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Sur les rapports entre le Temps et l'Espace par René Fouéré

(Revue Spiritualité, Numéros 54-55, Mai-Juin 1949)

Dire que le temps est la quatrième dimension de l'espace, ce n'est rien dire d'autre sinon ceci :
le temps peut être mesuré, repéré sur un axe qui concourt avec les trois axes de coordonnées servant
communément de référentiel spatial. Cela ne signifie à aucun degré que le temps soit homogène à
l'espace. On peut concevoir un solide tétradimensionnel dont les coupes successives, passant par les
points d'une certaine droite, dite axe des temps, fourniront l'image des événements qui peuplent la
durée du monde. Mais le fait que l'on ajoute cet axe privilégié aux trois autres, le fait que l'on donne
à l'univers visible une extension dans une direction insaisissable sur laquelle se compterait le temps,
ce fait, dis-je, n'explique aucunement pourquoi il y a déplacement selon cet axe, cette direction;
déplacement entraînant un mouvement dans l'apparence sensible des choses. Le fait de donner autant
de dimensions que l'on voudra a un solide immuable n'expliquera jamais la genèse d'un mouvement
réel, n'équivaudra jamais à produire ce mouvement. Une géométrie analytique à n dimensions reste
encore une géométrie analytique, si grand que soit n. Elle ne devient une cinématique que si l'on fait
dépendre les coordonnées d'un point d'un paramètre variable, si l'on introduit dans le système un
mouvement.
Cette condition nous fait apparaître l'originalité irréductible du temps; il est ce qui arrache
l'espace à l'immobilité et, par là, engendre la conscience. On peut multiplier les dimensions de
l'espace et les appeler de tous les noms que l'on voudra, il n'en sortira jamais un mouvement. C'est
seulement quand le mouvement existera que le temps se trouvera engendré et que l'on pourra parler
de sa mesure sur un axe privilégié (d'ailleurs qu'on le mesure sur un axe privilégié, faisant fonction
de quatrième dimension de l'espace, ou sur le cadran d'une horloge, cela ne change rien,
fondamentalement, au problème). Mais le temps, pris comme synonyme de changement, de mobilité,
ne sera jamais homogène à l'espace, même si, grâce à un artifice mathématique, on parvient à brasser
les coordonnées de temps à l'instar des coordonnées d'espace. On pourra soutenir et démontrer que la
mesure instrumentale aussi bien que l'appréciation psychologique de l'écoulement du temps sont
dépendants de la vitesse et de la direction des déplacements effectués dans l'espace. Cela ne
constituera en aucune façon la preuve que le temps est homogène à l'espace. On aura simplement
prouvé que le temps peut s'influencer lui-même ou, en d'autres termes, que le mouvement (que l'on
peut dire contenu dans le temps) peut, par le truchement de l'espace, modifier profondément ses
propres apparences, sa propre mesure temporelle.
Notons, d'autre part, qu'expliquer les apparences comme résultant d’un défilé de formes
devant un témoin immuable est une tentative vouée à l'échec. On peut certes alléguer que des ombres
mouvantes projetées sur un mur (Cf. Vivekânanda) créent un spectacle qui n'affecte pas l'immobilité
propre du mur. Mais une conscience n'est pas un mur, et prendre conscience d'un changement, c'est
changer soi-même. Ce changement peut s'accompagner d'une impassibilité morale, il n'en constitue
pas moins un mouvement psychologique. On ne peut percevoir un changement sans y participer. J'ai
écrit ailleurs que le Dieu des théologiens ne pourrait vraiment connaître notre condition, la connaître
telle que nous la connaissons nous-mêmes, sans entrer en elle et la subir, sans se soumettre lui-même
au mouvement de la temporalité.
Selon certains physiciens, attachés aux conceptions d'Einstein, ce serait le mouvement même
de la conscience qui serait responsable de l'apparent mouvement des choses, de même que c'est notre
mouvement sur une route qui explique la déformation continue de l'apparence du paysage traversé.
C'est là une thèse assez voisine de celle de Schopenhauer, sur les rapports entre les formes
individuelles et l' « idée » de l'espèce, et symétrique de celle du Védânta. Elle a l'inconvénient de ne
pas rendre compte de l'action de l'homme sur les choses : le monde n'est pas, sous notre regard, un
pur défilé dont nous serions impuissants à modifier l'ordonnance. Pour être plus rigoureux, il faudrait
dire que le mouvement d'un certain plan sécant, au travers d'une réalité tétradimensionnelle et figée,
définirait à la fois l'évolution des formes externes et celle du contenu total de la conscience du sujet.

René FOUERE.

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