Vous êtes sur la page 1sur 2

Spinoza,

Bayle, et la mé thode de la


politique
Introduction

L’objet de cette réflexion, qui s’appuiera principalement sur l’article « Spinoza » du Dictionnaire
historique et critique1 de Bayle et sur le Traité politique2 de Spinoza, n’est pas de proposer une étude
comparée des philosophies politiques respectives de Bayle et de Spinoza, sujet pour le moins peu
abordé dans le Dictionnaire – où ce sont principalement l’ontologie, la vie et l’influence de Spinoza
qui sont discutés. Il n’est pas non plus de juger l’exactitude de la lecture que propose Bayle de
Spinoza, se demandant si le premier a bien tenu compte de la distinction entre natura naturans et
natura naturata ou encore s’il n’a pas mésinterprété les termes spinozistes de modes, d’attributs et
de substance, en projetant sur ces derniers des conceptions scolastiques, et en méconnaissant ainsi
leurs redéfinitions spécifiques par Spinoza. Ces thèmes ont déjà été traités à de nombreuses reprises,
et ce n’est pas là notre objet ; il s’agit en effet pour nous d’insérer le texte de Bayle dans une histoire
de la réception des textes spinozistes – et tout particulièrement de la méthode mise en œuvre par
Spinoza dans ces textes –, plutôt que de voir en lui un commentateur, dont il s’agirait de mesurer la
fidélité aux textes. C’est en réalité à l’aune de ce que Spinoza aura donné à penser à Bayle, que nous
serons à même de mesurer tout ce que le second aura perçu dans la philosophie du premier ;
l’« infidélité » d’un penseur comme Bayle à un texte d’une autre plume devient alors signe de la
richesse d’une œuvre vivante et suggestive3.

Ce sur quoi nous porterons notre attention, dans le cadre de cette réflexion, ce sera donc plutôt
ce que Bayle a perçu, avec une grande acuité à notre sens, de la méthode de Spinoza plus que des
objets de ce dernier ; nous questionnerons également l’extension que l’on peut donner à la lecture
de Bayle en ce que, semblant ne porter que sur une proposition d’Ethique I4 et sur la vie du

1
P. Bayle, article « Spinoza », Dictionnaire historique et critique (1697). Les références à cet article seront citées
dans l’édition de textes choisis et présentés par Fr. Charles-Daubert et P.-Fr. Moreau : Bayle, Ecrits sur Spinoza,
Paris, Berg International Editeurs, collection « L’Autre Rive », 1983.
2
Spinoza, Traité politique (œuvre inachevée, publiée à titre posthume à la fin de l’année 1677). Les références
à cet ouvrage seront citées dans la traduction de P.-Fr. Moreau, Paris, Editions Réplique, 1979.
3
Nous renvoyons à ce sujet à la réflexion très éclairante que propose P.-Fr. Moreau sur l’histoire des idées dans
l’introduction de Problèmes du spinozisme (Paris, Vrin, 2006, p. 7-14), ainsi qu’à son article « Spinoza est-il
spinoziste ? », publié dans le collectif Qu’est-ce que les Lumières « radicales » ? Libertinage, athéisme et
spinozisme dans le tournant philosophique de l’âge classique (dir. C. Secrétan, T. Dagron et L. Bove, Paris,
Editions Amsterdam, collection « Caute ! », 2007).
4
« je ne me suis attaché qu’à réfuter la proposition qui est la base de son système […] ce qu’il établit
nettement et précisément comme son premier principe, savoir que Dieu est la seule substance qu’il y ait dans
l’univers, et que tous les autres être ne sont que des modifications de cette substance » (Article « Spinoza »,
(DD), p. 26). Ce passage fait référence à la proposition 14 d’Ethique I, selon laquelle « A part Dieu, il ne peut y
avoir ni se concevoir de substance » (trad. B. Pautrat, Paris, Points Essais, 1999 (1988). Sauf mention contraire,
toutes les références à l’Ethique seront citées dans cette édition).
philosophe, elle est en réalité riche d’enjeux jusque dans la philosophie politique de Spinoza. En
effet, cette dernière se traduit par la mise en œuvre d’une méthode certes spécifique et différente
de celle de l’éthique, mais non moins fondée sur les mêmes grands principes, tous relevés par Bayle,
à savoir : rationalité dans l’explication des actions et affections humaines, pensée de la diversité au
sein de l’unité, ainsi que compréhension du dynamisme à l’œuvre dans tous les domaines de la
nature et de la philosophie (ontologique, éthique, politique). Il est d’ailleurs significatif que, tout en
se séparant souvent sur les principes – pragmatiques et « dogmatiques » pour Spinoza ; moraux et, si
ce n’est sceptiques, du moins « prudents » pour Bayle –, les deux auteurs se rejoignent finalement
fréquemment sur les enseignements à tirer du point de vue de la pratique de la politique, dans la
visée commune de faire vivre ensemble des hommes dont les passions ont plutôt tendance à les
opposer, hommes qui ne vivent, de plus, que rarement selon les principes et valeurs qu’ils disent être
les leurs.

Il s’agira ainsi de comprendre comment Bayle est tout à la fois indigné par les affirmations
spinozistes – qualifiant le Traité Théologico-politique de livre « pernicieux et détestable »5 et jugeant
l’idée selon laquelle il n’y aurait qu’une seule substance dans l’univers comme « la plus monstrueuse
hypothèse »6 – et fasciné par la vie vertueuse de cet homme, qui « ne jurait jamais, ne parlait jamais
irrévéremment de la Majesté divine, ne se souciait ni de vin ni de bonne chère, ni d’argent »7. Mais
nous étudierons également, et tout particulièrement, ce que Bayle a compris et perçu de la méthode
de Spinoza ; en effet, tout en critiquant les thèses auxquelles elle aboutissait, il reconnaissait
volontiers que celle-ci était « toute nouvelle »8 et signe d’un esprit qui manifestait « une si forte
passion de chercher la vérité qu’il renonça, en quelque façon, au monde pour mieux vaquer à cette
recherche »9.

C’est donc sur la lecture, l’interprétation et l’exégèse que Bayle nous propose de la méthode
spinoziste que nous souhaiterions nous pencher lors de cette réflexion, tentant de montrer par ce
biais comment Bayle fait de Spinoza, avec une grande perspicacité, un « athée de système » ; nous
nous pencherons alors sur la manière dont il lit Spinoza comme un « athée de méthode » – selon
l’expression que nous forgerons sur le même modèle –, et cependant non moins comme un « athée
vertueux » de la politique.

Julie HENRY

5
Article « Spinoza », (C), p. 22.
6
Ibid., (M), p. 23.
7
Ibid., (I), Remarque, p. 52.
8
« Il a été un athée de système, et d’une méthode toute nouvelle, quoique le fond de sa doctrine lui fût
commun avec plusieurs autres philosophes anciens et modernes, européens et orientaux » (introduction de
l’article « Spinoza », p. 21).
9
Article « Spinoza », (F), p. 22.

Vous aimerez peut-être aussi