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L'ENFANT ET LE SECRET

David Bernard

ERES | « Cliniques méditerranéennes »

2010/2 n° 82 | pages 255 à 268


ISSN 0762-7491
ISBN 9782749213200
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Cliniques méditerranéennes, 82-2010

David Bernard

L’enfant et le secret

Dans une leçon de son Séminaire Le sinthome 1, Lacan évoque le cas


d’un homme qu’il rencontra quelques jours auparavant lors de sa présen-
tation de malades. De quoi se plaignait cet homme ? Premièrement, de
paroles qui lui étaient imposées, et qu’il entendait dans leur matérialité de
lalangue, vocale et équivoque, précisera Lacan. Cet homme, à l’instar du
président Schreber, tentait alors de répliquer à ces paroles hallucinées par
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le biais de ce qu’il nomma des phrases réflexives, des phrases qui lui étaient
propres, avec lesquelles il s’efforçait de contrebalancer les phrases imposées.
Voici comment il s’en explique à Lacan : « Avec le médecin qui s’appelle
M. Duhamel, j’ai une phrase imposée qui dit : “M. Duhamel est gentil” et
j’ai ensuite un balancement de phrases qui est de moi, une réflexion […],
une phrase réflexive, je dis : “Mais moi, je suis fou”. Je dis : “M. Duhamel
est gentil”, phrase imposée… “Mais moi, je suis fou”, phrase réflexive 2. » En
cette conjonction qu’est le mais, il y a donc la tentative par le sujet de répli-
quer à la parole imposée, soit de pouvoir s’en séparer, et par là, de pouvoir
s’en défendre. Elle est ce par quoi le sujet pourrait ne pas se réduire tout à
fait aux signifiants imposés de l’Autre. Mais elle est aussi le point exact où
ce sujet échoua à se sauver, et eut à pâtir de ce qu’il nomma sa « télépathie ».
Cet homme se découvrit en effet « télépathe émetteur », convaincu que ses
pensées, celles-là mêmes par lesquelles il s’efforçait de répliquer à l’Autre,
seraient aussitôt connues de cet Autre. Là où il s’efforçait de se séparer de
l’Autre, le voilà qui s’éprouve radicalement transparent à lui, c’est-à-dire
sans le secours d’aucun secret. Alors que Lacan lui demande comment il
envisage l’avenir, il répond : « Je ne pourrai pas vivre dans la société tant

David Bernard, maître de conférences en psychopathologie à l’université Rennes II (EA 4050), psychana-
lyste ; 20 rue des Fossés, F-35000 Rennes.
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 95-96.
2. « Entretien de Jacques Lacan avec M. Gérard Lumeroy », Le discours psychanalytique n° 7,
Éd. Ass. freudienne, février 1992, p. 57.

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que cette télépathie existera » du fait que « mon jardin secret est perçu par
certaines personnes 3 ».
Le patient une fois reparti, Lacan fera ce commentaire : « Jusque-là, il
se contentait d’avoir des paroles imposées, mais c’est d’ailleurs très spécifi-
quement ce sentiment d’être aperçu qui le désespère. Je dois dire qu’il n’y a
plus moyen de vivre, de s’en sortir. Je ne vois pas du tout comment il va s’y
retrouver. Il y a des tentatives de suicide qui finissent par réussir 4. » Puis quel-
ques jours plus tard, à son Séminaire : « Il était […] télépathe émetteur, autre-
ment dit il n’avait plus de secret, et c’est cela même qui lui a fait commettre une
tentative d’en finir 5. » Passé l’exposé du cas, tâchons à présent d’en déduire la
logique. Premièrement, cet homme nous rappelle, pour en pâtir dans le réel,
ce qu’est la vérité de la parole, qu’elle est pour chacun un parasite, un placage,
un cancer 6. Des « paroles imposées », rien de plus sensé pour dire la marque
première du langage sur le sujet, via son corps, soit le pouvoir maître du
signifiant lui-même, plein de ses effets de jouissance. Dès lors, nous apprend
cet homme, c’est de ne pouvoir se séparer de la parole de l’Autre qu’un sujet
pourra mourir. J’en déduirai une première remarque. Le secret est ce par quoi
un sujet pourra se séparer du langage comme discours de l’Autre. Non pas
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pour s’en libérer, mais pour ne pas s’y réduire, ce mais, où le sujet gardera
la possibilité d’une énonciation, et d’un désir. La possibilité du secret est de
structure nécessaire à ce qu’advienne un sujet, pour la raison qu’y consiste sa
chance de ne pas se réduire au ravage du langage. La nécessité du secret se
révèle ici être une réponse, à la condition de parlêtre du sujet. Entre le sujet et
la loi de l’Autre doit demeurer un droit au secret. D’ailleurs, l’étymologie en
atteste. Secret dérive de l’adjectif latin secretus 7, qui signifie « séparé, à part »,
voire… « rejeté ». C’est donc au lieu de cette séparation, dont Lacan aura fait le
second temps de causation du sujet, que se tient la possibilité du secret, comme
celle du sujet.
Il est un autre auteur qui l’aura remarqué, Victor Tausk, qui aborda cette
question lors d’une conférence prononcée en 1919, De la genèse de « L’appareil
à influencer » au cours de la schizophrénie. L’auteur y fait valoir, dans certains
cas de délires télépathiques, la certitude acquise et imposée au sujet d’être
dépossédé de tout secret, ce qui serait, ajoute-t-il, abolir son droit le plus
vital. À partir de la psychose, Tausk généralise en effet la nécessité pour
tout sujet du droit au secret, mais plus encore, et là est le pas qu’il nous fait
franchir, à soupçonner derrière l’angoisse de son abolition l’infantile de la

3. Ibid., p. 88.
4. Ibid., p. 91-92.
5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 96.
6. Ibid., p. 95.
7. Dictionnaire historique de la langue française, Éd. Le Robert, 1995.

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structure 8. « Le symptôme : “On fait des pensées au malade” découle de la


conception infantile que les autres connaissent ses pensées. » « Nous connais-
sons le stade au cours duquel règne chez l’enfant la conception que les autres
connaissent ses pensées. Les parents savent tout, même ce qu’il y a de plus
secret, et ils le savent jusqu’à ce que l’enfant réussisse son premier mensonge.
[…] La lutte pour le droit de posséder des secrets à l’insu des parents est un
des facteurs les plus puissants de la formation du moi, de la délimitation et
de la réalisation d’une volonté propre 9. »
Une note de bas de page du texte nous apprend alors que Tausk avait
prononcé cette conférence en présence de Freud, lors de l’une des soirées de
la Société psychanalytique de Vienne. Nous n’avons malheureusement pas,
contrairement à d’autres de ces soirées, le compte rendu de la discussion qui
suivit la conférence. Toutefois, dans cette note, Tausk nous rapporte quelle
fut la teneur des propos tenus à cette occasion par Freud. À le suivre, la
croyance de l’enfant en ce que les autres connaissent ses pensées serait soli-
daire de son apprentissage de la parole. Pour la raison, aurait dit Freud, que
« l’enfant, avec le langage, reçoit les pensées des autres, et sa croyance que
les autres connaissent ses pensées apparaît fondée sur les faits tout comme le
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sentiment que les autres lui ont fait 10 la parole et avec elle les pensées 11 ».
Lacan, dans son Séminaire Le désir et son interprétation, s’intéressa à son
tour à cette angoisse infantile, et pour donner à cette thèse de Freud le déve-
loppement qu’elle mérite. Si l’enfant éprouve à un moment que « l’Autre
sait tout de ses pensées », c’est que « ses pensées sont, par nature et struc-
turellement, à l’origine ce discours de l’Autre 12 ». Toutefois, nous pouvons
en préciser ici la raison. Si l’enfant craint que l’Autre ne devine ses pensées,
c’est aussi, notait Michel Silvestre 13, que c’est au lieu de l’Autre que l’enfant
se verra interprété son désir, et sa jouissance. Pour exemple, ce court échange
entre Hans et sa mère. Hans a 4 ans et 3 mois. Ce matin-là, sa mère lui donne
un bain après quoi elle le sèche, et le poudre. Alors qu’elle le poudre autour
de son pénis, en prenant soin de ne pas le toucher, Hans demande :

8. J’emprunte cette formule à Marie-Jean Sauret, dans De l’infantile à la structure, Éd. PUM,
1991.
9. V. Tausk, Œuvres psychanalytiques, Paris, Payot, 1975, p. 194.
10. C’est nous qui soulignons.
11. Ibid., p. 195.
12. J. Lacan, Séminaire Le désir et son interprétation, inédit, leçon du 10/12/1958. Cf. aussi sur ce
point J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 357.
13. M. Silvestre, « Retour sur l’Œdipe », dans Demain la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1993,
p. 51.

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« Pourquoi n’y mets-tu pas le doigt ? »


Maman : Parce que c’est une cochonnerie.
Hans : Qu’est-ce que c’est ? Une cochonnerie ? Pourquoi ?
Maman : Parce que ce n’est pas convenable.
Hans (riant) : Mais c’est très amusant 14 !

Du lieu de l’Autre, via un dit que non, est ainsi revenue à l’enfant une
interprétation de son désir. Celui-là désirait une jouissance, fautive. Qu’est-ce
qu’une cochonnerie ? demande Hans, s’interrogeant sur ce qu’il désirait, sans
le savoir, avant que l’Autre vienne écorner cette jouissance, par le pouvoir
du signifiant. Quelles en seront les suites cliniques ? La première : deux
jours plus tard, le père constate que Hans, qui d’ordinaire aimait à s’exhiber
devant ses pairs, advient à la dimension de la pudeur 15. La seconde survient
quelques semaines plus tard. Hans fait un rêve, à nouveau sur ce thème de
l’exhibitionnisme mais qui, souligne Freud, pour la première fois, comporte
un effet de censure. Or de l’un à l’autre de ces exemples, que voyons-nous ?
L’énonciation d’un désir, à présent caché, voire refoulé. Telle fut la réponse
à ce dit de l’Autre : une responsabilité nouvelle de l’enfant dans sa parole
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est advenue. Avec ce que cela suppose comme acte et prise de parole : désor-
mais, l’enfant mesurera ce qu’il dit, et doit ne pas dire, au lieu de l’Autre.
Dans sa parole, passera sa division, où sera distingué l’énoncé de l’énoncia-
tion. Et c’est dans cet écart, en conclurai-je, qu’adviendra la possibilité du
secret. Dans sa parole, l’enfant pourra désormais vouloir effacer la marque
de son désir, jusqu’à s’effacer lui-même 16. Dès lors, un partage des secrets
s’instaure : que l’enfant efface ce qu’il voulait dire, et ce sera son secret, ou
bien qu’il le refoule, et c’est alors lui-même qui, s’effaçant dans le procès de
son énonciation, deviendra un secret, au lieu même de son inconscient. Bref,
avoir ou être un secret.
Ce n’est donc pas toute pensée que l’enfant craint de se voir diffusées,
mais bien celles qui le diviseront, les mauvaises, empesées de la voix de
l’énonciation, qu’il faudrait taire. Jean-Paul Sartre, qui savait l’existence de
ce sentiment angoissant chez l’enfant, en témoigne dans Saint Genet, comédien
et martyr : « Une petite fille qui dînait en famille, s’étant aviser de penser
que sa mère était sotte, rougit jusqu’aux yeux et quitta la table, persuadée
que ses parents avaient entendu sa voix intérieure 17. » Quant à Freud, nous
savons qu’il aura eu l’occasion de l’entendre énoncer de la bouche même de

14. S. Freud, « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans » (Le petit Hans), dans Cinq
psychanalyses, Paris, PUF, 1989, p. 103.
15. Ibid., p. 104.
16. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 314.
17. J.-P. Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 19.

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l’Homme aux rats : « Pendant quelque temps j’ai eu (enfant) l’idée maladive
que mes parents savaient mes pensées, ce que je m’expliquais en supposant
que je les prononçais à haute voix, mais sans les entendre moi-même 18. »
Peut-être même est-ce à l’appui de ce témoignage que Freud reviendra dans
l’une de ses Nouvelles conférences, Le rêve et l’occultisme, sur cette angoisse
originaire et structurelle de l’enfant. « Souvenons-nous de cette fréquente
représentation d’angoisse des enfants : que leurs parents connaissent toutes
leurs pensées, sans qu’ils leur en aient fait part, pendant parfait et peut-être
source de la croyance des adultes en l’omniscience de Dieu 19. »
De là, Lacan nous permet alors de poursuivre, nous indiquant l’étape
suivante, qui est un temps logique salutaire et nécessaire à l’enfant. L’enfant
fera la découverte que l’Autre ne connaît pas ses pensées. « C’est l’une des
révolutions de l’âme enfantine, que le moment où l’enfant, après avoir cru
que toutes ses pensées […] (étaient) connues de ses parents, s’aperçoit que
l’Autre peut ne pas savoir 20 », que « les autres, les adultes, ne savent rien 21 ».
Et c’est en ce point, là où l’Autre ne savait pas, que le sujet pourra advenir, en
secret. Seulement, quel est ce moment logique, et clinique, au cours duquel se
produirait cette révolution de l’âme enfantine ? Lacan reste assez flou sur ce
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point 22. Tournons-nous alors vers Freud, qui lui aussi repéra une révolution
chez l’enfant, issue d’un rapport nouveau au savoir de l’Autre, qui le fera
autre qu’il n’était.
Le point de départ de cette révolution tient dans l’advenue de l’enfant
à sa première question, où l’enfant questionnera la cause de toute chose,
à commencer par son acte de naissance. Freud proposera une formulation
simple de cette question inaugurale. « D’où viennent les enfants ? […]
C’est la question la plus vieille et la plus brûlante de la jeune humanité 23. »
Seulement, cette question restera sans réponse. Qu’on lui raconte quelque
berquinades de nourrices, et autres mythes de la cigogne, ou que l’on tâche
de lui expliquer rationnellement le processus de reproduction, rien n’y fera,
la réponse ne parviendra pas à refermer la question ouverte par l’enfant,
de la raison de sa venue au monde. Lacan, dès son Séminaire Les psychoses,
aura démontré le caractère structural de cette absence de réponse. « Il y a en
effet quelque chose de radicalement inassimilable au signifiant. C’est tout

18. S. Freud, L’homme aux rats, journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974, p. 39.
19. S. Freud, « XXXe Conférence, Le rêve et l’occultisme », dans Nouvelles conférences d’introduc-
tion à la psychanalyse, éd. Folio-Essais, p. 78.
20. J. Lacan, Séminaire Le désir et son interprétation, inédit, leçon du 4 mars 1959.
21. Ibid., leçon du 3 décembre 1958. Cf. aussi sur ce point J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’an-
goisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 78-79.
22. J. Lacan, Séminaire Le désir et son interprétation, inédit, leçon du 3 décembre 1958.
23. S. Freud, « Les explications sexuelles données aux enfants », dans La vie sexuelle, Paris, PUF,
1969, p. 10.

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simplement l’existence singulière du sujet. Pourquoi est-il là ? D’où sort-il ?


Que fait-il là ? Pourquoi va-t-il disparaître ? Le signifiant est incapable de lui
donner la réponse 24. » Ainsi, à la question D’où viennent les enfants ?, il n’y
a pas de réponse, « pas de solution », disait Freud. L’enfant, advenant à la
dimension de la question, éprouvera nécessairement le manque d’un signi-
fiant dernier, S (A /), selon le mathème proposé par Lacan 25, qui lui permet-
trait de justifier son existence, comme de pouvoir rattraper le manque de
jouissance dont il peine à se consoler. Quelle en sera la conséquence ? Là où
cette question première ne recevra pas de réponse, mille autres se poseront.
Il se pourrait en effet que derrière les multiples questions et autres pourquoi,
dont il embarrasse les adultes, l’enfant ne fasse qu’en poser une seule. Et
c’est à être tourmenté par cette question laissée sans réponse que l’enfant en
viendra à ses premiers secrets.
La thèse est explicite chez Freud, et réitérée à au moins deux reprises
dans son enseignement, dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci 26, puis
dans Contribution à la psychologie de la vie amoureuse. Il y a, derrière le désir
de savoir dont s’anime l’enfant, une question, unique et secrète, trace d’un
irremplaçable. « L’irremplaçable qui agit dans l’inconscient se manifeste dans
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chacun des objets qui forment une série infinie, infinie parce que chaque
substitut fait regretter l’absence de la satisfaction vers laquelle on tend.
Ainsi l’insatiable plaisir à poser des questions qui caractérise un certain âge
de l’enfance s’explique par le fait qu’ils ont à poser une unique question,
qui ne franchit pas leurs lèvres ; ainsi la loquacité de beaucoup de névrosés
s’explique par la pression d’un secret qui pousse vers la communication 27. »
La question première, d’être tenue secrète, ira donc en se répétant, se faisant
cause du dire. D’où nous pourrons conclure que, de même qu’il n’y a pas de
sujet qui ne prenne soin de son image pour y dissimuler un manque, il se
pourrait que pour parler, le sujet doive avoir quelque chose à cacher.
Toutefois, il nous faut à présent interroger ici la responsabilité de l’en-
fant lui-même. Pourquoi donc l’enfant garde tue, au secret, sa question ?
Pour la raison, démontre Freud, qu’il désire croire en ses parents, et donc
voiler leur impuissance, autre nom de leur castration. Freud y revient dans
ses Trois essais sur la théorie sexuelle : une méfiance « profonde » gagne l’enfant
à l’endroit du dire parental, mais « une méfiance […] silencieuse 28 ». Pour
rendre compte de ce silence, remarquons que ce moment où l’enfant prendra

24. J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 202.
25. Cf. sur ce point son article « Subversion du sujet et dialectique du désir », dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966.
26. S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Éd. Folio-Bilingue, 1991, p. 95.
27. S. Freud, « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », dans La vie sexuelle, op. cit.,
p. 51.
28. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Éd. Folio-Essais, 1987, p. 127.

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la mesure du manque de réponse dans l’Autre sera pour lui un moment de


forte déconvenue. Ici, pour la première fois, sa croyance en l’Autre vacille.
Freud y aura souvent insisté. L’enfant avait jusque-là reconnu dans ses
parents « l’unique autorité et la source de toute croyance 29 », un Autre de
l’Autre, pourrions-nous dire en termes lacaniens. Or c’est bien cette foi dans
l’Autre qui se trouvera ici écornée. « D’où viennent les enfants ? » deman-
dait Freud. « C’est la question la plus vieille et la plus brûlante de la jeune
humanité. » Avant que de poursuivre : « Les réponses que l’on a coutume
d’y donner […] blessent la pulsion d’investigation honnête de l’enfant ; le
plus souvent aussi, elles ébranlent pour la première fois sa confiance en ses
parents 30. »
Ainsi la rencontre par l’enfant du manque dans l’Autre se fera sous la
figure d’une vérité trompeuse. L’Autre, désormais, sera soupçonné de ne pas
dire le vrai sur le vrai. « L’enfant refuse d’accorder foi aux informations qu’on
lui donne. » « De cet acte d’incrédulité il date son autonomie d’esprit, […] il se
sent souvent en sérieuse opposition avec les adultes et […] ne leur pardonne
à vrai dire jamais plus d’avoir été […] trompé sur la vérité 31. » Freud, autant
que Lacan, repère donc une révolution de l’âme enfantine, mais nous permet
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de préciser son fondement. Elle est la rencontre, par l’enfant, du manque de
signifiant dans l’Autre. Elle est la rencontre, par l’enfant, de l’inexistence du
rapport sexuel, ici celui de ses parents. Avec sa conséquence : pour la première
fois, l’enfant se confrontera ici à la question de la vérité, déjà manquante. Freud
y insiste, l’enfant ne pardonnera jamais à ses parents d’avoir été trompé sur
la vérité. Et l’enfant gardera la marque, de cette rencontre avec le manque
de savoir dans l’Autre. Sartre, dans sa Préface aux Écrits intimes de Charles
Baudelaire aura lui aussi souligné un tel moment : « L’enfant tient ses parents
pour des Dieux. […] Le drame commence quand l’enfant grandit, dépasse
les parents de la tête et regarde par-dessus leur épaule. Or derrière eux il n’y
a rien 32. » Ainsi, entrant en ce lieu où l’Autre ne savait pas, l’enfant advient
Autre qu’il n’était. Telle est cette révolution de l’âme enfantine, dont l’enfant
sortira seul, séparé dit Freud.
Mais alors, ce silence ou ce mensonge de l’Autre entrevu, qu’en fera
l’enfant ? L’hypothèse, au lieu de l’Autre, d’un secret. « Il me semble, avance
Freud, découler de nombreuses informations que les enfants refusent de
croire à la théorie de la cigogne, mais après avoir été ainsi une première

29. S. Freud, « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF,
1973, p. 157.
30. S. Freud, « Les explications sexuelles données aux enfants », dans La vie sexuelle, op. cit.,
p. 11.
31. S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 97.
32. J.-P. Sartre, « Introduction », dans C. Baudelaire, Écrits intimes, Paris, Gallimard, 1946,
p. 35-36.

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fois trompés et repoussés, ils en viennent à soupçonner qu’il y a quelque


chose d’interdit que les “grandes personnes” gardent pour elles, et, pour
cette raison, ils enveloppent de secret leurs recherches ultérieures. » Ainsi,
là où manque la réponse de l’Autre, l’enfant ne conclut pas à un manque de
savoir, S (A/), mais à un secret. C’est là ce que Lacan notera à son tour : « Pour
l’enfant, les adultes sont transcendants pour autant qu’ils sont initiés 33. » Au
lieu de l’Autre, un mot de passe, justement, lui ferait défaut, qui scellerait de
la communauté des grandes personnes, là où le « secret de la vie sexuelle 34 »
serait enfin chiffré. Être un grand serait se faire enfin le possesseur de ce
secret, lequel comportera la promesse d’une jouissance enfin offerte sans
limite, et notons-le, sans honte. Freud le remarque à nouveau. L’insoluble
problème de savoir d’où viennent les enfants conduira le jeune penseur à se
questionner sur ce passage à l’état d’être marié. Or qu’en conclut-il ? « L’en-
fant se promet de l’état d’être marié une satisfaction de plaisir et suppose
qu’il n’y est plus question d’avoir honte 35. » C’est là ce que comporte, en
déduirai-je, ce secret d’initié que l’enfant loge au lieu de l’Autre : une conver-
sion subjective, ouvrant à une jouissance sans honte.
Voilà donc pour le secret supposé par l’enfant au lieu de l’Autre. Mais
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alors, qu’en sera-t-il de ses propres secrets ? Là encore, Freud nous permet
d’y répondre. C’est en retour de ce secret de l’Autre, que l’enfant bâtira ses
propres secrets, où se vérifie que le secret est toujours le secret de l’Autre 36.
Un passage de l’article « Les explications sexuelles données aux enfants » le
précise : « Si les enfants ne reçoivent pas les explications qu’ils ont deman-
dées à leurs aînés ils continuent en secret à se tourmenter pour ce problème
et échafaudent des tentatives de solution dans lesquelles la vérité devinée
se mêle de la façon la plus remarquable avec le faux grotesque 37 ; ou bien ils
se chuchotent les uns aux autres des informations dans lesquelles, à cause
du sentiment de culpabilité de ces jeunes chercheurs, la vie sexuelle reçoit
l’empreinte du terrible et du dégoûtant 38. » Les secrets que se constitueront
ainsi les enfants, pour s’élever d’un savoir sexuel, Freud leur aura donné
un nom : théories sexuelles infantiles. Ce pourront être là ses fictions, où
l’enfant, notons-le, usera pour la première fois des catégories du vrai et du
faux. Pensons à ses « pour de faux », qui ponctueront nombre de ses récits, et

33. J. Lacan, Des Noms-du-Père, Paris, Le Seuil, 2005, p. 52.


34. S. Freud, « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », dans La vie sexuelle, op. cit.,
p. 52.
35. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 24.
36. Cf. sur ce point notre article : « Qu’est-ce qu’un secret ? », L’en-je lacanien n° 9, Revue de
Psychanalyse, Toulouse, érès, 2008.
37. C’est nous qui soulignons.
38. S. Freud, « Les explications sexuelles données aux enfants », dans La vie sexuelle, op. cit.,
p. 13.

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où résonne à nouveau la vérité trompeuse. Comme à ses romans familiaux,


précisément celui des origines, où l’enfant fantasmera avoir été adopté par
ses parents. Là encore, en retour de ce manque d’une réponse de l’Autre, sera
faite l’hypothèse d’un secret, d’un mensonge, de paroles trompeuses, que
pourra accompagner le sentiment, passager ou ravageur, d’être illégitime,
là pour de faux. Quant aux théories spécifiquement sexuelles, nous savons
qu’elles seront bâties à l’appui des miettes de savoir que l’enfant aura pu
glaner dans le discours parental. À savoir, moins les longues explications
de ses parents, que ce que l’enfant aura entendu derrière la porte de leur
chambre, à quoi il mêlera, précise Freud, le registre pulsionnel. Car c’est
aussi à l’appui de son propre rapport à la jouissance, que l’enfant interpré-
tera et construira ses théories infantiles, à même de pouvoir répondre à sa
question de l’origine. Chacune de ces théories, écrit Freud, contient, malgré
son poids de fiction, « un fragment de pure vérité ». « Ce qu’il y a de correct
et de pertinent s’explique par le fait qu’elles trouvent leur origine dans les
composantes de la pulsion sexuelle qui sont déjà à l’œuvre dans l’organisme
de l’enfant 39. »
Enfin, relevons ce que Freud ajoute encore à ces théories sexuelles infan-
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tiles. Non seulement l’enfant les construira en secret, mais elles lui devien-
dront bientôt secrètes à lui-même. Nous savons en effet quel rôle ici viendra
jouer le surmoi, quand il viendra constituer « l’incorporation de l’instance
parentale 40 ». Avec quelle conséquence ? Le retour de cette angoisse d’ori-
gine : le surmoi est ce à quoi, à qui, l’on ne peut rien cacher 41. Et c’est alors
le refoulement qui viendra constituer un secours. Le secret, qui séparait
l’enfant de l’Autre parental, séparera désormais l’enfant de lui-même, pour
venir creuser sa division subjective. La théorie secrète est refoulée, venant
constituer « le complexe nucléaire de la névrose 42 ». Celui qui avait un secret
devient secret lui-même. Le sujet s’efface, emportant avec lui ce secret dont
nous pouvons à présent dire le nom : le fantasme, où viendront se condenser
non seulement la petite histoire que le sujet s’était construite, pour répondre
à sa question, mais en deçà, l’épure de ce secret : deux fois rien. Soit un
manque à être, où s’incarne la question du sujet, et la réponse qu’il aura
trouvée, faute d’un savoir suffisant dans l’Autre, dans le registre pulsionnel,
un objet. N’est-ce pas ce que là encore, je le souligne au passage, les enfants
démontrent, quand ils garderont cachés au fond de leur poche telle ou telle
breloque, et autre objet de rien, dont ils auront fait l’agalma d’un secret, l’objet

39. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 19.
40. S. Freud, « XXXIIe Conférence : Angoisse et vie pulsionnelle », dans Nouvelles conférences
d’introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 123.
41. S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, p. 82.
42. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 18.

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imaginaire d’un désir autour de quoi tout pourra se conter. Ce sont là, savait
Walter Benjamin, les avoirs de l’enfance 43.
Le fantasme est donc un autre nom de ce secret que préfigureront les
théories sexuelles infantiles, que le sujet certes refoulera, mais qui désormais
lesteront, à son insu, ses fantaisies imaginaires, et qui soutiendront son désir.
Le secret du fantasme refoulé… ne cessera plus de s’écrire. « Celui qui a des
yeux pour voir et des oreilles pour entendre se convainc que les mortels ne
peuvent dissimuler aucun secret 44. » Ainsi cette anecdote que Freud nous
conte dans une note de bas de page de son texte, Caractère et érotisme anal, et
que lui avait rapportée l’un de ses patients. Un ami de ce dernier avait été
pris d’une crise de fou rire à la lecture d’un passage des Trois essais sur la
théorie sexuelle, où Freud souligne le gain de plaisir qu’un enfant peut trouver
à la défécation. Quelque vingt minutes plus tard, cet homme, pendant le
goûter, se surprend alors à se souvenir d’une idée qu’il avait toujours eue
étant enfant. Je cite : « Je me représentais alors toujours que j’étais le fabricant
de cacao Van Houten […] que je possédais un secret formidable pour la fabri-
cation de ce cacao, et que tout le monde s’efforçait de m’arracher ce secret
devant faire le bonheur du monde, secret que je gardais jalousement 45. »
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Freud semble ici faire sienne l’interprétation de son patient, ce souvenir
d’enfance fonctionnait comme un fantasme-écran. Mais nous y retrouverons
aussi ce qui fait la structure d’un secret d’enfant : en son centre, ce noyau
de vérité que constitue l’objet pulsionnel, dès lors élevé, par la fiction, à la
dignité de ce qui manquerait à tous, c’est-à-dire à l’Autre.
Toutefois, Freud nous indique qu’un autre moment logique viendra,
de structure, réveiller ces théories sexuelles infantiles, et dès lors reconduire
le sujet aux nécessités du secret. Et ce pour une raison précise, qui est que
ce moment, dit de puberté, convoquera l’autre grande question que l’Autre
du signifiant ne peut que laisser sans réponse, celle de devenir homme, ou
femme, à quoi se joint l’énigme du rapport sexuel. L’enfant avait jusque-là
fait de ses parents les seuls initiés, et nourrit de là son désir d’être grand.
Mais grand, voilà qu’il l’est désormais, ainsi que son corps, et l’événement de
jouissance qui s’y produit, le lui rappellent, qu’il le veuille ou non. D’où son
empressement, voire son angoisse, à pouvoir désormais rejoindre les initiés,
et se faire le possesseur à son tour de ce que Freud nommait « le secret de la
vie sexuelle 46 ». Freud le note encore une fois, la pré-puberté est l’occasion

43. W. Benjamin, Sens unique, Paris, Éd. 10/18, 1988, p. 81.


44. S. Freud, « Fragment d’une analyse d’hystérie », dans Œuvres complètes, V. VI, Paris, PUF,
2006, p. 256.
45. S. Freud, « Caractère et érotisme anal », dans Névrose, psychose et perversion, op. cit., p. 145.
46. S. Freud, « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », dans La vie sexuelle, op. cit.,
p. 52.

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d’un « nouvel élan 47 » dans la recherche sexuelle. C’est là un autre moment de


révolution pour le sujet, où sa croyance en l’Autre, viendra à nouveau vaciller,
le ramenant à sa solitude structurale, en défaut de l’Autre. Je cite Freud sur
ce point : « Des informations brutales qui tendent sans déguisement à provo-
quer mépris et révolte, le mettent alors au fait de la vie sexuelle, détruisent
l’autorité des adultes, qui s’avère incompatible avec le dévoilement de leur
activité sexuelle. Ce qui dans ces révélations fait la plus grande impression
sur le nouvel initié, c’est le rapport à ses propres parents 48. »
Après avoir constaté l’impuissance de l’Autre à répondre de la ques-
tion nouvelle qui le divise, le sujet partira alors à la quête, en secret, de ce
savoir dont il se voudrait être l’initié. La porte de la chambre d’enfant se
referme 49. Et c’est en secret que le jeune sujet y fera ses lectures intranquilles,
à l’exemple de Dora, ou de Moritz, dans l’Éveil du printemps, épluchant tous
deux leur dictionnaire 50. Comme en secret aussi, il regardera par la fenêtre 51,
au-Dehors, y cultivant des fantasmes nouvellement marqués, note Freud,
de l’affect de honte 52. Et en effet, là où le sujet désirait être initié au savoir
secret qui unirait les sexes et le spécifierait comme homme ou femme, celui-là
se trouvera divisé par un Autre savoir, lui revenant de son inconscient. Le
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« savoir de la castration », dira Lacan, voilà « ce qu’à quatorze ans, on évite
mal 53 ». Non pas le savoir espéré, donc, mais ce savoir que le sujet n’évitera
pas pour la raison, me semble-t-il, qu’il est un savoir qui s’imposera à lui,
et que de structure, il n’y a pas d’initiation. « Que le voile levé ne montre
rien, écrit Lacan, voilà le principe de l’initiation 54. » Soit pas d’initiation au
rapport sexuel… qu’il n’y a pas. Le secret, là encore, était fait d’un manque.
Ainsi, qu’il soit petit ou grand, le parlêtre est un qui de l’Autre, attend
la Révélation, quand il n’y a de révélation que du fantasme 55. De structure,
le secret est fait d’un rien, ainsi que l’aura avancé le philosophe Pierre
Boutang 56. À la condition de préciser que ce rien n’est pas rien, mais un
impossible à dire. Et c’est pourquoi je proposerai de faire de S (A /) le mathème

47. S. Freud, « Les théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, op. cit., p. 25.
48. S. Freud, « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse », dans La vie sexuelle, op. cit.,
p. 52.
49. S. Freud, « Sur la psychologie du lycéen », dans Résultats, idées, problèmes, I, Paris, PUF, 1984,
p. 230.
50. Cf. F. Wedekind, L’éveil du printemps, Paris, Gallimard, 1974, p. 24, et S. Freud, « Fragment
d’une analyse d’hystérie », dans Œuvres complètes, V. VI, op. cit., p. 283.
51. S. Freud, « Sur la psychologie du lycéen », op. cit., p. 230.
52. S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Éd. Folio-
Essais, 1985, p. 36.
53. J. Lacan, « En conclusion », dans Lettres de l’École freudienne n° 9, décembre 1972, p. 513.
54. J. Lacan, « Préface à L’éveil du printemps », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 562.
55. J. Lacan , « Le malentendu », Ornicar ? n° 22-23, 1981, p. 12. Cf. aussi sur ce point J. Lacan, Le
Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 344.
56. P. Boutang, Ontologie du secret, Paris, PUF, 1988, p. 126.

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du secret, soit le recouvrement autant que la désignation de ce manque au


lieu de l’Autre, sur les questions du sexe, de la vie, de la mort, au terme,
d’un savoir impossible sur la jouissance. Le secret est fait d’un rien, dont
le parlêtre pourra faire toute une histoire, autant que la cause d’un lien à
l’autre 57. Je pense ici à cette toute jeune enfant s’approchant un jour de son
père, pour lui murmurer à l’oreille son premier secret. Quel était-il ? Rien
d’autre que : « pscht pscht pscht pscht ». Et puisque nous évoquions l’initia-
tion, pensons à celle du jeune Boris, des Faux-Monnayeurs. Il y avait « un bout
de parchemin que Boris gardait toujours sur lui, enfermé dans un sachet qui
pendait sur sa poitrine à côté des médailles de sainteté (sic !) que sa mère le
force à porter ». Une formule secrète y était inscrite, que lui avait transmise
un camarade de collège lequel, en position d’aîné, avait fait de certains de
ses pairs ses initiés, en l’occurrence les complices de pratiques de jouissance
interdites. Or de quoi était faite cette formule ? De « cinq mots, comme une
formule incantatoire, le “Sésame ouvre-toi” du paradis honteux où la volupté
les plongeait ». Mais cinq mots qui, s’ils devaient ouvrir à une jouissance, se
présentaient hors sens. Ces cinq mots, écrits sur le parchemin en caractères
majuscules, enfantins et soignés, et qui se verront plus tard encadrés d’une
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bordure rouge et noire, ornée de petits diablotins obscènes, étaient : GAZ.
TÉLÉPHONE. CENT MILLE ROUBLES. Quand on demanda un jour à l’enfant ce
que cela signifiait, il répondit : « Ça ne veut rien dire. C’est de la magie 58. »
Enfin, le secret pourra être fait aussi d’une faute de jouissance en excès,
autre version de l’impossible à dire, et qui pourra cette fois isoler le sujet de
tous. Et ce sont là les rapports du secret au trauma, qu’il faudrait décliner,
qu’ils aillent du souvenir écran aux tragédies qui font l’histoire 59. Comme
nous pourrions y ajouter, différemment, les excès de jouissance qui font la
psychose. En ce cas, la nécessité du secret en sera d’autant plus vive, quand
elle permettra à un sujet de ne pas s’y réduire, sous le regard de l’Autre. En
quoi une cure devra se méfier d’un pousse à l’aveu pour un sujet, et pour-
quoi pas, à l’occasion, rouvrir plutôt au sujet la possibilité du secret, quand
celle-ci rejoint les vertus de la parole, là où menace le ravage du langage.

57. Souvenons-nous ici de Dora, montrant et cachant sa lettre à Freud… où il n’y avait rien. S.
Freud, « Fragment d’une analyse d’hystérie », dans Œuvres complètes, V. VI, op. cit., p. 256-257.
58. A. Gide, « Les faux-monnayeurs », dans Romans, Éd. La Pléiade, 1958, p. 1097-1098, et
p. 1237.
59. On pourra lire sur ce point le témoignage de Sam Braun, ancien déporté d’Auschwitz,
dans S. Braun, Personne ne m’aurait cru, alors je me suis tu, Paris, Albin Michel, 2008, notamment
p. 166-170.

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L’ENFANT ET LE SECRET 267

BIBLIOGRAPHIE

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WEDEKIND, F. 1974. L’éveil du printemps, Paris, Gallimard.

Résumé
Il s’agira ici d’étudier comment l’enfant advient à ses premiers secrets, ceux qu’il
suppose d’abord à l’Autre parental, puis en retour, ceux qu’il se constituera pour
lui-même. Nous soulignerons alors comment la possibilité du secret est nécessaire à

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ce qu’advienne un sujet. Enfin, nous en déduirons comment le secret, en son centre,


est toujours fait d’un impossible à dire.

Mots-clés
Secret, enfant, adolescence, sexualité, séparation, langage.

THE CHILD AND SECRETS

Summary
This article examines how children first become aware of secrets : firstly, those they
suppose to belong to the parental Other, then, subsequently, those they construct for
themselves. We go on to emphasise how the possibility of having secrets is necessary
for what a subject becomes. Finally, we will infer from this that the fundamental
component of a secret is always something that cannot be told.

Keywords
Secret, child, adolescence, sexuality, separation, language.
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