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David Bernard
David Bernard
L’enfant et le secret
David Bernard, maître de conférences en psychopathologie à l’université Rennes II (EA 4050), psychana-
lyste ; 20 rue des Fossés, F-35000 Rennes.
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 95-96.
2. « Entretien de Jacques Lacan avec M. Gérard Lumeroy », Le discours psychanalytique n° 7,
Éd. Ass. freudienne, février 1992, p. 57.
que cette télépathie existera » du fait que « mon jardin secret est perçu par
certaines personnes 3 ».
Le patient une fois reparti, Lacan fera ce commentaire : « Jusque-là, il
se contentait d’avoir des paroles imposées, mais c’est d’ailleurs très spécifi-
quement ce sentiment d’être aperçu qui le désespère. Je dois dire qu’il n’y a
plus moyen de vivre, de s’en sortir. Je ne vois pas du tout comment il va s’y
retrouver. Il y a des tentatives de suicide qui finissent par réussir 4. » Puis quel-
ques jours plus tard, à son Séminaire : « Il était […] télépathe émetteur, autre-
ment dit il n’avait plus de secret, et c’est cela même qui lui a fait commettre une
tentative d’en finir 5. » Passé l’exposé du cas, tâchons à présent d’en déduire la
logique. Premièrement, cet homme nous rappelle, pour en pâtir dans le réel,
ce qu’est la vérité de la parole, qu’elle est pour chacun un parasite, un placage,
un cancer 6. Des « paroles imposées », rien de plus sensé pour dire la marque
première du langage sur le sujet, via son corps, soit le pouvoir maître du
signifiant lui-même, plein de ses effets de jouissance. Dès lors, nous apprend
cet homme, c’est de ne pouvoir se séparer de la parole de l’Autre qu’un sujet
pourra mourir. J’en déduirai une première remarque. Le secret est ce par quoi
un sujet pourra se séparer du langage comme discours de l’Autre. Non pas
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3. Ibid., p. 88.
4. Ibid., p. 91-92.
5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 96.
6. Ibid., p. 95.
7. Dictionnaire historique de la langue française, Éd. Le Robert, 1995.
8. J’emprunte cette formule à Marie-Jean Sauret, dans De l’infantile à la structure, Éd. PUM,
1991.
9. V. Tausk, Œuvres psychanalytiques, Paris, Payot, 1975, p. 194.
10. C’est nous qui soulignons.
11. Ibid., p. 195.
12. J. Lacan, Séminaire Le désir et son interprétation, inédit, leçon du 10/12/1958. Cf. aussi sur ce
point J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 357.
13. M. Silvestre, « Retour sur l’Œdipe », dans Demain la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1993,
p. 51.
Du lieu de l’Autre, via un dit que non, est ainsi revenue à l’enfant une
interprétation de son désir. Celui-là désirait une jouissance, fautive. Qu’est-ce
qu’une cochonnerie ? demande Hans, s’interrogeant sur ce qu’il désirait, sans
le savoir, avant que l’Autre vienne écorner cette jouissance, par le pouvoir
du signifiant. Quelles en seront les suites cliniques ? La première : deux
jours plus tard, le père constate que Hans, qui d’ordinaire aimait à s’exhiber
devant ses pairs, advient à la dimension de la pudeur 15. La seconde survient
quelques semaines plus tard. Hans fait un rêve, à nouveau sur ce thème de
l’exhibitionnisme mais qui, souligne Freud, pour la première fois, comporte
un effet de censure. Or de l’un à l’autre de ces exemples, que voyons-nous ?
L’énonciation d’un désir, à présent caché, voire refoulé. Telle fut la réponse
à ce dit de l’Autre : une responsabilité nouvelle de l’enfant dans sa parole
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14. S. Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans » (Le petit Hans), dans Cinq
psychanalyses, Paris, PUF, 1989, p. 103.
15. Ibid., p. 104.
16. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 314.
17. J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 19.
l’Homme aux rats : « Pendant quelque temps j’ai eu (enfant) l’idée maladive
que mes parents savaient mes pensées, ce que je m’expliquais en supposant
que je les prononçais à haute voix, mais sans les entendre moi-même 18. »
Peut-être même est-ce à l’appui de ce témoignage que Freud reviendra dans
l’une de ses Nouvelles conférences, Le rêve et l’occultisme, sur cette angoisse
originaire et structurelle de l’enfant. « Souvenons-nous de cette fréquente
représentation d’angoisse des enfants : que leurs parents connaissent toutes
leurs pensées, sans qu’ils leur en aient fait part, pendant parfait et peut-être
source de la croyance des adultes en l’omniscience de Dieu 19. »
De là, Lacan nous permet alors de poursuivre, nous indiquant l’étape
suivante, qui est un temps logique salutaire et nécessaire à l’enfant. L’enfant
fera la découverte que l’Autre ne connaît pas ses pensées. « C’est l’une des
révolutions de l’âme enfantine, que le moment où l’enfant, après avoir cru
que toutes ses pensées […] (étaient) connues de ses parents, s’aperçoit que
l’Autre peut ne pas savoir 20 », que « les autres, les adultes, ne savent rien 21 ».
Et c’est en ce point, là où l’Autre ne savait pas, que le sujet pourra advenir, en
secret. Seulement, quel est ce moment logique, et clinique, au cours duquel se
produirait cette révolution de l’âme enfantine ? Lacan reste assez flou sur ce
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18. S. Freud, L’homme aux rats, journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974, p. 39.
19. S. Freud, « XXXe Conférence, Le rêve et l’occultisme », dans Nouvelles conférences d’introduc-
tion à la psychanalyse, éd. Folio-Essais, p. 78.
20. J. Lacan, Séminaire Le désir et son interprétation, inédit, leçon du 4 mars 1959.
21. Ibid., leçon du 3 décembre 1958. Cf. aussi sur ce point J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’an-
goisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 78-79.
22. J. Lacan, Séminaire Le désir et son interprétation, inédit, leçon du 3 décembre 1958.
23. S. Freud, « Les explications sexuelles données aux enfants », dans La vie sexuelle, Paris, PUF,
1969, p. 10.
24. J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 202.
25. Cf. sur ce point son article « Subversion du sujet et dialectique du désir », dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966.
26. S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Éd. Folio-Bilingue, 1991, p. 95.
27. S. Freud, « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », dans La vie sexuelle, op. cit.,
p. 51.
28. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Éd. Folio-Essais, 1987, p. 127.
29. S. Freud, « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF,
1973, p. 157.
30. S. Freud, « Les explications sexuelles données aux enfants », dans La vie sexuelle, op. cit.,
p. 11.
31. S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 97.
32. J.-P. Sartre, « Introduction », dans C. Baudelaire, Écrits intimes, Paris, Gallimard, 1946,
p. 35-36.
39. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 19.
40. S. Freud, « XXXIIe Conférence : Angoisse et vie pulsionnelle », dans Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 123.
41. S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 82.
42. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 18.
imaginaire d’un désir autour de quoi tout pourra se conter. Ce sont là, savait
Walter Benjamin, les avoirs de l’enfance 43.
Le fantasme est donc un autre nom de ce secret que préfigureront les
théories sexuelles infantiles, que le sujet certes refoulera, mais qui désormais
lesteront, à son insu, ses fantaisies imaginaires, et qui soutiendront son désir.
Le secret du fantasme refoulé… ne cessera plus de s’écrire. « Celui qui a des
yeux pour voir et des oreilles pour entendre se convainc que les mortels ne
peuvent dissimuler aucun secret 44. » Ainsi cette anecdote que Freud nous
conte dans une note de bas de page de son texte, Caractère et érotisme anal, et
que lui avait rapportée l’un de ses patients. Un ami de ce dernier avait été
pris d’une crise de fou rire à la lecture d’un passage des Trois essais sur la
théorie sexuelle, où Freud souligne le gain de plaisir qu’un enfant peut trouver
à la défécation. Quelque vingt minutes plus tard, cet homme, pendant le
goûter, se surprend alors à se souvenir d’une idée qu’il avait toujours eue
étant enfant. Je cite : « Je me représentais alors toujours que j’étais le fabricant
de cacao Van Houten […] que je possédais un secret formidable pour la fabri-
cation de ce cacao, et que tout le monde s’efforçait de m’arracher ce secret
devant faire le bonheur du monde, secret que je gardais jalousement 45. »
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47. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 25.
48. S. Freud, « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », dans La vie sexuelle, op. cit.,
p. 52.
49. S. Freud, « Sur la psychologie du lycéen », dans Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984,
p. 230.
50. Cf. F. Wedekind, L’éveil du printemps, Paris, Gallimard, 1974, p. 24, et S. Freud, « Fragment
d’une analyse d’hystérie », dans Œuvres complètes, V. VI, op. cit., p. 283.
51. S. Freud, « Sur la psychologie du lycéen », op. cit., p. 230.
52. S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Éd. Folio-
Essais, 1985, p. 36.
53. J. Lacan, « En conclusion », dans Lettres de l’École freudienne n° 9, décembre 1972, p. 513.
54. J. Lacan, « Préface à L’éveil du printemps », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 562.
55. J. Lacan , « Le malentendu », Ornicar ? n° 22-23, 1981, p. 12. Cf. aussi sur ce point J. Lacan, Le
Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 344.
56. P. Boutang, Ontologie du secret, Paris, PUF, 1988, p. 126.
57. Souvenons-nous ici de Dora, montrant et cachant sa lettre à Freud… où il n’y avait rien. S.
Freud, « Fragment d’une analyse d’hystérie », dans Œuvres complètes, V. VI, op. cit., p. 256-257.
58. A. Gide, « Les faux-monnayeurs », dans Romans, Éd. La Pléiade, 1958, p. 1097-1098, et
p. 1237.
59. On pourra lire sur ce point le témoignage de Sam Braun, ancien déporté d’Auschwitz,
dans S. Braun, Personne ne m’aurait cru, alors je me suis tu, Paris, Albin Michel, 2008, notamment
p. 166-170.
BIBLIOGRAPHIE
Résumé
Il s’agira ici d’étudier comment l’enfant advient à ses premiers secrets, ceux qu’il
suppose d’abord à l’Autre parental, puis en retour, ceux qu’il se constituera pour
lui-même. Nous soulignerons alors comment la possibilité du secret est nécessaire à
Mots-clés
Secret, enfant, adolescence, sexualité, séparation, langage.
Summary
This article examines how children first become aware of secrets : firstly, those they
suppose to belong to the parental Other, then, subsequently, those they construct for
themselves. We go on to emphasise how the possibility of having secrets is necessary
for what a subject becomes. Finally, we will infer from this that the fundamental
component of a secret is always something that cannot be told.
Keywords
Secret, child, adolescence, sexuality, separation, language.
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