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Les enjeux éthiques du statut des corps vivants

La critique spinoziste de Descartes

Si nous avons parfois coutume de nos jours – et tout particulièrement dans certains
exercices scolaires – d’opposer les philosophes les uns aux autres, et de considérer que l’on
est de l’auteur que l’on étudie, de même que ceux qui étudient d’autres philosophes
penseraient contre lui, les relations ne se concevaient pas nécessairement sur le même mode à
l’âge classique, au sein de la République des Lettres, si ce n’est par ceux qui souhaitaient
brocarder une pensée en lui appliquant une étiquette souvent caricaturale1. Dès lors, être
cartésien ne signifie pas nécessairement être de Descartes, ou professer comme des dogmes
toutes ses thèses, et l’on n’est en retour pas nécessairement anti-cartésien lorsqu’on reprend
un problème soulevé par Descartes sous une autre perspective, par un autre biais, ou encore
plus en amont, en tentant d’en modifier les données.
Pour expliciter ce dernier point, nous avons souhaité prendre l’exemple des conceptions
cartésienne et spinoziste des corps vivants, afin d’étudier dans un cas concret ce que pouvait
signifier pour Spinoza « être cartésien ». Cela revient tout à la fois à étudier les thèses
cartésiennes qui ont pu être à sa portée2, à interroger la manière singulière dont il les a
comprises, pensées et réinterprétées, à voir comment il a repris des problèmes posés par
Descartes en les reformulant en amont, et ainsi à réfléchir sur le biais par lequel il a élaboré
une philosophie propre et personnelle au cœur de ce contexte « cartésien ».
Etre cartésien, ce serait alors lire, prolonger, discuter, infléchir, contredire et
s’approprier la pensée de Descartes, en d’autres termes la considérer comme une pensée
vivante et susceptible de plusieurs lectures et interprétations, une pensée avec laquelle on peut
être en constant dialogue, de laquelle on s’inspire, mais qu’on ne fige jamais en en faisant un
dogme, et au risque de la rendre inerte.

I. LES AVANCÉES CARTÉSIENNES AUX YEUX DE SPINOZA

Une conception mécaniste des corps qui exclut toute âme sensitive et végétative
S'il est un point au sujet duquel la conception cartésienne des êtres vivants fut d'un grand
apport pour la postérité en général, et pour Spinoza en particulier, c'est la façon dont sa mise
en place d'une mécanique des corps permît de les comprendre pour et par eux-mêmes,
indépendamment de tout principe spirituel venant leur donner forme de l'extérieur. En effet,
contrairement aux Anciens, Descartes refuse d'attribuer à l'âme des fonctions végétative,
sensitive3 ou locomotrice en établissant que, selon les lois de la physique, tout corps peut être

1
Le qualificatif de « spinoziste » a ainsi pu signifier « athée » fin XVIIème-début XVIIIème, de même que
« cartésien » a pu vouloir dire « matérialiste », avant de prendre une connotation « rationaliste » plus tard dans
l’histoire des idées en France. D’où l’importance d’interroger les catégories selon lesquelles nous appréhendons
les auteurs, nous formons des courants ou encore nous opposons certains penseurs à d’autres, interrogation qui
est le propre de l’histoire de la philosophie.
2
Descartes est mort en 1650, et Spinoza lui survivra 27 ans ; il a ainsi eu l’occasion, outre ses lectures directes,
d’être en dialogue étroit avec un certain nombre de personnes familières de la philosophie cartésienne, dans son
cercle d’amis comme par le biais de sa correspondance.
3
Lorsque Descartes affirme que c'est l'âme qui sent, c'est au sens où « je comprends, par la seule puissance de
juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux » (Méditations métaphysiques, 2ème
Méditation, Vrin, Paris, 1993, AT IX-25. Toutes les références aux textes cartésiens seront, sauf mention

1
considéré comme ayant en lui-même le principe requis pour son mouvement, sans qu'il soit
pour cela nécessaire de lui adjoindre une âme qui serait alors considérée comme son principe
de vie. Tel était donc l'objectif des explications mécanistes du Traité de l'homme, qui se
conclut comme suit : « ces fonctions suivent tout naturellement, en cette machine, de la seule
disposition des organes, ne plus ne moins que font les mouvements d'une horloge, ou autre
automate, de celle de ses contrepoids et de ses roues, en sorte qu'il ne faut point en leur
occasion concevoir en elle […] aucun autre principe de mouvement et de vie, que son sang et
ses esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son cœur »4. Cette
découverte d'une même régularité à l'œuvre dans le fonctionnement des corps vivants et dans
celui des autres corps physiques, aboutit alors à effacer la spécificité des premiers et à faire de
la physiologie une branche de la physique. Dès lors, Descartes va se donner comme objet
l'explication mécaniste des corps vivants, non en affirmant qu'ils sont des machines, mais en
les considérant méthodologiquement et expérimentalement comme des machines
sophistiquées créées par Dieu.
Ce qu'il importe toutefois de comprendre, nous semble-t-il, c'est la visée avec laquelle
Descartes établit cette mécanique des corps. S'il s'agit ainsi, pour une part, de mettre en place
une physique susceptible d'expliquer le fonctionnement des corps vivants, il ne s'agit pas
moins, d'autre part, d'établir ce qu'est l'âme en partant de ce qu'elle n'est pas, voire même de
ce qu'elle ne peut pas être. En effet, Descartes a toujours considéré que la distinction de l'âme
et du corps prenait le pas sur leur union, du moins du point de vue de la connaissance ; il écrit
ainsi dans le Traité de l'homme qu'il doit « décri[re], premièrement, le corps à part, puis après,
l'âme aussi à part ; et enfin, [montrer] comment ces deux natures doivent être jointes et unies,
pour composer des hommes »5. Dès lors, prendre comme modèle des corps vivants les corps
inanimés que sont les machines revient certes à inscrire le corps humain au sein des autres
corps de la nature, mais également – et peut-être même surtout – à affirmer que l'âme n'est pas
un principe de vie, dans la mesure où elle ne doit être comprise que comme « chose
pensante » (res cogitans). Cela revient donc à réaffirmer tout à la fois la distinction de l'âme et
du corps, l'autonomie du corps dans ses mouvements, ainsi que le caractère exclusivement
pensant de l'âme. Il nous semble ainsi que la hiérarchie des thèses cartésiennes se dessine de
la façon suivante : tandis qu'il ne se révèle pas nécessaire d'attribuer aux corps d’autre
principe de vie et de mouvement que ceux qui relèvent des lois de la physique, il est
impossible de définir l'âme autrement que comme une chose pensante, et donc de
l'appréhender comme le principe général de fonctions vitales.
L'on retrouve bien, dans la philosophie spinoziste, deux éléments de la mécanique des
corps cartésienne : d'une part, l'obéissance à des lois physiques propres, d'autre part,
l'inscription du corps humain au sein des autres corps naturels. En effet, dès le début de la
deuxième partie de l'Ethique, Spinoza définit les corps comme des modes précis et déterminés
de l'étendue, et il place l'étude des corps humains (soit des corps complexes) dans la suite
immédiate de l'étude des corps simples puis composés, en reprenant les mêmes notions6 : tous
les corps (physiques, vivants, humains) sont donc soumis aux lois générales de l'étendue. L'on
peut ainsi considérer que la philosophie spinoziste prolonge en ces deux points la philosophie
cartésienne : les corps suivent bien des lois causales qui sont suffisantes pour expliquer leurs

contraire, citées dans cette édition) ; en d'autres termes, c'est uniquement en tant que le jugement en lequel
consiste la sensation est référé à une activité de la pensée et non rapporté à la passivité d'un organe que l'âme est
dite sentir. Cela ne revient donc pas à attribuer à cette dernière une faculté sensitive au sens où Aristote la
qualifie de « sensible en puissance » (voir De Anima, II, 2 et II, 5).
4
Traité de l'homme, dernier §, in Le Monde, AT XI-202.
5
Ibid., 1er §, AT XI-119-120.
6
Voir à ce sujet la « petite physique » qui fait suite à la proposition 13 d'Ethique II.

2
mouvements, et les corps humains sont bien aussi – quelle que soit leur spécificité – des corps
déterminés par les lois de l'étendue.
Toutefois, Spinoza va plus loin que Descartes sur ce point en posant, parallèlement à ce
mécanisme des mouvements corporels, une explication de type mécaniste de l'enchaînement
des idées. On lit en effet dans la démonstration de la proposition 48 d'Ethique II que « l'esprit
est une manière de penser précise et déterminée »7 ; en d'autres termes, les idées elles-mêmes
s'enchaînent également selon un ordre déterminé en l'esprit, sans que ce dernier puisse être
posé comme cause libre de ses affirmations. Nous souscrivons d'ailleurs en ce point à
l'interprétation de P. Macherey lorsqu'il affirme au sujet de l'axiome 2 d'Ethique II
(« L'homme pense ») qu'en « forçant quelque peu le sens des mots, on en rendrait assez bien
l'esprit en le traduisant ainsi : "Dans l'homme, ça pense" »8 ; selon Spinoza, l'esprit humain
n'est pas plus que le corps un monde à l'intérieur du monde, détaché de l'ordre commun de la
nature. Il est au contraire une « détermination particulière de la pensée », chaque idée étant
causée par une idée antérieure9. En ce sens, Spinoza reprend bien, avec la mécanique des
corps, un élément de la pensée cartésienne, mais l'infléchit en en élargissant la portée,
élargissement dans lequel transparaît déjà son orientation éthique profondément originale.

Le refus des formes substantielles : l’identité pensée à partir du mouvement


Dans le même mouvement, Descartes refuse d’avoir recours aux formes substantielles
scolastiques (qu'il qualifie en l'occurrence de « forces occultes ») dans son explication de
l’individuation et de l’unicité des corps. En effet, alors que le modèle de la machine consiste à
se représenter ce qui nous est caché dans les corps (le moins connu) par le biais d'un
mécanisme physique observable (le mieux connu), considérer que la connaissance des corps
et la détermination de leur essence individuelle se fait par le biais d'un principe formel distinct
de la matière reviendrait au contraire à suivre le chemin inverse, et à enfreindre ainsi les
règles que Descartes se propose de suivre dans les sciences. Il s'agit pour lui d'affirmer que
tout phénomène physique doit s'expliquer exclusivement dans son rapport aux autres
phénomènes corporels, sans qu'il soit pour cela nécessaire d'avoir recours à des principes
généraux appartenant à une autre sphère.
Il doit dès lors s’en remettre à un autre principe, manifeste et réductible à une
géométrisation des rapports, principe qui sera celui du mouvement. Il ne s’agira donc plus
d’entendre par corps ce qui résulte de l’actualisation d’une forme dans la matière, mais « tout
ce qui est transporté ensemble »10. En d’autres termes, nous avons désormais affaire à une
forme minimale d’individuation des corps, qui peut se formuler comme suit : tandis que deux
corps en contact qui ont un même mouvement ne constituent en réalité qu’un seul corps, deux
corps se différencieront au contraire par le biais de mouvements distincts. Il est à ce sujet tout
à fait significatif que ce soit ce même principe de mouvement auquel il est fait appel pour
rendre compte de l’unité interne des corps vivants et de la « vie » qui est en eux, pensées, non
à partir d’une forme substantielle ou d’un principe vital par lequel ils seraient animés, mais
par le biais de la circulation sanguine : c’est le rythme régulier et permanent de la circulation
du sang qui nous permet de dire qu'il s'agit toujours du « même » corps vivant en dépit du

7
Ethique II, prop. 48, dém., trad. B. Pautrat, Points Seuil, 1999 (1988), Paris, p. 183. Toutes les références à
l'Ethique seront citées dans cette édition.
8
P. MACHEREY, Introduction à l'Ethique de Spinoza. La Seconde partie, la réalité mentale, PUF, Paris, 1997, p.
40.
9
« L'esprit est une manière de penser précise et déterminée, et par suite il ne peut être cause libre de ses actions,
autrement dit il ne peut avoir la faculté absolue de vouloir et de ne pas vouloir ; mais il doit être déterminé à
vouloir ceci ou cela par une cause, qui est elle aussi déterminée par une autre, et celle-ci à son tour par une autre,
etc. », Ethique II, prop. 48, dém., p. 183.
10
Principes de la Philosophie, II, art. 25 « Ce que c’est que le mouvement proprement dit », AT IX-76.

3
renouvellement perpétuel de sa composition11. C’est ainsi ce système circulatoire qui assure la
vie végétative des corps (fonction dont est donc bien exempte l’âme, qui n’est que pensante),
fournissant alors le principe physique nécessaire à une conception mécaniste des corps
étendue aux corps vivants (animaux et humains).
Plus encore, cette mécanique, autrement dit le fait que la physique repose sur des
explications strictement géométriques, a été rendu possible par le biais d’une conception
moderne du mouvement, laquelle permet une caractérisation quantitative et non plus
qualitative de l'étendue – selon laquelle chaque corps tend vers son lieu propre –. Descartes
précise ainsi dans Le Monde que le mouvement dont il parle pour définir et différencier les
corps n’est pas le mouvement aristotélicien (inintelligible selon lui), mais celui des
géomètres12, qui en ont donné une caractérisation si simple et épurée qu’elle a servi ensuite de
pierre de touche à d’autres définitions élémentaires – la ligne ayant par exemple été définie
comme le mouvement d’un point –. Descartes offre par ce biais un nouveau paradigme à la
physique ; cette conception quantitative de l’étendue fut d’une grande importance pour la
postérité, tant dans les positions philosophiques qu’elle impliquait que dans les
développements autonomes de la physique qu’elle autorisait. Mais ce qu’il importe de retenir
pour l’instant, c’est que le moteur même des mouvements physiologiques est attribué à une
cause physique, à savoir le feu sans lumière qui trouve sa source dans le cœur ; on lit ainsi
dans la Description du corps humain que « c’est la chaleur que [la machine] a dans le cœur
qui est le grand ressort, le principe de tous les mouvements qui sont en elle »13. La nature
cartésienne est foncièrement inanimée, bien qu’elle soit constamment traversée de
mouvements (et donc non inerte).
Le fait que Descartes ait exempté la nature d'une âme ou de tout autre principe
spirituel qui viendrait lui donner vie, au sens où il serait cause efficiente des mouvements qui
l'animent, ne signifie toutefois pas qu'il a par ce biais exclu toute téléologie. En effet, si le
système mécanique est autosuffisant sur le plan de son activité motrice, il a d'abord fallu qu'il
soit produit et agencé en vue de ce fonctionnement déterminé : le corps n'est autonome dans
ses mouvements qu'à condition d'avoir été préalablement disposé de façon à se mouvoir
mécaniquement par le biais de ses ressorts, cordes et poulies. En d'autres termes, une âme
n'est pas nécessaire pour imprimer constamment certaines directions aux mouvements du
corps, mais Dieu leur a donné une fois pour toutes leur direction : la téléologie n'a pas disparu
de la compréhension de la nature, mais elle a été concentrée en son origine, afin de ne plus
avoir à être mobilisée dans le cadre des explications physiques particulières. La comparaison
entre le corps vivant et la machine implique donc en retour la comparaison entre Dieu qui crée
le corps vivant et l'ingénieur qui conçoit et fabrique la machine, comme l'exprime
explicitement le passage suivant du Discours de la méthode : « ceux qui, sachant combien de
divers automates, ou machines mouvantes, l'industrie des hommes peut faire, […]
considèreront ce corps comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est
incomparablement mieux ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu'aucune de
celles qui peuvent être inventées par les hommes »14. L'image convoquée n'est plus d'ordre
politique (l'âme dirigeant le corps et lui insufflant une ligne directrice à la manière d'un
gouvernant) mais d'ordre instrumental ; et par ce biais, Descartes passe en réalité d’un
anthropomorphisme à un autre.

11
Voir à ce sujet les développements de La Description du corps humain, AT XI-223-286.
12
Voir à ce sujet Le Monde, AT XI-39.
13
Description du corps humain, AT XI-226.
14
Discours de la méthode, V, AT VI-55-56.

4
II. LESGRANDES INFLEXIONS DE SPINOZA, COMME POINTS DE DÉPART D'UNE
PHILOSOPHIE PROPRE

La conception de l'étendue comme dynamique et vivante


Si Spinoza accorde une grande importance au mouvement dans sa définition des corps
et retient en cela la leçon cartésienne qui consiste à refuser le recours à toute forme
substantielle, il le fait toutefois en donnant au mouvement un sens autre. Il n'entend pas ainsi
par là un simple déplacement quantifiable (de l'ordre du « mouvement des géomètres », selon
les termes de Descartes), mais la manière d'être propre à la nature, non pas la géométrisation
de l'étendue mais l'étendue elle-même en tant qu'elle est envisagée sous son aspect
dynamique. Dès lors, le mouvement étant, comme nous aurons l'occasion de l'expliquer, ce
qui vient immédiatement avec l'étendue, Spinoza n’a plus besoin d'attribuer à Dieu la mise en
mouvement de la matière. Comme le relève S. Zac, faisant référence aux Etudes galiléennes
de Koyré, Spinoza « s'attaque, comme l'eût fait probablement Galilée, à la théorie de
Descartes de l'inertie de la matière et à sa conception du mouvement imprimé à la matière par
Dieu, conçu comme un agent extérieur au monde »15 ; en d'autres termes, c'est désormais la
nature elle-même qui est conçue comme dynamique, indépendamment de toute impulsion
extérieure. Elle l'est d'ailleurs de part en part, tout corps naturel ayant en lui cette partie
irréductible d'activité qui caractérise chaque être.
Dès lors, tout corps est avant tout pensé par le biais de sa puissance propre et non par
le biais de sa limitation ou encore de ce qu'il faut poser en dehors de lui pour qu'il puisse être
ce qu'il est. Au contraire, le dynamisme est en réalité, selon Spinoza, inhérent à toute chose,
faisant de l'univers une totalité organique. Ce point explique alors le refus spinoziste du
modèle de la machine : tandis que les choses artificielles n'ont qu'une perfection extrinsèque,
les corps vivants trouvent leur perfection dans leur conatus, c'est-à-dire dans leur puissance
positive qui les définit indépendamment des causes extérieures, et qui leur est propre. L'on
comprend ainsi que, du fait de cette caractérisation de la réalité physique par sa puissance
dynamique, les comparaisons cartésiennes d’ordre technique laissent place dans les textes
spinozistes à des images d’ordre biologique, comme lorsque la nature entière est comparée à
un seul et même individu dans la deuxième partie de l'Ethique16.
Dès lors, c'est la notion même de res extensa qui est remise en cause par Spinoza dans
la mesure où « de l'étendue telle que la conçoit Descartes, c'est-à-dire comme une masse au
repos, il n'est pas seulement difficile […] mais impossible de tirer par démonstration
l'existence des corps. La matière au repos, en effet, persévèrera dans son repos autant qu'il est
en elle et ne sera mise en mouvement que par une cause extérieure plus puissante »17. L'on
voit bien en ces lignes le rapport très étroit entre une conception statique (ou inerte) de
l'étendue et le nécessaire recours à une causalité extérieure pour la mettre en mouvement ; au
contraire, Spinoza tentera de concevoir une étendue fondamentalement dynamique qui
permette de comprendre le mouvement comme immanent aux corps vivants. Mais cela ne
signifie pas pour autant qu'il revient à une conception animiste de la physique : l'étendue étant
elle-même dynamique, il n'est précisément pas nécessaire d'avoir recours à une âme ou à
quelque autre principe spirituel pour l'animer, pour la mettre en mouvement, pour lui donner
vie ; telle est la première grande inflexion spinoziste dans sa conception des corps : l'étendue
est elle-même et en elle-même « vivante ».

15
S. ZAC, L'idée de vie dans la philosophie spinoziste, PUF, Paris, 1963, chap. 1, p. 50.
16
Voir le scolie du lemme VII de la petite physique.
17
Lettre LXXXI à Tschirnhaus, 5 mai 1676, trad. Ch. Appuhn, Garnier Flammarion, Paris, 1966, p. 351.

5
Ainsi, dans la mesure où il ne s'agit pas plus de revenir sur la mécanique des corps,
sinon pour l'infléchir en ce sens dynamique, il faut entendre la vie comme puissance et
capacité de production et non comme indétermination. Comme l'exprime très justement G.
Canguilhem dans un autre cadre de pensée, « on ne peut pas défendre l'originalité du
phénomène biologique […] en délimitant dans le territoire physico-chimique, dans un milieu
d'inertie ou de mouvements déterminés de l'extérieur, des enclaves d'indétermination, des
enclos de dissidence, des foyers d'hérésie. »18. Voilà qui permet de concevoir tout à la fois la
spécificité de l'homme et son inscription dans la nature : l'homme est une structure dynamique
singulière qui s'insère dans un système de structures dynamiques. La vie humaine n'est donc
définie ni par l'intervention ad hoc d'une puissance extérieure ni par le biais d'un principe
vital, mais par la puissance singulière d'un corps humain, comprise comme rapport
mécaniquement réglé entre son activité dynamique propre et celle des autres individus. La
mécanique des corps est donc à repenser en termes de rapports mécaniques entre des
puissances dynamiques.
Cette attention renouvelée portée à la vie permet de ne pas la réduire à des rapports
mécaniques trouvant leur moteur et leur finalité hors d'eux-mêmes, sans toutefois faire de
cette vie un impensable ou un irrationnel venant limiter l'intelligibilité de la nature. Ainsi,
bien que la causalité propre aux choses trouve sa source dans la puissance infinie de vie qui
traverse la nature, il n'en reste pas moins que chacune doit être expliquée par sa cause
prochaine, c'est-à-dire selon le déterminisme propre à son attribut : les corps doivent être
reliés à d'autres corps dans l'attribut de l'étendue, et les idées à d'autres idées dans l'attribut de
la pensée. En effet, lorsque Spinoza affirme que « Dieu est de toutes choses cause immanente,
et non transitive » dans la proposition 18 d'Ethique I, cela ne signifie pas qu'il agit
personnellement en chacune (qui serait sans cette intervention inerte), mais au contraire que
chacune est agissante et productive d'effets en vertu de cette causalité infinie qui s'exprime en
elle ; en d'autre termes, ce n'est pas Dieu qui anime les choses, mais les corps eux-mêmes qui
sont vivants, exprimant par ce biais la vie infinie de Dieu immanente à la nature.
Or, ce qui va permettre la conciliation du dynamisme interne aux choses et du
mécanisme réglé de leurs rapports est le fait que la puissance de Dieu, sa productivité infinie,
se déploie elle-même selon des lois nécessaires, Dieu ne disposant pas plus que l'homme d'un
libre-arbitre. C'est en ce sens fort, nous semble-t-il, qu'il faut entendre la proposition
spinoziste selon laquelle « tout ce qui existe exprime la nature ou essence de Dieu d'une
manière précise et déterminée »19 : la vie de Dieu se déploie dans tous les êtres selon le
déterminisme propre à l'attribut dont ils sont des modes. Cela permet tout à la fois de
concevoir l'étendue elle-même comme dynamique, et d'évaluer d'un point de vue éthique la
vie menée par chaque homme, dans la mesure où chacun exprimera cette vie et cette
puissance de Dieu selon différents degrés, relativement aux aptitudes qui sont en lui et à
l'usage qu'il en fait20.

Une ontologie de la relation : le problème de la constitution des corps


Cette idée d'une puissance qui ne met pas en mouvement les corps de l'extérieur mais
qui s'exprime en eux de façon immanente, induit une conception ontologique toute autre : le
primat n'est plus accordé aux corps, mais à la dimension dynamique de l'étendue, c'est-à-dire
aux relations entre des corps qui sont des modes d'une substance unique. B. Rousset écrit ainsi
à ce sujet que « la désubstantialisation spinoziste du fini […] suppose une réduction de l'ordre
des choses à l'ordre des causes qui est une remise en question radicale de la notion de sujet et

18
G. CANGUILHEM, "Aspects du vitalisme", in La Connaissance de la vie, Vrin, Paris, 1992 (1965), p. 95.
19
Ethique I, prop. 36, dém., p. 79.
20
Voir à ce sujet la Lettre XIX à Blyenbergh, 3 janvier 1665, p. 185.

6
qui introduit en fait une ontologie innovatrice de la relation »21. Les modes finis ne peuvent
être pensés indépendamment de leur insertion dans des séries modales dont ils sont tout à la
fois les éléments constituants et les éléments constitués : la puissance d'un corps ne sera
d'ailleurs pas déterminée de façon strictement interne en rapport exclusif avec son essence,
mais selon son pouvoir d'interaction et de communication avec les autres corps, soit en
rapport avec le tout dans lequel il est inscrit. Nous assistons donc bien à un retournement de
perspective : les corps ne sont pas posés comme substances mais constitués au sein de leurs
relations avec les autres corps, chacun affectant les corps extérieurs tout en étant affecté par
eux22. Dès lors, les corps humains eux-mêmes sont pensés comme composés de rapports qui
s'accordent avec les lois auxquelles sont soumis les autres corps de la Nature ; ils ne sont donc
pas définis dans la petite physique d'Ethique II de manière isolée, mais dans leur capacité
spécifique à être affectés23 : une même action peut ainsi susciter des réactions diverses en
deux individus, ou bien en un même individu à deux moments distincts de sa vie, et donc de
son expérience personnelle. Le corps humain est un complexe de relations, variables et
intégrées, avec les corps ambiants, et il nous faudra faire fond sur ces relations multiples et
constantes pour le penser tant dans une perspective ontologique que dans une perspective
éthique.
Il faut toutefois reconnaître que cette « ontologie généralisée de la relation » pose un
problème auquel échappait l’ontologie des substances : celui de l'individuation des corps au
sein de ces affections multiples. En effet, si cette ontologie permet de penser leurs incessantes
interactions, la question est désormais de savoir comment ils peuvent se constituer comme
corps individuels et singuliers s'ils ne sont pas substantiels et si, en un certain sens, leur forme
ne préexiste pas à leurs rapports. Il faut à ce sujet comprendre en un sens fort les
considérations du postulat 5 de la petite physique, postulat selon lequel « quand une partie
fluide du Corps humain est déterminée par un corps extérieur à venir souvent frapper contre
une autre partie molle, elle change la surface [planum] de celle-ci, et y imprime comme des
traces du corps extérieur qui la pousse »24 : chaque affection de la surface d'un corps par un
corps extérieur en modifie la figure, la forme d'un corps étant constituée par l'ensemble des
figures revêtues par sa surface. Il semblerait alors que cette forme dépende passivement des
rencontres de ce corps avec des corps extérieurs et des traces qui s'imprimeront sur sa surface
à l'occasion de ces rencontres. Comment alors penser un corps individuel et singulier au sein
de ces affections perpétuelles et multiples ? La réponse tient à ce que la forme ne dépend que
pour partie de ces rencontres ; en effet, l'axiome 1 suivant le corollaire du lemme 3 nuance ce
point en affirmant que la manière dont les corps sont affectés tient autant de la nature des
corps extérieurs que de leur propre nature ; dès lors, si leur surface est bien malléable, elle se
formera à l'occasion de ces rencontres et non du seul fait de ces rencontres. Et c'est alors par
le biais de la sensation25 (et du sentiment de mon corps à l'occasion de cette sensation) qu'un

21
B. ROUSSET, Spinoza lecteur des Objections faites aux Méditations de Descartes et de ses Réponses, Kimé,
Paris, 1996, chap. IV, note 60, p. 122. Nous soulignons.
22
Ces relations peuvent s'entendre au niveau strictement physique : j'ingère une pomme qui me nourrit, j'allume
un feu qui me brûle… Mais au niveau humain, elles peuvent également s'entendre en un sens plus complexe : je
parle à quelqu'un, qui en éprouve un sentiment, et ce sentiment éprouvé par l'autre agit sur moi en retour.
23
« Le corps humain lui-même est affecté par les corps extérieurs d'un très grand nombre de manières »,
Ethique II, postulat 3, p. 129. Nous soulignons.
24
Ibid., postulat 5, p. 131.
25
Nous distinguons ici entre « sensation » comme rencontre entre corps perçu et corps percevant me donnant une
idée (inadéquate dans un premier temps) de l’existence et de la nature respective de ces deux corps, et
« affection » comme altération de mon corps à l’occasion de la rencontre avec un corps extérieur, cette altération
pouvant donner lieu à la formation de diverses configurations nouvelles, selon ma complexion propre. Dès lors,
comme nous aurons l’occasion de le voir, c’est la nature de mon corps qui est engagée dans la sensation
entendue en ce sens, tandis que c’est plutôt son état qui est engagé dans l’affection en résultant.

7
corps singulier pourra s'individuer, à condition d'entendre par sensation, non une impression
venant de l'extérieur et s'imprimant sur un tableau vierge, mais un mixte tenant de la nature du
corps percevant et de la nature du corps perçu.
Toutefois, il subsiste à l'issue de cette réflexion un deuxième problème : si un corps
peut, par le biais de la sensation, s'individuer comme corps singulier, comment puis-je
ressentir ce corps singulier comme étant bien le mien ? En d'autres termes, comment puis-je
savoir que ces sensations sont bien mes sensations ? On ne peut répondre à cette question,
nous semble-t-il, qu'en donnant sens à la différence terminologique établie entre « nature » et
« état » dans le deuxième corollaire de la proposition 16 d'Ethique II, selon lequel « les idées
que nous avons des corps extérieurs indiquent plus l'état [constitutio] de notre corps que la
nature [natura] des corps extérieurs »26. En effet, la nature se rapporte ici à ce qui interfère
dans les relations entre corps ; en d'autres termes, il s'agit de ce qui peut être connu, en tant
que ces natures dynamiques entrent dans des rapports mécaniques entre elles lors de la
rencontre entre corps. Mais, bien que cela se réfère à la même réalité ontologique – il n'existe
pas, d'une part, un corps abstrait et immuable, et d'autre part, un corps concret et toujours pris
dans le flux des affections –, parler de l'état de notre corps induit une autre connotation : il ne
s'agit plus simplement de la nature d'un corps individué dont on peut prendre connaissance,
mais de la complexion singulière (et variable) de mon corps propre dont je peux prendre
conscience. Nous souscrivons à ce sujet au jugement de L. Vinciguerra selon lequel les
affections sont un « lieu qu'une ontologie et une phénoménologie ont en partage »27 : les
affections sont, d'une part, des données ontologiques qui surviennent lors des rencontres avec
d'autres corps, mais elles ne sont pas moins, d'autre part, selon ce que je suis, étant alors pour
moi l’occasion d'être mon corps. L'on perçoit ici l'inflexion majeure apportée par Spinoza à la
conception cartésienne du corps reconnu pour sien : là où Descartes affirme que « moi, c'est-
à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte
de mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans lui »28, et là où il parle du corps propre en
termes de propriété, Spinoza affirmerait plutôt que je suis ce que je suis, non seulement par
l'enchaînement singulier des idées en mon esprit, mais également par la complexion singulière
de mon corps, et donc que je suis mon corps tout autant que je suis cet esprit qui prend
conscience de l'état de mon corps, et qui est bien, par ce biais, mon esprit.

III. LESOPPOSITIONS FONDAMENTALES DANS LEURS CONCEPTIONS RESPECTIVES


DE LA VIE HUMAINE

L'ancrage de la vie de l'homme dans le corps et dans l'esprit


Le fait de comparer le corps à une machine – dont le jeu des mécanismes est mis en
mouvement par une impulsion extérieure –, a une conséquence indirecte sur la compréhension
de la spécificité humaine : elle ne peut être dans ce cadre conçue et pensée au niveau du corps
lui-même, mais suppose l'adjonction d'une âme pour être comprise – âme qui est d'ailleurs
refusée, de façon significative, aux animaux –. Ainsi, ce qui définit le « vrai homme » selon
Descartes, ce n'est ni un cogito désincarné ni un ancrage physiologique spécifique, mais une
certaine âme adjointe à une machine donnée et le chemin qu’elles parcourront ensemble. On
lit ainsi dans la Lettre à Mesland du 9 février 1645 que, « quand nous parlons du corps d'un
homme [distingué dans les lignes précédentes d'un « corps en général »], nous n'entendons
26
Ibid., prop. 16, cor. 2, p. 133. Nous soulignons.
27
L. VINCIGUERRA, Spinoza et le signe. La Genèse de l'imagination, 2ème partie, 3ème section, chap. VI, Vrin,
Paris, 2005, p. 98.
28
Méditations métaphysiques, 6ème Méditation, AT IX-62. Nous soulignons.

8
pas une partie déterminée de matière, ni qui ait une grandeur déterminée, mais seulement nous
entendons toute la matière qui est ensemble unie avec l'âme de cet homme ; en sorte que, bien
que cette matière change, et que sa quantité augmente ou diminue, nous croyons toujours que
c'est le même corps, idem numero, pendant qu'il demeure joint et uni substantiellement à la
même âme »29. On peut donc distinguer trois niveaux : celui de l'âme libre et consciente, celui
du corps soumis aux lois de la physique, et celui du composé (à savoir de l’union de l’âme et
du corps) tel qu'il est vécu – la vie étant exclusivement rapportée au dernier –.
Le problème est que cette distinction de différents plans en l'homme se traduit par une
séparation irréductible de la connaissance et de la vie, condamnant cette dernière à être
simplement éprouvée. En effet, contrairement à Spinoza, qui met en place une « ontologie de
la relation », Descartes commence par établir la distinction réelle de l'âme et du corps,
formulée comme suit dans les Méditations métaphysiques : « Il est certain que ce moi, c'est-à-
dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de
mon corps, et qu'elle peut être ou exister sans lui »30. Or, une fois cette distinction posée en
ces termes, et une fois l'âme et le corps connus séparément par des modes de connaissance
distincts (l'entendement seul pour la première, l'entendement aidé de l'imagination pour le
second), il devient très difficile, si ce n'est impossible, de concevoir l'union de ces deux
substances que tout oppose. En effet, il n'y a aucune affinité ni aucun rapport concevable
entre une substance spirituelle, inétendue et indivisible, et une substance corporelle, étendue
et divisible ; l'union ne peut donc être déduite de la considération de l'une et de l'autre de ces
deux substances, comme le relève Descartes lui-même dans une Lettre à Régius : « ne
considérant que le corps seul, nous n'y voyons rien qui demande d'être uni à l'âme, et rien
dans l'âme qui demande d'être uni au corps »31. Descartes est alors contraint de poser une
troisième notion primitive, incommensurable aux deux premières et surtout inconnaissable par
l'entendement, même aidé de l'imagination ; cette notion est alors confiée aux sens, qui
renseignent sans enseigner. Du fait de l'indépendance ontologique et de l'interdépendance
empirique de l'âme et du corps, il subsiste inéluctablement, comme le relève D.
Kambouchner, « une tension irréductible entre ce qui est éprouvé – l'unité de la personne ou
la communication immédiate entre pensées et mouvements corporels – et ce que conçoit
l'entendement pur au titre de l'âme et du corps, à savoir deux substances entièrement
différentes et par conséquent dépourvues de toute relation nécessaire ou conceptuellement
déterminable »32.
L'on voit dès lors tout l'enjeu de la conception d'une puissance de vie qui s'exprime de
façon immanente dans les modes finis (corps et esprits). Nous avons établi que l'étendue en
son sens spinoziste est dynamique et vivante et que tous les corps, en tant qu'ils se rapportent
à cet attribut, sont eux-mêmes vivants et agissants selon un certain degré qui leur est propre –
degré qui permettra de penser la spécificité des corps humains –. Or, l'esprit lui-même, tel
qu'il est pensé dans la philosophie spinoziste, n'est en réalité pas moins vivant et agissant. En
effet, les idées ont elles-mêmes une puissance propre, et cette puissance sera variable selon la
résistance qu'elles opposeront aux éléments contingents susceptibles de venir perturber leur
cours (une idée adéquate, par exemple, ne laissera que difficilement place à un préjugé) :
ainsi, plus les idées sont puissantes, plus leur enchaînement est inébranlable, et moins elles
sont passives et dépendantes des causes extérieures. Les idées adéquates expriment d’ailleurs
une puissance d'affirmation telle que Spinoza n'a pas jugé nécessaire de leur adjoindre la

29
Lettre à Mesland du 9 février 1645, AT IV-166.
30
Méditations métaphysiques, 6ème Méditation, IX-62.
31
Lettre à Régius de mi-décembre 1641, AT III-461.
32
D. KAMBOUCHNER, L'Homme des passions, Introduction, III. "La difficulté la plus générale", Albin Michel,
Paris, 1995, p. 54

9
volonté comme faculté supplémentaire. On lit ainsi dans le scolie qui clôt Ethique II que ceux
qui croient nécessaire de postuler la volonté et le libre arbitre « regardent les idées comme des
peintures muettes sur un tableau, et […], tout occupés d'avance par ce préjugé, ils ne voient
pas que l'idée, en tant qu'elle est idée, enveloppe affirmation ou négation »33.
Dès lors, les esprits eux-mêmes sont vivants (sans que cela suppose de les poser
comme sujets libres34), et c'est précisément parce que et le corps et l'esprit sont vivants que
l'on peut penser et comprendre l'unité de l'homme : c'est en effet la vie, en tant que point de
convergence entre deux expressions d'une même réalité dans l'attribut de l'étendue et dans
l'attribut de la pensée, qui fonde l'unité de l'homme, unité qui correspond à un effort commun
pour persévérer dans l'être. Loin d'être seulement éprouvée, la vie est alors rendue doublement
intelligible par cette conception ; ainsi, lorsque Spinoza écrit que « l'esprit et le corps, c'est un
seul et même individu que l'on conçoit tantôt sous l'attribut de la pensée, et tantôt sous celui
de l'étendue »35, il faut entendre, nous semble-t-il, tout à la fois que l'esprit et le corps, du fait
de leur distinction d'essence, peuvent être compris dans leur vie propre en étant chacun
rapporté à leur attribut spécifique et au mode d'enchaînement qui lui est propre, et que l'esprit
et le corps, du fait de leur unité ontologique, peuvent être compris dans leur vie commune en
tant que modes d'une substance unique et elle-même vivante. La vie n'est donc plus obstacle à
la connaissance, mais condition tout à la fois de l'actualité et de l'intelligibilité de l'homme.

La spécificité humaine pensée au niveau du corps et de ses aptitudes


Le fait de concevoir les corps comme étant eux-mêmes vivants (et non comme mis en
mouvement de l’extérieur), induit une conception singulière des corps : ils sont ainsi pensés à
partir de leurs aptitudes propres. En effet, lorsque Spinoza affirme que l’essence actuelle
d’une chose n’est autre que « l’effort [conatus] par lequel [elle] s’efforce de persévérer dans
son être »36, il ne faut pas entendre cette proposition au sens d’un maintien en l’état
assimilable à une inertie ; bien au contraire, la conservation d’un corps est liée à sa capacité à
être affecté par les autres corps et à les affecter en retour : cette conservation est donc liée à
son activité et non à sa passivité. C’est ainsi une conception opératoire des corps que met en
place Spinoza : étudier les corps revient selon lui, non pas à expliquer ce qu’ils sont
anatomiquement, mais bien plutôt à comprendre ce qu’ils peuvent, c’est-à-dire à porter son
attention sur les effets qui peuvent en résulter en fonction de leur structure et de l’affectivité
singulière (au sens de l'aptitude singulière à être affecté) qui en découle. Il ne convient donc
ni de brimer les expressions du corps pour libérer l’âme ni de chercher à conformer le corps à
un modèle extérieur donnant la norme de ce que doit être sa forme, mais de faire que « le
corps tout entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature »37 ; autrement dit,
il est nécessaire de connaître quelles sont les aptitudes propres d’un corps singulier, afin de
penser un développement optimal de sa puissance d’être et d’agir selon ce qu’il peut
(quantum potest), ou encore selon ce qui est en lui (quantum in se est).
L'on comprend dès lors en quoi une différence spécifique se dessine dès le niveau
corporel entre les hommes et les animaux. En effet, le corps humain est un corps
particulièrement complexe, qui dépasse les autres corps par la richesse et la complexité de ses
aptitudes, au sens où il peut affecter les autres corps et être affecté par eux d'un très grand
nombre de manières ; c'est précisément ce point qui fera sa spécificité, et ce en dépit du fait

33
Ethique II, prop. 49, sc., p. 189. Nous soulignons.
34
En effet, la vie n'est pas une force occulte et libre d'ordre spirituel, mais au contraire une puissance dynamique
propre à l'individu, entrant dans des rapports déterminés avec la puissance des autres individus.
35
Ethique II, prop. 21, sc., p. 143
36
Ethique III, prop. 7, p. 217
37
Ethique IV, prop. 45, sc., p. 413

10
qu'il n'existe, selon Spinoza, que des essences individuelles. En d'autres termes, les espèces
seront pensées en termes de convenance : deux corps seront a posteriori et de façon
relationnelle rapportés à une même espèce, du fait de la convenance qui sera mise en lumière
entre les manières singulières dont ils sont affectés et dont ils affectent les autres corps.
Spinoza remarque ainsi au sujet de la distinction entre hommes et animaux que « les affects
des animaux […] diffèrent des affects des hommes autant que leur nature diffère de la nature
humaine »38. Cela revient ainsi à reconnaître aux corps humains une plus grande activité ; il
semblerait donc qu'à partir d'un certain degré de complexité, un seuil qualitatif soit franchi
dans les aptitudes des corps et donc dans la convenance spécifique entre ces corps, cette
question de seuil demeurant problématique et encore à élucider. Ainsi, lorsque Spinoza
affirme dans le lemme II de la "petite physique" que « tous les corps conviennent en certaines
choses », il faut bien entendre cette proposition en un double sens : ils « conviennent » tous en
ce qu'ils sont soumis aux mêmes lois déterminées de la nature, mais certains « conviendront »
plus que d'autres en raison de leur aptitude semblable à être affectés par les corps extérieurs et
à les affecter de diverses manières ; en cela, et indépendamment de leur développement
singulier, deux hommes conviendront toujours plus qu'un homme et un cheval39.
Or, cette spécificité du corps humain a une autre conséquence : elle permet de penser
une différenciation entre les hommes – et donc une ouverture sur l'éthique – au niveau du
corps lui-même, ce qui donne une orientation autre que celle des éthiques volontaristes et
exclusivement spiritualistes. En effet, non seulement les aptitudes du corps humains sont plus
riches et plus complexes que celles des autres corps, mais elles présentent en plus la
caractéristique de pouvoir être accrues : tel est le sens que Spinoza donne à l'éducation,
lorsqu'il affirme que « nous nous efforçons […] de faire que le corps de bébé se change,
autant que sa nature le souffre et s'y prête, en un autre qui soit apte à beaucoup de choses »40.
L'on peut retenir deux éléments de cette affirmation : d'une part, le fait que l'accroissement de
nos aptitudes se fait dans les limites de notre nature propre ; d'autre part, le fait qu’il est l'objet
d'un apprentissage et requiert donc un effort. C'est en ce sens, nous semble-t-il, qu'il faut
entendre le postulat 6 de la petite physique selon lequel « le corps humain peut mouvoir les
corps extérieurs d'un très grand nombre de manières, et les disposer d'un très grand nombre
de manières »41 : notre nature nous donne la possibilité d'être actif dans nos rencontres, et non
pas seulement de les subir passivement en notre corps ; mais ce n'est là qu'une possibilité,
dont nous faisons usage ou non, et à l'aune de laquelle peut être évaluée la vie que nous
menons. Ceci est rendu possible par ce que nous appelons la plasticité de notre ingenium42,
qui est variable dans le temps et qui dépend pour partie des rencontres que je me suis données
et des habitudes que j'ai alors acquises à cette occasion : ainsi, si mon ingenium me détermine
à un moment donné à être affecté d'une certaine manière par un corps extérieur (ce qui
correspond à ce que je suis), il est en mon pouvoir de faire que cet ingenium soit autre à
l’avenir, en le façonnant différemment au sein même de mon expérience (ce qui correspond à
38
Ethique III, prop. 57, sc., p. 299.
39
L'on peut donc, selon nous, entendre en un double sens cette « convenance » des corps : en un sens faible, cela
signifie que tous les corps, quels qu'ils soient, ont quelque chose en commun, à savoir leur commune
appartenance à l'ordre de l'étendue et leur commune soumission aux lois du mouvement ; en un sens fort, cela
signifie que la rencontre de certains corps (ayant des aptitudes semblables et se retrouvant autour d'un semblable
effort pour en faire bon usage) va permettre une augmentation de leurs puissances d'être et d'agir respectives.
40
Ethique V, prop. 39, sc., p. 535.
41
Ethique II, postulat 6, p. 131. Nous soulignons.
42
Ce terme, couramment traduit par "tempérament" ou "complexion", possède en réalité une signification
complexe : il désigne ainsi à la fois notre constitution physiologique susceptible d'influencer notre humeur, notre
caractère au sens de la manière dont nous sommes naturellement enclins à réagir, mais également le caractère
que nous nous forgeons par le biais de notre expérience et de l'effort que nous déployons pour développer nos
aptitudes spécifiquement humaines. Nous nous permettons donc, pour l'instant, de ne pas le traduire et de
conserver ce terme latin afin de ne pas réduire cette multiplicité de significations.

11
ce que je peux). Dès lors, en ouvrant un champ d'action possible au cœur du déterminisme, le
corps humain, par le degré de puissance impliqué dans ses postures, ses actes et ses habitudes,
devient le lieu privilégié de développement d'une éthique qui ne se limite pas aux actions
morales de l'âme dans la vie, mais qui est une éthique de la vie elle-même.

IV. LES ENJEUX ÉTHIQUES DE CES DEUX CONCEPTIONS DE LA VIE

Une métaphysique de la liberté réinscrite a posteriori dans la vie


Pour envisager les conséquences éthiques de ces deux conceptions différentes de
l'homme en général et des corps vivants en particulier, il faut tenter d'établir à quel niveau se
situe la latitude dont disposent les hommes au sein de l'univers déterminé dans lequel doivent
s'inscrire leurs actions. Selon Descartes, le contraire du mécanisme ne consiste pas en un
mécanisme contrarié (une horloge qui indique mal les heures ne suit pas moins en cela les lois
de la nature), mais dans l'indétermination féconde de la raison. Descartes écrit ainsi à ce sujet
dans une Lettre à Newcastle : « je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que
nous, mais je ne m'en étonne pas ; car cela même sert à prouver qu'elles agissent
naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure qu'il
est, que notre jugement ne nous l'enseigne […] : ce qui montre qu'ils ne le font que par
instinct et sans y penser »43 ; en d'autres termes, tandis que la nature agit en tout selon les lois
exactes de la mécanique, la raison est, selon l'expression de P. Guenancia, une « non-
nature »44, en tant précisément qu'elle libère l'homme de la stricte légalité des machines. Il est
d'ailleurs significatif à ce sujet que, lorsque Descartes expose dans la même lettre sa thèse
selon laquelle les paroles sont le seul signe extérieur spécifique à l'homme, il précise qu'il
entend par là ce qui exprime des pensées indépendantes de la situation spatio-temporelle dans
laquelle elles sont proférées (pensées que les animaux n'ont pas), et non les mouvements
naturels qui manifestent les passions (dont sont capables les animaux).
Or, l'implication éthique immédiate de cette affirmation est que « nous n'avons à
répondre que de nos pensées »45 ; en effet, puisque seules nos pensées ont le pouvoir de ne pas
être déterminées par des causes extérieures indépendantes de notre volonté, ce sont
uniquement ces pensées qui sont en notre responsabilité et qui sont susceptibles de délimiter
un champ d'action d'ordre moral. C'est le sens de l'affirmation cartésienne selon laquelle il ne
faut « compter pour actions humaines que celles qui dépendent de la raison »46 : seules celles-
ci peuvent être sujettes à la responsabilité humaine, en tant qu'elles répondent au réquisit
d'être indépendantes de toute cause extérieure. On comprend dès lors que le parcours des
premières Méditations métaphysiques consiste à dégager le plan de l'entendement seul, c'est-
à-dire à tourner la pensée vers l'intériorité en cherchant à la libérer du déterminisme de la
nature : il s'agit là de rendre l'homme à sa spécificité – agir de manière volontaire et libre –, ce
qui permet de penser le niveau auquel peut se situer une action morale. On reconnaît ici le lien
entre cette perspective morale et la définition de la volonté comme possibilité de faire une
chose « en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y
contraigne »47. Ainsi, c'est l'établissement de ce noyau d'autonomie qui est en chacun, et la
possibilité que nous avons de toujours y revenir, qui nous amène à parler du fondement de la
morale cartésienne comme d'une « métaphysique de la liberté ».

43
Lettre à Newcastle du 23 novembre 1646, AT IV-575-576
44
P. GUENANCIA, Descartes, Chap. 3 "La machine", Bordas, Paris, 1986, p. 77
45
Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645, AT IV-307
46
Lettre à Régius de mai 1641, AT III-370
47
Méditations métaphysiques, 4ème Méditation, AT IX-46

12
Ceci étant posé, il est toutefois important de préciser que la morale cartésienne ne se
limite pas à la pensée d'un cogito désincarné et de l'exercice exclusivement théorique de la
liberté ; en effet, elle a ceci de particulier qu'elle prend en compte la corporéité de l'homme,
au moment même où il s'agit de penser une morale qui ne soit pas que provisoire et
conjoncturelle. Ainsi, lorsque Descartes parle du « vrai homme », il ne faut pas entendre par
là l'exercice d'un entendement isolé du monde, mais une âme singulière en tant qu'elle
individualise une partie de la matière, en lui donnant une orientation nouvelle. En d'autres
termes, ce qui compte en morale, c'est que, à partir de son indépendance fondamentale, l'âme
peut donner de nouvelles habitudes au corps : ce dernier restera une partie de la nature
déterminée et mécanique, mais deviendra, par ces nouvelles habitudes, moins dépendant des
causes extérieures et des rencontres fortuites ; il en fera alors moins pâtir l'âme en retour,
préservant sa liberté et son autonomie. Il nous semble ainsi que le corps intéresse Descartes en
matière de morale, en tant qu'il est le biais par lequel l'âme peut s'incarner et s'inscrire dans le
monde vécu, tout en préservant (et même en accroissant) la spécificité humaine qui est d'être
libre à l'image de Dieu. En ce sens, la morale cartésienne n'est pas strictement spiritualiste, car
elle cherche une inscription possible dans la vie du composé âme/corps. Dans la mesure où
« une même cause peut exciter diverses passions en divers hommes »48, il s'agira pour moi de
faire en sorte que je ne réagisse pas aux sollicitations extérieures uniquement en fonction de
mes inclinations naturelles (soit selon la détermination de l'âme par le corps), mais selon le
pouvoir que l'âme acquiert indirectement sur le corps. Dès lors, l'intérêt des « [remèdes] de
l'âme, qui a sans doute beaucoup de force sur le corps »49, est qu'ils permettent à la fois que
l'état du corps n'entrave pas le bon usage de l'entendement, et que cet usage soit celui d'un
« vrai homme », c'est-à-dire d'un homme incarné et vivant : Descartes réinscrit par ce biais la
morale dans la vie.
Toutefois, il nous semble que cette réinscription reste de l'ordre d'une prise de pouvoir
de l'âme sur le corps, ou, plus exactement, sur le composé âme/corps50. C'est en effet ce qui
ressort de l'affirmation selon laquelle « il n'y a point d'âme si faible qu'elle ne puisse, étant
bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur les passions »51, et c'est d'ailleurs selon ce
critère (demeurer maître de ses passions ou bien s'y laisser aller) que Descartes établira une
distinction entre les « grandes âmes » et les « âmes vulgaires » dans la Lettre à Elisabeth du
18 mai 1645. Dès lors, il ne s'agit pas de rendre le corps plus indépendant des causes
extérieures pour lui-même et en vue d'un bon équilibre du composé, mais d'employer son
industrie à « dresser et conduire » ses passions afin que la liberté et l'autonomie propres à
l'âme – et donc spécifiques à l'être humain – rayonnent sur le composé âme/corps. C'est donc
en ce sens et seulement dans cette perspective, nous semble-t-il, que l'on peut considérer que
la philosophie cartésienne prend en compte la corporéité du composé en matière de morale.

L’anthropologie éthique comme tentative de penser une éthique de la vie


Mais si le corps est pensé lui-même comme vivant et caractérisé par le biais de ses
aptitudes, sa place sera toute autre dans le cadre d’une éthique : l’activité de l’esprit et son
déploiement ne seront pas pensés par le rayonnement de la liberté de ce dernier sur le corps et

48
Passions de l'âme, 1ère partie, art. 39, AT XI-358
49
Lettre à Elisabeth de juillet 1644 (?), Correspondance avec Elisabeth et autres lettres, édition de J.-M. et M.
Beyssade, GF Flammarion, Paris, 1989, p. 89
50
Dans le cadre de cette morale, il s'agit ainsi de prendre pouvoir sur ses passions, qui sont précisément les
passions du composé (et qui sont donc celles d'un homme vivant, inscrit dans un certain vécu) ; l'on pourrait dès
lors en conclure que cette emprise que peut acquérir l'âme sur les passions n'est possible que dans la mesure où
l'âme, du fait de sa liberté fondamentale et de son autonomie, a avant tout prise sur elle-même. C'est là une thèse
dont la réfutation a de fait de grandes conséquences éthiques.
51
Passions de l'âme, 1ère partie, art. 50, AT XI-368. Nous soulignons.

13
dans la vie, et donc par une certaine emprise sur la conduite du corps, mais corrélativement à
l’activité du corps. On lit en ce sens dans la deuxième partie de l’Ethique que « l’esprit
humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que son
corps peut être disposé d’un plus grand nombre de manières »52 ; en d’autres termes, l’on
pourra juger de la puissance et de la perfection de l’esprit dans l’ordre éthique en regard de sa
spécificité propre (connaître sive comprendre) et en correspondance avec la puissance et la
perfection du corps, et non plus par une réinscription a posteriori dans la vie. Or, il nous
semble que ce point permet de surmonter la difficulté qui tient à la possibilité de penser une
éthique dans le cadre d’une philosophie qui nie le libre arbitre ; en effet, de même que la
complexion du corps est variable dans le temps et dépend pour partie des habitudes que nous
nous sommes données, de même notre manière d'enchaîner les idées de nos affections53 est
malléable et singulière. Ainsi, si je ne suis pas libre de choisir à un moment donné à quelle
autre idée je rapporte l'idée présente (ce qui correspond à la nécessité du moment présent), la
relation que j'établis de fait entre ces deux idées dépend cependant de l’expérience que je me
suis forgée dans la durée (ce qui remet en cause le déterminisme de l’avenir) : la négation du
libre arbitre ne donne donc pas nécessairement lieu à un fatalisme. C’est ainsi que nous
interprétons l’affirmation spinoziste selon laquelle « chacun, d’une pensée, tombera dans une
autre [il ne peut en être autrement à ce moment donné] suivant l’ordre que chacun s’est
accoutumé à mettre entre les images et les choses [chacun aurait pu faire que cet ordre soit
autre pour lui-même] »54. Or, cela suppose que le corps ne subisse pas passivement l'action
des corps extérieurs, mais soit actif dans ces rencontres ; on voit donc le lien étroit qui existe
entre le développement de l’aptitude du corps à être affecté et le développement de l’aptitude
de l’esprit à comprendre.
Ainsi, mener une vie éthique reviendra non pas à tendre vers un modèle idéal et
commun à tous les hommes, mais à accomplir sa nature singulière. Il ne s'agit pas de rabattre
l'acte éthique sur le fait, chacun se contentant d'être ce qu'il est, mais de reconnaître la place
de l'essence individuelle de chacun en tant que pouvoir d'exprimer une propriété de l'attribut
dont il est un mode : c'est alors à l'aune de ce seuil individuel de complexité physique et
mentale que chacun peut atteindre, que l'on pourra juger de l'usage qu'il est fait ou non de ces
aptitudes propres. L'on voit bien ainsi que cela ne revient pas à confondre la singularité
véritable, qui est l'objet d'un apprentissage et qui résulte d'un effort constant vers sa propre
nature, et la revendication de l'appartenance à un type particulier comme conséquence
purement factuelle de notre tendance à imiter les affects d’autrui.
Ainsi, une vie éthique engage chacun dans le rapport à sa propre singularité, laquelle
doit être élaborée, et ce dans une quête constante puisque la « nature humaine » n'est donnée
nulle part en dehors de ses expressions singulières dans des modes individuels. C'est par ce
biais que l'on peut concilier la singularité des essences, l'inscription dans une nature
déterminée et une responsabilité à l'égard de soi-même – en regard des aptitudes tout à la fois
singulières et spécifiquement humaines qui sont les nôtres, et de ce que l'on en fait –. En ce
sens, la philosophie éthique consisterait, non pas en une détermination de ce que l'homme
devrait être, mais en une réflexion sur ce qu'il peut en tant qu'homme, c'est-à-dire en tant que
mode singulier des attributs de la pensée et de l'étendue. Ces différents réquisits pourraient,
nous semble-t-il, être réunis au sein de ce que nous appellerions une « anthropologie éthique »
qui permettrait tout à la fois de prendre en compte la nature singulière des individus (chacun
exprimant la puissance propre à la Nature autant qu'il est en lui), et la responsabilité éthique à

52
Ethique II, prop. 14, p. 131.
53
L'esprit n'étant rien d'autre que l'idée du corps, à chaque affection du corps correspond une idée de cette
affection dans l'esprit.
54
Ibid., prop. 18, sc., p. 139, nous modifions la traduction.

14
l'égard de soi (selon l'orientation que chacun donne à sa complexion propre par le biais de son
expérience)55. C'est ainsi que nous comprenons la conjonction des deux affirmations
spinozistes selon lesquelles il ne faut pas exiger des choses « plus de réalité que l'entendement
divin et la puissance divine ne leur en a réellement accordé » – le développement de soi se fait
nécessairement dans le cadre et dans les limites de sa nature singulière –, bien qu'il n'en reste
pas moins que « essence et perfection, c'est une seule et même chose »56 – ce qui signifie, non
pas que la perfection se réduit à ce qui est donné, mais bien plutôt que l'essence individuelle
elle-même se définit en termes d'aptitudes et consiste donc pour nous en une visée non
déterminée vers laquelle nous tenterons (ou non) indéfiniment de tendre –. Tel serait ce que
nous appelons une « éthique de vie », qui ne consiste pas à faire rayonner un idéal théorique et
abstrait, mais qui tente de penser la vie elle-même dans ses conditions singulières,
déterminées et néanmoins façonnables.
L'on comprend ainsi que l'éthique ne peut en aucun cas nous amener à agir contre
notre nature, et ce quelle qu'elle soit : nature spirituelle dont l'aptitude propre est la
connaissance et la compréhension, mais également nature corporelle. C'est en effet en un sens
fort qu'il faut entendre les affirmations spinozistes selon lesquelles « la raison ne demande
rien contre la nature » et « la vertu n'est rien d'autre qu'agir selon les lois de sa propre nature
»57 : il ne s'agit pas simplement d'affirmer qu'il est dans la nature de l'homme de connaître et
de comprendre, et donc qu'il ne fait ainsi que suivre ce qui serait sa nature humaine, mais de
reconnaître qu'un développement éthique de soi ne peut passer par la prescription d'une
conduite qui se fasse au détriment de l'une des dimensions humaines. Si mener une vie
éthique revient à tendre vers l'accomplissement de sa nature singulière, cela signifie qu'il
s'agit d'exprimer au mieux en moi les propriétés humaines qui me sont propres (et qui sont
tout à la fois celles de mon corps et de mon esprit), et non de dépasser cette nature humaine.
Spinoza écrit ainsi à ce sujet dans la préface d'Ethique IV : « quand je dis que quelqu'un passe
d'une moindre perfection à une plus grande, […] je n'entends pas qu'il échange son essence ou
forme contre une autre. Car un cheval, par exemple, n'est pas moins détruit s'il se change en
homme que s'il se change en insecte »58 ; de même, un homme ne sera pas moins détruit s'il se
change en Dieu que s'il se change en cheval.
Or, c'est cela qui permet de comprendre, nous semble-t-il, qu'un accomplissement
éthique puisse s'inscrire à même des pratiques de vie. Ainsi, tout se joue dans la vie en acte au
cœur des rencontres avec les corps extérieurs, mais dans le même temps tout ne se réduit pas à
la pure factualité en ce que nous avons la possibilité d'éprouver d'une façon singulière (et
variable dans le temps) l'ordre commun de la nature : il y a bien une réflexion normative59 sur
et dans la mise en pratique d’une vie individuelle, par le biais du caractère que l’on peut se
forger. Ce sont là les deux exigences que nous formulons en vue de la constitution de ce que

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Il faut donc distinguer trois niveaux : ce dont on part, à savoir le tempérament qui nous est propre et selon
lequel on réagit spontanément ; le cadre dans lequel nous place notre essence individuelle et dont on ne pourra
jamais sortir (un homme ne sera jamais un Dieu, de même qu'un insecte ne sera jamais un homme) ; et enfin ce
que l'on parvient à faire au sein de ce cadre et à partir des aptitudes qui nous sont propres.
56
Lettre XIX à Blyenbergh, 3 janvier 1665, p. 184
57
Ethique IV, prop. 18, sc., p. 369
58
Ibid., préf., p. 341. Nous soulignons.
59
Nous employons à dessein ce terme afin de distinguer l’éthique de vie que nous tentons de constituer, tant
d’une morale descriptive que de tout relativisme : comme nous avons tenté de le montrer, affirmer que l’essence
et la perfection sont une seule et même chose ne revient ni à réduire le comportement éthique à ce qui est de fait,
ni à considérer que tout se vaut en ce que chacun serait son propre juge. Toutefois, il va de soi que le qualificatif
de « normatif » n’est pertinent dans ce cadre qu’à la condition de ne pas entendre par là l’établissement de règles
du devoir, ou encore la référence à un modèle transcendant auquel on devrait se conformer. Il s’agit ici de
penser, au contraire, comment pourrait se constituer une norme à même la pratique, et comment il serait possible
de porter un jugement éthique sur cette norme à l’aune de sa propre effectuation.

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nous avons appelé une « anthropologie éthique ». La perspective éthique se forge donc au
cœur de l'expérience, à même la vie telle qu'elle est mise en pratique effectivement et
singulièrement, dans l'effort commun que font le corps et l'esprit pour accroître leur puissance
d'être et d'agir ; et c'est en cela qu'elle n'est plus seulement une « morale réinscrite dans la
vie », mais qu'elle peut être conçue comme « éthique de vie ».

Julie HENRY
Allocataire-monitrice à l’ENS de Lyon

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