les années quarante et
cinquante, à l’époque d’André Bazin. Le terme de montage est décrié. Avec Montage interdit, Bazin
fulmine contre « le montage dont on nous répète si souvent qu’il est l’essence du cinéma »8. Il affirme en
effet, contre Eisenstein, qu’il est « dans cette conjoncture le procédé littéraire anti-cinématographique
par excellence », au nom du simple bon sens, car l’image fonderait à elle seule le respect de l’unité de
l’espace. Le montage produit "l’art de fausser la réalité fictionnelle". Si, pour Bazin, le montage porte à
son crédit "une nature abstraite", il construit l’imaginaire filmique. « Il faut que l’imaginaire ait sur
l’écran la densité spatiale du réel », dit-il. C’est ce que l’on nomme, depuis Metz, impression de réalité : «
Le montage ne peut y être utilisé que dans les limites précises, sous peine d’attenter à l’ontologie même
de la fable cinématographique », telle que Rancière9 la continuera dans ses interrogations
contemporaines. Le montage devient interdit « quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une
présence simultanée, dès que la volonté de simultanéité ne peut s’inscrire dans le plan pour révéler deux
ou plusieurs facteurs de l’action ». La déconstruction de la notion de montage se fait avec la valorisation
du plan-séquence, dont Rossellini et le néo-réalisme achèvent de formaliser la notion, en gommant tous
les effets de montage dans la continuité montée. La problématique du montage est de ce fait une
particularité de l’histoire qui, d’exhibé à dissimulé, sert le récit de la fable cinématographique.

1. 5. Le savoir politique mis à nu par Eisenstein

Le savoir politique, mis à nu par Eisenstein, montre comment la médiocrité fait loi. Dans la terreur, la
médiocrité commande à qui pense. Le cinéma devra s’imposer comme un art du "réel" et non de
l’imaginaire. L’architecture sera "monumentale", la peinture et la sculpture seront enfermées dans les
caves des Musées, la poésie sera slogan de la propagande et mourra. Mais ce n’est pas tout. La
médiocrité est entrée, dans Ivan le Terrible, par la critique que fait Eisenstein, en dirigeant ici une
enquête sur les arcanes du pouvoir au Kremlin, à peine dissimulée, légèrement transposée, dans laquelle
Staline et Ivan le Terrible se jouent du peuple pour accéder au pouvoir et le briser. La politique des
rapports de force au sein du film ne suit pas un récit innocent. Le monde du Tzar est présenté comme lié
à des rapports de forces, à des lignes de tension, à des contrastes violents, entre les images et les corps,
les murs et la mort, le meurtre et la révolte. La bêtise de la noblesse fait loi jusque dans la tyrannie du
peuple. Le massacre du monde est un jeu qui engendre vengeance de classe contre vengeance de classe,
cette notion débordant sur le film la Grève.

Le marxisme-léninisme est devenu un dogmatisme contre Marx. Il aboutit à la négation et à la destruction


de l’imaginaire. L’imaginaire est classé inutile. L’art n’a jamais été le grand souci du marxisme mais est
devenu, bien avant la notion d’industrie culturelle, un outil de soumission et d’éducation de force.
Pourquoi envisager l’imaginaire puisque le réel est si riche d’histoires et de récits. Le cinéma est tout
autre chose. Il est une production complexe dont la dialectique entre l’imaginaire et le réel produit
l’œuvre. Les intuitions théoriques d’Eisenstein se fondent sur une conception évolution niste de la
rupture dans les formes esthétiques. On entend par rupture dans les formes le processus par lequel un
nouveau réel impose à la pensée une modification radicale de ses représentations culturelles. Ainsi,
l’imaginaire devient un réel qui travaille la réalité issue de l’expérimentation artistique.

Chez Eisenstein, expérimenter est une seconde nature. Par rapport au cinéma, la photographie des
images eisensteinienne de la Grève institue l’expérimentation et la perte, le résidu L’expérience fait
œuvre. Expérimenter participe du processus créatif et de la pensée, comme appropriation de l’invu et de
la posture, qui fait émerger l’inconnu coprésent dans notre réalité.

1.6. Expérimenter, expérimentation

Nourrie par les sens, l’expérimentation se rapproche facilement de la relation au sensible, au perceptible.
L’œil peut, à l’aide de la caméra, s’ouvrir à l’expérience optique, par le libre exercice des sensations dont
Moholy Nagy, Vertov, Eisenstein, Epstein, Léger, Dulac ont inventé la voie de la sensation pure. Le cinéma
a ouvert, dans sa voie expérimentale, la question de la peinture lumineuse projetée sur un écran blanc,
dont les images ne s’impriment jamais sur l’écran. L’image projetée n’est pas là pour s’imprimer mais
nous donne à lire l’espace du réel scintillant, fragile, mouvant. L’image est là pour nous offrir sa
représentation singulière, sa reconfiguration plastique.

Avec l’image du mouvement, l’homme décou vre de nouvelles sensations visuelles. Ses organes, affirme
Fernand léger, ne fonctionnent pas assez rapidement pour percevoir la vitesse et la richesse des images
projetées10. La technologie du visuel "exige trop" des organes des sens qui sont sollicités par la forme
imprévue des images, dont l’objectif est de produire un écart avec notre perception usuelle des choses. Si
Vertov travaille expérimentalement le cinéma "non joué" de "la vie à l’improviste", il opère dans l’acte de
la projection, de répéter des images, en vue d’une symbiose des gestes de la vie perçue, désirée, sous
l’angle de points de vues différents mais désirants. Sa conception du "cinéma-vérité" s’exerce au-delà du
déploiement marxiste de la vérité, tandis que ses images se déroulent dans l’expérimentation optique, les
jeux de miroirs, les reflets divers, les accélérations, le ralenti, les surimpressions, les distorsions, les
travellings de tous types, autant de virtuosités de la forme, contre l’idéologie du cinéma narratif, qui
confisque tous les sens et les effets visuels, en dévalorisant la perception des formes. Mais Vertov entend
le cinéma comme un montage de vérités abstraites, de prélèvements du réel de la vie filmée, dont il s’agit
de trier, couper, sélectionner, produire une certaine police du regard, dont le montage oriente la
réception. La caméra est, pour Vertov, un instrument idéologique et politique de la police des esprits, et le
travail des caméras rappelle celui des agents de la Guépéou, à la recherche de faits à retenir contre la vie
des victimes de la police politiqu 11. La posture théorique de Vertov est anti-narrative, mais également
contraire à la vie, filmée et montée, de son travail de découvreur expérimentaliste et documentariste. La
vision utilitariste du regard travaille selon le registre de la capture des faits, de la vérité, de l’effet. Pour
Fernand Léger, le cinéma est ce qui se refuse au scénario, et se donne à l’art des formes, aux
matérialisations abstraites de ce que certains vont nommer le cinéma pur, c’est-à-dire dégagé du
scénario, d’une histoire à raconter, de tout discours de vérité de commande. L’art cherche, dans les
années vingt, de nouvelles matières pour expérimenter. L’écran blanc est ce nouveau support des formes
et des fantasmes dadaïstes et surréalistes, des Avant-Gardes européennes. Le plaisir des images devient,
avec la pulsion scopique, un art de découvrir la vitesse de la vie et la vitesse des images. Le cinéma
devient un art, par le travail de la forme, et une industrie, par l’instrumentalisation du besoin de récit.
Avec l’industrie triomphante dans l’art, on expérimente les nouvelles machines, caméras, automob iles,
microscopes, à travers le plaisir de la vitesse, du grossissement, en repoussant le plus possible les limites
de la vision physiologique ordinaire, le tournoiement des images jusqu’au vertige des formes et des
perceptions réelles dans un jeu de trois dimensions déréglé et fasciné par les prouesses de l’image.
L’image est le lieu d’inscription de ces nouvelles perceptions et sensations. La vitesse, le jeu des formes
intéressent les cinéastes des années vingt, comme inscription de la modernité mais aussi, comme
l’affirme très justement Patrick de Haas, parce que la vitesse « s’attaque à la vision traditionnelle qui
permet dans un état de stabilité de décrire chaque objet dans sa clôture, de lui fixer une identité »12, et
de l’inscrire dans un jeu a priori de formes, de significations, selon des attributions non classiques qui
évitent de fermer l’art à toute perspective d’avenir et d’expérimentation. « La vitesse délivre de la volonté
de reconnaissance », de classement, d’étiquetage de chaque chose perçue, selon l’orc hestre mental du
penser et du classer, du senti et du perçu, de l’éprouvé évoqué par Georges Pérec, et qui évite ici de
stériliser la recherche de formes en art. Le pensé et le classé du savoir a permis la reconnaissance du réel
senti. Mais la perception ne classe pas, n’hypothèque pas le senti et le reçu de la vue et de l’ouïe. Pour De
Haas, la vitesse « dissout les objets, les diffractes, les superpose les uns aux autres. Le spectateur ne s’y
retrouve plus. Les cadres de sa conscience ne peuvent plus suivre, contrôler, comprendre, canaliser les
fuites d’images qui viennent noyer ses yeux »13. Il ne s’agit plus de rassurer par un récit qui endort la
conscience mais de produire par les images un éveil des sens, un refus de l’atrophie sensorielle
contemporaine qui n’arrive plus à éprouver.

La forme éblouit, étonne du pouvoir de prélèvement de matériaux filmés dès l’acte du regard, agit à l’aide
des nouvelles technologies de la vision. La répétition de formes, dans le cinéma expérimental et dans l’art
vidéo, se précise comme un travail de repérage et de jubilation qui a creusé le sillon du plaisir de sentir.
Les sensations semblent s’emparer de nous à travers les vertiges de l’émotion visuelle, sans aucun sens
imposé à notre lecture du monde sensible. Expérimenter, c’est atteindre pour soi le monde sensible. Le
refus de la répétition est vécu comme un salut des émotions : « Aussi la vitesse est conçue comm e un
moyen de libérer l’optique de l’échelle graduée qui rabat les intensités sur les axes de représentation. En
provoquant des effets de vertige, de tournoiement, d’éblouissement, elle emporte les corps et les chahute
sur place »14. Expérimenter, pour un artiste des années vingt, vise à entrer dans la politique d’inventaire
des formes comme le fit John Cage, dans la musique contemporaine des années 50-70 : « Entre les choses
que vous séparez pour qu’elles ne se fassent pas obstacle, il est nécessaire qu’il n’y ait rien. Eh bien ce
rien, c’est ce qui permet à toute chose d’exister »15. Expérimenter est ce rien qui permet ce tout, ce
chaos qui, à un moment, est donné pour rien, dès lors qu’il n’est pas cet objet su et recuit du savoir-faire
en art. Expérimenter se fonde sur un remue-ménage d’images, comme l’affirme Blaise Cendrars : « nous
buvons Ivresse. Le réel n’a plus aucun sens. Aucune signification. Tout est rythme, parole, vie »16. La
prolifération expérimentale des images est vécue tour à tour comme "un vertige", comme "un promoteur
de sensations intenses" du récepteur. Le cinéma est alors comparé à un stupéfiant cérébral, pour le
peintre Francis Picabia et le poète Blaise Cendrars. La peinture vient chercher avec Duchamp, Picabia,
Léger, le nouveau pouvoir hallucinogène du cinéma, de la peinture optique sur écran blanc, renouvelable,
créative à chaque plan, à chaque instant. Ensuite, très vite, en 1950, la recherche de formes deviendra un
vice honteux qui figera la surimpression découverte durant ces années-là, qui navigue à travers le monde
des arts et du « cinéma pur » expérimental et expérimenté, de la photographie, à la peinture magique des
surimpressions de femmes aux visages extraordinaires de Francis Picabia. Picabia peint des femmes
élancées dont les visages se mêlent à des décors, se surimpressionnent, se fondent et se mêlent comme
des odeurs et des matières tout juste picturales comme tirées d’une photographie ou d’un film novateur.

La culture du formalisme naît bien avant le formalisme russe des années vingt. La prolifération de
sensations visuelles entre, dès le dadaïsme, comme une culture du plaisir des formes, fondée sur le désir
d’état onirique du sujet, dans l’éprouvé du senti et du désiré de l’expérience vécue, dans laquelle les
images aident à ressentir le monde proche du "transfert perceptif", en deçà du discursif et du narratif
assignés aux images par le récit. Il s’agit de construire un état de liberté des émotions internes, par la
stimulation des images externes du spectacle du film d’artiste. L’expérimental consiste en l’acte de
croyance dans nos propres perceptions afin de créer en nous comme dans le public, dans l’artiste comme
dans le théoricien, cette exaltation de la sensation et de l’in telligence du perceptif sollicitant la pensée.
Tous les cinéastes du cinéma muet non narratif signalent combien le cinéma de ce type sollicitait le
spectateur au niveau de cet éprouvé, ce ressenti en dehors des habitudes du spectacle ordinaire, dans
lequel chacun se repaît dans sa norme et son habitude de consommation classique et rassurante. L’art
n’est pas classique, il brutalise les habitudes et le public vient pour ces sensations nouvelles, cet éprouvé,
ce désir de nouveautés qui perturbe et provoque ce vertige de soi dans ce monde où nous vivons
d’exaltation et non de résignation de nos sens, où nous refusons d’admettre tout pouvoir à la police de
l’art. Dans le cinéma expérimental comme dans le vidéo-art, il s’agit de dépasser le contrôle de la
conscience sur les perceptions visuelles, de lever les résistances à l’incontrôlé. Ainsi « le cinéma doit aller
plus vite que la pensée du spectateur » afin de briser ce qui blesse la liberté d’accès à l’informe. Il s’agit
de stimuler la sensibilité du spectateur et non de fournir au cinéma narratif expérimentateur une mise en
bouche des idées nouvelles sur la forme. Patrick de Haas affirme : « Avec les films expérimentaux, la
levée ou l’affaiblissement des déf enses du moi n’a pas pour effet, comme dans beaucoup de films de
fiction, de produire une situation de leurre ou d’identification, mais, à travers un processus de
désubjectivation, d’aiguiser la sensibilité du spectateur, de raffiner et de diversifier ses émotions »17.

Durant les années vingt, la représentation donne à l’image son statut formel dé chargé du rôle de porter
le sens, le discours, le récit, la révolution artistique ou politique. L’image existe pour elle-même, dans un
rapport spéculaire, fonctionnant sur des rapports spécifiquement cinématographiques, axés sur la
subversion de la vision par des effets visuels. Dans notre monde moderne, le spectateur est dans la pré-
vision, il attend par avance l’effet de l’image sur lui. Durant les années vingt, on recherche la séduction
des imag es, la surprise de la vie visuelle. Produisant des effets visuels purement physiques, le statut de
l’image dans la peinture construit le rapport spéculaire de la vision. Le rapport à l’œuvre est d’abord un
acte pictural qui restaure l’idée de peindre avec la lumière et de construire la matière dans l’acte de
tournage et de visionnement du film. Tous les cinéastes qui font référence à la peinture rejettent la
charge qui incombe à l’image de se produire dans l’obligation de faire sens, récit, scénario. Obliger le film
à faire forme ou sens impose d’oublier la sensualité des images et signifie refuser l’accident heureux, le
hasard objectif cher à Breton. Oublier la sensualité des images oblige à la réduire à l’état d’instrument du
récit qui fait sens, qui fait dogme : comme quoi tout film raconte l’idéologie dominante du monde ou la
vérité du monde des plus forts, c’est-à-dire tel qu’il est ou que l’on veut qu’il soit.

Dans le cinéma expérimental le scénario est vécu comme la forme pestiférée du sens imposé, d’autant
que le cinéma narratif reconduit invariablement les mêmes formes, les mêmes rythmes, les mêmes
normes du récit selon les modes, sans jamais surprendre le spectateur par la nouveauté plastique.
L’abandon caractéristique de l’image comme lieu de la forme oblige le cinéma narratif inventif à
emprunter un instant aux Avant-Gardes des formes nouvelles, comme dans l’Inhumaine de Marcel
L’Herbier. Il faudra attendre de rares moments du cinéma, où un cinéaste narratif comme Wenders
affirmera que l’image est davantage un acte de la peinture, dont l’objet est de résister au récit afin
d’enrichir la vision. Sans rien innover, le récit se charge du sens. Il sert davantage à instrumentaliser la
forme qu’à donner droit à l’invention formelle, à l’expérimentation. Les peintres ont travaillé l’espace, le
matériel visuel, les textures, la rupture avec le réel, tout en refusant que les œuvres soient soumises à
l’idéologie du contenu car le politique, en art, a figé la création filmique en suivant l’idéologie capitaliste
et stalinienne des années trente.

La linguistique va briser la domination du contenu en révélant combien l’hégémonie du sens sert de


prétexte à nier le travail de l’art, réduit à de la pure propagande et à l’éducation des masses. Pour
Chlovski, la forme est polymorphe, n’engendre que des sens multiples, existe comme entité séparée du
contenu, elle est produite par la forme, c’est-à-dire par la matière et les matériaux et non par le discours.
On a cru, à l’époque d’Eisenstein, à l’idéologie de la ciné-langue, dans la mesure où l’idéologie de la
grammaire cinématographique, reprise durant les années quarante, va engendrer l’écriture figée du
stalinisme ou l’idéologie auteuriste de Bazin. Le cinéma des Avant-Gardes travaille dans le champ des arts
plastiques, dans lequel l’image est un travail de peintres cinéastes. Pour les formalistes, le langage est
pris comme matériel de travail, comme résistance des objets de l’écriture et de l’invention. Il ne s’agit pas
de se couler dans le moule du récit d’une époque mais d’en inventer la structure narrative formelle. L’art
n’est pas un procédé mais une forme. Pour l’idéologie du contenu, l’art sert d’instrument pour
contraindre la pensée tandis que, pour les formalistes, l’art n’est pas procédé mais ouverture sur nos
sensations et nos perceptions visuelles et sonores, sur les formes du sentant. Les formes ne sont pas,
pour l’Europe Occidentale, des formes pour mieux présenter ou "communiquer du sens "18. Pour le
cinéma narratif, les sensations de l’image s’inscrivaient pour "ravaler sur le ruban narratif" et forcer à
rendre toute recherche de la création de la forme signifiante, fut-ce un signifiant imaginaire. La violence
faite au formalisme, durant les années vingt en URSS, a atteint tout l’Occident depuis. Il fallait que le
langage devienne fluide et transparent, tandis que le cinéaste était chargé de gommer les effets formels
comme les effets de montage. On faisait comme si l’image n’avait pas de résistance active, n’était pas un
matériau filmique résistant, n’avait pas d’existence comme fragment, n’avait pas ses propres lois, sa
propre matière. On flouait la matière première des œuvres comme on flouait la parole des féministes des
années vingt, afin de construire une unité homogène du réel conforme à un gommage des aspérités de la
réalité. L’image du réel filmé rencontrait alors la résistance du réel à un sens imposé par une instance
narrative du récit dogmatisé du réel lisse, homogène, fluide, idéologique. On construisait un modèle
mental où tous les effets étaient gommés pour donner une vision du monde sans résistance particulière à
la version autorisée du réel des hommes au pouvoir. Or le réel est résistance. Il ne se connaît pas. Il se
découvre. Le montage fluide, tel que le stalinisme l’a produit, a engendré l’idéologie du refus de voir et de
comprendre le monde. Le dogme de la réalité objective contre la réalité subjective a engendré le refus
d’exhiber les ellipses, les liaisons et les artifices du montage, mais également de montrer les failles du
monde. Pourquoi manipuler les images puisque les images sont la prise de la réalité telle qu’elle est ? La
réalité est là, pourquoi la manipuler ? Le dogmatisme était un montage du monde. La caméra était
réduite à une machine à enregistrer et non à créer des formes, des sensations visuelles, des récits
novateurs. On se refusait à voir que le dispositif de tournage était un projet de créateur, d’artiste, de
talent et d’invention. Pourquoi inventer les formes du réel si la caméra les enregistre telles qu’elles sont,
affirmaient Bazin, Rossellini, Christian Metz, entre 1939 et 1960 ? En évacuant l’écriture de la forme, tant
de l’image que de la forme narrative, l’idéologie de contenu est passée à côté des Avant-Gardes
théoriques des années 1917–1920, pendant lesquelles Chklovski écrit un texte : l’Art comme procédé
(1917) et qu’Ossip Brick affirme que la recherche de la forme produit un nouveau contenu d’évidence et
non l’inverse.

Chklovski affirme que la fonction de l’art est de rendre la sensation de la vie. La problématique de la
reconnaissance de la sensation et des émotions est attribuée à l’image comme artifice et objet spéculatif
de l’art : « le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à
obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception »19. L’acte de perception en art
est une fin en soi et doit être prolongé ; l’art est un moyen d’éprouver le devenir de l’objet. La volonté de
faire croire que le sens fait l’image repose sur l’idée que l’art n’est qu’expression d’une idée, langue ou
langage achevé. Face au cinéma expérimental, nous nous retrouvons face à une incompréhension
flagrante et volontaire, une fermeture, qui poussait les Avant-Gardes russes dans le sens de l’éducation de
masses. En réduisant l’art au discours, le sens dominant produisait l’idéologie de classe, la domination du
prolétariat, la fermeture de l’innovation sur sa mort. L’époque stalinienne va accuser les théoriciens et les
artistes de formes gratuites, inutiles, de l’art pour l’art, selon les pratiques du mépris que l’ignorance a
toujours pratiqué lorsque les institutions lui donnent le pouvoir de contrôle.

Les formes ne sont monnayables ni par un récit, ni par une idéologie. Elles n’ont pas de valeur marchande
mais travaillent contre "le marché du sens". Dans l’idéologie du sens et dans la croyance en la vérité du
monde du plus fort, l’écrivain et l’artiste, sont chargés par le contrôle d’Etat de l’art et le marché, d’un
message à transmettre. Le propos imposé aux images vise à établir la puissance de la croyance sur les
consciences et les formes d’adhésions à des affirmations gratuites et infondées, tout à fait crédibles mais
fausses. Les formes de l’image permettent de faire adhérer aux valeurs politiques, idéologiques,
religieuses, induites dans le montage lisse du réel. La croyance fait adhérer, sans résistance critique au
monde tel que la foi qui domine le présente. Le cinéma narratif est, selon Patrick de Haas, illusionniste,
puisqu’il masque ses procédés de dissimulation du matériel avec lesquels il travaille, pour gommer ses
effets de raccord, de montage, d’ellipse, afin d’imposer une fluidité facile des images asservies au récit.
Le cinéma narratif se construit selon un unique mode de la perspective monoculaire issue de la
Renaissance, selon un mode d’exposition où "le sujet se retrouve"20 mis en perspective, au centre du
récit, selon des identifications qui le rendent dépendant de l’histoire, selon des illusions et des fusions qui
construisent la dépendance à la vérité de l’instance racontée et racontante. Tout attendre de ce qui nous
est raconté rend le spectateur objet et non sujet de ses émotions. Lorsque la réalité devient récit, fiction,
le réel n’a plus de droit. Il est comme étouffé et étouffant, car le sujet n’y a plus aucune liberté, en dehors
de la réalité pervertie de l’idéologie à laquelle il est contraint de se soumettre. Il est censé croire à une
histoire dont il doit se convaincre qu’elle lui arrive aussi. Le récit de la propagande possède cet effet sur
les esprits. La propagande agit sur votre conscience qui s’imagine toujours la plus forte. Mais
précisément, le sens critique s’émousse vite. On s’habitue et on plie. L’aliénation au récit, dénoncée dans
les années vingt par Vertov, renforce le besoin de mise à distance vis-à-vis du "ciné-drame" et de ses
illusions. Il condamne la fiction à son rôle d’opium.

Dans le formalisme, les sensations visuelles organisent la réception sans message. La forme est le seul
message. C’est, selon Patrick de Haas, ce qui a fait scandale : « les formes sont riches et dans le même
temps gratuites. Il faut les racheter par une histoire ». Car le « plaisir vient par-dessus le marché : il
réside dans la parure du message » 21. Dans le cinéma narratif, le plaisir sensoriel devient très
secondaire. Il vient après le sens parce que l’enjeu ne réside pas dans l’éprouvé, le senti, mais dans l’idée
de faire adhérer à la vérité de la fable du monde dont le film narratif est l’exercice des idéologies de la
croyance et du travail du faire croire au faux ou au vrai. La structure narrative établit une hiérarchie
violente des matières de l’expression. Le récit impose une réception à la signification, au message, au
contenu, à l’histoire, la parole. La différence entre un discours politique et une œuvre d’art filmique
devient alors faible, d’autant que l’idéologie du message rend tout ce qui sort du message inutile. Le film
en l’occurrence ne sert plus à rien qu’à éclairer le message, à le répéter, à en produire la propagande. Si
l’art ne sert qu’à répéter le déjà su, le déjà dit , ce n’est pas de l’art. Ce n’est plus rien. Et c’est bien ce
message imposé à l’art qui est corruption et terreur contre l’art. L’artiste entretient une relation
privilégiée avec son matériau de création, selon un dispositif, pellicule, écran, grattage de pellicule,
peinture, prise de vue, qui engendrent des images improjetables, surprenantes, comme autant de
détournement de la vitesse de projection en faveur de l’image, du segment isolé, tirable sur papier géant
dans le cadre d’une foire exposition ou d’une manifestation d’art. Pour les artistes du Chien Andalou, « le
scénario s’envole loin et inutile. La vedette nous souhaite bonne chance et disparaît et alors on commence
à s’amuser vraiment, à utiliser les yeux pour les choses qui en valent la peine. Croyez-moi, passez chez
l’oculiste, faites refaire vos yeux, vos lunettes. Le Cinéma va commencer »22. Le rejet du scénario, de
Buñuel à Godard, vient du rapport à la peinture, du rejet du sens au profit des arts plastiques. L’art ne
raconte pas, il montre. On ne dit rien d’une image. Et l’image ne parle pas, elle ne délivre que le regard
du sens. Man Ray également refuse au scénario toute clé de l’écriture, parce que, par essence, la
peinture rejette le sens. De même, l’image ouvre la sensation au plaisir sans contrôle de la raison. Le
cinéma n’existe, pour René Clair, que sur l’écran, non dans l’écriture sur papier ou sur le seul scénario,
mais dans la prise même. Pour Man Ray, la prise est un dispositif visuel, enrichissant d’émotion face à des
formes désubjectivées de l’ego que construit le récit. Ce décalage permit à Godard de réinitier le rejet du
scénario dans l’improvisation des acteurs sur le plateau, en soufflant sur le moment les mots à prononcer
des acteurs surpris et innovants. Godard, tout en faisant l’inventaire des formes, oriente son travail vers
le récit des effets comme engendrement du récit, dans un ordre pictural, disnarratif, subversif. Moholy
Nagy, Godard, héritent de la relation à la peinture, au tableau, à la lumière comme ouverture de la forme,
sur la création comme procès. La lumière s’oppose alors au pigment tandis que, chez Godard, la
colorisation des images instrumentalise le récit, comme un e revanche sur le discours qui tue la forme.
Héritier des Avant-Gardes, Godard, dans Eloge de l’Amour, colorise ses derniers plans comme un peintre
qui rend la couleur à la vie, comme on donne des images au désir. Moholy Nagy, en son temps, produit
depuis la photographie un champ expérimental de l’image cinématographique, dans lequel les
manifestations artistiques rivalisent d’effets de lumières, d’éclairs mouvants, aveuglants, se dissolvant.
Les effets d’images en 1929 sont le centre des recherches des formes occidentales, jouant, bien avant
Deleuze, sur la matière/énergie, force transcendante du créé. Dans la lutte entre formalisme et
fonctionnalisme, s’organise l’opposition entre le Bauhaus et le formalisme des Avant-Gardes dadaïstes
anti-fonctionnelles, dans lequel l’art pur n’est qu’un des moments d’une provocation absolue contre la
bêtise qui commande à tout et engendre la guerre.

Eisenstein reprendra beaucoup la notion de photogramme dans la création du fragment, du plan, de


l’image. Le photomontage et le photogramme sont très pratiqués, dans les années vingt, dans les Avant-
Gardes européennes. En URSS, Rodchenko, El Lissinsky, Klucis, les Stenberg rivalisent avec les
allemands comme Hausmann, Hearstfield, Baader, Grosz, Schwitters, Umbo, Ernst, Bayer, Baarder, et en
France avec Man Ray, Picabia, Fraenkel. Lorsque Eisenstein et Vertov utilisent les effets, le corps du film
est envisagé comme une richesse du fragment, une matière de l’expression à travers le photogramme et
les surimpressions du photomontage. Si la Grève est le premier film expérimental d’Eisenstein, il incarne
bien cette époque en privilégiant immensément le fragment, à l’instar de l’Homme à la caméra de Vertov,
où tout le contenu artistique du film se situe dans le photogramme et ses trouvailles, tout autant que dans
le montage. Pour l’époque, le photomontage est une forme organisée des fantasmes qui déconstruisent
l’image comme saisie, empreinte, copie de la réalité. Les photogrammes de Man Ray, ou rayogrammes,
observent l’idée plasticienne que toute photographie pour exister n’a pas besoin d’un appareil pour
devenir une œuvre mais d’un laboratoire de photographie. Le rayogramme est obtenu en plaçant des
objets sur un papier photographique sous l’agrandisseur, en modelant les formes par des jeux
d’empreintes et des traces de matière devant la lumière. Le jeu de la lumière prépare les nouvelles
figures de l’aléatoire, de l’expérimentation comme posture créative. La surface sensible est le lieu de
toutes les mémoires des actes effectués avec la lumière, les gestes des photo plasticiens et des jeux de
matière : peignes, ressorts, matériaux divers du quotidien. La lumière devient vite une matière
immédiate, un espace vibratile, un influx qui laisse traces des déplacements et des objets mis ainsi en
mémoire directe des désirs de rendre compte de la chair de l’image. Man Ray est passé du rayogramme
photo plasticien au film, en expérimentant constamment les effets de la matière dans l’image. Retour à la
raison (1923) fait entrer le photographique dans l’un des instruments du créatif. A travers l’ombre portée
sur la poitrine de Kiki, s’inscrivent des jeux de matière et d’ombre sur le corps, tant dans le positif que
dans l’inscription du négatif désiré. On cherche au cinéma à rendre l’effet de la lumière comme instance
pure de la forme, où l’objet donne à l’image tout son merveilleux et sa subjectivité émoti onnelle, dans
l’intervention du corps comme centre du sujet. Les années vingt répondent à l’expérimentation des
années dix, tandis que le cinéma narratif n’arrive pas, en 1910, à transcender sa matière d’expression ni
à produire des effets expressifs.

Expérimenter est un terme importé des sciences expérimentales du dix-neuvième siècle, dont l’enjeu était
la recherche. Le principe de l’expérience reposait sur des hypothèses à démontrer, des postulats à
trouver. Ainsi la science ne savait pas tout, mais travaillait à découvrir. On a alors opposé sciences
expérimentales et sciences exactes, dites dures par opposition aux sciences humaines, dont les objets
relevaient de toutes les attentions de chercheurs émérites. Le statut de l’expérimentation semble bien le
principe même de la recherche qui ne sait rien d’avance et qui trouve dans l’expérimentation l’objet de
son travail invisible. A la suite des scientifiques, le naturalisme a voulu envisager l’écriture comme une
expérience ou une expérimentation, comme l’ont fait les Goncourt, à propos de l’hystérie, et Zola sur
l’alcoolisme, la prostitution, la lutte de classes. La littérature naturaliste procédait par enquête,
documentation, à l’instar du roman balzacien. Ecrire était expérimenter la nouvelle réalité découverte en
levant le voile sur le monde, à partir des découvertes de la science. Mais, une fois dans l’art, le mot
expérimental est devenu encombrant, notamment lorsque le cinéma narratif a voulu figer ses formes afin
de rendre le récit du monde cohérent, intangible selon une hégémonie du stable, du cadre, de
l’horizontalité de l’image projetée. Eisenstein a repris cette possibilité de l’expérience à travers la notion
de montage, de fragment, d’image, de mouvement. Ainsi Eisenstein reste porté par le désir de la forme,
parce qu’il entend vivre son temps, au-delà des barrières entre Etats, au sein d’une même génération
d’artistes et de cinéastes du monde entier. Il réhabilite dans son pays, avec les Formalistes, la notion de
forme issue de la peinture, dans le film comme art du jeu, au-delà de l’analogie et du ressemblant.
Comment naît une forme ? Comment apparaît une ligne, une matière, un sujet ? Eisenstein pose des
questions encyclopédiques sans toujours pouvoir répondre avec un esprit de synthèse. Il dérive, glisse,
multiplie les exemples, les anecdotes, affirme, édicte, assène souvent comme quelqu’un qui écrit comme il
parle, produit un texte oral dont les cours offrent un exemple d’argumentaire. Parfois il démontre,
argumente, découvre. Expérimenter sa pensée c’est admettre son droit à l’erreur, c’est chercher.

Dans le dogmatisme, celui qui possède le savoir ne se trompe jamais, à l’instar de l’homme de loi, de
justice, de police. Exposer une recherche revient alors à admettre une faute pour tout type de censeur de
la vie des autres et de l’art en particulier. Ils viennent se mêler à votre souffle et vous condamnent
indûment.

Le Littré (Pauvert, Paris, 1956) explique qu’expérimenter signifie modifier les conditions des images
préalables, issues de la prise de vue. Expérimenter signifie rentrer dans la combinatoire comme
possibilité de l’image. Eisenstein entend produire à l’aide de la symbolique, un effacement de l’image
comme sens et introduire un lien de jouissance dans l’assemblé, le collage, le rassemblé. Il utilise les
phénomènes de réversibilité des images pour reconnaître comment ils se produisent dans la chaîne
visuelle. L’expérimentation est en cela une observation préparée qu’Eisenstein divulgue au moment du
test de l’écranisation. L’expérimental est la force de l’invention comme statut de la création, en tant que
processus insu qui traverse le statut des images. La période de création de la Grèv permettait ce travai
que le cinéma narratif a détruit. Expérimenter vise donc à préparer les conditions d’une création
permanente au sein des pratiques artistiques, dans le dispositif de travail du créateur. L’espace ludique et
son rapport à l’image, loin de dégrader l’artiste Eisenstein, le rapprochent davantage de
l’expérimentation que des suivistes du moule narratif du Réalisme Socialiste ou des Avant-Gardes
européennes. Très vite, le cinéma narratif de l’art stalinien utilise des canons narratifs éprouvés en
Occident, et jamais remi en question. Les habitudes et la routine produisent les mêmes récits et les
mêmes histoires du héros positif qui se sacrifie ou donne la bonne parole. L’expérimentation, au contraire,
s’oppose à l’immobilisme en art. L’expérimentation est revendiquée par Eisenstein, dans les termes de
l’époque repris par Mikel Dufrenne23, selon lesquels l’artiste est un créateur qui engendre une vision du
monde, à travers les figures du grand déploiement de la création humaine, dans la représentation
artistique. L’expérimentation en art s’accompagne d’un appareillage conceptuel et pratique. Ce sont les
qualités d’une œuvre qu possèdent la richesse instituée par le sujet. L’œuvre est le produit du sujet, là où
ce dernier s’efface comme être et comme faux double de l’œuvre. Il ne se destine pas au public et
demeure une méthode de la pensée créatrice, fondée sur l’éprouvé de la sensation. Chez Eisenstein, il
s’agit d’un acte en laboratoire, c’est-à-dire dans un lieu où il exerce un contrôle sur la continuité narrative
du visuel. La recherche artistique procède systématiquement de l’expérience, en vue d’éprouver, de
connaître en apprenant de la matière et de la confrontation entre soi et elle entre soi et l’œuvre.
L’expérimentation sort des doigts autant que de la pensée, de l’idée. Elle est fille de l’idée, du nouveau
mais procède par empirie et non par dogme. En cela, Eisenstein a choqué Metz. Il ne s’agit pas d’un
savoir, mais de l’empirie, du ludique. Expérimenter vise à pratiquer des opérations destinées à juger et à
éprouver, à tester, à vérifier des formes. L’expérimentation est une action de la pensée qui agit en acte,
sans exposer le discours qui explique et expose les attendus. Elle est fille de la philosophie, du regard sur
ce qui se joue dans les travaux sur les images, à une époque d’invention qui osait tout et contre tout.
Seuls les manifestes de l’époque exposent, de manière généralement provocatrice, les nouveaux aspects
des pratiques de l’art et s’attaquent à ce qui freine le désir de novation. L’expérimentation comme
processus de création était l’apanage des Avant-Gardes artistiques. Dada, le Surréalisme, les Avant
Gardes russes expérimentaient. Expérimenter abat la violence qui est faite à la création. Expérimenter
vise à rendre au sensualisme et à l’empirisme leur véritable place dans l’expérience, en art comme en
science. Expérimenter détend en soi l’acte de création qui passe par les mains, sans que la conscience ne
parle ni ne commande, sans que la raison puisse dominer, ni l’instinct ni la puissance du geste. Le
marxisme, qui est un matérialisme, ne voulait pas entendre cette réalité de l’empirie et cherchait dans le
stalinisme à construire une théorie figée de la connaissance. En ne se renouvelant pas, le marxisme s’est
suicidé. En n’admettant pas la critique radicale, il a tourné le dos à la réalité et à l’expérimentation de la
pensée. Il s’est rendu étranger aux textes libérant des marxistes occidentaux, des freudo-marxistes, des
théoriciens du langage, de la psychanalyse, des nouvelles sciences.

Eisenstein était capable de capter des flux de vie et de désir, au sens deleuzien du je et du jeu de
branchement de désirs. Pour Deleuze le je représente le je collectif des spectateurs. Il n’y a pas de cinéma
expérimental sans penser les contradictions de la réalité, et interroger la collectivité sur ses
représentations. Les flux de désirs, au sens de Lyotard, entendent capter des flux de je, où vivre l’image
est exister en soi comme en un alter ego créateur, libéré de la morale de l’époque, et vécu comme
possible en construction.

1.7. Le montage : flux, branchement, fusion

On peut se demander si la question des articulations dans un film eisensteinien est une production du
montage dans la période muette ou un simple gommage de toute articulation. En 1929, la bande image
s’élabore dans une dramaturgie de la forme qui fait film. Le photogramme est encore au centre d’une
dramaturgie de l’écriture qui sait sillonner la grande bande image, le fragment, et instaurer la fusion des
plans de réalité au sein du cadre. Le travail de la Grève élève l’image à la surimpression, prise comme
fusion de deux espace-temps syncrétiquement assemblés dans la réception, par un jeu de double regard
qui dérange et fascine, renvoie au désir surréaliste d’assembler des mondes opposés, de jouer sur la force
symbolique de la rencontre et de la fusion des images, dans le sillage d’une instance dramatique très
forte. Dans l’articulation entre les plans, Eisenstein fait jouer des niveaux formels de réalité, qui disposent
l’un derrière l’autre des plans, et rejouent la force émotionnelle de la matière, dans des éléments de
constructions luxuriantes, qui s’opposent, d’un niveau à l’autre de l’énoncé mécanique des pans de
réalité, dans leur nature évènementielle. Par exemple, dans le récit de la lutte contre l’oppresseur,
premier niveau du récit, se lit l’image fusionnante d’un bœuf en sang qu’on éventre, superposée, à un
deuxième niveau, à l’image d’ouvriers qu’on tabasse et qui fuient l’usine. Le niveau métaphorique de la
lecture entre dans la forme du discours : le peuple est saigné à vif dans son droit et sa dignité. Les
niveaux de réalité ouvrent l’énonciation des images et les entraînent dans un flux figuratif qui ouvre à son
tour sur la sensation de sang, d’effroi, et sur le moment du regard du récepteur au sein des
surimpressions, des fusions d’espaces dispo nibles pour adhérer à ce sang, à cet effroi, à cette sensation
du monde brutal et dominateur, comme effet de réalité. Ce réel surgit contre les yeux par le travail d’une
forme. La surimpression est effectivement un processus de fusion, car chaque élément n’est pas successif
mais se constitue "par-dessus lui". Il entre, comme dans la peinture de Picabia, comme des flux parallèles
qui se croisent et se décroisent, dans un vagissement et une colère des éléments de la diégèse. La
superposition chez Eisenstein est un défi à tous ceux qui ne mélangent jamais les réels, qui sont
incommodés par le surréalisme contemporain, ceux qui voient dans la surimpression un procédé facile en
peinture, en photographie et au cinéma et qui n’analysent l’art qu’en terme de procédés, d’effets, de
technique froide, qui ne savent pas se laisser porter par les flux d’images et les forces de leur synergie.

Pour le réalisme socialiste, le réel est monosémique, univoque, d’un seul tenant et sans complexité ni
inconnu. Dans les plaies du marxisme léninisme et du réalisme, l’image n’est pas un flux qui traverse
toutes les surfaces physiques et psychiques de l’écran comme surface de projection. Cependant, pour
Eisenstein, le procès des images filmiques est déjà ce flux qui navre les sens d’une luxuriance
d’altérations, de desquamations, de brûlures diverses de l’image expérimentale. Ainsi déclare-t-il : « le
concept (sentiment) de mouvement fait naître la sensation des flux, en ce qu’il naît dans le processus de
superposition de l’impression conservée de la première position de l’objet et de la position devenant
visible de l’objet »24. L’objet vit ainsi, au sein du cadre, une singulière évolution des formes, des jets, des
projets des surfaces désirantes et attirantes, par le jeu des matières signifiantes du récit. Dans la théorie
des photogrammes, il n’y a pas de montage qui puisse se réduire à l’idée de "fusion" comme réalité de ce
qui se passe. La fusion se situe dans la condensation et le déplacement de l’image, dans le mental, sous
l’influence des images, diront Eisenstein, puis Bonitzer et enfin Christian Metz dans le Signifiant
imaginaire. Si le cinéma est, en 1929, pour Eisenstein, un art qui réside dans le "phénomène du
mouvement du film", c’est en raison du fait que le fondement optique de cet art travaille sur une suite
d’images "immobiles, de position successives, d’un corps en mouvement", de chairs et de plans qui
"fusionnent en un mouvement", "quand on les montre dans une succession rapide"25. Eisenstein entend
définir la notion de mouvement comme une particularité objective du cinéma, art du mouvement par
excellence, lorsqu’il affirme que l’idée de mouvement repose sur « deux vues inanimées d’un corps en
mouvement, se suivant l’une l’autre, s’unissant avec une apparence de mouvement lorsqu’on les projette
consécutivement à la vitesse requise, provoquant une forme d’union des images »26.

Ce qui ici est au centre du cinéma, dans la décomposition du mouvement des images, sa fragmentation,
ses photogrammes, devient un objet essentiel de l’art contemporain, en peinture comme dans les
installations naissantes : les recherches sur la sérialité du mouvement de Duchamp dans Nu descendant
l’escalier, qui fit fureur, à l’art récent de Bacon, de Rebeyrolle ou de Velickovic. Eisenstein travai lle la
transversalité de l’art et n’isole pas la photographie du photogramme, pas plus qu’il n’ignore l’interaction
entre photographie, cinéma et arts plastiques. Eisenstein définit l’image comme un contrepoint de l’art
spatial dans l’art graphique. Dans « Stuttgart » 27, il ouvre au champ des ruptures de l’image, il rend
évanescent le principe unificateur de l’image porteuse de sens idéologique, et l’ouvre comme un méandre
de dysfonctionnement du sens imposé. Le sens imposé est pris dans ce tourbillon de formes, et le
marxisme-léninisme n’y est qu’apparat et légitimité de la nouvelle casuistique, caution morale de la mise
à mal de toutes les transgressions du plaisir, libéré de toutes ces censures faussement éthiques.

Eisenstein est allé partout en Europe, là où les Avant-Gardes mélangeaient photomontages et


photogrammes, dans la période Dada et Surréaliste, dans toute l’Europe des années vingt et trente.
Durant cette période, Eisenstein travaille la surimpression dans ses récits visuels. Richter, Ruttmann,
Man Ray, Léger, Moholy Nagy sont photographes, cinéastes expérimentaux, peintres. Le cinéma et la
photographie, durant les années vingt, ont ouvert l’art sur le statut du cinéma expérimental, ainsi que sur
celui de la photographie de recherche. Ils n’ont fait recette que lorsque les artistes furent tous morts afin
que la spéculation puisse valoriser les œuvres essentielles, délaissées par l’éphémère et le modain
volatile du marché de l’art. Ces œuvres fixes étaient déclassées au profit d’images en mouvement
ligaturées au récit. Ces images décrémentées du cinéma expérimental ne jouaient pas le sens. Elles
travaillaient sur le sensible, la perception visuelle des formes nouvelles issues de la technologie. Un Man
Ray s’est vendu très longtemps 700 euros, par exemple, pour une photographie intitulée la Prière, avant
d’atteindre maintenant des sommes plus conséquentes. Le rapport entre la photographie et le film s’est
joué à partir du moment où, dans les expositions, il apparaissait nécessaire d’illustrer les catalogues de
photogrammes tirés des films de recherche et de création et des films d’Eisenstein, afin de suivre plus
lentement le flux des images, cette force irrésistible de la temporalité agissante au sein du regard, devant
la force mouvante du fragment. La notion d’image, comme force d’inscription de la création, va devenir
chez Eisenstein un enjeu qui dépasse le montage, dans lequel le fragment sert l’image, et où l’image est
surtout une force métaphorique, une figure de style, une allégorie du vivant.

Les Avant-Gardes russes ont fait naître chez Eisenstein un art sans sujet, un art sans sens, sans idée, un
art qui rejette tout asservissement. Victor Chlovski peut affirmer : « il a fallu que naisse l’idée d’un art
sans sujet »28, c’est-à-dire un art où la forme défait le contenu de ses prétentions à gouverner l’art par le
sens imposé. Le sens imposé est ce que dénonçait Roland Barthes. Imposé à qui ? A Eisenstein, par la
puissance politique. Pour simplifier, Eisenstein déclarait que le sens imposé c’était la Révolution. Formule
commode qui clouait le bec à tout agent de la sécurité. Si en 1930-1940, la notion de montage suit et
remplace la notion de conflit de la fin des années vingt, c’est en raison du recul de la dialectique
marxiste, du conflit entre la musique et le son, du conflit des éléments qui, au sein de la structure du
cinéma muet et du cinéma sonore, fait apparaître l’efficacité du montage narratif. La notion de rapport de
force est d’abord liée au goût des formes, des effets visuels de la modernité. Vient ensuite le rapport des
forces dans l’intrigue. Le montage reste une notion qui intègre la notion de récit devenue primordiale. Le
montage ne fait pas dériver l’être ; tandis que la forme novatrice agit sur celui-ci et atteint l’émotion et
parfois l’affect. Dans la période muette, mais musicale, du travail d’Eisenstein, l’image est un élément
d’une construction qu’il qualifiait de dynamique. Plus tard, le son direct viendra ou non agir dans cette
construction, selon une sélection du matériel direct ou préparé.

La spécificité des Avant-Gardes soviétiques réside dans leur extrême diversité et ce goût immodéré pour
inventer, innover, produire des pensées conceptuelles dans tous les domaines de l’art. Elles ont
représenté la première expérience politique et philosophique d’un art autonome vis-à-vis de l’autorité de
l’Etat. Car l’art est l’expression de l’imaginaire vu par les hommes du réel que sont les artistes. La
problém atique de l’autonomie de l’art se situe dans un concret qui place l’Etat dans le sens d’un pouvoir
qu fait commande, parfois. Mais la réalité de cette dépendance n’a pas empêché les Avant-Gardes de
revendiquer leur autonomie tant conceptuelle que pratique, c’est-à-dire d’éviter à tout prix toute
dépendance idéologique.

Eisenstein, pour sa part, a produit l’illusion conciliatrice entre le stalinisme et les Avant-Gardes
artistiques. Cette illusion va périr avec ces de rnières vite étouffées. Dès le suicide de Maïakovski,
répétant celui d’Essenine, la raison marxiste meurt pour laisser le Formalisme Russe, Jakobson et
d’autres, émigrer ou périr. Voici la mort de l’esthétique et de la sublimation révolutionnaire. La révolution
dans les domaines de l’art est exécutée au cours de procès retentissants. La première mystification
révolutionnaire opère, juge et condamne l’art à s’effacer comme novation, espace critique et critique
radicale du monde tel qu’il est, au sens de Marx. On pourra être communiste et réactionnaire en art et se
penser révolutionnaire, tout en osant se payer de mots comme : le peuple, la liberté, l’art, même
prolétarien.

1.8. Montage et enjeux théoriques eisensteiniens

La notion de montage est une notion pratique de travail filmique afin de réaliser une œuvre. Le montage
est devenu une question théorique en URSS en raison des liens entre cette notion et la philosophie
marxiste-léniniste de la fin des années vingt. Dans les années vingt, le montage est considéré comme une
victoire de la forme, là « où la forme se montre plus révolutionnaire que le contenu » 29. L’année 1929 est
une époque charnière où le mot montage remplace souvent le terme de forme. Dès les années trente,
c’est le mot dialectique qui devient peu à peu "la fée dialectique" léniniste du cinéma. Mais la notion de
montage apparaît plus sûrement avec le Montage des attraction , dans la ligne du Proletkult (Avant-
Gardes) dont l’orientation est de servir de "manifestes" des artistes. L’orientation et le but annoncés
reposent sur un jeu d’influence émotionnelle des images et des récits, par un processus de condensation
émotive des perceptions, selon un tracé de la réception et du choc émotionnel recherché, non plus au
simple plan visuel mais dans la subjectivité de la forme. Mais de manière plus directe, le sentiment du
spectateur devient l’enjeu du « façonnage de ce spectateur dans le sens désiré à travers toute une série
de pressions calculées sur son psychisme »30.

La lutte des classes de l’époque entrait en ligne de compte dans l’art comme structuration émotionnelle
et calcul de la réception à des fins idéologiques. La puissance des images est alors attributive et
fantasmée, comme un pouvoir de l’image sur la conscience réfléchie. Le montage muet est davantage un
montage du segment, afin de constituer un flot lumineux de flux émotionnels. Puis est apparu le montage
pathétique31, revendiqué par Eisenstein, comme rompant davantage avec les théories de l’image animée,
à l’époque muette des Avant-Gardes, passionnées de la perception, de la sensation, du visuel, du
mouvement, de l’effet de réel de la forme. Mais avec le Montage pathétique, Eisenstein formule combien
les "réactions émotionnelles du spectateur" dépendent de l’œuvre dans sa construction, son architecture
et son façonnage du désir, "sans lien logique" apparent. Cependant, un terme va fausser l’histoire de la
notion de montage en 1948, car il évoque la formule de "grammaire du film"32, de "syntaxe", sans
beaucoup de lucidité et reflète davantage l’idéologie du cadreur et les échelles de plans, qu’il ne produit
de nouveaux concepts. Ce détournement de la pensée vient de la propagande communicationnelle et
entrera dans l’idéologie de la "ciné-langue" et autres confusions de l’époque, entre communication,
langage et art, dans lesquelles le cinéma est un art majeur de l’époque plutôt qu’un instrument
quelconque. Il est fait au langage ce que l’on fait aux hommes. Les tyrans de l’époque avaient besoin
d’une langue, d’un message pour leur propagande, d’un dressage des hommes. L’art devra refléter cette
idéologie du message imposée au film. Le montage politique faisait écho au rêve immense du montage
muet, comme champ d’expérience et d’expérimentation. « Montage 37 » et « Montage 38 » vont
également éclairer la troisième conception eisensteinienne du montage, dont on peut dire que l’analyse
que fait le réalisateur dans Mettre en scène, illustre sa troisième approche du montage comme étant une
partie « qui s’insère dans le processus de création »33. On le voit, Eisenstein glisse d’époque en époque
du montage avec un désir de cerner ce qui s’opère à ses yeux comme "un travail créateur", où le film est
un ensemble du procès de l’œuvre. On passe d’une époque muette où le montage se fait œuvre, à l’aide
des ciseaux, de la colleuse, à une époque du montage pathétique qui s’effacera au profit du cinéma
sonore narratif. D’abord utile, le terme de montage devient vite un dogme qui cache la réalité du travail
du monteur derrière un numéro social de prestidigitation idéologique. Puis la notion se déplace vers la
fonction de contrôle du réalisateur.

Eisenstein figure le réalisateur qui occupe la place du monteur, et que la propagande désigne comme
réalisateur monteur, auteur de livres et d’articles sur la théorie du cinéma. Les écrits d’Eisenstein sont
très nombreux et font apparaître un théoricisme fort. L’absence de textes marxistes sur l’art faisait
cruellement défaut. Le jargon marxiste et la grande culture d’Eisenstein en ont ébloui plus d’un, à tel
point que certains voulaient lire Lénine, Marx et Eisenstein. Le montage était au bout de l’idéologie et
devenait le but de tant de lectures dogmatiques. Chez Eisenstein, le dogme est présent et fait illusion
lorsque le réalisateur affirme un peu rapidement : « Plan et montage sont des éléments de base du
cinéma. Le film soviétique a établi que le montage était le nerf du cinéma soviétique »34. Le discours est
ici valorisant pour la propagande du régime lorsqu’il s’agit du film soviétique. Cette image est purement
"édifiante" et peu informative. Cependant les termes plan et montage appartiennent à la première forme
de montage chez Eisenstein, le montage muet. Dans l’articulation entre le plan et le montage la virtuosité
du monteur est essentielle. Pris comme segment, le plan entre dan une chaîne visuelle complexe dont
Eisenstein a le secret. Il segmente, refuse la durée, fabrique le choc visuel des images entre elles. Puis il
les met en conflit et fabrique le flux des images.

La fonction ludique du montage apparaît très tôt chez Eisenstein comme transformatrice de l’œuvre. Le
jeu est opérationnel dans la création filmique et artistique en ce qu’il sort des idées reçues et qu’il
façonne la forme. Pour Christian Metz, le montage est trop sérieux pour que ce soit un jeu, pour
Eisenstein le plaisir et le jeu sont essentiels dans l’émotion que pourra ressenti le spectateur. Le montage
apparaît plus ludique que savant, plus plaisant que théorique, plus jouissant que dogmatique. Terme à
terme, montage et idéologie s’opposent dans la perspective critique, mais aus si ludique, qu’emploie
Eisenstein. Le jeu des images est à l’époque un plaisir immense que les théories du récit et de la
narration ont effacé, derrière le discours rigoureux du texte théorique. Si Eisenstein condamne, par effet
de rhétorique, "nos premiers théoriciens du film", il les admire absolument. Le rejet des "gauchistes du
montage" relève de la langue de bois habituelle. Dans le mot gauchiste, il y l’excès, la radicalité, que le
moralisme ne saurait tolérer dans la langue conventionnelle de Staline et des siens. Mais la phrase
suivante va permettre à la sémiologie de faire un contresens sur le montage muet Eisensteinien, quand le
réalisateur prend une précaution oratoire et affirme : « nos premiers théoriciens du film considéraient le
montage comme un moyen de description qui consistait à placer les plans isolés les uns après les autres,
comme on fait avec les cubes d’un jeu de construction ». Christian Metz évoquera avec dédain la posture
du "théoricien du montage-roi", lorsqu’il aff irme : « Eisenstein se laissait bientôt conquérir en esprit par
le désir de conquérir les esprits, et devenait le chef de file de tous les théoriciens du montage-roi ». Ainsi
pouvait-il dénoncer l’usage du montage dans sa définition du cinéma : « le montage, à travers
l’exploitation ardente et ingénieuse de toutes les combinaisons qu’il autorise, à travers les pages écrites à
sa gloire dans livres et revues, devenait quasiment extensif au cinéma lui-même »35. La philos ophie
d’Eisenstein procède davantage de l’esthétique de l’image que du montage ou de la continuité visuelle
chère à Metz. Eisenstein use du profilmique, en ce que chaque plan est un fragment dans le film muet qui
s’incorpore au tout. Eisenstein, en 1948, alors qu’il publie Réflexion d’un cinéaste aux Editions de
Moscou, parle au passé, à propos du montage du film muet. Dans les années vingt, ses textes publiés vont
dans ce sens du montage ludique, que certain nommèrent "le montage-roi" et qui autorise toutes les
"combinaisons", ardentes et ingénieuses jusqu’au vertige, de l’effet et du plaisir des sensations.
Eisenstein peut affirmer ici la réalité ludique du mon tage sur les segments à structurer, à l’instar du jeu
de cubes ou du mécano, en tant que construction segmentale et architecturale du film. La création d’un
"mécano" filmique de segments, de photogrammes, incarne, aux yeux d’Eisenstein, un jeu de construction
de l’œuvre entière dans la politique du montage muet. Le montage est spécifique et nécessaire dans le
cinéma expérimentalo-narratif, à partir de Koulechov, Eisenstein, Vertov, Poudovkine, Béla Balazs, Renato
May, Rudolf Arnheim, Levinson, Gance, Ray, Epstein, Dulac, l’Herbier. Pour les années 1920-1930, le
montage est "coextensif au cinéma", dans une esthétique de la scène, de la séquence, du plan, du
fragment non asservi au réci mais à la sensation visuelle. Dans les années 1945-1960, le montage se
résume à "ajuster et découper" et à produire une narration qui puisse gommer ses effets : « comment ne
pas vouloir le faire le mieux possible, comment ne pas chercher à couper au bon endroit », demande
Metz, à propos du montage, dans la perspective du Réalisme Italien. Dans la perspective de la critique
réaliste et anti Avant-Gardes, le montage-roi est critiquable, tant idéologiquement que sémiologiquement,
parce qu’il privilégie le vertige, la syncope, co mme dans les escaliers d’Odessa. Christian Metz utilise
Roberto Rossellini, d’obédience communiste, contre Eisenstein, pour stigmatiser ce dernier pour qui le
montage-roi est pensé « comme une manipulation toute-puissante »36.

La confusion entre art, simulacre et réel permet à Metz de placer le montage muet des Avant-Gardes
comme étant un artifice, un procédé, une technique de manipulation. La confusion entre art et
manipulation permet au stalinisme dominant, de 1950 à 1968, de manipuler toujours et encore, comme si,
à l’inverse, le gommage des effets, la négation des liens et artifices entre les plans et les scènes, les
ellipses diverses, n’étaient pas inclus dans le montage chez Rossellini, agissant comme une autre
manipulation toute puissante de la réalité devenue fluide. L’argument naturaliste vise à affirmer : les
choses sont là pourquoi les manipuler ? Tout est lieu de manipulation, de volonté de faire adhérer à telle
ou telle thèse. Eisenstein n’est d’aucune thèse, il est cinéaste et tente de traverser les époques du
montage. Lorsque Metz affirme : « Eisenstein refuse la plus petite part aux coulée créatrices continues, il
entend affirmer qu’il contrevient « aux vraisemblances minimum »37, il éconduit dans le naturalisme la
représentation purement objective. Metz attribue à Eisenstein le rejet des coulées créatrices des Avant-
Gardes expérimentales. Mais la Grève la Ligne général e, ne sont que coulées, flots humains, flux. Metz
semble contraindre le cinéma à une désidéologisation, en produisant ou en envisageant une idéologie du
"récit purement informatif", sorte d’utopie du fait sans récit , par opposition à un "pathétique" ou à un
"organique", c’est-à-dire en dernière analyse "découpé et monté"38. Pire, l’apologie du plan continu
persiste comme effaceur du montage, de la durée fragmentée, de la vision comme sensation. L’hyper
présence du réel et de la réalité plombée importe davantage au naturalisme. Il s’agit d’informer, comme
les informations politiques devraient informer, sans manipuler. Pourquoi manipuler en effet ? Mais les
médias ne font que cela, d’un bout à l’autre de cette utopie d’informer et qui n’informe pas, qui bluffe
dans l’idéologie de la prise de la caméra enregistreuse, dite caméra de surveillance. Ce naturalisme copie
le réel du plus dominant.

Metz reconduit cette facilité théorique du naturalisme dans la copie du temps et du réel dans la formule :
« Il n’envisage même pas que l’enregistrement d’une courte scène elle-même composée et jouée puisse
être un choix parmi d’autres »39. Cette formule « il n’envisage même pas » illustre la posture metzienne,
en ce qu’elle est aussi partisane, d’autant qu’Eisenstein, dans Ivan le Terrible, professe une continuité
narrative qui assume pleinement la temporalité des scènes, comme si les scènes avaient pour elles-
mêmes "leur beauté propre". Metz ne confond pas simplement les époques des "théories" du montage, il
réduit la réflexion russe d’Eisenstein aux seules années vingt et aux premiers textes publiés aux Cahiers
du Cinéma, dans les années 1968-1975, qu’i généralise. Il est refusé à Eisenstein son formalisme qui,
comme esthétique, travaille la composition de l’image : « car au niveau de chaque "plan", il y a déjà
filmage, donc composition ». Pour Christian Metz commence ici "l’esprit manipulateur". Aussi peut-il
affirmer : « Mais Eisenstein ne manque pas une occasion de dévaloriser au profit des soucis
d’agencement séquentiel tout l’art qui a pu s’investir dans le modelage des segments agencés »40 .
Eisenstein n’aurait pas "le sens de l’événement narré", dès lors qu’il segmente à outrance, comme dans le
cas du Cuirassé Potemkine, à travers le jeu des statues qui, par le montage, se dressent à l’image. "Le
montage sous sa forme souveraine" n’est pas plus un montage muet qu’un montage narratif. La question
dépasse Eisenstein et travaille autant Vertov que les Avant-Gardes européennes qui rompent avec le
cinéma narratif au profit du segment, du plan, dans la pei nture et dans l’art contemporain, et visent
surtout à reposer les questions de l’art contre l’obligation de récit.

Selon que l’on ne lit que les textes des années vingt et trente d’Eisenstein, on l’imagine, à l’instar de
Christian Metz, comme un praticien de « ce qu’il faut appeler un fanatisme du montage »41. Pour peu que
l’on travaille les autres textes des années trente et quarante d’Eisenstein sur le montage, on s’aperçoit
très vite qu’un tout autre fanatisme surplombe la création et s’impose à tous comme un dogme d’Etat
dans la politique stalinienne de l’art, où le montage renforce la propagande. Avec le stalinisme, le
mimétisme pseudo théorique s’impose là où l’effet du montage doit servir l’idéologique qui insupporte
Christian Metz.

Eisenstein tente une ruse, il instaure l’aspect ludique de la création dans le cinéma muet, il le rend plus
expérimental. Puis, dans le cinéma narratif muet, il expérimente le rapport au récit et ne désinvestit pas
totalement le segment au profit de la logique narrative. Dès ses prises de position sur le montage muet
expérimental, il défend la posture osée d’une création ludique du montage. En ce sens, il rend au jeu
toute la noblesse que les psychanalystes et les psychologues ne cesseront de défendre après guerre
(Winnicott). Avec le jeu, Eisenstein fusille le travail, le sérieux, l’aspect pontifiant de la théorie et rend à
l’art sa dimension de plaisir dans la création. Eisenstein affirme : « Le mouvement interne de chacun des
plans cube et la longueur des parties composantes qui en résultait était alors considérée comme le
rythme ». Eisenstein mettait en jeu des micros récits qui ont valeur d’axe formel au sein de la diégèse et
dans le plan. Il va au-delà la continuité narrative. Il instaure une poétique du fragment ou du plan. Par le
typage, chaque plan est un récit, au sens du cinéma underground de Warhol, qui ne s’y trompait pas, à
travers ses portraits en plan fixe. Les plans fixes des meurtres dans l’escalier de Potemkine racontent un
monde émotionnel torride de mort, de choc de la balle qui foudroie, de la lèvre ouverte, de la conscience
avant la mort, de la bouche ouverte qui accuse le coup, qui voit le crime de la répression, dans des
maquillages qui révèlent de véritables paysages humains pris au piège du retrait de la vie. Comme l’a
souligné Barthes dans l’article intitulé « le troisième sens », le spectateur s’arrête sur un plan, sur un
geste, qui éclaire toute la signification formelle du monde sur le mode métonymique (le signe pour la
chose signifiée).Le spectateur de l’époque se situait dans une relation au fragment, au plan en particulier,
bien plus qu’à la construction. La construction eisensteinienne était invisible aux yeux du public. Le plan
était une forme de confrontation de soi à soi dans un rapport d’identification à l’image, on s’intéressait au
travail du soi dans l’autre du plan, on vivait la construction de soi dans le désir de se voir vivre dans
l’autre de l’image et dans son mouvement au sein du plan. En supprimant la distance fixe du spectateur à
l’image comme au réel, les cubes eisensteiniens agissent par la différence des échelles de plans, par les
jeux de cadres, de point de vue, au sein du montage muet42 .

Le montage muet a rendu possible la mobilité, la variation des angles, l’art du gros plan qui fondent un
changement de distance "radical", comme l’affirme Béla Balazs. Chez Eisenstein, le jeu est devenu art et
l’art a muté en jubilations instinctuelle et intellectuelle pour fabriquer le tout de l’œuvre, comme
esthétique du désir. La caméra isole et fragmente le corps. Eisenstein invente la fragmentation du corps
au cinéma en suivant de près ce que font les surréalistes. La caméra fragmente chez Vertov et Eisenstein
; le corps morcelé, divisé, efface l’idéologie de l’unité du c orps et du sujet et renforce l’idée de fragments
et de fétichisation qui circule au plus au point dans le Chien Andalou de Bunuel, et dans la Grèv . Le corps
dans l’espace défait engendre alors avec le visage une subjectivité nouvelle, par laquelle le cinéma muet
fait entrer, dès Griffith, la notion de subjectivité des émotions. Eisenstein fera de l’usage du gros plan une
arme de ses premiers films muets, tant dans l’usage de l’insert que dans le très gros plan afin de
désigner, de signifier, d’orienter le regard. La caméra extériorise par le cadrage du gros plan toute
l’effectivité dont Balazs et Bonitzer ont évalué l’importance. Eisenstein souligne quant à lui le rythme du
montage muet, fondé sur une métrique et un calcul des effets : « il en découle un rapport métrique, plutôt
qu’un rapport rythmique ». Selon Eisenstein « il serait fait d’un procédé mécanique de collage un principe
esthétique ». Dans Réflexion d’un cinéaste, Eisenstei n renie quelque peu le cinéma muet, devant l’avance
du cinéma sonore dans la construction du récit qui va remplacer la question du montage. Eisenstein
réfute le rythme, la métrique, l’agencement des plans du montage muet lorsqu’il affirme que le montage
muet est un concept "absolument faux", aux yeux du cinéma narratif qu’il défend en 1948. Et d’ajouter «
nous ne pouvons donner le nom de rythme à un tel rapport de longueur ». Mais il attribue au montage un
pouvoir singulier : « le montage serait le moyen de dérouler une idée à l’aide de plans isolés ». Par
ailleurs, une phrase plus loin, il renforce encore la nécessité de montage : « A mon avis le montage est
une idée qui naît de la collision de plans indépendants »43.

La figure philosophique de "l’idée d’idée" provoque un effe d’immédiateté, impérativement posé et


imposé aux cinéastes par la relation entre art et politique, car le politique veut que l’idée soit instrument
et non savoir. On le sait, le cinéma ne sera jamais idée mais art, for me et non formulation, langue mais
non langage de l’art. Eisenstein est poussé dans ses contradictions autour du montage par les
revirements qui seront imposés par le KGB de l’art à cette époque. Ses écrits théoriques sont-ils en
décalage avec la pratique du montage ? C’est alors qu’il affirme : « lorsque vous travaillez dans le cinéma
muet et que vous passez ensuite dans le cinéma sonore, il se produit un certain mouvement dans vos
procédés et vos constructions. Je ne dis pas que ce mouvement s’effectue toujours en avant. Mais il y a
toujours des changements et des progrès dans votre stylistique. »44 La dominante idéologique s’appuyait
sur la stylistique occidentale qui allait changer à partir des formalistes russes. Mais les formes de l’art
devaient renier, au nom de Staline, toute recherche de la forme. La forme pour la police politique des
esprits est l’art même, c’est-à-dire ce qu échappe à son contrôle. Une œuvre varie dans sa forme,
rarement par le contenu. La forme pour Eisenstein se situe là où l’artiste travaille le plus, non à des effets
mais au processus esthétique même qui construit l’œuvre toute entière et la singularise. La forme dans
un film est cet élément qui singularise l’écriture et la plastique du film. A travailler la forme, l’œuvre
évolue, alors que le contenu n’est que pensée, idéologie. La grande peur stalinienne résidai dans le fait
que la forme en changeant bouleverse la structure même de l’œuvre et le long travail de censure
politique qui imposait un sens à toute œuvre : la révolution politique, les grands idéaux, les plans
quinquennaux, les dogmes en vigueur.

La forme permettait d’échapper à cette terreur du contenu imposée aux artistes après l’écrasement des
artistes indépendants. La notion de forme n’est ici qu’un aspect de l’esthétique comme procès. Dans la
notion de forme -sur laquelle je reviendrai-, réside une liberté créatrice qui ne s’attache pas au sens, à la
signification, au contenu. Eisenstein adhère très tôt à cette proposition qui définit l’essence de l’œuvre
d’art par la forme. En écrivant un article intitulé « Sur la question d’une approche matérialiste de la
forme », Eisenstein oblige toute approche de la théorie à définir ce qu’il appelle "la construction d’une
œuvre d’art", en ce que la forme touche « au problème de la représentation et de l’attitude envers le
représenté »45, tel que Hegel et Kant le positionnent. Eisenstein va chercher hors de l’indigence léniniste,
stalinienne et trotskiste, des réponses à leur volonté d’instrumentaliser les artistes pour en faire des
porte-parole de la vox popul , telle qu’ils l’ont voulue, à la place des artistes eux-mêmes. Eisenstein, en
hégélien, affirme contre Lénine et Staline : « L’attitude envers le représenté va se manifester par la
manière dont ce qu’on présente est montré »46. Le montré et le montrable entrent dans une perspective
de la perception et du ressenti du spectateur. La manière dont s’inscrit la matière s’impose bien comme
une forme produite par la composition générale de l’œuvre : « la composition comprise en tant que loi de
la structure du représenté »47. Car la forme est une question de « méthodes et de moyens qui serviront à
élaborer la figuration de telle sorte qu’en même temps que son quoi, elle révèle comment la considère
l’auteur et le comment il désire que les spectateurs perçoivent, ressentent et comprennent ce qu’elle
représente »48.

La présence de la notion d’auteur n’est pas un hasard dans les écrits d’Eisenstein. Mieux, elle semble
incarner une force de propositions de la forme, l’origine des trouvailles de réalisations et de réflexions,
dont la subjectivité est le foyer nourrissa nt. La pensée est un enjeu de l’autonomie du penseur habitué à
penser par lui-même et non à se soumettre à un quelconque évidement de sa subjectivité par des dogmes
anti-sujet, dans lesquels certains ont été prendre leurs ordres, faisant semblant d’être et de demeurer
matérialistes, autonomes, cultivés. Eisenstein tente l’intuition fulgurante d’élever la notion d’autonomie
de la forme au rang d’autonomie du processus esthétique. Il entrevoit que cette autonomie va libérer le
créateur de son public, le temps de la maturation d’une réflexion sur le film comme spectacle, comme
centre d’innovation et de plaisir de l’image. Dans le spectacle, dont Eisenstein a conscience, depuis ses
expériences du cirque, de la relation entre l’expérimentateur et son public. Cette relation au spectacle est
maintenue comme une question de travail. L’art est un constant renouvellement de la forme parce qu’il
est un spectacle qui jamais ne doit s’user au regard du public mais toujours se renouveler. La lassitude
est rapidement possible dans le figé du pompiérisme qui domine, à partir des années quarante, et que
rejette dans les faits Eisenstein. Il expérimente constamment, renouvelle sans cesse ses propositions au
sein des institutions, tant comme créateur que comme enseignant et chercheur au V.G.I.K. En ce sens, le
scénariste, le réalisateur, se situent dans la perspective du libre arbitre du créateur, dans son rapport à la
création pensée, sentie, théorisée, éprouvée et validée. L’auteur est celui qui construit le chemin du désir
du spectateur vers l’œuvre filmique. Il incarne cette idée simple de Lénine, que le film apprend sur soi-
même, si l’auteur fait le travail en amont, afin de construire le plaisir de la réception publique sur grand
écran. L’image est l’enjeu du plaisir du spectateur. Cela impose à l’auteur un dispositif où l’art filmique
devient un art de la construction, de la composition, de la fabrication du plaisir du spectateur. Eisenstein
interroge tour à tour la composition plastique et structurelle de l’œuvre, le travail de structuration du
représenté, la segmentation de l’image, comme instances de jouissance plasticienne, autant de
questionnements qui permettent de résoudre le problème de « l’incarnation de l’attitude de l’auteur »
(Eisenstein) face à l’œuvre en chantier perpétuel qu’il offre au public comme un cadeau naturel. Ces
notions échappent aux agents du K.G.B. et aux dénonciateurs ordinaires qui effacent tout désaccord en
supprimant physiquement l’adversaire sous le poids de dénonciations toutes aussi hallucinantes les unes
que les autres.

Marx n’évoque pas les questions de la représentation et du représenté dans l’œuvre. La référence
philosophique est absente et les textes manquent gravement sur la question de la figuration au cinéma,
qui devient une problématique de la forme. L’œuvre nécessite une composition d’ensemble qui introduit le
processus esthétique : « la composition, [est] comprise en tant que loi de la structuration du représenté,
qui permet de résoudre le problème de l’incarnation de l’attitude de l’auteur »49. Qu’est-ce que la
composition ? Qu’est-ce que la structuration du représenté ? Comment s’organise la représentation au
cinéma ? Quel philosophe a abordé ces questions au cinéma et en art, à quelle époque et quand ? Il n’y
avait pas, dans le camp au pouvoir, de philosophes pour comprendre ni pour répondre à ces questions.
Les réponses étaient dans les livres bannis et chez les philosophes de l’Occident honni. Marx, Lénine,
Staline, n’ont pas réponse à tout, ni en en théorie ni en pratique. On ne s’agenouille pas devant des dieux
vivants ou morts de la "liberté". En pratique, ils évoquaient la question par l’élimination du
questionnement ou du questionneur A ces questions, il n’y avait pas de réponse censée en dehors de la
soumission. Comment représenter les délateurs, les mouchards, la police politique, s’est demandé le
réalisateur dans plusieurs films ? Comment évaluer « la structure du comportement émotionnel de l’être
humain, comportement lié au fait de ressentir le contenu de tel ou tel phénomène représenté »50 ? En
postulant un lien entre le ressenti, l’éprouvé face à la composition de l’œuvre, à l’émotion, Eisenstein
évalue le comportement émotionnel comme un élément fondateur du rapport aux images, un rapport à
des sensations visuelles porteuses de pulsations, de perceptions sensorielles qui donnent au corps des
impressions qui guident le désir sur l’image. Mais dans ce contexte idéologique et policier particulier,
comment évoquer le travail théorique de l’art comme une nécessité absolue de l’esthétique ? Pourquoi un
artiste a-t-il dû s’attaquer à des notions qui relèvent de la philosophie de l’art ? Et pourquoi, à la place,
avons-nous une politique du pouvoir qui mate les esprits, les rivaux, les personnes critiques, les
opposants au dogme naissant et puissant en 1925 ? Quelle forme donner à ce vide théoriqu lorsqu’on est
un artiste ?

Cette forme, Eisenstein la réalise dans la caractérisation de la police des esprits par une opposition
complète entre le peuple ouvrier et les mouchards qui sortent de leur terrier, de ces trous multiples d’où
la police politique peut les appeler, pour espionner partout la vie. Dans le film la Grève, chaque
dénonciateur payé par la con tre-révolution (dans le film, les patrons d’avant-1917) est affublé d’une
image d’animal. Entre la représentation de la grèv comme phénomène de masse et le cinéma, Eisenstein
va puiser, dans la truculence drolatique des caractères grotesques et dérisoires, la forme de la terreur, la
dénonciation calomnieuse du pouvoir. Le rire, forme efficace chez Eisenstein, incarne ici une forme
particulière au sein du récit. On se moque de ces valets des tyrans. On rit de leurs sobriquets, on se
moque de leur déguisemen théâtral comique. Suspecter le travail de la forme es t bien mettre en place
une ligne de démarcation entre le vrai et le faux du pouvoir, de la tyrannie, qui contrôle tout, jusque dans
l’acte de penser et l’acte de faire de l’art un axe du spectacle populaire. Aussi Eisenstein et les
formalistes russes dégagent-ils la question de la vieille opposition idéaliste entre forme et contenu, que le
stalino-léninisme a repris à son compte comm e beaucoup de notions réactionnaires en art. En contrôlant
l’œuvre par son contenu, on élimine vite qui n’est pas dans la ligne idéologique au contenu toujours
variable. En faisant varier la ligne on tue qui on veut. A partir de quelques critères de contenu
idéologique, une œuvre, un artiste, pouvait être interdit d’exister au nom du contenu que l’on voulait voir
dans les œuvres mon tées à la gloire de la tyrannie et du réalisme socialiste imposé. Le vieux rêve de
tyrannie absolue sur les rêveurs et les artistes a échoué mais a tué la vie de l’art sans aucun scrupule.
Eisenstein, dans ce combat des années vingt, milite selon « la méthodologie de la forme et non du
contenu de l’intrigue »51.

Que se passe-t-il entre les textes des premiers écrits d’Eisenstein et ceux des années quarante, lorsque
Eisenstein affirme : « il y eut dans notre cinéma, une époque où l’on proclamait que le montage est tout.
On touche aujourd’hui au terme où le montage est tenu pour rien »52. Et d’ajouter que le montage fait
intrinsèquement partie du film, comme un des éléments « contribuant à l’efficacité de cet art ». «
N’admettant ni qu’il soit tout ni qu’il soit rien », le montage devient avec le cinéma narratif moins
important qu’il ne l’était pour le cinéma expérimental dont les années 1917-1925 s’inspiraient.
La logique du cinéma narratif vise à effacer peu à peu les marques de montage au profit de la fluidité du
récit, comme le souligne Bazin, et Metz à la suite, comme nous le verrons. Mais Eisenstein sait pourquoi il
y eut recul de la notion de montage pour des raisons politiques lorsqu’il affirme : « la période de
reniemen a détruit jusqu’à l’aspect le plus incontestable du montage, celui qui n’aurait jamais dû susciter
la moindre attaque »53 de la part du Parti communiste contre les Avant-Gardes. En 1939, Eisenstein fixe
un sens narratif au montage, qui s’oppose à l’idée antérieure du conflit dialectique entre le plan et le
montage, en construisant, dès Film Form (1929), une tâche d’homogénéisation plasticienne des plans, de
la construction du montage, où le plan n’est qu’une "cellule" ou "molécule du montage", et non la chose
en soi de l’expérimentation de l’art cinématographique.

Dans Film Form, la notion d’image comme fragment s’insère dans une structure qui imposera la notion de
composition esthétique segmentale. Dans les premiers écrits, c’est l’image qui s’impose à la structure par
sa forme plasticienne. Dans Film Form Eisenstein place la dialectique au centre des relations entre
l’image comme segment et la construction d’ensemble de la scène et de la séquence, de l’unité de
l’œuvre. Dans Réflexions d’un cinéaste, Eisenstein assume que tout est conflit dialectique, au sens où le
Montage des attraction est "confrontation des faits". Dans Au delà des étoiles, le cinéma est décrit comme
"une des formes de violence"54, à l’image de la réalité sociale. Nous sommes à l’époque où commence à
s’énoncer qu’il faut adapter l’homme à la violence du monde, et non le monde au besoin de paix de
l’homme (1938-1940).

L’éducation des masses sera reprise, pour le cinéma, comme espace où le récit politique de la réalité se
construit afin d’éduquer à la violence et pour adapter la sensibilité à l’insensibilité de la réalité. La réalité
en marche n’a qu’un but : briser le sensible, durcir, effacer la conscience. La culture est parfois prise
pour de la sensiblerie. Eduquer à la violence du monde est alors, chez Eisenstein, un enjeu culturel de
l’autonomie du sensible. Eisenstein reproduit cette donnée au cinéma en réintroduisant le conflit
dialectique, enclenché dès le montage au sein du récit, comme dans la vie. Les interrelations au sein de
l’image sont pensées comme un conflit potentiel. Eisenstein tire l’image vers le récit comme confli de la
vie. Il charge l’image de cette tension interne qui lui est étrangère. Cette interrelation en trois phases se
positionne comme un discours argumentatif, davantage comme récit que comme construction. Au lieu de
construction Eisenstein place le mo "conflit", comme le conflit de classe chez Staline.

Le pouvoir des politiques pousse les artistes à installer le conflit de classe au sein de leurs écrits et
discours, au sein des représentations artistiques, afin d’établir une ligne de démarcation entre ceux qui
sont dans la ligne (ceux qui se soumettent) et les autres, trop radicaux (les gauchistes, les formalistes), ou
les trop peu radicaux (du cinéma narratif classique). Le montage devient le montage de la réalité du
dogme, de l’art de falsifier et de produire "le mentir vrai" de la politique, en matière d’art et de culture.

Eisenstein intègre l’idée de conflit dialect ique comme positif. Le film, comme la réalité, devient un lieu
où le conflit doit opposer deux thèses, et travailler une idée abstraite, jouer du "conflit au sein d’une
thèse". Le conflit dialectique engendre des postures qui conduisent au "conflit au sein du plan". Mais la
redondance du conflit inonde tout le film et explose avec une intensité croissante dans le montage, et agit
même parmi les plans séparés. Au conflit entre plan et montage répond le conflit des "motifs", de la
matière de l’expression dans le cinéma sonore. Le conflit entre l’expression verbale et le discours filmique
engendre un conflit avec l’image. Le conflit de l’expression de l’acteur avec les l’expression du visage
engendre le code gestuel, très utilisé dans le cinéma muet d’Eisenstein, et se concrétise à travers la
"projection du conflit", dans l’espace du plan, de la scène, au sein du cadre. Le corps de l’acteur joue dans
l’espace, selon un espace mental temporel et selon une mise en scène dont il faudra construire le
montage devenu outil du récit. Aussi le montage n’a pas à être abîmé, crucifié, au point d’oublier son but
essentiel, qui, aux yeux d’Eisenstein, devient un "enjeu de connaissance" dans les termes du cinéma
narratif qu’il entend défendre à présent contre l’expérimentation. Le réalisateur déplace ici la notion de
montage pour lui adjoindre le mot connaissance, comme dans la notion de "théorie de la connaissance",
de Lénine et Staline. La théorie de la connaissance a longtemps été ce monument figé du savoir, dogme
du marxisme-léninisme, même lorsque les connaissances avaient évoluées au point de rendre caduc le
discours officiel des cours de philosophie du marxisme-léninisme. Eisenstein veut au contraire privilégier
la connaissance, le savoir récent, le désir de savoir, dans la pulsion scopique. Derrière cette notion de
curiosité par la vue qu’il privilégie, il veut en réalité imposer la formule de "narration pathétique" parce
qu’elle réintroduit le stade émotionnel, le désir, chez le spectateur. Mais le pathétique, deviendra sur le
plan narratif et émotionnel le moule du réalisme socialiste ultérieur.

Dans ces circonstances, Eisenstein attaque les vieux maîtres du montage qui « semblent avoir perdu le
sens de la narration suivie, logique, voire simplement cohérente » qu’il entend défendre avec le cinéma
pathétique. Le stalinisme oblige ici à certains discours s’inscrivant dans une chasse aux sorcières envers
"les vieux maîtres", adeptes du formalisme russe. Car Eisenstein fait partie de ces nouveaux maîtres du
montage qui agissent dans l’expérimentation. Le stalinisme envisage des batailles idéologiques
qu’Eisenstein répercute, comme dans la formule : « livrer tout d’abord une bataille pour l’art du montage,
trop oublié ». Eisenstein évoque à ce propos les termes de "mission" : « le montage est d’un puissant
secours dans l’accomplissement de cette mission ». Il répond ici aux injonctions des politiques sur la
question du montage. Mais il n’omet pas de dire que raconter signifie raconter avec logique et
cohérence, avec le maximum de "capacité pathétique d’émotion"55. Nous retrouvons cette problématique
de l’émotion dans Montage des attraction : « L’attraction telle que nous la concevons est tout fait montré
(action, objet, phénomène, combinaison, conscience, etc.) connu et vérifié, conçu comme une pr ession
produisant un effet déterminé sur l’attention et l’émotivité du spectateur et combiné à d’autres faits
possédant la propriété de condenser son émotion dans telle ou telle direction dictée par les buts du
spectacle »56. On se rend compte qu’Eisenstein passe par les différentes étapes de l’histoire du cinéma
russe : le formalisme russe et le montage roi, le montage des attractions, le montage pathétique, le
cinéma narratif à présent classique des années 1937-1940.

En investissant le processus esthétique, Eisenstein replace le montage comme une des composantes de la
création artistique et se met à envisager la capacité pathétique de l’émotion, comme pathos d’une
dramaturgie qu’il a étudiée de près dans ses cours de cinéma du VGIK, lorsqu’il prend, le 23 octobre
1928, la direction d’un département de recherche p our la théorie de la formation du metteur en scène. A
son retour de voyage, en avril 1932, Eisenstein obtient la chaire de cinéma, le premier octobre 1932.
L’activité théorique devient une activité intellectuelle tournée vers le film comme structure et comme
œuvre.

Eisenstein puise dans ses expériences des objets d’analyse, son savoir empirique et sa pratique. C’est en
réalisateur qu’il entend penser les objets de travail du point de vue esthétique. Dans son travail de
construction, le doute est aussi important que l’élaboration, les hypothèses. En esprit réflexif, il ne pense
pas avoir toujours raison. Son savoir est remis en cause par lui-même, menacé d’effondrement par son
sens critique aigu. Penser et rechercher une solution dans "un processus visible et tangible"57 est l’objet
de la théorie. Chez Eisenstein, la théorie retourne à la pratique et à la réalité. Elle est un objet de la
pratique, un enjeu de la pensée, un édifice jamais stable qui va vers le réel pour le penser. La réflexion
sur l’objet a pour rôle un travail théorique substitutif, un enjeu de la méthode, du travail d’écriture, de
mise en scène, de montage même. Théoriser vise à penser les objets réalisés tant du poi nt de vue du
cadre que du point de vue de l’art. Théoriser vise à penser la pratique avec un maximum d’imagination, à
repenser le vivant de l’œuvre. La pensée est le second laboratoire de recherche d’Eisenstein, ce qui
redouble les pratiques par l’expérimentation des possibles dans la justesse de la construction des actes de
l’œuvre. La théorie a pour but de faire émerger "l’énergie créatrice"58. En ce sens, « cette méthode
découvre à l’auditoire la marche effective du processus de l’invention »59. L’imagination créatrice est à ce
titre le « condensé dans l’instant, le processus de choix de la solution optimale, étant donné les conditions
»60 de production. L’invention est le lieu d’un procès qui arrache au réel les moments de création où la
théorie, la culture, l’expérience, permettent au créateur de produire et de projeter un monde au sein de la
représentation filmique. Dans l’oralité du discours, Mettre en scèn révèle ce qui se joue dans le processus
esthétique, sans que la théorie y soit un espace d’achèvement de la formulation théorique. Eisenstein
travaille par pistes, ouvertures, exemples, objets d’analyse. Penser et enseigner produisent un espace
théorique de l’expérimentation narrative, le jeu des hypothèses, le champ de l’expérience, dans un
enrichissement d’une pensée cultivée.

1.9. « Montage 38 » et la notion d’auteur chez Eisenstein

La recherche est essentielle chez Eisenstein, qui agit en esprit libre dans sa pensée et dans ses méthodes.
Il inclut à cette époque la réflexion sur l’expérience et l’utilisation de « tout un corps de doctrines
existantes » dont il marque les limites, évoque les postures théoriques plurielles, et les confronte avec ses
propres thèses et toutes celles qui l’attirent dans tous les domaines de la philosophie de l’art, de
l’esthétique théorique et filmique. Tous les arts sont convoqués en ce qu’ils interviennent dans l’écriture
du film, en ce que le cinéma est la confluence de tous les corps de métiers de la représentation et de
l’enregistrement de la scène filmée, dirigée, réalisée avec du personnel et des artistes vivants. C’est à ce
titre que Nijny déclare : « Eisenstein considérait le travail du scénariste et celui du réalisateur de cinéma
comme un processus créateur continu ; le réalisateur continuait pour sa part, sans hiatus, le travail
amorcé par l’auteur »61.

De ce point de vue, les positions d’Eisenstein sur l’image ont évolué du montage vers l’œuvre comme un
tout. Il est passé de l’image comme segment non composé à l’image segmentale surcomposée
formellement, de la fabrique du fragment comme assemblage à la fabrique d’une totalité comme
production fictionnelle : le film comme œuvre. De ce point de vue, la « fragmentation en plans » fonde le
montage comme continuité et discontinuité, détail et ensemble. Le montage est alors pensé du point de
vue du scénario comme du point de vue de la mise en scène « c’est-à-dire par la façon dont l’action
dramatique es concrétisée »62. Egalement, les créateurs deviennent des objets d’étude dans la mesure où
la fabrication de l’œuvre est produite pour Eisenstein selon « l’organisation du processus de création » et
assimilation des processus créateurs des auteurs littéraires ou autres. Ce procès de création place
l’auteur comme initiateur et maître d’œuvre du film que l’on découvre au cinéma ou dans un livre. La
notion d’auteur, durant les années 1930 et 1940, entr dans une problématique de la place, de la posture
du signataire et du créateur dans l’artiste bien avant l’auteurisme américain et français. Mais le souci
d’Eisenstein vise à interroger un processus, et non à faire l’apologie d’une notion qui ne lui paraît pas
contestable ni incontestable. La notion d’auteur n’est qu’une place une fonction, dont les intrusions au
sein du projet Que Viva mexico sont significatives d’un intérêt notable pour le monologue intérieur, dans
l’écriture narratologique. Que sont la place et la fonction de l’auteur dans la perspective eisensteinienne ?
L’auteur entre tout d’abord dans le récit afin d’ouvrir aux questions de la création. Il ne fait pas de doute
que celui qui impulse et conduit le film, est celui qui prend et assume tous les risques et toutes les
responsabilités. La majorité des films d’Eisenstein se situe dans une perspective où l’auteur possède une
place extradiégétique, laissant le récit se dérouler en toute logique continue ou discontinue, voire
fragmentaire. Et plus ses films deviennent sonores, plus le continu prend une place de plus en plus
hégémonique. L’auteur comme producteur de la voix auctoriale au sein du récit a été un objet d’étude
passager, mais il n’est pas demeuré plus qu’une esquisse du film mexicain et de quelques projets vite
brisés. Eisenstein y tentait une écriture de la double voix, d ans le jeu de l’invention des voix off, de la
voix auctoriale et de la voix intérieure. Il n’a jamais fait de doute que l’écrivain, le philosophe, le cinéaste,
aient, pour Eisenstein, une posture auctoriale vis-à-vis de leur production. Faire un film fait de vous l’être
de l’auteur. Mais l’être disparaît vite dans la fonction où s’efface le sujet acteur de la fonction. Cependant
l’intrusion de l’auteur en personne dans le récit n’est pas restée une question fondamentale de la critique
cinématographique, il s’agit tout simplement d’une des voies auctoriales pour incarne r une voix dans le
travail logique de la création. Il s’agit d’un des foyer singuliers de subjectivité construite dont le spectacle
filmiqu nourrit le public.

Chez le réalisateur Eisenstein, l’auteur demeure dans le monde extradiégétique, dans un monde extérieur
à la séance de diffusion du film. Il est alors à rapprocher de l’artiste, du créateur d’un objet artistique à
destination d’un public friand de projections et de fusions dans le spectacle filmique. L’artiste-auteur
réside dans les coulisses du cinéma, tel un concepteur, un théoricien, un entrepreneur de projet
artistique, un artiste au sens de la Renaissance italienne avec tous ses aides, assistants qui participent au
travail du maître. La relation pédagogique d’Eisenstein avec ses étudiants va dans le sens de ce type de
processus. La notion de processus de création dégage la notion de procès, de travail singulier sur
l’œuvre, « dans l’esprit et la sensibilité de celui qui la produit mais aussi dans l’esprit et la sensibilité de
celui qui reçoit l’image de départ de l’auteur »63. Car « l’image inventée par l’auteur est devenue la
substance même de l’image du spectateur »64.

Le rapport entre l’auteur et le spectateur est assurément un rapport entre le vu et le reçu, le donné et le
pris, le rapport singulier du don. Il est difficile de recevoir et de prendre une œuvre comme un don, un
cadeau , une œuvre offerte et qu’il faut prendre à bras le corps au sens du mot créateur. Nous avons
tendance à penser le travail d’un créateur comme un spectacle de plus et à ne pas voir ici un spectacle
singulier qui nourrit notre esprit comme toute œuvre de talent. De même, imaginer en 1938, que «
l’auteur est devenu la substance même de l’image du spectateur » suppose que le créateur en l’auteur est
un opérateur de production esthétique, que l’auteur est celui qui, dans l’artiste, voit surgir l’œuvre et s’en
dépossède, selon une esthétique de la donation initiatrice du procès de la réception. En ce sens, créer
consiste à préparer la réception, à la construire, à la bâtir chez le spectateur. Ce procès est le processus
esthétique qui lie le spectateur à sa lecture : « Le spectateur est amené à faire le même chemin que celui
qu’ parcouru l’auteur en construisant ses images. Non seulement il voit la concrétisation de l’œuvre, mais
il revi t la dynamique de la naissance et de la formation de l’image comme l’a vécue l’auteur « C’est
probablement l’approche la meilleure possible pour traduire visuellement les sensations et la pensée de
l’auteur, pour les rendre avec autant de force, autant de "présence physique" qu’au moment où elles se
présentaient à celui-ci »65. Eisenstein élabo re des sensations visuelles, prépare à « la dynamique de la
naissance de la formation de l’image »66, tend à donner « une sensation de présence physique » à
l’image. Mais l’image incarne la perception créative d’une « réalité à demi fantastique aussi forte que
dans ma vision, ma sensation à moi » affirme le réalisateur, à propos du travail d’élaboration du perçu, et
de sa formulation sensible au montage. Créer est rendre sensible le perçu, l’élaboration sentie. Aussi
Eisenstein formule-t-il la création comme une recréation du spectateur : « fabriquée par moi spectateur,
née, surgie en moi. Pas seulement l’œuvre de l’auteur, mais aussi mon œuvre de spectateur, de spectateur
qui est aussi un créateur » 67. Eisenstein n’oublie jamais que le créateur est aussi un spectateur du
monde et de l’art, que la vue du réel est sa matière première. Aussi le créateur est-il spectateur.
L’esthétique de la réception a puisé chez Eisenstein une de ses sources de la fabulation barthésienne du
lecteur créateur et de l’esthétique jaussienne du récepteur-créateur. Dans cette esthétique, recevoir
signifie reconfigurer l’œuvre comme un tout contre la discontinuité fragmentale de la bande image. La
problématique de la réception du travail de l’auteur réside bien dans la captation de codages de l’écriture
et de ses décodages par "la sensibilité" du récepteur. Le cinéma est ce merveilleux objet de subjectivité
qui joue sur l’intimité des désirs et tend à des effets de fusion et de défusion des subjectivités, autour
d’images et de récits, selon des projections, des fantasmes savamment dosés. Cette communication
visuelle joue et rejoue la fonction phatique comme un aléa des incertitudes du récit. Eisenstein, bien
avant la critique génétique, aborde dans ses cours au V.G.I.K., les enjeux et étapes, les brouillons et
esquisses de travail de l’œu vre, dans le sens des hypothèses, des réflexions sur les plans, les cadrages, la
direction d’acteur, le montage de tel ou tel segment en travail, du point de vue de l’intelligence du récit et
de l’écriture, de l’adaptation et de la lumière sur l’acteur.

La présence de la notion d’auteur semble centrale chez Eisenstein, non comme centre de tout, ni comme
ego transcendantal, mais comme force de propositions de la forme. Il s’agit d’élever la notion
d’autonomie de la forme à l’autonomie du processus esthétique. Il retrouve ici la notion de libre arbitre de
Diderot et de l’encyclopédie. Il hérisse l’idéologie déterministe en plaidant pour un peuple majeur et non
assujetti. La révolution serait un choix du peuple, l’art aussi. L’arti ste n’a comme autonomie que
l’autonomie de l’œuvre comme engendrement de la forme, ou de la forme comme engendrement de
l’œuvre. La notion d’auteur, d’autonomie du point de vue, induisent l’œuvre comme enjeu sur les notions
de méthodes et de moyens en art : « l’image voulue par l’auteur, le metteur en scène l’artiste »68. La
façon dont on montre ce qui est montré, le représenté de la représentation artistique, n’est pas un mince
objet de l’art. La création sans le désir de l’auteur n’est rien, même pour Eisenstein. Celui qui conçoit une
œuvre est tout. Le public est son destinataire. Il vit l’art comme une projection de l’esprit créateur. « La
manière dont on représente ce qui est montré », s’inscrit dans une politique de l’art dont la forme est
l’enjeu, qui s’inscrit comme une liberté conquise par l’art sur le politiquement correct, contre un rejet de
l’effacement du sujet par le terrorisme moderne. Eisenstein envisage la forme, dès l’époque du
formalisme russe, comme une question du montage hallucinant de l’image, comme structure de la pulsion
scopique qui navigue d’image en image, de plan en plan, en découvrant le monde filmé par ceux qui ont
fabriqué le vertige visuel qu’est le film. Tous ces mouvements d’images sont aptes à « dessiner la
trajectoire du futur mouvement à la surface de la toile », car ils s’inscrivent comme textualité filmique
probable dans la perspective des Avant-Gardes françaises. La toile est le lieu de « l’intuition intérieure de
l’auteur, sa sensibilité sont hantées par une image qui, pour lui, matérialise affectivement »69 les matières
thématique et formelle de la vitesse des émotions et intuitions visuelles. L’image est l’enjeu de l’acte de
jouissance du lecteur, de son plaisir de voir ou de son rejet de l’œuvre, de sa frustration et de sa
déception. L’art devient un art de la composition comprise en tant que loi de la structuration du
représenté, qui permet de résoudre le problème de l’incarnation de l’attitude de l’auteur. Les références
eisensteiniennes à la psychologie de l’auteur laissent intactes les questions d’attributions et de rôles,
comme autant de postures du créateur en l’artiste, selon une intériorité de l’auteur face à l’intériorité
d’un spectateur dont il faut combler les attentes. Il existe pour Eisenstein un processus subjectif de la
création : créer pour un cinéaste réside dans l’acte de faire « naître dans l’esprit et dans la sensibilité de
celui qui les reçoit l’image de départ qu’avait l’auteur »70 . A la sensibilité intérieure, correspond la
sensibilité de l’espèce aux objets d’art. Au même titre que pour Kandinsky les lignes et les formes,
Eisenstein recherche les formes qui font sentir le sensible au cinéma, en tant qu’objets théoriques mais
aussi comme enjeux de création pratique du plaisir de recevoir. Chez Eisenstein, se construit un regard
intérieur de l’auteur, chez qui la recherche de la mise en forme repose sur le travail de faire incarner une
image. La création est alors un rite de passage d’un groupe d’artistes de l’image autour d’un objet à
créer, au même titre que la compagnie de théâtre qui monte un spectacle et le met en jeu devant un
public. Eisenstein postule une création d’image par l’acteur, « voulue par l’auteur, le metteur en scène et
l’acteur »71. La création d’auteur n’est pas un pur produit de l’esprit mais la matérialisation de l’imago : «
l’image voulue n’est pas donnée », mais elle « surgit, elle naît » dans la création. Mais a ussi et surtout la
création est un processus à double détente qui se construit dans l’œuvre et qui doit disposer d’un procès
interne, d’un passage de l’imago à l’image, saut psychi que et formel, du projeté à l’incarnation créative.
Eisenstein entend placer un processus autonome de création au sein de l’œuvre à destination du
spectateur afin de libérer sa création autonome, sa sensibilité propre, ses désirs forts et puissants. Il
installe de fait un programme de créateur dans la création, un processus de création dans le film. Cet
encodage s’exprime ainsi dans « Montage 38 » : « L’image voulue par l’auteur, le metteur en scène,
l’acteur, fixée par eux dans des éléments plastiques, prend forme une nouvelle fois et définitivement dans
la perception du spectateur »72.

Bien avant l’esthétique de la réception de Jauss, et avant Hitchcock, Eisenstein saisit le lien privilégié
entre le réalisateur, la création et le public. Les manipulations hitchcockienne et eisensteinienne sont un
défi, davantage qu’une action effective, un rêve de toute puissance plus qu’un acte du pouvoir de l’image.
L’image n’a pas de pouvoir intrinsèque. Elle est ce dont on la charge ou la décharge, ce qu’on en fait ou
défait, à partir de la tractation de la forme vers une esthétique. L’image est une pièce à conviction ou un
piège, où l’ego s’incarne ou pas dans l’image de la puissance du fasciné (le Mac-Mahonisme) et du soumis
au fascinant. L’image vous happe et vous attire l’âme. Elle vous fait rêver, vous transporte et vous fige
dans le désir d’éterniser l’instant visuel qui vous fuit. Le cinéma fuit. Il fuit toujours vers l’image suivante.
L’auteurisme est un piège où la transcendance de l’ego fabrique un contrôle sur le temps, la lecture de
l’œuvre. La transcenda nce de l’ego est une censure où l’auteur s’invente un contrôle sur tous les aspects
de la création, à l’instar de l’écrivain pris comme modèle et créateur d’un monde imaginaire. L’œuvre
vous happe, v ous aide à vous dépasser. Vous fusionnez avec l’œuvre comme avec une personne idéalisée
ou avec l’univers de l’image, où la création pure serait le monde idéal et sublimé. Peu d’œuvres autre que
le film offrent une telle fusion narcissique avec le lecteur spectateur. Cette illusion bénéfique est une
production de la narration qui fait fonctionner le foyer auteuriste comme un lieu de fiction et d’illusion
qui rend le sujet spectateur puissant. Car la source de désir et de comblement du spectateur est un
artifice qui fait partie du contrat de lecture chargé d’offrir à vivre un bon spectacle. Le contrôle sur les
mots permet à l’écrivain, au scénariste, au réalisateur, de construire un monde, une scène, une
représentation au sein d’un récit. Le langage cinématographique n’a pas cette facilité de contrôle
auteuriste qui fascine tous les tyrans. De même tous les despotes en herbe du cinéma entrent dans le
fantasme de dominer un public par l’image. Eisenstein, pour sa part, entend atteindre le spectateur dans
le plaisir de l’image. En ce sens, il affirme à propos du processus de création qu’il s’agit de : «
transformer cette image en deux ou trois représentations fragmentaires, dont la somme et la
juxtaposition éveilleront dans l’intelligence et dans l’affectivité de celui qui les perçoit une image
synthétique finale, celle là même qui hantait l’auteur. Je parle autant de l’image de l’œuvre entière que de
l’image d’une scène isolée »73.
La nature du cinéma, au sens du signifiant imaginaire est pensée non comme un processus froid, mais
comme un processus de création, une écriture au sens de Gorki utilisée par Eisenstein dans son
argumentation de « Montage 38 » : « Pourquoi écrire, comment écrire, est la question qui préoccupe les
auteurs…Oui la question est sérieuse, moi aussi elle m’a tourmentée, me tourmente et me tourmentera
jusqu’à la fin de mes jours ». Eisenstein positionne l’interrogation sur la création dans le devenir naturel
de l’impression de réalité au cinéma. Il aime écrire en donnant « une sensation de présence physique, de
réalité à demi fantastique aussi forte »74 que dans la vision, la sensation d’auteur, de créateur. Eisenstein
indexe la subjectivité de l’auteur d’un désir de sensorialité primale, dans une palette visuelle qui relève
du domaine des perceptions, sensorielle et affective, de la plastique des images au sein du cadre. Il
attribue le partage du sensible à l’aptitude du récepteur. Si le récepteur devient déficient, normatif,
idéologisé, dogmatisé, la création meurt. Le créateur n’est pas tout. Il n’ouvre pas sur le sensible si le
sensible est mort dans l’espace politique et public. Chez Eisenstein, l’altérité du spectateur est un
postulat qui permet de penser l’auteur comme un autre du spectateur. L’auteur et le spectateur peuvent
tous deux entrer dans un processus de réception des sensations et des émotions communiquer ou à
recevoir, à percevoir ou à donner, à se procurer. Le créateur produit et fabrique des émotions à l’aide
d’images et de sensations, de récits. Le créatif fonde son travail sur d’autres formes discursives de la
narration, à l’aide d’images à fonctions phénoménologiques du sensible, qui surprennent afin de ne pas
conforter l’ordre. Il existe un ordre insensible des dominants au monde sensible des dominés sur lequel
travaille Eisenstein, dès la Grève et Potemkine. On domine le sensible des dominés et on le tue en
permettant que la parole soit dans les faits un non droit, une crispation du poing, une révolte, une non
parole. Le récit eisensteinien montre un décalage entre une instance révolutionnaire, fondée sur un ordre
révolté, et le silence absolu des images du monde actuel. Le présent eisensteinien efface toute rébellion.
Eisenstein induit pour cela une décomposition du sensible et du perçu en produisant des effectuations de
percepts et de sensorialité de la plasticité de l’image. Il code et charge l’image d’iconicité, de l’histoire
plasticienne de l’art, il ébroue le regard des intentionnalités de la forme et du jeu d’acteur, de la tradition
du verbe, de la résonance du sens. L’identité de la réalité du phénomène du spectacle s’énonce ainsi chez
le réalisateu théoricien : d’une part « les émotions du spectateur sont impliquées dans le processus de
création » et d’autre part « le spectateur est amené à faire le même chemin que celui qu’a pa rcouru
l’auteur en construisant ses images »75. La subjectivité du spectateur et celle du créateur apparaissent
symétriques, solidaires dans la chaîne du spectacle. Le spectateur et l’auteur eisensteiniens entrent en
résonance afin de produire « la dynamique de la naissance de la formation de l’image comme l’a vécue
l’auteur »76. Dans « Montage 38 », le statut du spectateur réside dans le fait qu’il s’agit d’une
communication interindividuelle entre l’auteur, l’acteur, la mise en scène et le spectateur. Ce que reçoit le
spectateur : « c’est la même image globale que celle conçue et créée par l’auteur »77. Mais ici l’auteur
abaisse sa puissance, sa posture dominante au point de suggérer et nom d’imposer, de proposer, de faire
naître et non de tyranniser le spectateur par une dictature de la réaction et de la soumission réfle xe aux
stimuli émotionnels (Pavlov) de l’image ou à une quelconque forme de dictature de l’auteur. Il s’agit en
effet de laisser naître, de produire du désir, de voir vivre une posture individuelle du spectateur, tan en lui
soumettant une image du monde qu’en produisant des sensations émancipatrices de sa sensibilité.
Séduire le spectateur produit ici un discours en miroir comme si l’apprentissage de la réceptivité en était
l’objet théorique. Eisenstein n’impose pas ses idées dans « Montage 38 », il explique et fait émerger, il
fait naître devant le lecteur les images finales issues de la sublimation esthétique. En ce sens, la
communication interpersonnelle, intime, proche de l’auteur au spectateur sensible ou non, produit ce
résultat des images finales. Le contenu de ces images esthétiques ou réalistes « sont au plus haut point
personnelles, individuelles » et viennent de l’auteur qui comm unique ce degré d’intimité au message
destiné au spectateur, comme le cadeau lisible d’un travail en fin de course. De même, Eisenstein reprend
ici les termes du surréalisme lorsqu’il envisage la réception imaginale du spectateur : « chaque
spectateur, selon sa personnalité, à sa façon, à partir de son vécu, des ressources de son imagination,
d’association d’idées, de son tempérament, de son mode de vie, de son appartenance sociale, chaque
spectateur se forme une image globale d’après les images que lui soumet l’auteur »78. Parfois Eisenstein,
en lieu et place du spectateur, pose un rapport de lecture à l’œuvre, comme une égalité face à la
formation des images mentales, où l’auteur doit se placer à la place du spectateur en récepteur neuf. Etre
comme le spectateur face aux images ne signifie pas que le créateur est l’égal du récepteur ni qu’il est
son amuseur public, sa chose. Le réalisateur séduit par son discours, par son œuvre ou déplaît. Mais le
réalisateur, signataire de l’œuvre s’adresse à un lecteur spectateur, à un récepteur de l’intime de la
création. Car les effets émotionnels que donnent les moyens de l’art sont pour le réalisateur des outils
formalistes de la création.

Le film est un travail sur le faire semblant, l’artifice, le simulacre de l’Ethos et de l’Eros, il rend à
merveille le service d’une présence de la réalité d’un récit, c’est-à-dire d’un fantasme de réel mis en récit
qui agit sur nous parce que l’auteur l’a bien voulu, l’a donné en cadeau. Il s’est agi de « traduire
visuellement les sensations et la pensée de l’auteur »79. Ecrire est alors un acte sensible du créatif. Cet
acte ne conduit à la construction du récit que dans la complexité arbitraire de la fabulation, dont la
structure réside en un discours théorique simple, une énonciation accessible, afin d’atteindre cette
complexité du simple des propositions logiques, discursives tant dans la solution programmatique du récit
que dans la communication artistique de l’œuvre. L’effet du marxisme et de la didactique du discours
exige chez Eisenstein cette simplicité du dire afin que le sujet récepteur perçoive « avec autant de force,
autant de présence physique » qu’au moment où les sensations et les pensées se présentaient à l’auteur à
l’instant, toujours fugitif, de la création. Sentir est accepter l’intuition, envisager le possible qui disparaît
dans le créé et l’oubli. Formaliser est instaurer l’œuvre en tant qu’objet créé.

Un film est une œuvre d’art. Un film est une rencontr singulière avec une personne ou son substitut
imaginé/imaginaire : l’auteur de papier, la figure de fiction, le signataire imaginal. L’auteur physique est
toujours décevant. Il n’est le signataire de rien. Il cherche à décevoir et à désincarner cette image élue de
la sublimation esthétique. Mais il fait partie du processus esthétique comme travail nourrissant du
processus de fabrication et de désir, de lecture et de réception. Pourquoi le cinéma a-t-il toujours autant
de succès, déclenche-t-il autant de passion ? Parce qu’il fonctionne en partie sur l’identification, la
projection, l’envie et le langage de l’émotivité, dont Eisenstein a fait son fond de commerce, comme tout
réalisateur. Ce qui hantait l’auteur peut hanter le spectateur. Le film est un partage d’images et d’affects
qui procèdent par séduction ou introjection, dépassement des limites internes du spectateur ou respect
de la limite que son esprit impose à sa lecture. Eisenstein voit en l’auteur un élément de la relation au
public. Je n’y vois qu’un foyer de subjectivité produit et engendré par l’œuvre, le récit, le travail. Mais
c’est un pur artifice de l’œuvre nécessaire à la lecture comme lieu de construction d’une subjectivité
active ou non du spectateur. Comparant le réalisateur à l’acteur, Eisenstein précède la Politique des
auteurs et la politique des acteurs de la Nouvelle Vague française, lorsqu’il affirme brièvement les axes
de comparaison : « Et l’on a absolument le même droit de parler dans le même sens de la création d’une
image par l’acteur. L’acteur a exactement la même tâche à réaliser : il doit traduire en deux, trois ou
quatre traits de caractère ou de comportement, les éléments de base qui, juxtaposés, recréeront le
personnage, l’image totale voulue par l’auteur, le metteur en scène et l’artiste lui-même »80 .

Le travail filmique appartient également au véritable chef opérateur ou ingénieur de la lumière, qui est
en droit de réclamer sa part de création, comme Eisenstein l’affirme: sur la bande imag e, « la mise en
place des détails sur une surface plane suppose aussi que l’œil passe d’un phénomène à un autre suivant
un mouvement rigoureusement déterminé par la composition » 81. L’image et le plan sont, comme en
peinture, des espaces de composition dont la structuration repose sur des formes acquises mais
construites, fabriquées mais intuitives chez les artistes de l’image fixe comme la peinture et la
photographie. Mais les images en mouvement sont aussi des surfaces structurantes de forme et de travail
de composition. Aussi le traitement de l’image suppose un rapport entre le spectateur et ce travail du
visionnement au montage. L’image n’est pas aussi facilement saisissable, accessible, mémorisable, dit-il: «
un tel mouvement n’est pas aussi nettement déterminé qu’au cinéma où l’œil ne peut pas voir
l’enchaînement des détails dans un ordre autre qu’a établi le monteur » 82.

Dans le plan de montage, le monteur suit la progression voulue : « le mouvement progresse selon un
certain ordre » là où le contenu de chaque scène, de chaque séquence est renforcé par “l’intensité de
l’action”. A l’époque de « Montage 38 », le montage est plus serein que durant les années vingt, les
années de la Grève et de Potemkine. Il ne s’agit plus de montrer une insurrection réprimée ou le
massacre d’une grève.

En 1938 les conflits sont dépassés par l’ordre au pouvoir qui nie tout conflit et en particulier celui de la
lutte des classes dans la société socialiste, et qui nie la réalité de l’oppression envers le prolétariat, les
artistes, les intellectuels, par les corrupteurs du parti. Le montage est alors intégré à un processus sur
lequel Eisenstein fait un bilan dans « Montage 38 ». Après la tempête “pour le montage” et après
l’offensive “contre le montage”, agie par le pouvoir, Eisenstein constate la puissance de l’esprit de
négation dans la période muette, où certaines positions ont « voulu en détruire l’aspect le plus
indiscutable », nous dit-il. D’autres ont décrit les cinéastes expérimentaux comme étant "des gauchistes
du montage". Le mot était lancé : "gauchiste", la bête noire du jargon stalinien: la fermeture de la pensée
libre opère et la censure de l’expérimentation en art est consommée sur le plan textuel. Eisenstein
résume ainsi l’histoire théoriqu e en minimisant les enjeux, en opposant la politique du tout et la politique
du rien, de la négation comme de la force du montage. Il ne croit pas, en 1938, à la politique du tout ou
rien et situe le montage comme une part du cinéma narratif déjà largement sonore lorsqu’il affirme : « Il
y a eu une période dans notre cinéma où le montage était "tout". Actuellement la péri ode où le montage
était tenu pour "rien" touche à sa fin. Comme à nos yeux le montage n’est pas "tout", pas plus qu’il n’est
"rien" » 83.

Eisenstein tente d’affirmer l’évidence conciliatrice « que le montage est un élément constitutif d’une
œuvre de cinéma ». Sans citer de n om, il accuse « les réalisateurs de nombreux films » d’avoir tellement
évacué le montage qu’ils en ont oublié sa finalité essentielle, indissociable « de la fonction cognitive que
s’assigne toute œuvre d’art ». Il plaide alors pour la continuité filmique et la continuité du récit, contre ce
que dira Metz quarante ans plus tard. Metz fera un contresens en plaidant pour un Eisenstein du
fragment, du montage roi. Car Eisenstein entend défendre la temporalité, ne serait-ce que pour exposer
dans une continuité logique un thème, un sujet, une action, des gestes. Contrairement à ce qu’affirme
Christian Metz dans ses écrits de 1968, Eisenstein plaide pour « un simple récit continu, cohérent, doublé
d’une narration émotionnelle » 84.

Cependant la problématique de la création repose sur l’expérimentation. Pour Eisenstein, l’image n’est
pas donnée, acquise, facile. Il faut la construire dans l’esprit du spectateur. Il est nécessaire de la
construire, mais aussi de savoir la trouver en soi et dans la réalité dont on fait partie. Une figure de style
revient souvent chez Eisenstein : « l’image jaillit », elle n’est pas préconçue, elle sort des mains, elle ne
sort pas de l’esprit dominateur de l’iconologie ou de l’idolâtrie auteuriste qui attribue le tout de l’œuvre à
la personne et non au travail. Aussi affirme-til : « l’image recherchée n’est pas donnée, mais elle surgit,
elle naît ». Cette naissance de l’image, au tournage puis au montage, n’est pas anodine. Il ne s’agit pas
d’un simple enregistrement. Mais déjà d’une création au niveau du cadre et du plan, c’est-à-dire de la
composition, de l’acteur, de la mise en scène. Mais Eisenstein réfléchit au-delà, il s’intéresse bien avant
Met z à la formation de l’image dans l’esprit du spectateur, à savoir comment se lit et se reçoit un film
muet ou sonore : « l’image voulue par l’auteur, le metteur en scène, l’artiste, et qu’ils ont fixé dans des
éléments représentatifs discontinus, doit se former de nouveau et définitivement dans la perception du
spectateur » 85.

La problématique du continu et du discontinu a été reprise par Metz, Genette, Deleuze, comme une
interrogation moderne. Nul ne l’a attribuée à Eisenstein. Mais ce que l’image mouvement produit dans le
continu et le discontinu de la réception est bien ce qui fait du montage un élément tenseur de l’économie
psychique, au sens de Lyotard, Deleuze et Metz.

En ce sens, le processus de création repose sur un rapport à la vérité de soi et du monde. Cette
interrelation entre soi et la vérité, suppose que l’œuvre contienne des rapports au vrai. Eviter le vrai en
art est rendre son tablier d’artiste. Eisenstein trouve en Marx des points de soutien lorsqu’il le cite : « Le
moyen fait partie de la vérité aussi bien que le résultat. Il faut que la recherche de la vérité soit elle-
même vraie ; la recherche vraie, c’est la vérité déployée, dont les membres épars se réunissent dans le
résultat » 86. Cette vérité est la vérité de l’écriture, telle que Duras l’a définie comme étant l’au-delà de
soi-même, dont procède l’invention littéraire et aussi filmique. Ecrire, est l’inconnu de soi. Le processus
de création chez Eisenstein part du principe d’écriture littéraire, comme métaphorisation de l’acte de
l’écriture filmique particulièrement complexe, dans sa construction industrielle, non d’un “réalisateur à
vingt têtes” mais d’une équipe de réalisation à vingt têtes, autour d’un projet d’écriture. Chaque créateur
dans sa spécialité produit une part de l’édifice, dans ce décalage dont Godard a énoncé la réalité. Ce qui
domine est le procès de création ou de vérité de l’écriture. Tous se sont demandés : comment écrire ? «
Comment écrire pour que le personnage, quel qu’il soit, jaillisse des pages du récit avec la puissance de
vérité physique de son être, avec la force de conviction de sa réalité semi-imaginaire que je lui vois et que
je lui sens ? Voilà de quoi il s’agit pour moi, voilà en quoi réside le secret. » 87

Eisenstein met en parallèle la “puissance de vérité physique” de l’acte de créer et de faire sortir du néant
de soi le tout de l’œuvre et ce en quoi elle s’impose à l’auteur, « aux instants de travail créateur et de
vision créatrice ». La formulation est ici explicite ; elle se situe en dehors de la conception romantique
dans laquelle on voudrait la faire tomber. Ce sont les formules de l’époque. Eisenstein est attaché à la
vérité de la création de l’artiste face à son travail. Il établit une concordance entre la vérité et la
conscience de l’artiste, face à son œuvre, dans le procés de l’œuvre. C’est, semble-t-il le seul processus
de la novation: « la vertu du montage consiste en ce que l’émotivité et la raison du spectateur s’insèrent
dans le processus de création » 88. Le cinéma, pris comme instance de l’émotivité, procède comme objet
du travail filmique. Le dispositif spectaculaire dissimule ses processus de fabrication de l’émotion
spectatorielle et de “l’effort de l’artiste”, pour toucher le public. Créer serait faire revivre les émotions
créatrices et la jubilation de l’auteur au moment de l’élaboration du film et de les communiquer au
spectateur. Ainsi le spectateur devient en mesure de revivre « le processus dynamique d’apparition et de
formation de l’image tel que l’a vécu l’auteur ». Permettre au spectateur d’avoir accès à la force des
images est le travail de création : on invite le spectateur à « suivre la voie qu’a suivie l’auteur lorsqu’il
construisait l’image ». Mais ainsi les images et ses objets s’imposent-ils davantage à l’auteur en l’artist e
qu’il ne s’impose à eux. Faire naître l’image, faire apparaître la scène, faire poindre le jeu d’un acteur
dans sa novation sont des actes de création. Le point d’émergence est un enjeu du travail. Il est création
et émergence quand le toucher du penser atteint le point de rupture, suivi de la fusion du travail de
novation et de désir qu’Eisenstein, en 1924, appelait “l’avancée” de la forme. Créer est donc produire la
novation au-delà de l’histoire de l’art, en ce sens que la création est davanta ge un évènement qui arrive à
l’artiste, par où il a construit une “puissance de vérité physique” du travail de créateur, palpable et
matérielle. Les sentiments de l’auteur et les objets qui s’imposaient à lui dans leur dispositif formel
construisent ces « instants de travail créateur et de vision créatrice ».

Pour Eisenstein, “le sentiment de l’auteur” et “la puissance de la vérité physique” sont pris comme un
existant et un potentiel. Le processus de création est le lieu de croyance en soi et en l’art, il est le lieu où
créer est un travail psychique et créatif de l’auteur, lorsque ce dernier fait partager au spectateur « le
sentiment de l’auteur dans la plénitude », affirme Eisenstein. L’instance de donation et de partage de l’art
n’est pas un dû. Le film est une marchandi se que le spectateur paye pour y avoir accès. Il a accès à un
imaginaire qu’il paye mais qui est un immatériel. La création n’existe alors que dans la rentabilité des
forces créatrices engagées dans la marchandise et le respect de ce travail d’invention, comme l’énonce le
contrat spectatoriel. Découvrir la logique productive de la création c’est entrer dans un « processus vital
et variable qui ne connaît pas de normes inviolables en dehors de l’objectif final » 89. L’art est alors un
travail opéré sans calcul et dont les calculs ne sont pas apparents dans le montage du spectacle comme
industrie. Créer au cinéma inclut la part industrielle du montage financier, par-delà l’utopie créative du
désir de réduire la création au seul moment de la direction d’acteur ou autres moments privilégiés de
l’instant décisif comme le montage final.

1.10. Richesse des Avant-Gardes russes

L’histoire des Avant-Gardes russes est liée à l’histoire de la révolution soviétique de 1917. Les
révolutionnaires entendaient développer les acquis théoriques et pratiques de la révolution française, des
penseurs et des philosophes, du peuple et du prolétariat. L’émancipation du peuple russe est pensée en
termes abstraits, entre une élite politique « consciente », organisée, et les masses, pour sortir de
l’analphabétisme par la culture de masse, de la misère économique par les plans quinquennaux, par la
phase politique léniniste, afin de restaurer la place de l’homme dans la société idéale du socialisme.

Eisenstein est entré dans la révolution comme la plupart des intellectuels et artistes en rupture avec
l’idéologie bourgeoise et pro-impériale d’avant 1917. Son attachement aux valeurs léninistes passe par
une expérience de la rupture et un travail sur les matériaux filmiques. Il est entré dans les Avant-Gardes
russes par plusieurs voies, en tant qu’artiste et cinéaste. Le mot “Avant-Gardes” s’écrivait, des années
vingt aux années 1968–1975, avec des majuscules qui sacralisaient les arts et le parti en une unité
factice du politique et de l’art, avec une prééminence pour le politique et non pour l’art. Ce mot recouvre
un terme militaire importé dans le contexte des luttes idéologiques dans les milieux artistiques russes. Il
s’agissait de remplacer les mots “Ecole” et “mouvement artistique” par un terme ayant des connotations
fortes liées au combat, à la lutte, à la guerre. Dans une armée, l’avantgarde constitue une avancée peu
nombreuse de troupes qui annonce le gros de l’armée. Inversement, l’arrière-garde ferme la marche de la
troupe. Le contexte politico-militaire a permis aux cinéastes des armées, Vertov et Eisenstein, de se
penser en terme politico-artistique, à l’image des Avant-Gardes. Les Avant-Gardes sont des groupes
marqués idéologiquement, ils se situent dans les pratiques esthétiques et artistiques, dans tous les
domaines de la pratique et de la théorie. La lutte idéologique des Avant-Gardes russes est liée à la lutte
des classes en Unio n Soviétique. De très nombreux films d’Eisenstein sont marqués par cette notion de
conflit, de lutte classe contre classe, oppresseurs contre prolétariat, à travers cette notion gigogne de
toutes les oppressions : l’exploitation capitaliste. Le conflit désignera de cette manière la logique du
montage contrapuntique comme une instauration du conflit de classe dans son inscription dans l’art. La
Grève ne finitelle pas par la formule: "la dictature du prolétariat jusqu’à la victoire" et le thème du
Potemkine n’est-il pas le poing serré devant les morts de 1905 ?

Les praticiens de l’art en Union Soviétique n’appartiennent pas à une avant-garde qui regrouperait
l’ensemble des artistes en syndicats. Le stalinisme les organisera par la suite en syndicats dont les chefs
seront corrompus et corruptibles. Avec le terme Avant-Gardes, les arts s’organisent en un ensemble de
courants artistiques en avance sur leur temps, en lien avec l’Occident, produisant : manifestes,
expériences diverses, manifestations publiques, textes théoriques, interventions de l’art vivant dans la vie
sociale des ouvriers, des paysans. Les Avant-Gardes russes sont en avance sur leur temps, au point que
les politiques et les administratifs ont du mal à intégrer et à comprendre les tracts, les œuvres, les
notions modernes de l’esthétique. Le décalage culturel entre l’administration d’Etat et les praticiens de
l’art va augmenter à partir du moment où le pouvoir des années 1925–1930 va installer aux postes clés
des bureaucrates incompétents. Les bureaucrates tentent de contrôler puis de paralyser au plus près
toutes les tentatives de donner à l’art les formes de la vie libre qui s’est instaurée dans la nouvelle
république. L’héritage du tsarisme se reproduit dans sa forme bureaucratique, dès 1925. Dès que le
pouvoir du comité central est mis en place, à la mort de Lénine en 1924, les Avant-Gardes artistiques sont
mises en pièces et l’art devient une arme d’Etat. Les théories sur le montage deviendront un instrument
de propagande très spécifique du pouvoir par lequel les administratifs, les bureaucrates, les potentats
politiques, les mandarins, accorderont une importance au terme de “montage”, au sens où le montage est
véritablement un montage de la réalité qui a gouverné la dictature du prolétariat, au nom de Staline.
Montage idéologique, montage politique, montage photographique sont autant de termes qui vont être
utilisés pour désigner le trucage de la dictature de la réalité par la manipulation des images politiques de
la propagande, ou par le cinéma pris comme art de la manipulation des images par le montage. Le
stalinisme aura laissé sa marque sur le terme de montage comme mythe, trucage, leurre du réel.

Le pouvoir stalinien s’opposera, dès 1930, à la création réfléchie par tous les moyens. La dictature du
prolétariat va permettre d’imposer aux intellectuels un diktat fondé sur des stéréotypes sortis du fond de
commerce de l’idéologie bourgeoise anti-artistique, où le pouvoir concède une valeur marchande à l’art
plutôt qu’il ne le comprend, rejette plus qu’il n’admet et où l’artiste n’est admis que lorsqu’il est inoffensif
et inscrit dans le moule imposé de l’extérieur. Roland Barthes affirme à ce propos que « le vrai visage de
ces professions saisonnières d’inculture, n’est autre que le vieux mythe obscurantiste selon lequel l’idée
est nocive, si elle n’est pas contrôlée par le "bon sens" et le "sentiment de l’évidence", selon le préjugé
solidement implanté dans l’idéologie que le Savoir c’est le Mal »90. Le stalinisme avait été le prototype de
l’idéologie de gauche dont les travers son t dénoncés par Roland Barthes. Car Barthes parlait de la
France.

Avec le stalinisme, la gauche européenne s’est fabriquée le prototype de la haine anti-intellectuelle, avec
un fond d’ignorance sordide. Car, faire métier de bureaucratie, de “punaise” au sens de Maïakovski, cela
vise à « proclamer que l’on ne comprend rien » à la pensée. Barthes affirme que penser le savoir comme
un mal, « c’est ériger sa cécité ou son mutisme en règle universelle de perception » 91. L’idéologie anti-
intellectuelle ne se remet jamais de la question de la pensée. Tout ce qu’elle ne maîtrise pas est idiot.
L’idéologie énonce : « je ne comprends pas, ce que vous dites est idiot, donc vous êtes idiots ». Ce slogan
passera du stalinisme au nazisme, du pétainisme à la modernité, du conformisme à la cécité, sans se
poser la question à qui profite la cr édulité de l’ignorant ? Certains se permettent de juger la philosophie
de l’art à la quelle ils ne comprennent rien et affirment juger la notion datée d’Avant-Gardes de l’art
vivant, à partir de leur incompréhension de l’art moderne. Mais « si l’on méprise tellement dans une
œuvre ses fondements philosophiques, et si l’on réclame si fort le droit de n’y rien comprendre et de n’en
pas parler » 92, nous entrons dans la cécité politique du populisme et nous quittons le terrain de l’art.

La spécificité des Avant-Gardes soviétiques réside dans leur extrême diversité et s’exprime à travers ce
goût d’inventer, d’innover, de produire des pensées conceptuelles dans tous les domaines de la lutte pour
l’art. Les Avant-Gardes ont représenté la première expérience artistique et philosophique d’un art
autonome vis-à-vis de l’autorité de l’Etat. Car l’art est l’expression de l’imaginaire vu par des hommes du
réel. Cette volonté d’autonomie vis-à-vis du politique est riche d’enseignements et pose en effet le statut
de la politique de l’art comme structure autonome de production et également comme institution
culturelle. L’art est lieu de pouvoir mais non le lieu du pouvoir. L’art ne s’instrumentalise pas, il pense en
politique au moment où il a besoin de la politique de l’art pour penser le monde. Les institutions
culturelles croient capter cette puissance, mais ce n’est pas depuis leur lieu de pensée que se pense la
critique du monde dans laquelle ils baignent, mais depuis la critique et l’art. L’industrie culturelle ne se
résout pas à admettre qu’elle n’est qu’une surface de vente de l’art et non un lieu d’énonciation.

Eisenstein, pour sa part, a produit l’illusion conciliatrice entre le léninisme et les Avant-Gardes. Cette
illusion va périr avec ces dernières. Dès le suicide de Maïakovski, répétant celui d’Essenine, la raison
marxiste meurt pour laisser le Formalisme Russe, avec Jakobson, émigrer ou périr. Voici la mort de
l’esthétique de la sublimation révolutionnaire. La révolution dans les domaines de l’art est exécutée en
des procès retentissants. La première mystification révolutionnaire opère : elle juge et condamne l’art.

Pour Lénine, la seule avant-garde qui vaille ne se situe pas dans l’art mais dans le domaine politique.
Dans son brouillon de la résolution sur la culture prolétarienne, Lénine indique ce qu’il refuse en art en
plusieurs points : « 1. pas d’idées particulières, mais le marxisme. 2. Pas l’invention d’une nouvelle
culture prolétarienne, mais le développement des meilleurs modèles, traditions, résultats de la culture
existante du point de vue de la conception marxiste du monde. » 93 On voit combien la vision marxiste de
Lénine se ferme sur sa propre expérience vivante des artistes modernes et se tourne vers l’histoire, le
goût du passé et des luttes antérieures. Mettre à mal les Avant-Gardes sur le plan politique vise à établir
que « les plus grandes conquêtes de l’époque bourgeoise » nécessitent d’être repensées et assimilées. Ici,
Lénine veut conserver ce qu’il y « avait de précieux dans la pensée et la culture humaines plus de deux
fois millénaires » 94. Lénine tente ainsi d’éviter l’effacement du passé dans le présent, d’inscrire la
création contemporaine dans le prolongement du passé, mais affirme, le 8 octobre 1920 : « s’en tenant
rigoureusement à cette position de principe, le Congrès du Proletkult de Russie rejette résolument,
comme fausse sur le plan théorique et nuisible sur le plan pratique, toute tentative d’inventer une culture
particulière prolétarienne » 95. Lénine est centré sur la question de l’analphabétisme tandis que les
artistes de l’époque sont centrés sur l’art vivant et novateur. Le décalage entre Lénine et les artistes ira
s’accentuant. La révolution Russe est un long travail de maturation des artistes, des intellectuels et des
ouvriers en lutte contre le Tsarisme de 1909 à 1917.

Les cinéastes d’avant la révolution ont suivi l’évolution de l’industrie du cinéma russe et l’élaboration des
cercles littéraires et artistiques de Moscou. Ces derniers se sont passionnés pour l’évolution des Avant-
Gardes européennes, que la diversité et la richesse a enthousiasmés. C’est en Europe qu’ils trouveront
leur inspiration.

En février 1909, paraît le premier manifeste du Futurisme de Marinetti en Italie. Maïakovski s’inspirera
de ce mouvement après la révolution de 1917. On appelle Futurisme le courant artistique qui vise à louer
le machinisme et la vie trépidante des villes modernes. Les années 1909–1911 marquent le
développement du futurisme italien. En mars-avril 1910, paraît le manifeste de Marinetti sur la peinture.
En 1918, les italiens deviennent des futuristes fascistes.

En Russie naît à la même date le mouvement Cubo-Futuriste et apparaissent les premières toiles non-
figuratives. La non référence à la réalité en art va devenir croissante et l’abstraction permettra de trouver
des forces nouvelles pour dire le monde avec de nouveaux supports et de nouveaux matériaux, tant dans
la sculpture que dans la peinture. Le refus du réalisme, prôné ultérieurement par Lénine, permet à El
Lissinsky en photographie et à Rothko de rompre avec l’illusion de la réalité. Rothko deviendra par la
suite américain.

En 1911, l’Expressionnisme d’Avant-Garde produit à partir d’anciens fauves et de Picasso un art pictural
qui se fondera sur une exagération expressive, selon un point de vue inverse à l’impressionnisme, en
intégrant les peurs, les fantasmes et angoisses comme le fit Munch dans le Cri en 1993. Oskar
Kokoschka, Vassili Kandinsky, James Ensor et Egon Schiele, initieront un mouvement qui embrasera tous
les arts jusque dans les années vingt, comprenant le théâtre et le cinéma avec Wiene, Fritz Lang, Murnau
et la naissance d’un cinéma narratif construit et efficace.
En 1914, la guerre commence entre la Russie et le Japon. Mais, à cette époque, se fonde autour de
Jakobson le Cercle Linguistique de Moscou. Il débutera en première séance officielle, avec les poètes du
groupe futuriste, en mars 1915. La Russie devient une véritable pépinière de recherche. Maïakovski
publie à cette date le Nuage en pantalon. En 1916, Vertov fonde le laboratoire de l’ouïe à Petrograd où il
étudie la médecine. Vertov affirmera dans ses écrits : « Du point de vue de l’homme ordinaire, vous ne
voyez pas la vérité. Du point de vue de l’œil cinématographique (à l’aide des moyens cinématographiques
spéciaux, et en l’occurrence du tournage accéléré), vous voyez la vérité » 96. Vertov défendra un cinéma
militant expérimental, où la forme supplante la notion de drame, où l’invention se refuse « de rendre un
culte au dieu du drame artistique » et aux « cinéhistoires » où l’on « étouffe toutes les possibilités de la
caméra » 97. C’est la raison pour laquelle il envisage le cinéma narratif et dramatique nocif où le
“réalisateur-prêtre” officie une liturgie,selon une fable comme le scénario où« le ciné-drame et la religion
sont une arme redoutable », fondée sur la croyance, la régression critique. Vertov imagine que l’œil se
soumet à la volonté des images, de la caméra, qu’il suit et subit le parcours imposé au regard, à la raison.
Refusant toute soumission, il imagine un cinéma documentaire sorti de « la toile d’araignée doucereuse
du drame artistique » 98.

En 1916, Dada marque l’époque et introduit toute une série de crises dans l’art, les révèle, les provoque.
Tzara, Jean Arp, Richter, à Zurich, puis aux USA, autour de Marcel Duchamp et de Switters s’énonce la
destitution de la valeur de l’art avec le ready made qui renégocie tout le rapport à l’art, à travers des
installations, des objets en rupture avec l’idée de tableau, devenu inutile à la création. Tzara, fondateur
de Dada, fédère Breton et les poètes afin de s’en prendre à l’esthétique traditionnelle et introduire une
ère de publications tapageuses, de nouvelle politique du manifeste en art. L’expérience dadaïste se
poursuit dans le travail surréaliste, au-delà de la peinture dans la figuration onirique et poétique,
picturale et clinique des objets, des collages, des livres-objets, des montages, des surimpressions,
commencées dans le dadaïsme allemand, poursuivis dans le surréalisme pictural d’un Picabia, Ernest,
Dali après les dadaïstes Sophie Tauber et Ernst.

Le maître à penser d’Eisenstein, Meyerhold tourne au cinéma le Portrait de Dorian Gray (1915) et
l’Homme fort (1916). En 1917, Moscou compte 85 salles de cinéma. Koulechov invent le montage à la
russe à travers les films suivants : Lettre d’Amour inachevée et le Projet de l’ingénieur Pright. Chklovski,
membre du Cercle Linguistique d e Moscou, publie l’Art comme procéd . Et c’est à cette époque que cinq
intellectuels entrent dans le camp de la révolution. Il s’agit de Maïakovski, Meyerhold, Blok, Altman,
Ivnev. Les autres artistes développent les Avant-Gardes proprement dites. En septembre 1917 le
Proletkult est créé. Avant-Garde différente du Futurisme, le Proletkult est un laboratoire des différentes
pratiques artistiques visant à édifier un art et une pratique prolétarienne de la culture et de l’art. Le
Proletkult envisageait que le prolétariat devait avoir son propre art et devait refléter le monde du point
de vue collectif des exploités. On cherchait à édifier une nouvelle culture. Le rejet de la cul ture du passé
est provoquant. Eisenstein a appartenu au Proletkult et y revient en 1922. Il y tourne en 1923 le Journal
de Gloumov. La même année Eisenstein publie dans le numéro 3 de la revue LEF « le montage des
attractions ». C’est dans les ateliers du Proletkult qu’il tourne la Grève. Mais, dès 1925, Eisenstein a
quitté le Proletkult. En 1925, il publie « une approche matérialiste de la forme », dans Kino-Journal ARK
numéro 4-5. Puis il se rapproche de Maïakovski et de la revue LEF. Il va préparer Potemkine et publiera,
en 1929, l’article « Perspectives sur le montage intellectuel », dans lequel il milite pour « écraniser d’une
manière tangible, sensuelle, la dialectique de l’essence des débats idéologiques à l’état pur. Sans recourir
à l’entremise d’une affabulation, d’un sujet ou de l’homme vivant » 99 .

Le 25 août 1918, est fondée une école de cinéma soviétique. Le premier septembre 1919, cette école
s’appellera le V.G.I.K. En novembre 1919, une école supérieure de photographie est fondée à Petrograd.
En 1920, Meyerhold est à la tête du mouvement Octobre Théâtral. En octobre 1920, Lénine adresse une
lettre violente au Proletkult sur l’assimilation de la culture bourgeoise. Il entend casser cette Avant-Garde
afin de mieux contrôler la culture. Le 1er mai 1920, l’atelier Koulechov présente une agit-pièce à l’école
de cinéma le V.G.I.K. Eisenstein entre comme décorateur au Proletkult et réalise le Mexicain d’après Jack
London. En 1921, il travaille comme décorateur avec Meyerhold et la K.E.K.S. de Koulechov. Le 17 janvier
1922, Lénine publie Que fait-on pour le cinéma ? Le 29 août 1922, Vertov publie le premier appel des
Kinoks : Nous. En mars 1923, Eisenstein monte le Sage au Proletkult. Ses activités sont purement
théâtrales et son adhésion au Proletkult le place contre Lénine. Trotski, en 1923, publie Littérature et
révolution, et le Cercle Linguistique de Moscou, sous la plume de Chklovski, la Littérature et le cinéma.
Mais Eisenstein publie le Montage des attractions (1923) alors que Vertov publie Kinoks-révolution dans
le numéro trois de la revue L.E.F.

Le 21 janvier 1924, Lénine meurt. Eisenstein tourne la Grèv . Le numéro 5 de la L.E.F. publie un texte sur
la Langue de Lénine. En 1924, paraît le manifeste du groupe constructiviste. Koulechov tourne les
Aventures de Mister West au pays des bolcheviks et Vertov tourne Leninskaïa Kino Pravda.

1925 marque profondément l’histoire de l’art soviétique. Le parti communiste attaque le Proletkult avec
une extrême violence. 1925 est l’époque du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. En 1926, se crée Le cercle
Linguistique de Prague et Jakobson émigre. Ainsi s’est mise en place la destruction des Avant-Gardes
russes. Maïakovski entreprend des tournées à travers l’Europe. Trotski doit s’exiler. Eisenstein tourne
Octobre. Le parti communiste fait sa première conférence sur les questions du cinéma en mars 1928. Le 5
août 1928 paraît « le Manifeste du cinéma sonore ». La Ligne générale d’Eisenstein sort sur les écrans en
1929.

1.11. Eisenstein dans les Avant-Gardes

Elève et disciple de Meyerhold, collaborateur de la F.E.K.S. et du Proletkult, Eisenstein est un ingénieur


de formation, passé au cinéma, grâce à l’effervescence des années vingt. Eisenstein n’a pas de place
privilégiée de 1917 à 1920. C’est curieusement la politique de Lénine puis de Staline qui vont le faire
connaître. Le cinéma “art de masse” séduit beaucoup l’intellectuel en quête de puissance. Eisenstein est
fasciné par l’expérimentation. Mais le travail en laboratoire d’Eisenstein prendra fi n, au niveau de la
recherche pure, avec l’extinction des Avant-Gardes russes. Son enseignement au V.G.I.K. lui permettra
cependant de poursuivre la réflexion sur sa pratique. Malgré sa culture encyclopédique, Eisenstein ne
saura comprendre les textes des formalistes russes. Il ne sera pas vraiment compétent pour importer
leurs concepts dans le domaine du langage cinématographique. Malgré ce fait, le théorique devient vite
banalisé dans le stalinisme, et toute théorie vient à la bouche de n’importe quel bureaucrate.

Eisenstein est différent. Fréquenter les chercheurs, dialoguer, publier selon sa spécificité de cinéaste fait
de lui un théoricien particulier des Avant-Gardes qui produit des textes divers, dont les enjeux sont
parfois cruciaux. De même, les films d’Eisenstein n’emprunteront pas vraiment à la décoration ou à
l’architecture stalinienne grandiose et écrasante, car il s’inspirera davantage des lieux historiques. La
modernité n’est pas non plus son credo filmique, et le futurisme reste une époque de sa vie et de son
travail. Le montage est vraiment un moment auquel il a participé, dans la lutte des Avant-Gardes et dans
le conflit avec les autorités politiques. Ses sources formelles sont davantage liées à l’expressionnisme
allemand qu’à la F.E.K.S., et se situent au niveau du travail de l’acteur. Les Avant-Gardes européennes
sont pour Eisenstein une source d’intérêt. De même, les nouvelles sciences comme la linguistique et la
psychanalyse, attirent son attention. Son texte sur Léonard de Vinci montre combien la symbolique
freudienne lui est familière. Cette approche de la psychanalyse est exceptionnelle, tant le régime a misé
sur Pavlov, ancêtre du comportementalisme et du cognitivisme actuels. Alors que le Futurisme, le
Proletkult, le Constructivisme, la F.E.K.S., le cercle Linguistique de Moscou concrétisent les recherches
théoriques et artistiques, l’art théâtral, la poésie, la peinture et le cinéma s’épanouissent sans tenir
compte des censures.

L’Europe occidentale engendre successivement le Bauhaus (1919), le Dadaïsme (1916–1921),


l’Expressionnisme allemand (années vingt), le Surréalisme (1920–1924). L’Europe vient de produire un
dynamisme culturel sans précédent que les hommes des années trente et quarante ne vont pas supporter:
trop d’émotions, trop de liberté, trop de création. Les années 1933–1945 sont les années boomerang des
promesses de liberté d’un patronat européen qui a calculé que la mort de masse était rentable. D’autres
hommes n’ont pas supporté cette émotivité, cette envolée créative des images qu’ont encouragée
Marcuse, Benjamin, à l’instar des positions tardives de Nelson Goodman (1968), cognitiviste de l’art.
Goodman affirme: « toute considération de l’expérience esthétique en termes d’orgie ou de bain
émotionnel est à l’évidence absurde » 100. Nous sommes à l’exact opposé d’Eisenstein pour qui tout art
est émotionnel. L’anti-psychanalyse du cognitivisme voit sous un mauvais jour "les freudiens anciens et
moderns" 101 , qui envisagent, dans la personne de l’artiste et du spectateur, un sujet et non un objet dont
on mesure froidement “les émotions simulées” comme un jeu décadent de l’art. Eisenstein est conscient
de cette créativité, de cette libération psychanalytique qui fera peur à Lénine et Hitler. Eisenstein en est
conscient et tentera par conséquent de préserver sa capacité d’observateur de l’Occident, puis de visiteur
du savoir. Son intérêt pour le cinéma américain et le dessin animé a également étonné ses contemporains.
L’exposition de dessins qu’il fera à son retour du Mexique, à New York, aura un retentissement qui
confirme son lien avec la revue Experimental Cinema.

Les pulsions érotiques qui animent ses œuvres dessinées et filmiques signalent combien la création et les
pulsions travaillent avec force le puritanisme rouge dès lors que ses œuvres font désir et combat pulsé et
pulsionnel. Pour le réalisateur, la frontière entre émotion et désir permet un bain de liberté, opposé au
puritanisme rouge et brun. L’éprouvé, le désirant, ouvrent un espace de liberté nécessaire à la création.

Tout en ménageant le pouvoir, dans la Ligne Générale, par une thématique liée à la propagande agricole,
le réalisateur a su trouver les fonds pour tourner les films de son choix. Souvent il a dû s’adapter au film
de commande. Mais le double jeu sera une contrainte politique et économique à la mort de Lénine et de
Maïakovski. Le système fera de lui un rouage idéologique du système avant de devenir un être isolé. Il
restera cependant un chercheu r dans les domaines de la forme, de la création au cinéma. Ses relations
au pouvoir sont étroitement liées aux questions d’argent pour faire un film. Sa création est dépendante du
rapport de séduction vis-à-vis du tyran Staline et de ses doubles; elle est liée à la mystification vis-à-vis de
la censure idéologique, intellectuelle et artistique.

On entend par forme, chez Eisenstein, le travail qui consiste à innover dans la composition de l’image, sa
structure, sa morphologie, et la relation entre la sensation et le traitement formel de l’émotion, la relation
entre la narrativité, le plan, le montage. L’efficacité de la forme est au centre des préoccupations
d’Eisenstein, à tel point que son travail passait souvent pour trop esthétique. La catégorie philosophique
d’Esthétique est à l’époque fortement remise en cause. On ne comprend pas, dans le cinéma, le lien entre
esthétique au sens philosophique et l’œuvre dans son travail esthétique, sa compréhension, ses enjeux
théoriques. Et Eisenstein, hégélien de formation, reconnaît à cette pratique toute sa dimension, tout en
traitant l’idéologie marxiste comme un sens pertinent de la narration et du message filmique.

Eisenstein est à la croisée des chemins, entre les Avant-Gardes russes, l’esprit encyclopédique de
Leonardo da Vinci, les Avant-Gardes européennes, les nouvelles sciences et enfin le nouveau pouvoir
léniniste puis stalinien. La lutte pour que l’imaginaire triomphe contre l’inquisition stalinienne s’engage
en 1917 et cède en 1930 massivement. La défaite de l’imaginaire culturel commencera par la débâcle des
utopies culturelles, en 1924, des artistes, des penseurs puis des soviets en 1930. La défaite des savoirs
contre les instances d’Etat, l’inquisition stalinienne, qui s’habille des discours de Marx, est opératoire
dans le cinéma Russe en 1930. Les censeurs veulent tous l’amour du peuple et agissent pour la fin de la
révolte et de la liberté de l’art. L’inquisition stalinienne, contre ceux qui ont fait avancer l’histoire des
hommes et de la pensée, va s’opérer dans la presse, l’édition, les industries culturelles naissantes, le
parti, les syndicats. Diffamations fréquentes, salissures diverses, insultes médiatisées, procès,
interrogatoires, aveux fabriqués, disloqueront les forces de savoir et de culture. La souillure est le mode
opératoire des ragots pris pour une pensée.

1.12. Eisenstein politique

Eisenstein quitte l’U.R.S.S. le 19 août 1929, à la demande de Joseph Staline et arrive aux Etats-Unis
d’Amérique le 12 mai 1930. En avril 1929, un plan quinquennal du cinéma prévoit un développement du
parlant, de l’industrie cinématographique adaptée aux besoins modernes. Jay Leyda publie, en 1939, dans
la revue Kino102 , un compte-rendu de l’entretien d’Eisenstein et d’Alexandrov avec Staline daté d’avril
1929. Staline convoqua le réalisateur et son assistant pour poser les questions de la fonction politique de
l’art cinématographique et pour modifier La Ligne Générale. Staline déclara que, conscient de
l’importance du cinéma soviétique, il entend s’en servir comme image de marque en occident et oblige le
réalisateur Eisenstein à « étudier en détail le cinéma sonore aux U.S.A » 103 . Staline déclare en effet: «
Etudie en détail le cinéma sonore. Ceci est très important pour nous. Quand nos héros découvriront la
parole, la force d’influence des films augmentera énormément » 104 .

L’homme politique entend exporter une des valeurs du cinéma soviétique en la personne d’Eisenstein. Il
entend également récupérer la technique du cinéma sonore américain.

Par ailleurs il fait entreprendre des recherches en Union Soviétique sur le cinéma sonore et sur la
couleur. Staline place Eisenstein dans une situation difficile. Le cinéaste réalise l’intérêt culturel d’un tel
voyage. Mais quitter l’U.R.S.S. constitue un danger réel pour sa popularité auprès du public soviétique et
pour sa place dans le mouvement artistique de l’époque. Il sera totalement isolé. A son retour, tout aura
changé. Le stalinisme aura modifié le cinéma: le dogme du montage idéologique pourra fonctionner entre
image, froideur et calcul de la machine à enthousiasme.

Staline voit dans le cinéma un système de propagande utile et fonctionnel. Il entrevoit déjà l’idée du héros
qui deviendra peu à peu “positif ” et “socialiste”. C’est pour cette raison qu’il déclare: « Vous n’imaginez
pas, vous cinéastes, quel travail est entre vos mains. Portez une attention sérieuse à chaque acte, chaque
parole de vos héros. Souvenez-vous que votre travail sera jugé par des millions de gens. Il ne faut pas
inventer des images et des évènements en restant assis dans votre bureau. Il faut les prendre de la vie -
apprendre de la vie -. Laissez la vie vous apprendre. Pour estimer ceci convenablement, voyez-vous, il faut
connaître le marxisme. Il semble que nos artistes montrent encore une connaissance insuffisante de la
grande force du Marxisme » 105 .

Staline vient de liquider les Avant-Gardes, de détruire toute riposte de groupe et il impose une lecture
“marxiste” du réel. Le cinéma devra être une fonction du collectif qui, grâce à la philosophie, ne sera plus
qu’une affreuse doublure de la rhétorique stal inienne. Le moi collectif diluera la parole du sujet. Le réel
sera le reflet du marxisme. Le cinéma en sera la copie et la caricature La forme va prendre un caractère
immuable qui, copiant les Avant-Gardes russes, engendrera des stéréotypes formels. La répétition du
modèle produira la mort des Avant-Gardes.

La fonction du marxisme, dans la bouche de Staline, illustre combien la référence à la pensée était
essentielle dans le léninisme, selon une idéologie du contenu. Mais bien plus, cela autorisait de placer le
penser comme épicentre de l’art, comme si l’idée, la sensation, étaient sur le même plan de création.
L’image devenait le support d’un message contrôlable. Et en ce sens cela rendait l’art sans aucun objet
digne de ce nom. La fascination de la philosophie, de la pensée, rendait les artistes incultes a priori et les
pla çait dans “l’insuffisance de la connaissance du marxisme”, dans l’ignorance idéologique de la
philosophie, dans l’ignorance de la réalité. Ils vivaient sous la menace d’un couperet plein de bains de
sang, de rééducation, de goulags en perspective, si j’ose dire.

Si Eisenstein doit quitter l’U.R.S.S. et se mettre à “connaître” la grande force du Marxisme, le conseil
paraît étrange. D’une part il signifie propager le Marxisme à l’étranger et dans les films. D’autre part, la
position de Staline signifie: votre œuvre est insuffisamment marxiste, seriez-vous contaminé par l’odieux
capitalisme satanique? En ce sens Staline, tenait Eisenstein par le col. Par ailleurs, le statut de l’art est
réévalué, selon une grille de la pensée philosophique. L’art perd son pouvoir critique de la société
socialiste et ne remet pas en cause de manière radicale les idées émises par les politiques. Du reste, les
politiques ne sont plus des politiques, mais des exécutants de la bureaucratie. L’art et la politique perdent
leur autonomie relative pour devenir simples “reflets” de la philosophie. La pratique artistique perd sa
relation privilégiée avec la forme comme structuration des sensations et de la pensée. L’œuvre filmique
devient de l’art, c’est-à-dire l’enveloppe de l’idée philosophique. L’œuvre est devenue pure idéologie au
service d’un contenu imposé. La chasse aux sorcières “formalistes” peut donc commencer en toute
quiétude. L’art vient de tomber de son piédestal.

De 1929 à 1979, l’esthétique sera mise à l’index par l’ensemble des marxistes non freudo-marxistes. Et
l’autonomie du processus esthétique n’aura pas de valeur théorique. Bien au contraire, c’est à ce moment
précis du temps que l’art et la politique sont le plus soudés à la tyrannie du sens. Il faut que l’image porte
le sens et lui seul. L’art n’a qu’à bien se tenir. De la même façon, le capitalisme dit aujourd’hui la même
chose à l’art critique.

Avant de quitter l’U.R.S.S., Eisenstein s’exécute et modifie la fin de la Ligne Générale, change de titre
pour éviter toute confusion avec la ligne du Parti. « C’est la vie qui doit vous amener à trouver la fin
correcte pour le film, affirme Staline. Avant d’aller en Amérique, vous devriez voyager à travers l’Union
Soviétique, tout observer, l’assimiler et tirer vos propres conclusions sur tout ce que voyez » 106 . Le mot
d’ordre est de prendre les artistes et les intellectuels pour des êtres flexibles, qui doivent se soumettre.
Quand on revoit la Ligne générale on conçoit que ce film est un film de propagande documentaire pour
les tracteurs et l’industrialisation de l’agriculture. La réécritur e a été profitable à Eisenstein, Monsieur
Staline, pour partir

Le voyage en Occident du réalisateur a une motivation politique et économique. Le premier plan


quinquennal décida que cessât la dépendance de l’U.R.S.S. à l’égard de l ’Europe capitaliste, en
particulier pour le matériel cinématographique. Les soviétiques importaient d’Allemagne les pellicules
AGFA et de France les caméras Debrie. Staline entendait que ce matériel soit fabriqué en U.R.S.S.
Eisenstein était donc envoyé en éclaireur pour travailler à Hollywood. L’U.R.S.S. ne donna qu’un minimum
de devises pour Eisenstein, Alexandrov (assistant), Tissé (opérateur), 25 dollars par personne pour un
séjour d’une durée d’un an minimum. Il était entendu que l’équipe devrait trouver du travail et ne
compter que sur ses propres forces.

Lorsque Eisenstein rentre en Union Soviétique, un désert d’art l’attend. Il a été menacé par un
télégramme de Staline « Est considéré comme un traître celui qui quitte sa patrie ». Staline le 21
novembre 1931 avait écrit à Sinclair, écrivain et producteur novice de Que Viva Mexico: « Eisenstein perd
la confiance de ses camarades en Union Soviétique. Il est considéré comme un déserteur qui a rompu
avec son propre pays. Je crains que les gens ici ne s’intéressent bientôt plus à lui ».

Ce qui est reproché à Eisenstein est une trahison qu’il n’a pas commise. L’innocence est toujours
criminelle pour les tyrans ordinaires. Le chef du cinéma soviétique Choumiatski, l’apologiste du réalisme
socialiste, vient de mettre en procès toute la génération des cinéastes des années vingt, à l’instar de
Staline, qui a mis en procès toute la vieille garde de Lénine. Eisenstein a dû, comme les autres, faire son
autocritique. La lecture, dans le réel filmique, des œuvres d’Eisenstein indique une pratique non neutre
et servant la cause du prolétariat. Pour mémoire, envisageons le générique de fin de la Grève, “jusqu’à la
victoire du prolétariat”. Il est certain que pour le réalisateur, l’esthétique est un processus
transformationnel qui conditionne le spectateur. Eisenstein utilise tous les systèmes visuels connus à son
époque pour déclencher la fascination émotive du public. Les spectateurs sont considérés comme un
ensemble de sujets capables de s’enthousiasmer par le biais d’une émotion révolutionnaire. Ici le plaisir
émotionnel est travaillé par le procès esthétique qui assume le code politique et qui l’impose. A ce titre, le
projet de Que Viva Mexico introduisait un élément nouveau, complémentaire de la lutte des classes, à
savoir: la pratique instinctive, émotionnelle, érotique et l’élément ludique de l’image. Eisenstein ne
travaillera jamais plus l’érotism de l’image en dehors des représentations répressives liées à l’ordre
stalinien envers Eros. Ivan le Terrible incarnera à ce titre la terreur dite et non-dite, où le peuple est un
alibi, un prétexte, un outil de manipulation dans la guerre intérieure de la noblesse contre le Tsar.

Alors que dans Que Viva Mexico la part politique du film devait être assumée par la révolution Mexicaine
(1910) de l’épisode Soldadera , les connotations sexuelles jailliront dans l’œuvre du réalisateur. Dans Que
Viva Mexico, c’est précisément ce que le producteur innocent Sinclair ne supporte pas, dans les figures
d’Eros et de la révolution. Exporter la révolution mexicaine était, entre autres raisons, une violation du
contrat107 .

Les questions que se pose Eisenstein à son retour du Mexique sont de quatre ordres: 1. Comment
continuer à filmer, dans un contexte de chasse aux sorcières contre les intellectuels et les anciens des
Avant-Gardes, et quel jeu jouer pour continuer exercer son métier? 2. La pratique esthétique peut-elle
contribuer, en tant que pratique théorique de la philosophie, à transformer le monde? 3. Pour quelle
raison l’art est-il considéré par les marxistes officiels comme de l’idéologie? 4. Le cinéma n’étant pas un
moyen, mais une fin en soi, parce qu’il s’agit d’un art, devra-t-il périr sur le terrain de la propagande
politique ou sur le terrain du moralisme anti-plaisir stalinien?

L’échec de Que Viva Mexico n’entame en rien la capacité critique du réalisateur. Son retour en U.R.S.S. va
véritablement poser les questions de l’élimination des formalistes russes de la scène culturelle et évaluer
l es termes Discours/ Révolution/ Cinéma, dans une guerre idéologique entre Vertov et lui, entre l’art
socialiste officiel et les inventeurs du cinéma de recherche.
2. Lire l’esthétique théorique d’Eisenstein

2.1. Lire Eisenstein : quelques difficultés.

L’analyse de l’œuvre cinématographique d’Eisenstein s’es t souvent limitée à l’approche réaliste. Dans
l’activité multiforme du réalisateur quelle place peut-on accorder à ses réflexions théoriques développées
toute sa vie ?

Il est évident que l’ensemble des domaines qu’il aborde (film, dessin, esthétique, littérature, philosophie,
théâtre, peinture, masques) forment un matériau pour sa recherche qui évolue selon un processus de
mise en forme, à travers des concepts théoriques du rôle et de la fonction de l’image.

Cependant, l’activité du théoricien Eisenstein ne saurait être réduite à un ensemble de conclusions


théoriques tirées de ses œuvres écrites. Le domaine de la théorie chez le réalisateur est d’essence
pratique. Il faut inventer de nouveaux modèles formels et de nouvelles structures narratives. Son
expérience à l’école du cinéma (le V.G.I.K.) peut attirer l’attention sur son travail au niveau de la mise en
scène, de la scénographie, de la décoration, de l’élaboration de l’image, et aussi son souci d’élaborer une
esthétique. Eisenstein aborde la théorie comme un domaine complexe, toujours à élaborer en fonction de
la pratique et non comme une activité autonome.

On sait pourquoi peu de théories pratiques ont été élaborées depuis les débuts du cinéma. On sait aussi
quel discrédit a été porté à toute pratique théorique de l’art. La fonction pratique de la théorie n’a jamais
été clairement définie. Seul Eisenstein a osé poser les questions abordées dans le laboratoire des
formalistes russes. Mais avec des contresens, des maladresses, des difficultés à comprendre la
linguistique moderne.

La place d’Eisenstein est d’autant plus difficile à cerner qu’il se situe idéologiquement dans et pour le
marxisme, à travers les débats publics. Il s’exprime dans des manifestes, des critiques de films, des cours,
des présentations, des justifications devant la scène politique, des discours théoriques, des préfaces, des
lettres, notes et souvenirs d’enfance, des polémiques dans la presse spécialisée.

A un premier degré, on peut rattacher l’activité théorique d’Eisenstein à sa volonté de rationaliser des
processus de production esthétique. A un second degré, on peut considérer qu’Eisenstein tente de
remplir un vide théorique de la philosophie. Depuis Hegel, la philosophie a envisagé l’art avec l’Ecole de
Francfort. Marcuse, dans la Dimension esthétique, donne les clefs de la problématique de l’élève de
Meyerhold. Le réalisateur soviétique cherche dans la philosophie les réponses posées par les Formalis tes
Russes. Lénine publie des textes sur l’art sans grande qualité. Trotski fait de même. Mais la philosophie
n’a pas de réponse. Eisenstein va chercher dans la rationalisation abstraite la manière de faire évoluer
ses conceptions. Elle a pour tâche d’unifier après coup sa pratique filmique, de restaurer la fonction de la
pensée, d’associer l’intuition formelle à une rationalisation. La théorie restaure un processus
esthétique/matériaux, conçu comme rapport d’expression.

La théorie se place comme préambule à toute évaluation formelle de l’art et des tendances en cours. La
théorie est nécessaire afin de penser en creux la création, ses pannes, ses arrêts. La théorie anticipe sur
l’époque car elle pousse loin les conséquences de l’expérience. La théorie est le lieu d’une
expérimentation par anticipation et mise à distance de l’époque, afin de dégager des tendances et des
enjeux pour la liberté de création, ses intuitions de chercheurs. La théorie est là pour permettre et
protéger la création, sinon elle n’a pas lieu d’être pour le créateur. Elle n’est pas là pour disséquer la vie
de l’art, dit Eisenstein. Le savoir est émancipateur. La théorie n’est pas un instrument de domestication
du savoir. La théorie n’est pas le lieu d’un écrasement de la pensée, de la différence, de la vie qui court
dans les images. Le processus esthétique est un procès d’élaboration pour le film en cours. A ce niveau,
l’approche théorique est libératrice. Elle est assumée avec joie, elle est jouissance de la pensée qui
invente. Mais la théorie n’est pas l’essence du cinéma. Le processus de création repose sur l’instinct, la
pulsion, le désir, la jouissance de l’image et du désir d’achèvement de l’œuvre. La théorie est production
de l’expérience et en jaillit. Mais elle ne peut demeurer un frein, un règne, une loi. L’art ne cesse de
transgresser chez Eisenstein : « Quand moi-même je crée, j’envoie dinguer loin loin, à tous les diables, les
"béquilles" de toutes les lois, comme les nommait Lessing ; je me remémore les paroles de Goethe "grau
ist die Theorie", et je plonge, la tête la première dans la spontanéité créatrice » 108 . Eisenstein pense que
l’art procède par "subtilité" et non par dogme, et non en figeant l’énergie en jeu. L’art procède par
"dynamisme", par l’esthétique des émotions et de la contamination de cette énergie sur le psychisme
libéré de sa neutralité face au monde109 . L’énergie de la création et l’énergie théorique procèdent de la
même pulsion de vie sensuelle et sublimale. La théorie libère ou ne sert à rien. Elle permet de
représenter le réel. La théorie protège l’art car elle ouvre des perspectives esthétiques sinon elle est
inutile. Aussi la théorie rend à la vie sa puissance, elle rend morte la politique et la puissance d’Etat sur la
pensée. Elle est au-dessus du pouvoir d’Etat et le nie. C’est le rôle de la théorie esthétique de nier le
pouvoir d’Etat ou tout groupe de pression. L’art ne se consomme pas, il est un désir d’image : « la
méthode de création des images dans l’œuvre d’art doit reproduire le processus par lequel, dans la vie, la
conscience et la sensibilité s’enrichissent d’images nouvelles » 110 . Mais « cette métamorphose de
l’œuvre en perpétuelle reconsidération des principes constitue bien souvent ma croix. Et ayant tiré au
clair le principe, je perds tout intérêt à son application» 111. Le processus de création oriente toute la
subtilité du sensible. La théorie rend à la vie toute sa complexité, elle révèle les enjeux de vie ou de mort
pour l’art. Les Avant-Gardes l’avaient compris, car elles doublent l’art d’un élément de sûreté : la critique
radicale du monde, le dépassement des contradictions au sein des représentations, face à la réalité
glaciale de la négation de l’art vivant et libre. Cependant, le déni de réalité de la liberté de l’art est si
puissant qu’Eisenstein l’a combattu toute sa vie. L’art n’est pas "un pantin mécanique étiqueté a priori"
112. Le processus esthétique vise à faire surgir l’incréé, «à vivre» dans un espace-temps libéré, à vivre

dans la conscience et la sensibilité de l’essence de l’art» 113. L’œuvre est un lieu psychique inoublié que le
spectateur nourrit de ses désirs et de la rencontre avec la création. Aussi le cinéma de création vise
davantage à la "perception esthétique" qu’à la fonction du récit. Le travail de l’artiste dans la fonction du
cinéaste vise "la matière à traiter" de la forme. La forme surgit toujours de l’image et fait effraction par la
surprise de l’instant, au-delà du procédé, fût-il le passage au pathétique que conduit l’émotion. Car il
s’agit bien de produire «la sensation d’unité organique que donne l’œuvre», audelà du pathos de la
tragédie et de la révolte, qui s’imposent presque, idéologiquement et politiquement, comme des éléments
du premier niveau de sens. Cependant, l’œuvre va au-delà de l’évidence ou s’effondre sous le poids de la
terreur politique.

Alors le discours eisensteinien devient un discours qui revient sur lui-même à force d’analyse, au point
d’anéantir la pratique filmique et l’écrit. Sa pensée fait ainsi des virages à cent quatre-vingts degrés, où
le lecteur peut se perdre à travers les boucles ainsi formées de son travail scriptural, en raison de l’oralité
de certains écrits, du délayage des idées, des digressions proposées à la lecture. Ainsi l’investissement
théorique bloque momentanément la joie de la réalisation cinématographique. Eisenstein est un des seuls
cinéastes soviétiques de l’époque à avoir tenté cet investissement dans le théorique, au risque d’anéantir
sa pratique et d’être déconsidéré publiquement.

Eisenstein, dans les Erreurs du Pré de Béjine114, déclare vouloir : « Approfondir sa conception du monde,
entrer sérieusement dans les nouveaux sujets», comme les staliniens l’exigent, sous couvert de théorie
marxiste de l’art. Faire ce double-jeu avec le pouvoir permet de survivre. Mais c’est entrer dans les
embûches tendues à la liberté d’action, c’est également entrer dans le compromis à certains niveaux
essentiels, voire opérer le déni de soi par une certaine critique politique. D’une part, il n’existait pas dans
les rangs marxistes de théorie de l’art du niveau de Hegel, d’autre part le seul travail de niveau théorique
était produit par le travail des Avant-Gardes rejeté par le pouvoir politique institutionnel. Enfin le dogme
stalinien écrasait tout savoir. Les marxistes au pouvoir confondaient théorie et idéologie. Et toute
réflexion avec le jargon marxiste passait pour théorique. Tout fonctionnait comme si les réponses
staliniennes étaient la vérité de la réalité de l’art. Le dogmatisme était imparable. Il avait réponse à tout
et sur tous les points. Mais il avait tort en tout. D’autres idéologies continuent de cette manière à vouloir
avoir réponse à tout et détruire le sens critique. C’est ce même sen critique républicain qu’on étouffe à
présent d’un bâillement ou d’un battement de cils.

Dans cette autocritique publique, Eisenstein signale son ignorance de la "théorie marxiste". Cette
dernière n’existe pas comme vrai ni comme "science des pratiques artistiques". Il apparaît que
l’ignorance sans nom des accusateurs d’Eisenstein au congrès des cinéastes relève de la diffamation. Et
c’est ainsi que Dovjenko peut affirmer : « En écoutant le rapport d’Eisenstein, j’étais effrayé par l’étendue
de se s connaissances et on dirait qu’il est lucide au point qu’il ne puisse plus faire un autre film. Si j’en
savais autant que lui, j’en mourrais littéralement (rires et applaudissements) Je suis convaincu que de
plus d’une façon, son érudition le tue. » 115

Sans en avoir la compétence, Dovjenko exécute une analyse sauvage de la « pathologie » du réalisateur.
Dans le pays où la psychanalyse fut interdite au profit de la psychiatrie, la jalousie fabrique des procès,
des haines fondées sur le principe de la dictature d’une élite restreinte qui terrorise les mentalités.
Apparaît la mécanique des procès de l’inquisition marxiste, le besoin impérieux d’obtenir des aveux,
toujours des aveux de gens innocents et torturés dans leur idéal. Mais le but principal de la manœuvre fut
de décapiter la pensée, lorsqu’un Dovjenko ose dire au procès : "son érudition le tue". On parle, on
diffame, on dénonce par jalousie et par haine de la théorie en art. Il y a dans ces mots toute la peur de la
médiocrité marxiste stalinienne devant le savoir et il y a toute sa faiblesse. L’idéal communiste se meurt.
La médiocrité stalinienne n’en a cure.

2.2. Lire le non-formulé et lire entre les lignes

Marcelin Pleynet a très bien formulé les difficultés que l’on peut rencontrer à la lecture d’Eisenstein.
Difficultés dues à des décalages d’ordre historique (la situation du stalinisme en U.R.S.S.), scientifique
(linguistique et sémiologie, psychanalyse), et l’évolution des concepts employés par Eisenstein lui-même
de 1920 aux années quarante116. Eisenstein n’est pas un bloc monolithique de concepts. Ses concepts
évoluent en fonction de la pratique filmique, de l’enseignement du cinéma, et des luttes politiques. Ils
oscillent entre le statut de concept, d’anecdote, de cours, de digression. Il s’agit plus ici de lire l’essence
théorique et de laisser l’analyse linguistique de sa langue de côté.
Pour comprendre les écrits d’Eisenstein, dit Kozintzev : « Il faut se rappeler sa définition du scénario.
Celui-ci est le sténogramme de la perception émotionnelle des faits ; le réalisateur déchiffre le
sténogramme au moyen d’images plastiques. Pour une bonne part, les écrits de S.M. Eisenstein se
trouvent être de semblables scénarios. Avec une hâte fébrile il sténographiait les innombrables essaims
des associations : la pensée tournait autour d’on ne sait quel art qui n’existait pas encore» 117. On peut
dire en effet que l’écriture et la production d’idées procèdent par intuition chez le réalisateur. Exactement
comme pour l’intuition mathématique, il produit des idées qu’il devra ultérieurement vérifier afin d’en
produire la démonstration. L’écriture fonctionne par enchaînements, non contrôlés par l’exercice de la
censure, selon une méthode proche de l’écriture automatique des surréalistes.

Ces "emballements", ces innombrables "essaims des associations" propulsent le texte, et par conséquent
la pensée. Une pensée fondée davantage sur la pulsion que sur la seule rationalité. Produire une pensée
"qui n’existe pas encore", inventer des idées nouvelles par "une perpétuelle remise en cause" de ce qui
est pris pour vrai, est le projet théorique du réalisateur.

L’écriture mesurée, calculée est rare chez Eisenstein. Sa langue est toujours passionnée. La jouissance de
la pensée est le propre du chercheur. Ce travail de création, où la réflexion s’articule sur une pratique,
cette rationalisation du texte visuel, a engendré la recherche sémiologique des années soixante, contre
lui. Cependant sa production en a fait un "théoricien". Eisenstein demeure un réalisateur enseignant
théorisant. Les innombrables essais sur le réalisateur en sont la preuve contemporaine.

2.3. De l’usure du double concept : forme/contenu.

Dans l’ensemble des concepts eisensteiniens, le concept le plus utilisé dans le travail théorique est le
concept «forme/ contenu». Eisenstein affirme que le processus d’élaboration d’un procédé reste abstrait
et en dernière instance que l’étude des procédés entre dans un ensemble appelé structuration de l’œuvre,
agissant dans le film. Il affirme que le film doit être étudié "avec tous les rouages démontés", il doit être
mis "en pièces détachées", et tout doit être «décomposé» en «éléments» afin d’étudier le film comme un
objet d’étude et un jeu intellectuel.

Eisenstein place ce prédicat dans la problématique de la phase "de bolchévisation du cinéma soviétique",
où les théories de l’art ont eu à s’inscrire dans l’idéologie du socialisme dit "scientifique"(1935).
L’identification révolution sociale/révolution formelle fut censurée à cette époque, au nom de l’instance
idéologique opérant un écrasement du formel. La matrice idéologique remplaçait alors la matrice
pulsionnelle ainsi que la matrice formelle.

Le processus formel est une mise en composition de l’image. Celle-ci est un produit élaboré,
idéologiquement marqué par le procédé et par son degré d’autonomisation vis-à-vis de la matrice
idéologique. Par un travail de la forme sur l’idéologie, toute forme devient idéologique mais toute
idéologie ne produit pas de forme. Elle en est incapable. Elle ne procède pas de la fabrication de la forme.
Elle se présente comme un matériau dans l’image tout comme le décor ou les dialogues. Elle est un
élément de la connotation. Elle est commutable à l’infini mais elle demeure indispensable à la
structuration de l’œuvre. L’idéologie de la forme en tant que sujet et objet du travail filmique relève de la
recherche pure. Cette recherche formelle travaille les codes, les subvertit, les déplace et les autonomise.
La forme est donc un produit complexe qui s’étudie à travers une multiplicité de signaux issus du rapport
signifié/signifiant dans une lecture rigoureuse de la bande image.

L’objet fini ou le film à venir participent du même phénomène de recréation. Lire un film est une invention
fondée sur la restructuration des éléments qui le composent. Ecrire le film à venir réside dans le
processus de subversion des codes et dan s la transgression sublimée des formes établies. Lire le travail
d’Eisenstein oblige le lecteur à évaluer tous les paramètres de l’invention. C’est ainsi qu’il déclare : «
C’est l’examen en gros plan du film lui-même à travers le prisme d’une analyse attentive "mis en pièces
détachées", avec tous ses rouages démontés, décomposés en éléments et étudiés de l a même façon,
qu’un nouveau modèle de construction peut être établi pratiquement » 118. La déconstruction d’un film
procède de l’analyse. Ici la question abstraite devient terriblement pratique. Lire un film, c’est le
déchiffrer. Démonter les "rouages" de la fiction, mettre en "pièces détachées" les séquences,
"décomposer" les plans, évaluer ce qui s’inscrit dans le cadre. Lire un film est refuser, en dernière
analyse, la fausse alternative forme/contenu qui limite l’arbitraire de l’artiste dans sa remise en cause du
dogme (marxiste) de l’art comme pur reflet de la réalité sociale. Pour Lénine, la forme est un pur reflet du
contenu et ce dernier devra déterminer la forme. Pour Eisenstein, le contenu n’a aucune importance
stratégique. Il n’est qu’une forme pure de l’idéologie.

Eisenstein affirme la pensée comme fondatrice de la pratique théorique : « Le fondement de l’activité du


réalisateur consiste à découvrir, dévoiler et structurer dans ces contradictions (dynamique de l’image) les
figurations et les phénomènes d’une réalité comprise et reflétée dan s un esprit de classe » 119. Le procès
formel n’est pas pour autant réduit à un reflet mécanique, il n’est ni signe statique, ni figuration, mais
processus. Le rapport des lois internes de l’œuvre répond à la question du processus formel, non à une
question de classe. Dans un dessin, le trait n’est pas dans la ligne du parti mais dans la ligne du dessin.
Picasso communiste n’attend pas de l’idéologie ou de la politique qu’elle lui souffle ses lignes et ses
courbes, ses formes, ses déformations corporelles dans la représentation. L’art ne va pas chercher ses
formes dans les dogmes, l’idéologie, le pouvoir mais dans l’his toire de l’art et le monde sous nos yeux.
Car les yeux des artistes sont encore sensibles face au perçu, au senti, au figurable de l’infigurable
humanité stalinienne qui voit le jour contre le formalisme. L’art n’est pas le laquais du politique. L’art est
fo ndé sur l’économie libidinale de la pensée, du passage du senti au pensé. Il n’est pas l’incarnation de
l’esprit de classe ni sa propagande. Le travail de l’artiste n’est pas de servir une idée, une symbolique,
une cause tyrannique. Ce n’est pas non plus parce que l’on fait de l’art, en 1925, que l’on produit des
idées. Les images et les idées sont des notions et des réalités différentes. Les images sont de l’ordre du
sensible. Les idées ne peuvent vampiriser le sensible et se substituer à lui. Soit on produit des idées et
c’est de la philosophie, du savoir, soit on produit de la sensation, du sensible et c’est de l’art dans "la
pureté du langage cinématographique", comme l’énonce Eisenstein. La sensation, le trait, l’image, ne
sont pas des idées mais des formes nécessaires. Inversement, les idées ne sont pas des formes de l’art,
cela reste des idées. Eisenstein sait qu’on ne peut pas figer les contours du vivant ni enfermer l’image
dans une idée. On ne peut pas fixer la vie de l’autre dans son essence et la résumer dans une formule. La
sensation comme la vie débordent de toutes part, ne se contrôlent pas mais s’épanouissent. La
sémiologie, dont l’objet est le message dans sa structure, est à ce titre incapable de saisir la réalité du
sensible dans l’image comme forme, comme bain d’émotions et de désirs, de pulsions en jeu. L’image doit
pouvoir vivre et respirer dans l’esprit du spectateur comme une liberté de son imaginaire, une résonance
émotive appropriée, dans l’atmosphère du désir qui a donné naissance à sa réception sensible.

Depuis Aristote et Hume les sensations et les idées sont incompatibles, l’idée ne se matérialise pas en
l’art. Toute la théorie de la connaissance des marxistes des années vingt à soixante-dix est un m auvais
plagiat de la perception chez Hume. L’art et la politique ne se rejoignent jamais et sur aucun plan. Ils ne
se rejoignent que pour faire la vérité du Goulag. Pourtant, l’art n’est pas apolitique, il est la politique de la
vie contre les chaînes du pouvoir despotique qui asservit l’espoir maîtrisé par le pouvoir de la peur. L’art
est forme, trace, matière, geste inaugural de l’acte libre. La relation entre la politique et la lutte des
classes asservit l’art à une fonction alors que ce doit être l’inverse. Au sens où la politique des Avant-
Gardes aurait dû déterminer la politique du champ de l’art. L’art est autre chose que la politique de
Lénine qui cherchait à embrigader les artistes dans la lutte contre l’analphabétisme. Le politique relève
des idées. Les artistes ne sont pas des animateurs culturels de la société. On ne peut pas appréhender
une œuvre d’art par l’idée, le discours politique, l’idéologie du contenu, l’explication de la représentation.
Les artistes ne sont pas des instituteurs, disait Serge Daney contre Godard : la salle de classe n’est pas la
salle de cinéma. Les artistes ne sont pas des pédagogues, des psychologues, des sociologues, des garde-
malades du pouvoir de la domination. Les idées en art n’occupent pas le devant de la scène, elles ne
viennent que de la critique, non de la vue de l’œuvre pour laquelle le regardant projette étrangement sa
culture, ses représentations, plaque le plus souvent des explications plutôt qu’il ne dialogue avec l’œuvre
au niveau sensitif. Le discours du public majoritaire par rapport à l’art énonce qu’il ne sait quoi penser,
précisément parce qu’il ne sait pas sentir ni penser l’art. Il projette massivement sur l’objet ses tabous en
raison des stéréotypes issus de la sociologie politique des siècles passés et du positivisme de masse. Le
moralisme méprise les perceptions et les pulsions vivantes. L’art est pure sensation, relation au sensible,
au perçu, à la perception, à l’être devant l’image qui s’arrache à l’essence du sens plaqué sur toute chose.
L’impuissance à nommer nos émotions et nos sensations ne nous autorise pas à refuser le sentir et le
perçu, le senti et le désiré. Détruire nos sensations pour entrer dans la religion de la négation du réel ne
permet plus de ressentir quoi que ce soit. La politique dogmatique doublée d’ignorance permet de
devenir insensible à tout en nous et en l’autre.

Eisenstein agit davantage en penseur du désir de révolution des formes et des idées qu’en artiste lorsqu’il
défend la lutte de classe, sorte de sauf-conduit de la classe intellectuelle stalinienne. La politique classe
contre classe, les ouvriers contre les exploiteurs n’est pas plus valable en art chez Eisenstein qu’elle ne le
sera chez Godard. Ce qui est valable, c’est la forme pour y arriver, la démarche artistique et
philosophique, afin de faire de l’art un centre de vie et d’émancipation. Eisenstein situe la forme comme
une béance que personne ne veut investir d’une analyse "matérialiste". Il considère que se perpétue une
méconnaissance de la forme, dans le discours des savoirs officiels de son temps. Il déclare : « Baptiser ces
cinéastes de formalistes relevait de la même impré voyance qu’il y aurait à appeler les médecins qui
étudient la syphilis des… syphilitiques ». 120 L’artiste est, comme l’indique Walter Benjamin, quelqu’un
qui met les mains dans la réalité comme on expérimente le monde, pour y travailler, avec le risque que
cela comporte de confrontation, d’inédit, d’imprévu du réel.

A l’époque, Eisenstein entendait exprimer que les critiques de la Pravda et du P .C.U.S. cherchaient à
remplir un vide théorique. Ainsi l’étiquette de "formaliste" a très vite évacué la problématique de la
forme. Il s’agissait de la part du parti de la peur, du besoin de contrôler le sensible, de soumettre
l’esthétique, et par conséquent de s’en prendre à l’esthétique du formalisme, pris pour un danger
intérieur. Face au tyran, l’art est un otage et il faut se battre, affirme Eisenstein : « Le cinéma soviétique
s’est tellement effrayé lui-même du formalisme qu’il en a quasiment liquidé la création même, et les
recherches créatrices dans le domaine de la forme » 121, affirme t-il contre tous les peureux, le soumis à
la diffamation calomnieuse. Jamais il n’y eut de débat sur le Formalisme Russe : le Cercle Linguistique de
Moscou n’a pas été écouté par le pouvoir universitaire en place. Il a été méprisé et combattu. Ces crimes
sont comme des fantômes qui nous reviennent. Aussi, pour Eisenstein, «la maladie essentielle du cinéma
d’aujourd’hui c’est la maladie des points 2 et 3 de la trinité de l’idéologie matérialiste. Le formalisme a
tout ce qu’il faut pour donner prise aux attaques et à la désapprobation ; il possède avant tout une plate
forme avancée et nettement formulée » 122.

Les autorités soviétiques ont choisi de balayer dans l’art toute approche de la forme, laissant à l’Europe
occidentale les moyens de son utilisation. Cette position du pouvoir évacue la recherche pure, sous
l’étiquette de formalisme, et par conséquent, les Futuristes, le Proletkult, le Cercle Linguistique de
Moscou etc. En évacuant les Avant-Gardes, le réalisme est mis en place. La position réaliste a pour but de
copier la réalité, de reproduire dans le cadre de l’écran de cinéma un réel objectif. Considérant la caméra
comme un instrument de mesure et de reproduction fidèle, c’est toute la réalité que l’on piège. Sans voir
que la caméra n’est qu’un instrument de création comme le pinceau. La perspective, les couleurs, doivent
être aussi fidèles que le réel de l’idée qu’on s’en fait. L’illusion réaliste du réalisme socialiste prend donc
appui sur un tour de force de l’idéalisme philosophique.

Lacan déclare dans Silicet ⅔ « qu’à faire du langage une fonction du collectif, on retourne toujours à
supposer quelqu’un, grâce à qui la réalité se redouble toujours de ce qui l a représente» 123. Il ne reste
qu’à reproduire cette doublure, absorber cette idéalité convoitée et dépossédée de son essence.
Représentation et représenté jouent de concert pour signifier le monde dans le vu de l’image, comme
nouage du penser et du su dans un récit formel. Fabriquer un réel, pour que l’art n’ait plus qu’à le
reproduire, impose aux mentalités l’obligation de cette répression. Installer la contrainte d’un contenu
filmique aboutit à définir le cinéma comme contenu pur de toute figure de la révolution dans les arts. La
révolution dans les arts a cessé en URSS (Russie) dès la prise du pouvoir politique sur les artistes et le
suicide de Maïakovski.

Les attaques contre la forme se font toujours au nom du contenu, du sujet du film, de la cause qu’il
défend. Le contenu reflet de la pensée philosophique est essence du savoir alors que la forme n’est que
l’enveloppe aléatoire et interchangeable. Le cinéma devient dès lors la propagande du contenu. On
soumet la forme à l’idée platonicienne. Le marxisme place le contenu comme Platon place le sien. Au
cinéaste de suivre. Eisenstein déclare : « Il est bien douteux que quiconque se sente de l’inclination pour
l’opportunisme thématique » 124. Il entendait par là signifier que le cinéastes étaient contraints de
reproduire des stéréotypes du héros socialiste sous peine de soupçon et d’accusation de « formalisme ». Il
considérait que le cinéaste se trouvait : « Coincé dans la contradiction, entre la nécessité de trouver des
formes, à niveau égal des formes post-capitalistes de notre culture socialiste, et la capacité culturelle de
la classe qui a créé cette structure, observant indéfectiblement la tendance fondamentale de rester à la
portée des masses et accessibles aux millions de spectateurs » 125.

Eisenstein observe ensuite que la notion de forme, la notion d’esthétique, la notion d’art, sont
directement issues des superstructures de la société capitaliste précédente. On appelle infrastructures
tout ce qui fonde le système économique. On nomme superstructure tout l’appareil idéologique d’état, les
éléments structurels du penser social.

Si l’on veut interroger : « le langage des images, il va de soi que les associations de langage dominantes
sont celles qu correspondent aux notions de la classe dominante à l’époque de la formation ou de
l’utilisation maximum de tel ou tel terme ou désignation » 126. La validation et l’acquisition des
superstructures idéologiques en système capitaliste ont été remises en cause par les Avant-Gardes russes
en système socialiste. C’est ce que n’a pas vu le pouvoir en place qui n’a retenu que la forme des mots
suivants : idéologie/esthétique/forme/art. Le pouvoir s’est refusé au ra dicalisme « gauchiste » de l’art
selon l’expression de Lénine. Il a invalidé le discours radical "prolétarien". Il a artificiellement renoué le
lien avec la "culture bourgeoise". Le pouvoir a écartelé le désir de rupture en art et écrasé la rupture.
Eisenstein, sans s’étonner, explique que : « c’est des mains de la bourgeoisie que nous avons reçu tout
notre bagage raisonnant, verbal et terminologique » 127. Le travail des Avant-Gardes russes a consisté à
en faire une lecture poussée jusqu’à son interrogation matérialiste et technique de la langue et du
vocabulaire. La position d’Eisenstein consistera alors à interroger la forme en ce qu’elle n’est pas neutre :
« Nous avons énormément de fond mais dans le domaine de la forme nous boitons des quatre pieds» 128.
L’humour d’Eisenstein s’applique ici au problème majeur du cinéma soviétique des années 1930 à 1950 : «
Aujourd’hui ce n’est pas dans l’idéologie des films qu’il faut chercher l’origine de nos défaillances, mais
dans la forme. Dans la forme qui ne sait pas être idéologie » 129. Eisenstein démontre qu’il faut trouver
une forme adéquate à l’idéologie révolutionnaire et non se déguiser derrière le contenu pour produire des
films pauvrement cinématographiques. Le cinéma n’est pas une répétition de stéréotypes mais la
recherche de moyens formels adéquats à l’émotion du spectateur. Il s’agit de produire un sens nouveau
issu du travail de la forme.

Pour Eisenstein : « La forme est toujours idéologie. Et toujours la forme s’avèrera une idéologie réelle ».
La recherche formelle est une idéologie de la pratique artistique. Dire que les formes nouvelles sont
idéologie c’est dire que nulle pratique n’échappe à la réalité. L’imaginaire révèle un réel, la forme est le
réel de cet imaginaire. Ainsi "l’art pour l’art" s’inscrit dans la pensée formelle en lieu et place de la
subversion des forms à travers l’histoire de l’art.
2.4. Discours / formalisme / méthode formelle

Les Formalistes entendaient par méthode formelle l’analyse des procédés constitutifs qui président à
l’élaboration d’une œuvre. L’apport des Formalistes Russes à la linguistique contemporaine est
considérable. Les travaux de Ferdinand de Saussure (Ecole de Genève) ont fortement influencé le Cercle
de Moscou, qui groupés autour de Jakobson, Eikhenbaum, Chlovski, ont travaillé autour de la question de
la structure formelle des oeuvres, des procédés narratifs, de la différence entre langue poétique et langue
parlée, des notions de synchronie et de diachronie, de la métaphore et de la métonymie, sans pour autant
achever une science.

Les Formalistes ont tout d’abord interrogé les imagistes et les symbolistes, dont les positions reposaient
sur une conception de l’écriture par images, association de sensations portées à "l’âme" par l’harmonie
de la forme et du fond, l’écriture mystique, religieuse, philosophique. Ils luttaient contre une idéologie
subjectiviste de l’écriture. Eikhenbaum déclarait en 1925 : « Nous sommes entrés en conflit avec les
symbolistes pour leur arracher des mains la poétique, la libérer de leurs théories subjectives du
subjectivisme esthétique et philosophique, et, la ramener ainsi sur la voie de l’étude scientifique des faits
» 130 .

Les Formalistes soviétiques sont déterminés à fonder une science, exactement comme les marxistes
affirmaient fonder la leur au niveau philosophique. L’étude du langage et de la langue dégagée de toute
pratique idéologique et de tout subjectivisme philosophique fondait la linguistique et la sémiotique
littéraire. « Nous posions et nous posons encore comme affirmation fondamentale que l’objet de la
science littéraire doit être l’étude des particularités spécifiques des objets littéraires les distinguant de
toute autre matière, et ceci indépendamment du fait que par ses traits secondaires, cette matière peut
donner prétexte et droit de l’utiliser dans les autres sciences comme objet auxiliaire » 131.

Les Formalistes soviétiques ont cherché à définir l’objet de la science littéraire : d’une part libérer
l’écriture poétique du subjectivisme idéaliste, et d’autre part édifier pas à pas les bases d’une science des
faits littéraires. Ils ont vu les Futuristes les rejoindre. Ainsi Maïakovski et Khlebnikov ont apporté aux
Formalistes la pratique d’une poésie militante, axée sur l’étude du langage poétique. Il s’agissait de
produire les éléments rigoureux de l’analyse consciente des processus de production de l’œuvre poétique
: « En contrepartie, on avançait le procédé de singularisation et le procédé de la forme difficile, qui
augmente la difficulté et la durée de la perception : le procédé en art doit être prolongé. L’art est compris
comme un moyen de détruire l’automatisme perceptif, l’image ne cherche pas à nous faciliter la
compréhension de son sens, mais elle cherche à créer une perception particulière de l’objet, la création
de sa vision et non de sa reconnaissance. De là, vient le lien habituel de l’image avec la singularisation »
132.

La distinction forme/contenu relève du couple idéaliste : forme/substance. La position platonicienne


évacue la forme en ce qu’elle dénature le contenu inaltérable des idées. Platon réduit la forme à la
matière altérable de l’œuvre. Par opposition à l’essence, à l’idée, la forme ne serait qu’une enveloppe
pour séduire. La position marxiste n’est pas différente en 1930 de la position d’un Platon. Par forme,
l’idéologie marxiste mécanique entend : l’idéologie de l’art pour l’art, dénuée de toute perspective
politique. Elle réduit en effet l’œuvre à son contenu. Par forme on entend et on laisse entendre (Jean
Jacques Lebel133) tout un ensemble de procédés techniques purs de toute analyse, et par contenu, la
matière humaine, le sujet, l’idée, qui apparaissent dans l’œuvre. Le contenu serait étranger à l’œuvre. Et
l’œuvre ne serait que technique. En effet, pour l’idéologie marxiste le contenu est simplement repris par
l’œuvre. Selon le couple idéologie/science, produit par Althusser, l’œuvre ne serait qu’un résultat de
l’idéologie. Ce qui serait producteur dans l’œuvre ce serait son contenu. La forme dans le discours
marxiste est un pur procédé, la forme est une forme pure sans substance correspondante dans l’œuvre.
La forme se détache du contenu en ce qu’elle n’est pas la science pure. La notion de pureté scientifique
place le contenu hors de l’œuvre contrairement aux assertions marxistes.

Si l’œuvre est une totalité finie, un objet concret au cinéma c’est parce que ses frontières et ses
délimitations correspondent ou coïncident avec celles d’un discours, ou d’une totalité visuelle et sonore,
produite par le montage selon les codes qu’il utilise, ses combinaisons de plan, de bruits, de s ons,
d’images. L’œuvre filmique est un tout perceptif dont la totalité travaille l’idée, le contenu.

Le rapport forme/contenu n’est pas pertinent parce qu’il évacue l’œuvre et ce qui s’y produit. Chaque film
possède sa structure spécifique qui est une organisation d’ensemble, un réseau dans lequel tout se tient.
Et ce qui tient l’œuvre est seulement la forme. Dans le système de communication visuelle
cinématographique dominant, le message affirme le code, puisqu’il n’a pas d’autre structure que le sens
imposé qu’il tient de ce code. En réalité, l’idéologie ne structure rien, elle n’est pas forme, elle n’est pas
image, elle s’inscrit en surcharge dans le récit comme discours. Le cinéma n’est pas discours, l’idéologie
l’est. Lorsqu’on travaille sur un texte filmique on désigne par "discours" le système qui permet la
commutation, la combinaison des différents éléments du film lors de son élaboration. Chez Metz, tout
l’intérêt du discours a porté sur le code. Or le code est le support d’inscription. La matière filmé e n’est
pas simple contenu mais bien plus la forme des objets, des sujets, des dires des acteurs. Le message est
un "sans message", il n’est pas lié à la bonne réception du code par le lecteur de la bande image et de la
bande son. Mais la combinatoire entre ces deux éléments est infinie. Paroles, bruit, musique, images vont
travailler les codes et les subvertir dans la perspective formaliste. Par contre, dans la perspective de la
philosophie du contenu, il y aura simple reproduction des codes issus de formes antérieures d’un contenu
antérieur que l’on prétendra combattre au non des idées.

On ne s’intéresse plus au pur message dans sa pauvreté, ni comme seul discours du film, mais à
l’ensemble d es signes qui travaillent l’image et le sens. Entre un texte et ses codes, dans un système
d’ensemble propre au texte, les différents codes ne viennent pas s’aligner les uns à côté des autres. Le
système filmique n’est pas une addition de codes mais une combinaison originale qui commande à être
effectuée. Cette combinaison est nouvelle dans chaque texte. Le système du texte est l’instance qui
déplace les codes, déformant chacun d’eux par la présence des autres. La véritable étude d’un film ce
serait justement l’étude de la forme de son contenu. Sinon ce n’est plus du film que l’on parle mais de
divers problèmes généraux auxquels le film doit son matériau de départ. Le travail formel réside dans le
coefficient de transformation que le film fait subir à ses contenus. C’est ce qui définit l’œuvre dans sa
singularité.

Les formalistes recherchaient une méthode d’analyse des œuvres opérant en dehors de l’anecdote, de
l’histoire et de la biographie. Etudier l’œuvre en tant que système clos, mettre à nu sa spécificité tant
formelle que structurelle. Mettre à nu la construction d’œuvre remettait en cause le réalisme socialiste et
laissait voir combien le réalisme était pauvre en innovations formelles. Le réalisme socialiste, avec sa
structure toujours identique, devint un d ogme d’Etat et annihila le renouveau des formes en matière
artistique. Mais en tant que forme morte, le réalisme socialiste est un moule, un modèle unique, fondé sur
le contenu et sur la copie de la réalité. Dans la copie du réel s’installe toute l’inquisition faite à
l’imaginaire comme réel de l’art. La canonisation d’une forme, la normalisation des pratiques artistiques
dans un seul moule formel, le contenu, sont autant de traits caractéristiques d’une pensée qui fonde la
mort dans la vie sociale, créative de l’art. Les Avant-Gardes Russes disparues, il ne resta que le Cercle
Linguistique de Moscou, qui émigra. Comment un tel savoir linguistique et sémiologique a-t-il pu
échapper aux philosophes marxistes de la scientificité?

2.5. L’unité : unité organique et corps filmique.

Une catégorie fréquemment utilisée dans les textes d’Eisenstein est celle d’unité organique de l’œuvre.
La composition esthétique devant conduire à une image, « l’image la plus complètement exhaustive du
thème lui-même, sur une unique, unifiante, image de ce thème » 134. Le réalisateur considère le film
comme autant de moments d’un processus unique où "l’idée" traverse le film en tous ses fragments. La
nécessité interne d’une œuvre est celle d’un principe unique donné comme s’anticipant dans chaque
fragment. Dans la Non Indifférente Nature, Eisenstein cite Marx à dessein : « La recherche vraie, c’est la
vérité déployée dont les membres épars se réunissent dans le résultat» 135. Tel est, pour Eisenstein, le
principe unitaire qui introduit la matière organique de son film, l’élément vivant de ses désirs
fantasmatiques inscrits dans la pellicule. Chaque élément du film est le travail de "la recherche vraie". Le
corps du film n’est pas fragments agencés dans n’i mporte quel ordre mais choix précis. Les éléments
dispersés lors du tournage ont été composés au montage. Aucun plan n’est commutable. L’évolution de la
bande image est parfaitement pensée. L’image isolée n’est pas fragmentation d’éléments dispersés mais
unité insécable. L’image est le réel du film selon les connotations qu’elle engage avec la diégèse et avec
les codes extra cinématographiques (psychanalyse, histoire, philosophie, idéologie politique).

Apparaît très vite, chez Eisenstein, la métaphore du corps, dite organiciste, pour désigner le film comme
objet achevé et clos sur lui même. Mais cet objet est le corps du film, projeté sur l’écran, en ce qu’il est le
lieu où se véhicule la lecture désirante du spectateur. La fascina tion exercée par l’image procure la
jouissance sublimée qu’Eisenstein appelle organiciste. Ce terme importé de la biologie pour désigner
l’organisme, l’organe, n’est autre que ce que les sémiologues appellent le corps du film. Reich utilise
également cette notion dans un sens sexuel. Mais il serait plus adéquat de nommer dispositif pulsionnel
du film ce qu’à l’époque l’on nommait "l’unité organique".

La réflexologie pavlovienne et l’idéologie léniniste employaient des phrases de ce type pour nier la
psychanalyse : « Le freudisme prétend que la conscience est soumise au subconscient dont le contenu est
la libido c’est-à-dire l’instinct sexuel» 136. Le refoulé théorique léniniste s’appuie sur l’affirmation quasi-
normative de la domination de l’idéologie sur la forme, l’évacuation pratiquement totale de la jouissance
dans l’art et l’ablation complète de la position artistique des années vingt, oblitérée par où l’œuvre
commence et par où ses dispositifs formels et pulsionnels travaillent les sens, la forme de la matière
visuelle, l’esthétique. Le refoulé théorique engendre ici la censure du plaisir d’écriture, de la jouissance à
regarder des images et à entendre des sons, des paroles, des bruits. Le freudo-marxisme des années
trente, verra son éclosion dans les années soixante.

Le marxisme mécaniste a produit sur le travail esthétique une terreur exercée sur les sens, le corps, le
dire de la différence. Ce crime toujours effacé par les tyrans, réapparaît tôt ou tard dans les déchets
humains et les productions de la haine. Les années vingt furent libertaires, elles ont engendré l’explosion
organiciste des pulsions créatrices et produit l’écriture du plaisir textuel. Faire l’inventaire des systèmes
désirants, invoquer le plaisir textuel, prendre l’art comme lieu de plaisir esthétique, comme forme de
libération du sujet, s’oppose à la philosophie de la mort de l’art de type réaliste. L’idéologie léniniste
relève autant de la philosophie de la mort de l’art que d’une conception théorique de la rationalité qui
mutile les pratiques artistiques et nie le travail à l’œuvre dans l’écriture. Elle évacue le travail esthétique
de l’œuvre, non sans raison. Parce que l’art n’est ni un cadre philosophique, ni la place de la propagande
(cinéma-vérité), il incarne le lieu conflictuel où les idéologies viennent mourir, siècle après siècle, afin de
recouvrir la création de projections mentales. Le cinéma n’impose pas la vérité. Il ne peut être le cinéma
de la vérité. Il s’agit d’une imposture que de prétendre être le cinéma qui dit la vérité. Inversement, l’art
n’est pas une illusion mais un objet de création qui parle du monde. Le préjugé envers l’art comme
illusion, enveloppe d’un contenu hérité de la philosophie platonicienne, est reproduit par le courant
réaliste, naturaliste et stalinien de l’art russe. Pour la vérité marxiste, l’art est conformiste, c’est-à-dire
simple copie de la réalité. Les marxistes fabriquent une réalité en exigeant qu’on la copie en venant la
chercher dans le réel. La copie de la réalité devient une activité «scientifique» qui au contact du vrai va
devenir dogme. L’abaissement de la frontière art/réel produit alors l’extase réaliste la plus intense.
Identité entre dogme et réalité, certitude du vrai. L’art est désormais un appareil à recopier le réel.
Eisenstein pose ses exigences dans la question de l’émancipation de la sensibilité. La vérité en art est
sensible, elle ne peut devenir un reflet du conformisme. On ne peut effectuer un montage de la réalité
sans raidir le domaine du savoir comme un cadavre. La vérité est une construction, aussi habile soit-elle.
L’exercice de la torture effectuée sur la sensibilité et le plaisir sensoriel ou érotique du texte visuel par la
casuistique marxiste, est une conséquence de la philosophie du savoir comme mise à mort du vivant. Si
l’art et la philosophie n’avaient été issus de la pulsion de vie, sublimation esthétique, affirmation d’Eros,
production du principe de plaisir, le principe de réalité au service de l’ordre d’Etat eût obtenu la
soumission de l’art. L’art , dira Marcuse, est voué à l’émancipation de la sensibilité : « La vérité de l’art
réside dans son pouvoir de rompre le monopole de la réalité établie (c’est-à-dire de ceux qui l’ont établie),
pour définir ce qui est réel. En consommant cette rupture, qui est le résultat de la forme esthétique, le
monde fictif de l’art apparaît comme la vraie réalité » 137. Les freudomarxistes finirent par triompher.

Dans le socialisme, reproduire la réalité d’un système sert de caution solidaire à une imposture
philosophique. Car la théorie de l’évidente réalité est une pure idéologie de la vérité, reflet de la réalité,
telle qu’elle est imposée. Reproduire la réalité d’un système est l’adopter comme la forme la plus servile
de l’art. Le social isme se fait récupération de l’art, ordre de sa pulsion, et peut affirmer le vide de
jouissance, écraser l’écriture filmique comme production désirante, se faire menaçante, fabriquer de la
peur. Une œuvre d’art qui se veut répétition du conformisme produit ces petits hystériques de la
normalité : « qui tireraient jouissance d’un singulier théâtre : non celui de la grandeur, mais celui de la
médiocrité, (ne peut-il y avoir des rêves, des fantasmes de médiocrité?) » 138.

Eisenstein n’opère pas une mutilation de l’œuvre comme cadavre mais opère une création dans la durée.
Il ne projette pas aveuglément un corps psychiquement épars dans une unité organique du corps du film.
L’utilisation du terme métaphorique organique ne rappelle en aucune manière que l’étude de tel plan ou
de telle image sont un travail sur "un cadavre de film". Le film, en tant que corps filmique, possède
inévitablement des tensions, des explosions, dans lesquels le réalisateur place les moments de détente de
la lecture filmique. Car Eisenstein tient compte du spectateur, qu’il situe en corps récepteur d’image et
en sujet plus libre qu’on ne le d it : « Dans une œuvre organiquement une, les éléments qui nourrissent le
tout pénètrent chaque détail » 139.

Eisenstein n’est pas moniste. Le Monisme est un système qui considère l’ensemble des choses réductibles
à l’unité. Le Monisme est une doctrine idéaliste qui pose à la base que tout ce qui existe repose sur un
seul principe, Dieu ou la Matière. Pour les idéalistes, l’esprit fonde le monde. Pour Hegel, tout découle de
l’idée absolue. Pour Eisenstein, il s’agit de rassembler toutes les structures vivantes et dynamiques qui
vont concourir à produire chez le spectateur l’enthousiasme et le désir. La tentative de séduction du
spectateur devrait aboutir à l’enthousiasme révolutionnaire, élément émotionnel s’il en est de libération
des pulsions de vie. Par exemple, le réel n’est pas visé par le réalisateur, mais le domaine des fantasmes
nés de la Révolution d’Octobre. Le cinéma serait chargé de travailler les fantasmes collectifs du public et
de libérer leur imaginaire des contraintes de l’enfermement, du vide du dogmatisme. Eisenstein impose
au spectateur un travail précis. Il s’agira de décoder le texte visuel sur le plan pulsionnel, le montage
étant là pour structurer la pulsion de vie et en orienter la lecture. Le fonctionnement des émotions est
fondé sur le désir. Remarquons que toutes les œuvres d’Eisenstein sont fondées sur "la catharsis d’états
orgastiques successifs". La jouissance visuelle serait cet état du désir dispensateur de jouissances. Son
système d’ordre du récit est le système du plaisir. Des dispositifs pulsionnels produiraient ainsi des
formes nouvelles toujours renouvelables par les pulsions d’Eros. L’écriture d’Eisenstein est une activité
sensuelle, elle représente un contrat avec le spectateur. Le matérialisme des sens émerge alors comme
puissance de la vie, et se joue des théories glaciales de la soumission au principe de réalité, marxiste ou
capitaliste. Chez Eisenstein, le matérialisme des sens produit une éducation originaire du spectateur, de
sa sensibilité aux formes, à l’art, dans une recherche d’identité.

La sublimation est une fonction non répressive d’Eros et produit une libération du sexuel et de la liberté
du sujet créateur. Eisenstein s’oppose ainsi à Lénine qui déclare : « La théorie de Freud n’est qu’un
caprice de la mode. Je n’ai nulle confiance en ces théories sexuelles exposées dans les articles. Point de
place, pour ce genre d’occupation dans le parti, parmi le prolétariat en lutte et conscient de son esprit »
140 . Pour Lénine, les questions sexuelles doivent être subordonnées à l’idée. L’étude de ce qui touche au
sexuel est prohibée. Les instincts sexuels sont évacués en obligeant à pratiquer l’économie sexuelle par
l’avènement d’un puritanisme révolutionnaire : « La révolution exige la concentration, la tension des
forces. Elle ne tolère pas les états orgiastiques » 141. Le moralisme et le puritanisme révolutionnaire
feront le plus grand mal à la liberté de penser par un contrôle de la sexualité. Le pouvoir a besoin de
dominer par une castration symbolique qui favorise d’avance les tyrans et autres chefs de meutes de la
régression d’Eros. L’unité essentielle est pour Eisenstein la jouissance, le désir, la sublimation, Eros, ainsi
que les représentations subsumées du dire érotique. Ils se vivent contre la censure violente d’un
puritanisme révolutionnaire qui n’est que la copie conforme du puritanisme obsessionnel ou maladif
capitaliste de l’époque.

2.6. Représentation / signification / productivité

La contradiction principale du cinéma est située par Eisenstein entre représentation et signification. Il
s’agit moins de montrer, de représenter, que de signifier, de donner un sens, de rendre signifiant selon le
mythe du sens en art. Il s’agit de poser l’existence de "lois sémantiques autonomes", alors que le cinéma
n’est que la croyance en une fable, tandis que le cinéma scientifique repose sur un cinéma descriptif et
purement objectif. Eisenstein cherche à montrer que les éléments produits par le cinéma sont soumis à
une corrélation sémantique délibérément choisie par ce qui structure l’œuvre : le désir. Filmer est une
sélection du cadre dans une réalité arbitrairement découpée, recomposée, modelée par un pinceau de
lumière et de couleurs. Ce qui s’inscrit dans le cadre est un choix délibéré et joue dans la représentation.
L’investissement de la forme joue dans la structuration à l’intérieur du cadre et produit la morphologie de
l’image.

Tynianov affirme que ce qui paraît "un démembrement de la chose visible" est en réalité la constitution de
la matière sémantique du cinéma : « Il est temps que certains comprennent que la forme est déterminée à
un niveau très profond et non pas à travers quelque petit truc superficiel plus ou moins heureux» 142. Il
ne s’agit pas d’enfermer la signification à l’intérieur de la "logique des évènements", mais de jouer sur la
permutation des éléments de signification afin de trouver la forme définitive. Les degrés de signification
seront dépourvus de résistance au sens imposé et produiront par leur richesse formelle les niveaux
sémantiques adéquats. Eisenstein délimite tant l’effet du représenté que la représentation elle-même. Il
n’y a pas un seul sens préétabli mais interrelation des significations et des codes inscrits dans l’image.
L’élaboration de la signification de l’image est le produit d’un arbitraire du processus productif de la
narrativité sur l’axe temporal de la bande image : « Cette commutation permanente du code permet
d’établir les formes du processus productif», énonce Eisenstein 143.

Les importations des codes extra cinématographiques dans l’image, leur représentation, les différentes
permutations opérées sur l’axe temporel, sont liées au «phénomène immédiatement utilitaire, en
particulier, le principe structural consistant à présenter dans le film le processus de production, choix
important dans la mesure où il dépasse les limites de la sphère esthétique ». Pour Eisenstein, la
"syntaxe" est liée aux signes et aux codes cinématographiques et extra cinématographiques. Eisenstein a
examiné les principes de la construction spatiale, la symbolique des formes, la construction de la
représentation, le code iconique, et a trouvé un prolongement dans l’étude des plans et de la
"composition en profondeur de l’image". A la fois représentation et procès de conceptualisation, c’est
encore le rapport du "détail matériel ou naturaliste" à la forme qui engend re la composition des éléments
inclus dans l’image et qui conduit au principe de construction. Tel maquillage, tel vêtement, tel éclairage,
participent à la construction de l’image. Le sens est envisagé comme effet, don au spectateur. Loin d’être
envisagé comme un véhicule du sens préétabli, le film procède par accumulation et produit des effets de
sens, par les rapports contradictoires de ses éléments signifiants. Eisenstein fonde sa pratique signifiante
sur la fragmentation et la corrélation, le choc, le conflit, le décalage, la disproportion, tous procédés
productifs d’effets de sens tirant leur dynamique des éléments inclus dans l’image. Il envisage l’œuvre
d’art comme processus. L’art est conçu comme productivité, et non reproduction naturaliste. Ainsi
Kristeva affirme-t-elle qu’il est impossible de réduire toute praxis (gestualité par exemple) à une
reproduction de la représentation naturaliste. On engendre cette copie du réel au niveau de la vision et
de l’audition, et on abaisse la ligne frontière entre art et réalité. «La pensée étudie comme productiviste
(travail + permutation de produits) un processus qui se donne pour la communication (le système de
l’échange) » 144. Tynianov souligne également : « L’important est que la "langue" ne se contente pas de
transmettre le concept, mais est une voie pour la construction du concept» 145. La production du sens
passe d’abord par un refus de toute signification absolue : « Nous n’obéissons pas à une loi omnipotente
de signification absolue quant aux correspondances entre couleurs et sons, quant aux relations entre
ceux-ci et certaines émotions » 146. Eisenstein considère que l’artiste n’obéit pas aux lois et aux formes
codées, canoni sées, mais en invente d’autres dans les œuvres particulières de son travail. Permutation et
processus entrent dans le procès de conceptualisation. Ainsi les éléments isolés sont en interaction au
sein d’un tout qui ne les anéantit pas. Eisenstein conservait un photogramme par plan et constituait ainsi
la bande image. La composition serait avant tout la mise en rapport de ces éléments, « qui pourraient
exister séparément et indépendamment et qui forment un tout par les liaisons» 147. Eisenstein explique
que les rapports entre les éléments sont de l’ordre de la confrontation et non de la complémentarité, de
l’accumulation.
Brecht déclare alors que le rôle de la conceptualisation de l’image est essentiel. Il affirme qu’il ne s’agit
pas d’une simple prise du réel mais d’une recomposition de l’image. D’où l’importance accordée par
Eisenstein à l’image isolée sur l’image en syntagme. Car si l’image isolée n’est pas un élément
conceptualisé dans sa forme, c’est toute la structure du film qui s’effondre. Par contre, certaines images
sont volontairement inachevées, floues dans leur signification immédiate. Elles entrent en réalité dans
l’image en syntagme et produisent un tout autre effet de sens. Elles résistent au sens imposé. Elles
interrogent le sens du montage. Brecht affirme: «Certaines surfaces paraissent inutilisées mais jouent un
grand rôle dans la composition. Ainsi l’image dans la composition se structure avec des surfaces, des
masses, des formes, des lignes qui sont placées arbitrairement en fonction d’une signification voulue »
148. Le signifiant est maître dans la pratique formelle. Le code morphologique produit les connotations
nécessaires dans l’ordre de l’imaginaire. C’est la raison pour laquelle Eisenstein faisait attention au
décor, au maquillage, aux costumes, au jeu d’acteur. Au cinéma, on fabrique un sens à partir de la
disposition spatiale en perspective ou en aplat, par l’éclairage, les matières, les couleurs, les objets, les
lignes de fuite, les corps et les visages, le jeu lié à la mise en scène. Le cadrage comme choix n’intervient
qu’après la mise en place des éléments constituant le décor, les personnages et le dispositif de l’image.

Composer une image portant le sens apparaît plus difficile à produire qu’une image réceptacle du réel
codé par la passivité du cadre comme remplissage, comme fenêtre sur le monde. L’image se vide alors par
la pauvreté du travail sur la forme, reproduit des stéréotypes de la rhétorique de l’image, appauvrit les
fonctions phatique et émotionnelle, au profit d’une lecture du message sans stratification symbolique de
la représentation. Le message visuel se comporte comme un texte pauvre sans aucune subversion des
codes sur un registre de la médiocrité formelle. Ici se joue le statut du cinéma comme art, au niveau
même de la copie du réel comme restitution passive. L’analogie entre le film et le réel abaisse la frontière
entre l’art et le réel et évacue l’imaginaire du travail filmique. La création qui est incapable de produire
de l’imaginaire n’est pas une œuvre. De même, produire une image qui n’est qu’une copie du réel est une
image insensée et impensée, car elle est incapable de produire un sens conçu, elle est incapable de
consumer les sens, d’inspirer des sensations. Dans la copie de la réalité ou de la prise de vue, il s’agit
d’un sens reçu, saisi, sans aucune autre intervention que le filmage qu’utilise le reporter d’un
documentaire. La création dépend de notre rapport au réel, de ce que nous créons devant la caméra dans
la mise en scène. Nous ne dépendons pas de la soumission à la vue mais de l’écoute de notre
interprétation. L’œuvre d’art est processus de création et doit atteindre un niveau de recherche inédit : «
C’est sur le processus qu’elle oriente toute la subtilité de ses méthodes. Une œuvre d’art réellement
vivante se distingue d’une œuvre qui est morte, en ce que dans celle-ci, le spectateur r eçoit le résultat
représenté d’un procès de création consommé, au lieu d’être entraîné dans le procès de création lui-
même tel qu’il advient» 149.

Les préoccupations d’Eisenstein vont à la création comme procès ou processus d’écriture inédit et non
comme copie du réel, c’est-à-dire comme œuvre d’art qui est morte. L’intégration de l’œuvre au procès de
production de la forme est l’une des clés de la démarche esthétique d’Eisenstein. Le film s’achève chez le
spectateur. Il doit être conçu en vue de ce prolongement. Percevoir et produire sont les éléments d’un
même processus qui fait exister le film comme spectacle et interaction entre auteur et public : « La
dissociation du processus perceptif d’avec le processus productif ne peut exister pour nous ». Ils sont
indissolublement liés.

Ce que nous voyons est souvent différent de ce que nous avons devant les yeux. La perc eption, la vision
se forment par une représentation symbolique du réel, codée en circuits, dans des zones spécialisées du
cerveau. Chaque élément du système visuel a une fonction déterminée : les différents ensembles de
cellules ont pour fonction de reconnaître les lignes, les couleurs, les ensembles. L’œil joue un rôle
essentiel dans la perception du mouvement et les temps physiologiques n’ont pas toujours l’efficacité du
temps perceptif. De même la lecture de l’image en mouvement produit des décalages entre le seuil des 24
images par seconde et la densité des informations dans le plan, la scène, la séquence. L’évacuation de
toute la richesse symbolique, morphologique, des représentations se produit selon un texte intérieur au
spectateur.

Sans tenir compte de la réalité visuelle, la densité projective du moi évacue le réel de l’image au profit du
narrateur/specta teur fasciné par son propre ego dans la fiction. Le processus esthétique est dépendant
du processus perceptif chez le spectateur. Le rythme de montage, les déplacements dans la chaîne
signifiante (métaphore, métonymie, synecdoque), les transferts d’un élément à un autre, se règlent sur
une logique affective. Le perceptif n’est riche sémantiquement que si le message est structurellement
fondé sur des pulsions de vie. La logique affective est encodée par la matrice pulsionnelle lors de la
conceptualisation des représentations inscrites dans les images. La logique affective est fortement
encodée par le film, et le lecteur, en raison de la production des codes phatique ou émotionnel, produit
dans la réception les déplacements de sens ou leur amplification.

De la peur à la fascination, du désir à sa frustration, le cinéma exacerbe un imaginaire inassouvi, dans


une société en partie sourde et aveugle au son proche, et à l’image physique qui atteint le cerveau au
niveau de l’image mentale. L’image physique proche est admise dans la sphère intime et n’est pas tolérée
dans la sphère publique : elle n’est pas acceptable ni acceptée dans la vue et dans le proche. Dans la
sphère publique et intime du spectacle, les deux registres, public et privé, fonctionnent ensemble pour
atteindre l’intimité du spectateur, à l’insu de tous, mais dans un même processus. La fonction critique du
lecteur est minimisée, il ne produit pas une lecture attentive du film produit, il la transpose dans la fiction
qu’il s’est construit, effectuant ainsi une déformation du réel filmique. Si Eisenstein insiste sur la
sémantique, s’il tient tant à imposer le sens, si le montage dirige tant la lecture, c’est en raison de son
attachement à la notion d’unité du sujet et de la recherche d’un processus productif incluant le processus
perceptif. La qualité de la lecture du film par le spectateur en dépend, afin d’effectuer cet "enthousiasme
révolutionnaire" qui atteint autant le processus perceptif que le processus de production de forme, d’où
est exclu le sens, en tant qu’a priori.
3. L’autonomie du processus esthétique

3.1. Esthétique de la théorie de la mort de l’art

Eisenstein a puisé dans les écrits de Hegel une grande part de ses positions théoriques en Esthétique.
Hegel demeure un de ceux à avoir envisagé une Science de l’art qui fonde les postulats eisensteiniens.
Dans la démarche du réalisateur, l’intuition est une figure dominante qui, derrière des formules
rationn elles, masque une démarche plus riche, plus hégélienne. La richesse hégélienne produit l’artiste
et le théoricien, le créateur qui retourne au sensible, à l’expérience artistique pour fonder ce que je
nomme à l’instar de Lyotard et Badiou le processus esthétique.

On peut affirmer qu’il y a collatération entre la théorie hégélienne de l’art et la théorie marxiste chez
Eisenstein. Les écrits de Hegel, intitulés Esthétiqu et Introduction à l’Esthétique, engendrent une
problématique de l’art qui a toujours été au centre des préoccupations d’Eisenstein. Hegel affirme: « L’art
est pour nous quelque chose du passé. De ce fait il a perdu pour nous sa vérité et sa vie ». Hegel attribue
à la philosophie une fonction de nécrologue de l’art. Il institue une coupure entre l’œuvre et la vie en
procès. Eisenstein associe vie et art dans le processus esthétique sans que pour autant le biographisme
soit au centre mais à la périphérie de l’inutile. Le processus esthétique passe par la mise à mort de l’idée
de nécrologie de l’art, de mort de l’art et de mort de l’histoire. La philosophie dogmatique utilise des
grilles de lecture idéologiques qu’ elle projette sur l’objet concret de l’étude. Dans la pratique
philosophique hégélienne, l’œuvre n’a pas d’existence en elle-même. Elle doit être sujette à une
interprétation bien plus qu’à une analyse des processus de production esthétique. Ce qui détermine
l’œuvre comme œuvre d’art est évacué par une censure particulière. L’art n’est pas étudié en tant
qu’objet de jouissance, mais en tant que cadavre de vie créatrice, force réduite à ne plus rien créer de
nouveau, fin de l’histoire du devenir-temps du penser en cours, en acte, en possible. L’état moderne
n’achève pas l’histoire, pas plus que la post-modernité n’est achèvement du temps et du créé. Le
processus de création n’est même pas identifié comme enjeu et promesse de liberté du devenir, que la
post-modernité engendre déjà, sans Lyotard, le récit en miroir de la fin de l’histoire. En effet, l’idée n’a
affaire au procès esthétique que dans l’éclat de l’histoire et le travail des œuvres, sur cette histoire qui
fait penser son évolution. Faisant de l’art une figure idéale de la vie quotidienne, Hegel pousse les
pratiques artistiques dans la rupture. Il efface la vie afin d’imposer la coquille vide de principes
esthétiques clos et sans procès. L’art n’est pas réfutation des idées de l’autre mais il est comme la
philosophie, il est assomptif. C’est-à-dire que ce n’est pas à force de réfutations des idées différentes que
l’on atteint la vérité même de l’art mais, comme l’indique François Châtelet: « le savoir est à soi-même sa
pr opre preuve et nul autre critère n’est admissible que celui-là » 150 .

L’objet d’art est privé d’individualité, de vie. Il n’existe que si nous lui rendons sa vie, la peuplons de notre
imaginaire. C’est l’activité du moi et de la subjectivité qui relie, lie et construit ce qui constitue la fiction
et la narration, le film. C’est ce qu’Eisenstein nomme « le Montage des attractions », en vue de l’art de
repeupler des images et de leur donner une cohérence et une émotion qu’elles n’ont pas séparément.
Dans l’objet artistique, le moi trouve sa satisfaction dans la mesure où il en saisit la réalité et quand
l’œuvre filmique en produit le lien avec le réel afin de grandir la conscience individuelle. L’œuvre d’art
pose la question de l’être, de l’existence, de la vie. L’être comme pensée-devenir se construit dans
l’espace des représentations et induit la donne du libre arbitre, du non déterminé, du possible suturé, si
le vivant et le penser donnent libre cours au travail de la création. L’essence de l’être n’est pas matérielle,
mais factuelle, concrète, existante. L’essence et la raison d’être du sujet vivant s’inscrivent dans le
pensédevenir, en tant que phénomène de la réception du désir, en soi et pour soi, que la fiction introduit
comme un possible. L’essence qui se montre est l’objet d’art chargé de subjectivité et d’affects, qui lie les
images et les sons ensemble au sein d’un discours narratif, qui induit au lieu d’ouvrir, qui porte le sens au
lieu de le laisser advenir sans l’être. La phénoménalité introduit dans son immédiateté l’existence.
L’essence de l’art des images introduit l’essence du film comme étant la vérité ultime du phénomène
image, et propulse l’infini possibilité d’établir des connections entre les multiples apparitions des images
et des sons, des relations formelles du récit, de l’histoire, de la diégèse et de la fiction dans la fable. Le
film pose la question de l’affleurement de l’immédiateté comme objet et comme sujet qui a sombré dans
la phénoménalité par sa restauration dans la mémoire, et dans son instauration dans le récit. L’existence
des images filmiques passe dans l’immédiateté comme dans la réflexion de soi. Il entre et fuit la
temporalité, il joue l’immédiateté posée comme forme de la présence effective des images. L’image
n’entraîne pas le spectateur dans la sphère de la modification mais dans son extériorité pensée, en ce que
la réalité effective de la fiction travaille les dialogues. Le savoir sur l’art n’arrive jamais à son terme,
même si l’œuvre est un univers fini. Il n’y a pas mort du désir d’art mais mise à mort de tout savoir sur le
désir d’être par un savoir qui en veut à l’être vivant, qui ne se supporte pas en tant qu’étant. Dans le
domaine de l’éthique, l’art filmique révèle autant la conscience malheureuse que le rapport au besoin de
détruire le bonheur comme existant de l’autre et comme forme actuelle de son étant. Il noue la vie au
matériel de la chair du langage comme lien symbolique avec le monde. Pour Hegel, l’essence unit l’être
dans la réalité effective et s’introduit dans la réflexion du transitoire des images. L’image est le
transitoire de la synthèse de la réception émotionnelle. Elle est ce qui semble d’abord être l’autre dans
l’abordé de l’image. Elle se signe d’une présence désirante qui affleure dans le désir de voir et de
recevoir. En ce sens, l’image est la substance qui devient subsistance. L’image est la forme de la
subsistance de l’imaginaire dans la mémoire et le figurable du désir de fusion de moi et de réalité, de
matérialité de l’effusion du trajet psychique, entre film et spectateur, selon la chaîne d’émotivité dont
Eisenstein a construit le tracé dans « Montage des attractions ». Si le montage des attractions comprend
le cinéma comme une des formes de violence, l’attraction est « ce qui procure au spectateur une
satisfaction réelle (physique et morale) », conçue comme effet de l’action du fictionnel sur le pouvoir
d’imitation des images. L’action perçue de l’émotion psychique est partagée par le public. Un film, selon
Eisenstein, est: « action, objet, phénomène, combinaison, conscience », tel un réseau deleuzien du
signifiant maître, selon le désir d’image. Eisenstein réfute le caractère purement monstratif de l’image
filmique mais accentue les formes affranchies du sujet, de l’idée, pour développer la maîtrise
émotionnelle de la forme en un travail ludique et politique des formes. La ciné-attraction est liée aux
fulgurances surréalistes de l’imaginaire et du travail psychique de l’émotivité du langage et de ses
suggestions. En glissant du poétique au filmique, il retourne au désir d’image, « l’influence est obtenue
par confrontation et accumulation dans le psychisme du spectateur des associations voulues par le
dessein du film, excitées » 151 selon la phénoménalité de l’assemblage et du désassemblage du sens, au
profit des seuls sensations visuelles qui font revivre les sens. L’attraction est bien cette association:
attraction, pathétique, forme, qui entre dans le caractère jubilatoire de la force de la pulsion dans
l’image: associer les éléments représentés, jouer des combinaisons dont la vue fait la liaison et la
déliaison. La pulsion construit le désir d’image et en bâtit la forme.

3.2. L’Esthétique du sensible Hegel/Eisenstein

Eisenstein, à l’instar de Hegel, envisage que l’intuition sensible relève de l’art et fonde la vérité de la
forme , en ce qu’elle entre dans la forme des représentations sensibles. Aussi l’intuition sensible
appartient à l’art et le fonde. A l’inverse, la philosophie marxiste est dans le penser et le comprendre, elle
récuse le sensible, le senti et le sentant dont la phénoménologie a su discerner l’essence du phénomène.
Hegel envisage le sensible comme cet absolu appréhendé par l’intuition. Eisenstein pense que l’intuition
est créatrice, Hegel accorde à l’art une valeur d’absolu au moins égale à la pensée, à l’idée. L’art ne peut
que s’exprimer dans la forme et non dans l’idée, moins encore dans le message. Il entre dans la figure
heideggérienne et hégélienne dans ";l’être en vie";, dont la réalité « nous apparaît comme beau dans son
être-là immédiat » 152. Pour Hegel, la sensation est le soutien du suje même; elle est l’expression du
sensible qui le fonde comme individualité sentante et percevante. Il y a du Hegel dans Merleau-Ponty
comme il y en a chez Eisenstein. Car chez Hegel, l’individualité sentante est l’essence du sujet vivant.
Chez Eisenstein, l’individu est un sujet percevant, un destinataire et un destinateur, un émetteur du
sensible et un récepteur des émotions, dont la conductibilité mène au senti et au pensé. Les films
d’Eisenstein s’inscrivent dans le travail des passions de l’image, comme un tout esthétique du cinéma, en
tant qu’images de la vie et non comme une pure vie de l’image. Pour Eisenstein, l’image est le lieu de
travail d’un tout sensible chargé de vie, de pulsions, d’émotions que le réalisateur a déchargées et
rechargées dans l’image à destination du spectateur. Le poids des images est à la charge de qui dépose la
forme, la matière, le visuel, aussi tactiles soient-ils. Ils s’exercent aussi fortement que le toucher, mais leu
usage ne vient que de la vue et de la vie du spectacle. Sentir une image est ressentir sa matière et non
son sens. Pour Hegel, l’art s’inscrit dans « la sphère absolue de l’esprit, en tant qu’il s’occupe du vrai ».
Mais s’inscrire dans le vrai est forclore le sensible et le senti en tant qu’ils ne sont énoncés, perçus,
révélés que par l’effet de l’image sentie. Une image qui n’est pas sentie ni ressentie n’est pas reçue,
affirme Eisenstein dans « Montage 38 » . Le vrai n’est pas un a priori du su. Car, avec le sensible, le su ne
sait rien. Il n’est pas. Il devient l’insu de l’éclat du vrai, son impossibilité scintillante. Hegel déclare: «
L’intuition sensible appartient à l’art qui donne à la vérité la forme des représentations sensibles,
lesquelles comme telles, ont un sens et une signification dépassant la sphère purement sensible », selon
";l’unité"; que « l’esprit forme avec le phénomène indivi duel qui constitue » l’essence de la
représentation153. L’usage de la signification et du sens imposé en art date de Kant et Hegel. Il vient de
l’esthétique comme science qui veut du sens et s’y perd. Dans le marxisme, l’idée de sens inclut une
inféodation de la forme à l’idéologie comme processus de production de la forme. L’art offre à l’homme
une dimension qui dépasse son monde intérieur et fait passer le subjectif vers le sensible. Mais c’est le
sensible qui sollicite le subjectif et qui le touche, le retient, l’abreuve. En ce sens, le sensible ne se
substitue pas à l’art. L’art n’est un que parce qu’il est le sensible et qu’il se donne droit à être le moment
le plus élevé du subjectif.

L’art est ce qui représente ce qui est le plus élevé depuis le sensible selon les modes d’apparition des
sens, des émotions, des sentiments développés comme lieux d’émergence du chaos des mots, avant de
porter aux sens et aux formes de l’art. Les mots sont le chaos de la chose non nommée, de
l’invraisemblable réel. Le lien entre ce qui est le simplement extérieur et l’art se donne à voir dans
l’emprise ou la déprise sur le monde, en tant qu’acte de ";conscience immédiate";, face à la sensation
actuelle ou inactuelle. Nous sommes dans le faire de l’art des images et il faut s’en défaire pour se
déprendre de la prise du sens. Eisenstein est toujours en procès de langage. Quand il élabore
conceptuellement et plastiquement, il montre comment il élabore, il produit une textualité qui entoure le
noyau dur de la sensation qu’il bombarde sur ses rêves d’images. En ce sens, Eisenstein réfute l’art
comme apparence de l’essence, matérialisation de la forme comme déchet de l’imposé. Ce qui est
simplement extérieur, sensible et périssable est la pensée pure, en ce qu’elle est instrumentalisée par la
puissance idéologique et politique et demeure sans effet sur ce que l’art en fait. En art, l’idée et le sens
réalisent sa défaite et s’imposent. Ils convoquent la forme pour la soumettre. Le rapport de force est
dialectique et éconduit la posture de création en ce que la dialectique est un modèle d’argumentaire. La
forme chez Eisenstein n’est pas forme et illusion, apparence opposée à l’essence. Elle est le principe
même qui fonde l’unité organique de l’œuvre. En réalité, Eisenstein reprend à Hegel l’idée ";d’unité
organique";, et les notions de sensation, de sensible, dans le rapport du sujet à la sensation pure, à
l’émotion. Il construit son processus de création dans cette relation au sensible. Il installe sa pensée entre
les unités subjective et sensorielle que nous révèlent la sensation et la force de la pensée artistique.
Hegel affirme: « L’art dégage le vrai contenu des phénomènes hors de l’apparence et de l’illusion de ce
monde mauvais et périssable, pour le revêtir d’une réalité plus élevée, créée par l’esprit lui-même ». En
ce sens, Hegel affirme plus loin: « il faut attribuer aux formes de l’art plus de réalité et de vérité qu’aux
existences phénoménales du monde réel », au sens où l’apparence de l’existence immédiate du sensible a
ici la force du représenté et du représentant. Cette transformation du sensible en pensée pure de l’art est
le lieu du processus esthétique, qui transforme la réalité la plus vraie en son autre de l’art, dans l’invu et
l’invisible à naître. Cet acte est un act d’autonomie devant le donné, qui ne peut en rien s’instruire d’un
lien subalterne du sensible, en rapport au pensé, en ce que le déjà penser est un remâché de la forme
éconduite par l’histoire du nommé. Les puissances dominantes de l’histoire ont réduit l’art à l’inessentiel,
à l’apparence inutile et nuisible du non rentable et du non retenu, « tandis que l’œuvre d’art nous montre
les puissances éternellement dominantes dans l’histoire, sans demeurer attachée à la présence sensible
immédiate et à son apparence instable » 154. Dans sa définition de l’art pathétique, Eisenstein réintroduit
le pathos dans le processus esthétique par la fonction des « processus organiques, sociaux et tous autres
processus » 155. On retrouve, sous une autre forme, les idées hégéliennes de l’art dans l’histoire, lorsque
Eisenstein énonce: « il leur manque l’impulsion de l’idée [… ] Et ils entrent dans le schéma de l’extase en
maillons isolés de l’unique chaîne historique de la progression bondissante de l’histoire en son entier ».
Le culte de l’idée est, chez Eisenstein, à l’état de passion, comme si le sacrifice relevait de l’essence de
l’idée: « qu’importe si le feu qui les consume n’a pas atteint le degré de la flamme d’une protestation
sociale. Mais tous ils sont dévorés par des idées qui leur sont plus précieuses que leur vie même ». Le
sacrifié est l’artiste qui s’établit comme don romantique de soi à l’art, comme perte et effarement dans le
tout de l’œuvre, mort de soi au tout de l’idée. Le sacrifice dans l’art conduit àla « dissolution de soi-même
au service de ces idées ». Ce sacrifice de l’artiste à son œuvre introduit l’idée que « l’artiste est en proie à
l’idée comme à une flamme; faisant jaillir les images comme la lave; nourrissant ses œuvres du sang de
son cœur » 156. Ce processus de transformation de l’image filmique en œuvre appartient au processus de
transformation esthétique, dont Alain Badiou a posé les éléments, comme s’il fallait partir de la théorie de
la mort de l’art pour fonder l’art, comme acte et transformation, processus.

3.3. L’idéologie comme contamination du non-ar

L’art n’est pas une unité idéologique dont la nature extra cinématographique révèle la puissance
d’injonction et de menace du discours marxiste de l’époque par l’idéologique, le politique. Le discours
prolétarien sur l’art des années vingt et trente est promu par des intellectuels et des artistes, des
politiques: « Et cela, parce que ";l’image"; est toujours socialement et historiquement déterminée et
qu’elle exprime un certain contenu idéologique propre à une certaine époque », énonce Eisenstein, en
abordant la relation entre l’Extase comme passage au Pathétique pris comme ";flamme d’une protestation
sociale";, dans un registre qui n’a rien envier aux slogans du cinéma de vérité de Vertov: « Et de la plus
haute des idées possibles — l’idée de la protestation sociale. Du feu de la lutte. De la flamme d’une
refonte du monde. Ils ne sont pas ébranlés par les grondements du monde. Les sinueux zigzags de la
colère ne fulgurent pas dans leur âme. Ils ne brûlent pas de la blanche flamme où le service d’une idée
s’embrase dans l’action. Et peu connaissent l’extase de leur œuvre » 157. Pour Eisenstein, l’art embrase
les idées et atteint le spectateur de plein fouet: de l’émotion à l’idée. Pour Hegel, l’art doit céder la place
à des valeurs et à des formes de conscience plus élevées, dont la pensée. La dichotomie art/pensée
introduit une hiérarchisation qui réfute le régime de l’idée ";juste";, qui s’impose sous la contrainte de la
force du consensus. Chez Eisenstein, Janus oblige au compromis, mais sur l’essentiel la forme est art,
l’idée est une forme, une idéologie du non-art, déterminée et détermi nant la propagande, les slogans
dans les sous-titres des films expriment alors la victoire et la puissance du prolétariat combatif.

Pour Hegel, l’art n’est pas « la forme la plus élevée sous laquelle la vérité affirme son existence » 158.
Appréhender l’idée de beau ou d’objet d’art par la seule pensée semble induire que la philosophie, la
raison, saisit la réalité mais pas le réel, saisit l’idée de sens, mais pas le sensible. Or, le sensible est le
fondement de l’art dans lequel le penser n’a pas de prise par l’intellection. Dans le domaine du cinéma, le
sentir s’oppose au penser. L’intuitif, le pulsé, le joué ne sont pas les lieux du penser mais du sentir.
Eisenstein le confirme dans ses écrits tant pour la création comme processus d’élaboration, que dans
l’acte particulier le de mise en scène. Dans la période muette le sensible vient à l’image; il produit le
";vertige"; qui repose sur « le processus de l’engendrement de ces images effrénées, véritables sorties
";sans frein"; de leur aspect normal » 159. Car le vertige de l’art engendr « le système des lois du
processus même qui a engendré ces images ». L’image est le vertige arrêté, saisi, retenu, il est « le
résultat d’un incessant glissement » du visible. Il entre comme « une douloureuse tentative de
reconstituer le processus que l’un est devenu l’autre ». La forme ne se saisit pas, elle fait irruption, sans
quoi il ne serait pas possible de la déchiffrer, tandis qu’elle nous déconcerte. L’art est lieu du déconcerté,
du défait. Dans la période muette, Eisenstein produit ces images puis réfléchit au système qui les a
engendrées dans son processus de création. L’image n’est pas simple saisie mais fabrication, c’est-à-dire
structuration et formalisation de la représentation visuelle en tant que scène du monde, lieu des enjeux
du pouvoir dont on investit l’image. Chez Eisenstein, le cinéma sonore ralentit le temps de la fiction dans
le temps du récit. Par exemple, dans Ivan le Terrible, le Tsar voit le Livre posé sur son visage. Ici l’image
se sacralise. Le Livre purifie le vivant de la mort, il protège de la volonté des Boyards, il récuse ceux qui
veulent imposer leur loi. Il est posé entre. Il ne menace pas, il expose le Tsar à notre regard, car le Tsar
est défi. Lire cette sacralisation est entrer contre cette désacralisation du penser qu’incarne Ivan; la
personne du Tsar fait entrer le régime de la menace de mort qui pèse sur lui, son épouse et son
successeur, son fils, dans le régime de l’attentat contre le futur. Il réclame la reconnaissance et la
protection du fils du Tsar. C’est cette demande qui lui est refusée d’un jeu d’épaules. Mais Ivan se voit
nommé par ses ennemis Prince de Moscou. Ici l’image est lente, archétypale; les yeux roulent de droite à
gauche, les boyards se surveillent les uns les autres pour mieux s’opposer à Ivan. L’image ralentit pour
corrompre le temps et immobiliser la vie dans le temps de la projection des désirs de mort.
L’engendrement des images effrénées du muet s’oppose ici au processus du montage sonore d’un Ivan le
Terrible dont le décoratisme fonde le plan comme un gestuaire de l’opéra des yeux et des gestes. Cet
opéra est là venant surplomber la parole et la voix des protagonistes. Tout se ralentit, tout s’immobilise
dans le pouvoir comme lieu de mort de l’acte, lieu de lutte pour le contrôle et la protection de la Russie.
Dans le cinéma sonore, Eisenstein produit par l’image filmique un engendrement du soudain, du
subitement, de l’inattendu de ce qu’il nomme ";ces bonds psychiques"; qui soudainement « haussent
l’homme au-dessus de ses pareils, l’élèvent au niveau d’un créateur authentique capable de faire jaillir de
son âme des images d’une puissance inconnue et qui enflamment avec une force inépuisable le cœur des
hommes » 160 .

Mais le réalisateur est contraint, de 1932 à 1940, au jargon et à la langue de bois stalinienne, avec ses
phrases types, son discours répétitif, sa philosophie plate, son catéchisme, ses périodes, ses mots clés
dans la ligne du pouvoir. Lénine servait de paravent marxiste au réalisateur dans un espace citationnel
varié. C’est à l’extérieur du marxisme dogmatique qu’un Althusser a renouvelé, dans les années soixante,
la pensée critique marxiste au prix de sa santé mentale, que Badiou l’a déplacée vers une critique plus
radicale, en analysant la torsion du sujet en cours dans le monde. La conformité au moule stalinien n’a
pas vraiment opéré chez Eisenstein sur le plan de la théorie esthétique, puisque c’est Hegel qui est au
centre de sa pensée critique. La philosophie stalinienne utilise des grilles de lecture idéologique qu’elle
projette sur l’objet concret de l’étude, sur la personne qu’elle chosifie, défait et déplace, accuse surtout
de tous les méfaits de la paranoïa politique Elle impose à tous la récitation médiatique du mensonge
officiel. Eisenstein, l’artiste, envisage que le contenant du subjectif est capable de concevoir le régime de
la liberté des images mentales et artistiques, à partir de la reconquête sensorielle des espaces psychique
et corporel.

3.4. La mort de l’art, un come-back

Si, pour Hegel, l’artiste est celui qui doit oublier sa particularité subjective, c’est en partie parce qu’il
envisage l’objet comme objectif dans le penser de l’objectivité. Ainsi envisage-t-il le phénomè ne de
l’inspiration de l’artiste: « une inspiration dans laquelle le sujet s’étale largement au lieu d’être
simplement l’organe et l’activité vivante de la chose elle-même, est une mauvaise inspiration. Ce point
nous conduit à ce qu’on appelle l’objectivité des productions artistiques » 161. Pour Hegel, dans la
représentation, le représenté doit adopter la réalité de l’objectivité, dans le sens que la forme n’est que la
forme de la réalité, c’est-à-dire son contenu comme objet. Mais l’art saisit aussi ";son"; objet avec une
profonde intériorité. En réalité, l’art est ";éloquence du pathos"; et objectivité du subjectif, matérialisés
dans l’œuvre. La mort de l’art apparaît quand l’œuvre n’est plus qu’un objet rabaissé à cet état non
symbolique du non représenté et du non représentable, dans un néant ou un déni d’existence, à un état
de mort, par la mort de la pensée dans l’humanité même, devenue incapable de voir ce qu’elle détruit ou
ce qu’elle reçoit de l’art. Une humanité qui ne s ait plus voir, pas même son ignorance, constitue avant
tout la mort du sensible dans le penser et la peur du pensable de l’art.

La théorie de la mort de l’art est une formule étrange. Il s’agit presque d’un retour de Thanatos sur
l’esthétique. Ou bien il s’agit d’une provocation à l’aide de formules expéditives. Mort de l’art ou mort de
la théorie serait une forme mortifère qui se serait imposée sur la vie et l’art. Rien n’est moins sûr. Dans la
pratique philosophique hégélienne, l’œuvre n’a pas d’existence en elle-même. Elle doit être sujette à une
interprétation bien plus qu’à une analyse, elle n’entame pas pour autant la recherche des processus de
production esthétique dans l’approche hégélienne. Chez Eisenstein, cette question engendre le processus
du vertige devant l’œuvre d’images et de sons. Elle engendre également la quête du sublime qu’il
revendique au-delà du chaos des matières d’expression. Ce qui détermine l’œuvre comme œuvre d’art est
alors conjuré, tandis que chez Hegel l’art se voit évacué de manière particulière. L’art n’est pas étudié en
tant qu’objet de jouissance mais en tant qu’objet pur, non vie, représentation périssable, mort de l’art.
Hegel affirme: « L’art est pour nous quelque chose du passé. De ce fait il a perdu pour nous sa vérité et sa
vie » 162. Hegel attribue à la philosophie une fonction de nécrologue de l’art. Il institue une coupure entre
l’œuvre et la vie. Il fait ainsi comme notre modernité. Il efface la vie, afin d’imposer la coquille vide de
principes esthétiques clos, sur une compromission avec le pouvoir vide, habillé en tenue de combat contre
la vie de l’art. Le pouvoir vide s’est installé dans la mise à mort des Avant-Gardes pour substituer le
régime de la propagande à l’art. Incapable de surmonter la contradiction forme/contenu, le XIXème siècle
philosophique produit une dialectique de l’idée de non-plaisir dans un rationalisme anti-esthétique. Le
XXème siècle totalitaire produit le concept d’esthétique d étaché du plaisir et de la jouissance. L’argument
rationaliste, opposant l’art à la raison, les passions au pouvoir, avait pour but principal de réduire la
pratique artistique à l’insignifiance de sa forme. Vider de tout travail formel le sens d’une œuvre était en
soi l’arme d’un certain pouvoir.

La grande synthèse du XVIIIème siècle autour des rapports de maître à esclave situe la religion, l’art, la
philosophie, comme des armes non réductrices de l’appareil d’Etat. L’idéalisme hégélien put ainsi réduire
la matière de l’œuvre à l’idée pure. Il déifie l’idée. L’idée se transforme en « incarnation de l’idée absolue
». L’art est incapable de produire cette représentation. Seule la philosophie peut produire cette
incarnation de l’Idée absolue de l’Esprit. C’est tout particulièrement dans le béotisme hégélien que nous
retrouvons l’idée léniniste du savoir absolu de la philosophie. La philosophie comme censeur produit ses
juges, ses déviants.

Pourquoi cette rationalisation anti-esthétique? Parce que « le monde n’existe que dans le domaine des
idées ». L’idée absolue de la pensée philosophique devra reproduire l’idée sous forme de religion, de
philosophie, d’art et d’idéologie. L’idée absolue se manifeste comme produit de l’essence, comme vrai, et
fonctionne comme un système cohérent de concepts et de catégories logiques. C’est dans le domaine de
l’objet esthétique que l’idée devrait se transformer dans une œuvre nouvelle de la pensée philosophique.
Telle est la place et la fonction assignée à l’esthétique par Hegel. L’art ne serait que l’incarnation de
l’idée. Il n’est que forme de l’idée, forme du passé et forme de la mort. Reproduire le vivant par une
œuvre de la mort maintient la pulsion de vie de tout art sous la coupe de la terreur de l’idée prise comme
savoir. L’idéalisme philosophique de Hegel a influencé les systèmes philosophiques contemporains.
L’esthétique comme pratique du procès du plaisir ne peut être réduite au concept d’idée pure (Hegel) ni à
l’idéologie traversée de contradictions petites bourgeoises insupportables au binôme Marx/Staline. Elle
étudie les productions artistiques et délimite les systèmes de production des œuvres analysées. Elle
aborde de manière structurelle le processus qui engendre l’œuvre d’art et restitue la part de liberté
contenue dans le désir. L’œuvre esthétique produit un système du désir éjectant tout système rationaliste
fondé sur la pulsion. Car il serait temps d’interroger les présupposés du savoir philosophique quant à la
question de la jouissance et du plaisir dans le réel et l’imaginaire. En effet, tout se passe comme si le
savoir philosophique niait toute vérité à l’imaginaire, et comme si l’espace de la jouissance et du plaisir se
refusait d’être un enjeu sérieux aux yeux de la pensée savante.

L’économie du savoir s’annexe toujours la censure et le pouvoir. Elle éjecte le vivant et déclare se saisir du
vif (Marx), engendrer l’anthropophagie comme système. Or l’œuvre esthétique s’étudie en tant qu’objet
de plaisir. Sans lui il n’y a pas lecture de l’œuvre. La motivation du destinataire est presque aussi
importante que celle de l’émetteur. Dans le programme de Frankfort, Marcuse, Reich, Adorno, posent les
problèmes du concept d’esthétique comme plaisir, l’étude de l’œuvre comme lecture du désir et comme
analyse de l’autonomie du processus esthétique. Le processus esthétique se postule en partant du sujet
autonome qui subvertit les formes antérieures et transgresse sans peur les rouages de la machine savante
de la domination d’une classe sociale par une gentry savante. Comblant ses lacunes, masquant ses tares,
la philosophie marxiste classique s’est exercée à remplir de vide le savoir sur l’art. Aucun principe
libérant n’est avancé, aucun concept émancipateur n’est envisagé. La philosophie matérialiste s’est
toujours attachée à l’académisme pour en ressortir plus figée. Il lui fallait accéder au réel de l’art. Le
freudo-marxisme, en la personne d’Adorno, réfute la théorie de la mort de l’art. Le concept d’ esthétique
est indépendant de tout système philosophique. Il réfute tout lien de l’art avec l’idée pure. L’esthétique
fonctionne dans l’économie du plaisir au niveau analytique. L’économie libidinale et l’investissement du
lecteur, fabriquent le plaisir esthétique. De même, le producteur d’œuvres fait fonctionner son objet dans
un système de désirs et de satisfactions au niveau des représentations symboliques. L’œuvre esthétique
produit une sublimation non répressive des désirs et incite la jouissance au procès et à la transgression
des instances répressives du sujet. Principe libérateur de la philosophie d’Adorno et de Marcuse, le jouir
dans la lecture de l’œuvre est une forme sublimée d’Eros en lutte contre Thanatos. Lorsque l’œuvre est
doublée d’une fonction répressive elle s’associe à l’exercice de la répression des instincts par les pouvoirs
politiques. L’idéologie dominante se refuse à admettre qu’elle secrète elle-même les ferments de sa
propre décomposition. Enfermant le vivant dans son idéologie mortifère et ses goûts de cadavres de désir,
la terreur prolonge sa domination par la peur sous la bannière stalinienne. Il peut exister une philosophie
de la renonciation à la liberté comme il peut exister une idéologie de la résignation au pire. Souvent, la
pensée se métamorphose, en raison du rapport des forces, et enclenche la pulsion de mort comme unique
fondement aux activités raisonnantes de la compromission. C’est lorsque cet état du savoir est atteint que
s’abaisse la front ière entre l’idéologie et le philosophique. Ce risque de la perte du sujet, place l’activité
de la raison dans l’histoire et la déconstruction des savoirs acquis. Entre la mort de l’art et la mort de la
philosophie, l’identique se reproduit et sert non le philosophique, mais la stratégie de non-savoir du
discours vide. Aspirer au vide est produire de la mort. Tel est l’enjeu de la manipulatio n à laquelle on
assiste lorsque s’opère dans la synchronie historique de ce temps, un travail de déstabilisation du sujet
par les pensées totalitaires. Dès qu’il y a obéissance au savoir, délégation de la pensée, restriction de
l’univers de l’imaginaire, s’installe alors la panique devant le beau, le sublime, le désiré, le libérant. Les
systèmes philosophiques hégélien et marxiste ont travaillé à la libération du sujet, mais souffrent de
cécité, par leur refus d’apercevoir ce qu’ils engendrent, à savoir la mort de l’art. Adorno, répondant à
Hegel, réfute l’esthétique théorique de type rationaliste. L’idée ou l’idéologie ne sont pas des principes
d’existence de l’œuvre d’art. Ce n’est pas en dehors de l’œuvre d’art qu’il faut chercher et faire œuvre
théorique. Mais précisément le théorique n’a de fondement que dans l’analyse de l’œuvre étudiée. La
matière que constitue l’œuvre est la seule base de toute esthétique. L’œuvre n’est pas concept mais
ensemble structuré de matériaux portant la trace de l’inscription humaine dans l’univers des
représentations. Et sa matière s’inscrit dans le désir exprimé sur un support. Aussi Adorno peut répondre
à la théorie hégélienne de la mort de l’art: « Aujourd’hui l’esthétique n’est pas maître du fait qu’elle
puisse ou non devenir nécrologue de l’art; elle n ’a pas à en jouer le rôle » 163. L’esthétique marxiste
réduit à son tour l’œuvre à l’idée pure lorsqu’elle affirme la mort des Avant-Gardes russes: « Pour
l’esthétique révolutionnaire… l’art doit servir une idée, c’est l’alpha et l’oméga de toute conception de
l’art » 164.

Pour le marxisme, l’art est un reflet de la réalité, une des formes de l’idée pure, il n’est pas une
production humaine de ce réel. La liberté de création est une illusion. Elle n’est que le résultat de la lutte
des classes. L’esthétique marxiste définit ses canons et ses dogmes pseudo scientifiques: « Elle indique
quels sont ces critères: la conformité de l’art à la vie réelle, la représentation fidèle de la réalité,
l’attachement à l’idée, la conformité de la forme au contenu » 165. Le discours dogmatique produit son
effet de mort sur la recherche formelle et sur la théorie esthétique à trouver. Recouvrir du linceul des
dogmes un continent de la pratique artistique est si commode que l’avènement du rien sert de caution à
l’a priori philosophique. Tout ce qui n’est pas conforme à l’idée réaliste, naturaliste, devra s’effacer au
cours du temps. La philosophie marxiste s’est trahie, dès 1930. Elle engendre une conception de l’art qui
en produit la mort. De l’art à la propagande, du slogan au vide des mots d’ordre, le glissement de la
médiocrité politique a joué la carte du suicide culturel. Le marxisme stalinien oblige l’artiste à structurer
son œuvre en conformité avec l’idéologie. Cette idéologie, de « la vie telle qu’elle est » (Vertov), est une
représentation du réel pris en valeur absolue. Le marxisme n’est ni relativiste ni pluraliste, il est savoir
institué qui se répète. Toute Avant-Garde marxiste non conforme est cataloguée de contre-
révolutionnaire. Car l’œuvre d’art doit contribuer à l’édification du communisme. Et la seule méthode est
le réalisme socialiste : « Les indications du Parti Communiste sur les voies qui conviennent à l’art
socialiste ont porté l’esthétique marxiste à un degré supérieur. C’est la définition donnée par Staline de la
méthode de l’art comme méthode du réalisme-socialiste » 166.

L’esthétique marxiste et l’esthétique hégélienne produisent des para textes qui n’on aucun rapport avec
l’art et qui parasitent purement et simplement la lecture de l’œuvre d’art. L’esthétique marxiste perpétue
l’idéologie philosophique platonicienne de la forme et du contenu, sous une forme tronquée mais pillée.
Quel que soit le système utilisé, il est extérieur à l’œuvre et nuit à toute perception et représentation.
L’idéologie et le philosophique ne font qu’un en matière d’esthétique théorique. L’école de Francfort a
analysé la perception marxiste de la psychanalyse et a décrit assez bien l’utilisation des mots dans le
discours de propagande anti-désirante, auto-répressive et auto-régressive pour l’artiste et le public qui s’y
soumettent. A titre i1lustratif, le Petit Dictionnaire Philosophique Marxiste déclare: « la psychanalyse est
un courant réactionnaire, répandu dans la science psychologique contemporaine » 167.

Le retour actuel de la philosophie sur la problématique kantienne de l’esthétique est une expérience de la
limite des concepts épuisés du beau comme production de l’entendement, du sublime comme concept de
la rupture de l’entendement, du bien comme production de la philosophie morale productrice des lois
inviolables de l’autorité canonique de la pensée absolue. L’état d’absolue régression du plaisir dans ce
discours-là, se joue de l’imaginaire productif, dans un rigorisme logique à tendance névrotique.
L’inhibition, la douleur morale devant le beau, le déversement de juristes de la pensée, la rétention du
désir afin d’obtenir l’idée pure, se jouent de l’esthétique moderne. Les termes de plaisir, de jeu, sont
appréciés comme des éléments négatifs au profit du savoir philosophique en tant que loi du vide. La loi en
art est vide, si vide qu’elle oblige à l’obéissance, au simple respect, à la destruction de l’art. Cette
négativité du sublime, comme concept de la raison, comme chaos de la raison, entre dans la
problématique de la philosophie marxiste, qui ressasse la démesure de la raison et ouvre sur un abîme de
violence contenu à la source même du texte kantien. Le jugement esthétique est, chez Kant, un jugement
éthique qui fait violence à l’imagination, afin de la dépouiller de sa valeur humaine et son bénéfice
d’amoralité. Le grand discours de l’ordre et du droit interdit l’amour de la loi, car le censeur kantien ne
peut être autre chose que cette loi même.

La moralité produit un rapport aux sens et suppose une terreur exercée sur les sens et la perception tant
du réel que du réel produit par l’imaginaire. Kant impose à l’imagination sa propre destitution, sa propre
aliénation. Ainsi la philosophie peut-elle organiser, de siècle en siècle, la mutilation, le sacrifice, la mort
de l’imaginaire comme représentation non du sublime kantien, mais aussi de la forme, comme infinité
fermée du subjectivisme, honni contre l’artiste. La nature, comme le travail de l’artiste, sont expressions
du beau kantien, alors que l’art n’est que la triste production humaine du rien confondant le beau et le
bien, le sublime et l’art. Kant jette l’art par le tranchant de la morale comme représentation de l’interdit.
L’irruption de la beauté symbolique dans la pensée hégélienne ne se passe pas en terme de jugement
esthétique, ni comme production du sujet. Le sensible, l’intuition, le suprasensible ne sont pour Kant que
des produits de l’empirisme: « Inclassable. Pas de sépulture sans rangemen classificatoire, sans série
ordonnée, sans tabulation. Autrement c’est le charnier. Le coffin circule, curseur et rupteur, trait d’union
entre le cimetière et la fosse commune. La classe ne manque pas, c’est le moins que l’on puisse dire, elle
est à l’œuvre (ordre, série, lignée, chronologie, taxinomie, rang, rangée, rangement, avec et sans
hiérarchie) » 168.

La beauté hégélienne est classificatrice, subordonnée à des lois, et joue sa pratique théorique en fonction
d’intérêts spirituels: « l’homme individuel se trouve en effet sous la dépendance de facteurs extérieurs, de
lois, d’institutions politiques, d’un statut civil préexistant auxquels il est obligé de se plier, sans se
demander s’ils s’accordent ou non avec son intériorité » 169. Pour Hegel, la beauté est idée, le beau est
vrai. Le beau n’a d’existence que s’il est incarnation de l’idée absolue. Le beau et le sensible sont
dépendants de la réalité, ils n’ont aucune autonomie. Et la production artistique ne relève en rien d’un
quelconque processus indépendant et libre de l’esprit. Si le beau est indépendant et libre, c’est en raison
du fait qu’il n’a aucun lien avec la matière de l’art comme produit de la réalité humaine. La réalité et le
sensible servent ici d’objet et de rejet par le concept d’idéalité ou de beau idéal afin d’affirmer que le
beau est lui-même infini et libre en tan que concept élevé par la conscience hégélienne. Pour Hegel, le
vouloir kantien efface la production imaginative. L’autodétermination kantienne est subjective et se
substitue à la simple perception du réel. Le travail sur la forme est un effet de la volonté qui supprime
aux objets leur autonomie, les élabore, produit la forme, les modifie. La matière de l’objet est ramenée à
une utilité de la volonté; et la philosophie se joue pour les objets comme pour les sujets. Hegel reconnaît
au moi une activité créatrice: « Le moi, de son côté, cesse d’être, par rapport à l’objet, une simple
abstraction, capable seulement d’effort, d’attention, d’intuitions sensibles, propre à observer et à
transformer des intuitions et observations isolées en pensées abstraites. Il se concrétise lui-même dans
l’objet, en réalisant l’unité du concept et de l’objet, en donnant à ces deux éléments une forme plus
concrète, en fondant ensemble ce qui, jusqu’alors, était séparé, et, pour cette raison, abstrait: le moi et
l’objet » 170 .

L’enjeu philosophique de l’autonomie du processus esthétique se lit en négatif dans la pensée hégélienne.
La contemplation du beau est produite par la pensée spéculative et non par une lecture sensible. Seule la
pensée idéelle produit ainsi le vrai savoir dans « le royaume de l’Idée et de la Vérité ». L’idéal, comme
produit de la beauté artistique, s’oppose à la médiocrité. Que le médiocre s’inspire, dit Hegel, de la
meilleure théorie de l’art, il ne produira que du médiocre et du d ébilitant171. L’art n’a pas pour but
certain de copier la nature ou la médiocrité humaine. L’apparence créée par le travail artistique est une
réelle représentation, ";un miracle d’idéalité";, qui dénie à la ";prosaïque réalité existante"; sa valeur de
modèle à l’art. La médiocrité et le prosaïque servent l’idéalité comme rejet, déjection de l’idéal: « Mais
l’homme, en tant qu’artiste-créateur, est tout un monde par son contenu qu’il a détourné de la nature et
accumulé dans le vaste royaume de la représentation et de l’intuition, pour en faire un trésor qu’il
extériorise librement, sans avoir besoin de nombreuses conditions et des préparatifs auxquels est soumis
le réel » 172.

L’art est mémoire du temps, mémoire humaine, histoire des représentations et production autonome du
sujet. L’art n’est pas autre chose qu’une production spirituelle agissant sur la matière. L’art imprime un
sens, dit Eisenstein. Il le surdétermine en ce qu’il « imprime une valeur à des objets insignifiants en soi »
et attire l’esprit sur un assemblage qui échappait complètement à la conscience, à l’esprit. La
modification de la matière en signification déplace les signifiants, en introduit d’autres, fabrique un signe,
déconstruit les représentations: « L’art arrache à l’existence périssable et évanescente se montrant en
cela encore supérieur à la nature » 173. L’esprit saisit non seulement la forme pour elle-même mais aussi
dans la fausse position hégélienne du rapport forme/contenu. Il saisit la matérialité de l’idée, rejette la
matière et absorbe le beau dans son idéalité abstraite. Tel est le retour obligé à l’idée, au philosophique
de la pensée. L’art n’est ici qu’un exercice de la pensée pure. Il rejoint la contemplation kantienne, mais
travaille sur le beau produit par l’art. Tel est le retour à l’universalité de la philosophie qui produit le vrai.
La fonction de l’idéalisme philosophique joue l’art comme faisant partie du tout spirituel de la déité. La
relation au réel est une quête du vrai mais les processus créateurs sont évacués en ce qu’ils
n’apparaissent qu’à l’intérieur d’un système qui n’absorbe le réel de la pratique artistique que pour
l’intégrer au procès du savoir en élaboration. Hegel échoue à décrire le procès de création: « Il
dépotentialise les concepts et les traite comme s’ils étaient des images sans images de ce qu’ils visent »
174.

La philosophie déjoue la problématique de l’esthétique, au niveau de l’étude des processus des


productions esthétiques et des dispositifs pulsionnels. Chez Eisenstein, la philosophie est un instrument
de lecture de l’histoire de l’art, de la pensée et de l’histoire des idées contemporaines. Eisenstein joue le
savoir comme sur un coup de dé, comme un acte de désir, comme un stimulant de sa pensée créatrice.
L’image est l’objet de sa création, de sa mise en représentation. Il nous met souvent devant l’image
comme devant une icône du désir, une matrice pulsionnelle qui fait adorer la vie, la met en en jeu, face
aux puissances qui défient les dispositifs esthétique et matriciel de l’invention fictionnelle sur lesquels il
travaille. Les dispositifs pulsionnels sont ancrés dans l’image eisensteinienne. Ils sont posés là dans
l’image comme des éléments du décor et agissent comme des actes psychiques, des enclencheurs et des
déclencheurs désirants, des lieux de projection et de fusion des récepteurs face à la fascination
enclenchée de l’image. La pulsion balaye tout, engendre des désirs fous de fusion entre image et
figuration symbolique et représentation, vie propre du récepteur et désir d’image.

La problématique de l’autonomie de la liberté du sujet et l’autonomie ";supérieure";, au sens hégélien du


processus esthétique, a été un enjeu de l’Ecole de Francfort et l’est chez Jean-François Lyotard, dans la
philosophie contemporaine, à partir des dispositifs pulsionnels. La philosophie politique ne voyait pas
d’un œil positif l’idée que l’art procède selon un procès autonome, indépendant de la sociologie politique,
dans son processus de production. Comment, d’ailleurs, expliquer un processus, une discipline de l’art en
dehors de l’art. Il y a fatalement une erreur de logique et une volonté de domination qui n’a pas lieu
d’être de la part du politique. Un trait n’est pas idéologique. Le trait ne peut pas être dans la ligne
politique. Il est forme. L’art n’entre pas dans une soumission au néant de mort de la volonté politique de
tout régenter. La matrice pulsionnelle dans l’analyse filmique est hors du champ du cinéma, elle se situe
dans le travail de maturation, dans une relation entre philosophie et art. D’un bout à l’autre des théories
hégéliennes, kantiennes et marxistes, l’autonomie du processus esthétique est un procès inconnu. On
inventera cependant une sphère artistique inaccessible, fonctionnant comme produit nostalgique du
paradis perdu. On déconstruira l’unité du sujet dans un système rationaliste répressif. Or, les concepts
hégéliens et marxistes ont vieilli. On a analysé l’impensé de cette attitude non critique de la philosophie à
l’égard d’elle-même. La philosophie de l’esthétique marxiste, de 1930 à 1970, a empêché la production
d’une véritable théorie du procès esthétique. Le pavé stalinien est un pavé mort.

3.5. L’autonomie du processus esthétique

Posons deux énoncés comme point de départ de notre analyse afin de les jouer dans un système critique
qui énonce la contradiction marxiste des années soixante-dix, dans sa liturgie critique dont les Cahiers du
Cinéma, Cinétique et les Cahiers Marxistes Léninistes ont produit la religion avortée de l’art soumis à
l’idéologie politique du dogme. Dans la relation art et politique, l’art est idéologie, et la science, l’art,
l’idéologie entretenaient un rapport de contiguïté et d’interdépendance. Le scientisme servait de
couperet aveugle.

A l’inverse, Marcuse énonce devant les étudiants que l’art est une forme émancipée de la sensibilité, une
possibilité de se trouver en dehors des dogmes, par un simple rapport singulier de la sensibilité face au
désir d’autonomie du sujet. Contre le stalinisme, il réfute la possibilité de broyer et briser le sens critique
et le sensible. Rancière est un continuateur de Marcuse, en ce sens que pour lui l’esthétique fonde l’acte
libre. Pour le marxisme scolastique l’art est inféodé. Les concepts avant-gardistes des années vingt se
cristallisaient sur deux types d’énoncés:

Enoncé 1: L’art n’est pas l’idéologie. Il est tout à fait impossible de l’expliquer par le rapport homologique
qu’i soutiendrait avec le réel historique. Le processus esthétique décentre l’idéologie et perpétue son
infinité fermée. L’effet esthétique est bien un imaginaire. Mais pas le reflet d’un réel, puisqu’il est le réel
en procès.

Enoncé 2 : L’art n’est pas la science. L’effet esthétique n’est pas un effet de connaissance mais le travail
d’une sensation, d’une perception, d’une représentation. Cependant, l’art est dénonciation et mise en jeu
de l’idéologie, et se trouve structurellement plus proche de la science que de l’idéologie. L’art produit la
réalité-imaginaire de ce dont le discours de la science des arts pense s’approprier la réalité réelle.

Dans la tradition marxiste tout se passe comme si la théorie générale de l’art était une région de la
théorie des idéologies. L’ar est classé parmi les formes idéologiques. L’art aurait une fonction
simultanément critique et descriptive où le réel serait exhibé dans ses contradictions idéologiques. Car la
théorie assignerait à l’art une fonction idéologique entre l’œuvre et le vrai.

Pour Lénine, la grande œuvre est représentée comme une essence théorique (le vrai qu’elle enveloppe),
voilée par une existence idéologique (l’imaginaire des formes). De là l’ambiguïté des tâches critiques du
réalisme socialiste. Lénine déclare à Gorki: « J’estime que l’artiste peut retirer beaucoup de profit de
chaque philosophie [ … ] dans les problèmes de la création artistique, vous êtes meilleur juge que
personne, et tirant de pareilles conceptions de votre expérience artistique et d’une philosophie, fût-elle
idéaliste, vous pouvez arriver à des conclusions qui profiteron t énormément au parti ouvrier » 175.

La validité conclusive de l’art peut-elle s’accommoder de prémisses philosophiques fausses? Peut-on


penser les produits esthétiques comme des opérateurs essentiellement bâtards: ni théorie, ni idéologie,
l’œ uvre serait l’apparaître idéologique du théorique, le non-vrai comme enveloppe glorieuse du vrai.
Toutes ces remarques indiquent le problème de l’ambiguïté de l’art au regard du couple d’opposition
science/idéologie qui a bercé d’illusions le désir de maîtrise et de confiscation de l’art.

La validité de la vérité théorique conditionne la validité esthétique. Le réalisme socialiste est une
";théorie"; régressive qu limite la validité esthétique. La réduction régressive qui impliquait les concepts
de décentrement se renverse ici en réduction progressive, dissout la spécificité de ce décentrement. Dès
lors sont rendues possibles les aberrations dogmatiques du réalisme socialiste. En fait, l’art ne se guide
pas, ne se contrôle pas, ne se manipule pas. La théorie du réalisme-socialiste a repéré l’essentiel (le
décentrement) mais l’a aussitôt renversé en inessentiel (le reflet). L’art désiré ne tombait pas sous le coup
des concepts abstraits de l’art réel. L’aspect programmatique de la critique marxiste dissimule la véritable
portée théorique du processus esthétique.

Macherey, dans son article, pose le principe de l’irréductibilité du processus esthétique. On ne saurait
confondre le processus esthétique avec la saisie théorique de la réalité, ni le confondre avec le processus
idéologique, bien que de toute évidence le scripteur se débatte avec l’idéologie: « L’analyse d’une œuvre
littéraire ne peut pas se contenter des concepts scientifiques qui servent à décrire le processus
historique, ni de concepts idéologiques. Il lui faut de nouveaux concepts qu permettent de rendre compte
de ce qu’il y a de littéraire dans le livre » 176. Pour Macherey, l’œuvre n’est pas ce qui traduit l’idéologie,
ni non plus ce qui l’efface: elle est ce qui la rend visible, déchiffrable, en tant qu’elle lui confère l’unité
discordante d’une forme. Exhibée comme contenu, l’idéologie parle de ce dont, en tant que telle, elle ne
peut pas parler: ses contours, ses limites. Allant plus loin, Macherey introduit le concept de
retournement pour caractériser l’opération à laquelle l’œuvre soumet les contenus idéologiques: «
L’idéologie spontanée n’est pas simplement reflétée par le miroir du livre; par lui elle est brisée,
retournée, mise à l’envers d’elle-même, dans la mesure où la mise en œuvre lui donne un statut que celui
d’état de connaissance » 177.

La mise en œuvre en tant que mise en forme, c’est-à-dire l’agencement des significations en un réseau de
signes, affecte si l’on peut dire l’idéologie d’un dehors qui est son inévitable retournement. Puisque la loi
de fonctionnement de l’idéologie est l’infinité fermée de la relation spéculaire, cette infinité fermée ne
peut montrer sa fermeture à l’art sans briser le miroir où elle se multiplie.

Dans sa métaphore du miroir multiplicateur, Macherey trouvait de quoi indiquer, sinon opérer, la
détermination visible de l’autonomie structurale du processus esthétique à l’œuvre dans le travail du
reflet; de même il annonçai t la parenté polémique de l’art et de la science. Le miroir démultiplie les
virtualités créatives dans la figure du sujet en artiste.

Le processus esthétique n’est pas redoublement de l’idéologique mais retournement et travail sur
l’idéologie, son émasculation. L’effet esthétique produit en retour l’idéologie comme réalité opposée à la
science. On peut dire que l’art répète dans le réel les contradictions idéologiques de ce réel. Cependant
ce retournement ne reproduit pas le réel, il en réalise la critique Refusant d’identifier le processus
esthétique à un effet de connaissance, Macherey reproduit la systématique marxiste de la science
productrice de connaissances et propose d’établir les opérations successives du processus esthétique.
Prenant en compte deux termes (l’œuvre et le réel) et deux autres éléments : la pensée du rapport de
l’œuvre et le rapport au réel historique, il suffit d’inverser et d’envisager le rapport du réel à l’œuvre
pour générer les effets de pensée sur la forme et sa fonction matricielle. Elle imprime à l’œuvre sa
prégnance. Elle déconstruit le pouvoir de contrôle. Le renversement spéculaire est inversement
proportionnel à l’idéologie, puisque se joue le représenté, la représentation et la fabrique du processus
désirant, dans l’œuvre comme matrice esthétique fondatrice et enjeu du procès.

Macherey introduit la représentation d’un double décrochage de ce rapport : le décrochage idéologique


et le décrochage topique qui concernent la place ou point de vue de l’auteur. Par ces divers décrochages,
l’auteur s’efface afin de laisser l’œuvre comme matrice désirante. Elle s’inscrit dans les dispositifs
pulsionnels dont Badiou dans les années soixante avait évacué la fonction.

Alain Badiou propose, pour sa part, un schéma d’application dont il définit chaque terme et qu’il appelle :
l’appartenance de classe :

Alain Badiou entend par réel la structure historique globale et considère que les idéologies sont
organisées en séries. La théorie des idéologies les décrit comme des reflets significatifs fragmentaires
(ensemble de pressions exercées sur l’auteur). Mais le réel est d’une toute autre complexité. Si l’ordre de
la pensée entend dominer la réalité qu’il a fa çonnée, il en est tout autrement du réel. Le réel est ce que
la pensée ne domine pas. Il échappe par nature à toute confiscation du sens. Le réel de la matrice
esthétique échappe à son producteur, à l’artiste, à l’auteur. Le réel est sans propriétaire car il dépasse la
réalité. L’artiste ne produit une œuvr que s’il se laisse porter par ce qui le meut en art. Il ne tire pas la
singularité de l’œuvre de la réalité fabriquée par l’idéologie des hommes, mais du réel sur lequel il n’a
aucune prise. Il agit en concordance de temps avec l’immanence du réel, l’antériorité du présent sur
toute détermination pensée. Il use également de sa place et de sa posture philosophique face au monde
sur lequel il est en tr avail. La production de l’œuvre est alors en travail dans son rapport à l’instance de
la réalité, dont l’imaginaire et la matière d’expression fondent la matière première de l’œuvre. Elle entre
en subjectivité en tant que réel du sujet et selon son rapport au réel du monde global dans lequel le sujet
s’insère. L’artiste en l’auteur agit en tant que sujet de la production en cours, dans son rapport à
l’imaginaire comme réel. L’imaginaire est une des matières premières de la création artistique, dont la
matière est d’essence structurelle et plastique. La matrice esthétique naît de cette réalité et de la
projection fantasmée de l’artiste en l’auteur sur l’œuvre, et de la combinatoire formelle des matières qui
la suturent en œuvre d’art. La conjonction entre la matière et le sujet fissure le réel d’une nouveauté
matricielle, d’un indice de production esthétique qui dynamite les conceptions du monde en art. C’est
souvent le réel qui subvertit le pensé. Car la pensée est attentive au réel.

On peut noter ici, au passage, combien Eisenstein a produit un rapport au penser de l’esthétique par
brèves intuitions. Le cadre au cinéma est ce réel qui subvertit l’idée de cadre, dès lors que la forme
l’emporte sur les habitudes de cadrer. La fonction émotionnelle travaille l’image du point de vue de la
conception plastique du cadrage. C’est pourquoi Eisenstein envisage « la composition comprise en tant
que loi de la structuration du représenté, qui permet de résoudre le problème de l’incarnation de l’auteur
»178. L’œuvre est cette incarnation éphémère de la forme travaillée par la volonté de l’auteur : « L’attitude
envers le représenté va se manifester par la manière dont ce qu’on représente est montré »179. En ce
sens la composition "révèle comment la considère l’auteur", si tant est que composer est produire le
représenté de la représentation. La forme est chez Eisenstein la matrice qui élabore l’espace émotionnel
dont le spectateur s’empare pour composer sa lecture de l’œuvre. La matrice esthétique est une matrice
de l’auteur de la fiction comme instance du régime narratif. L’auteur n’y est qu’une figure de papier. Chez
Eisenstein, une œuvre est l’adresse d’une subjectivité vers une autre subjectivité. La composition est en
cela une forme qui se fonde sur "le jeu mutuel des émotions humaines", où ce qui se joue à l’écran
retentit « conformément au graphique du déroulement de telle ou telle passion, par un choc en retour »
dans "le processus émotionnel" des images. Le récit fonde les émotions du spectateur, « les faisant
monter en ce même écheveau passionnel qui pré-tra ça le schéma de la composition de l’œuvre »180.
Eisenstein utilise tour à tour les mots auteur et artiste pour indiquer la place de la création dans un sujet
placé dans le faire de l’art : « Envisagée dans son dynamisme, l’œuvre d’art est un processus de
formation des images dans la sensibilité et dans l’intelligence du spectateur. C’est en cela que consiste le
propre d’une œuvre d’art vraiment vivante, ce qui la distingue des œuvres mortes, où l’on porte à la
connaissance du spectateur le résultat représenté d’un processus de création qui a achevé son cours dans
le processus de réception, de manière à « faire naître ces sentiments, à les faire se développer, se
transformer, à les faire vivre devant le spectateur »181.

Par auteur, Badiou n’entend pas une subjectivité créatrice. L’auteur est le concept d’une pl ace. Il est situé
dans la série idéologique par la théorie. Le concept d’auteur n’est pas un concept psychologique mais un
concept topique et narratologique. Par œuvre, Badiou entend le rapport qu’elle entretient avec sa
production. En liant le terme d’auteur et celui d’idéologie, Badiou marque la posture dominante de
l’idéologie, sa posture productrice des structures de pensée de qui produit des œuvres. Si l’auteur n’est
que production idéologique, l’art n’a pas lieu. La matrice idéologique introduit le discours en lieu et place
des formes, elle engendre un rapport au monde qui plaque la réalité idéologique sur la réalité du monde,
de l’autre, de l’artiste. Penser l’art à l’aide de la grille idéologique c’est entrer dans les présupposés et les
a priori sur lesquels se fondent les stéréotypes. Badiou fait ic i vaciller l’autonomie de l’auteur dans les
attendus de son discours, de sa production esthétique, en ce que les traces idéologiques infléchissent
l’esthétique dans une matrice de la forme des idéologies. Ce rapport de décentrement n’est qu’une
donation de forme et, par conséquent, elle incarne une exhibition de ses limites. Le décentrement n’est
pas une traduction de point de vue. Le rapport réel à l’œuvre n’existe que parce qu’il est médiatisé par
l’auteur. L’œuvre n’est pas une totalité, mais une multiplicité effective de niveaux. Ce dont il faut
représenter le décalage reste en son fond le rapport réel/œuvre, con çu comme donation problématique
ultime. Mais, en réalité, c’est dans la conception qu’il se fait du processus esthétique que nous devons à
la fois l’ultime obstacle qui sépare Macherey de la construction conceptuelle de ce processus même, et la
possibilité de cette construction. Visiblement, Macherey pense que l’art travaille des contenus ou encore
il place l’autonomie du processus esthétique dans les opérateurs de transformation, non dans les
contenus transformés.

Le décalage saisissable à l’intérieur même de l’œuvre tient justement à ce qu’y figurent des généralités
idéologiques: « L’œuvre ne peut exister que si elle introduit en elle ce terme étranger qui fait éclater en
elle la contradiction »182. Il en résulte que le repérage des éléments idéologiques est présupposé dans
l’explication de l’œuvre comme rapportée à ce dont elle diffère.

Contrairement à Macherey, Badiou affirme qu’aucun élément du processus n’est en soi idéologique. Le
problème du passage de l’idéologie à l’art ne peut être posé en ces termes. Un élément est produit
comme idéologique dans la structure du mode de production esthétique. Il faut bien comprendre que ce
sur quoi travaille la pratique artistique, les généralités qu’elle transforme ne peuvent être des éléments
hétérogènes : 1a matière première du processus de production est elle-même déjà esthétique. La pratique
esthétique est impuissante à esthétiser des éléments idéologiques, bien au contraire elle sait signifier
idéologiquement des éléments perceptibles du produit esthétique. La matière première du processus de
production est elle-même déjà esthétique. La matière première du processus esthétique n’est pas la
réalité. Ce que nous appelons matière première c’est ce sur quoi les outils de production esthétique
travaillent et effectuent le processus esthétique. La matière première de la production esthétique est déjà
elle-mêm esthétiquement produite. Il y a donc une autonomie de l’objet sélectionné (plan au cinéma,
photogramme). C’est-à-dire une matière première des productions esthétiques sur lesquels travaille le
processus esthétique en cours dans une œuvre. Cette matière première est le lieu de la théorie à faire de
la formation et de la déformation des généralités esthétiques.

Pour fixer les idées, selon Badiou, appelons -E- la fonction de transformation esthétique à un élément
(objet sélectionné), appelons -i- un élément idéologiquement pur (par exemple un énoncé idéologique
abstrait absolument séparable inséré dans le processus esthétique). Dans le cas du cinéma qui nous
intéresse l’élément -i- est un élément du code idéologique extra cinématographique.

Appelons avec Badiou -e- un élément esthétique, -s- l’élément de signification, -p- l’effet de présence.
Badiou considère que des éléments idéologiques ne peuvent entrer comme tels dans un processus
esthétique pour y être retournés en effets de présence:

E (-i) ------------- s-, -p-

Ou encore -i- (élément du code idéologique) ne peut entrer dans le processus esthétique que s’il est
d’abord assigné par la structure esthétique comme tel. De telle sorte que Badiou propose un schéma sous
réserve où nous distinguons deux opérations qui n’en font qu’une :

E (-i-) ------------- -e-

E (-e-) ------------- -p-, -s-

Le double effet s’articule à l’intérieur du processus esthétique sans qu’y puissent entrer et demeurer des
généralités d’un autre ordre. On voit comment nous entendons préserver l’autonomie du processus
esthétique. L’autonomie du processus esthétique est essentiellement le résultat d’un processus sur
l’œuvre en travail et d’une décision de l’auteur qui impose un effet de présence de la forme, au sein des
dispositifs pulsionnels, engendré comme matrice de la forme comme le postule en un sens Lyotard de
manière géniale. Sans doute, l’effet de présence est il un effet de réalité. Sans doute, l’élément de
signification renvoie-t-il, en dernière instance (au premier niveau de sa réception), à la série idéologique.
Par mode de production esthétique, nous entendons la combinaison dont l’effet est d’opérer le
retournement. Opérer le retournement, c’est faire fonctionner idéologiquement des éléments
réels/imaginaires régionalement produits par un état historiquement déterminé du processus esthétique.
Un mode de production esthétique est une structure qui distingue et distribue les fonctions de liaison
entre éléments de l’imaginaire, de telle sorte qu’ils puissent fonctionner idéologiquement comme réel. Un
mode de production se manifeste dans une double articulation : celle qui agence les opérateurs de
transformation (effet de présence), celle qui concerne les éléments transformés par la place que les
opérateurs leur prescrivent (effet de signification). La théorie d’un mode de production esthétique
suppose : la définition de son articulation élémentaire, la loi synchronique de son effet, la production
d’une réalité nouvelle comme idéologique, la lo diachronique des conditions de son efficacité.

3.6. La fonction esthétique

Si, pour Lyotard, l’art est machinal, comme engendrement d’une machine du sujet à produire de l’art, la
production artistique devient davantage transcription et partition qu’invocation du représenté et du
pensé, du dire et du démontré. Le machinal engendre un dispositif libidinal. Le travail de
l’autonomisation de l’art vient d’une posture subjective de la critique et des artistes, qui s’assument
comme machine désirante, comme branchement du désir sur la masse, qu’ils traitent comme matière.
Quand on ne reconnaît pas un domaine, on tente de le rendre dépendant de l’idéologie, du discours, du
pouvoir. Le marxisme classique rendait dépendant la pensée de sa pratique et l’art de son public.
L’autonomisation vient du processus même de création, qui rompt avec l’idéologie asservie et les formes
asservissantes des variations dogmatiques. La posture d’auteur est bien un dispositif libidinal de l’en-jouir
de la fonction représentative, de la transformation de la matière en objet d’art. Les artistes ne rêvent pas
d’être un simple dispositif libidinal, mais de l’être, affirme Lyotard. Il ne s’agit pas d’illusionner le
spectateur, comme dans la scène politique, mais de se laisser porter par ce qui est enjeu de survie de
l’art, dans sa politique de négation même, et de toute réfutation de l’asservissement du penser par le non-
art et le non-vivant du politique, de l’idéologique faible. L’art est une question de survie, de vie ou de
mort. Et c’est la raison pour laquelle il est question d’enjeu machinal dans la pratique d’autonomisation
de l’art, dans la machine des affects qui font l’être à soi du spectateur et de l’artiste, davantage pouss és
par une machine pulsionnelle que par son contrôle.

L’image est détournée de son sens par le code social et le système de communication dans l’esprit du
spectateur. Le décodage de l’image n’est pas un travail facile. Car l’image qui est induite dans l’esprit des
spectateurs au cinéma est le trope qui opère l’ordre des signifiants-images, la forme ou la configuration
du récit. L’image est un texte visuel qui opère dans l’ordre des signifiants, au niveau du signe à lire, à
épuiser dans son dispositif sémiotique et plasticien.

L’image est continuité et discontinuité dans l’ordre photogrammatique du récit. Elle est prélèvement et
rejet dans le textuel. Jamais l’image isolée (photogramme, plan) n’atteint le spectateur en tant que
segment. Souvent il en oublie le détail. Seul le fragment du texte visuel (séquence) peut produire un effet.
La réception de l’image chez le spectateur/lecteur ordinaire, n’est jamais intégralement perçue, tant au
niveau morphologique de la composition de l’image qu’au niveau symbolique de sa représentation. Seul
agit sur le spectateur le souvenir des formes car dans la lecture filmique rien ne s’arrête. Il n’existe pas
de temporalité immobile comme en photographie. Le plan fixe n’est pas une temporalité immobile de
l’image fixe mais un travail sur le temps du plan dans la durée. Seul le processus d’implication peut
produire un effet sur le spectateur, qui lui permette d’isoler un plan, au niveau de sa plasticité formelle et
de sa structuration émotionnelle. Le lecteur moyen n’a pas conscience d’un parcours de l’œil sur une
surface plane appelée écran. Il happe l’image et entre dans le récit qui structure son regard, focalise sa
posture de voyant.

La relation sémiotique entre les objets n’est jamais effectuée selon une relation consciente de la relation
entre les masses, les objets, les matières, les corps structurant l’espace plan, et possédant une
signification complexe, produisant un travail sur les codes dans l’ordre de la transgression. Tout est
capturé comme un signifiant du réel au sein d’une diégèse formalisée par le film monté.

Chez le réalisateur Eisenstein, l’image est combinatoire des formes bien plus que des codes de l’idéologie
et du marché aux dogmes du stalinisme et du prêt à penser moderne populiste. L’image relève pour partie
d’un espace que l’on pourrait appeler topologique dans le dispositif spatial de l’image. Elle emprunte des
opérations à un domaine du signifiant qui n’est pas celui du langage de la communication mais à celui du
désir et de la symbolique analytique.

L’encodage de l’image eisensteinienne combinant des signifiants et des signifiés peut y suivre le travail du
désir dans le traitement du troisième sens (Barthes). Eisenstein produit des déconstructions de sens sans
ménagement selon l’exigence de la pulsion de v ie, recomposant de nouveaux ensembles reconnaissables
selon des principes de plaisir. L’image eisensteinienne dévoile tour à tour les masques sociaux de la
hiérarchie et du pouvoir.

Cette transgression est l’œuvre du désir eisensteinien (encodage dans la communication filmique) en tant
que pulsion. Elle procède par travail, non par discours sur le sujet. Elle émeut et fait rire. L’image
appartient à cet espace en tant qu’elle est matièr à intuition (le domaine du sensible) et représentation (le
domaine du concept). L’inconscient est explicité dans le traitement eisensteinien de la forme de l’image. Il
est le lieu de la charge et de la décharge, du flux et des émotions, du flot des sens. L’image est son point
d’attache le plus ferme. Elle plaque son sens sur la figure et le représenté. L’image eisensteinienne est la
réalité de la diégèse qui passe par la réalité de l’univers de l’imaginaire, la réalité réelle et le jeu de sa
fiction, par la médiation de la signification bornée au code morphologique, vaste code premier de la
structuration de l’espace et du jeu formel de l’univers des perceptions sensitives.

Eisenstein ne travaille pas en conformité au code, à la norme, au genre, ni à la matière expressive prise
par la caméra (le jeu obsession d’un sujet informant), mais agit par un processus désignant, en deçà de
l’énonciation d’un dispositif sémiotique, le langage comme création et non système fermé, policier. Le
langage est outil de création, son investissement libidinal ou son déplacement défait le sens imposé par
une résistance de la forme qui travaille la pensée/matière (l’idéologique du réel établi). Toute image
prend ainsi sa transparence au sens comme un affront et emprunte à sa structure sémiotique le
traitement eisensteinien des codes en jeu dans l’image. Investis par un dispositif pulsionnel, ils proposent
une sorte de langage des signes. Travail de transgression du code social dans la représentation
cinématographique, transgression double, triple par le procès esthétique dans un déplacement ferme des
codes gestuels, psychanalytiques, sociaux, de la direction et du jeu d’acteur, au sein du code (ou des)
code(s cinématographique(s). L’image eisensteinienne est forte lorsqu’elle est hallucinante et procède
d’un état de surcharge énergétique qui trouve son issue dans la réalité du jeu sur les codes et la volonté
d’assumer entièrement une réalité essentielle du processus esthétique: la pulsion de vie, comme énergie
du représenté, comme force contenue et réprimée, qu’il faut libérer par une explosion. Metz affirme: « Le
cinéma est une chose vaste, il n’a pas qu’un accès. Pris dans son ensemble, le cinéma est d’abord un fait,
et comme tel il pose des problèmes à la psychologie de la perception et de l’intellection, à l’esthétique
théorique, à la sociologie des publics, à la sémiologie générale. » 183

La fonction de communication codée du texte visuel filmique dispose d’un infra système spécifique au
discours sur le film. L’objet et le sujet ne peuvent en aucun cas se laisser confondre dans le corpus.
Assurément, la dimension esthétique paraît ramener les productions artistiques à leur fonction première.
L’esthétique opère une pratique des signifiants, au sens où Roland Barthes l’entendait dans son article «
le Troisième sens ». La configuration de l’image est cet impensé du signifié per çu par le lecteur.
L’esthétique opère une pratique de la communication visuelle, celle du codage pour le récepteur, là où
l’effet esthétique faussement nommé trucage produit la sensibilité et le plaisir/déplaisir du spectateur.

Le décodage du message par le récepteur reste le lieu pertinent de toutes les recherches esthétiques
dont Eisenstein a pensé le principe. Il s’agissait de codifier l’espace émotionnel de la donnée visuelle afin
de déterminer par avance l’encodage du message. L’esthétique produit une pratique signifiante, celle du
code appliqué, celle du message à transmettre et utilise la fonction des signaux et des indices.
L’esthétique apparaît alors comme matrice de toute œuvre d’art. La matrice esthétique assume et déplace
les codes, reste le noyau émotionnel du message qui fascine, politise, intrigue par son registre
émotionnel. La préoccupation essentielle d’Eisenstein est la recherche d’une approche matérialiste de la
forme. Marcuse affirme: « La forme assimile et sublime la matière. Cette dernière peut être le point de
départ de la transformation esthétique. »184

On peut considérer qu’il existe un dispositif pulsionnel dans le dispositif sémiotique de l’image filmique.
La motivation du travail formel se situe au niveau de l’inscription du dispositif pulsionnel. L’esthétique
n’est véhiculée dans la forme que parce qu’il y a une matrice signifiante du fantasme. La matrice
esthétique est ce lieu du fantasme libéré/libérant du plaisir de la forme dans le dispositif sémiotique de
l’image. L’investissement libidinal du processus esthétique joue massivement dans la structuration des
signifiants. Leur vecteur principal est la subversion des codes par la triade image/forme/matrice. Or la
matrice chez Eisenstein est l’inscription du dispositif pulsionnel dans la matière qu’est l’image.

La matrice générale est le dispositif pulsionnel, la forme étant la matrice esthétique, l’image est le
dispositif sémiotique investi par la pulsion à travers la forme. Le procès esthétique est ce double travail:
travail de la matrice sur la forme, de la forme su l’image et travail du dispositif pulsionnel sur la matrice
esthétique, de la matrice esthétique sur le dispositif sémiotique investi ou à investir dans l’image par le
réalisateur (lecteur de ses désirs et des investissements fantasmatiques)185 .

Les formes 1 (travail de la matrice sur la forme) et 2 (travail de la forme sur l’image) du procès
esthétique, se produisent de façon concomitante. Les images eisensteiniennes sont une illustration
visuelle du degré émotif/signifiant, où le champ plastique dans le texte visuel peut être remonté depuis la
matrice de la forme esthétique pour produire une image travaillée par la forme. La forme est ce moment
critique du retournement et de la mise à nu du dispositif pulsionnel qui pourra être réinvesti sans cesse
par une image très composée morphologiquement, dès que la matrice esthétique fournira un modèle
d’intertextualité des codes du désir. Lorsque opère le travail de la matrice sur la forme, interviennent les
dispositifs régissant des régions, régimes, règles, à partir des dispositifs de capture du sujet, -dans la
posture de sujet incritiqué lorsqu’il est au travail-, lorsqu’il opère sur l’œuvre. Les branchements désirant
de la matrice du sujet créateur en font un producteur, un pulseur de la matrice, si le je n’est pas mis en
équation dans le régime de fonctionnement, mais seulement s’il s’efface au profit du travail de
prélèvement de formes désirantes et de la plastique, selon le morcellement des dispositifs pulsionnels
éclatés dans la forme. Le processus de travail de la matrice esthétique provient d’un théâtre énergétique
central qui fait du corps et du cerveau les lieux par où le je travaille sans contrôle de la raison et de l’ego,
sur les forces centrales du branchement désirant, un peu comme Deleuze l’énonçait à son tour dans
l’Anti-Œdipe. La matrice est un branchement et un modèle de capture du dispositif de création qui inclut
le processus d’amorçage, la référence, le réel, qui jouent, dans l’emboîtement de soi dans le travail,
l’implication désirante. La forme entretient de ce fa it le lieu de recul de la pensée en un théâtre critique,
au sens de Lyotard. L’auteur ne peut, en ce cas, être un accapareur de production mais il s’efface au profit
de l’œuvre en cours et devient, comme machine de production désirante, un espace de représentation de
la production matricielle du désir. La machine est l’incontrôlé du sujet, cet espace non machinique qui
associe l’impensé au geste machinal du corps porté par l’art en cours et en jeu dans le vital et le
mortifère de l’existence. Dans la matrice esthétique, se trouve logée la matrice désirante qui enclenche
l’acte, par-delà le désir, dans le geste de pur acte entre l’incréé et le processus d’affirmation de l’action
pulsée et pulsive, enclenchante de promesses de liberté pour le sujet créateur, qui voit surgir dans ses
gestes épars un travail de la forme qui surgit. La matrice esthétique est un invariant, elle est enclencheur
et procès. L’œuvre, en tant que lieu d’échanges symboliques, travaille le désir et l’échangeabilité des
propositions formelles. L’œuvre d’art travaille sur les modèles de représentation, tout autant que sur la
libido des récepteurs comme mode de passage et modalité de contrôle de la pulsion, dans le représenté et
le désiré, la réception. Le processus esthétique détrône la catégorie de la répétition tout en l’immolant
dans la rupture. Elle condense la matrice d’Eros, comme pulsion de la surcharge des afflux dans
l’appareil psychique, en rejouant les surfaces dans lesquelles le dispositif pulsionnel est joué, et où le
système de la matrice est mis au travail. L’œuvre d’art commet le passage du principe du désir au
principe de réalité, par où la loi de la valeur effectue le passage au marché, à la quantité d’énergie que
déclenche l’œuvre en valeur marchande. Le désir d’art est un désir d’œuvre qui se rabat sur le réel de
l’art. Le désir est processus, force productive, « énergie soumise à un double régime.: d’abord le régime
du dispositif ou du système dans lequel elle est canalisée et dans lequel elle est mise au travail, dans
lequel elle es productrice de certains effets, i.e en fait métamorphosé en autre chose »186. Le désir est,
depuis Lyotard, cette grande force productive, "cette énergie susceptible". Le processus de production
est alors un enjeu de l’incandescence de l’œuvre en tant que force et énergie libidinale positives, dès la
réception de l’œuvre. Ce que l’on nomme œuvre nourrissante est bien cela, cet endroit, ce lieu, o ù
l’auteur s’anéantit dans l’écrit, l’écrit s’anéantit dès lors dans les lecteurs ou les récepteurs. La lecture
dans le réel de la création est, comme l’indique Lyotard, lecture de nouvelles intensités, de nouveaux
éclats, dont les rupteurs foudroient le désir de nouveaux appétits de créations dans un état insatiable du
désir pur. Ainsi s’énonce la sublimation esthétique qui déplace les intensités esthétiques vers des
processus réengageant des forces et des formes nouvelles, qui déplacent les idées et le regard vers
l’enjeu de vie ou de mort de l’art.

Quand il y a subversion des codes préétablis par l’histoire du cinéma, il y a également déstructuration des
clichés esthétiques. Le dispositif pulsionnel bouleverse les clichés et les stéréotypes, investit le sens par
une forme autonome dont l’image est l’inscription.

La relation image/forme/matière replace les codes extra cinématographiques, bouleverse leur rôle et les
situe comme matière première au travail sur le sens. Le sens est bombardé par le dispositif pulsionnel,
modifié, déplacé, et amené à renforcer l’univers désirant.

A faire jouer les larges dichotomies: signifiant/système sémique/ référent, on s’installe dans la
représentation. L’image est un imaginaire avéré et traduit un théâtre du pouvoir qui met en scène
l’identité par équivalence. Est inhérent au jeu du pouvoir un désir de tension vers le centre de l’être, qui
fait valeur de forme dans la crise d’identité du sujet, interroge la matrice idéologique, et donne prix de
rabattement de l’idéologique à travers la projection des intensités esthétiques. Toute l’économie du
représenté filmique repose sur les pulsions, désirante et libérante, contre la matrice idéologique (code
extra cinématographique). La matrice idéologique investit le corps du sujet lecteur de l’image et produit
les fantasmes de peur, d’angoisse, de norme et met en doute le désir, la vie, vide les besoins de l’existence
s’il en est. Cet état d’hypnose seconde du spectateur devant l’image provient de la volonté manipulatrice
induite dans la matrice idéologique. La matrice idéologique est souvent utilisée pour atteindre
l’anéantissement de la pulsion de vie par l’exercice de fascination de l’image au cinéma. Le récit filmique
est souvent un récit de capture de l’attention, d’abaissement des barrières de protection, de vigilance au
profit d’une fusion, d’une projection et d’une aliénation première au récit et au discours dominant de
l’histoire. L’image porte des charges indues qui ne sont pas dans sa nature mais fonctionnent ainsi selon
les usages. L’image filmique est chargée idéologiquement de force par l’institution du discours filmique,
afin d’instituer la matrice narrative, qui n’est autre que le relais idéologique, sous la forme d’une histoire
débitée comme plausible, utilisant en cela l’impression de réalité pour attester de la vérité de la fable du
monde que le cinéma projette dans chaque société. L’image porte alors ce poids contre-nature qui la renie
et la charge de sens, de discours, d’arguments, de pensée. A tel point qu’Eisenstein charge ses images
des slogans dominants et autres dogmes du Parti. L’image porte ce poids tandis que sa nature est toute
autre: l’image est lumière, couleurs, matières, formes, car le peintre, l’artiste, le chef opérateur la
chargent de sa plasticité, comme de sa réalité en deux dimensions, d’une matière qui agit sur nos sens
par son mouvement, ses effets de lumière, de colorations sensorielle et pulsionnelle.

Quand le cinéma s’inscrit dans la matrice idéologique, le spectateur se fanatise alors dans les exercices
de discours et de violence symbolique, selon les nouages de l’imaginaire à la chose représentée.
Instrument de propagande, le cinéma perd alors sa réalité d’œuvre d’art pour n’être qu’une matrice
idéologique où le code politique déconstruit le cinéma. Les codes extra cinématographiques deviennent
alors des approches interprétatives, des après-coup de l’image. Les sciences humaines ont, en ce sens,
monopolisé le dire de l’image; elles parlent en son nom. Les sciences humaines parlent pour le cinéma,
comme si le cinéma était impropre à penser sa nature et sa réalité, indépendamment de l’empirisme de sa
pratique.

Lorsque Eisenstein s’empare des savoirs des formalistes russes, il construit sa posture auctoriale autour
de ses savoirs en linguistique, psychanalyse, philosophie, histoire de l’art. La notion de film, comme
procès de création, est à ses yeux aux croisements de ces savoirs encyclopédiques, comme il aimait à le
dire. La fonction interprétative de ces disciplines, s’est jouée dans la sémiologie du cinéma, pendant les
années 1960-1970, et dans la philosophie du cinéma, durant les années 1980-2000, de Deleuze à
Rancière: « La vérité de l’art réside dans son pouvoir de rompre le monopole de la réalité établie (c’est-à-
dire de ceux qui l’ont établie) pour définir ce qui est réel. En consommant cette rupture, qui est le
résultat de la forme esthétique, le monde fictif de l’art apparaît comme une vraie réalité. L’art est voué à
l’émancipation de la sensibilité de l’imagination et de la raison dans toutes les aires de subjectivité et
d’objectivité. Mais ce succès suppose un degré d’autonomie qui arrache l’art à la puissance de
mystification du donné et le libère, en lui permettant d’exprimer sa vérité propre. »187

La destruction possible de l’idéologie répressive a toujours été le but de l’art produit par l’esthétique
subversive des codes, de tous temps. La jouissance est au contraire ce laisser-jouir dans une débauche
d’images se générant à chaque rencontre, à chaque information quand le réalisateur se laisse aller à
créer en toute liberté: « L’autonomie de l’art s’affirme sous la forme extrême d’une sécession sans
compromis » 188. La recherche en art est une recherche libérante des sujets. Sans la promesse de cette
libération sous la forme de représentations, l’art n’a pas de public: « car l’art est engagé aux côtés d’Eros,
il affirme impérieusement les instincts de vie dans leur lutte contre l’oppression sociale. La permanence
de l’art, son immortalité historique tout au long de millénaires de destruction témoignent de cet
engagement. »189

Ainsi les propriétés autonomes de l’art proviennent-elles de la matrice esthétique, que certains idéologues
de l’art voudraient bien voir disparaître, afin que l’art ne soit plus un lieu de création, de réflexion sur
l’imaginaire du monde et du monde réel.

3.7. Conclusions esthétiques provisoires

La philosophie eisensteinienne est un objet utile pour aborder l’autonomie du processus esthétique, en ce
que toutes les articulations du penser et de l’esthétique s’y jouent tant dans les matrices idéologiques que
dans les matrices esthétiques. L’énergie qualitative de ces ébauches théoriques met en place une fonction
du lié et du non lié dans la mouvance de l’effusion esthétique, la posture du sublime en jeu, provenant de
l’intérieur du procès de la forme. En ce qu’Eisenstein théorise l’appareil psychique du spectateur, il
introduit la réalité de l’esthétique et du plaisir au cinéma, en ce qu’il accompagne la décharge, la donnée
affective de la satisfaction190. La donnée esthétique est une opération de la donnée sensible de l’objet
dont l’intercession a permis la décharge, déjoué l’angoisse, produit un effet de penser par substitution de
l’angoisse par le principe de révolte dont la logique produit l’affirmation, le but filmique avoué et libérant.

Eisenstein produit un théorique qui se fonde sur l’accomplissement du désir en l’absence de l’objet, et se
joue dans la pure représentation. Le cheminement de cette énergie transmise au spectateur opère par
transformation de seuils, à partir de perceptions et de souvenirs de perceptions accumulées dans les
représentations. L’activité émotionnelle du spectateur joue d’une excitation et d’une action spécifique. Le
processus esthétique est une fonction qui bouleverse l’ordre et l’intelligibilité par son immersion dans
l’inconscient du sujet, dépassé dans sa création par les pulsions créatrices, redirigé sur l’œuvre par
l’instance de la sublimation répressive. L’art est le moteur d’une sublimation déjouée qui quitte l’instance
du plaisir vers le pulsionnel et s’implique comme énergie au sein du processus de création. S’établit alors
une matrice dans un espace textuel a priori, le film, dont on tire l’absence originelle en proférant une
figure image, depuis l’économie libidinale de l’espèce humaine, dont Lyotard a révélé de nombreux
aspects. C’est toujours à partir de l’image du sujet que se recompose l’idée qu’il a du vu et du représenté,
dans une vision anthropomorphique. La force filmique agit à partir des rêveries, rêves et fantasmes du
sujet dans lesquels il se projette dans la violence initiale de la projection fictionnelle sur le spectateur. Le
film est une figure à lire où le sujet abusé est censé se reconnaître dans le leurre de la fabulation. Car il
vit dans l’échange et dans le tourbillon des actes du récit. A partir du sujet plein ou vide, de sa
subjectivité, se recompose l’image de la vision, selon un fantasme originel du sujet où il se pense comme
centre de l’énonciation filmique. Car il est spécifiquement celui à qui s’adresse le film, de sujet à sujet,
d’auteur à spectateur comme le dit et le prouve Eisenstein dans « Montage 38 » L’instance fictionnelle
sauvegarde la figure matricielle ancrée dans toute fiction filmique comme dans son texte visuel. L’image
de soi se redouble dans ses potentialités et ses virtualités, selon les procédures ludiques, pulsives, des
phénoménalités du possible. Chez Eisenstein, le rêve est un invariant révolutionnaire du possible. Il est
passage à l’acte du mûrement réfléchi dans le jeu des pouvoirs. Le texte filmique introduit le plan de la
figure comme puissance où toute puissance de la pensée est acte, lorsque la foule redonde le possible
dans l’acte révolutionnaire d’insoumission à l’ordre borgne. Mais le décalage entre le film et le présent
stalinien éconduit toute possibilité de rébellion dans le réel. Eisenstein court-circuite ce qu’il instancie. Le
champ des images met le geste dans les processus inconscients du corpsconscience, relégué au jamais de
l’effectuation politique de soi. Un corps est en jeu dans l’image et le multiple. Il est projeté et déjoué,
spolié ou révélé. Le corps rejoue ce que le psychique fonde.

Le théorique, où se meut l’art cinématographique eisensteinien, passe également par la lecture de textes
de référence. Lire contribue à produire des formes nouvelles. Produire dans le continent du cinéma et de
la philosophie de l’art consiste à avancer des concepts nouveaux en leur temps. Il va de soi que la
philosophie marxiste dont dépendait l’U.R.S.S. pour penser et produire limitait par avance le penchant
hégélien d’Eisenstein. Mais l’image ne peut être un reflet de la philosophie. Il ne peut y avoir
transcription mécaniste de tel ou tel concept.

Sur le plan psychanalytique, Eisenstein impose au spectateur un travail précis. Il s’agira de décoder le
texte visuel sur le plan du dispositif pulsionnel, le montage étant là pour structurer et orienter la pulsion.
De la pulsion à la sublimation esthétique s’opère la prise de conscience idéologisée du désir esthétique
travaillant la forme et jouant comme un effet de connaissance sur l’univers sensitif et émotionnel. Le
monde sensible produit par l’imaginaire filmique travaille un réel qui est le psychisme du spectateur et
l’invite au plaisir de l’image.

La philosophie d’Eisenstein repose sur le principe de plaisir et la recherche de la sublimation pour


atteindre la satisfaction à travers la représentation du beau. L’art serait à la croisée des chemins entre le
beau hégélien et le sublime entendement de Kant. Telle une ascèse, la recherche formelle engendre un
beau de l’artiste qui obtient son universalité par les processus qu’il engendre dans l’œuvre qu’il produit.
Chez le réalisateur, la force de l’instinct est telle qu’elle produit du fantasmatique et de l’érotiqu191, là où
l’on attend du politique.

Qu’investit-t-on d ans les représentations du désir au cinéma? Le symbolique oriente et développe le


principe de plaisir, noue et dénoue l’être. La position freudo-marxiste des années trente, sur les
productions artistiques, au niveau de la sublimation érotique, joue chez Eisenstein, en ce sens qu’elle
contribue au prolongement du vivant désir de plaire192. La problématique d’Eisenstein est passée par la
question de la philosophie, de la psychanalyse, de la linguistique des années vingt. Il s’agissait
d’envisager le film comme on envisage le problème du monde, avec le sérieux philosophique, la rigueur
de la problématique esthétique et le verbe de l’époque. Les années de recherche théorique au V.G.I.K. de
Moscou ont permis au réalisateur d’envisager l’art sous son angle le plus large dans la perspective
filmique. Penser l’art et la philosophie, du point de vue de la réalisation, a été chez lui un véritable
renversement philosophique qui a mis la pratique filmique au centre d’une problématique de la création.
Comment la pratique filmique, comme champ d’expérimentation, a-t-elle pu à ce point créer le conflit
philosophique et esthétique de ce vingtième siècle à présent révolu?
4.Montage et image

4.1. Penser l’imagerie du déjà produit

Apprendre, dans le corps écrit de l’histoire, l’enfer productif du monde, derrière le montage de la réalité
au sens de Volkov, révèle une des fonctions de l’art. Afin de déjouer les masques du visible, on entre dans
l’espace d’où l’on peut voir tous les niveaux de montages de la réalité et tous les jeux du faire semblant.
La critique radicale nous permet de déchiffrer l’histoire et le présent de la critique du monde aux mains
des dominants et tel qu’ils nous l’imposent. A l’aide de la pensée et du savoir, l’analyse tente d’entrer
dans les cercles cachés de réalité, en dévoilant les jeux de ceux qui détiennent le "secret des apparence
sociales". Tel est le programme caché d’Ivan le Terrible, où Eisenstein s’ingénie à dévoiler tous les
masques sociaux du pouvoir du Kremlin et de la tyrannie, tant dans le passé que dans le présent.
Eisenstein se tourne ici vers Freud, comme le fait Jacques Rancière dans le Destin des images193. Il
intervient sur la réalité des images, au-delà des apparences. Dans le rapport à l’image, se pose la
question de comment s’organise une systémique entre les opérations de l’art, la décharge de l’image et
de la puissance discursive de la narration, en tant que symptôme de l’imagerie discourante ?

Penser l’imagerie du déjà-là, du discours des images par slogans du récit, permet de comprendre
comment s’organise tout discours de l’image à partir des stéréotypes, notamment ceux de la révolution,
dans la Grève, Potemkine, Ivan le Terrible. Dans tous ces films sur le pouvoir, on envisage comment
l’énonciation filmique est déjà un montage idéologique de réalité, un jeu sur le décalé glorieux, selon un
argumentaire factice du p rogrès, dans un monde sans lutte du présent, sans dialectique autre que la
dialectique passéiste d’un succès annoncé, décalé, dépassé : la révolution, les succès du passé, la
négation partielle du présent. Comment s’organise cette solidarité, se demande Jacques Rancière entre
"les opérations de l’art", "les formes l’imagerie", "la discursivité" idéologique du film et la survivance
symptômale d’une autocensure, détournée par la jubilation créatrice et à peine critique d’Eisenstein ?
Jacques Rancière interroge doublement "les icônes de la marchandise" et des icônes idéologiques, qu’il
ne nomme pas comme telles, et qui s’ajoutent ici. D’une part, les icônes idéologiques renforcent "la
double puissance des images esthétiques", d’autre part elles singularisent la cohérence des signes de la
puissance d’affection, entre l’histoire et la présence brute du discours des images.

Chaque époque opère un reflux des puissances symboliques, désaffecte les icônes. De nouveaux objets
apparaissent comme autant de formes affectées d’une nouvelle valeur de coercition désirante qui va
peupler toutes les formes d’art dans les mouvements des Avant-Gardes. Dans ce vide souterrain des
inscriptions des affects, se joue l’enfer productif des symboles et des valeurs qui font agir l’art, le
meuvent dans ses nouvelles représentations et conduit cet "échange nouveau" entre les images et les
besoins, de l’imagerie sociale aux figures symboliques nutritives. C’est à cet instant que le pouvoir
récupère, canalise, impose la "clef d’une histoire et la formule d’un sens", ainsi que le formule Rancière.

Durablement, la mode s’impose de manière inopérante à structurer un sens dès lors qu’elle veut
appliquer sans penser les procédures de déferlement des images sociales valorisées par le pouvoir et les
mesures de l’art fondés sur des procédures "d’étonnement et de déchiffrement initiés par les formes"
nouvelles qui sidèrent, effacent le su, dessillent les yeux et donnent l’impression de saisir le temps
présent dans sa force. L’art serait ce "grand commerce de l’imagerie collective", cette machine à
fusionner des idéaux, des instances qui construisent le socle symbolique de l’ordre sociétal. Le rôle des
affects est de rendre ces images désirables, autant comme valeur marchande que comme valeur
d’échange dans le circuit des désirs monnayables. L’image serait ce lieu suspensif de l’imaginaire d’une
société qui propulse l’image comme un lieu de bévue, de déchiffrage de l’incernable, d’écrasement des
données. En ce sens, la narratologie ne serait qu’un montage de la bienséance que le cinéaste de la Grève
avait déjoué, mais que le conformisme a réfréné. En fait, il s’agit de ramener l’usage du montage à la
lecture de l’imagerie sociale du pouvoir dans son grand désir et sa grande honte, ses proliférations
d’inculture et sa mise en place des analphabétismes théorique et critique, dont le dogmatisme est le
moteur. Le grand montage qu’il s’agit de construire n’est pas dans le cinéma mais dans la politique et la
démagogie à exporter, dès 1950 en Occident, afin de produire le communisme radieux comme un
montage à l’exportation, sur la base d’une révolution exterminée et selon des images pieuses dont la
Mère, la Grève doivent sanctifier ce montage de la révolution à travers Octobre et la grande figure de
Lénine, icône morte du peuple. La fonction des icônes révolutionnaires et des icônes désirantes et
sadomasochistes d’Eisenstein fonctionnent dans cette guerre du peuple, contre le puissant mépris exercé
sur la figure symbolique de l’ordre. Dans la poétique eisensteinienne du montage, tout parle en projetant
l’immédiateté dans un courtcircuit de l’impression machinique de l’animal humain au service d’une
mécanique froide. Monter, chez Eisenstein, oppose le froid machinique de la répression à la généalogie du
désir. Effacer l’ordre qui nous oppresse psychiquement, c’est enrayer notre hébétude, notre soumission
dans cette économie libidinale qui fait qu’un soldat jette un enfant de sang-froid de plusieurs étages vers
la mort annoncée par la chute du corps. Dans les films d’Eisenstein, il faut sidérer, aveugler, jeter de l’eau
pour immobiliser la vie, la statufier, la pétrifier afin de faire taire la voix oraculaire qui émerge du
spontané, du peuple comme pulsion de vie. Il faut choquer, déclencher la révolte. Cette généalogie du
peuple dans le montage par anecdote du récit, rend ces images pensables, comme un glissement de l’art
vers la vie ou de la vie vers l’art, dans la scène jouée comme instance de vie menacée dans la diégèse, là
où la fiction énonce l’emprisonnement du peuple, sa répression sur le territoire de l’usine, énoncé en tant
que lieu de travail et lieu de mort et de prison. Le corps jeté et projeté par les pompiers dans la mort joue
comme une présence interruptive des corps dans la continuité du massacre par effacement d’une
présence. Corps enfoncé dans la terre par l’eau qui assaille, effondre, hébète les révolutionnaires.
Eisenstein joue dans l’éloquence de la geste muette les marques gravées du visible dans l’invisible d’une
conscience qui outrepasse ses droits en s’adressant au désir de vivre sans oppression. L’eau se projette
inlassablement jusqu’à effacer les corps en produisant une poétique du jet, de la trace, du mouillé, de
l’impact sur ces corps niés, effacés, vacillants et incertains, manipulés par plusieurs jets de pompiers,
comme autant de liens à la puissance de mort.

4.2. Fabuleux/fabuler

La fonction de manipulation du récit filmique comme une fonction possible est l’enjeu de tout jeu sur le
désir de fabuler et le désir de croyance. Elle est déterminante. Le récit est cette force qui joue des appâts
de la fable et du discours pour convaincre, faire adhérer par l’histoire. Ce pouvoir de persuasion du récit
agit sur le spectateur. Toute la théorie d’Eisenstein vise à atteindre les figures de l’idéal collectif :
solidarité, émotions, sublime, pour provoquer l’adhésion au contenu symbolique de la fable dont les
images sont porteuses. C’est ainsi que se révèle, derrière le statut des images, une surdétermination de
l’idéologie et du politique qui prime sur le réel. Un monde est exhibé pour dire la fable politique de
l’émancipation du peuple soviétique tandis que la corruption s’installe. Tout le cinéma soviétique est dans
ce décalage, dans cet éloge qui conduira à l’idéal du réalisme socialiste et à l’oubli de sa terreur sur l’art.
Eisenstein vient dire d’où vient l’art de manipuler, là où l’image suppose abusivement une force de
discourir lorsqu’elle est asservie à un sens. Au cinéma, la parole des images fait voir par la narration, la
description, les issues de la production de la parole muette, selon un visible du présent dont la chaîne
narrative étoffe le récit de la vue et l’insignifiance du segment signifiant. De même, l’image fait voir, selon
Rancière, ce qui n’appartient pas au visible mais au symbolique, à la parole à qui on impose de se taire, à
qui on ordonne de vivre dans l’entrelacs des images et des songes qu’elle procure. La parole des choses
muettes devient une mimique de l’objet, une vie de l’inanimé, un montage des jouets et des jeux de la vue.
Le cinéma a reconduit l’écriture narrative comme une écriture romanesque, en jouant entre le visible et
le dicible, en suggérant et en affirmant le vu et le fragment, la scène, aussi épouvantable soit-elle, sur le
corps épars de la foule meurtrie par autant de violence dénoncée chez Eisenstein. L’imagéité vient offrir
une ressemblance entre l’art et le vécu, le projeté de la scène et l’expérience intime immergée dans le
fictif. L’image laisse cette empreinte des corps à leur copie fictionnelle. C’est ce que Rancière nomme le
passage d’un régime d’image à un autre, mais qui, pour nous, est la projection mentale d’un corps à
l’écran sur le corps du récepteur, comme un effet de violence de cette image. La fusion, si fusion il y a, est
fantasme de régression et figure idéale projetée, démembrée, défaite du sujet receveur. Il n’y a pas,
déclare Rancière, d’équivalence reversible entre "la mutité des images et leur parole"194. Le pouvoir
évocateur des images est un faire parler le récepteur de ce dont parlent les images, selon un régime
d’imagéité spécifique. L’image en mouvement est une telle force d’affolement que la fonction du montage
vient en quelque sorte la temporiser, en exploitant une double poétique, celle du récit et celle de
l’imagéité. Une image ne parle pas, elle demeure mutique. La faire parler est la tirer vers le discours du
montage, du récit, de la pensée. Or, l’image n’est pas pensée mais forme. La forme est mutique. Les
dialogues ne le sont pas. L’image ne fonctionne pas comme une forme d’autosuffisance, lorsque le récit
l’écrase pour donner sens et récit. Faire voir pour dire et imposer le dire est la fonction du récit, non
comme un acte purement artistique mais comme un acte purement informationnel et communicationnel,
voire purement idéologique. Les grands pouvoirs de communication publique ont constitué des actes où
l’image a été portée en sacrifice, en rendant les artistes "constructeurs" de cet effacement de l’image.
Effacer l’image au profit des dialogues et de la mise en scène a été le passage du sensible vers le dire, le
dialogue. En produisant l’effacement du senti et du sensible de l’image vers l’entendre et le montrer, on
est entré dans la fabrique du sens.

4.3. Le statut d’un écart

L’image incarne le statut d’un écart, comme forme explosante, comme carnation défaite de la capture de
la chair ; elle joue et incarne une prédation du vivant, une obscénité de la mort. L’image ne peut pas
travailler à pourchasser les messages, à se tasser comme un support à une communication
interpersonnelle, dans la propagande éblouissante, dans laquelle Eisenstein a pris vertige.

L’image comme forme de la planéité fait désapparaître le volume et la chair, le vivant et le réel dans un
autre temps du figuré. Rancière affirme l’écart de l’image, comme espace de l’entre-deux, qui effectue un
apport entre la chose et le figuré et entretient un écart qui fonde le deuil des images. Tout le travail
eisensteinien se fonde sur ce deuil du vécu, cette disparition du vivant selon une pluralité de menaces et
d’effondrements, de menaces et de violences psychiques sur le sujet de la vie. Rancière appelle cela : «
membra disjecta de l’identité sans image, de l’identité perdue des formes de l’art et des formes de la vie
»195. Les formes de la vie se dispersent et se jettent dans la Grève comme des formes de l’épars, les corps
dispersés s’é crasent dans l’impossibilité de la révolte, les images s’effritent et se jettent dans la gibecière
de l’oubli, dans la fin de la vue qui n’a plus accès aux images que hachurées de jets, d’effacement des
consciences. Les membra disjecta placent l’image dans la dispersion, la vie dans la défaite, et son
rassemblement circonspect dans et par l’image.
En fin de compte, les opérations artistiques de discursivité visent à rassembler tous ces corps dans des
histoires, comme une opé ration de montage mentale de l’identité et de la ligature de la vie collective
comme structure, opération de fracture de la transcendance rivée au récit, à l’instance racontante qui
balaye la vie et la cloue au récit, au besoin d’entendre ce qui fabule, ce qui délire sur un réel appauvri par
si peu d’imagination et de liberté de rendre le monde meilleur. Lorsque la vie en art agit pour la vie, la vie
si rich e pour l’imaginaire, le spectateur se voit comblé, reçu dans le récit de fiction. Sans vie, il se voit
brutalisé, rabaissé par la fiction dont la Rose pourpre du Caire196 incarne la fabulation, le va-et-vient
entre le réel et l’image, la fusion de l’image dans la réalité de la diégèse, formant un tout vide de vie.

Eisenstein a longuement hésité entre la prolifération polymorphe des formes créatives, ludiques et
réjouissantes des images. Son idéologie du ludique a été brisée et remplacée par la logorrhée marxiste de
l’instrumentalisation de la culture. Il a hésité entre prolifération du désir d’image et le goût pour la
structure du récit. Puis il a tranché dans la figure du récit comme structure de la mise en scène. Mettre
en scène est mettre en vie, est anticiper le montage dont Ivan le Terrible incarne la prouesse d’une
architecture narrative de l’âme corrompue et des lâchetés devant le pouvoir abusif et tortueux. Chez
Eisenstein, l’image est toujours singulière, d’autant que l’image segmentée est surcomposée, esthétique,
élaborée et qu’elle s’inscrit comme image mentale au montage, afin d’être immolée par le récit. Immolée
par le récit, l’image se joue comme image mentale, mais également comme plan psychique, scène
dramatique ou de trauma, sequence dynamique et conflictuelle, recluse et révoltée, complexe et
subjective. La résistance de l’image-fragment est amenuisée par le désir d’histoire, dont Ivan le Terrible
est la prolifération. Elle est une image qui entre dans la figure du secret par la passion du dire, dans
l’infini amenuisement du désir et par la mort du deuil de vivre, l’image supporte le corps de son
effondrement. On ne peut se plaindre du fait que l’image s’effondre, elle fournit le deuil de savoir,
d’autant que, dans Ivan le Terrible se mime le deuil du vivant, le deuil du pourquoi et l’effondrement du
tyran. Ivan est un Lorenzaccio devenu une figure omniprésente. Il libère puis oppresse et tue
aveuglément. D’une idée juste contre toute oppression d’une caste, il se replie dans la terreur de soi sur
le monde à sa merci. Ainsi l’histoire gagnerait la traversée des apparences afin de décharger le secret des
images dont Eisenstein a produit le contenu latent, opaque, des intrigues du monde. Les secrets sont là
pour toutes les personnes du drame. Mais elles s’absentent dans des images d’une histoire à répétition
qui fonde le temps de la diégèse, au détriment du temps de l’histoire, comme acte critique. Eisenstein
fabrique des récits sur la longue déploration de l’image perdue de soi, dans la corruption fatale du
rapport au pouvoir sans limites des images psychiques, communes aux forces du monde. Les images qui
ne cachent plus rien sont des images dont la sensation est morte, dont l’effet visuel n’est plus un effet de
la vie mais une charge de l’effort, un travail de l’exercice politique à faire parler le rien qu’est le pouvoir
de contrôle, de censure qu’incarne l’instance racontante qui porte au sens. Eisenstein ne réussit jamais
tant ses images que lorsqu’il les sépare du sens et les rapproche de la force de la sensation visuelle,
tactile, de l’effet optique.

L’image, énonce Rancière, est l’image de l’identité du çà, à travers le rapport spéculaire à l’identité
mythique du désir, entre ressemblance et dissemblance de la révolte au sein de la lecture des images,
révolte des sens effective, habitude indue des spectateurs et du monde à la défaite du senti et de
l’éprouvé. Eisenstein entraîne les images comme d’autres instaurent le discours de l’image comme un
enchantement et un plaisir de l’identité à se mouvoir dans le vivant des représentations, selon un
épanouissement du moi sans brisure. C’est ce que Rancière nomme « entre le plaisir de la présence pure
et la morsure de l’Autre absolu ». Car, à y regarder de près, le cinéma joue toutes les formes de l’Autre
absolu, ce grand inquisiteur du représenté et du représentable dans le siège de la conscience, du
spéculaire et du spectaculaire de l’image au montage des esprits. Il œuvre dans un tissu fictionnel du
réel, dans la fable comme dans la vie, il broie en vous tout désir d’autonomie. Mais plus on s’occupe du
censeur dans l’Autre, moins la vie reprend ses droits, souffle, respire, ressent, s’émeut, se libère des
pesanteurs du montage social.

L’image comme sensation est presque effacée de notre culture des médias au profit de l’image comme
discours, raison du récit, loi de la vérité parlante sui generis qui impose ses mensonges et ordre montant
de l’insensibilité. Insensibilité au toucher, insensibilité au contact, insensibilité à la parole de l’autre, tout
se structure dans des récits de vie et des récits de fiction qui ne s’écoutent pas. Tous parlent ensemble
mais nul ne sent l’autre, nul ne voit l’image, nul ne reçoit le réel : l’insensibilité devient le mode de
communion sociale des images. L’insensibilité est ce récit, cette histoire ce discours en dogme qui
affabule sur le réel, la psyché, et ne sent rien. Plus rien. Au contraire la sensation est toute image, elle nie
tout discours, car elle revient au point d’origine du senti, de la perception : elle est réception, ressenti,
impression. Elle ne plaque pas une représentation, elle retourne à "l’image nue", à l’image qui ne fait pas
de l’art, qui part du perçu, du senti, qui exerce la perception à percevoir à première vue, en dehors du
monologue qu’on nous impose, au son de toute parole qui nous exclut du monde par sa logorrhée ou par
ses projections, ses fantasmes. Toute parole de raison est aussi parole de fantasme, écriture de la faille
qui resserre le réel du subjectif dans les mots mais le lâche dans la vie. L’image est image sentie, nue de
toute forme ostentatoire, c’est-à-dire imbue de la relation au discours sur les images. « L’image nue se
distingue de l’image ostensive », affirme Rancière197. Je dirai que l’image nue est une fabrication
culturell e toute aussi naïve que la fabrique ostentatoire ou ostensible de l’image comme esthétique.
Toutes deux affirment leur puissance, comme la présence de la brute, qui impose la circulation
médiatique, par l’imagerie des puissances du sens surimposée, dont Eisenstein a structuré le discours
filmique, afin d’échapper à la confiscation des sens par le discours surimposé de la dictature stalinienne,
dont les effets persistent dans le savoir. Le propre de l’art n’est pas le discours sur l’art mais
l’effectuation de l ’art comme valeur marchande, compensation de l’artiste dans la plus-value d’affect du
"çà a été", dans la contemporanéité du désir de faire de l’art et du besoin de se faire payer pour l’art. Il
n’y a pas d’art indu dans l’élite des formes, il n’y a que de la non reconnaissance du non senti dans
l’espace sentant.

L’imagerie du sens altère cette présence de l’image en ce que les discours la commentent. La relation de
l’image à l’identité est envisagée comme un renvoi à l’essence de ce en quoi l’image figure ou défigure.
L’image n’est pas seulement la figure du voici. Elle n’incarne pas l’idée de "l’obtus" de Barthes, d’une
présence là sans sens, mais elle est là pour donner les "intentions" ou plutôt les tensions de la matière
dont « disposent les données de l’expérience sensible »198. Retour au sensible. L’imagerie sociale et
marchande le nie, tant dans les produits de l’art que dans les opérations de la repr ésentation et de la
mise en joue de la culture, autre mise sous scellée du sensible. Urgence de la charge de la critique des
images. Sans cette critique, les artistes ne peuvent pas effectuer les gestes transformateurs d’un art
délesté du médiatique frigide. Si, pour Kant, l’image est une forme a posteriori de la subjectivité, en quoi
et comment se noue le sensible, le senti au penser des images ? La subjectivité est, pour Kant, la matière
de l’intuition du sensible, par l’éprouvé de la perception, par l’objet d’intuition sans pouvoir. Il n’y a
d’ailleurs dans l’imagination aucun pouvoir, si ce n’est le pouvoir du défi de la représentation, l’acte de
nous présenter un monde en nous affirmant que c’est le monde sans aucune appréhension du sensible et
du senti, du perçu et du vu. Penser à l’intérieur de l’autocensure eisensteinienne est un montage qui
produit une occlusion du senti, une rigidité de l’intellection. Montage filmique et montage du réel sont
une seule et unique opération. Il en va de même dans l’acte de penser : penser et représenter sont une
unique opération d’imposer une image mentale du monde. En ce sens, le récit de la révolution est une
forme du penser la révolution du sensible en l’évacuant, au profit du prolétariat. Eisenstein travaille la
fonction représentative de l’image en utilisant ce qu’il nomme les émotions et l’émotivité du ressenti.
Entre les impressions et les idées, il opère un déplacement de la fonction de la subjectivité. Il opère un
déplacement entre la représentation et la fonction sentie. L’ontologie de la perception entre dans le donné
des sens, dans lequel ces derniers sont fondés comme éléments constitutifs de l’être. Sentir, éprouver
utilise la fonction imageante du perçu, selon un niveau de perception, une intensité de sensation, un
degré d’affects à l’intérieur d’un espace de perception, qui engendre une image idéelle au sein de la
subjectivité. La sensation ne produit pas l’idée dans l’entendement, en termes d’images, dans
l’expérience sensible. La sensation n’a plus à être bannie de la pensée mais reconnue. Ce en quoi
Eisenstein s’est battu réside dans la vérité du sensible tronqué par les dogmes, le sens imposé dénoncé
par Barthes dans « le Troisième sens »199. Eisenstein s’est aidé de l’expérience entre la ressemblance et
l’image, la représentation et l’imaginaire, pour désigner la sensation comme expérience de l’image. Ce
qui nous atteint avec le plus de force sont les impressions, ce en quoi le cinéma a été une découverte du
sensible. Les impressions visuelles entrent dans nos perceptions avec plus ou moins de violences,
d’écarts, d’ouvertures. L’image rapproche nos impressions sans que nous puissions les distinguer de nos
désirs, dans une confusion parfois subjective. Ce calcul des fusions émotionnelles et formelles, Eisenstein
le construit tant dans le fait de l’image que dans le fait du montage. La faculté sensible en son principe se
dissocie de la perception dès que le discours, le récit, s’impose en lieu même du perçu. La faculté de
percevoir est liée à un acte affectif, un affect d’immédiateté qui permet d’accéder à un certain niveau de
perception. Sentir est atteindre un degré du perçu, un acte de connaissance dans la conscience de
l’éprouvé. L’image au cinéma n’est pas l’image-copie, eikon, ni l’image concept, au sens deleuzien.
L’image, dans la perception du sensible, joue sur la manière dont le perçu rompt, dans l’intellect, avec le
réel, au profit de la soumission à la norme, au détriment du vu et du perçu, dans un désaveu
schizophrénique contre lequel Eisenstein a dû lutter longtemps, entre obéissance au discours dominant et
rature de ce discours par la sensation et le senti de l’image. Il y a sensation du perçu dans l’image, mais
l’image ne laisse pas d’accès à l’intellection si elle est incorporée à la pensée avant la sensation, car
l’image n’est pas intellection mais émotion, au sens d’Eisenstein. Le perçu surgit en tant que sensation et
non comme pensée (noème) image, copie dans la représentation, mais elle est référence au sensible, à
l’éprouvé du monde, comme le jeu d’un écart entre l’affect des images et la perception par l’intellection.
L’image n’est pas à considérer comme une représentation en tant qu’image, mais en tant qu’elle-même,
c’est-à-dire comme matière non signifiante et non en tant que discours. Contre Deleuze, avec Aristote, on
peut dire que sentir et penser ne revient pas au même, car sentir relève "de la perception des sensibles".
Sentir est hors de la raison, hors de la représentation qui enferre le sensible. La représentation produit
l’adhérence à la croyance, au sens aristotélicien, et la croyance agit aussi bien dans les images, les récits,
les peintures. Un récit est la production d’une croyance par le branchement des affects. La pensée se
libère des affects, puisqu’elle ne relève pas de la sensation. Si la représentation doit avoir aux yeux
d’Aristote le pouvoir d’exister comme une apparition, l’image est aussi dans le registre de l’apparaître, de
la soudaineté, de la surprise. Le récit joue sur cet apparaître et il séduit par là même le regard médusé.
Mais la pensée est représentation et adhésion au représentationnel, en ce qu’elle conduit le sens et admet
l’image comme foyer d’illusion de la croyance dans le représenté. La vision n’est pas sens mais vue,
perception, découverte et conduit à la représentation du présent sans délai. La représentation introduit le
délai de la vue dans le virtuel et rend au récit toute la puissance du cru et du croire, dans le retardement
du su. La représentation, c’est ainsi le complexe qui résulte de l’opinion et de la sensation, autant dire
que la représentation fausse introduit le décalage entre le vrai et le vu de l’image, le perçu et la
déformation, l’opinion et la formation de notre perception sensible devant le manque d’évidence. Ainsi ce
qui distingue la réflexion de la sensation provient de la libération du sentir de la perception, de la
réception, du ressenti propre au spectateur, face à l’image comme œuvre et en tant que film. Les sujets
sentant ne deviennent sentants qu’à partir du moment où ils libèrent leur réception et leur perception des
limites de la censure morale qui envahit actuellement tout rapport à la novation du senti et du perçu.
Pour envisager que la sensation produite par l’œuvre d’art soit vraie, il faut opérer une levée de la
violence morale actuelle sur les sens. Libérer l’image des projections hyper moralistes engendrerait une
libération des sens en art, ou que la sensation soit le vrai, comme l’indique Aristote. Hume énonce les
réalités du sensible face à l’entendement du senti-pensant. Entre la sensation et la représentation de
l’image comme du réel, notre intelligence s’obscurcit à partir du moment où les effets issus des dérives
de la passion abusive, de la répression des instincts, s’emparent du discours et des actes de ceux qui se
sont emparés du pouvoir, en actionnant la défaite des savoirs, au sens de Barthes et de Didi-Huberman,
dans tous les actes des hommes face à l’image entre « savoir sans voir et voir sans savoir », dans le
registre de la faille, de l’erreur, de la perte irrémédiable du penser et de l’enfoui du sensible dans le
reniement forcé. Le savoir non vu et la vue sans savoir entrent dans le dogme actuel de la clôture qui
disloquera le sujet sur le réel invu, qui « disloquera le sujet de savoir », affirme Didi-Huberman. Sommes-
nous entrés dans ce qui "fragilisera jusqu’à l’effritement" le su, afin de le transformer en du méconnu ?
Les forces qui poussent à l’insavoir en veulent aux mots, à la magie de l’art, au symbolique, au devenir
visible des images.

Si Metz envisage le montage comme le jeu de "l’archi ressemblance", il évacue de même la théorisation
comme jeu ou même la théorisation du jeu comme montage ou mi-distance entre les images et le
montage, là où le monteur effectue un travail entre le collectionneur et l’archiviste, le narrateur et
l’assembleur de l’hétérogène. Avec Eisenstein, dans le cinéma muet, il faut penser le montage comme le
lien entre le représenté et l’hétérogène. La circulation des images est le jeu du devenir-matrice du sens,
dans l’immédiateté de la réception, lieu des matrices de la chair des images, là où la chair est image et
l’image est la virtualité de la chair abondante et chérie de désir.

4.4. La novation du senti dans le pensé

Ce qui se trame dans la chair des images est l’image d’un état sauvage de l’œil, au lieu des sens et du
senti, des sensations qui troublent et donnent du vertige. Un vertige ascendant qui provoque
l’immaîtrisable chaîne des images, l’agencement consenti et instable des présupposés, dans l’engluement
des images, le floutage du perçu dans le sens imposé, dans la visualité qui fait écart et qui entraîne le
regard vers la vue de la scène. La visualité est cet autrement dit qui pénètre la transcendance de l’inouï
et opère dans la rencontre avec l’œuvre. L’image de l’art n’entre pas dans la tyrannie du visible mais
incarne cette fêlure de la matrice du représenté. L’image matrice est créatrice. Elle pousse à la fêlure du
système qui se mire dans la scène de la représentation. Didi-Huberman affirme que « cette fêlure
historique des crises de l’image est, au fond, ce qui disjoint le savoir et la vérité » 200. Le dogmatisme
d’Etat est ce qui disjoint dans l’œuvre d’Eisenstein, le savoir et la vérité, valorise la notion d’auteur et
détraque le formalisme, ce sensualisme du senti des formes. Le stalinisme fourvoie l’auteur d’un monde
imaginaire et endigue sa vérité d’un seul coup de haine du vivant. Didi-Huberman affirme que le pouvoir
« a tissé ce savoir au fil du vraisemblable », et nous l’admettons comme vérité. Il est le mixte de vrai et du
dogme comme montage, où la mimésis est le réalisme socialiste. Le dogmatisme impose que l’idée est un
réel cerné et cernable, tandis que le geste de la prise de vue échappe, demeure improbable a fortiori.
L’image devient étrangère à elle-même ; elle ne se déploie pas, elle ne laisse plus les projections du sujet
dans le virtuel. Le dogme est ce lieu où le savoir se dévoie, devient fantasme201. Se déployer est devenir
une matrice de forme. Dogmatiser est devenir une matrice de sens qui s’impose, se dévoie, engendre le
fantasme de toute puissance par la négation de l’autre. Dominer la seule forme possible de vie pour
assassiner le vivant est l’acte postmoderne. Nier, non pour affirmer, mais pour dévoyer. Ainsi l’ordre par
nature est livré au fantasme de déréliction, de désaveu, de déni, de rejet. L’image au contraire est le
verbe, la visualité qui porte à illuminer, de la voie du Verbe à l’image, qui offre toute illumination de la
scène, son caractère d’évènement sacré qui fait du cinéma un double religieux, dans le sens où les images
peuvent donner à croire au sacré de soi dans la contemplation de l’image. L’image est le devant d’un
montré, le devant est l’effacement d’un violé, d’un défenestré. L’image se projette sur le défenestré et
convoque la visagéité du désir. S’accomplir est se mirer dans le regard tendu de l’image, dans ce
simulacre de vie. Avec l’image banalisée, médiatisée on désacralise le film. A l’ère du muet et dans le
cinéma sonore des années quarante, on resacralise l’image derrière la photographie. L’image possède un
caractère sacré que l’art reconduit derrière le blanc de pureté, l’ouverture à l’image comme magie de
l’imaginaire. Lorsque l’image n’est seulement que le visible, elle n’est qu’idole, icône, duplication du
scandale de la mimésis. Lorsque l’image est la recherche achevée du sacré, elle meurt, et se défait si elle
efface le droit d’être, au nom de la mort de toute altérité. Le visible de l’idole est le sacré du pauvre de
l’art. Il l’adore mais la vie l’a quittée dans les médias du banal. Le sacré est le lien entre le perçu e t
l’idée, par le lien de l’illusion de la foi en l’image qui nous raconte le monde. Croire en l’illusion du visible
au cinéma est entrer dans le cadre de l’autre, dans la lumière qui vous pince le monde. Mais y pénétrer
pour y être touché par l’illumination de l’image, est entrer dans la rencontre entre le corps des images et
l’incandescence de la lumière, au cinéma. La fin des Avant-Gardes russes a été la fin du montage de la vie
et de l’art du montage créatif, la fin du devenir-esprit des artistes qui ont porté les images, en résistant
aux décrets politiques, à la raréfaction de l’air, de l’art, des idées, dans le temps arrêté de la rencontre
entre la police des esprits et la lumière blanche de l’art qui aveugle la bêtise d’un trop plein de vie. La
régression et la répression aveugles s’incarnent dans l’hégélianisme mal compris de la fin de l’histoire et
de l’art comme postmodernité. Car l’histoire est le devenir de l’esprit chez Hegel, et il hante le passé pour
engendrer le présent. Si le présent est désir d’art, il ouvre, déplie, déplace. S’il se ferme, il se plie, il
s’efface dans le cadre de toute induction de postmodernité. On ne peut pas enfermer l’idée d’auteur, de
création, de rupture dans l’art, d ans la seule postmodernité. Dans le néo-néo rien, gît l’attachement à
l’inintelligible du savoir, à la faille du dévoiement du su par l’insu, par ce qui commande au savoir dans la
plaie de l’invu, par ce qui ne comprend rien mais efface la vie comme on efface un dessin à la craie d’art.
Il est temps, avec Eisenstein, de redonner à la vie de la pensée la force qu’elle mérite, le déploiement du
senti des images et du perçu, d’un système à l’autre, d’une époque à l’autre, du socialisme au libéralisme
et au capitalisme triomphant, en s’adressant aux hommes sans les systèmes qui les tiennent. Cela
introduit la tyrannie du visible qui s’oppose, comme chez Didi-Huberman, aux tentations de la subjectivité
à charger les images d’émotions, d’élans affectifs, d’exaltations possibles comme autant de tentations
subjectivistes. Or l’image n’est pas un neutre mais la subjectivité même. Sa charge, sa puissance encodée
dans un récit, n’est que subjectif et s’adresse à une autre subjectivité. En somme, l’image filmique se
dresse comme un sujet, une icône, et s’adresse au spectateur pour donner vie à une image. Quand le film
retire la vie à ses images, il retire la vie au récit. La projection est terminée. Mais dès qu’elle apparaît,
l’image est ouverture à la visibilité, travail en voie du visible, selon une procédure, une déchirure
essentielle. Nous p rocédons alors à l’unité de la subjectivité et de l’image, du sensible et de la
représentation. Le cinéma n’accède jamais au concept, pas plus que l’art. Mais un concept est issu du
questionnement posé à l’image en termes esthétiques et non comme description pure, énonciation seule.
Déchirer le visible de toute unification, de toute synthèse du réel retirerait à l’expérience esthétique
comme à l’expérience de l’œuvre, tout le champ par lequel nous entrons dans la chair vivante de l’art.
Walter Benjamin énonça le caractère expérimental de l’art, en ce que les outils de l’image sont des
"appareils pour pénétrer, de la façon la plus intensive au cœur de ce réel", comme si les arts de l’image
pensaient le cinéaste expérimental ou narratif-expérimental, comme une figure entre "mage et
chirurgien", dont le travail de prise de vue « pénètre en profondeur dans la trame même du donné »202.
Walter Benjamin énonce que le travail de l’image « pénètre profondément les tissus de la réalité donnée
»203.

Pour Benjamin, l’industrie du regard sert de caution à « une pénétration intensive du réel par les
appareils » de prise de vue comme une empoignade de la matière ou le désir de la saisir. Un besoin de
pénétration s’élabore d’où l’image est tirée, réifiée, construite, élaborée dans les tissus du monde, sous
l’emprise d’une sorte d’inventaire du visible de l’art qui traverse les mains de l’artiste dans l’acte même.
Le cinéma est l’expérience de séparation d’avec soi-même, en tant qu’exercice du leurre et de la
disqualification du réel. Inversement, le cinéma moderne est tantôt la disqualification de l’image, comme
simulacre du sacré (Ivan le Terrible), et tantôt émergence du banal, dans l’apparition de l’image (la
modernité et le quotidien dans le vu).

L’approbation d’une valeur exaltée entre dans le désir d’image. Les images sont faites pour exalter les
désirs, les virtualités, les fantasmes et rendre la foi à la vie. Le décor du monde en est le prétexte qui
permet de refendre l’image à chaque fois que se constitue une nouvelle génération qui repense le devenir
visible.

Déjà Eisenstein utilise l’image comme symbole. Il cherche constamment dans ses recherches théoriques
le sujet du savoir. Mais il agit sans voir qu’il est l’objet d’une déchirure magistrale. Il faut briser quelque
chose que ne brise pas Eisenstein dans le dogme. Il ensorcelle, fascine et effectue des pirouettes
théoriques. Il faut donc briser quelque chose affirme Didi-Huberman. Mais ici, Eisenstein va briser ce qui
le fonde dans la sensation de l’image comme affect de la forme et comme effectuation de la critique du
monde tel qu’il est par le réel que d’aucuns confisquent. Il faut pour Eisenstein déchirer le voile
d’obscurité, ce qui fait la mort partout dans l’art russe depuis 1930, pas à pas, peu à peu. Geste en son
fond douloureux de dire que le marxisme est nié instrumentalisé, dévié, dogmatisé, dans la bouche
d’Eisenstein, effondré sur lui-même. En cela Eisenstein affirme qu’il faut instruire le procès des
"gauchistes du montage"; il parle parfois ainsi mais ce qui demeure, dans la bouche du pouvoir des tyrans
ordinaires réside dans le fait qu’ils ont l’audace de faire le procès des grands cinéastes, soutenus par une
Guépéou qui ressemble à des fonctionnaires ordinaires de la mort au quotidien, ceux-là mêmes qui
enseignent la résignation de l’intelligence partout dans le monde, selon le populisme, l’internationale de
la haine envers la pensée critique. Eisenstein se sent intelligent, prêt à déployer et à fuser de toute part
comme la peinture sur soie, il est prêt à déborder de vitalité, à dérouler toutes les bobines du désir. Mais
la critique est délibérément radicale et se fonde sur un geste douloureux, dont la force intempestive agit
comme une valeur incisive et forte qui balaye les certitudes du rassurement. Eisenstein s’est retrouv
emprisonné devant la boîte du savoir, car cette dernière est devenue la boîte noire d’une pensée écrasée,
confisquée par la bureaucratie qui se résume à une médiocrité jalouse, au pouvoir qui confie le destin à la
corruption intellectuelle de l’impuissance à penser juste, en étant libre, et confiant dans la liberté de
l’autre. Il faut aux sachants voir et savoir se taire, ruser, feindre, dessiner le monde comme ils le pensent,
singer l’idée d’être le valet de l’inintelligence, jouer le fou d’Ivan, le complice à l’image de tous les petits
Staline du quotidien qui prennent en otage le pensé, le sensible, le senti, sans aucune vergogne, qui
s’installent à votre place, dans votre vie, en juges de votre vie et de votre libre arbitre. Eisenstein a dû
subir cela. Il a joué le valet de l’inintelligence de la politique de la terreur. Suprême ruse, mais c’est
précisément ce qui le fit passer pour un stalinien de l’art, dans les Samizdat de l’opposition clandestine.
Mais dans tous les cas de figure, il faut harceler la paroi de la mort chez les tyrans ordinaires, l’ébranler,
y trouver la faille massive où la haine prend sa source et déchirer l’Autre qui joue à être Dieu parmi les
hommes. Trouver la faille spéculaire, l’autre dans le miroir de sa mort, la trouver et l’effondrer sur lui-
même. L’auteur est l’effondreur en soi de l’abus de pouvoir, le metteur en doute, à défaut d’être le
créateur de l’instant présent, l’inventeur de l’instance de bonification du vécu. L’art d’Eisenstein se fonde
sur l’autonomie de perception du récepteur actif et l’autonomie du travail du créateur. La mise en image
est indexée sur le dispositif pulsionnel, car l’image procède du désir de créer un monde qui repose sur
l’autonomie de l’imaginaire.
5.MONTAGE 1938 204

Traduction de Bernadette Ducrest

I l y a eu une période dans notre cinéma où le montage était "tout". Actuellement la période où le
montage était tenu pour "rien" touche à sa fin. Comme à nos yeux le montage n’est pas "tout", pas plus
qu’il n’est "rien", nous estimons utile de rappeler quele montage est un élément constitutif d’une œuvre
de cinéma aussi essentiel que tous les autres éléments de l’action cinématographique. Après la tempête
"pour le montage" et après l’offensive "contre le montage", il nous faut à nouveau et très simplement
aborder le problème. C’est d’autant plus nécessaire que la période de "négation" du montage a voulu en
détruire l’aspect le plus indiscutable, celui qui ne peut d’aucune manière prêter à controverses. Le fait est
que ces dernières années les réalisateurs de nombreux films ont tellement "évacué" le montage qu’ils en
ont oublié sa finalité essentielle, indissociable de la fonction cognitive que s’assigne toute œuvre d’art;
finalité qui est d’exposer dans une continuité logique un thème, un sujet, une action, des gestes, un
mouvemen à l’intérieur d’une séquence ou à l’intérieur du film tout entier. Sans même parler de récit
émotionnel, reconnaissons que ne serait-ce qu’un simple récit continu, cohérent est bien souvent absent
des réalisations de cinéastes par ailleurs tout à fait remarquables, et cela quel que soit le genre
cinématographique abordé. Ce qui exige de nous moins une critique de ces réalisateurs que la défense
d’une culture du montage que beaucoup ont perdue.

D’autant plus que nos films à nous ont pour objectif une narration non seulement suivie et cohérente,
mais au plus haut point émotionnelle.

Le montage est d’un secours puissant dans la réalisation de cet objectif. Pourquoi est-ce qu’on effectue un
montage ?

Même les plus virulents adversaires du montage seront d’accord là-dessus : pas uniquement parce qu’on
ne dispose pas de pellicules infiniment longues et qu’on est de ce fait obligé de coller bout à bout des
morceaux de film.

Les "gauchistes" du montage y ont repéré autre chose. En s’amusant avec des fragments de film, ils ont
découvert une propriété qui les a pendant des années fortement étonnés. Cette propriété, c’est que deux
fragments quelconques, mis bout à bout, se conjuguent immanquablement en quelque chose de nouveau
qui naît de cette juxtaposition en tant que qualité nouvelle.

Il ne s’agit pas du tout d’un cas propre au cinéma, mais d’un phénomène qu’on rencontre forcément
chaque fois qu’on a affaire à la juxtaposition de deux faits, deux événements, deux objets. Car nous avons
le réflexe presque automatique de faire des déductions, des généralisations parfaitement stéréotypées, si
l’on place côte à côte devant nous tel et tel objet. Prenez par exemple une tombe. Mettez à côté une
femme en deuil en train de pleurer; tout le monde ou presque pensera : une veuve. C’est sur cette
particularité de notre perception qu’est construit l’effet d’une petite histoire d’Ambrose Bierce205
intitulée « La Veuve inconsolable » qu’on trouve dans ses Contes fantastiques.

« Une femme en vêtements de deuil sanglotait sur une tombe…

- Calmez-vous, madame, lui dit le Pèlerin compatissant, la miséricorde du Ciel est infinie. Il se trouvera
sur terre un autre homme que votre mari avec qui vous pourrez être heureuse.

- Oui, dit-elle en pleurant, c’est vrai, mais hélas… Voilà sa tombe.. »

Tout l’effet de l’histoire vient de ce qu’une tombe et une femme en deuil s’associent selon un stéréotype
bien établi avec l’idée d’une veuve pleurant son époux, alors qu’en réalité celui qu’elle pleure est son
amant!

Le même effet est utilisé dans les devinettes. Par exemple, celle-ci : « Une pie vole à tire d’aile, pendant
qu’un chien est assis sur sa queue. Comment est-c e possible? » Nous associons automatiquement les
deux éléments. Et la question s’entend comme si le chien était sur la queue de la pie. Alors que dans la
devinette les deux actions ne sont pas corrélées : la pie volait, le chien était assis sur sa queue à lui.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le spectateur tire aussi des conclusions lorsqu’on accole deux
morceaux de pellicule.

Je crois que nous n’allons discuter ni les faits, ni leur intérêt, ni leur généralité, mais les déductions et les
conclusions qu’on en tire, et que nous y apporterons les correctifs nécessaires.

***

Quel était le détail que nous avons omis quand nous avons nous-mêmes pour la première fois signalé206
l’indubitable importance du phénomène pour la compréhension et le traitement du montage? Qu’est-ce
qui était faux et qu’est-ce qui était juste dans l’enthousiasme de nos affirmations d’alors?
Aujourd’hui encore il reste vrai que la juxtaposition de deux plans filmés s’apparente davantage à un
produit qu’à une somme. Elle s’apparente à un produit en ceci - contrairement à une somme - que le
résultat d’une juxtaposition diffère toujours qualitativemen (par la dimension, par le degré, si vous
voulez) de chaque terme additionné pris séparément. La femme pour revenir à notre exemple - est une
image concrète; le vêtement noir sur la femme est une image concrète, les deux choses sont
concrètement figurées. "La "veuve" surgie de la juxtaposition des deux images, c’est déjà une notion
nouvelle non figurée concrètement, un nouveau concept, une image abstraite.

En quoi consistait la "déviation" de notre attitude d’alors devant ce phénoméne indiscutable ?

L’erreur était dans l’accent mis principalement sur les possibilités offertes par une juxtaposition, alors
qu’on mettaimoins l’accent sur l’attention à apporter, sur le plan de la recherche, à la question de la
matière même des juxtapositions.

Ceux qui m’ont critiqué n’ont pas manqué de présenter cela comme une diminution de l’intérêt pour le
contenu des fragments de film, confondant intérêt de chercheur pour un certain aspect du problème avec
l’attitude du chercheur lui-même vis-à-vis de la réalité représentée207.

Je leur en laisse la responsabilité. Je crois qu’au fond j’ai été surtout séduit par cette histoire de
fragments de film sans rapport entre eux, qui malgré cela et souvent à leur corps défendant donnaient
naissance, par la volonté du monteur, à une "tierce chose" et se retrouvaient rapportés l’un à l’autre208.
J’étais donc séduit par des possibilités atypiques dans les conditions d’une construction et d’une
composition cinématographique normale.

Comme on a opéré en premier lieu avec cette matière-là et avec ces cas-là, il était naturel de réfléchir
surtout aux possibilités offertes par les juxtapositions.

Nous accordions moins d’attention analytique à la nature des fragments de film juxtaposés. D’ailleurs
même cela eût été insuffisant. L’attention portée uniquement sur le contenu "intra-plan" a conduit en
pratique à un dépérissement du montage avec toutes les conséquences qui en découlent. A quoi fallait-il
donc accorder le plus d’importance pour ramener à la norme les deux excès ?

Il fallait s’attacher à cette chose essentielle qui définit à un même degré aussi bien le contenu « intra plan
» que la combinaison de différents contenus, c’est-à-dire s’attacher au contenu de l’ensemble du tout, de
l’unité.

Un des excès fut de s’emballer pour les questions de technique d’unification (méthodes de montage),
l’autre étant de trop s’attacher aux éléments à unifier (contenu des plans).

Il aurait fallu s’intéresser davantage à la nature même du principe unificateur. Celui-là même qui pour
chaque chose engendre à un même degré aussi bien le contenu d’un plan que le contenu qui se révèle à
travers une juxtaposition de ces plans.

Mais pour cela il eût fallu tout de suite s’intéresser à autre chose qu’à ces cas paradoxaux, où le résultat
final, global, général n’a pas été prévu, mais surgit inopinément. Il eût fallu s’intéresser aux cas où les
fragments de film ne sont pas sans rapport entre eux et où le résultat final, général, global non seulement
a été prévu mais détermine aussi bien les éléments que les conditions de leur juxtaposition. Ce seront des
cas normaux, communément admis et communément répandus. Le résultat global y surgira aussi en tant
que "tierce chose", mais le tableau complet de la façon dont sont définis et le plan et le montage-le
contenu de l’un et de l’autre-sera plus concret et plus évident. Et ces cas-là se trouveront être des cas
spécifiques du cinéma.

Avec cette façon d’envisager le montage, aussi bien les plans que leur juxtaposition se retrouvent dans un
juste rapport. Bien plus, la nature même du montage non seulement ne déroge pas aux principes de
l’écriture réaliste d’un film mais elle agit comme l’un des plus cohérents et des plus légitimes moyens de
réelle prise de connaissance du contenu.

Effectivement qu’obtient-on avec cette conception du montage ? Dans ce cas-là, chaque fragment à
monter n’existe plus comme quelque chose d’indépendant, il est une des images d’un même thème qui
imprègne à un même degré tous les fragments. La juxtaposition de ces éléments particuliers dans un
ordre défini par le montage fait naître dans l’esprit le concept global qui a généré chaque élément, et elle
soude ces éléments en un tout, en cette image globale dans laquelle le réalisateur et après lui le
spectateur voient le sujet traité prendre vie.

Et maintenant si nous regardons deux fragments mis bout à bout, nous verrons leur juxtaposition sous un
jour quelque peu différent. Et plus précisément : le fragment A, pris parmi les éléments du thème
développé, et le fragment B, tiré de là aussi, font naître, une fois juxtaposé, l’image qui incarne le mieux
le contenu du sujet.

Exprimée sur le mode impératif, avec plus de netteté, l’idée est celle-ci : l’image A et l’image B doivent
être choisies parmi tous les aspects possibles du thème développé, elles doivent être sélectionnées de
façon à ce que leur juxtaposition, la leur et pas celle d’autres éléments, fasse naître dans l’esprit et dans
la sensibilité du spectateur l’image globale la plus complète possible du thème traité.

A ce moment de notre propos sur le montage, deux termes sont apparus : image et image globale.
Essayons de préciser la distinction que nous faisons entre les deux choses.

***

Prenons un exemple concret. Soit un rond blanc de taille moyenne, de surface lisse, partagé sur son
pourtour en 60 divisions équidistantes. Une fois sur cinq, les divisions portent des chiffres allant de un à
douze. Au centre du rond sont fixées deux tiges métalliques terminées en pointe et mobiles autour de leur
axe. L’une est égale au rayon de la circonférence, l’autre est un peu plus courte. Supposons que la tige la
plus longue ait sa pointe fixée sur le chiffre 12, et que la plus courte ait sa pointe fixée tour à tour sur les
chiffres 1, 2, 3, etc. jusqu’à 12. Nous aurons une série de représentations géométriques successives,
d’images concrètes, du fait que deux tiges métalliques se trouvent successivement par rapport l’une à
l’autre sous un angle de 30, 60, 90°, etc., jusqu’à 360°.

Cependant, si ce cercle est pourvu d’un mécanisme qui fait bouger régulièrement les tiges métalliques, le
dessin géométrique à la surface du cercle acquiert une signification particulière : ce n’est pas un simple
dessin, c’est déjà une image des heures.

Dans le cas présent, l’image concrète et l’image abstraite qu’elle fait surgir dans notre esprit sont
tellement confondues qu’il faut des circonstances tout à fait particulières pour séparer de l’idée de
l’heure le dessin g éométrique des aiguilles sur le cadran. Cela peut pourtant nous arriver à tous, certes
dans des circonstances inhabituelles.

Rappelons-nous Vronski quand Anna Karénine lui apprend qu’elle est enceinte. Au début du chapitre
XXIV de la deuxième partie du roman nous avons justement un de ces cas : « … Quand Vronski regarda
l’heure sur le balcon des Karénine, il était tellement perturbé et pris par ses pensées qu’il voyait les
aiguilles sur le cadran, mais ne pouvait pas comprendre quelle heure il était… »

L’image abstraite de l’heure que créait la montre, ne lui venait pas à l’esprit. Il ne voyait que l’image
géométrique du cadran et des aiguilles.

On le voit, même dans un cas très simple, où il s’agit d’indication horaire, l’image concrète seule du
cadran n’est pas suffisante. Ce n’est pas assez de voir, il faut que quelque chose se produise avec cette
image, et alors seulement elle cessera d’être perçue comme un simple dessin géométrique pour être
perçue comme l’image de « l’heure à laquelle tel événement se produit ». Tolstoï nous montre ce qui
arrive si ne phénomène n’a pas lieu.

En quoi consiste le phénomène ? La position des aiguilles sur le cadran met en branle une foule d’idées à
l’heure à laquelle correspond un chiffre. Prenons par exemple le chiffre 5. Dans ce cas notre imagination
répond à ce signal en faisant remonter à la mémoire un tableau des choses se produisant à cette heure-ci.
Ce sera l’heure du repas, la fin de la journée de travail ou l’heure de pointe dans le métro. La fermeture
des libraires ou la lumière si particulière de la tombée du jour… D’une façon ou d’une autre, ce seront les
tableaux (les images concrètes) de ce qui se passe à cinq heures de l’après-midi.

Ces tableaux isolés composent à eux tous l’image globale de cinq heures.

Tel est le processus à l’état développé, et tel il est au stade de la perception de l’image concrète des
chiffres d’où surgit l’image abstraite des heures du jour et de la nuit.

Ensuite entrent en jeu les lois de l’économie d’énergie psychique. Il se produit un "resserrement" au sein
du processus décrit : la chaîne des maillons intermédiaires tombe, et une relation immédiate, directe et
instantanée s’opère entre le chiffre et la sensation de l’image, de l’heure à laquelle il correspond. Avec
l’exemple de Vronski, nous avons vu que cette relation sous l’influence d’un brusque affect peut être
rompue, et qu’alors image concrète et image abstraite se séparent l’une de l’autre.

Ce qui nous intéresse, c’est le tableau complet de la formation d’une image abstraite à partir d’images
concrètes, tel que nous venons de le décrire. Ce mécanisme de formation de l’image nous intéresse parce
que ce mécanisme, à l’œuvre dans la vie, est bien sûr le modèle de ce qu’est en art la méthode de
création d’images artistiques.

C’est pourquoi nous retiendrons qu’entre l’image concrète de l’heure sur une montre et la sensation de
l’image de ce moment de la journée, il s’écoule une longue chaîne d’images des différents aspects de
l’heure en question. Redisons qu’un automatisme psychique fait que cette chaîne intermédiaire est
réduite au strict minimum, et que nous ne percevons que le début et la fin du processus.

Mais dès qu’il nous faut pour une raison quelconque établir le lien entre une image concrète et l’image
qu’elle doit faire naître dans notre esprit et dans notre sensibilité, nous sommes forcés de recourir à cette
chaîne d’images intermédiaires concourant former une image globale.

Prenons d’abord un exemple de la vie courante très voisin de ce qu’on vient de voir.

A New-York la plupart des rues n’ont pas de nom. Elles sont désignées par des… numéros. Fifth Avenue :
Cinquième avenue; Forty second Street : Quarante-deuxième rue, etc. Pour les nouveaux venus cette
désignation des rues est au début très difficile à retenir. Nous sommes habitués à des noms de rues, et
c’est pour nous bien plus facile, car le nom fait aussitôt naître l’image de la rue, c’est-à-dire que lorsque
nous prononçons le mot, un ensemble de sensations surgit en même temps de l’image.

J’ai eu beaucoup de mal à retenir l’image des rues de New-York, et par conséquent à connaître ces rues.
Désignées par des numéros aussi neutres que quarante deuxième ou quarante cinquième, elles ne
faisaient pas naître en moi une image évoquant la physionomie générale de la rue. Pour m’aider, il fallait
que je mémorise une panoplie d’objets caractéristiques de telle ou telle rue, des objets qui surgissaient
dans mon esprit en réponse au signal "quarante-deuxième", ou "quarante-cinquième". La mémoire
emmagasinait des théâtres, des cinémas, des boutiques, des immeubles, etc. pour chacune des rues à
retenir. Cette mise en mémoire se faisait par étapes. J’en citerai deux : dans la première, quand on disait
"Forty second street", la mémoire avec beaucoup de difficultés égrenait en réponse toute la série
d’éléments typiques de cette rue, mais il n’en résultait pas pour autant de véritable impression de cette
rue, parce que les éléments ne s’étaient pas fondus en une seule image. A la seconde étape seulement,
tous ces éléments commençaient à fusionner en une image uniqueb : quand on prononçait le numéro de
la rue, une foule d ’éléments surgissait aussi, mais ce n’était plus une série, c’était une chose une : la
physionomie de la rue, son image globale.

A partir de ce moment seulement on pouvait dire que la rue était véritablement entrée en mémoire.
L’image de cette rue commençait à naître et à vivre dans l’esprit et dans la sensibilité exactement comme
dans une œuvre d’art les éléments forment progressivement une image globale, unique, inoubliable de
cette œuvre.

Dans les deux cas, qu’il s’agisse de mémorisation ou de perception d’une œuvre d’art, demeure vraie
cette règle que le partiel entre dans l’esprit et dans la sensibilité à travers le tout, et le tout à travers
l’image globale.

Cette image entre dans l’esprit et dans la sensibilité, en se conjuguant chacun des détails y est conservé,
demeure dans la sensibilité et dans la mémoire inséparablement du tout. Ce peut être une image sonore,
un tableau sonore rythmique et mélodique ; ce peut être une image plastique où les éléments de la série
mémorisée ont été figurés.

D’une façon ou d’une autre, la série de représentations s’installe dans la perception, dans l’esprit, pour
former une image globale, où se conjuguent les divers éléments.

Nous avons vu que la mémorisation comporte deux étapes essentielles : la première, c’est la formation de
l’image ; la seconde, c’est le résultat de cette formation et sa signification pour les mises en mémoire. Il
importe pour la mémoire d’accorder le moins d’attention possible au premier stade et d’arriver le plus
vite possible au résultat, via le processus de formation. Telle est la pratique dans la vie courante,
contrairement à l’art. Car en passant dans le domaine de l’art on observe un net déplacement de
l’accentuation. Il est naturel en effet que pour arriver au résultat, l’œuvre d’art fasse porter tout le
raffinement de ses méthodes sur le processus. L’œuvre d’art comprise dynamiquement, c’est le processus
de formation des images dans la sensibilité et dans la raison du spectateur209. Là est la spécificité d’une
œuvre d’art authentiquement vivante et sa différence par rapport à une œuvre morte, où l’on
communique au spectateur les résultats imagés d’un processus de création écoulé, au lieu de l’entraîner
dans un processus en cours.

Cette attitude est partout et toujours payante, quel que soit le domaine de l’art que nous abordions.
Exactement de la même façon, le jeu vivant d’un acteur se construit sur le fait que le comédien ne figure
pas, ne calque pas des résultats de sentiments, mais qu’il fait surgir les sentiments, il les fait évoluer, se
transformer : il les fait vivre devant le spectateur.

C’est pour cela que l’image d’une scène, d’une séquence, d’une œuvre, etc., n’est pas une donnée toute
faite, mais qu’elle doit naître et se développer.

De la même façon, un caractère de personnage pour produir une impression réellement vivante doit se
former devant le spectateur au cours de l’action, et ne pas être une figure mécanique aux traits donnés a
priori.

Pour une œuvre dramatique, il est particulièrement important que le déroulement de l’action compose
une idée du caractère, et compose aussi, façonne le caractère lui-même.

Par conséquent, déjà dans la méthode de création des images, l’œuvre d’art doit reproduire le processus
par lequel dans la vie de nouvelles images se forment dans l’esprit et dans la sensibilité.
Nous venons de le montrer sur l’exemple des rues de New York. Et nous sommes en droit d’attendre que
l’artiste, s’il s’est fixé pour tâche d’exprimer une image globale à travers l’image concrète d’un fait, que
cet artiste ait recours à la méthode d’ "assimilation" des rues de New-York.

Nous avons pris l’exemple d’un cadran et nous avons montré par quel processus l’image abstraite de
l’heure apparaît derrière l’image concrète. L’œuvre d’art elle aussi pour créer une image globale devra
recourir à une méthode analogue de création d’une chaîne d’images concrètes.

Restons dans l’exemple de la montre.

Dans notre cas avec Vronski, le dessin géométrique n’est pas devenu une image de l’heure. Mais il est des
moments où il est important de percevoir autrement qu’en termes d’horaire les douze coups de minuit, où
on les ressent avec toutes les sensations, toutes les associations d’idées que l’auteur veut éveiller en
développant son sujet. Ce ne peut être le moment palpitant d’un rendez-vous à minuit, une mort
survenant à minuit, l’instant crucial d’une fuite, bref toute autre chose que la simple indication qu’il est
zéro heure chrono.

Et alors derrière les douze coups de minuit doit transparaître l’image d’une heure "fatidique", riche de
sens.

Là aussi un exemple nous servira d’illustration. Cette fois il nous sera donn é par Maupassant dans Bel
Ami. C’est un exemple intéressant en ceci qu’il est sonore. Et encore plus intéressant en ceci qu’il s’agit
proprement de montage par le juste choix de la méthode adoptée, alors qu’il est présenté dans le roman
comme banalement descriptif.

Bel Ami210 La scène où Georges Duroy, qui se fait maintenant appeler du Roy, attend dans un fiacre
Suzanne qui doit s’enfuir avec lui à minuit.

Voici comment Maupassant imprime dans l’esprit et dans la sensibilité du lecteur l’image de cette heure,
son importance : « …Il sortit de chez lui vers onze heures, marcha un peu, prit un fiacre et s’arrêta place
de la Concorde, devant le Ministère de la Marine. De temps en temps il craquait une allumette et
regardait l’heure. Vers minuit il fut pris d’une agitation fiévreuse. A chaque instant il passait la tête par la
portière pour voir si elle venait. Quelque part au loin les douze coups de minuit sonnèrent, puis encore
une fois, plus près, puis en même temps à deux horloges et pour finir, encore une fois très loin. Quand le
dernier coup tinta, il se dit : « c’est fini. Tout est fichu. Elle ne viendra pas ». Il décida pourtant d’attendre
jusqu’au matin. Dans ces cas-là il faut être patient. Bientôt il entendit sonner minuit et quart, puis la
demie, puis une heure moins le quart, et puis finalement toutes les horloges se mirent l’une après l’autre
à sonner une heure du matin… ».

Nous voyons par cet exemple que lorsque Maupassant veut graver dans l’esprit et dans la sensibilité du
lecteur la force émotionnelle de minuit, il ne se borne pas à laisser sonner minuit puis une heure. Il nous
fait sentir cette sensation de minuit en faisant sonner l’heure en différents endroits, à différentes
horloges. En s’associant dans notre perception, ces douze coups isolés cristallisent une impression
générale de minuit. Les images sonores éparses ont crée une image abstraite globale. C’est du montage
au sens strict.

On a là un modèle d’écriture du montage très subtile, où "minuit" résonne dans des plans de "différentes
grandeurs" : quelque part au loin, plus près, et très loin. C’est un tintement d’horloge saisi à différentes
distances, comme un objet photographié en plusieurs dimensions et repris dans trois plans successifs :
"plan d’ensemble", "plan moyen", "plan général". Le tintement, plus exactement les tintements
d’horloges, ne sont pas du tout choisis ici en tant que détail réaliste du Paris nocturne. Chez Maupassant,
avec les heures martelées, ce qui s’imprime avec insistance c’est l’image affective d’un "minuit décisif" et
non pas l’annonce de… "zéro heure".

S’il avait juste voulu noter qu’il était minuit, Maupassant n’aurait certainement pas eu recours à une
écriture aussi recherchée. Et de même, s’il n’avait pas choisi le procédé du montage, il n’aurait jamais
obtenu avec des moyens aussi simples un effet d’une telle force émotionnelle.

Puisqu’on parle d’heure et d’horloge, un exemple tiré de ma propre expérience me vient à l’esprit. Au
Palais d’Hiver, pendant le tournage d’Octobre (1927) nous sommes tombés sur une curieuse horloge
ancienne : en plus du cadran principal il y avait autour une couronne de petits cadrans. Chacun d’eux
portait le nom d’une capitale : Paris, Londres, New-York, etc., et indiquait l’heure qu’il était dan s ces
villes par rapport à Moscou ou Pétersbourg, je ne me souviens plus. L’horloge nous était restée en
mémoire. Et quand nous avons voulu dans le film mettre en relief la minute historique de la victoire et de
l’instauration du pouvoir soviétique, l’horloge nous a inspiré un montage original : l’heure de la chute du
Gouvernement provisoire donnée à l’heure de Pétrograd, nous l’avons reprise sur des cadrans qui
donnaient l’heure locale au même moment à Londres, Paris, New-York. De la sorte, cette heure, unique
dans l’histoire et le destin des peuples, apparaissait comme pour rassembler les peuples dans la
perception de ce instant : la victoire de la classe ouvrière. L’idée était reprise aussi par le mouvement
circulaire de la couronne de cadrans, mouvement qui en s’accélérant mêlait plastiquement les diverses
indications d’heures dans la sensation d’un moment historique unique…

A cet instant, j’entends distinctement la question de mes inévitables adversaires : « Mais quid du cas d’un
long plan-séquence ininterrompu où joue un acteur, sans coupure au montage ? Est-ce que son jeu n’est
pas impressionnant ? Est-ce qu’on n’est pas impressionné par le jeu même de Tcherkassov211 ou
d’Okhlopkov212, de Tchirkov213 ou de Sverdline » ?214 On aurait tort de croire que la question porte un
coup mortel au concept de montage. Le principe de montage est bien plus large. Il est faux de penser que
si l’acteur joue en une seule prise et que le réalisateu ne la découpe pas en plans, la construction est du
coup "affranchie du montage"! Pas du tout.

Dans ce cas-là, le montage est à rechercher ailleurs, et justement dans … le jeu de l’acteur. A quel point le
principe de la technique "intérieure" de l’acteur relève du montage, nous le dirons plus loin. Pour le
moment laissons la parole à un des plus grands artistes de la scène et de l’écran, George Arliss215. Dans
son autobiographie il écrit :

« …j’avais toujours cru qu’au cinéma il fallait jouer en forçant le trait, mais je me suis aperçu que la
retenue est la chose essentielle que doit apprendre un comédien qui passe de la scène à l’écran. L’art de
la retenue et de l’allusion à l’écran peut s’apprendre parfaitement en observant le jeu de l’inimitable
Charlie Chaplin… »

Au trait forcé (à l’exagération) Arliss oppose la retenue. Le degré de retenue, il le voit dans le fait de
ramener l’action à une allusion. Il rejette non seulement une représentation outrée de l’action, mais
même une représentation tout court. Au lieu de cela il recommande l’allusion. Mais qu’est-ce que «
l’allusion », sinon un élément, un détail de l’action, sinon un « gros-plan » qui, juxtaposé à d’autres, sert
de déterminant à toute une tranche d’action ? Un jeu efficace, selon Arliss, ce n’est pas autre chose que la
juxtaposition de ces gros plans déterminants qui en se combinant créent l’image globale du contenu du
jeu, contrairement à une simple représentation de ce contenu. Partant de là, le jeu de l’acteur peut être
une plate représentation ou une authentique image, selon la méthode avec laquelle l’acteur construit son
action.

Même si le jeu est filmé sous un seul angle, il n’empêche—en cas de réussite—ce sera du « montage ».

S’agissant des exemples de montage cités plus haut, on pourrait dire que le second Octobre) n’est quand
même pas un exemple de montage banal, et le que premier (Maupassant) n’illustre que le cas où un
même objet est pris sous différents angles et à différentes distances.

Nous citerons encore un exemple, cette fois propre au cinéma, où il ne s’agit plus d’un seul objet mais de
l’image de tout un événement recréé exactement de la même façon.

Cet exemple nous sera fourni par un remarquable "découpage technique". Ici, d’une accumulation de
détails et d’images partielles se dégage la sensation d’une image globale. L’exemple est intéressant en
ceci qu’il ne s’agit pas d’une œuvre littéraire, mais des notes d’un grand artiste désireux de fixer pour lui-
même sa vision du Déluge.

Le "découpage" dont je parle, ce sont des notes de Léonard de Vinci sur la représentation en peinture du
Déluge. J’ai choisi cet extrait car on y trouve un tableau visuel et sonore du Déluge, très inattendu pour
un peintre, très concret et très impressionnant.

« … Il faut qu’on voie une grisaille brumeuse, traversée par des bourrasques chargées de pluie et de
grêle, qui emportent des myriades de feuilles arrachées aux arbres. Partout des arbres centenaires
déracinés et jetés à bas par la violence du vent.

Des pans de montagnes ravinés par les torrents s’écroulent dans les vallées.

Des torrents aux eaux bouillonnantes viennent inonder de vastes espaces habités.

En haut des montagnes on distingue toutes sortes d’animaux domestiques, effrayés et regroupés auprès
d’hommes, de femmes et d’enfants réfugiés sur les sommets.

Dans les champs recouverts d’eau flottent des tables, des lits, des barques, des radeaux fabriqués en hâte
dans la peur de la mort.

Sous toutes ces embarcations de fortune, des femmes, des hommes, des enfants hurlant et pleurant,
rendus fous par la fureur du vent dont les rafales soulèvent et gonflent les eaux charriant des cadavres.

Il n’est rien (de plus léger que l’eau) où ne se soient réfugiés des animaux réconciliés entre eux et
regroupés près des humains terrifiés : loups, renards, serpents et autres bêtes échappées à la mort.

On peut voir des gens qui les armes à la main défendent leu parcelle de terre ferme contre des lions, des
loups et d’autres animaux en quête de salut.

Que de cris effroyables résonnent dans l’air déchiré par la fureur des éclairs et de la foudre dévastant
tout sur le passage!

Tous ces gens qui se bouchent les oreilles pour ne pas entendre le bruit terrifiant produit par le
rugissement du vent et de la pluie, par le fracas du ciel!

D’autres se bouchent les yeux en mettant les mains l’une sur l’autre pour mieux se protéger du spectacle
du cruel massacre de la race humaine par un Dieu de colère.

Quels hurlements!

Combien de gens fous de peur se jettent du haut des rochers! D’énormes chênes happés par le vent en
furie traversent l’espace, des gens agrippés aux branches.

Que de barques chavirées, les unes intactes, les autres fracassées, où les naufragés tentent
désespérément de s’accrocher.

Certains, perdant tout espoir, s’ôtent la vie, n’ayant pas la force de supporter pareille horreur : ils se
jettent dans le vide, ils s’étranglent de leurs propres mains; d’autres saisissent leurs enfants et… les
assomment d’un seul coup.

D’autres s’infligent des blessures mortelles avec leurs propres armes; d’autres agenouillés,
s’abandonnent à la volonté divine.

Combien de mères qui pleurent leurs enfants morts dans leurs bras et lèvent les bras au ciel en se
plaignant à grands cris de la colère divine!

Certains mordent au sang leurs mains jointes crispées, la tête penchée sur les genoux, en proie à une
intolérable souffrance.

On aperçoit des troupeaux d’animaux : chevaux, bœufs, chèvres, brebis, déjà encerclés par les eaux,
réfugiés comme sur une île au sommet des montagnes et se pressant les uns contre les autres, grimpant
les uns sur les autres dans une lutte acharnée. Beaucoup dépérissent faute de nourriture.

Et déjà des oiseaux se perchent sur les hommes et les animaux, puisqu’ils ne trouvent plus un seul coin de
terre qui ne soit pas occupé par des êtres vivants.

Et déjà la faim—instrument de mort—a ôté la vie à beaucoup d’animaux; leurs cadavres putréfiés
remontent à la surface, ballotés par les vagues, et comme des ballons gonflés d’air ils s’entrechoquent et
rebondissent les uns contre les autres avant d’échouer sur les corps des mourants.

Et planant sur ces malédictions un ciel chargé de sombres nuées zébrées par le tracé de furieuses flèches
célestes illuminant çà et là l’obscurité… »216

Cette description n’est pas une ébauche d’œuvre littéraire. Péladan, éditeur de la traduction française du
Traité de peinture de Léonard de Vinci, voit dans cette description un projet de tableau non réalisé qui
aurait été un « chef d’œuvre insurpassé, montrant le spectacle de forces de la nature déchaînées ». Ces
notations ne sont cependant pas chaotiques et répondent à des critères qui relèvent plutôt des arts
"temporels" que des arts de l’espace.

Sans entrer dans le détail de ce remarquable "découpage", relevons que la description suit un mouvement
parfaitement défini. Par ailleurs la progression de ce mouvement n’est absolument pas fortuite. Le
mouvement se fait dans un ordre donné, puis revient, dans l’ordre inverse, vers le point de départ.
S’ouvrant sur une description des cieux, le tableau se ferme sur une description analogue. Au centre : un
groupe humain, ce qu’il ressent; le développement de la scène depuis les cieux jusqu’aux gens et depuis
les gens jusqu’aux cieux s’opère par un passage à travers un groupe d’animaux. Les détails les plus forts
(les "gros plans" ) se trouvent au centre, au point culminant de la description (les mains crispées,
mordues jusqu’au sang, etc.). On a là très clairement des éléments typiques d’un montage.

Le contenu "intra-plan" de chaque scène est renforcé par l’intensité croissante de l’action.

Regardons ce qu’on pourrait appeler "le thème des bêtes" : les bêtes cherchent à se sauver; les flots
emportent les bêtes; les bêtes se noient; les bêtes se battent avec les hommes; les bêtes se battent entre
elles; les cadavres des animaux noyés remontent à la surface. Ou bien la disparition progressive de la
terre ferme sous les pieds des gens, des bêtes, des oiseaux atteignant son poin culminant quand les
oiseaux, puisqu’ils ne trouvent pas un seul coin de terre ou d’arbre qui ne soit occupé. Ce passage du
texte de Léonard de Vinci nous rappelle une fois de plus que la répartition des détails sur la surface d’un
tableau suppose aussi un movement des yeux rigoureusement ordonné. Ici, naturellement, ce mouvement
s’exprime moins nettement qu’au cinéma, où l’œil ne peut pas voir la succession des détails dans un ordre
autre que celui qu’a créé le monteur.

Il ne fait pas de doute pourtant que, dans sa description, Léonard de Vinci veut non seulement énumérer
les détails mais aussi tracer la trajectoire du mouvement futur à la surface de la toile. Nous voyons par ce
brillant exemple que dans la "coexistence" simultanée et apparemment statique des détails d’un tableau
immobile, c’est exactement le même choix de montage que dans les arts "temporels" qui a été adopté,
c’est le même suivi rigoureux dans la juxtaposition des détails.

Le montage a une signification véritable dans le cas où des fragments isolés donnent en juxtaposition
quelque chose de général, une synthèse du sujet, c’est-à-dire une image qui incarne le thème.

Si nous passons maintenant au processus de création, nous verrons qu’il se déroule de la façon suivante :
devant le regard intérieur de l’auteur, plane une image qui pour lui incarne émotionnellement le thème.
Et son objectif est le suivant : transformer cette image globale en deux ou trois images concrètes qui,
combinées et juxtaposées, feront naître dans l’esprit et dans la sensibilité de celui qui les reçoit l’image
de départ qu’avait l’auteur.

Je parle de l’image de l’œuvre dans son ensemble et de l’image d’une scène isolée. On pourrait tout aussi
bien et à bon droit parler de création d’image par l’acteur.

L’acteur est confronté exactement au même problème : exprimer en trois ou quatre traits de caractère ou
attitudes les éléments essentiels qui, juxtaposés, créeront l’image globale voulue par l’auteur, le metteur
en scène et l’acteur.

Qu’y a-t-il d’intéressant dans cette méthode ? Avant tout son dynamisme. Le fait même que l’image voulue
n’est pas donnée, mais qu’elle surgit, qu’elle naît. L’image voulue par l’auteur, le metteur en scène,
l’acteur, fixée par eux dans des éléments plastiques, prend forme une nouvelle fois et définitivement dans
la perception du spectateur. Or, c’est le but, l’aspiration ultime de tout acteur.

Gorki en a très bien parlé dans une lettre à Fédin217 : « vous dites : est ce que la question "comment
écrire" vous préoccupe ? Voici vingt ans que j’observe à quel point la question préoccupe les auteurs…
Oui, la question est sérieuse, moi aussi elle m’a tourmentée, me tourmente et me tourmentera jusqu’à la
fin de mes jours. Mais pour moi elle se formule ainsi : il faut écrire de façon que le personnage, quel qu’il
soit, surgisse des pages du récit en donnant une sensation de présence physique, de réalité à demi
fantastique aussi forte que dans ma vision, ma sensation à moi. C’est de cela qu’il s’agit pour moi, c’est ça
le secret de la chose… »

Le montage aide à résoudre le problème. La force du montage, c’est que la raison et les émotions du
spectateur sont impliquées dans le processus de création. Le spectateur est amené à faire le même
chemin que celui qu’a parcouru l’auteur en construisant ses images. Non seulement il voit la
concrétisation de l’œuvre, mais il revit la dynamique de la naissance et de la formation de l’image comme
l’a vécue l’auteur. C’est probablement l’approche la meilleure possible pour traduire visuellement les
sensations et la pensée de l’auteur, pour les rendre avec autant de force, autant de « présence physique »
qu’au moment où elles se présentaient à celui-ci.

Rappelons comment Marx ouvre la voie d’une recherche authentique : « Non seulement le résultat de la
recherche, mais la voie qui y mène doivent être authentiques. La recherche de la vérité doit être elle-
même authentique; une recherche authentique, c’est une vérité développée dont les éléments épars se
regroupent en un résultat »218.

La force de cette méthode, c’est aussi que le spectateur est associé à une œuvre artistique où sa
personnalité n’est pas écrasée par celle de l’auteur, mais au contraire s’épanouit en osmose avec la
pensée de celui-ci, tout comme la personnalité d’un grand acteur se combine avec celle d’un grand auteur
de théâtre pour donner vie à un personnage. Chaque spectateur, selon sa personnalité, à sa façon, à
partir de son vécu, des ressources de son imagination, d’associations d’idées, de son tempérament, de son
mode de vie, de son appartenance sociale, chaque spectateur se forge une image globale d’après les
images que lui soumet l’auteur et qui l’amènent infailliblement à connaître, à vivre le sujet traité. C’est la
même image globale que celle conçue et créée par l’auteur, mais elle est créée aussi par l’action du
spectateur.

Apparemment, quoi de plus net et de plus précis que la notation presque scientifique des détails du
Déluge, tels qu’ils défilent devant nous dans le "découpage" de Léonard de Vinci ? En même temps, les
images finales que cette description, la même pour tous, fait naître devant le lecteur, sont au plus haut
point personnelles, individuelles. Elles sont tout aussi semblables et tout aussi différentes que le rôle de
Hamlet ou du roi Lear interprété par les comédiens du pays, d’époque et de théâtre différents.

Maupassant présente au lecteur un tableau des heures qui sonnent construit comme un montage. Il sait
que cette construction donnera non pas une information sur l’heure qu’il est, mais le sentiment de
l’importance de ces douze coups de minuit. Chaque lecteur entend sonner la même heure. Mais chaque
lecteur se forge sa propre image, sa propre idée de minuit et de sa signification. Ces images sont toutes
individuelles, distinctes, mais elles sont en même temps unies par le thème. L’image de cette heure
nocturne est pour chaque lecteur-spectateur à la fois celle de l’auteur et tout autant la sienne, vivante,
proche "intime". L’image globale pensée par l’auteur fait corps avec celle du spectateur. Image créée par
moi le spectateur, image née et surgie en moi. Elle est une création et pour l’auteur et pour moi,
spectateur agissant.

Au début, nous avons parlé de récit émotionnel contrairement à un simple constat, à un exposé logique
des faits.

Dans tous les exemples que nous avons cités, une construction qui ne relèverait pas du montage serait un
simple constat. Nous aurions chez Léonard de Vinci un descriptif qui ne mettrait pas en scène des plans
répartis selon la trajectoire de l’œi à la surface du futur tableau. Ce serait, dans Octobre, les aiguilles
immobiles d’un cadran indiquant l’ heure de la chute du Gouvernement provisoire. Ce serait chez
Maupassant la brève annonce qu’il est minuit sonné. Autrement dit, ce serait une simple information qui
n’aurait pas l’effet émotionnel que donnent les moyens de l’art. Ce serait, pour parler en langage
cinématographique, des images filmées sous un seul angle. Alors que dans la forme que leur ont donnée
ces artistes, ce sont des images appelées à la vie au moyen d’une construction propre au montage.

Maintenant, nous pouvons dire que c’est le principe du montage, à la simple différence d’une simple
reconstitution, qui oblige le spectateur à créer et qui ainsi suscite chez lui cette puissante emotion219
artistique qui distingue une œuvre émouvante d’une simple reconstitution des faits.

Du même coup, nous découvrons que la méthode du montage au cinéma n’est qu’un cas particulier de
l’application du principe du montage en général, principe qui dans cette acception va bien au-delà du
collage de morceaux de pellicule! …

***

Ce n’est pas pour rien que nous avons comparé dans la méthode du montage la part créatrice du
spectateur à celle de l’acteur. Car, ici justement, il se produit une rencontre entre la méthode de montage
et un domaine à première vue inattendu : celui de la technique intérieure de l’acteur, celui du processus
intérieur qui fait émerger chez l’acteur un sentiment vrai, lequel va ressortir dans la justesse de son jeu
sur scène à l’écran.

Sur la question du jeu de l’acteur, il s’est créé plusieurs systèmes et doctrines. Ou plus exactement deux
ou trois systèmes avec leurs diverses ramifications. Lesquelles diffèrent non seulement par la
terminologie, mais surtout en ceci que leurs porte parole privilégient et mettent l’accent sur tel ou tel
point clé de la technique de l’acteur220. Parfois, telle école oublie presque complètement tout un maillon
du processus psychologique intérieur. Parfois, au contraire, on met au premier plan un maillon non
décisif. Même au sein d’un bloc aussi homogène que la méthode du théâtre d’art, on trouve en dépit de
données de base communes, des courants autonomes dans l’interprétation de la méthode.

Je ne vais pas me lancer dans une analyse des différences de fond ou de simple terminologie que
présentent les méthodes de travail avec l’acteur. Je m’arrêterai simplement sur les règles de technique
intérieure qui aujourd’hui font obligatoirement partie du travail de l’acteur toutes les fois où il obtient
réellement des résultats, c’est-à-dire, captive le spectateur. Ces règles, tout acteur ou metteur en scène
est capable de les tirer de sa propre expérience "intérieure", s’il parvient à fixer un instant le processus et
à y regarder de près. La technique de l’acteur et celle du metteur en scène pour cet aspect-là du
problème ne sont pas non plus distinctes, dans la mesure où le metteur en scène est aussi un acteur par
certains côtés. A partir de mes observations sur le "côté acteur" de mon métier de réalisateur, je vais
essayer d’esquisser, par des exemples concrets, cette technique intérieure qui nous intéresse. Sans du
tout chercher à dire quoi que ce soit de nouveau sur ce plan-là.

Supposons que j’aie à jouer la matinée d’un homme qui, la veille, a perdu aux cartes et a dilapidé de
l’argent public Imagino ns que l’action comporte plusieurs scènes, comme une conversation avec sa
femme qui ne se doute de rien, une scène avec sa fille intriguée par son comportement un peu bizarre, et
une scène où il appréhende le coup de téléphone convoquant le joueur indélicat, etc.

Disons qu’une succession de scènes amène progressivement le flambeur à une tentative de suicide et que
l’acteur doit interpréter la scène finale où mûrit en lui l’idée qu’il ne lui reste qu’une issue : se tirer une
balle dans la tête, et où sa main se met presque machinalement à fouiller les tiroirs de son bureau à la
recherche d’un revolver…

Je ne crois pas qu’il se trouve aujourd’hui un acteur un peu évolué qui, dans cette scène, se mettrait à
"jouer" les sentiments d’un homme au bord du suicide. Chacun de nous, au lieu de s’évertuer à trouver ce
qu’il doit faire, agira autrement. Il fera en sorte que le sentiment recherché l’envahisse. Et l’état d’esprit,
les sensations, l’émotion véritablement vécue "sortiront" dans des gestes, dans des attitudes vraies et
émotionnellement justes. C’est ainsi que sont trouvés les éléments de départ d’une attitude juste, juste en
ce sens qu’elle correspond à un sentiment véritablement éprouvé.
L’étape suivante, c’est de structurer ces éléments, de les débarrasser de ce qui est accessoire et fortuit,
de les amener au maximum d’expressivité. Ca, c’est le stade suivant. Mais ce qui nous intéresse pour le
moment, c’est le stade précédent.

Ce qui nous intéresse, c’est le moment où l’acteur est envahi par le sentiment. Comment y arrive-t-on,
comment « est-ce qu’on fait ? » Nous avons déjà dit que nous n’allons pas nous escrimer à mimer le
sentiment. Au lieu de cela, nous prendrons un moyen bien connu et très communément utilisé.

Ce moyen consiste à obliger notre imagination à nous peindre une série de tableaux ou de situations
concrètes en rapport avec le sujet traité. La conjugaison de ces tableaux dus à notre imagination
provoque en nous les émotions, les sentiments, les sensations recherchées. Et la substance des ces
tableaux variera énormément selon le caractère du personnage que l’acteur interprète.

Supposons que le principal trait de caractère de notre joueur indélicat soit la crainte de l’opinion
publique. Dans ce cas, ce qu’il craint surtout, ce n’est pas tant le remords, la culpabilité ou les duretés
d’un possible séjour en prison que le qu’en dira-t-on, etc.

Dans ce cas, un homme confronté à pareille situation commencera par se figurer sous cet angle-là les
terribles conséquences de son indélicatesse. Ce sont elles qui le mèneront au désespoir et l’entraîneront
vers une issue fatale.

C’est comme çà que les choses se passent dans la réalité. Le sentiment de peur fera surgir les images des
conséquences prévisibles. Et le cumul de ces images, agissant en retour sur le sentiment, ne fera que
l’exacerber, amenant le flambeur au paroxysme de la peur et du désespoir.

Dans la réalité théâtrale, la démarche par laquelle l’acteur se plonge dans cet état d’esprit est tout à fait
similaire. La seule différence est qu’ici il oblige son imagination à peindre les images des conséquences,
alors que dans la vie réelle son imagination les aurait suscitées d’elle-même, sans qu’il le veuille.

Comment amener l’imagination à faire cela quand il s’agit de situations virtuelles, fictives, ce n’est pas
pour l’heure mon propos. Je décris le processus depuis le moment où l’imagination dépeint déjà ce
qu’exige la situation. L’acteur n’aura pas à se forcer pour ressentir l’angoisse de conséquences
prévisibles. Les sentiments, les émotions, comme les gestes qui en découlent, surgiront d’eux-mêmes,
appelés à la vie par les tableaux que son imagination lui aura tracés. Le sentiment vrai sera suscité par
les tableaux, par leur réunion, par leur juxtaposition. Pour faire surgir le sentiment dont j’ai besoin, je me
figurerai une foule de situations et de scènes où un même thème apparaîtra sous différents aspects. Nous
choisirons à titre d’exemple deux situations. Sans chercher à les analyser, nous essaierons de les noter
telles qu’elles traversent mon esprit. « Aux yeux de mes anciens amis et de mes relations, je suis un
délinquant. On m’évite. On me rejette », etc.

Pour bien ressentir tout cela, je me figure, comme on l’ déjà dit, des situations concrètes, les tableaux
réels de ce qui m’attend. Disons que le pr emier se situera dans la salle d’audience pendant le jugement
de mon affaire. La seconde sera ma sortie de prison à l’expiration de ma peine. Essayons de visualiser le
plus concrètemen t possible les multiples situations que notre imagination nous dépeint aussitôt. Chaque
acteur aur a les siennes.

J’énumère ici les premières choses qui me viennent à l’esprit quand moi, je me fixe cet objectif.

La salle du tribunal. Mon affaire passe en jugement. Je suis dans le box des accusés. La salle est pleine de
gens qui me connaissent. Je surprends le regard de mon voisin de palier. Voici trente ans que nous
habitons le même immeuble. Il s’aperçoit que j’ai saisi son regard. Il prend un air distrait et son regard
glisse de moi à la fenêtre… Voici quelqu’un d’autre dans le public. Ma voisine du dessus. Croisant mon
regard, elle baisse les yeux mais m’observe tout de même du coin de l’œil… Mon partenaire habituel au
billard détourne ostensiblement le dos… Mais les yeux bovins de l’adipeux patron de la salle de billard
me fixent avec insolence… Je me fais tout petit et je regarde par terre. Je ne vois personne, mais je
perçois un murmure désapprobateur. Et comme un couperet, le réquisitoire…

Je me figure très bien aussi l’autre scène : celle de ma sortie de prison. Le bruit du portail quand il se
referme et que je me retrouve sur le trottoir… Le regard étonné de la domestique cessant de frotter les
vitres de l’immeuble d’à côté, quand j’arrive dans ma rue… Un nouveau nom sur la porte d’entrée de mon
ancien appartement… Il y a un autre paillasson devant la porte… Une porte s’entrouvre sur le palier. Des
locataires nouveaux me regardent avec curiosité et méfiance. Des enfants se pressent contre eux : ils ont
instinctivement peur à ma vue. En bas, levant le nez, dans la cage d’escalier, le vieux concierge qui se
souvient encore de moi me regarde avec malveillance derrière ses lunettes… Trois ou quatre lettres
jaunies parvenues à mon adresse, avant que mon déshonneur soit connu de tous… Quelques pièces de
monnaie tintent dans ma poche… Ensuite, les portes de mes anciennes relations se ferment devant moi…
Dans l’escalier, mes jambes me portent timidement vers un ancien ami, puis au bout de deux marches,
rebroussent chemin … Le col à la hâte d’un passant qui m’a reconnu, etc.

Voilà à peu près ce que donne une notation fidèle de ce qui se lève en tourbillon dans ma tête, lorsque
comme réalisateur ou comme acteur, je saisis émotionnellement la situation.

Après m’être mis mentalement dans la première situation, après être passé toujours mentalement par la
seconde, après avoir fait de même avec deux ou trois situations analogues, j’arrive peu à peu à la vraie
sensation de ce qui m’attend, et du coup, je ressens tout le tragique de l’impasse dans laquelle je me
trouve. La juxtaposition des détails de la première situation fait naître une nuance dans cette sensation.
La juxtaposition des détails de la seconde situation en fait naître une autre. Une nuance s’ajoute à une
autre, et au bout de trois ou quatre nuances nous avons une image globale d’une situation sans issue
indissociable d’une perception émotionnelle aiguë de ce sentiment d’impasse.

Ainsi sans vouloir à toute force mimer le sentiment, on réussit à le déclencher en assemblant des détails
et des situations sciemment choisies.

Que la description de ce processus tel que je viens de le retracer, concorde ou non en tous points avec les
écoles actuelles de technique de l’acteur, peu importe ici, c’est qu’une étape semblable à celle que j’ai
décrite, existe forcément dans la formation et le renforcement des émotions, aussi bien dans la vie que
dans la création artistique. Pour s’en convaincre, il suffit de s’observer soi-même un tout petit peu, que ce
soit dans les conditions de l’art, ou dans celles de la vie réelle. L’important, c’est que la technique
artistique recrée le processus tel qu’il se passe dans la vie, en tenant compte des circonstances
particulières que nous impose l’art.

Il est parfaitement évident que nous n’avons pas du tout affaire à la totalité de la technique de l’acteur,
mais à un seul de ses éléments. Par exemple, nous n’avons pas du tout envisagé la nature de
l’imagination, la technique de son "échauffement", ou l’opération par laquelle notre imagination réussit à
peindre les tableaux nécessaires au sujet traité. Le manque de place ne me permet pas d’examiner ces
éléments, encore que leur analyse pourrait tout autant confirmer la justesse de nos dires. Nous nous en
tiendrons là pour le moment, en nous souvenant bien que l’étape que nous avons décrite n’occupe pas
plus de place dans la technique de l’acteur que… le montage dans l’ensemble des moyens d’expression du
cinéma. Et il est vrai, n’en occupe pas moins.

***

Mais… dites-moi, en quoi le tableau que nous avons dressé à propos de la technique intérieure de l’acteur
se distingue-t-il en pratique et en théorie, sur le plan de la méthode, de ce que nous avons décrypté
comme étant la substance même du montage cinématographique ? La différence est dans la sphère
d’application et non pas dans la méthode même.

Dans le dernier cas, il s’agissait de savoir comment faire naître à l’intérieur de l’acteur un sentiment réel,
vrai.

Dans le premier cas, il s’agissait de faire naître chez le spectateur une image émotionnellement perçue.

Ici comme là, à partir d’éléments statistiques-donnés, imaginés-et de leur juxtaposition naissent une
émotion dynamiquement surgie, une image dynamiquement surgie.

On le voit, tout cela ne diffère pas fondamentalement de ce que fait le montage cinématographique : nous
constatons la même concrétisation de la matière du sentiment dans des détails précis et l’effet en retour
de la juxtaposition de détails, effet qui suscite le sentiment lui-même.

Pour ce qui est de la nature des "visions" créées par le "regard intérieur" de l’acteur, disons que par leur
aspect plastique (ou sonore) elles s’apparentent absolument aux spécialités d’un plan cinématographique.
Ce n’est pas un hasard si, plus haut, nous avons qualifié ces "visions" de fragments et de détails,
entendant par là des tableaux isolés, pris non pas dans leur ensemble mais dans leurs particularités
déterminantes. Car, si nous regardons de plus près cette notation presque automatique de nos "visions",
que nous avons essayé de fixer avec la précision photographique d’un document psychologique, alors
nous verrons que ces "petits tableaux" relèvent de la même logique cinématographique que les différents
plans, les différents cadrages d’un futur montage.

De fait, le dos qui se tourne, c’est un "gros plan d’objet". Les deux têtes aux yeux saillants, braquant leur
regard sur moi, et les cils baissés de la voisine qui m’observe du coin de l’œil - ça fait une différence de
dimensions des objets filmés -. A un autre moment, ce sont les "gros plans" des trois enveloppes et du
nouveau nom sur la porte d’entrée. Ou dans un autre registre : le plan général sonore du public
chuchotant dans la salle d’audience ou le gros plan du tintement des pièces de monnaie dans ma poche,
etc. L’" objectif" mental lui aussi opère diversement : par plans rapprochés ou éloignés; il agit comme le
fait l’objectif de la caméra, en découpant les images par un cadrage rigoureux. Il suffit de numéroter
chacun des fragments ci-dessus pour obtenir un bon exemple de montage.

Et vous avez ainsi la révélation du secret de fabrication d’un découpage technique, d’un montage,
vraiment captivant et d’une véritable force émotionnelle, bien différent d’une alternance ahurissante de
plans gros, moyens et généraux!
La règle de base de la méthode reste valable pour les deux domaines. Le but est de commencer par
décomposer le sujet traité en images concrètes déterminantes, puis de faire que ces images en se
combinant donnent vie à l’image de départ. Et la formation de cette image chez le spectateur est
indissociable de l’émotion due au contenu du thème traité. Le travail du réalisateur, quand il fait son
découpage technique, est pareillement indissociable de cette émotion. C’est cela seul qui peut lui souffler
les images décisives qui feront jaillir dans les esprits l’image globale désirée.

Là est le secret de cette narration émotionnelle (si différente d’un simple constat) dont nous avons parlé
et qui concerne le jeu de l’acteur tout autant qu’un montage de film.

Ce jaillissement de tableaux rigoureusement sélectionnés et ramenés à deux ou trois détails d’une


extrême densité préside obligatoirement à la création des plus belles pages littéraires.

Prenons Poltava de Pouchkine. Arrêtons-nous à la scène de l’exécution de Kotchoubeï221. Dans cette


scène, le thème "la fin de Kotchoubeï" est rendu avec force par l’image "fin de l’execution de Kotchoubeï".
Cette image naît de la juxtaposition de trois détails "documentaires" sur lesquels s’achève l’exécution.

Trop tard, leur a dit quelqu’un

En pointant le doigt vers un champ.

L’échafaud a été démonté,

Un pope en noir a prié,

Sur une charrette deux cosaques ont chargé

Le cercueil de chêne.

Difficile de trouver un choix de détails qui puisse donne une plus forte image de la mort que dans cette
scène finale.

Que cette méthode permette d’atteindre à l’émotion, le fait est confirmé par de curieux exemples.
Prenons dans ce même Poltava une autre scène, celle où le poète fait comme par magie surgir devant le
lecteur l’image d’une fuite dans la nuit :

… Personne n’a su quand et comment

Elle s’est enfuie. Seul un pêcheur

Cette nuit-là entendit des chevaux galoper,

Un cosaque parler, une femme chuchoter…

Trois éléments :

1. Un galop de chevaux

2. La voix d’un cosaque

3. La voix d’une femme.

Encore une fois trois images (sonores!) composent une image globale émotionnellement perçue,
contrairement à ce qui se passerait si ces trois éléments n’avaient aucun lien entre eux. La méthode est
employée dans le seul but de provoquer chez le lecteur l’émotion voulue. Une émotion précisément, car
l’information sur la disparition de Mari222 a été donnée par l’auteur une ligne plus haut. (Elle s’est enfuie.
Seul un pêcheur…). Après avoir donné cette information, l’auteur veut encore que le lecteur en éprouve
de l’émotion. Pour ce faire, il passe aussitôt au montage : avec trois détails de la fuite, il fait par un
montage se lever l’image d’une fuite dans la nuit et nous fait ainsi éprouver l’émotion crée.

Aux trois images sonores, il ajoute une quatrième image. Comme une sorte de point final. Et pour cette
quatrième image il choisit un autre registre. C’est un "gros plan" qui n’est pas sonore, mais visuel :

Au matin, l’empreinte de huit sabots

Se voyaient dans la rosée des champs.

C’est ainsi que Pouchkine "fait du montage" quand il veut créer l’image globale d’une scène. Mais il fait
exactement le même travail de "montage" quand il s’agit de donner l’image d’un individu, de décrire
physiquement des personnages. Et là, Pouchkine, par un mélange étonnamment habile de divers aspects
(c’est-à-dire d’images d’objets découpés par le cadrage) obtient des portraits d’une stupéfiante vérité. Les
héros des poèmes de Pouchkine ont une extraordinaire présence physique.
Dans les cas où les "bouts de plan" sont déjà en grand nombre, Pouchkine, question montage, va encore
plus loin. Le rythme basé sur une alternance de phrases longues et de phrases courtes, parfois faites de
deux mots, introduit de surcroît dans le "montage" une dynamique de l’image.

Le rythme accentue le caractère du personnage représenté, apporte du dynamisme à ses faits et gestes.

Et enfin, on peut aussi prendre chez Pouchkine des leçons d’entrée en scène progressive d’un
personnage. De ce point de vue, le meilleur exemple est encore la description de Pierre le Grand dans
Poltava. Rappelons-nous :

I C’est alors que d’en haut inspiré

II Retentit la voix encore sonore de Pierre :

III « A l’œuvre! A la grâce de Dieu! ». De la tente,

IV Entouré de la foule des favoris,

V Sort Pierre. Ses yeux

VI Rayonnent. Le visage est terrible.

VII Les gestes rapides. Il est très beau.

VIII Il est comme le tonnerre de Dieu.

IX Il s’avance. On lui amène son cheval.

X Son fidèle coursier est ardent.

XI Sentant l’odeur de la poudre,

XII Il frémit. Son œil s’affole.

XIII Il s’élance dans la poussière des combats,

XIV Fier de son puissant cavalier.

Nous avons numérotés les vers. Maintenant recopions cet extrait en suivant l’ordre d’un découpage
technique, et en numérotant les « plans » cinématographiques, tels qu’ils sont donnés par Pouchkine.

1. C’est alors que d’en haut inspirée retentit la voix sonore de Pierre : « A l’œuvre! A la grâce de Dieu! »

2. De la tente, entourée de la foule des favoris,

3. Sort Pierre.

4. Ses yeux rayonnent.

5. Le visage est terrible.

6. Les gestes rapides.

7. Il est très beau.

8. Il est comme le tonnerre de Dieu.

9. Il s’avance.

10. On lui amène son cheval.

11. Son fidèle coursier est ardent.

12. Sentant l’odeur de la poudre, il frémit.

13. Son œil s’affole.

14. Il s’élance dans la poudre des batailles, fier de son puissant cavalier.

Le nombre de vers et de "plans" est le même : quatorze dans les deux cas. Mais il n’y a presque pas de
concordance entre le découpage en vers et le découpage en plans; cela n’arrive que deux fois (VIII-8 et X-
11). En outre la charge d’un plan va de deux vers entiers (1,14) à deux mots (9).
C’est très instructif pour les gens de cinéma, le cinéma parlant surtout.

Voyons comment le montage fait apparaître Pierre à l’image:

1, 2, 3, c’est un magnifique exemple d’entrée en scène "signifiante". On a ici trois degrés, trois étapes
dans l’apparition du personnage.

1. Pierre n’est pas encore montré, il n’est annoncé que par le son (de sa voix).

2. Pierre sort de la tente, mais on ne le voit pas encore. On ne voit que l’escorte de ses favoris sortis avec
lui.

3. Et dans le troisième plan seulement, on voit que Pierre sort.

Ensuite : les yeux rayonnants, principal détail de sa physionomie (4). Après ça : le visage en entier (5). Et
à ce moment là seulement la silhouette (jusqu’aux genoux, sans doute) pour montrer les gestes de Pierre,
leur rapidité, leur vivacité. Le rythme et le caractère des gestes sont ici rendus par la "brusquerie", par le
choc de phrases brèves. La silhouette entière n’est présentée que dans le septième plan : « il est très
beau ». Dans le plan suivant cette appréciation générale est renforcée par une comparaison concrète : « il
est pareil au tonnerre de Dieu ». C’est donc dans le huitième plan que Pierre se révèle dans toute sa
puissance (plastique). Ce huitième plan donne sans doute la silhouette de Pierre en pied, traitée avec tous
les moyens d’expression d’un cadrage bien composé montrant la nuée au-dessus de Pierre, la tente de
campagne, les gens autour de lui. Après ce plan d’ensemble "pictural" le poète nous ramène dans la
sphère du mouvement et de l’action par ces mots : « il s’avance » (9). Difficile de saisir et de fixer avec
plus de netteté, comme avec les yeux rayonnants (4), le second trait décisif : le pas, l’allure de Pierre. Ce
bref, ce lapidaire « il s’avance » rend entièrement la sensation de l’immense, de l’énergique, du fougueux
pas de Pierre, que son escorte peine à suivre. Ce "pas" de Pierre, Valentin Sérov l’a saisi et fixé avec le
même talent dans son célèbre tableau montrant Pierre le Grand sur les chantiers de construction de
Pétersbourg.

Je crois que la succession de plans montrant l’entrée de Pierre, que nous avons tirée du texte et exposée
ici, est juste. D’abord, cette "entrée en scène" des personnages est typique en général de la manière de
Pouchkine. Ainsi, l’entrée en scène absolument semblable de la danseuse Istomina (dans Eugène
Onéguine). Ensuite, l’ordre même des mots détermine exactemen l’ordre d’apparition des éléments qui
finissent par former l’image du personnage, qui le "révèlent" plastiquement .

Le 2 et le 3 seraient construits tout à fait autrement si dans le texte nous n’avions pas :

……………………De la tente,

Entouré de la foule des favoris

Sort Pierre…

Mais :

Pierre sort,

Entouré de la foule des favoris,

De la tente…

L’impression produite par une sortie qui aurait commencé par Pierre au lieu de conduire à Pierre, serait
tout à fait autre. C’est un exemple d’expressivité obtenue par des moyens qui relèvent typiquement du
montage. Pour chaque cas, ce sera une construction expressive différente. Et cette construction
expressive à chaque fois prescrira « le seul ordre possible des seuls mots possibles » dont par Tolstoï dans
Qu’est ce l’art?

Il en va de même pour l’image sonore de Pierre (c.f. le plan 1). En effet, il n’est pas dit :

« A l’œuvre! A la grâce de Dieu »

Dit la voix de Pierre, sonore et

D’en haut inspirée…

Il est dit :

C’est alors que d’en haut inspirée


Retentit la voix sonore de Pierre :

A l’œuvre! A la grâce de Dieu »

Pour construire l’expressivité de l’appel, on doit le transmettre de manière à en montrer d’abord


l’inspiration, et les sonorités, puis on doit y reconnaître la voix de Pierre, et pour finir on doit distinguer
ce que prononce cette voix inspirée et sonore (« A l’œuvre! A la grâce de Dieu »). Il est clair que dans une
"réalisation" de ce passage, il serait facile de satisfaire aux premières exigences avec une phrase venue
de la tente, dont les mots seraient inintelligibles mais dont on aurait déjà perçu l’inspiration et la
sonorité, où nous aurions pu ensuite reconnaître la voix de Pierre.

On le voit, tout cela a une énorme importance pour l’enrichissement des moyens d’expression du cinéma.

Cet exemple est aussi un modèle en matière d’agencement son-image223. On peut penser que dans ce
domaine il n’est guère facile de trouver des "guides pratiques" et que pour acquérir de l’expérience il ne
nous reste qu’à étudier les coordinations de musique et de mouvement dans les opéras ou dans le ballet!
Or Pouchkine nous apprend même comment faire pour que des images visuelles ne coïncident pas
mécaniquement avec des articulations à l’intérieur de la structure musicale.

Arrêtons-nous sur le cas le plus simple : la non-concordance entre les cadences musicales (ici, des vers! )
et la fin, le début et l’étendue des scènes visuelles. Schématiquement çela donnera ceci :

La rangée du dessus comprend les quatorze vers de la strophe, celle du dessous les quatorze images
qu’ils véhiculent.

Le schéma indique leur position respective dans la strophe. On y voit clairement la subtile écriture
contrapuntique de couplage son-image utilisée par Pouchkine pour obtenir de remarquables résultats. A
l’exception des cas VIII-8 et X-11, nous ne trouvons pas une seule fois des combinaisons identiques de
vers et d’images correspondantes.

En outre, image et vers ne concordent qu’une seule fois et par la dimension et par le numéro d’ordre :
c’est VIII et 8. Ce n’est pas fortuit. La concordance entre l’articulation de la musique et de l’articulation
de l’image met en valeur le plan le plus important à l’intérieur du montage. Il est seul de son espèce :
c’est le plan 8 qui dévoile dans toute son ampleur la figure de Pierre le Grand. Ce vers est aussi le seul à
être une comparaison imagée (Il est comme le tonnerre de Dieu). On voit que la concordance son-image
est utilisée par Pouchkine pour le cas le plus fort, le plus frappant. Ainsi ferait un monteur expérimenté,
véritable compositeur de combinaisons son-image.

En poésie, le report d’un vers sur l’autre, d’un ou plusieurs mots d’une phrase-image s’appelle
enjambement.

« … Quand l’articulation métrique ne concorde pas avec la syntaxe, il se produit un enjambement… Le


signe le plus marquant de l’enjambement, c’est la présence à l’intérieur du vers d’une pause syntaxique,
plus signifiante qu’au début ou à la fin du vers », écrit Jirmounski, dans Introduction à la métrique. Le
même Jirmouski donne une interprétation de ce type de construction non dépourvue d’intérêt pour nos
couplages son-image : « Toute non-concordance entre articulations syntaxique et métrique est une
dissonance calculée, laquelle est résolue là où la pose syntaxique, après plusieurs non-concordances, finit
par coïncider avec la limite de la rangée rythmique… ». Une poésie de Polonski, que cite Tyanov224, dans
Problèmes du langage versifié en donne un exemple très clair :

Regarde : elle est encore debout

La cabane où voici

Un demi-siècle, d’un regard avide

Ton cher regard je cherchais.

Rappelons qu’une articulation métrique qui ne coïncide par avec l’articulation syntaxique reproduit en
quelque sorte le rapport existant entre le pied et le mot, chose beaucoup plus fréquente que le cas de
l’enjambement. « …D’habitude les frontières des mots ne coïncident pas avec celles des pieds. Les
théoriciens anciens de la poésie russe y voyant une des conditions de l’eurythmie…225 » Ici la
concordance n’est pas habituelle, elle est même très rare. Les concordances sont calculées pour obtenir
des effets inattendus. Par exemple chez Balmont226, La barque nostalgique :

Le soir. Bord de mer. Soupir du vent.

Majestueux appel à la houle


La tempête est proche. Sur le rivage vient battre

La barque noire sourde aux sortileges…

L’enjambement est très présent chez Pouchkine. Dans la poésie anglaise chez Shakespeare et Milton;
après eux, chez Thomson (VIIIème siècle), Keats et Shelley. Chez les Français, dans la poésie d’Hugo et de
Chénier. Quand on examine des exemples de ce type et qu’on analyse cas par cas les motivations de
départ et les effets obtenus, on acquiert une très riche expérience en matière de répartition d’image et de
montage sonore.

Habituellement la graphie d’un poème se base sur une division en strophes, elles-mêmes divisées en
unités rythmiques : le vers. Mais nous avons en poésie le puissant représentant d’une autre graphie :
Maïakovski. Dans ses "vers hachés", les coupures ne se font pas en fonction des limites du vers, mais
selon celles des "plans".

Maïakovski ne coupe pas ses vers selon la métrique :

Espace sidéral. Envolez-vous,

Rentrez dans les étoiles.

Mais les découpe en "plans" :

Espace sidéral….

Envolez-vous,

Rentrez dans les étoiles.

Et Maïakovski coupe le vers comme le ferait un bon chefmonteur pour agencer une scène de collision
(entre les étoiles et Essenine). D’abord une chose. Puis l’autre. Ensuite le choc de l’une et de l’autre.

1. Espace sidéral (si l’on filme ce "plan", il faut prendre les étoiles de façon à en faire sentir la présence
tout en soulignant le vide de l’espace).

2. Envolez-vous.

3. Dans le plan 3 seulement on montre le contenu du 1 et du 2 dans une situation de choc.

Chez Griboiédov aussi nous trouvons de ces enjambements. Sa comédie Du malheur d’avoir de l’esprit, en
fourmille. Par exemple :

Lisa :

Bien sûr, c’est pour ça qu’il lui faut

De l’argent, pour vivre, pour donner des bals;

Prenez le colonel Skalozoub :

Et plein aux as, et bientôt général… (Acte I).

Ou bien Tchaski :

Vous n’êtes pas très gais;

Pourquoi? Mon arrivée à contretemps?

Est-ce que Sofia, par hasard aurait

Eu quelque fâcheux ennui? (Acte II).

Mais, sur un autre plan, Du malheur d’avoir de l’esprit est encore plus intéressant pour un monteur,
quand on compare les manuscrits et leurs différentes éditions. Le fait est que les éditions les plus tardives
diffèrent des premières par des variantes dans le texte, et surtout par une ponctuation modifiée, alors que
même les mots et leur ordre sont inchangés. Les éditions postérieures, en bien des cas, s’écartent de la
ponctuation originale, celle de l’auteur, or cette ponctuation est fort instructive au point de vue montage.

Aujourd’hui, il est de tradition d’adopter la ponctuation suivante et la diction qui va avec :

Quand donc le Créateur nous débarrassera-t-il

De ces chapeaux, des bonnets, des épingles à cheveux,


Des marchands de livres et de babioles…

Alors que dans le texte original de Griboiédov, on a :

Quand le Créateur nous débarrassera-t-il

De ces chapeaux! Des bonnets!! Des épingles à cheveux!!

Des marchands de livres et de babioles!!!

Il est évident que la diction dans les deux cas est complètement différente. Bien plus : dès que nous
essayons de visualiser la chose sous forme de plans, nous voyons tout de suite que la version qui n’est pas
celle de Griboiédov englobe les chapeaux, les bonnes et les épingles à cheveux en un seul plan général,
où tous les objets sont représentés ensemble. Alors que dans la version de Griboiédov, chacun de ces
accessoires de toilette a droit à son gros plan et que les plans se succèdent comme dans un montage.

Les points d’exclamation doublés et triplés sont à cet égard tout à fait significatifs. Ils sont comme
l’indication d’un grossissement croissant des plans. Le grossissement qui dans la diction se marque par
un haussement de la voix, s’exprimerait dans les plans par un agrandissement des objets.

Le fait que nous nous permettions de parler de dimensions d’objets donnés à voir est tout à fait légitime.
Ce n’est pas contradictoire avec cette circonstance qu’il n’y a pas ici de description, comme dans le
Poltava de Pouchkine évoqué plus haut. Ici, le personnage de Famoussov ne nous fait pas une description,
nous n’avons pas un auteur qui par une succession de détails veut nous faire progressivement voir, par
exemple, Pierre le grand dans Poltava. Ici, nous avons une énumération que prononce le personnage
exaspéré. Y a-t-il là une différence de fond? Bien sûr que non! Car, pour s’en prendre avec une
authentique fureur à ces chapeaux, à ces bonnets, à ces épingles, l’acteur au moment où il dit son texte
doit les tenir autour de lui et devant lui : il doit les voir! Il peut les voir devant lui comme une masse
globale (un plan général), mais il peut en voir l’accumulation sous forme de "montage" faisant se
succéder chaque objet pris isolément. Et pris de plus en plus près, dans un rapprochement suggéré par
les doubles et les tripes points d’exclamation. La question de savoir comment visualiser les objets - dans
un plan d’ensemble ou dans plusieurs plans—n’est pas un vain jeu de l’esprit : car de cette visualisation
des objets dépendra le degré d’intensité des intonation de l’acteur. Et cette intensité ne sera pas
artificielle, elle sera le reflet naturel de la force avec laquelle l’acteur imagine l’objet devant lui.

On voit bien par là à quel point une construction avec "montage" est plus frappante et plus expressive
qu’une construction donnée "sous un seul angle", comme dans la ponctuation plus tardive du Malheur
d’avoir de l’esprit.

Chose curieuse, les exemples de ce genre abondent chez Griboiédov. Par ailleurs, la version primitive
diffère en ceci qu’elle conduit toujours à découper le "plan général" en "gros-plans" et jamais l’inverse.
Ainsi, par exemple la ponctuation traditionnelle :

Pour comble de prodige

S’est ouvert le sol, et vous, de là,

Pâle comme la Mort…

Cette ponctuation n’est pas exacte. Au lieu de ça, Griboiédov écrit :

Pour comble de prodige

S’est ouvert le sol, et, vous, de là,

Pâle comme la Mort!

C’est encore plus surprenant et encore plus remarquable dans ce vers-ci :

Il passera chez eux pour un rêveur dangereux.

Or il se trouve que Griboiédov ponctue cela autrement.

Il passera chez eux pour un rêveur! Dangereux!

Dans les deux cas nous avons quelque chose qui est proprement du montage. Au lieu du peu expressif «
pâle comme la mort », nous avons deux visions d’une force croissante : 1) « pâle » et 2) « comme la mort
». On observe exactement la même chose dans le second cas, où le thème encore une fois va croissant
d’une fois sur l’autre.

On le voit, l’époque de Griboiédov et de Pouchkine n’ignore rien du montage; et Griboiédov, par exemple,
sans recourir à la typographie des poèmes de Maïakovski, trouve bien souvent un écho chez notre plus
grand poète contemporain.

Notons que les « correcteurs » de Griboiédov ont fait le chemin inverse de celui qu’effectue Maïakovski
de variante en variante—toujours dans la même optique du montage. C’est le cas dans cette poésie dont il
s’est conservé deux étapes.

Première rédaction :

… Vous êtes tout ce qu’il y a de bas, de vil

Et la voilà, la voilà partie en injures…

La version définitive :

… Tu es ce qu’il y a de plus bas,

Ce qu’il y a de plus vil… »

Et la voilà,

Et la voilà,

Et la voilà partie en injures…227

Dans la première rédaction il y a au maximum deux plans. Dans la seconde, cinq. Un « grossissement »
dans le deuxième vers par rapport au premier; et trois plans sur le même thème dans les vers trois,
quatre et cinq.

On le voit, l’art de Maïakovski, vu sous l’angle du montage, est évident. D’ailleurs, si l’on va par là, il est
plus intéressant de se tourner vers Pouchkine, puisqu’il est d’une époque où l’on ne parlait pas encore de
"montage" en tant que tel. Maïakovski, lui, est d’une époque où la notion et les principes de montage sont
largement représentés dans toutes les formes d’art ayant des points de contact avec la littérature :
Théâtre, cinéma, photomontage, etc. C’est pourquoi on jugera plus piquants, plus intéressants et peut-
être plus instructifs les exemples de montage tirés du patrimoine classique, où les interférences avec des
domaines voisins sont moins présentes ou complètement absentes (avec le cinéma par exemple).

Ainsi qu’il s’agisse de combiner des images, des sons, ou les deux à la fois, qu’il s’agisse de créer une
situation, qu’il s’agisse de faire vivre "par magie" la figure d’un personnage—comme Pouchkine ou
Maïakovski- partout on est en présence de la même méthode de montage.

Quelle conclusion tirer de tout cela?

La conclusion est qu’il n’y a pas contradiction entre la méthode d’un poèt e, la méthode par laquelle ce
même acteur agit à l’intérieur d’un plan de cinéma, et la méthode par laquelle ses gestes, ses actes, tout
comme les actes de son entourage (et finalement toute la matière d’un film) brillent et chatoient dans les
mains d’un cinéaste, grâce à un montage mis en œuvre pour la réalisation du film. Car à la base de tout
on trouve à un même degré les mêmes forces vives, les mêmes qualités humaines propres à tout individu
comme à tout art humaniste et vivant.

Tout cela nous fait une nouvelle fois réfléchir à la question de l’obligation qu’ont les cinéastes de
posséder, au même titre que la connaissance de l’art de l’acteur, de l’art du théâtre et de l’art littéraire,
toutes les finesses de l’art du montage.
Notes de l’édition originale:

Le texte a été rédigé de mars à mai 1938. Publié pour la première fois dans la revue Iskousstvo kino,
1939, p.37–49. Les Archives Centrales d’Art et de Littérature possédaient quatre versions du manuscrit
d’Eisenstein (f.1923, op.1 éd. hr. 1180–1186). C’est la dernière version que reproduit le plus
complètement l’ouvrage de Kouletchov, Eléments de mise en scène cinématographique, Moscou, 1941,
pp. 310–333; c’est celle que nous publions avec quelques corrections effectuées d’après le manuscrit
original. Une petite coupure a été faite pour éviter de répéter mot pour mot un même paragraphe.

La problématique du montage et les questions qu’il pose ont intéressé Eisenstein tout au long de sa vie de
réalisateur. Le "prélude" à l’ensemble des textes d’Eisenstein sur le montage, fut le manifeste intitulé
Montage des attractions (publié dans ce tome ci), dont les principes furent étendus du théâtre au cinéma
dans Méthode de réalisation d’un film de travail. Les idées de ces premiers manifestes furent soit
développées soit révisées dans les grands textes théoriques de la fin des années vingt Béla oublie les
ciseaux, Jonction inattendue, Avenir du cinéma par lan Déclaration, Hors champs, Perspectives, La
quatrième dimension au cinéma ainsi que dans des articles et dans des cours dans les années trente : Hé
! Sur la pureté du langage du cinéma, Exemple d’une étude de style de montage, etc. Quand on les
compare au présent essai, il est aisé de voir l’évolution d’Eisenstein quant à la place et à la fonction du
montage dans la réalisation d’un film.

S’éloignant des conclusions catégoriques de ses premiers manifestes, Eisenstein étend peu à peu le
champ du montage cinématographique. Il y voit un moyen de développer un thème dans une progression
non seulement logique mais émotionnelle, un moyen de faire connaître et de recréer la réalité à l’écran,
en s’appuyant sur les possibilités du cinéma parlant. Critiquant aussi bien ceux qui tenaient le montage
pour "tout" que ceux qui le tenaient pour "rien", Eisenstein souligne son importance particulière pour le
cinéma présent et à venir.

Commencé en 1937, le travail sur un ouvrage intitulé Montage228 devait généraliser les idées
d’Eisenstein sur la question. Malheureusement, il ne fut pas achevé. « Montage 38 » est un texte qui
ouvre un cycle indépendant d’études sur la question du montage dans le cinéma parlant.

S’appuyant sur les acquis de la littérature, de la peinture et de l’art du comédien, Eisenstein vise à
montrer qu’un auteur doit dans toutes les formes d’art s’inspirer du principe du montage au sens large,
s’il veut créer une image globale d’un phénomène et non sa simple représentation. La démonstration de
la nature dynamique de l’image est ici un point essentiel. L’image de l’ensemble d’une œuvre ou d’une
scène prise isolément, tout comme l’image du personnage créé par l’acteur « ne se donne pas, mais
surgit, prend naissance » (c’est Eisenstein qui souligne), autrement dit elle prend forme dans le temps. La
base de cette formation dynamique de l’image globale, est pour Eisenstein le montage par juxtaposition
d’images concrètes, et il montre l’effet de ce principe aussi bien dans la genèse de l’œuvre que dans la
perception de celle-ci par le spectateur (par le lecteur). La méthodologie et le mode démonstratif de cette
thèse ajoutent au texte un aspect important en l’insérant dans un ensemble d’écrits, où Eisenstein
analyse la façon dont un créateur concrétise son projet artistique229.
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Macherey, Pierre, « Lénine, critique de Tolstoï », revue La Pensée, juin 1965.


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Introduction
1
Daney, Serge, La rampe, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma, p. 85.

1. Le conflit des Avant-Gardes et le montage


2
La diffamation calomnieuse était le premier acte du stalinisme au quotidien ; les staliniens n’ont pas eu de mal à
instrumentaliser ceux qui voulaient s’emparer des idées, du travail, des biens personnels des intellectuels. Toute la réflexion
artistique est partie en fumée et a été embarquée pour le silenc e des camps et autres emmurés vivants du stalinisme.

3
Poudovkine, Vsevolod, Film technique, 1932, URSS, traduction Ivor Montagu, New-York, USA, 1949.

4
Ibid.

5
Ibid.

6
Ibid.

7 Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Réflexions d’un cinéaste, du Progrès, Moscou, 1958.


8
Bazin, André, Qu’est-ce que le cinéma, « Le montage interdit », du Cerf, Paris, 1958.

9
Rancière, Jacques, la Fable cinématographique, Seuil, Paris, 2001.

10
Léger, Fernand, « A propos du cinéma », Plan, Paris, 1931 ; cité par De Haas, Patrick, dans Cinéma intégral, Transédition, Paris,
1985, p.135.

11
Vertov, Dziga, « Instructions provisoires aux cercles ciné-œil », Sur les chemins de l’art, Ed. du Proletkult, Moscou, 1926,
traduit dans. Articles, journaux, projets, 10/18 et Cahiers du Cinéma éd., cité par De Haas, Patrick, dans Cinéma intégral, opus
cité, p.185.

12
De Haas, Patrick, opus cité, p.135.

13
Ibid.

14
Ibid.

15
Ibid., p. 7.

16
Cendrars, Blaise, L’ABC du cinéma, Les Ecrivains réunis, 1926, cité par De Haas, opus cité, p. 137.

17
Ibid., p.139.

18
Ibid., p. 141.

19
Chklovski, Noam, « L’Art comme procédé », in Théorie de la littérature, Seuil, Paris, 1965, p. 83.

20
Lyotard, Jean-François, « l’acinéma », des Dispositifs pulsionnels, Klincksieck, Paris, 1973, pp. 51–65.

21
De Haas, Patrick, opus cité.

22
Léger, Fernand, « Vive Relâche », Der Querschnitt n°1, 1925, cité par Patrick De Haas, opus cité, p. 143.

23
Avec Revault d’Allonnes, Mike Dufrenne anima la Revue d’Esthétique et géra la collection Esthétique chez Klincksieck. Il
construisit cette idée que l’œuvre dans son déploiement se révèle comme un quasi sujet.

24
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Stuttgart », 1929, traduit par Albera, François, Eisenstein et le constructivisme russe, l’Age
d’homme, Genève, 1990 pp. 56 à 90.

25
Ibid,. p. 66.

26
Idbi

27
Ibid.

28
Ckhlovski, Victor, « Cinq feuilletons sur Eisenstein », in Sovietski ekran n°3, cité par François Albera, dans Eisenstein et le
constructivisme Russe, opus cité.

29
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Au-delà des Etoiles, UGE 10/18, Paris 1974, p.147.

30
Ibid., p.127.

31
Dans les textes publiés sur « le Montage pathétique », Eisenstein entend que l’instance décisive se trouve entre les mains du
monteur.
32
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Réflexions d’un cinéaste, Ed du Progrès, Moscou, 1958.

33
Ibid.

34
Ibid.

35
Metz, Christian, Essais sur la signification au cinéma, Ed. Klincksieck, Paris 1968.

36
Ibid., p. 39.

37
Ibid., p. 41.

38
Ibid.

39
Ibid.

40
Ibid.. p.41

41
Ibid., p.40.

42
Le jeu de la construction narrative du spectacle filmique est assez sérieux et épineux dans le septième art. L’art filmique est
comme tous les jeux intelligents un jeu d’enfant, un jeu de fantasmes, de désirs, à tel point que les adultes qui regardent des
images, les fictions, ne sont pas pris pour des enfants ni pour des imbéciles. Car les adultes qui aiment le cinéma sont ceux qui
n’ont pas oublié le fondement de l’espèce humaine autour du désir et du jeu. Le jeu fonde la formule qui fait le sel de la vie de
ceux qui n’ont pas renoncé au plaisir et à l’amour, au savoir libérant. Ils sont lavés du goût de l’ignorance et puisent au goût du
désir de vivre et de savoir. Le désir de vivre et le plaisir du jeu fondent l’être au lieu de l’effacer dans le renoncement moraliste,
stalinien, fasciste, victorien, puritain, des années vingt-trente en Europe. Il n’y aurait pas eu d’artiste sans expérimentation. De
même, il n’y aurait pas eu de scientifique sans expérimentation. Mais il y a eu et il a toujours des tâcherons serviles fins
gestionnaires de la régression planétaire. L’artiste, le chercheur, inventent parce qu’ils jouent.

43
Ibid.

44
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Au -delà des Etoiles, 10/18, 1974, p.309.

45
Eisenstein, Serge ï Mikaïlovitch, La Non-Indifférente Nature Œuvres/2 10/18, pp. 31–32.

46
Ibid.

47
Ibid., p.32.

48
Ibid., p.33.

49
Ibid., p. 32

50
Ibid., p. 33

51
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Réflexion d’un cinéaste, Editions de Moscou, 1958.

52
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Montage 38 », dans Réflexion d’un cinéaste, Editions de Moscou, 1958, p.72.

53
Ibid.

54
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Au-delà des Etoiles, 10/18, 1973, p.128.

55
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Réflexion d’un cinéaste, Editions de Moscou, 1958.

56
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Au -delà des étoiles, 10/18, Paris, p. 128.

57
In Cahiers du cinéma, n°225, p. 38.

58
Eisenstein/Nijny, Mise en scène, p. 60.

59
Ibid., p. 60 et suivantes.

60
Ibid.

61
Ibid.

62
Ibid.

63
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Montage 38 », Réflexions d’un cinéaste, éditions de Moscou, p. 29. Dans Réflexion d’un
cinéaste, nous n’avons que des extraits de « Montage 38 », choisis par les éditions de Moscou, et non la totalité du texte édité
dans les Œuvres choisies en 6 volumes, dont nous publions la traduction de madame Bernadette Ducrest, dans ce volume, p. 187
et suivantes.

64
Ibid., p. 94

65
Ibid.
66
Ibid.

67
Ibid.

68
Ibid., p. 90.

69
Ibid., p. 91

70
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Montage 38 », traduction B. Ducrest, p. 187 et suivantes du présent ouvrage.

71
Ibid.

72
Ibid.

73
Ibid.

74
Ibid., p. 221.

75
Ibid.

76
Ibid., p. 222.

77
Ibid.

78
Ibid.

79
Ibid.

80
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Réflexion d’un cinéaste, Ed. de Moscou, 1948.

81
Ibid., p. 91.

82
Ibid.

83
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Montage 38 ».

84
Ibid.

85
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Réflexions d’un cinéaste, éd. de Moscou, 1958, p. 92.

86
Ibid., p. 93.

87
Ibid.

88
Ibid.

89
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Sur la question d’une approche matérialiste de la forme », Cahiers du Cinéma n°s 220–221,
mai-juin 1970, p. 33.

90
Barthes, Roland, « Critique muette et aveugle », Mythologies, Seuil, Paris, 1957, p.37.

91
Ibid.

92
Ibid.

93
Lénine, « Brouillon de la résolution », Œuvres, 4ème édition russe, Tome 42, In Culture et Révolution culturelle, Ed du Progrès,
Moscou, 1966, p. 177, publié dans les Cahiers du Cinéma n°s 220–221, mai-juin 1970, p.31.

94
Ibid.

95
Publié dans la revue Krasnaïa Novi, n°3, 1926.

96
Vertov, Dziga, Articles, journaux, projets, UGE 10/18, Paris, 1972, p. 171.

97
Ibid., p.105.

98
Ibid.

99
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Perspectives », Cahiers du Cinéma n°209, février 1969, p. 25.

100
Goodman, Nelson, Langages de l’art, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1990, pp. 288 et 289.

101
Ibid.

102
Leyda, Jay, revue Kino 1939, p. 268–269.
103
Ibid.

104
Ibid.

105
Ibid.

106
Ibid.

107
Lire à ce propos Bernas, Steven, les Ecrits mexicains d’Eisenstein, L’Harmattan, Paris, 2000.

2. Lire l’esthétique théorique d’Eisenstein


108
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, la Non-indifférente nature/1, Œuvres 2, UGE 10/18, Paris, 1976, p. 26.

109
Nelson Goodman est neutre face au Monde. Eisenstein est tout sauf neutre. Goodman joue les placides de la fausse objectivité
scientifique lorsqu’il affirme : « En réalité, quelle que soit la science, l’objectivité requise proscrit une pensée hypothéquée par le
désir ». Le retrait du désir du sujet en art est une condamnation pure et simple de l’esthétique cognitiviste américaine. Goodman,
Nelson, Langages de l’art, Jacqueline Chambon éd., Nîmes, 1968, p. 294.

110
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Réflexions d’un cinéaste, Ed. de Moscou, 1958, p. 82.

111
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Les bolchevicks rient » dans Réflexions d'un cinéaste, opus cité.

112
Ibid., p. 82.

113
Ibid., p. 81.

114
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Autocritique : Les erreurs du Pré de Béjine », Littérature Internationale n°8, 17 avril 1937,
cité par Leyda, Jay, dans les Cahiers du Cinéma 226–227, février 1971.

115
Ibid.

116
Pleynet, Marcelin, « Le Front Gauche de l'Art », Cinétique, 1969.

117
Kozintzev, Grigory Ecran Profond, Moscou, 1968.

118
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Au-delà des étoiles, UGE 10/18, Paris 1974, p.266.


119
Eisenstein / Nijni, Mettre en scène, UGE 10/18, Paris, 1973.

120
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Au -delà des étoiles, opus cité, p. 236.


121
Ibid.

122
Ibid.
123
Lacan, Jacques, Silicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, p. 55–99.


124
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Au -delà des Etoiles, opus cité.

125
Ibid.


126
Ibid.

127
Ibid.

128
Ibid .

129
Ibid.

130
Eikhenbaum, B. M., « La théorie de la méthode formelle » (1927), in Théorie de la littérature, Seuil, Paris, 1965, pp. 31 à 75.
131
Ibid.

132
Chklovski, Victor, « l’art comme procédé » (1925), Théorie de la Littérature, Seuil, Paris, 1965, pp. 76 à 96.

133
Lebel, Jean Jacques, Cinéma et idéologie, éd. Sociales, Paris, 1971.
134 Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Réflexions d'un cinéast e. Ed. de Moscou, 1958.

135
Ibid.

136
Lénine, « Lettres à Clara Zetkin », éd. Spartakus, 1942.

137
Marcuse, Herbert, La dimension esthétique, Seuil, Paris, 1979, p. 23 à 78.

138
Barthes, Roland, Le plaisir du te xte, Seuil, Paris, 1973.

139
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Montage 38 ».

140
Zetkin, Clara, Lénine tel qu'il fut, Bureau d'éditions, Paris. 1934, p. 211.

141
Zetkin Clara, De l'émancipation des femmes, Bureau d'éditions, Paris, p. 73.


142
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Sur la question d'une approche matérialiste de la forme », Cahiers du Cinéma, n° 220–221,
mai-juin 1970.

143 Ibid.

144
Kristeva Julia, « Le geste, pratique de communication », Langage n° 10, 1968.

145
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Réflexions d’un cinéaste, opus cité.

146
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Sur la question d'une approche matérialiste de la forme », Cahiers du Cinéma, n°s 220–221,
mai-juin 1970.

147 Brecht, Bertold, Sur le réalisme , Arche, Paris, 1997.

148
Ibid.

149
Ei senstein, Sergeï Mikaïlovitch, « Montage 38 ».

3. L’autonomie du processus esthétique

150
Châtelet, François, Hegel, Seuil, Paris, 1968–1994, p. 116.

151
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, Au-delà des Etoiles, opus cité, p. 129.

152
Hegel, l’Idée du Beau, Aubier, Paris, 1964, p. 60.

153
Hegel, Introduction à l’esthétique, Flammarion, Paris, 1979, p.151.
154
Hegel, Esthétique, le Livre de Poche, Paris, 1997, p.59.


155
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, La Non Indifférente Nature, opus cité, p. 97.


156
Ibid., p.298.


157
Ibid., p.297.


158
Hegel, L’Idée du Beau , Aubier, Paris, 1964, p. 29.

159
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch La Non Indifférente Nature, opus cité, p. 307.

160 Ibid., p.287.

161 Hegel, Esthétique, opus cité, p. 383.


162
Hegel, Cours d'esthétique, opus cité, p. 23.

163
Adorno, T. W., Théorie esthétique, cité par Jimenez, Marc, la Querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris, 2005.

164
Petit dictionnaire philosophique, Ed de Moscou, 1977.
165
Ibid.

166
Ibid.

167
Ibid.
168
Derrida, Jacques, la Vérité en peint ure, Flammarion, Paris, 1978, p. 283

169
Hegel, l'Idée du Beau, Aubier , Paris, 1964, pp. 98–99.

170
Ibid., p. 45.

171
Ibid., p. 118, note 56.

172
Ibid., p. 122.
173
Ibid.
174
Adorno, Theodor W, Trois études sur Hegel, Payot, Paris, 2003.
175
Macherey, Pierre, Lettr e à Gorki, février 1908, in « Lénine, critique de Tolstoï », revue La Pensée, juin 1965.

176
Ibid .

177
Ibid

178
Eisenstein, Sergeï Mikaïlovitch, opus cité, p. 3 2.

179
Ibid.

180
Ibid., p. 35.

181
Eisenstein, Ser geï Mikaïlovitch, opus cité, p. 82.

182
M acherey, Pierre, « Lénine critique de Tolstoï », La Pensée, juin 1965.

183
Metz, Christian, Essais sur la signification au cinéma, Klincksieck, Paris, 1974, tome l, p. 13.


184
Marcuse, Herbert, la Dimension esthétique, opus cité , p. 54.

185
Selon E isenstein, dans « Montage 38 », c’est ce même travail que doit effectuer le spectateur, au même titre que l’auteur,
mais à un autre degré.


186
Lyotard, Jean-François, des Dispositifs pulsionnels, Bourgois, Paris, 1980, p. 229.

187
Marcuse, Herbert, la Dimension esthétique, opus cité, pp 23 à 25.

188
Ibid.


189
Ibid.


190
Lyotard, Jean-François, Discours, figure , Klincksieck, Paris, 1971, p. 272.

191
La quête du plaisir traverse chez Eisenstein le refoulé affiché et s'exprime largement, en ce qu'elle inverse la problématique
de l'œuvre du cinéaste et pose la question du dispositif pulsionnel à l'œuvre dans l'écriture filmique.

192
Bernas, Steven, les Ecrits mexicains d’Eisenstein, L’Harmattan, Paris, 2000.

4. Montage et image
193
Rancière, Jacques, le Destin des images , La Fabrique, Paris, 2003.

194
Ibid., p. 19.
195
Ibid., p. 30.
196
Allen, Woody La Rose pourpre du Caire, film, USA, 1984.

197
Ibid.

198
Ibid., p. 32.

199
Barthes, Roland, « Le troisième sens », Cahiers du Cinéma n° s217–218, 1970, repris dans l’Obvie et l’obtus, Essais critiques
III, Seuil, Paris, 1982.

200
Didi-Huberman, Georges, Devant l’image , Minuit, Paris, 1990, p. 86.

201
Ibid, p.30.


202
Benjamin, Walter, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproducti bilité technique, Essai 2, Denoël, Gonthier, Paris, 1983, pp 98–99.

203
Ibid., p.161.

5. « Montage 1938 » d’Eisenstein traduit par B. Ducrest


204
« Montage 38 », de Serge Eisenstein. Nous traduisons ici le texte, inachevé, figurant dans le tome 2 des Œuvres en 6
volumes, Moscou, 1947.

Ce texte « Montage 38 », a été publ ié dans Réflexions d’un cinéaste, éditions de Moscou, 1958, pp. 72 à
117, dans la traduction effectuée par Lucia et Jean Cathala.


205
Bierce, Ambrose (1842–1914), romancier américain.


206
Eisenstein pense à ses écrits théoriques des années vingt, notamment Perspectives, « Belà oublie les ciseaux » et Hors champ,
où il exposait le principe du montage et de la juxtaposition d’images.

207
Eisenstein a plus d’une fois repoussé le s accusations de formalisme formulées à son encontre, soulignant la différence entre le
contenu de l’œuvre (qui englobe idées et aspect plastique, et qui est dicté par l’attitude de l’artiste devant la réalité) et la matière
de l’œuvre (c’est-à-dire le matériau à la disp osition de l’artiste). Pour plus de détails sur cette question, voir Perspectives (dans le
présent tome, pp. 35–44).

208
L’intérêt pour le résultat du collage de deux « fragments de film sans rapport entre eux » préside aux expériences de
plusieur s cinéastes du début des années vingt, et en premier lieu L. Koulechov. Les célèbres expérimentations de Koulechov
consistaient, par exemple, à réunir deux morceaux de pellicule montrant des personnes marchant dans des endroits différents et à
des moments différents, et le spectateur avait l’impression de les voir s’approcher l’un de l’autre ; ou bien il montait un gros plan
du visage très calme de l’acteur Mosjoukhine avec des plans d’objets « sans rapport » avec celui-ci (une assiette de soupe ou un
cercueil), et le spectateur attribuait de lui-même à l’acteur l’émotion correspondante (faim ou chagrin). Les expériences du jeune
Eisestein imprimèrent une direction nouvelle dans ce champ d’explorations. Ainsi, en assemblant dans La Grève un abattoir et la
répression sauvage exercée contre les ouvriers, il cherchait à susciter chez le spectateur une réaction à la fois intellectuelle et
émotionnelle : la haine du régime tsa riste, c’est-à-dire à faire passer l’expérience d’un plan surtout technique à un plan
plastiquement et conceptuellement expressif. Pour plus de détails voir les textes : « Perspectives », « La quatrième dimension au
cinéma », « Montage vertical », « Montage ».

209
Nous verrons plus loin que le même principe dynamique est à la base des images authentiquement vivantes d’un art
apparemment aussi statique et immobile que, par exemple, la peinture. (Note d’Eisenstein)


210
Georges Duroy, le protagoniste de Bel Ami, le roman de Maupassant (1885), décide d’écrire son nom en deux mots, du Roy,
pour en faire un nom aristocratique.


211
Tcherkassov Nikolaï (1903–1966). Interprète du personnage principal dans Alexandre Nevski et Ivan le Terrible.

212
Okhlopkov Nikolaï (1900–1987) Interprète du rôle de Bouslaiev dans Alexandre Nevski.


213
Tchirkov Boris (1901–1982). Acteur.

214
Sverdline Lev (1902–1960). Acteur.

215
Arliss George (1868–1946). Acteur anglais de théâtre et de cinéma. Au cinéma il interpréta plusieurs personnages historiques
: Hamilton, Voltaire, Richelieu, Disrael i, etc. Son « Autobiographie de Georges Arliss » parut à New-York en 1927.
216
Je me réfère à l’ouvrage d’A. Volynski, Léonard de Vinci, appendice V, pp. 624–626. (Note d’Eisenstein)


217
Fédine, Literatournaïa Gazeta, n° 17 du 26 mars 1938. (Note d’Eisenstein)

218
Marx et Engels, Œuvres, tome 1, p. 113 (Note d’Eisenstein).

219
Il est évident qu’un sujet donné tel quel est capable d’émouvoir indépendamm ent de la forme sous laquelle il est présenté. Un
bref communiqué de presse sur la victoire des républicains à Guadalajara émeut davantage que de mener par les procédés de l’art
un sujet déjà émouvant "en soi" à un effet maximum. Il est parfaitement évident sur ce terrain mais absolument pas exhaustif.
(Note d’Eisenstein)

220
Eisenstein a abordé cette question dans son cycle de cours donnés en quatrième année de la faculté de mise en scène, à
l’Institut du Cinéma, pour l’année universitaire 1934–1935. Analysant et comparant la théorie e t la pratique de Stanislavski et de
Meyerhold, Eisenstein montre que les méthodes de ces deux grands maîtres de l’art théâtral ne s’excluent pas, mais simplement
traitent de différents stades de la création d’un spectacle. Pour une série de raisons, Stanislavski met l’accent principalement sur
la première étape qui est celle où le metteur en scène et les acteurs assimilent les bases dramaturgiques du spectacle, alors que
Meyerhold privilégie la seconde étape : celle où le spectacle prend corps sur scène. (Note d’Eisenstein)


221
A la bataille de Poltava (1709) Pierre le Grand remporte une victoire sur Charles XII. Kotchoubeï es t exécuté par Mazeppa,
hetman des cosaques, en 1708 (NdT).

222
Maria est la fille de Kotchoubeï. (NdT)

223
Les problèmes de construction son-image sont traités dans « Montage vertical » (voir ce tome-ci) et dans la Non Indifférente
Nature (tome III). Les tomes renvoient aux Oeuvres complètes en 6 volumes (NdT)

224
Iouri Tynianov (1894–1943). Ecr ivain soviétique, auteur d’une série d’essais et de romans sur Pouchkine, Griboiédov,
Kuchelbecker. Ses Problèmes du langage versifié, parurent en 1924 aux éditions Academia. (NdT)


225
Jirmounski, Introduction à la métrique. Note d’Eisenstein.

226
Balmont Constantin (1867–1942), poète symboliste russe. (NdT)

227
Trépine, V., Dans l’atelier d’écriture de Maïakovski. (Note d’Eisenstein)

Notes de l’édition originale


228
Cf. dans les éditions russes, dans le présent tome, Appendice, Tome 2 des Œuvres en 6 volumes, Moscou, 19 47.

229
Voir dans les éditions russes, dans le présent tome : « Intervention lors de la conférence des travailleurs de la
cinématographie soviétique », 1935, Tome 2 des Œuvres en 6 volumes, Moscou, 1947.
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Table des matières

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Introduction

Théorie et esthétique

1. Le conflit des Avant-Gardes et le montage

1.1. Le jargon de tartuffe contre les prolétaires de l’art

1.2. Lorsque l’hypermoralisme co nduit à l’ignorance

1.3. Le dogmatisme rassure, mais il fige tout

1.4. La langue de bois et le montage

1.5. Le savoir mis à nu par Eisenstein

1.6. Expérimenter, expérimentation

1.7. Le montage : flux, branchement, fusion

1.8. Montage et enjeux théoriques eisensteiniens

1.9. « Montage 38 » et la notion d’auteur chez Eisenstein

1.10. Richesse des Avant-Gardes russes

1.11. Eisenstein dans les Avant-Gardes

1.12. Eisenstein politique

2. Lire l’esthétique théorique d’Eisenstein

2.1. Lire Eisenstein : quelques difficultés

2.2. Lire le non-formulé et lire entre les lignes

2.3. De l’usure du double concept : forme/contenu

2.4. Discours / formalisme / méthode formelle

2.5. L’unité : unité organique et corps filmique.

2.6. Représentation /signification/productivité

3. L’autonomie du processus esthétique

3.1. Esthétique de la théorie de la mort de l’art

3.2. L’esthétique du sensible Hegel/Eisenstei n

3.3. L’idéologie comme contamination du non-art

3.4. La mort de l’art, un come-back

3.5. L’autonomie du processus esthétique


3.6. La fonction esthétique

3. 7. Conclusions esthétiques provisoires

4. Montage et image

4.1. Penser l’imagerie du déjà produit

4.2. Fabuleux/fabuler

4.3. Le statut d’un écart

4.4. La novation du senti dans le pensé

5. « Montage 1938 » d’Eisenstein traduit par B. Ducrest

Notes de l’édition originale

Bibliographie Table des matières

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