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Olivier Keller

Aux origines de la géométrie.


Première partie :
Le Paléolithique et le monde des chasseurs-cueilleurs

Originellement publié par les éditions Vuibert en août 2004, avec une préface de Denis Vialou,
professeur au Museum National d’Histoire Naturelle, sous le titre : Aux origines de la géométrie.
Le Paléolithique et le monde des chasseurs-cueilleurs.
Mis en ligne en septembre 2016.
TABLE DES MATIÈRES

Avant propos………………………………………………………………………………..1

Chapitre I : Problèmes et méthodes…………………………………………………………6


1- Le début des mathématiques…………………………………………………………….6
2- Les travaux antérieurs……………………………………………………………………7
3- Les sources………………………………………………………………………………9
3-1 Les sources archéologiques……………………………………………………...…11
3-2 Les sources ethnographiques………………………………………………………23
3-3 Les sources didactiques……………………………………………………………33
4- La difficulté de penser une gestation des mathématiques……………………………...44
4-1 Dégénérescence, ou éloignement progressif du vrai………………………………45
4-2 La fixité……………………………………………………………………………51
4-3 Finalisme, ou dévoilement progressif du vrai……………………………………..52
5- Méthode et plan………………………………………………………………………..55
5-1 Unité humaine……………………………………………………………………..55
5-2 La pensée au travail……………………………………………………………….59
5-3 Laissez-les vivre !…………………………………………………………………60
5-4 Plan………………………………………………………………………………..60

Chapitre II : La lignée humaine, et sa corrélation avec la lignée technique de l'industrie


lithique……………………………………………………………………………………….62

Chapitre III : Premiers tranchants. Industrie oldowayenne…………………………….78

Chapitre IV : Façonnage bifacial. Industrie acheuléenne………………………………..92


1- Les objets………………………………………………………………….….…..92
2- La classification de François Bordes………………………………………..……95
3- Caractéristiques générales……………………………………………………….101
4- Evolution au cours du temps…………………………………………………….105
5- Le mystère des bifaces…………………………………………………………..109
6- Géométrie sous-jacente………………………………………………………….115

1
Chapitre V : Débitage systématique. Industries moustériennes et laminaires…………125
1- Le débitage levallois…………………………………………………………….126
2- Débitage laminaire………………………………………………………………136
3- Retouches d'éclats et de lames. Microlithes géométriques………………………139
4- Géométrie sous-jacente………………………………………………………….148
5- Tableau récapitulatif du génie lithique de la préhistoire………………………...153

Chapitre VI : L'art pariétal et mobilier du Paléolithique supérieur : temps, lieux et


techniques……………………………………………………………………………..……155
1- Temps et lieux…………………………………………………………………….158
2- Objets et techniques………………………………………………………………163

Chapitre VII : L'art pariétal et mobilier du Paléolithique supérieur : le contenu et son


ordre………………………………………………………………………..………………166
1- Contenu reconnaissable : les figurations………………………………………...167
2- Contenu non reconnaissable : les signes………………………………………...172
3- Le désordre de la paroi…………………………………………………………..177
4- L'ordre des signes et du décor mobilier………………………………………….184

Chapitre VIII : Géométrie du graphisme pariétal et mobilier : pensée sous-jacente,


inventions et découvertes…………………………………………………………………..198
1- L'émergence de la pensée primitive : l'invention des deux mondes……………..198
2- Lieu de travail : l'origine de la surface de représentation………………………..207
3- Lieu de travail : la surface de représentation et son évolution…………………..215
4- Structuration locale de la paroi par la représentation……………………………224
5- Structuration globale de l'objet décoré : la surface rythmée…………………….230
6- Production de nouveaux objets : les figures et leurs éléments…………………..235

Chapitre IX : La logique du graphisme dans le mode de pensée chasseur-cueilleur :


l'exemple des aborigènes australiens……………………………………………………..242
1- Le Temps du Rêve………………………………………………………………248
2- La puissance efficace du graphisme et la "raison généalogique" : obstacles au
développement d'une géométrie indépendante…………………………………..258

2
3- Protection du secret par la "géométrisation" des motifs, polysémie des signes et
polysignalisation des réalités : éléments favorables à une géométrie
indépendante……………………………………………………………………..267
4- Conclusion : la logique du graphisme chasseur-cueilleur……………………….275

Épilogue…………....………………………………………………………………………..277

Références bibliographiques………………………………………………………… …...280

-oOo-

3
AVANT-PROPOS

L'histoire de la gestation de la géométrie, c'est-à-dire de sa vie embryonnaire depuis


les débuts de la préhistoire humaine jusqu'à sa naissance proprement dite en Grèce antique,
n'a jamais été abordée dans son ensemble.
Dans le présent ouvrage, consacré au Paléolithique et au monde des chasseurs-
cueilleurs, nous serons en compagnie des tailleurs d'outils de pierre qui ont imposé depuis
plus de deux millions d'années une régularité préconçue à une matière brute, en structurant
progressivement leur espace de travail suivant ses trois dimensions. Nous essayerons
également de comprendre comment, il y a vingt ou trente mille ans, le mode de pensée des
chasseurs-cueilleurs sapiens a produit, par le biais de mythes et de rituels à base de graphisme
symbolique, la surface de représentation, les figures de la géométrie en dimension deux et
leurs éléments.
La gestation de la géométrie ne s'arrête pas là. Dans une suite à paraître bientôt, Des
premiers paysans aux premiers philosophes1, il s'agira des premiers paysans bâtisseurs,
inventeurs des figures en dimension trois et d'un espace à vocation totalitaire, structuré par les
mouvements apparents du soleil ; des scribes mathématiciens des grandes civilisations
antiques ; des prêtres védiques posant et résolvant admirablement des problèmes de
construction d'autels ; des penseurs grecs pré- et postsocratiques enfin, créateurs des
conditions intellectuelles de la naissance des Eléments d'Euclide, premier traité de
mathématiques au sens où on l'entend de nos jours.

L'ouvrage présenté ici est une première, s'agissant de son esprit et d'une grande partie
de son contenu. Il fallait bien, par conséquent, en montrer la nécessité, justifier les chemins
empruntés, expliquer le choix des sources et discuter leurs interprétations possibles, et surtout
se démarquer nettement du relativisme qui gangrène et stérilise les sciences humaines
actuelles : le chapitre I est consacré à ces questions, et le lecteur pressé d'entrer dans le vif du
sujet peut commencer directement au chapitre II ou même au chapitre III. Comme d'autre part
les germes de géométrie décelables dans l'activité humaine préhistorique sont
incompréhensibles sans leur contexte, il fallait bien également que je me mêle à plusieurs
reprises de questions générales et parfois même de questions controversées, comme par

1
Paru chez Vuibert en 2006 sous le titre : Une archéologie de la géométrie. Peuples paysans sans écriture et
premières civilisations.

4
exemple de la spécificité de l'action humaine (chapitre II), de la pensée primitive (chapitre
VIII), ou du parallèle entre les peuples traditionnels actuels et nos ancêtres de la préhistoire
(chapitre I entre autres) : contextualisation indispensable sans laquelle ce livre ne serait qu'une
ennuyeuse collection de "curiosités" sans lien entre elles.

Ce travail émane d'une thèse soutenue en 1998 à l'Ecole des Hautes Etudes en
Sciences Sociales à Paris. Je me dois de remercier vivement tous ceux qui, à cette occasion, se
sont intéressés à cette recherche et m'ont aidé, directement ou indirectement : Jean Dhombres
(EHESS), directeur de thèse, Jean-Jacques Cleyet-Merle et Chantal Fortin (Musée National de
Préhistoire des Eyzies de Tayac), le regretté Docteur Jean Gaussen, propriétaire de la grotte
du Gabillou en Dordogne, Barbara Glowczewski (Laboratoire d'anthropologie sociale du
CNRS), le professeur Francis Buekenhout (Université Libre de Bruxelles) ainsi que tous les
amis du groupe Altaïr (Bruxelles), Denis Vialou et Christiane Leroy-Prost (Museum National
d'Histoire Naturelle), François Sigaut (EHESS), Maurice Caveing, Cécile et Gilbert Arsac
(Université Lyon I), Eric Brian (EHESS), et les amis de la Commission Inter-Irem d'Histoire
et d'Epistémologie des Mathématiques. J'ai grandement bénéficié du séminaire dirigé par
Olivier Aurenche à l'université Lyon II, ainsi que de la remarquable bibliothèque de la Maison
de l'Orient Méditerranéen. Je remercie aussi ma fille Anne Spanek pour avoir courageusement
mené à bien, en dépit des harcèlements de deux bambins, la tâche fastidieuse du dessin de
dizaines de "cailloux".
And last but not least, thanks to Helen.

Olivier Keller
Février 2004

5
CHAPITRE 1 : PROBLÈMES ET MÉTHODES

1- Le début des mathématiques.

Un des problèmes de l'histoire des mathématiques est celui de son point de départ :
depuis quand fait-on des mathématiques ? La forme actuelle, triomphante, de cette science, la
forme hypothético-déductive explicite, peut être clairement datée de quelques siècles avant
notre ère, dans le monde hellénique ; des nombreux "Eléments" de mathématiques de cette
époque, il ne nous reste en entier que les magnifiques Eléments d'Euclide, datés d'environ –
300. Une forme aussi belle, aussi achevée ne naît pas spontanément ex nihilo ; on a mis
cependant du temps à se rendre compte que des mathématiques dignes d'intérêt avaient existé
avant Euclide ou ses prédécesseurs immédiats. En 1758, Montucla1 passe en revue ce que l'on
sait à cette époque des sciences égyptienne et "chaldéenne", c'est-à-dire à peu près rien, sinon
des légendes. En 1906, Rouse-Ball2 ne dispose que de la première traduction du papyrus
Rhind, découvert à Thèbes en 1857, et véritable manuel de mathématiques de l'Egypte antique
du début du deuxième millénaire avant notre ère. La situation s'améliore à partir des années
30 de ce siècle, avec la publication par Struve du papyrus de Moscou3 et celle des premières
traductions de tablettes babyloniennes par Thureau-Dangin4 et Neugebauer5. Il faut attendre
1968 pour qu'apparaisse une traduction en langue occidentale du Jiuzhang suanshu6 (Neuf
chapitres de l'art du calcul), classique chinois daté de la période des Han. A la fin du siècle
dernier et au début de celui-ci, Thibaut et Bürk7 publient une traduction de certains
Sulbasutras (ou "aphorismes de la corde") de l'Inde védique ; ils n'ont alors suscité que très
peu d'intérêt chez les historiens des sciences, ce qui est un phénomène curieux si on le met en
regard de l'impressionnante quantité de textes consacrés aux mathématiques égyptiennes et
babyloniennes. Sommes-nous influencés par les vieux maîtres de l'antiquité grecque, au point
de suivre encore inconsciemment, plus de deux millénaires après eux, leurs indications sur
l'origine moyen-orientale des mathématiques grecques, donc de toute mathématique?

1 (Montucla et Lalande 1968)


2(Rouse-Ball 1906-1907)
3 (Struve 1930). Le papyrus mathématique de Moscou fut acheté à Thèbes en 1893, et il est daté de la même
époque que le papyrus Rhind.
4(Thureau-Dangin 1938)
5(Neugebauer 1935)
6(Vogel 1968) Une traduction anglaise de ce texte vient de paraître : [Kangshen, 1999]
7 Références dans (Sen et Bag 1983)

6
Il est désormais établi que de solides connaissances mathématiques existaient un bon
millier d'années avant Euclide. Mais, de nouveau, n'en revient que plus nette la question : où
est le point de départ ? Neugebauer a une grande estime pour les mathématiques
babyloniennes, mais pense que les mathématiques égyptiennes "n'apportèrent pas de
contribution positive au développement des connaissances mathématiques"; cependant, selon
lui, leur intérêt est grand pour l'historien car "le fait que les mathématiques égyptiennes sont
l'expression d'un niveau relativement primitif permet d'étudier un stade de développement qui
n'est visible nulle part ailleurs dans une forme aussi simple"8. Cette "forme simple", telle
qu'elle existe dans le papyrus Rhind, contient tout de même l'arithmétique des quatre
opérations, le calcul fractionnaire sous la forme des "fractions unitaires" (de numérateur 1),
les figures géométriques élémentaires et leurs mesures. Ces notions sont-elles premières,
consubstantielles à l'esprit humain ? L'existence de peuples primitifs qui n'ont aucun nom de
nombre, ou des noms de nombres mais aucun système de numération, et qui n'ont aucune idée
de mesure, semble pouver que non. Pour s'en assurer, et pour démontrer que le niveau
égyptien, pour reprendre l'expression de Neugebauer, n'est certainement pas le niveau zéro
des mathématiques, il n'est pas d'autre choix que de faire une enquête la plus large possible.
L'histoire exige de regarder plus loin en arrière, vers la préhistoire et le monde des peuples
primitifs.

2- Les travaux antérieurs.

Il n'existe aucune étude d'ensemble de la préhistoire des mathématiques, mais nous


disposons d'une quantité de monographies ou d'études partielles incluses dans des ouvrages
plus généraux, où d'ailleurs l'arithmétique se taille la part du lion au détriment de la
géométrie. A la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, les sociologues Tylor9 et Lévy-
Bruhl10 — ce dernier s'appuie lui-même sur l'ouvrage introuvable en France de Conant11 —
consacrent des chapitres à la numération chez les primitifs, fournissant une documentation
ethnographique largement reprise par les auteurs ultérieurs ; en 1934, l'ouvrage remarquable
de Menninger12 donne des éléments sur la numération primitive et ses traces actuelles, mais
sans renouveler la documentation rassemblée par Lévy-Bruhl. Le courant tout récent des

8(Neugebauer 1969 p.72)


9(Tylor1873)
10(Lévy-Bruhl 1910)
11(Conant 1896) Cet ouvrage ne se trouve ni à la Bibliothèque Nationale, ni à la British Library.
12(Menninger 1977)

7
ethnomathématiciens, né à la fin des années 70, apporte une contribution nouvelle avec des
monographies sur les Indiens d'Amérique, rassemblées par Closs13, le travail sur l'Afrique de
Zaslavsky14 à rapprocher de celui de Gerdes15 et l'ouvrage plus général d'Ascher16. On
trouvera une liste de monographies et d'ouvrages spécialisés récents dans les bibliographies de
Crump17, assez générale, et de Mimica18, davantage spécialisée sur la Papouasie-Nouvelle-
Guinée.
Alors que ce que nous venons de passer en revue concerne principalement la
numération, quelques chercheurs ont abordé la préhistoire de la géométrie. Le Reallexicon der
Vorgeschichte, publié de 1924 à 1932 par Max Ebert, donne quelques aperçus19 ; des articles
de Fettweis20 rassemblent quelques données ethnographiques, mais trop parcellaires et
dispersées pour pouvoir être exploitées. Mentionnons encore les articles de Seidenberg
publiés au cours des années 60 dans la revue Archive for History of Exact Sciences21, les
ouvrages déjà cités des ethnomathématiciens qui font parfois une place assez importante à la
géométrie, et l'ouvrage de Hallpike22 qui tente d'appliquer les concepts issus de la
"psychologie développementale" de Piaget à l'étude de la pensée primitive, étude confortée
par une intéressante documentation ethnographique ; un chapitre est consacré à la numération
et un autre à la conception de l'espace. L'originalité de la méthode nous amènera à l'examiner
plus tard dans ce chapitre.
Récemment enfin, des chercheurs23 ont essayé d'interpréter des peintures ou des
gravures paléolithiques, ou faites par des peuples traditionnels, comme des cartes, qui seraient
donc le témoignage d'activités de nature géométrique. Nous en reparlerons.

13(Closs 1990)
14(Zaslavsky 1973)
15(Gerdes 1991; Gerdes 1993)
16(Ascher 1991)
17(Crump 1990)
18(Mimica 1988)
19 (Ebert 1924)
20 (Fettweis 1931; Fettweis 1937; Fettweis 1956)
21 [Seidenberg, 1962 ; Seidenberg, 1981]. Les articles d'Abraham Seidenberg sont intéressants par la
documentation ethnographique qu'il rassemble ; il eut le mérite d'attirer l'attention sur le rôle des rituels dans la
naissance et le développement des activités mathématiques anciennes, avec en particulier une étude fouillée des
Sulbasutras védiques. Malheureusement, son travail est stérilisé par un préjugé diffusionniste, suivant lequel les
pratiques primitives actuelles sont des "documents vivants d'une civilisation archaïque" ; de ce fait, au lieu
d'étudier ces pratiques telles qu'elles se présentent, dans leur contexte réel, il cherche à reconstituer une Atlantide
mathématique. Van der Waerden (1983) reprend à son compte les thèses de Seidenberg, et y ajoute les résultats
des travaux des Thom (§3-1 de ce chapitre), pour conclure à une origine européenne commune des
mathématiques babyloniennes, égyptiennes, indiennes, chinoises et grecques.
22(Hallpike 1979)
23 [Harley, 1987 ; Lewis, 1998 ; Sutton, 1998 ; Woodward, 1998]

8
La préhistoire des mathématiques, et particulièrement celle de la géométrie, n'a donc
inspiré que peu de travaux, et uniquement des travaux partiels ; l'ouvrage Eléments d'histoire
des sciences, publié sous la direction de Michel Serres24, n'y fait même pas allusion. Cette
absence de recherche systématique est étonnante si l'on met en parallèle les recherches actives
sur les capacités numériques (ou supposées telles) des chimpanzés et des oiseaux d'une part,
et l'absence d'autre part d'intérêt durable du monde scientifique pour la naissance et le
développement du concept de nombre et des systèmes de numération au sein de notre
espèce25. Il est curieux également que nombre de monographies sur la numération dans la
préhistoire humaine s'appuient sur des documents dont le caractère "numérique" est
extrêmement douteux26, alors qu'il existe une foule de documents dont le caractère
"géométrique" est évident et riche de signification, à commencer par l'art mobilier et pariétal,
qui réalise le tour de force de représenter en dimension deux des objets de dimension trois. De
plus, les documents soi-disant numériques auxquels nous faisons allusion sont très récents,
puisqu'ils ne datent que de 35000 ans au plus tôt, et ils succèdent à une autre série beaucoup
plus ancienne de documents à caractère "géométrique" : nos ancêtres habilis, erectus et
sapiens se sont livré pendant plus de deux millions d'années à une taille planifiée de la pierre,
créant systématiquement lignes standards, symétries, formes prédéterminées. Ce matériel fort
riche, qui n'a été étudié par aucun mathématicien, semble indiquer que l'activité géométrique
précède, et de loin, l'activité numérique dans la préhistoire humaine. C'est pourquoi notre
enquête concernera principalement la préhistoire de la géométrie.

3- Les sources

Le problème qui surgit immédiatemment est celui des sources ; remarquons au passage
que nous pouvons nous féliciter de leur relative abondance actuelle. Ce ne fut pas toujours le
cas, et de bons esprits, le mathématicien Louis Bertrand par exemple, étaient plus ou moins
contraints de fabuler :

"Il n'est pas facile de passer des idées qui viennent immédiatement des sens aux idées
abstraites de la géométrie. Cela s'est pourtant fait de toute ancienneté ; mais on ignore

24(Serres 1989)
25 J'ai proposé ailleurs les grandes lignes d'une telle recherche ; voir [Keller, 2000]
26 Voir le paragraphe 3-1 de ce chapitre.

9
par qui et de quelle manière … C'est donc un service à rendre à la géométrie que de
suppléer par une fiction au fait historique dont les traces se sont effacées.
Jadis un chasseur, ayant tué dans la plaine un daim d'un coup de flèche, voulut savoir à
quelle distance il avait atteint sa proie ; et à cet effet, posant successivement son arc sur
cette distance, il trouva dans le nombre de fois qu'il put l'y poser, la longueur qu'il avait
l'intention de mesurer …"27

La fable rendait probablement service à un cours de géométrie fondé sur la mesure des
grandeurs, mais très peu à la géométrie elle-même ! Mais nous verrons bientôt que
l'abondance actuelle de documents ne suffit pas à réfréner la tendance à créer des fictions
mathématiques.
La préhistoire est caractérisée traditionnellement par la longue période précédant
l'invention de l'écriture. Et lorsque nous examinons par exemple les signes "géométriques" du
Paléolithique supérieur présents en grand nombre dans les grottes européennes, la difficulté
est que nous avons affaire à des objets géométriques "purs", dans le sens où leur contexte a
été perdu ; ce sont des figures sans "texte", ou de simples objets dans l'espace abstrait. Les
simples signes ou formes, que sont les points, bâtonnets ou rectangles, sont par définition des
coquilles vides que l'on peut donc "garnir" de n'importe quel contenu. Et tout chercheur qui
s'intéresse à ces traces ne le fait évidemment pas avec un simple souci de collectionneur dont
la joie est de recenser et classer ; il veut en réalité traquer la vie et la pensée sous-jacentes et
pour cela il est contraint, bon gré mal gré, de théoriser, c'est-à-dire de tenter de restaurer les
liens disparus entre les traces symboliques et la vie réelle de nos ancêtres. Lorsque les sources
sont incontestables, c'est donc leur interprétation qui peut être l'objet de vives controverses.
Mais il est des sources plus ou moins spontanément utilisées par tous, dont on conteste
cependant, et parfois violemment, la validité pour l'étude de la préhistoire de la pensée
humaine, et des mathématiques en particulier : ce sont les sources ethnographiques, compte-
rendus d'enquête sur les peuples que l'on appelle, suivant les points de vue, traditionnels, sans
écriture, ou primitifs. Dans ce cas, la pertinence même des sources est contestée, et par
conséquent les interprétations divergent profondément.
Nous examinerons trois types de sources possibles, dans un exposé critique des
conséquences mathématiques qui en ont été tirées, vaines tentatives pour la plupart de
restaurer le "texte", c'est-à-dire l'unité perdue des activités pratiques et théoriques anciennes :

27 [Bertrand, 1812 p.1]

10
il s'agit des sources archéologiques, ethnographiques, et didactiques. La critique est
indispensable, en premier lieu parce que les interprétations "fantastiques", très nombreuses en
préhistoire, sont fréquemment reprises sans la moindre objection, y compris par les meilleures
plumes ; et en second lieu parce qu'elles nous fourniront l'occasion, en contrepoint, de préciser
la méthode mise en œuvre dans cet ouvrage.

3-1 Les sources archéologiques.

Pour les périodes des Paléolithiques inférieur et moyen, les humains ne nous ont laissé
que le témoignage de leurs outils de pierre. Jusqu'ici, aucun mathématicien ni historien des
mathématiques ne s'est penché sur ce matériel ; quant aux préhistoriens, ils se contentent de
célébrer les symétries des bifaces (figure I-1) et d'accoler l'épithète de "géométrique" aux
microlithes du Mésolithique.

Figure I-1 : biface, avec ses deux plans de symétrie perpendiculaires28. © Pôle international de
la préhistoire.

Certains poussent un peu plus loin l'analyse, mais en commettant l'erreur classique de
confondre notre analyse géométrique actuelle de ces symétries avec les connaissances du
tailleur de biface :

28 Source : (Cartailhac, 1889)

11
"L'intelligence et les capacités de nos aïeux ne se manifestent pas seulement par les
capacités évolutives de leur cerveau. Si nous considérons attentivement le biface, outil
caractéristique de l'Acheuléen qui accompagne fréquemment les restes d'homo erectus
dans les gisements d'Europe occidentale, d'Afrique, de l'est et du sud asiatiques, nous
pouvons constater sa parfaite symétrie sur le plan vertical. Si nous le tournons de 90°,
nous remarquons qu'il est aussi symétrique sur l'autre plan vertical, perpendiculaire au
premier. Les coupes transversales, en forme de lentille, sont également symétriques. Il
est évident que le fabricant de cet outil avait maîtrisé la conception dite euclidienne de
l'espace. Et s'il la maîtrisait en taillant ses outils, il devait savoir l'appliquer pour
évaluer les distances et pour se situer dans l'espace tridimensionnel (souligné par
moi)".29

Nous reviendrons au chapitre IV sur le biface et ses mystérieuses symétries, que l' homo
erectus a fabriqué en grande quantité pendant un bon million d'années en Afrique, en Europe
et en Asie. Le propos est ici la critique des méthodes d'étude, et il faut souligner que de notre
analyse d'une production en terme de mathématiques contemporaines, nous ne pouvons pas
déduire que son producteur avait maîtrisé les concepts correspondants. Sinon, que de brillants
mathématiciens dans le monde animal, avant même l'apparition de l'homme !
En réalité, dans le cas des bifaces, la symétrie est loin d'être parfaite, elle n'est qu'une
tendance qui devient de plus en plus affirmée et plus réussie au cours du temps. En outre, les
tailleurs de bifaces que l'on a pu observer à notre époque ne mesurent rien, tout le façonnage
se fait au jugé, à l'œil ; ces hommes-là sont pourtant des homines sapientes beaucoup plus
savants que les erectus.
L'outillage de pierre se développe bien entendu au Paléolithique supérieur, aux Méso-
et Néolithique, et l'ensemble est riche d'enseignements, précisément entre autres sur le lent
apprentissage de la structuration tridimensionnelle de l'espace-matière-première. Mais la
grande nouveauté du Paléolithique supérieur, avec l'apparition de notre espèce homo sapiens-
sapiens, est celle du graphisme symbolique.
La controverse porte en premier lieu sur l'époque d'apparition de ce phénomène,
puisque certains voient du graphisme symbolique dans les moindres rayures ; ainsi des
méandres sur un os daté du Paléolithique inférieur (au Pech de l'Azé), donc de l'époque de

29 [Jelinek, 1989 p.38]

12
l'homo erectus. Un préhistorien célèbre, Alexander Marshack, y voyait en 1977 une "tradition
du méandre", des "actes iconographiques de participation", des "trajets évoquant des voyages
chamaniques", des "éléments d'un complexe narratif de participation rituelle, cérémonielle et
mythique".30 L'analyse finale a été particulièrement cruelle pour Marshack, puisqu'elle a
révélé en 1997 que les méandres n'étaient que des impressions sur l'os de vaisseaux sanguins31
!
Nous avons commencé notre étude des sources en citant le conte du chasseur et de son
arc, que son auteur savait au moins n'être qu'une fable. Nous entrons maintenant dans la
catégorie des histoires fantastiques, dont les auteurs déploient une imagination considérable
pour se cacher à eux-mêmes qu'il ne s'agit que de fables. L'arithmétique et la géométrie, nous
allons le constater, fournissent pour cela une excellente matière première.
A partir du Paléolithique supérieur, avons-nous dit, l'homo sapiens a découvert le
graphisme symbolique dont nous avons un grand nombre de traces, dont l'origine humaine et
intentionnelle est incontestable. Mais quelle est leur signification ?

Les fables parmi les plus caricaturales ont fleuri de l'os d'Ishango (figure I-2), trouvé
par l'archéologue belge Jean de Heinzelin au bord du lac Edouard au Zaïre, et publié par lui en
1962 dans le Scientific American32 ; l'objet, exposé au Museum des Sciences Naturelles de
Bruxelles, est actuellement daté d'environ –18000.

30 Cité dans [Lorblanchet, 1999 p.154-155]


31 Id.
32 N° 206, juin 1962.

13
Figure I-2 : vue "étalée" de l'os d'Ishango. Le décompte des stries est l'objet

de la figure I-3. Dessin Anne Spanek33.

Il s'agit d'un manche d'outil en os de moins de dix centimètres de long, recouvert de trois
colonnes parallèles de stries organisées en paquets inégaux ; sur la colonne de droite de la
figure I-2, on voit de un paquet de 11 stries, suivi d'un paquet de 21, puis 19 et enfin 9. Sur la
colonne de gauche, on voit dans le même ordre des paquets de 11, 13, 17 et 19 stries ; voici ce
qu'en dit De Heinzelin :

"Considérons la première colonne, par exemple : 11, 13, 17 et 19 sont tous des nombres
premiers…en ordre croissant et ils sont les seuls nombres premiers entre dix et vingt.
Prenons maintenant la troisième colonne : 11, 21, 19 et 9 représentent respectivement
10+1, 20+1, 20-1, 10-1…[ces dispositions] pourraient représenter une sorte de jeu de
nature arithmétique inventé par une peuplade possédant un système numéral basé sur dix
ainsi qu'une connaissance…des nombres premiers"34.

33 D'après D. Huylebrouck (www.contrepoints.com/kadath)


34 De Heinzelin cité dans [Marshack, 1972 p.23]

14
Pourquoi pas en effet ? Et que répondre à cela35 ? Tout d'abord qu'il s'agit de théories
indécidables, mais surtout, comme nous le verrons plus loin, qu'aucun document
ethnographique ne corrobore la thèse d'encoches de "jeux arithmétiques", bien peu ludiques
au demeurant.
Une étude plus récente poursuit dans la même voie36, en élevant notre os au rang de règle à
calcul et de preuve de l'existence d'une base 12. D'où vient la base 12 ? De ce que les trois
colonnes, d'une part, ont un total de 48, 60 et 60 stries respectivement, qui sont des multiples
de 12 ; et de la première colonne d'autre part, nous disent les auteurs, qui contient quatre
paquets de 11, 13, 17 et 19 encoches respectivement ; en effet 11=12-1, 13=12+1, 17=18-1,
19=18+1. A qui s'étonnerait du 18, l'article répondra que 18 est une fois et demie la "base" 12.
De Heinzelin voyait la base 10 dans la colonne 11, 21, 19 et 9 ; il ne serait guère sensé de
chercher laquelle des deux interprétations est la bonne, bien que l'on pourrait, si on nous
obligeait à choisir, opter en faveur de De Heinzelin qui, au moins, n'est pas obligé d'inventer
une base et demi ! Les deux fables se détruisent plutôt mutuellement ; et lire des bases dans
des simples regroupements (à l'évidence accidentels et même forcés) est un contresens
mathématique. Une base en effet n'est pas un simple regroupement, mais le mode de passage
d'une unité à une unité d'ordre supérieur ; seule la trace d'un dénombrement de paquets de 10
ou de paquets de 12, conçus comme une nouvelle unité, serait un indice sérieux en faveur de
la thèse des auteurs. Il n'est rien de tel ici.
En quoi, maintenant, notre os est-il une règle à calcul (figure I-3) ? Voici le schéma proposé :

35 Ifrah se livre lui aussi à ce genre d'affabulations, a propos d'un os du Magdalénien. Voir [Ifrah, 1994 p.159]
36 [Pletser, 1999]

15
Figure I-3 : la "règle à calcul" de l'os d'Ishango37.

Il faut additionner certains paquets de la colonne du milieu, et le total figure tantôt dans la
colonne de droite, tantôt dans la colonne de gauche ; par exemple 4+8+9 donne 21 (à droite),
et c'est un des rares cas où cela marche, en admettant que cela ait un sens. Mais quelle utilité ?
A quoi cela avancerait-t-il le chasseur-cueilleur de remplacer une séquence "II III" par le
paquet "IIIII" après une lecture pénible ? Les dénombrements par bâtonnets, lorsqu'ils existent
réellement (en Egypte antique par exemple) font en général le chemin inverse parce qu'il est
plus facile de lire "II III" que "IIIII". Il est clair que nos auteurs s'amusent avec des nombres,
sans se préoccuper de cohérence mathématique ou historique ; c'est leur droit, mais il est
désolant de constater que ces jeux sont pris au sérieux, et que l'on affirme généralement que
l'os d'Ishango est l'un des plus vieux instruments mathématiques connus.

Alexander Marshack38, peu convaincu par l'analyse de de Heinzelin qu'il relate,


propose une autre piste : l'os d'Ishango, ainsi que toute une série d'objets préhistoriques,
seraient à analyser comme des calendriers lunaires. Nous ne rentrerons pas ici dans le détail
de la critique des constructions de Marshack. Seulement, le groupage des encoches paraît très

37 Même source que la figure I-2.


38 [Marshack, 1972]

16
forcé, voire trafiqué ; et surtout certains de ces "calendriers" sont un tel embrouillamini de
lignes ou de points allant dans tous les sens que l'on voit mal quelle pouvait être leur utilité.
Mais supposons même que l'os d'Ishango, orné de stries visibles bien alignées, 60 au total sur
deux rangées et 48 sur une troisième, représentent respectivement deux lunaisons et un peu
plus d'une lunaison et demie : à quoi pouvait donc servir un tel marquage? Le calendrier se
fait à partir du moment où l'on s'est rendu compte de la périodicité de certains phénomènes,
ici les lunaisons, et il doit par conséquent pouvoir être relu ; cela signifie que si telle ou telle
activité doit prendre place à tel moment du cycle lunaire, il faut pouvoir, par une indication
bien nette, repérer ce moment sur l'os — sans le microscope de Marshack! —. Or ce qui
pourrait passer pour de telles indications est la plupart du temps absent des documents
présentés par l'auteur, et en tout cas absent de notre os. Admettons même que le groupement
réel, visible à l'œil, des 11 premières stries, représente les 11 premiers jours du mois à l'issue
desquels doit avoir lieu une action donnée : il faut dans ce cas pouvoir suivre ces jours,
comme on arrache les feuilles de certains calendriers ; or il est impossible de ficher quoi que
ce soit dans les encoches de l'os d'Ishango, elles ne sont pas assez profondes, ni même d'y
enrouler une sorte de ficelle qui sauterait une strie chaque jour, parce que les différents rangs
d'encoches ne sont pas assez larges et se chevauchent. Des auteurs ont d'ailleurs récemment,
et à notre avis définitivement, réfuté la théorie de Marshack en se plaçant sur son propre
terrain, celui de l'interprétation des vues des stries au microscope39. L'analyse montre que sur
des galets aziliens, que Marshack interprète aussi comme des calendriers, les stries ont été
faites rapidement et avec le même outil, dans le but précisément de rayer, sans chercher à
individualiser les encoches, ce qui exclut les marques de chasse ou les calendriers.

En géométrie, le fantastique mathématicien a sévi récemment en la personne de deux


ingénieurs anglais, Alexander Thom et son fils Archie. Après avoir fait une grande quantité de
relevés de mégalithes en Bretagne et en Angleterre, ils ont avancé : que les constructeurs
employaient une unité, le yard mégalithique, valant 0,829 mètres; que beaucoup de cercles de
pierre seraient en réalité des "oeufs" de deux types, faits d'arcs de cercles raccordés dont les
centres seraient les sommets de triangles rectangles ; que les côtés de ces triangles, exprimés
en yards mégalithiques, seraient des triplets pythagoriciens40. Par exemple à Carnac, on aurait

39(Mohen 1989b p.46-47)


40 C'est-à-dire une série de trois nombres entiers a, b et c tels que a2+b2=c2 ; c'est le cas, par exemple, des triplets
(3,4,5) et (5,12,13). Il existe une infinité de tels triplets.

17
un"oeuf mégalithique de type I", avec pour base un triangle rectangle de côtés 37,5-50-62,5,
ce qui donne bien un triplet pythagoricien puisque 37,52 + 502 = 62,52 qui est lui-même, à
une homothétie près de rapport 12,5, le fameux triangle 3-4-5.41
C'est un tour de force, et il faut saluer l'énorme travail fourni dans l'abondance et la
précision des relevés ; mais que penser de la théorie? Tout d'abord, elle était déjà dans l'air,
bien avant les mesures des Thom, ce qui montre bien qu'elle n'en dépend probablement pas.
Au début du siècle en effet, les Français R.Kerviler et A.Martin étaient parvenus à des
conclusions du même type que celles des Thom : existence d'un pied mégalithique, triplets
pythagoriciens42. Ensuite, le seul matériel subsistant consiste en alignements souvent
lacunaires d'énormes blocs de pierre, alignements probablement plusieurs fois modifiés au
cours des siècles, ce qui fait que "l'emplacement d'origine ne peut être toujours connu avec la
précision du centimètre qu'adopte Thom. De plus, elles [les pierres] ont un volume et il est
aléatoire de choisir quel est le point représentatif de leur positionnement, même s'il
correspond au milieu des extremités du bloc…"43. A partir de ces seuls alignements pourtant,
les Thom décèlent des arcs de cercles raccordés dont ils fixent les centres, lesquels à leur tour
forment des triangles rectangles (figures I-4 et I-5). Ceux-ci, c'est important, n'ont qu'une
existence théorique, il n'y en a pas trace sur le terrain. Il a donc fallu, pour établir cette
existence théorique, se livrer à deux opérations, dont la première au moins est à haut risque
d'imprécision : délimiter des arcs de cercles à partir d'alignements très incertains, puis
construire leurs centres. Enfin malgré tout cela, malgré une volonté de fer d'arriver coûte que
coûte à des résultats spectaculaires, beaucoup de triplets pythagoriciens ne sont qu'approchés.

41(Thom et Thom 1977)


42(Giot 1989)
43(Mohen 1989a p.38). Voir également la critique de l'archéologue anglais Aubrey Burl (Burl 1988 p.40 et
suivantes).

18
Figure I-444 : Woodhenge. Sur le terrain, il n'y a que les blocs de pierre marqués par de petits ronds sur la
figure. Tout le reste, pointillés et points A, B et C, a été construit par les auteurs.
A est le centre des supposés demi-cercles de la partie sud-ouest ; B est le centre des supposés arcs de
cercles de la partie nord-est. Le point C vient opportunément faire le troisième sommet du triangle
pythagoricien ABC. Avec le "yard mégalithique" comme unité, AB=6, AC=17,5 et BC=18,5 ; on a bien :
62+17,52=18,52.

Par exemple à Woodhenge, on a le triplet 6-17,5-18,5 qui est exact puisque 62 + 17,52
= 18,52 (figure I-4) ; mais à Borrowstone Rig, on a le triplet 12,25-9,5-15,5 (figure I-5) qui est
inexact45. Tant qu'ils y étaient, pourquoi les constructeurs de mégalithes n'ont-ils pas fait leurs
triangles exactement, puisque ceux-ci étaient, comme le prétendent les Thom, la base de toute
l'édifice?

44 D'après [Thom, 1990 p.74]


45(Thom et Thom 1990 p.74 et 225)

19
Figure I-546 : Borrowstone Rig. Les lettres A, B, C, D, E, F, G et H ont été rajoutées par moi ; l'unité est
le "yard mégalithique". Seules figurent sur le terrain les pierres indiquées par de petites taches ou de petits
ronds. Tout le reste (traits en pointillés) a été construit par les auteurs.
A est le centre du supposé arc de cercle EF, B celui du supposé arc de cercle GH. BC est parallèle à HF et
CA à HB. Le triangle ABC, de côtés 12,25, 9,5 et 15,5 est "presque" pythagoricien puisque
12,252+9,52=240,3125 et 15,52=240,25.

On sait depuis la fin du siècle dernier que le mégalithisme est un phénomène mondial.
Il existe en particulier au Yemen et au Tibet des alignements impressionnants réunissant des
enceintes plus ou moins circulaires, un peu comme à Carnac47 ; il y a fort à parier qu'en allant
y faire des relevés, et que grâce à une géométrie du même style que celle des Thom, on y
trouverait le même yard mégalithique et la même passion pour les triplets pythagoriciens.
Pour être juste et pour terminer là dessus, il faut reconnaître que dans certaines régions des
spéculations sur une géométrie savante des mégalithes pourraient avoir un fondement. Au
Proche-Orient, le mégalithisme se rencontre sur une bande côtière qui va de la Syrie à la
Palestine, et il est daté du IV° ou III° millénaire, côtoyant donc l'architecture monumentale
des premières cités et les premières tablettes de comptabilité ; on pourrait donc imaginer un
peuple déjà civilisé, aux connaissances géométriques sérieuses et mettant celles-ci au service

46 Même source que la figure I-4, p.225.


47 (Mohen 1989a p.50)

20
de rituels peuplés de pierres. Un important ensemble de dolmens existe également en Inde dès
l'époque védique — -1500 à -500 —, qui est celle, réellement cette fois-ci, de construction
d'autels à partir de triplets pythagoriciens. Là encore, on pourrait imaginer une influence de
brahmanes géomètres védiques sur les constructeurs de dolmens, bien que l'on pense plutôt à
des populations non soumises lors de "l'invasion aryenne" du II° millénaire48. En Europe de
l'Ouest toutefois, il est impossible de faire de tels rapprochements.
La théorie du yard mégalithique et des triplets pythagoriciens repose donc sur des
bases extrêmement fragiles, ce qui ne l'empêche pas d'être prise pour argent comptant par de
nombreux historiens et mathématiciens, et non des moindres, comme Van Der Waerden49.

Il est encore une interprétation de certains graphismes préhistoriques, dont l'examen


est important pour notre sujet : certaines gravures pariétales du Néolithique seraient des
cartes. L'idée en est systématiquement défendue dans le premier volume d'une monumentale
History of Cartography50. Dans la première partie51, l'auteur recense 57 cartes préhistoriques,
dont 37 dans le site du mont Bego (Alpes Maritimes). L'auteur reconnaît qu'on ne peut être
certain qu'il s'agit de cartes ; la seule certitude, c'est que l'observateur contemporain peut les
interpréter comme des cartes ou des relevés topographiques locaux (figure I-6). De la même
façon et suivant le même principe, on a interprété des signes pariétaux du Paléolithique
supérieur comme des cabanes (les tectiformes de Font-de-Gaume), comme des champs ou des
enclos (les rectangles de Lascaux), et ainsi de suite, avant d'abandonner ces illusions
simplistes. On s'est vite rendu compte en effet que le fait de projeter nos modes de lecture
actuels sur des documents anciens ne conduit qu'à de l'arbitraire, et le comparatisme
ethnographique le confirme : les schémas produits au sein des peuples sans écriture sont
strictement impossibles à "lire" directement sans le secours des intéressés, et en tout cas il est
vain de rechercher une ressemblance entre le schéma et ce qu'il signifie.
Revenons à nos "cartes", puisque les auteurs précités essaient de justifier leur
existence dans la préhistoire. Les cartes, disent-ils, sont des "représentations graphiques qui
facilitent la compréhension spatiale des choses, concepts, conditions, procès ou évènements
dans le monde humain."52

48 (Joussaume 1985 p.333 et suivantes)


49 [Van der Waerden, 1983]
50 [Harley, 1987]
51 [Delano-Smith, 1987]
52 [Harley, 1987 p.XVI]

21
Figure I-6 : gravure dite "carte de Bedolina", Val Camonica (Italie, âge du bronze). Dessin

Anne Spanek.53

La définition est abusive, puisque tout graphisme est inscription de signes divers,
reconnaissables ou non, dans l'espace de son support (paroi, écorce, bois animal, os … ) ; les
choses, idées ou évènements représentées sont donc littéralement mis en espace pour en
faciliter l'appréhension, par exemple pour les mémoriser et les ritualiser. Qu'est-ce qui
pourrait alors, suivant cette définition, ne pas être une carte ? Et C. Delano-Smith, en effet,
admet que les cartes paléolithiques sont des "symboles associés aux éléments représentés du
paysage", des "prières fossilisées plutôt que des recensions du paysage", et elle ajoute plus
loin que "les cartes indigènes peuvent seulement avoir été faites suivant des principes de
topologie géométrique et non de géométrie euclidienne"54. Quand on sait qu'un méandre est
topologiquement équivalent à un segment de droite, un carré à un cercle, et que la topologie
ignore les distances, qui pourrait se reconnaître dans un relevé réalisé suivant ces principes ?
A trop vouloir prouver que les "primitifs" ne l'étaient pas, on est conduit à affirmer peu ou

53 D'après [Anati, 1997 p.265]


54 [Delano-Smith, 1987 p.63 et 66]

22
prou qu'ils avaient tout inventé, grâce à des définitions bricolées dans ce but ; ces procédés
mettent à mal aussi bien la science que l'histoire.
Là encore, comme dans les cas précédents de fantastique mathématicien issus de l'os
d'Ishango et des alignements mégalithiques, le comparatisme ethnographique est un bon
garde-fou ; l'ouvrage sur lequel nous nous appuyons, History of Cartography, le constate lui
même : chez les aborigènes américains et australiens, il n'y a aucune certitude de l'existence
de cartes au sens strict avant l'arrivée des européens, à moins de tellement en élargir la
définition qu'elle ne signifie plus rien du tout.

3-2 Les sources ethnographiques.

On "sent" bien que les interprétations que nous venons de passer en revue ne sont que
le fruit de l'imagination plus ou moins talentueuse de leurs auteurs ; et il faut reconnaître que
la nature "brute" des sources préhistoriques pousse à cela. En l'absence de système traduisible
de signes, comme l'écriture, tout signe peut refléter en effet tout ce que l'on veut. C'est sa
faiblesse, mais c'est aussi sa force intellectuelle dans son sens d'abstraction représentative "à
tout faire", polysémique a priori.
Pour se tirer d'affaire, il y a un moyen que beaucoup trouvent cependant insupportable,
celui du comparatisme ethnographique. Donnons tout de suite un argument de poids en sa
faveur : il n'existe pas un seul compte-rendu ethnographique de terrain qui confirme en quoi
que ce soit une seule des théories "fantastiques" exposées au paragraphe précédent.

L'archéologie à elle seule ne suffit donc pas pour nous renseigner sur d'éventuelles
mathématiques de la préhistoire, et l'analyse purement interne des documents, nous l'avons
constaté, est loin d'offrir une garantie contre la mathématique fiction. L'habitude, longtemps
considérée comme évidente, était de recourir à l'ethnographie des peuples primitifs qui
permettait en quelque sorte de redonner vie aux traces laissées par nos ancêtres de la
préhistoire en se fondant sur les similitudes frappantes de l'outillage, des modes de
subsistance et des formes d'art. Puis est apparue une tendance au repli sur les documents
archéologiques, en raison du penchant des paléolithiciens à pratiquer "ce que l'on pourrait
appeler un innocent pointillisme consistant en des comparaisons ponctuelles de documents
dans l'ignorance quasi-totale des contextes"55; dans cet esprit, Leroi-Gourhan demandait :

55 (Lorblanchet 1989 p.60)

23
"Plutôt que d'essayer, avec une imagination forcément dépassée par ce qu'étaient les faits,
de broder sur le totémisme hétéroclite des Australiens, des Esquimaux, des Boshimans ou
des Fuegiens, ne vaut-il pas mieux recevoir directement du Paléolithique ce qu'il apporte
spontanément?"56.

Mais le Maître lui-même avait largement brodé et très nettement sollicité les signes pariétaux
pour en tirer une interprétation sexuelle qu'ils étaient bien loin d'apporter spontanément, et qui
est abandonnée aujourd'hui.
Chez les préhistoriens, la tendance actuelle est à une plus grande souplesse, renonçant
à "l'illusion positiviste consistant à croire que l'interprétation ne peut être fournie que par les
documents eux-mêmes" et pour qui, par exemple, "la connaissance du fonctionnement et du
rôle de l'art rupestre dans une société vivante peut fournir à l'archéologue des idées, un
modèle qui lui permet ensuite de compléter ou d'orienter l'analyse interne de l'art
préhistorique"57.

Qu'en est-il à propos de nos exemples touchant aux mathématiques ? L'ethnographie


nous apprend que les bâtons ou os à encoches sont communs chez les primitifs, et ils servent à
tout sauf à des jeux arithmétiques : bâtons-messages indiquant au destinataire le nombre de
"sommeils" ou de "lunes" devant s'écouler avant un évenement donné, ou le nombre de
personnes attendues à un rassemblement donné — avec des signes différents suivant qu'il
s'agit de femmes, de jeunes gens ou de vieillards —…ou même de motifs musicaux. On a
aussi bien sûr des "calendriers" pouvant représenter plusieurs années, mais construits de la
façon suivante :

"Chaque encoche non peinte signale une année, tandis que des ponctuations ou autres
encoches, peintes celles-ci, représentent des événements importants qui ont marqué chaque
année tels qu'un raid, une pluie de météores, un tremblement de terre, une inondation ou
une tempête de neige58."

56Cité par Lorblanchet, op. cit.


57 id. p.61. Voir également (Petrequin 1989)
58(Marshack 1972 p.140)

24
Un tel document — qu'il serait d'ailleurs plus approprié de nommer annales, en tant qu'aide
mémoire utile à celui qui doit raconter l'histoire — est, comme on le voit, un document lisible,
ce qui n'est pas le cas de la plupart des soi-disant calendriers lunaires préhistoriques de
Marshack. On pourrait multiplier les exemples à l'infini, en utilisant par exemple le travail de
bénédictin de G.Mallery59.

On bénéficie d'une enquête conduite par R.Joussaume60 sur des mégalithes récents
construits à Madagascar et servant de sépultures collectives ; malheureusement, il ne s'agit
que de dolmens, et non de vastes ensembles analogues à ceux de Bretagne et des îles
britanniques, ce qui diminue évidemment sa portée comme contre-exemple à la théorie des
Thom. La construction est accompagnée de rites et de sacrifices ; un "maître des pierres"
semble plus être un dirigeant du rituel qu'un architecte. L'édification ne peut avoir lieu qu'avec
l'accord de "l'astrologue" qui en détermine le jour ; puis elle est engagée de façon à ce que la
porte soit toujours orientée à l'ouest : nulle trace dans tout cela de construction savante à base
de numérologie, et encore moins de triplets pythagoriciens, nulle trace non plus d'unité
standard. Il est bien connu que les peuples primitifs, lorsqu'ils ont besoin de mesure, utilisent
tous, sans exception, des unités provenant du corps humain ; la tendance est à la prolifération
de telles unités, plutôt qu'à la création d'une unité standard telle que le yard mégalithique, et
qui vaudrait pour un grand nombre de tribus, de l'ouest de la France au nord de l'Angleterre.
Au caractère hasardeux de la théorie des Thom s'ajoute maintenant son invraisemblance
historique.

Le fait que le comparatisme ethnographique soit incompatible avec la mathématique-


fiction est déjà un argument sérieux en sa faveur. Mais à l'attaque qu'il a subie, à partir des
années 50 et en provenance du milieu des préhistoriens, est venue s'ajouter plus récemment
une autre venant du courant des "ethnomathématiciens", courant complexe né à la fin des
années 7061. On y trouve en effet aussi bien l'étude des pratiques populaires de calcul dans les
pays du tiers-monde, dans le but d'y améliorer l'enseignement des mathématiques, que l'étude
des idées mathématiques des "peuples traditionnels". S'agissant de l'utilisation du

59(Mallery 1972) Garrick Mallery est l'auteur d'une monumentale enquête sur le graphisme des aborigènes
américains, en le comparant parfois à celui d'autres peuples : pétroglyphes, pictogrammes et idéogrammes,
peintures sur peaux, décors divers, marques chronologiques, "bâtons message" etc…. Son travail fut publié pour
la première fois en 1893.
60(Joussaume 1985 p.295)
61(Abreu 1995; Ascher 1991; Aveni 1990; Closs 1990; Gerdes 1991; Gerdes 1993; Gerdes, 1994 ; Gerdes, 1994
; Gerdes, 1995 ; Gerdes, 2000 ; Joseph 1991; Selin 2000 ; Zaslavsky 1973)

25
comparatisme ethnographique comme matériel d'étude de la préhistoire des mathématiques,
les ethnomathématiciens y sont généralement et profondément hostiles. Pour M.Ascher par
exemple, toute idée que les peuples primitifs —rebaptisés "traditionnels", political
correctness oblige— puissent être envisagés comme des vestiges qui nous renseignent sur la
préhistoire est une abomination ; ces peuples développent simplement, selon elle, des
"cultures" différentes de la culture occidentale dominante et tout aussi valables que celle-ci, y
compris dans le domaine scientifique. Par exemple l'auteur affirme que "Le concept navajo
d'espace-temps n'est ni meilleur ni pire que celui de la culture occidentale"62, ou encore :

"Il y a plusieurs distinctions entre les cultures : certaines produisent leur nourriture par la
chasse, d'autres par l'agriculture, d'autres par la pêche; certaines ont beaucoup de machines,
d'autres en ont peu [...] certaines sont préoccupées par un voyage sur Mars et d'autres par
l'entrée au pays des morts. Toutes ces différences [...] affectent l'expression et le contenu
des idées mathématiques."63

Chasseurs-cueilleurs ou cultivateurs, sans écriture ou avec, le voyage sur Mars ou chez les
morts, de simples différences que tout cela! Le concept navajo d'espace-temps ou la théorie
de la relativité, ce n'est qu'une question de point de vue, et d'ailleurs : "Nos concepts d'espace
et de temps ne sont, après tout, que nos idées et non la réalité objective." On ne voit pas très
bien comment un relativisme aussi catégorique peut conduire à une histoire des
mathématiques, et pourtant M.Ascher affirme que "L'ethnomathématique telle qu'on la
conçoit ici a pour but d'élargir l'histoire des mathématiques dans une perspective globale
multiculturelle."64 Doit-on comprendre que chaque "culture" a sa propre histoire, et qu'il faut
donc envisager des histoires des mathématiques qui peuvent à la rigueur se rencontrer
fortuitement ? En tout cas, le comparatisme ethnographique est absolument condamné par
M.Ascher et c'est logique : puisque les peuples traditionnels ont une culture scientifique égale
— "ni meilleure ni pire" — à la science la plus développée, la différence n'étant que de point
de vue, il ne peut être question d'évolution de l'une à l'autre. Les uns ont choisi de cueillir ce
que leur offre la nature, les autres de fabriquer des machines et voilà tout. Il n'est donc pas
étonnant que dans le livre de M.Ascher qui relate de nombreux faits ethnographiques, il ne
soit jamais question d'histoire.

62(Ascher 1991 p.186)


63
id. p.191
64 id. p.188

26
Mais, dit-elle, "Dans tous les exemples que nous avons présentés, il y a interconnexion
entre les idées mathématiques et la culture. On ne peut les séparer l'une de l'autre."65 Ce point
de vue pourrait être extrêmement utile s'il était suivi avec conséquence. Mais M.Ascher ne
tient pas sa promesse de nous dévoiler ces connexions ; ce qui la passionne, c'est d'analyser
certaines pratiques traditionnelles du point de vue du mathématicien contemporain. De sorte
que les détails ethnographiques donnés en introduction ne jouent en réalité qu'un rôle
décoratif, et non le rôle attendu, déclaré décisif. Son deuxième chapitre par exemple est
consacré aux sona africains et aux nitus océaniens : ce sont des tracés à réaliser autour de
certains points par une ligne continue fermée, sans repasser deux fois au même endroit.
M.Ascher ne cherche guère à savoir comment et pourquoi un tel type d'activité a pu jouer un
rôle si déterminant — mythique, initiatique, ludique — chez ces peuples, mais elle se livre à
une longue analyse mathématique de ces dessins, avec notre théorie des graphes dont les
débuts remontent à Euler, au 18° siècle. La conclusion de M.Ascher est en substance qu'entre
la pratique de ces peuples et les analyses eulériennes ultérieures il n'y aurait que des
"différences d'élaboration" ; les Africains et les Océaniens auraient simplement "d'autres idées
géométriques et topologiques". Malheureusement, on ne voit pas quelles sont ces "autres"
idées. En racontant deux versions de l'histoire qui accompagne le tracé d'un sona, l'auteur
s'enthousiasme :

"Peu importe la version, le plus important pour l'histoire est que la figure, une courbe plane
simple fermée, détermine deux régions dont elle est la frontière commune. C'est ce que les
mathématiciens appellent le théorème de Jordan."66

Nous voyons bien par ces exemples que pour nous faire admirer les connaissances
mathématiques des peuples étudiés, l'auteur abandonne en réalité son point de vue "culturel".
Au lieu de nous faire saisir, comme promis, la force du lien spontané entre mathématiques et
culture traditionnelle, elle monte en chaire professorale américaine et nous montre ... la

65 id.p.186
66 id.p.39. Il peut paraître étonnant qu'il faille un théorème, fort difficile par dessus le marché, pour établir qu'une
courbe plane fermée simple (ne se recoupant pas) détermine deux régions du plan dont elle est la frontière, alors
que personne n'en doute. Mais c'est en "creusant" ainsi des évidences que la science progresse parfois ; un succès
comme la preuve de notre théorème montre que les concepts topologiques sont suffisants pour l'instant. Un
échec, en revanche, peut être beaucoup plus fécond s'il conduit à bouleverser le système et à découvrir des
domaines nouveaux ; ce fut le cas avec l'échec définitif de toute preuve du résultat, lui aussi évident, selon lequel
d'un point pris hors d'une droite on ne peut mener qu'une seule parallèle à cette droite. C'est à cette faillite que
l'on doit la découverte des nouvelles géométries au XIX° siècle. Inutile de préciser que tout cela n'a pas grand-
chose à voir avec le mode de pensée des auteurs de sona et de nitus.

27
théorie des groupes — pour l'analyse des structures de parenté —, la topologie, le calcul des
probabilités — pour l'analyse des jeux —, ce qui est d'un intérêt très réduit pour qui cherche à
faire une histoire. De tout temps, d'autre part, on a pratiqué les mathématiques avant de les
penser pour en faire une théorie cohérente, sans que l'idée vienne à personne d'identifier ces
deux étapes et de nier qu'il y ait progression de l'une à l'autre : ainsi en est-il du laborieux
calcul fractionnaire égyptien à la théorie eudoxienne des rapports de grandeur ; des pratiques
géométriques mythiques, d'arpentage ou d'architecture à la construction axiomatique
euclidienne ; du calcul infinitésimal du 18ème siècle à Cauchy et à Weierstrass etc. Il ne
faudrait pas en déduire pour autant que les mathématiques évoluent de façon "unilinéaire" ;
d'accord en cela avec Marcia Ascher, je pense en effet que "la ligne droite est bien trop simple
pour représenter la façon dont toutes ces idées mathématiques sont reliées entre elles"67, et
j'ajouterai qu'il faut plutôt penser à la spirale. Cela se traduit, en mathématiques, par le fait
que la science revient périodiquement sur des pratiques ou concepts fondamentaux, comme la
numération ou les tracés de courbes, en leur donnant un éclairage et une portée tout nouveaux,
et surtout en ouvrant des domaines de recherches insoupçonnés. De ce point de vue,
rapprocher le théorème de Jordan de la pratique des sona en les mettant à égalité est aussi peu
sérieux que de mettre sur le même plan les travaux de Cantor et les bijections cardinales
primitives68.

Une autre personnalité éminente du courant ethnomathématicien, P.Gerdes, a un point


de vue assez différent. Il donne à la recherche ethnomathématique des buts très ambitieux,
historiques, philosophiques, mathématiques même, mais manifestement pour lui l'essentiel est
de contribuer

"à renforcer la confiance en l'héritage scientifique et culturel de l'Afrique pour le futur


du continent"69, héritage menacé car "dans la réalité, une grande partie des contenus de
ces mathématiques scolaires —en provenance d'Occident et transplantée dans le tiers-
monde— sont d'origines africaine et asiatique. Les populations dominées d'Afrique et

67 [Ascher, 1998 p.219]


68 Les peuples primitifs comptent en utilisant plusieurs collections types (parties du corps, entailles, cailloux,
nœuds sur une corde etc.) ; le décompte se fait en réalisant concrètement, avec le doigt par exemple, une
bijection entre les objets à dénombrer et une partie de la collection type.
69(Gerdes 1993 p.10)

28
d'Asie ont été désappropriées de ces connaissances dans le processus de la colonisation
qui a détruit une grande partie de la culture scientifique."70

Il est vrai que les mathématiques ont de profondes racines africaines et asiatiques, et l'on
pense bien sûr à l'Egypte antique, à la Mésopotamie, à l'Inde et peut-être à la Chine ; mais le
transfert vers l'Occident de ces connaissances originelles s'est fait bien avant la période de
colonisation moderne de ces régions — c'est manifestement cela que P.Gerdes a en vue — , et
de plus l'histoire montre plutôt que l'Ouest, par le truchement de ses missionnaires et de ses
savants envoyés sur place, a mis au jour et sauvé de nombreux documents qui nous permettent
d'étudier aujourd'hui le brillant passé scientifique de régions aujourd'hui dominées. Le
colonialisme et l'impérialisme modernes ont commis (et continuent à commettre)
suffisamment de crimes, il n'est pas nécessaire d'en inventer d'autres ; et les bonnes intentions
anti-impérialistes ne suffisent pas pour faire une bonne histoire. En voici une illustration :
"Au sud du Mozambique on ferme en général le couvercle d'un panier avec un petit lacet
autour d'un bouton carré entrelacé. Le bouton carré, entrelacé avec ses deux bandelettes,
cache certaines considérations géométriques et physiques considérables."71

70 id. p.24
71 id.p.36

29
c
Figure I-7 : a : le bouton de fermeture d'un panier. b : le même, "rectifié". c :

rassemblement de quatre boutons.72

Ce bouton, vu de face, offre en effet une ressemblance avec une des figures de
décomposition d'un carré, utilisées pour démontrer le théorème de Pythagore (figure I-7) En
partant de cette figure, Gerdes fait démontrer le dit théorème à ses étudiants (figure I-8) et
poursuit :

"Un des étudiants observe : si Pythagore n'avait pas découvert ce théorème [...] nous on
l'aurait fait. Exactement! On stimule le développement de la nécessaire confiance en soi
mathématique culturelle quand on explicite la pensée géométrique dans les boutons carrés
entrelacés et, encore plus, quand on l'explore en révélant son potentiel [...] Le débat
commence : Quand on décongèle la pensée mathématique on stimule la réflexion sur
l'impact du colonialisme dans les dimensions historiques et politiques de l'enseignement
des mathématiques." 73

72 D'après (Gerdes 1993. p.36)


73 id. p.39 et 40

30
Figure I-8 : La figure du bouton (figure I-7) suggère une démonstration du théorème de Pythagore. Le but
est de prouver que les longueurs a, b et c du triangle (1) vérifient la relation a2=b2+c2. Pour cela, on
dispose les triangles (2), (3) et (4), égaux au triangle (1), de façon à former un carré de côté a. Les
triangles rectangles (1) et (2) sont ensuite déplacés respectivement en (1') et (2'), donnant l'assemblage
entouré en trait gras, et qui a donc la même aire que celle du carré précédent de côté a ; or cet assemblage
est composé d'un carré de côté b et d'un carré de côté c. On a donc a2=b2+c2, ce qui donne bien la relation
de Pythagore dans le triangle (1).

Mais le raisonnement mathématique, qui permet à Gerdes d'analyser cette figure et


bien d'autres avec beaucoup de talent, peut-il être pris pour une démarche historique ? Lui qui
insiste ailleurs sur les liens qui unissent la science et la culture d'une société donnée, se
contredit pourtant ici en donnant à ses étudiants l'illusion que la démarche mathématique —
conduisant par exemple au théorème de Pythagore — se développerait toute seule pourvu

31
qu'une figure de départ lui en donne l'occasion ; il donne à croire en particulier que l'idée de
démonstration est naturelle, spontanée, hors contexte. Les faits contredisent cette croyance
implicitement propagée par Gerdes : le dit-théorème (plus exactement la connaissance du lien
entre les longueurs des côtés d'un triangle rectangle) est au fondement des mathématiques
babyloniennes, des constructions védiques d'autels et des mathématiques chinoises de la
période des Han ; or, la pratique de ces mathématiques s'est poursuivie pendant des siècles, à
l'abri de toute menace colonialiste ou esclavagiste, et pourtant elle n'a jamais abouti à une
démonstration du théorème.
Le fait que l'idée de démonstration soit apparue dans une société déterminée, celle de
la Grèce antique, à une époque déterminée, au sein d'une "culture" bien précise et sans
précédent historique, Gerdes le néglige et il préfère accuser le colonialisme d'une étrange
façon : car si réellement des peuples africains avaient été sur la voie de la découverte d'une
démonstration du théorème de Pythagore, en "décongelant" leur boutons de paniers, cela
n'aurait pas échappé aux nombreux missionnaires et ethnologues qui ont sillonné le continent
depuis le 19ème siècle. La colonisation n'a pas réussi à détruire l'art des sona, en supposant
qu'elle ait seulement pensé à le faire ; pourquoi aurait-elle détruit l'art des triangles rectangles
?
En bref le reproche que l'on peut faire aux ethnomathématiciens est donc qu'ils font
une mauvaise histoire, ou plutôt qu'ils en refusent même le concept, emportés comme ils le
sont par un relativisme extrême. Leurs travaux sont néanmoins utiles et on ne peut que
souhaiter qu'ils se poursuivent : par la publication d'enquêtes ethnographiques, ils accroissent
le matériel à la disposition du chercheur friand de comparatisme. On ne peut pas rayer d'un
trait de plume, aussi bardé de bonnes intentions humanitaires soit-il, les analogies
contraignantes bien connues entre les primitifs actuels ou récemment disparus, et ce que nous
savons de nos ancêtres de la préhistoire, du Paléolithique supérieur au Néolithique. Il est
remarquable d'ailleurs qu'après une vingtaine d'années de brouille entre l'ethnologie et la
préhistoire74, on assiste à un retour en force du comparatisme ethnographique sous des
appellations diverses. Comme le dit P. Petrequin :

"En fait, même en France, où la démarche ethno-archéologique a été longtemps boudée


jusque dans les années 1975, l'utilisation des exemples actuels pour enrichir les

74Brouille due à ce que les archéologues, Leroi-Gourhan en tête, considéraient comme une utilisation abusive du
comparatisme ethnographique, "dominé par un jeu de puzzle constitué d'informations grapillées au travers du
monde" (Pétrequin 1989). C'est en réaction à ce comparatisme sommaire que s'instaura l'étude purement interne
des documents de la préhistoire. Voir là dessus (Lorblanchet 1989).

32
raisonnements strictement archéologiques va croissant. Dans des domaines aussi peu
contestables que l'archéologie expérimentale ou l'ethnologie préhistorique, on peut se
demander où en seraient les expérimentations sur le débitage des lames de silex à la
pression, s'il n'y avait pas eu les exemples des Indiens d'Amérique du Nord, ou bien quelles
auraient été les interprétations des campements de Pincevent, sans les modèles indiens et
esquimaux, et sans la très vaste expérience ethnologique de Leroi-Gourhan […] Il n'est
plus guère de domaines de la recherche préhistorique qui ne soient touchés par l'utilisation,
consciente ou non, de modèles ethno-archéologiques." 75

La prise en considération de l'ethnographie tord littéralement le cou aux interprétations


mathématiciennes fantastiques : nous l'avons vu, il n'existe par exemple aucun témoignage
d'encoches utilisées comme "jeu arithmétique" parmi le grand nombre d'occurences d'emploi
de stries. Mais ce n'est pas le seul mérite de l'ethnographie : elle ne se contente pas de
ridiculiser quelque théories unilatérales ou tirées par les cheveux, elle donne aussi une
ampleur et une profondeur insoupçonnées au phénomène étudié ; telle encoche, tel point, telle
peinture "réaliste", tel rectangle peint sur une paroi, tel tracé digital peuvent recevoir une
infinité d'interprétations en général et même chez un peuple donné. L'important est la
transcription symbolique elle-même, plutôt que le sens concret, toujours provisoire et
fluctuant, de tel ou tel symbole : l'ethnographie nous oriente vers un phénomène général et
capital, celui du symbole représentatif, caractéristique de la pensée et de l'action humaines à
partir du Paléolithique supérieur. Nous aurons en particulier à nous interroger sur le rôle des
figures géométriques, en essayant de découvrir leurs spécificités réelles et leur sens dans la
marche de la pensée humaine, plutôt que de courir après des traductions nécessairement
arbitraires ou des théorèmes de mathématiques contemporaines. L'ethnographie sera donc une
source, et même la source principale de cet essai sur la préhistoire de la géométrie.

3-3 Les sources didactiques.

La recherche d'analogies, toujours dans l'idée de restaurer le "texte" perdu des


documents bruts de la préhistoire, peut-être stimulée par un point de vue totalement différent,
celui de la "récapitulation" ; ébauchée par Darwin au chapitre XIII de L'origine des espèces, la
théorie fut développée systématiquement au XIX° siècle par le biologiste allemand Ernst

75(Petrequin 1989 p.65)

33
Haeckel, pour qui, en vertu de la "loi biogénétique fondamentale", le développement
individuel, ou ontogenèse, reproduit en accéléré le développement de l'espèce, ou
phylogenèse. L'être humain en gestation est d'abord simple petite cellule, comme tout autre
organisme animal ; sortie de l'ovaire, celle-ci se reproduit en se multipliant sans cesse comme
une amibe. Puis se forme un embryon dont la forme est identique chez tous les vertébrés, et
aini de suite.
Haeckel a également voulu faire de sa loi une loi universelle, en l'étendant au domaine
social et intellectuel. Dans le domaine qui nous occupe, la loi biogénétique fondamentale
voudrait que l'acquisition des connaissances mathématiques par les enfants soit une
récapitulation de la création et de l'évolution historiques de ces connaissances. L'historien
aurait donc là une nouvelle catégorie de sources, que j'appellerai sources didactiques, puisque
l'observation de l'apprentissage individuel nous renseignerait sur l'apprentissage collectif
qu'est l'histoire de la connaissance mathématique. L'idée est défendue par l'historien des
sciences Georges Sarton, pour qui :

"Enfin les psychologues ont analysé les réactions d'enfants ou d'esprits sous-développés
devant les problèmes mêmes que les hommes primitifs avaient à résoudre […] L'aube de la
science est survenue il y a dix mille ans ou plus dans certains endroits du monde ; des
témoignages subsistent dans d'autres endroits aujourd'hui, et elle peut être observée jusqu'à
un certain degré dans l'esprit de tout enfant."76

L'usage des sources didactiques, issu du parallélisme entre ontogénie et philogénie, est
donc par principe évolutionniste ; et en très gros en effet, on peut dire que l'ordre d'acquisition
respecte l'ordre historique, par exemple dans la séquence pédagogique entiers, fractions,
algèbre réelle, algèbre complexe, analyse réelle, analyse complexe. Mais dans le détail il y a
de nombreuses inversions : les nombres négatifs ont droit de cité dès le début du collège, alors
que les grands analystes eux-mêmes ne les acceptaient pas comme des vrais nombres puisque
zéro, c'est rien, et que par suite un négatif serait moins que rien, ce qui est absurde.
L'enseignement de l'analyse débute au lycée par l'étude des fonctions, alors qu'historiquement
elle ne traite à l'origine que des courbes et ignore les fonctions. Le calcul vectoriel est
enseigné aux débutants, alors qu'il n'est qu'une acquisition très récente etc.

76[Sarton, 1993 p.3 et 4]

34
De plus, il serait facile de le voir dans chaque cas, l'acquisition scolaire actuelle d'un
concept n'a rien à voir avec sa difficile et tortueuse création historique, et heureusement : une
vie entière ne suffirait pas pour acquérir des rudiments. Par exemple, on commence à l'école
maternelle par les entiers naturels, qui sont souvent le seul bagage arithmétique des peuples
primitifs. Mais déjà là, il faut modérer l'analogie : l'enfant ne refait pas tout le chemin,
puisqu'il est mis immédiatement en contact avec des idées récentes (à l'échelle historique) et
étrangères aux primitifs : l'unicité de l'appellation des nombres, le zéro, la suite illimitée des
naturels, le système décimal de position. La progression scolaire respecte encore l'ordre
historique en ce qui concerne les fractions : inconnues des primitifs et naissant dans les
premiers empires (Egypte etc.), elles ne sont abordées qu'en fin d'études primaires. Mais là
encore, l'enfant ne refait pas tout le chemin, et heureusement pour lui, il apprend directement
a
la forme pure avec des méthodes de calcul rapides grâce à un symbolisme adapté. Or cela
b
1 1
était inconnu des Egyptiens, pour qui la forme pure était ou des sommes de , et qui
n n
employaient des méthodes atroces sans aucun symbolisme opératoire.
La recherche et la création d'une part, l'acquisition des produits de la recherche et de la
création de l'autre, sont donc apparemment des procès distincts avec des lois distinctes77, ce
qui jette déjà un sérieux doute sur la pertinence des sources didactiques.

La question est cependant au centre des célèbres travaux de Jean Piaget ; la place très
importante qu'y tiennent les mathématiques et leur histoire, ainsi que l'application qu'ont tenté
d'en faire un anthropologue, Christopher R. Hallpike78, et un préhistorien, Thomas Wynn79,
nous obligent à les examiner d'un peu plus près.
Pour Piaget, "les mécanismes du passage d'une période historique à la suivante sont
analogues à ceux du passage d'un stade psychogénétique à son successeur"80; ainsi, dans
Psychogenèse et histoire des sciences, le chapitre "Le développement historique de la
géométrie" est-il logiquement suivi de "La psychogenèse des structures géométriques".

77 Jean Dieudonné le dit fort bien : "C'est un des effets du progrès en mathématiques que des résultats auxquels
leurs inventeurs n'arrivent qu'après des considérations fort difficiles et des cheminements très tortueux et parfois
obscurs, se démontrent souvent en quelques lignes et presque sans effort 50 ou 100 ans plus tard. Un exemple
universellement connu est l'invention du calcul infinitésimal, qui a d'un seul coup ramené à des calculs presque
automatiques la solution de problèmes qui avaient exercé la sagacité d'un Eudoxe ou d'un Archimède."
[Dieudonné, 1964 p.10]
78 [Hallpike, 1979]
79 [Wynn, 1985 ; Wynn, 1993]
80 [Piaget, 1983 p.41] L'ouvrage a été achevé peu avant la mort de Piaget, survenue en 1980.

35
Individuel Historique Caractéristiques
Intrafigural (≤ 8-9 ans) Euclidien Etude des relations internes entre
éléments de figures.
Pas d'espace, pas de
transformations.
Difficulté à concevoir l'invariance
de l'aire après découpage et
réorganisation.
Interfigural (≤ 11-12 ans) Projectif Relations entre les figures.
Transfigural Structures Programme d'Erlangen (Felix
Klein).

Figure I-9 : correspondance des stades d'apprentissage individuel et d'évolution historique d'après Jean
Piaget, dans Psychogenèse et histoire des sciences.

Piaget distingue, dans cet ouvrage, trois étapes dans l'histoire de la géométrie (figure I-9) :
l'étape "intrafigurale", qui est celle de l'étude des relations internes entre les éléments des
figures, où l'espace en tant que tel est absent, de même par conséquent que les transformations
à l'intérieur de l'espace. C'est l'étape euclidienne, dit-il. Vient ensuite l'étape "interfigurale",
où les figures sont mises en relation les unes avec les autres ; nous abordons là, selon Piaget,
la géométrie projective81, portée à son sommet par Jean Victor Poncelet (1788-1867) et
Michel Chasles (1793-1880). Le dernier stade est qualifié de "transfigural", époque de la
prééminence des structures, avec comme expression caractéristique le Programme
d'Erlangen82 de Felix Klein. Ces niveaux successifs sont pour Piaget un modèle universel de
développement et

81 La géométrie projective, étroitement liée dans ses débuts à la perspective des peintres de la Renaissance, est
l'étude des propriétés invariantes par projection ; ainsi les coniques (cercle, ellipse et hyperbole), obtenues par
intersection d'un cône et de plans d'inclinaisons diverses, sont-elles projectivement équivalentes. L'une des
caractéristiques simples de la géométrie projective est l'introduction de points à l'infini ; les droites parallèles se
coupent sur une droite de l'infini, qui est parfaitement réelle sur les tableaux de la Renaissance et sur les
photographies de rails de chemin de fer, par exemple.
82 Programme proposé en 1872 à Erlangen par Felix Klein (1849-1925), en vertu duquel la géométrie doit être
conçue comme l'étude des propriétés invariantes par un groupe de transformations. La géométrie plane ordinaire
apprise au lycée, par exemple, fait intervenir le groupe des similitudes (qui fait que deux figures peuvent être
semblables, c'est-à-dire de même forme), le groupe des isométries (qui fait que deux figures peuvent être égales,
c'est-à-dire superposables)36, et celui des déplacements (translations et rotations, qui font que deux figures
peuvent être directement égales, c'est-à-dire se déduire l'une de l'autre par glissement sans retournement).

36
"l'on peut même soutenir que les successions intra, inter et trans puisent leurs racines dans
83
la biologie (cf l'embryogenèse etc.). Ce sont donc elles qui justifient le rêve d'un
constructivisme intégral qui est de relier par tous les intermédiaires voulus les structures
84
biologiques de départ et les créations logico-mathématiques d'arrivée" .

Voyons maintenant le parallélisme avec l'enfant, tel du moins que nous le propose
Piaget (figure I-9) ; au stade intrafigural —jusque vers 8-9 ans— l'enfant distingue les figures
rectilignes des curvilignes, les angles droits des non-droits. Ses difficultés pour passer au
stade suivant, interfigural, se décèlent par exemple dans l'inaptitude à placer correctement des
verticales ou des horizontales, parce que l'enfant a besoin pour cela de références extérieures à
la figure elle-même ; il lui est difficile également, pour la même raison, de concevoir que le
milieu d'un segment n'est pas le seul point équidistant des extrémités. Vient ensuite
l'interfigural où le cobaye atteint, entre autres progrès, la compréhension de l'invariance de
l'aire après découpage et réorganisation :

"Or même en des cas aussi simples85 on constate que les jeunes sujets demeurés au stade
intrafigural contestent la conservation de la surface […] et il faut atteindre le niveau
interfigural […] pour que ces invariants soient atteints"86.

Le transfigural, maîtrisé à partir de 11-12 ans, permet de comprendre la composition des


mouvements et de passer aux structures.
Il est clair que le parallélisme enfants-histoire, qui promettait d'être fulgurant, est
entaché d'à-peu-près et d'erreurs stupéfiantes. Rattacher à l'intrafigural, qui dans l'histoire
serait selon Piaget la période euclidienne, l'incompréhension de l'invariance des aires après
découpage et réorganisation, est une erreur incompréhensible de la part d'un savant de
l'envergure de Piaget ; on sait en effet que le découpage et la réorganisation des figures est
l'un des fondements des Eléments d'Euclide87. Bien plus, cette technique est évidemment à la
racine de tout calcul d'aire, bien connu en Egypte antique et en Mésopotamie ; il faudrait dire

83 Souligné par moi.


84 Id. p.208
85 Un carré est divisé en quatre carrés égaux, et ceux-ci sont réorganisés en un rectangle dont la largeur est la
moitié du côté du carré initial.
86 Id. p.138

87 Tout particulièrement dans le Livre I, à partir de la proposition 35, et dans le Livre II.

37
alors, si l'on suit la classification proposée par Piaget, que le stade des débuts des
mathématiques historiques est interfigural, et ceci bien avant Euclide.
Il faut dire plutôt que les "stades" envisagés par Piaget ne rendent pas compte de la
réalité ; il est clair par exemple que l'interfigural, s'il a un sens, est déjà solidement ancré à
l'époque euclidienne avec le passage d'une figure à l'autre de même forme grâce aux rapports
de grandeurs : deux triangles ont la même forme, sont "semblables" si et seulement si leurs
côtés sont proportionnels. Et comme le prodigieux Livre V des Eléments est consacré à l'étude
des rapports pour eux-mêmes, indépendamment des figures qu'ils permettent de mettre en
relation, n'est-ce pas déjà du "transfigural" parfaitement maîtrisé ?
Un autre ennui chez Piaget est que le développement psycho-historique de
Psychogenèse et histoire des sciences contredit celui de deux ouvrages antérieurs : La
représentation de l'espace chez l'enfant, publié pour la première fois en 194788 et dont la
quatrième édition est de 1981, suivi de La géométrie spontanée de l'enfant, publié l'année
suivante89. En 1947, Piaget dit en effet que si la science géométrique a suivi historiquement la
trajectoire euclidien-projectif-topologique90, "l'ordre génétique" est inverse :

"l'analyse abstraite des géomètres tend à démontrer que les notions spatiales fondamentales
ne sont pas euclidiennes : elles sont topologiques, c'est-à-dire reposent simplement sur des
correspondances qualitatives bicontinues faisant appel aux concepts de voisinage et de
séparation, d'enveloppement et d'ordre etc., mais ignorent toute conservation des distances
ainsi que toute projectivité. Or nous constaterons précisément sans cesse91 que l'espace
enfantin, dont la nature essentielle est active et opératoire, débute par des intuitions
topologiques élémentaires, bien avant de devenir simultanément projectif et euclidien"92.

En 1947-48, Piaget pensait donc que l'ordre génétique et l'ordre historique étaient inversés ;
en 1980, les mêmes expériences93 le conduisent à la conclusion opposée. L'auteur, certes, a

88[Piaget, 1981]
89[Piaget, 1948]
90 Dans Psychogenèse et histoire des sciences le dernier stade est celui des structures, ce qui n'est pas la même
chose.
91 Souligné par moi.
92 Id. p.5. On peut encore constater le rôle fondamental, chez le Piaget de 1947, de la thèse des développements
inversés de l'histoire et de la psychogenèse, dans la citation suivante : "On a dit que la théorie des ensembles de
Cantor devait s'enseigner à l'école primaire. Nous ne serions pas éloignés d'en penser autant des éléments de la
topologie". Id p.6.
93(Piaget et Garcia 1983, note préliminaire au chapitre 4.)

38
prévu l'objection et la balaie en quelques lignes : c'est, dit-il, à l'intérieur de l'intrafigural qu'il
y aurait renversement de l'ordre historique, et il faut en outre distinguer

"le plan des actions, où se situent ces premières intuitions topologiques (copier des figures
etc.), et le plan des thématisations avec raisonnement sur les figures, où le jeu des
morphismes sur les voisinages et enveloppements topologiques est loin d'être primitif"94.

La situation est-elle vraiment éclaircie par ce rectificatif ? Tout d'abord, la thèse de l'inversion
des ordres historique et génétique est centrale dans les premiers travaux de Piaget, elle articule
toute l'œuvre et est reprise en conclusion, et n'est nullement limitée à une seule période de
l'enfance ; son importance est telle qu'elle conduit même à une recommandation pédagogique
: enseigner la topologie à l'école primaire. Ensuite les stades s'embrouillent quelque peu,
puisque les stades I et II —avant sept ans— du Piaget 1947-48, qualifiés alors de
"topologiques", deviennent l'intrafigural chez Piaget 1980, qualifié maintenant d'"euclidien"95,
ce qui n'est tout de même pas la même chose. Enfin si le "topologique d'abord" de 1947-48
n'est à envisager que sur le plan de "l'action", et non sur celui de la "thématisation avec
raisonnement", il apparaît dans cet argument qu'une périodisation psychologique
pratique/théorie se substitue frauduleusement à une analyse de la nature mathématique de
l'activité.
Mieux vaut reconnaître, à mon avis, que le parallèlisme ou le parallélisme inverse
psycho-historique tenté par Piaget et ses collaborateurs n'ont encore rien donné de concluant,
reléguant pour l'instant dans le monde des rêves l'espoir de s'appuyer sur la psychogenèse
pour faire progresser la connaissance de l'histoire ou inversement. Les classifications hâtives
et les contradictions de Piaget ne sont pas les seules en cause ; il y a une raison de fond qui
éloigne l'historien du psychologue, et qui fait que l'un et l'autre sont probablement condamnés
à s'observer sans pouvoir vraiment collaborer. A l'école ou dans le bureau du psychologue,
l'enfant en effet réagit devant des formes géométriques toutes prêtes, déjà créées, et devant
des problèmes inventés par le pédagogue ; l'homme de l'histoire, au contraire, doit créer lui
même les formes et résoudre des problèmes qui se posent évidemment dans un tout autre
contexte que celui d'une salle de classe contemporaine.

94 Id. p.133.
95 Il est possible que Piaget ait seulement changé l'étiquette, car le topologique et l'intrafigural sont parfois
décrits dans des termes très voisins. Ainsi dans (Piaget et Inhelder, 1981), on peut lire page 68 : "Les rapports
topologiques procèdent de proche en proche et restent attachés à la figure considérée comme un tout sans
relation avec d'autres", ce qui est aussi une caractéristique de l'intrafigural.

39
De plus, pour Piaget en tout cas, le progrès scientifique de l'enfant est une affaire de
biologie96 où les adultes-pédagogues ne sont là, pour ainsi dire, que comme accoucheurs. Si
l'enfant n'acquière telle ou telle notion qu'à un âge déterminé, c'est qu'il n'avait auparavant pas
encore les capacités pour cela ; tandis que si la même notion est inconnue dans une société
primitive, les capacités intellectuelles de ses membres adultes ne sont pas en cause
puisqu'elles sont identiques aux nôtres. L'historien n'en cherchera donc pas la raison dans le
monde naturel de la biologie, mais dans le contexte parfaitement artificiel du monde
intellectuel et social. Il me semble donc totalement erroné d'affirmer comme le fait Piaget que
les mécanismes de passage sont les mêmes dans ces deux mondes ; si l'on arrive à établir un
jour solidement un parallélisme entre les deux procès, il n'exprimera qu'une ressemblance
formelle, superficielle, entre des phénomènes dont les ressorts profonds n'ont rien à voir l'un
avec l'autre.

Piaget ne parle que d'histoire, et non de préhistoire ou de peuples primitifs ; ce fait est
étonnant de la part d'un savant fasciné par l'embryogenèse, qui aurait pu se laisser tenter par
un parallèle entre la géométrie embryonnaire préhistorique d'un côté et la capacité
géométrique de la petite enfance de l'autre. Car il y a dans ce domaine des ressemblances
formelles surprenantes ; des gravures de l'âge néolithique (figure I-10), que l'on a qualifiées
de "perspective étalée", et certains dessins primitifs où tout ce qui est représenté —façades de
cases, arbres, personnages— est rabattu sur un même plan, ressemblent aux dessins d'enfants
du "stade II" de Piaget : "On voit simultanément un cheval de profil, une voiture vue de face,
mais couchée sur un plan horizontal et ses roues rabattues sur les côtés"97.

96 Voir la référence plus haut.


97(Piaget et Inhelder 1981 p.66)

40
Figure I-10 : char en "perspective étalée". Gravure rupestre, Chine. Les chars représentés de
cette manière sont très nombreux, au Néolithique final, en Europe, en Afrique et en Asie.

Dessin Anne Spanek98.

C'est un chercheur anglais99 qui a tenté d'appliquer à la pensée des peuples primitifs
les catégories issues de la psychogenèse selon Piaget, dont les travaux sont, à son grand
regret, totalement ignorés des anthropologues. Son ouvrage de 1979, donc antérieur à la
publication de Psychogenèse et histoire des sciences, veut montrer en particulier que le
développement de la géométrie chez les primitifs suit l'ordre topologique-projectif-euclidien
que Piaget a cru détecter chez l'enfant en 1947. Il donne pour ce faire de nombreuses
références ethnographiques, et cherche, contrairement aux ethnomathématiciens, à faire
œuvre d'historien à la recherche des premières étapes de la pensée mathématique humaine100.
Malheureusement, Hallpike est un auteur à modèle préconçu, celui de Piaget première
manière, où l'ordre psychogénétique est l'inverse de l'ordre historique ; il cherche dans la
documentation de quoi remplir les cases du modèle, de gré ou de force. Citant un fait de
nature géométrique, il y cherchera du "topologique", du "projectif" ou de l'"euclidien" ; il
collectionne les exemples en passant d'un peuple à l'autre et en fait une classification
mathématicienne contemporaine. Le contexte réel mythique-rituel des sociétés primitives ne
le préoccupe guère, et la démarche de Hallpike souffre par là du défaut que nous avons

98 D'après [Zhao-fu, 1988]


99 [Hallpike, 1979]
100Hallpike se prononce explicitement contre le "relativisme culturel", pour qui les représentations primitives de
l'espace sont simplement "différentes". Id., p.283.

41
rencontré chez les ethnomathématiciens : ceux-ci font des mathématiques sur le dos de
l'ethnographie, tandis que Hallpike fait plutôt de la taxonomie mathématique. Dans les deux
cas, on omet de rechercher la spécificité des embryons de mathématiques produits par le
contexte, et les voies de la production ; cette recherche exige de l'enquêteur qu'il laisse vivre,
parler et penser ceux qu'il étudie. Il vaut mieux étudier le plus "totalement" possible un ou
deux peuples que de multiplier les exemples de curiosités mathématiques primitives
nécessairement privées de sens parce que privées de leur contexte intellectuel global. Il est
vrai que cette règle peut être contestée lorsque l'on parle de mathématiques de la période
historique qui, apparemment au moins, forment un système autonome, ayant ses propres bases
et ses propres lois parfaitement identifiées ; elle me paraît en revanche indiscutable au sujet
des mathématiques embryonnaires de l'époque primitive, où un tel système autosuffisant ne
peut exister.
De plus, même en acceptant la méthode de Hallpike qui consiste à essayer de ranger
les faits dans un tiroir "topologique" ou dans un tiroir "euclidien", on peut contester ses
rangements. Ainsi, dit-il,

"Les concepts spatiaux dominants de la société primitive sont ceux d'intérieur-extérieur,


centre-périphérie, gauche-droite, haut-bas, fermé-ouvert, ordre symétrique-asymétrique, et
frontière. Ces classements sont fondamentalement topologiques, par opposition à
euclidiens ou projectifs, et sont associées à des caractéristiques physiques de
l'environnement telles que ciel/terre, village/brousse, et tout spécialement à des images du
corps humain et de la maison, et sont étroitement intégrées à des valeurs morales et des
relations sociales. Plus généralement, nous verrons que les classifications spatiales
primitives sont qualitatives et liées aux aspects physionomiques du paysage"101.

Mais les oppositions gauche-droite et haut-bas sont-elles de nature topologique ? Si droite-


gauche et haut-bas il y a, c'est par référence à deux directions orthogonales, concept étranger à
la topologie. Il me semble d'autre part que l'auteur opère un glissement de sens en passant du
qualitatif de nature topologique (la topologie est souvent dite qualitative parce qu'il n'y a pas
de métrique, donc pas de nombre), aux associations qualitatives en effet innombrables chez
les peuples traditionnels. Mais les deux "qualitatifs" n'ont rien à voir l'un avec l'autre ; le
deuxième n'est en aucun cas la généralisation du premier. La meilleure preuve, c'est que le

101(Hallpike 1979 p.285)

42
nombre lui-même, soit directement avec la numérologie, soit par le biais de la mesure des
emplacements sacrés par exemple, peut avoir une forte charge qualitative.
D'autres exemples mettent encore en relief l'à-peu-près des classifications envisagées ;
page 296, dans le même ouvrage, on évoque un peuple chez qui deux figures pourtant
topologiquement équivalentes —le rectangle et le cercle— ont des fonctions symboliques
opposées : le rectangle est l'espace borné, fermé, alors que le cercle est l'espace illimité. Page
287, il nous est dit que l'on trouve en Mésopotamie et en Egypte ancienne "essentiellement le
même espace, essentiellement topologique, gouverné par le symbolisme et qualitatif" ; mais
alors que dire du grand développement, dans ces mêmes régions et au même moment, de la
mesure des terrains, de la construction architecturale, et des calculs figurés ? N'est-ce pas de
l'euclidien pur, suivant les idées de Hallpike ? Cela ne devrait-il pas prouver que loin d'être
deux étapes successives, le topologique et l'euclidien coexistent en paix ? Et encore une fois,
nous remarquons le risque d'amalgame entre le "qualitatif" au sens topologique et le
"qualitatif" au sens symbolique ; l'espace égyptien antique est rempli de correspondances
symboliques, et cela ne l'empêche pas d'être parfois mesuré en temps et en distances,
symboliques elles aussi.
La réalité des activités des hommes de la préhistoire et des peuples primitifs, enfin,
nous paraît réduire à néant les efforts de ces classifications mathématiciennes ; l'art pariétal du
Paléolithique supérieur européen, quand il le veut, montre dans ses représentations animales
un sens de la proportion parfaitement "euclidien". Au même moment, l'outillage lithique
produit des formes standard très variées ; et pendant un bon million d'années, l'homme du
Paléolithique inférieur a fabriqué des bifaces, remarquables par leurs symétries, c'est à dire
par des grandeurs égales. Que reste-t-il, dans ces conditions, du topologique d'abord ?

Le préhistorien Thomas Wynn a tenté, lui aussi, d'utiliser les stades piagétiens, mais
plus spécifiquement comme modèles d'analyse de l'outillage lithique préhistorique102.
Commençant par les plus vieux artefacts humains connus, les galets taillés, il affirme que leur
fabrication ne suppose aucun concept euclidien, mais seulement des "relations topologiques",
parce que, dit-il, le tranchant obtenu est irrégulier et ne manifeste aucune morphologie
intentionnelle103. Un galet taillé est obtenu en enlevant quelques éclats d'un seul côté ou des
deux côtés d'un galet, dans le but d'obtenir une arête tranchante ; qu'est-ce alors sinon une
"morphologie intentionnelle" ? D'autre part, d'un point de vue topologique, deux surfaces

102 [Wynn, 1985 ; Wynn, 1993]


103 [Wynn, 1985 p.36]

43
sécantes suivant une arête et une surface lisse sans tranchant sont équivalentes ; on ne peut
donc absolument pas qualifier le travail de création du galet taillé de purement topologique
dans son concept. Passant au biface (figure I-1), l'auteur y voit un outil dont la forme reflète
des relations euclidiennes et projectives complexes104, ce qui prouverait par conséquent que
son fabricant avait l'intelligence d'un adulte moderne. Il est déjà très audacieux de prétendre
que les homo erectus, fabricants de bifaces, avaient l'intelligence d'un homo sapiens moderne
; et, de plus, nous retrouvons ici l'erreur classique qui, de l'analyse mathématique
contemporaine d'une activité, conclut à la présence du corpus scientifique correspondant dans
le cerveau de l'acteur préhistorique.

C'est par le biais de la théorie de la récapitulation, appliquée à l'histoire, que nous


avons envisagé la possibilité de l'usage de sources didactiques, ce qui nous a conduit de Piaget
à Hallpike, et de celui-ci à Wynn. Le bilan est négatif, autant par l'inefficacité mathématique
des catégories envisagées que par les contresens historiques qu'elles provoquent. Les
différences de contexte enfin, entre l'acquisition individuelle et la découverte collective, sont
trop opposées pour que l'une puisse éclairer l'autre sans fausser totalement la perspective.
Dans cet ouvrage, nous nous contenterons donc des sources archéologiques et des sources
ethnographiques.

4- La difficulté de penser une gestation des mathématiques.

Nous venons de passer en revue plusieurs sources possibles pour une préhistoire de la
géométrie, en signalant des utilisations ou des points de vue inacceptables. Allant plus au fond
des choses, il apparaît, et c'est ce que nous allons tenter d'établir, que la racine commune des
erreurs et préjugés réside dans la difficulté réelle, philosophique, de penser l'histoire, la
gestation, le mouvement créateur des idées en général et des idées mathématiques en
particulier. Depuis que la pensée humaine s'est préoccupée d'elle-même, c'est-à-dire depuis la
naissance de la philosophie en Grèce antique, l'idée s'est imposée en effet que la pensée ne
mérite ce nom que si elle est pure, entendant par là une pensée débarrassée de toute attache
avec la génération et la corruption, la naissance et la mort, débarrassée en un mot de la vie
"sublunaire" ; nous reviendrons en détail dans la deuxième partie de l'ouvrage sur cet

104 Id. p.37.

44
extraordinaire phénomène, qui a joué un rôle décisif dans la naissance des mathématiques
sous la forme qu'elles ont gardé depuis.
Si l'on s'en tient à la forme, le principe de pureté, entendu au sens d'immuabilité des
idées, paraît particulièrement bien adapté aux mathématiques ; le travail courant et essentiel
du mathématicien n'est-il pas de démontrer, c'est-à-dire de tenter de rattacher, par le moyen de
la déduction formelle, des résultats empiriques ou des conjectures à des axiomes qui fondent
toute la théorie ? Et ces axiomes n'ont-ils pas une durée de vie qui dépasse de loin celle des
époques historiques successives ? Le système mathématique qu'ils fondent ne fournit-il pas
des modèles remarquables, et souvent imprévisibles, à des pratiques diverses dans des
domaines divers ? Ne sont-ils donc pas des images de l'unité et de la permanence ?
Cependant : les idées mathématiques apparaissent à certaines époques et pas à d'autres,
dans certains contextes et pas dans d'autres. Le système hypothético-déductif explicite des
mathématiques est issu de la philosophie grecque antique et pas d'un autre mode de pensée ; le
système euclidien, incontestable jusqu'au temps de Kant, a pourtant été bouleversé depuis ; la
force de l'axiomatique s'est révélée probablement davantage dans la possibilité de négation
des axiomes (l'exemple le plus célèbre est celui de la négation du cinquième postulat des
Eléments d'Euclide, qui a fondé les géométries non-euclidiennes) que dans leur affirmation à
travers la richesse des déductions possibles ; enfin la certitude même de tout édifice
mathématique a été fortement ébranlée par le trop célèbre théorème de Gödel.
Comment rendre compte de tout cela ? Immuabilité ou changement ? Historicité
apparente ou historicité réelle ? Métastases variées d'un principe unique qui se révèle là où il
veut, ou gestation intellectuelle, travail de la pensée ? Avant de donner là-dessus (au
paragraphe 5) le point de vue et la méthode qui seront utilisés dans cet ouvrage, j'essaierai de
caractériser généralement les attitudes dominantes, suivant tois classes :

- théorie de la dégénérescence, éloignement progressif du vrai


- théorie de la fixité, permanence du vrai
- finalisme, ou dévoilement progressif du vrai

catégories au sein desquelles apparaîtront des idées déjà critiquées sous un autre angle.

4-1 Dégénérescence, ou éloignement progressif du vrai.

45
Cette idée, sorte d'évolutionnisme à rebours, est présente sous des formes très diverses
qui nous conduiront à des rapprochements inattendus. Elle est centrale chez les adeptes de la
"tradition", tel René Guénon, pour qui les sciences profanes, y compris la physique et les
mathématiques,

"ne représentent rien de plus que de simples résidus dénaturés de quelques unes des
anciennes sciences traditionnelles : c'est la partie la plus inférieure de celles-ci qui, ayant
cessé d'être mise en relation avec les principes, et ayant perdu par là sa véritable
signification originelle, a fini par prendre un développement indépendant et par être
regardée comme une connaissance se suffisant à elle-même, bien que, à la vérité, sa valeur
propre comme connaissance se trouve précisément réduite par là même à presque rien."105

La perte de sens et la dégénérescence viendrait donc de la rupture du contact avec l'origine


; par conséquent pour retrouver le sens, il faudrait remonter à la source pour contempler
l'immuable. Nous pouvons voir dans cette dernière affirmation une nouvelle mouture de la
théorie platonicienne de la réminiscence "des choses que notre âme a vues quand elle
cheminait vers l'âme divine et que, dédaignant ce que nous prenons ici bas pour des êtres, elle
se redressait pour contempler l'être véritable"106. L'étude des mathématiques est un bon moyen
de remonter vers la lumière, nous dit René Guénon , à condition de retrouver leur contenu
véritable, comme par exemple le contenu symbolique et analogique des nombres
pythagoriciens ; ou à condition de comprendre les idées mathématiques comme une étape vers
l'idée pure, nous dit Platon.
L'évolutionnisme à rebours est également présent chez certains penseurs chrétiens, péché
originel oblige. Darwin le mentionne dans La Descendance de l'homme et la sélection
sexuelle :

"Le duc d'Argyll, et, avant lui, l'archevêque Whately, ont cherché à démontrer que
l'homme a paru sur la terre à l'état d'homme civilisé, et que tous les sauvages ont depuis
éprouvé une dégradation, mais leurs arguments me paraissent bien faibles
comparativement à ceux que leur oppose la partie adverse."107

105 [Guénon, 1946 p.7]


106 [Platon, 1992 p.146]
107 [Darwin, 1881 p.155]

46
La même idée réapparaît plus tard sous l'appellation d'"évolution régressive" ; un catéchisme
de 1903 dit que "l'homme quaternaire était plus que nous éloigné du singe"108, et un ouvrage
paru en 1943, chargé de combattre les idées courantes sur l'évolution humaine, défend l'idée
que les premiers hommes nous dépassaient largement en perfection physique, intelligence et
connaissance. Le péché originel a provoqué un déclin de la création, et

"l'homme lui-même, dans certaines races tout au moins, n'a pas échappé à cette
régression. Telle serait l'origine des sauvages, et […] des races préhistoriques au
caractère simiesque. Ce n'est pas l'animal qui est devenu progressivement homme, c'est
l'homme, dans des races peut-être plus coupables que d'autres, qui a rétrogradé vers
l'animalité."109

La théorie de la pureté originelle et de sa perte n'est pas seulement le fait de


traditionalistes, de platoniciens attardés ou de chrétiens racistes ; certains courants de
philosophie contemporaine lui ont donné un label de sérieux. Ainsi, le leitmotiv de la
phénoménologie de Husserl est-il la recherche du contact immédiat avec l'origine ; il ne s'agit
certes pas pour Husserl de prendre la "tradition" pour l'être vrai de la science moderne. Il
proteste au contraire contre la tendance, récente à son époque, de mettre sur le même plan la
philosophie européenne, fille de la philosophie grecque antique, et les soi-disant (dixit
Husserl) philosophies indiennes et chinoises ; il nie même radicalement toute valeur à l'étude
"romantique" des traditions primitives. L'Europe est en crise110, dit-il, on constate
d'"innombrables symptômes de la décadence de la vie"111, mais ce n'est pas, comme chez les
amants de la "tradition" ou chez les croyants à l'évolution régressive, le signe d'une
dégénérescence mentale. En ce qui concerne les sciences, la crise provient pourtant d'une
perte du sens originel ; le travail scientifique en effet, dit Husserl à propos de Galilée, est tout
autant dé-couvreur de la physique mathématique que re-couvreur "du sens authentique, (du)
véritable sens d'origine de ces théories (qui) restait caché aux physiciens, y compris aux
grands et même aux plus grands, et devait leur rester caché."112 La mathématisation des

108 [Ladous, 1989 p.119]


109 [Salet, 1943 p.66]
110 Les textes sur lesquels je m'appuie datent de 1935-1936.
111 [Husserl, 1976 p.382]
112 Id. p.62

47
sciences de la nature recouvre celle-ci d'un "vêtement de symboles" qui la travestit, et qui fait
prendre pour l'être vrai ce qui n'est que méthode113.
La critique husserlienne vaut aussi pour les mathématiques ; tandis que la mathématisation
de la physique travestit la nature réelle, c'est, semble-t-il, la logique qui travestit à son tour le
sens originel des mathématiques ; celui-ci est menacé non seulement par le succès de la
géométrie pratique, mais également par "une vie scientifique totalement adonnée aux activités
logiques"114 qui peuvent produire des conversions de sens "certes profitables à la méthode
logique, mais [qui] éloignent toujours davantage des origines et rendent insensible au
problème d'origine et du même coup au sens d'être et au sens de vérité authentique de toutes
les sciences."115
Mais comment retrouver ce sens originel ? Laissant de côté les obscurités de la
réduction phénoménologique, je ferai seulement remarquer ici que la simple enquête,
factuelle, historique et ethnologique est une méthode radicalement rejetée par Husserl ; il fait
certes quelques allusions banales à de supposées pratiques primitives (polir des surfaces,
dégager des arêtes, fabriquer des lignes droites et des surfaces planes, partager et mesurer)
afin de "prendre pour thème l'apodictique déterminé dont pouvait disposer, à partir du monde
pré-scientifique, le proto-fondateur de la géométrie, et qui a dû lui servir comme matériel pour
les idéalisations"116. Mais si la géométrie peut en effet se transmettre d'une époque à l'autre,
c'est seulement, selon lui, parce qu'elle est "valable avec toutes ses vérités dans une
universalité inconditionnée pour tous les hommes, pour tous les temps, tous les peuples, non
seulement pour tous en tant que facticités historiques, mais pour tous ceux qu'on peut
imaginer en général."117. Si Husserl fait appel un court instant à l'histoire, c'est donc pour
rechercher l'immuable, le non-historique. Mais si d'autre part la géométrie est créée, comme il
l'affirme nettement, sous forme d'idéalisation d'une "praxis technique" et donc après des
centaines de milliers d'années de cette praxis, que peut alors signifier l'universalité
inconditionnée de la géométrie pour tous les hommes —sauf les hommes préhistoriques?—,
pour tous les temps —historiques seulement?— et tous les peuples —civilisés seulement?— ?
Quoiqu'il en soit la géométrie serait donc née, mais pour mourir aussitôt puisqu'elle est restée
à jamais immuable dans son sens profond ; on comprend alors que Husserl balaie d'un revers
de main méprisant toute enquête réelle :

113 Id. p.60


114 [Husserl, 1962 p.195]
115id. p.196 n.1
116id. p.209
117id. p.213

48
"A partir de cela, on doit donc reconnaître en tout cas que l'historisme qui veut élucider
l'essence historique ou épistémologique des mathématiques en regardant du côté des
stades magiques ou d'autres types d'aperception d'une humanité enchaînée-au-temps, un
tel historisme est renversé de façon absolument principielle. Pour des esprits
romantiques, le mythico-magique peut être particulièrement attrayant en fait d'histoire et
de préhistoire des mathématiques ; mais s'abandonner à cette facticité historique pure
quand il s'agit de mathématiques, c'est justement s'égarer dans une romantique et passer
par dessus le problème spécifique, le problème intrinsèquement historique, le problème
épistémologique."118

Que penser d'une épistémologie qui tient pour théoriquement nul le monde mythico-
magique, qui fut celui de l'esprit humain pendant des dizaines de milliers d'années au moins,
et qui fut également d'ailleurs un monde d'intense "praxis technique"? Il est certain que
l'historien, s'il veut être plus qu'un simple chroniqueur, ne peut s'abandonner à la "facticité
historique pure", mais s'il doit aller au delà, c'est pour en rendre compte et non pour la
déclarer nulle et non avenue. Husserl ne fait en fin de compte qu'un appel purement théorique
à l'histoire, dans sa quête du "sens" dont la perte a provoqué, selon lui, la crise des sciences
européennes depuis le début de notre siècle119; il y a pour lui un sens à retrouver, au delà de la
spécificité de chaque science prise à part et de ses avatars historiques, mais également présent
à l'intérieur de chacune et qui devrait l'être dans la subjectivité de chaque savant, et ce sens est
en fin de compte pour Husserl celui d'une téléologie de la Raison absolue venant à soi-même,
mouvement né avec la philosophie grecque120.

Le philosophe français Léon Brunschvicg, s'il pense également que la vérité est à la
source, fait appel à l'histoire et à l'ethnographie, au contraire de Husserl :

"Le rôle de la philosophie mathématique n'est nullement, selon nous, de prolonger la


forme déductive du raisonnement au delà des limites où s'arrête la science positive,
comme si l'on devait enfermer la vérité dans le cadre d'un artifice logique. Au lieu de

118id. p.214
119L'origine de la géométrie est le troisième appendice de la Crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale.
120 (Husserl 1976 p.304-305) Le texte de Husserl est de 1936.

49
détacher ainsi la science de toute connexion avec la réalité, il faut, au contraire,
atteindre la source où se manifesterait le contact originel de l'intelligence avec les
choses, et pour cela remonter le cours de l'histoire, jusqu'au point où l'on pourra mettre
à nu les racines de la vérité arithmétique ou géométrique. Le philosophe n'a pas à
inventer une solution du problème de la vérité ; il a seulement à découvrir comment, en
fait, l'humanité l'a résolu. De ce point de vue, il n'y a pas de meilleur instrument de
travail qu'une enquête aussi complète que possible sur le passé de la science, suppléant
par l'observation ethnographique aux lacunes de la tradition écrite, de là s'efforçant de
suivre la filiation des idées à travers l'influence réciproque des recherches techniques et
des vues philosophiques ." 121

Ce vibrant appel à l'histoire aura des suites extrêmement décevantes. Pour l'arithmétique,
Brunschvicg reprend de Jules Tannery une histoire d'enfant qui achète des pommes un sou
pièce, comme "une forme particulière parmi celles que la correspondance univoque et
réciproque est susceptible de revêtir dans les opérations spontanées des sociétés
inférieures"122, alors que l'échange marchand, nullement spontané, est au contraire la marque
de sociétés déjà très évoluées. En géométrie, chez Brunschvicg, l'histoire antérieure à Euclide
est absente, si l'on excepte une vague allusion à la préhistoire. L'"enquête aussi complète que
possible" voulue par l'auteur n'est donc pas faite, et l'utilisation de la documentation
ethnographique du chapitre premier de l'ouvrage se borne à peu près à la reprise des thèses de
Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive.
Il me paraît clair que pour l'auteur, l'appel à l'histoire n'est qu'une façon de parler. Elle
masque en réalité le préjugé suivant : les "racines de la vérité arithmétique et géométrique"
sont visibles à l'origine, où eut lieu le "contact originel de l'intelligence avec les choses"; une
fois acquises les premières propositions, il n'y a plus qu'à "construire sur ces fondements". Il
préjuge ainsi des résultats de l'enquête historique, sans mener cette enquête ; l'histoire en effet
pourrait bien montrer d'une part que le contact contemporain de l'intelligence avec les choses,
tel qu'il se manifeste par exemple dans la géométrie de Riemann et dans l'espace de Hilbert,
créés tout exprès, dirait-on, pour accueillir les découvertes de la physique moderne, est au
moins aussi profond que le contact originel et aussi éclairant sur les racines de la vérité
mathématique. L'histoire pourrait bien montrer d'autre part que la simple construction sur des
fondements immuables n'est qu'une vue de l'esprit.

121(Brunschvicg 1922 p.461-462) Les passages soulignés dans le texte le sont par moi.
122 id., p.464

50
En fin de compte, les tenants de l'éloignement progressif de la vérité, ou du sens réel,
défendent sous des formes diverses l'idée que le temps et la pratique corrompent le vrai
originel ; en mathématique, l'accusé est la réduction au numérique, la formalisation sans fin,
la méthode calculatoire qui, dans son principe même, exclut de tenir compte du sens des
objets manipulés. C'est là une vue tout à fait unilatérale ; il est facile de montrer en effet que
la perte du sens premier peut être une condition nécessaire pour découvrir, grâce au procès de
formalisation, des sens nouveaux et plus riches de possibilités d'incarnations véritables
(applications) que les anciens. C'est toute l'histoire des extensions successives du concept de
nombre, c'est aussi l'histoire des nouvelles géométries. A un niveau plus élémentaire, en
rapport avec notre enquête sur la préhistoire, nous verrons justement dans le détail comment
la perte du sens symbolique du graphisme fut la condition essentielle de la naissance de la
géométrie.

4-2 La fixité.

Je range dans cette catégorie les théories qui, de fait, voient la diversité des pratiques
comme de simples métastases d'une même essence mathématique. C'est le cas, des
ethnomathématiciens avec leur relativisme forcené ; pour eux, peu importe en réalité le temps,
peu importe le contexte, nous l'avons vu, même s'ils croient en tenir compte. Un tracé sur le
sable ? C'est le théorème de Jordan. Des relations de parenté très complexes ? C'est la théorie
des groupes. Un bouton de panier ? C'est presque la démonstration du théorème de Pythagore.
Peu importe où et quand s'incarne la théorie, c'est toujours d'elle-même qu'il s'agit ; elle
apparaît ou elle veut et quand elle le veut, avec la seule diversité de son vêtement.
Le désir spontané de fixité rassurante, ainsi que la difficulté de saisir les lignes de
démarcation et de penser le changement, sont sans doute une motivation profonde des
recherches à tout prix de l'actuel dans le passé ; on n'hésite pas dans ce but à forcer le passage,
lorsque des chercheurs torturent la documentation préhistorique jusqu'à ce qu'elle nous avoue
des calendriers, des tables de nombres premiers, des systèmes de numération, ou des triplets
pythagoriciens. A ce que je tiens pour une erreur de principe, s'ajoute fréquemment l'illusion
d'avoir ainsi rendu leur dignité aux hommes de la préhistoire en les débarrassant de l'image
négative de brutes incultes ; de même, les ethnomathématiciens croient avoir fait œuvre
humanitaire, égalisatrice, voire réparatrice, en découvrant des théorèmes de mathématiques
contemporaines chez les peuples traditionnels et traditionnellement regardés de haut. Mais

51
c'est le contraire, car par ce procédé, on juge l'activité intellectuelle de ces peuples à l'aune,
précisément, des mathématiques actuelles, enracinées en Occident gréco-chrétien et nourries
de son terreau ; ce faisant, on se montre incapable d'envisager d'autres critères que les nôtres,
on nie la spécificité, la vraie force de la pensée de ces peuples, ce qu'ils ont réellement
apporté, et en quoi cet apport a été nécessaire et à quel moment. On croit avoir trouvé un
argument définitif contre l'arrogance des civilisés à l'égard des primitifs, alors qu'on n'a guère
réussi qu'à infliger à ces derniers un lifting défigurant.

4-3 Finalisme, ou dévoilement progressif du vrai.

C'est probablement l'attitude la plus courante. Un exemple particulièrement clair est


celui de Kant, qui écrivait à une époque où l'on pouvait croire encore au caractère définitif et
a priori de la géométrie euclidienne. Mais comment expliquer que cette géométrie ait tant
tardé à venir au jour ? Pourquoi cet a priori ne s'est-il pas manifesté dès l'origine de
l'humanité ? On peut faire semblant de résoudre la contradiction, celle d'un a priori dont on
ne prend conscience qu'à un moment donné, en entrouvrant la porte de l'histoire par une sorte
de théorie de la révélation : tout d'abord, la mathématique

"est restée longtemps à tâtonner — surtout chez les Egyptiens —, puis survint une
révolution due à un seul homme qui conçut l'heureuse idée d'un essai après lequel il n'y
avait plus à se tromper sur la route à suivre, et le chemin sûr de la science se trouvait
ouvert et tracé pour tous les temps et à des distances infinies"123.

Après avoir fait une petite place au temps, puisque la révélation est datée, Kant referme la
porte de l'histoire. La route est en effet définitivement tracée, et l'histoire des mathématiques
n'est plus qu'un développement purement formel d'un système axiomatique, des Eléments que
des logiciens habiles étendent et perfectionnent sans fin. Car c'est bien ainsi qu'il faut
comprendre ce passage de Kant :

"Le premier qui démontra le triangle isocèle124 — qu'il s'appelât Thalès ou de tout autre
nom — fut frappé d'une grande lumière ; car il trouva qu'il ne devait pas s'attacher à ce
qu'il voyait dans la figure, ou même au simple concept qu'il en avait, mais qu'il avait à

123(Kant 1976 p.39)


124 C'est à dire qui démontra qu'un triangle qui a deux côtés égaux a deux angles égaux.

52
engendrer, à construire cette figure, au moyen de ce qu'il pensait à ce sujet et se
représentait a priori par concepts et que, pour connaître avec certitude une chose a
priori, il ne devait attribuer à cette chose que ce qui dérivait nécessairement de ce qu'il y
avait mis lui-même, en conséquence de son concept."125

Le texte est remarquable ; il décrit la révolution euclidienne par laquelle les mathématiques se
replient sur elles-mêmes (elles s'émancipent de la sensation, le géomètre ne s'attache pas à ce
qu'il voit) et deviennent une branche autonome de production intellectuelle (la figure est
engendrée par ce qui dérive nécessairement de son concept). Ainsi, dans le monde de Kant,
contrairement à celui de Platon, la géométrie est-elle de l'ordre de l'action humaine et non le
fruit d'une simple contemplation d'essences pures ou de leurs ombres sur la paroi de la
caverne. Cet humain a-historique est pourtant contradictoire : car s'il est vrai, comme nous
l'enseigne Kant126, que nos concepts a priori ne s'exercent pas spontanément mais sont
sollicités par l'expérience, comment comprendre les "tâtonnements" impuissants des
Egyptiens et plus généralement de l'homo sapiens, durant des dizaines de milliers d'années
avant les Grecs ? Le monde sensible — le monde des phénomènes, manifestations des choses
en soi inconnaissables — aurait-il eu besoin de tout ce temps pour réveiller la pensée?
Pourquoi les brillantes expériences des Egyptiens furent-elles inaptes à susciter des
"Eléments" de mathématiques, et en quoi les expériences des Grecs furent-elles si supérieures
qu'elles provoquèrent la naissance de tels "Eléments"?
L'histoire, c'est bien connu, a donné tort à Kant, en tout cas au sujet du caractère a
priori de la géométrie euclidienne, avec l'éclatante arrivée des géométries non-euclidiennes.
Mais ce fut insuffisant, et de loin, pour que l'histoire gagne la partie, tant il est difficile,
impressionnés que nous sommes par la beauté de nos productions intellectuelles, de les
concevoir tout simplement comme des productions. Poincaré, dans les années 1890, essaie de
sauver le caractère a priori de la géométrie après la défaite de Kant : puisque les diverses
géométries sont au fond divers groupes de déplacements (voir la note 82), il suffit de décréter
que l'a priori n'est pas l'espace euclidien, comme l'affirmait Kant, mais la notion de groupe :

125id.
126 "Notre nature veut que l'intuition ne puisse jamais être que sensible, c'est-à-dire contenir autre chose que la
manière dont nous sommes affectés par des objets. Au contraire, la faculté de penser l'objet de l'intuition sensible
est l'entendement. De ces deux propriétés, aucune n'est préférable à l'autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous
serait donné; sans l'entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans
concept sont aveugles.…L'entendement ne peut avoir l'intuition de rien, ni les sens rien penser. La connaissance
ne peut résulter que de leur union." (Kant 1976 p.109)

53
"Ce qui est l'objet de la géométrie, c'est l'étude d'un groupe particulier; mais le concept
général de groupe préexiste dans notre esprit au moins en puissance. Il s'impose à nous,
non comme forme de notre sensibilité, mais comme forme de notre entendement."127

N'est-elle pas étonnante cette tendance à prendre le dernier point de départ en date de
l'axiomatique géométrique, ici les groupes, acquis après des siècles de travail scientifique,
pour un point de départ absolu, inhérent à l'esprit humain? Et la question demeure : pourquoi
ces "prises de conscience" tardives de notions réputées innées, puisqu'on nous assure qu'elles
sont des formes de notre sensibilité ou de notre entendement ?

Nous venons de passer en revue trois grandes catégories de description des


mathématiques dans leur contexte historique ou ethnographique : éloignement du vrai,
incarnations diverses du vrai et révélation du vrai. Elles ont ceci en commun qu'elles croient,
au fond, à un vrai immuable, un pur absolu dont nous nous éloignons selon certains, dont
nous constatons des variétés capricieuses simultanées selon d'autres, ou dont nous nous
rapprochons selon la plupart. C'est une illustration de ce que l'on appelle couramment le
"platonisme" des mathématiciens. Il faudrait d'ailleurs changer cette dénomination et cesser
d'associer le grand Platon à un simple prêt-à-penser certainement commode dans certaines
limites pour le travail mathématique quotidien, mais qu'il faut bien se garder de prendre pour
une philosophie : Platon recommandait d'ailleurs l'étude des mathématiques comme étape vers
la vraie philosophie, contemplation heureuse des idées pures. Quel mathématicien soi-disant
platonicien a-t-il seulement pensé qu'il y avait une étape à franchir ?
Le problème de l'histoire, et de l'histoire des mathématiques en particulier, est un
problème redoutable. Le fait de croire à une vérité mathématique préexistante (dont nous nous
éloignons ou dont nous nous rapprochons), nous l'avons vu, ne résout rien et contredit les faits
; les mathématiques n'ont pas toujours existé, elles doivent donc être vues comme quelque
chose qui naît et qui se développe. La géométrie, en particulier, est donc née après une
gestation qui a créé toute une série de stades embryonnaires, où elle était de la géométrie sans
en être, par définition ; elle s'est ensuite développée avec une vérité mouvante, c'est-à-dire
vraie et non-vraie à la fois. C'est au fond la vieille énigme du mouvement qui réapparaît ici,
puisque le propre d'une chose en mouvement est d'être elle-même et une autre ; et comme,
dans notre monde sublunaire, tout obéit à cette loi, y compris la géométrie, il faut se résoudre

127(Poincaré 1968 p.93)

54
à "faire avec" cette unité des contraires. La vérité de la géométrie n'échappe pas au temps, ce
qui ne signifie pas que le temps détruise la vérité de la géométrie. Au nom de la vérité, on
peut vouloir supprimer le temps : c'est ce que fait Kant et c'est ce que font également, en
réalité, Brunschvicg et Husserl. Et inversement au nom du temps, notons le en passant, on
peut être tenté de supprimer la vérité, et l'histoire des sciences apparaît alors comme une
succession de préjugés collectifs, de luttes de pouvoir etc. ; telle est du moins la thèse de
certaines tendances actuelles de la sociologie des sciences128.
Le point de vue général étant établi, voici maintenant sa mise en œuvre.

5- Méthode et plan

5-1 Unité humaine.

Mon hypothèse est en premier lieu celle de l'unité humaine, expression préférable à
celle d'évolutionnisme, trop marquée des idées d'"unilinéarité" et de développement égal,
graduel et à sens unique, sans bouleversement ni inégalité ; en cela je m'oppose de toute
manière, on l'aura compris, à l'anti-évolutionnisme à la mode et au relativisme qui se croit
égalitaire.
Le débat sur cette question est très vif ; dans les milieux des ethnologues,
préhistoriens, ethnomathématiciens, il est très mal vu de défendre quelque forme
d'évolutionnisme que ce soit. L'accusation d'eurocentrisme, ou de croyance à la supériorité
occidentale, voire de fournir un alibi aux entreprises impérialistes, arrive vite aux lèvres si l'on
ose parler de primitifs sans préciser, d'un air entendu, "entre guillemets" .
Mais d'une part, l'évolutionnisme, au sens de développement humain et animal
général, avec des étapes valables pour tous, n'est nullement une invention de l'Occident
colonisateur et impérialiste. Démocrite, d'après Diodore de Sicile129, dit que tous les peuples
descendent d'hommes primitifs, à la vie désordonnée et sauvage, nomades sans agriculture ; le
langage, les symboles, les arts apparaissent peu à peu sous l'empire de la nécessité. Si l'on
soupçonne Démocrite de préfigurer l'arrogance occidentale, on pourra se tourner du côté des
Dogons africains pour qui les premiers hommes étaient sans parole, sans technique, nourris de

128 Voir par exemple (Matalon 1996) et (Sokal et Bricmont 1997), pour des références détaillées aux courants de
la sociologie des sciences.
129 [Dumont, 1988 p.839]

55
viande crue, et habitaient des cavernes ; ce n'est qu'en recevant le don du verbe, la Parole, que
l'homme primitif devint l'homme complet130. Les mythes aborigènes américains regorgent
d'histoires présentant la tribu actuelle comme aboutissement d'une évolution en quatre ou cinq
époques, depuis des êtres à demi animaux jusqu'à l'homme actuel, suite d'essais successifs qui
vont d'ailleurs de pair avec une montée des êtres de la profondeur de la terre vers sa surface,
vers la lumière131.
Et, d'autre part, les anti-évolutionnistes adeptes de l'égalité des cultures sont-ils bien
certains de la pureté objective de leurs bonnes intentions ? En ce qui concerne les
ethnomathématiciens nous avons déjà montré qu'ils sont incapables, en réalité, d'adopter un
autre point de vue que celui du mathématicien contemporain qui s'amuse à analyser des
pratiques traditionnelles avec des instruments fabriqués dans les universités occidentales.
Mais de façon plus générale, ne peut-on aussi soupçonner les fabricants d'"identités" diverses
et de mosaïques "multiculturelles" de contribuer à un morcellement inhumain, une division
qui rend plus faciles toutes les oppressions ? Les mathématiques "différentes" que l'on tente
de mettre en avant ne risquent-elles pas d'être, objectivement, une autre facette de la sinistre
mise en réserve pour une vie "différente" que l'on impose par exemple aux aborigènes
américains et australiens, et grâce à laquelle ils peuvent tranquillement se suicider à l'alcool et
enrichir les trafiquants d'œuvres d'art ?

Le fait que l'évolutionnisme ait pu dégénérer en croyance à la supériorité "blanche" ne


suffit pas pour le condamner, pas plus que le darwinisme social132 ne condamne la théorie de
l'évolution des espèces.
Nous sommes les héritiers de formes de vie et de pensée anciennes, formes qui
persistent à des stades divers chez des peuples traditionnels. Aucun ethno-sentimentalisme ne
peut réfuter l'apodictique des similitudes profondes entre, par exemple, les traces laissées par
les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur et le mode de vie des chasseurs-cueilleurs
actuels, ou récemment disparus : outils de pierre, mode de subsistance, art mobilier et pariétal.
Des différences importantes existent, certes, liées à des particularités comme le climat, la
faune, et surtout le contact avec les "blancs" qui peut provoquer des dégénérescences de
toutes sortes ; il faut bien entendu prendre soin d'écarter cela pour retrouver, au delà des

130 [Calame-Griaule, 1985]


131 Voir par exemple : [Zolbrod, 1992], [Tedlock, 1985]
132 Le darwinisme social transpose la théorie de la lutte pour l'existence, du monde animal et végétal vers le
monde de la société humaine ; il veut ainsi démontrer l'inéluctabilité de la division entre riches et pauvres,
colonisateurs et colonisés, impérialistes et dominés.

56
particularités, le même mode fondamental de vie et de pensée. L'unité humaine en effet n'est
pas qu'une unité biologique d'espèce, elle est également une communauté de mouvement ; le
cas du continent américain est particulièrement frappant, où, d'après les connaissances
actuelles, les chasseurs-cueilleurs qui y ont pénétré sans retour en arrière possible ont, dans
l'isolement par rapport au reste du monde, suivi la même route qu'ailleurs, et avec la même
inégalité de développement qu'ailleurs : passage de la chasse et de la cueillette à l'agriculture,
invention de l'écriture, création de "cités-états" avec leurs architectures colossales, et enfin
premiers empires primitifs dont le développement fut brutalement interrompu par la conquête
espagnole. L'inégalité de développement, due à des causes particulières, comme l'isolement,
une nature trop hostile ou au contraire trop généreuse, un désastre militaire, ne remet pas en
cause le mouvement d'ensemble. L'unité dont il s'agit n'est pas seulement créée par le lien
historique de l'avant et de l'après, par le lien du passage d'une forme à une autre ; elle est
également le lien réciproque de l'après et de l'avant, le lien de la "réminiscence" des formes
anciennes dans les formes nouvelles, dans la mesure où le nouveau reproduit l'ancien de façon
plus profonde et plus puissante. Le phénomène est particulièrement frappant dans le domaine
de la pensée ; tout le monde sait par exemple que l'atomisme existe sous forme d'intuition de
génie chez Leucippe et Démocrite. Mais le monde primitif qui nous occupera dans cet
ouvrage a, lui aussi, produit une pensée dont les fondements connurent une postérité brillante
; le symbolisme est peut-être la plus importante, nous en reparlerons longuement. On sait
également que l'un des modèles clé de la pensée primitive est le modèle "généalogique",
suivant lequel tous les êtres, hommes, animaux et plantes, forment une seule espèce,
s'engendrent les uns les autres, et agissent par conséquent entre eux en fonction des relations
de parenté ; ce modèle mythologique fut certes détruit par la philosophie grecque, mais ne
réapparaît-il pas, sous des habits tout neufs, dans la classification darwinienne ? Ecoutons le
Maître :

"Je crois", dit Darwin, "que cet élément généalogique est le lien caché que les naturalistes
ont cherché sous le nom de système naturel. Dans l'hypothèse que le système naturel, au
point où il en est arrivé, est généalogique en son arrangement, les termes genres, familles,
ordres etc., n'expriment que des degrés de différence entre les descendants d'un même
ancêtre (…)"133

133[Darwin, 1992 p.490] Passages soulignés par moi.

57
Nous aurons l'occasion de constater à plusieurs reprises à quel point la pensée primitive a jeté
les fondements des développements ultérieurs.
L'unité humaine, unité d'espèce et de développement, n'est donc à mon sens que très
partiellement un évolutionnisme rectiligne ; on peut la qualifier ainsi, mais seulement à petite
échelle, comme on peut dire que la terre est localement plate ou qu'un petit arc de courbe est
assimilable à un segment de droite. Le mouvement commun de l'humanité doit être décrit
comme un mouvement en spirale134 : toute avancée est certainement une négation du passé,
mais également une réaffirmation de caractères enfouis dans un lointain passé, négation de la
négation. Les déchirements et les nostalgies provoquées par la première négation sont
compensées par l'espoir que crèe la deuxième négation. Ainsi l'avancée la plus cruciale de
notre espèce fut ce que l'on nomme habituellement la révolution néolithique, passage de la
société primitive à la société civilisée ; la route fut ouverte pour une brillante création de
richesses, pour l'éclosion des arts et des lettres, … tandis que se refermait la porte du paradis
terrestre135. Développement inouï de la production matérielle, mais perte de la solidarité
inconditionnelle, de la chaleur et de la fraternité spontanées au sein du groupe ; acquisition
d'une somme gigantesque de connaissances, mais perte de l'unité spontanément dialectique de
la pensée primitive au sein de laquelle toute connaissance trouve naturellement sa place, grâce
à la magie des correspondances analogiques, qui font des mythes primitifs des histoires si
belles et si émouvantes. Mais si le développement est en forme spirale, il n'y a pas de place
pour la nostalgie, puisque ces formes anciennes reviendront. Le fait que, sous des modes très
variés, l'humanité n'ait jamais abandonné l'espoir de recréer le paradis, en est un signe sûr : la
pensée, là comme ailleurs, anticipe l'avenir. Le besoin de recréer une vraie solidarité humaine
(et pas seulement celle des liens du sang du groupe primitif), et le besoin de fonder l'unité des
divers éléments de la pensée (à partir de l'acquis scientifique et non de la simple analogie)
n'ont donc pas comme seule destinée d'alimenter le rêve utopique et la souffrance
impuissante, souffrance des milliards d'humains victimes de la misère organisée et souffrance
des penseurs devant le morcellement du savoir : grâce en effet au développement inégal, nous
avons sous les yeux des traces du mode de vie et de pensée primitif qui sont du même coup,
en vertu du développement en spirale, des éléments de notre avenir.

134 Dans ses notes préparatoires à son grand ouvrage inachevé sur la dialectique de la nature, textes
remarquables mais plutôt ignorés ou méprisés de nos jours, Engels donne la forme spirale du développement
comme l'une des lois principales de la dialectique. [Engels, 1968 p.25]
135 Titre d'un ouvrage récent : La naissance du Néolithique au Proche-Orient, ou le paradis perdu. [Aurenche,
1999]

58
5-2 La pensée au travail.

Puisque, en histoire des mathématiques, supposer l'existence d'une vérité préalable, dont
on s'éloigne par la pratique, ou qui se révèle petit à petit, ou qui se manifeste en métastases
variées à diverses époques ; puisque ces a priori, nous l'avons vu, conduisent à des contre-
sens et à des impasses, il n'est d'autre solution que de concevoir la gestation de la géométrie,
qui est notre sujet, comme une pensée en travail. Elle est une production ; la naissance de la
géométrie au sens actuel, en Grèce antique, ne fut possible que parce que, à la suite d'une
activité multimillénaire, furent créés des réflexes mentaux, des "évidences" bien constituées
mais jamais explicitement posées avant Euclide. Ce sont :
- l'analyse de l'espace suivant ses trois dimensions.
- le plan, lieu principal des mouvements de figures et de leur étude.
- un stock de figures élémentaires comme le segment de droite, le cercle, le carré, le
rectangle, le cube, le triangle, le trapèze, certaines servant d'unités de mesure.
- la possibilité de transformer ces figures les unes dans les autres au moyen de
décompositions et de recompositions .
- l'association du nombre et de la figure dans la mesure.
Nous partirons à la recherche de l'origine de ces évidences le plus loin possible dans le
temps, du mode de pensée réel qui les provoqua, des étapes et du cadre concret de leur
création ; conformément à l'idée que nous avons affaire à une production, et non à une
révélation ou à une réminiscence, il nous faudra montrer la spécificité de chaque étape,
souligner son apport réel et la nécessité du passage à une étape ultérieure. C'est dire que nous
resterons le plus possible en compagnie des tailleurs d'outils lithiques du Paléolithique, nous
resterons tant que faire se peut avec les artistes de la préhistoire, en nous interdisant de les
quitter sans cesse à la recherche farfelue de théorèmes de mathématiques contemporaines.
Programme ambitieux ! Et s'il s'avère en fin de parcours qu'il reste beaucoup de
problèmes à résoudre, il n'est pas interdit d'espérer que les éléments d'enquête rassemblés
dans cet ouvrage seront utiles aux recherches ultérieures.

5-3 Laissez-les vivre !

L'enquête exige l'observation patiente ; il faut s'immerger dans la documentation,


laisser vivre et penser les peuples étudiés, écouter patiemment le mythe et tâcher de

59
comprendre le rituel. Le pointillisme archéologique et ethnographique, qui consiste à
multiplier les exemples isolés, hors contexte, qui pourraient illustrer telle ou telle notion ou
conception mathématique, est à proscrire. Encore une fois, dans ce travail, l' étoile polaire
n'est pas la géométrie contemporaine, dont on chercherait des "exemples" dans le passé, mais
la production et l'utilisation réelles d'"évidences" géométriques, au sens précisé ci-dessus.
Il en résulte un choix restreint, que je pense être suffisamment significatif pour
autoriser des conclusions importantes. Il en résulte en outre que l'exhaustivité est hors
d'atteinte. Nous étudierons la riche documentation sur l'outillage lithique préhistorique et sur
ses modes de fabrication ; arguant qu'à partir du Paléolithique supérieur, époque de
l'apparition de notre espèce sapiens-sapiens, le graphisme symbolique à usage mythique-rituel
est le lieu essentiel de création d'évidences géométriques, je me concentrerai sur le
symbolisme immédiat des chasseurs-cueilleurs (tome 1), avant d'explorer le symbolisme
spéculatif des éleveurs-agriculteurs primitifs (tome 2). Les aborigènes australiens, les Navajos
américains, les Dogons et Bambaras africains seront les principaux "donneurs d'âme" à la
documentation archéologique.

5-4 Plan

a- Nous étudierons d'abord la séquence de production d'outils lithiques, du


Paléolithique archaïque au Paléolithique supérieur, en nous concentrant sur les types
fondamentaux : galets taillés, bifaces, débitage systématique (Levallois, laminaire,
microlithes). Cette partie de la documentation, essentielle parce qu'elle est à peu près tout ce
qui nous reste des espèces humaines antérieures à la nôtre, est en principe impossible à faire
revivre par l'ethnographie, sauf en ce qui concerne le Paléolithique supérieur. Nous
chercherons néanmoins à en tirer des indications utiles, en particulier sur la perception de leur
travail par les tailleurs de pierre.
En ayant présent à l'esprit le modèle de la gestation, on peut voir là les premières "cellules" de
géométrie, encore peu douées de vie propre, très dépendantes de leur matière et de leur
fonction.

b- Passant ensuite au graphisme symbolique, né au Paléolithique supérieur, nous


étudierons l'art mobilier et pariétal, dont le sens réel, et les implications géométriques
profondes, nous seront révélées par l'étude des chasseurs-cueilleurs contemporains, et des
mieux connus d'entre eux : les aborigènes australiens.

60
Dans notre modèle, les "cellules" se multiplient, se diversifient et acquièrent des structures
plus élaborées ; surtout, par le biais du sens symbolique du graphisme, elles changent de
substance et de mode de vie. Ici se termine le tome 1.

c- Avec les premiers éleveurs-agriculteurs, le symbolisme tend à devenir spéculatif,


dans le sens où l'on voit apparaître un monde de symboles, avec ses lois propres existant
préalablement au monde réel. Nous verrons vivre ce mode de pensée chez les Navajos, puis
chez les Dogons et Bambara.
Dans notre modèle, la multiplication cellulaire s'accélère, et des amas plus ou moins
indépendants commencent à se former.

d- Dans les empires antiques et les cités-états (Egypte, Mésopotamie, Chine), de même
qu'en Inde védique, les premiers corpus de mathématiques apparaissent, avec une tendance à
se dégager de la pensée mythique rituelle ou des besoins techniques, pour créer une harmonie
interne.
Dans notre modèle, des véritables "embryons" se forment, dans lesquels certains traits des
futurs Eléments euclidiens sont déjà visibles.

e- En Grèce antique a lieu la naissance de la géométrie et des mathématiques au sens


actuel. L'accouchement est le fait d'un bouleversement dans le mode de pensée, passage du
mode traditionnel hérité de la "sagesse" primitive au mode philosophique.
Les Eléments sont nés : fin du processus.
-oOo-

61
CHAPITRE II

LA LIGNEE HUMAINE, ET SA CORRELATION AVEC LA LIGNEE DE

L'INDUSTRIE LITHIQUE.

Le fait que la préhistoire présente une lignée humaine, à mettre en parallèle avec une

lignée technique, celle des outils de pierre puis d'os, était une évidence il y a encore peu. Dans

les années 60, André Leroi-Gourhan1 parlait d'une chaîne des anthropiens, caractérisée par

l'adaptation de la charpente corporelle à la marche en bipédie, et par la fabrication d'outils. La

famille anthropienne naît selon lui avec les australanthropes (plutôt qu'australopithèques, qui

fait croire à une parenté avec les singes), fabricants de choppers, c'est-à-dire de galets débités

de quelques éclats pour obtenir un tranchant. Elle se développe avec les archanthropes,

hommes du Paléolithique inférieur, fabricants de bifaces ; un biface est un galet sculpté

complètement ou presque par enlèvement d'éclats (figure I-1). L'objet obtenu présente une

forme générale en amande, avec un pourtour tranchant, et une tendance, qui s'affirme au cours

du temps, à réaliser deux plans de symétries perpendiculaires. Viennent ensuite au

Paléolithique moyen les paléanthropes, dont font partie les hommes de Neandertal ; on

assiste à une grande diversification de l'outillage à partir d'éclats retouchés ou non. Le grand

pas en avant est celui du débitage dit Levallois, produit d'une structuration rigoureuse du galet

initial suivant ses trois dimensions. Viennent enfin au Paléolithique supérieur les néanthropes,

ou homo sapiens, qui débitent systématiquement des lames, et à partir de celles-ci des outils

standards très variés, jusqu'au microlithes dits géométriques, parce qu'ils reproduisent en

grand nombre et avec une standardisation poussée diverses formes de la géométrie ordinaire :

triangles, trapèzes, segments de cercle.

1
(Leroi-Gourhan, 1964)

62
Ces dénominations, d'australanthrope à néanthrope, ont été abandonnées,

principalement parce qu'elles suggéraient une lignée évolutive trop systématique, en désignant

par exemple l'homme de Neandertal comme une étape majeure de l'humanisation entre les

archanthropes et les homo sapiens, alors que les deux groupes ont coexisté pendant dix mille

ans au moins. Aujourd'hui, ce sont des arguments fondés sur la biologie qui prétendent ruiner

définitivement la thèse selon laquelle l'homme de Neandertal est une forme intermédiaire

entre l'archanthrope et l'homme actuel.

Un peu plus tard, dans les années 80 et 90, le tableau généralement présenté était le

suivant (figure II-1)

Epoque, hommes, lieux Outils caractéristiques Technique


Paléolithique archaïque. Galets taillés : Quelques frappes unilatérales
(-2,5 à –1,5 MA) choppers et chopping ou bilatérales pour enlever un
Homo habilis tools. petit nombre d'éclats
Afrique.
Industrie oldowayenne.
Paléolithique inférieur. Bifaces Ebauche par dégrossissage du
(-1,5 à –0,2 MA) nucléus au percuteur dur, puis
Homo erectus retouches de plus en plus fines
Afrique, Asie, Europe. au percuteur tendre.
Industrie acheuléenne.

.
Paléolithique moyen Eclats et lames Débitage systématique du
(-200000 à –40000) nucleus tranche par tranche.
Homo sapiens archaïque, Levallois Préparation du plan de frappe
homo sapiens neandertalis. pour obtenir des éclats de
Industrie moustérienne. forme prédéterminée.
Retouche éventuelle de l'éclat.
Paléolithique supérieur Lames retouchées Débitage systématique du
(-40000 à –9000) nucleus, directement en lames
Homo sapiens-sapiens de même forme.
Industrie laminaire. Retouches variées.

Epipaléolithique africain (à Microlithes Débitage systématique de


partir de –15000) géométriques. lames, elles-mêmes
Mésolithique européen fragmentées et retouchées en
(-9000 à –5000) microlithes de formes
standardisées.

63
Figure II-1 : lignées techniques et humaines, et leur corrélation, selon la présentation courante des années 1980 et
1990. Les dénominations des "industries" proviennent des lieux où elles furent découvertes et étudiées pour la
première fois :
Oldowayenne : gorge d'Olduvai, Tanzanie.
Acheuléenne : Saint-Acheul, France (Somme).
Moustérienne : grotte du Moustier, France (Dordogne)
Levallois : Levallois-Perret, France (Hauts-de-Seine)

Cette présentation cache beaucoup de difficultés ; chaque découverte de nouveaux

fossiles entraîne en effet de nouvelles dénominations2 qui compliquent de plus en plus le

paysage. Yves Coppens3 insiste sur le fait que l'homme est arrivé à la forme actuelle sapiens-

sapiens par de multiples intermédiaires dont les traits se transforment à des vitesses

différentes, ce qui a donné lieu à des débats sans fin dus à des difficultés de classement. Par

exemple, à Java, on a parlé de l'homo erectus modjokertensis, ascendant de l'homo erectus

erectus ; en Chine, l'homo erectus pekinensis aurait suivi l'homo erectus lantianensis. Plus

important, l'homme de Neandertal n'est plus considéré comme le successeur de l'erectus et le

prédécesseur de l'homme actuel sapiens-sapiens, mais comme une sous-espèce "qui s'est

individualisée en Europe, issue d'une forme archaïque d'homo sapiens il y a peut-être 300000

ans"4 ; il s'est répandu dans toute l'Europe et au Proche-Orient. Dans cette dernière région, il

coexiste vers -100000 avec des hommes de type très proche du type actuel, appelés quelques

fois proto-cro-magnons ; la disparition de l'homme de Néandertal vers -35000 en Europe est

encore inexpliquée. Les sapiens archaïques, dont sont issus à la fois les néandertaliens et les

sapiens-sapiens, sont attestés en Afrique entre 250000 et 120000 ans et sont même précédés

par des formes de transition avec l'erectus ; le passage de l'erectus au sapiens a été progressif,

2
La dernière en date : homo georgicus, vieux de 1,8 millions d'années, trouvé à Dmanissi en Géorgie en
septembre 2000.
3
(Coppens, 1983)
4
B. Vandermeersch, dans (Leroi-Gourhan, 1994)

64
"si bien que la séparation entre les deux espèces ne peut être clairement établie"5. L'homme

moderne proprement dit a plus de 100000 ans, et ses représentants les plus archaïques

actuellement découverts proviennent d'Afrique6 : l'Europe est la région de l'ancien monde où

l'homme moderne apparaît le plus tardivement, vers -35000.

Une autre difficulté est que la correspondance entre la lignée humaine et la lignée

technique, n'est pas aussi rigoureuse que ce qui apparaît dans le tableau. Tout d'abord, mais le

lecteur s'en doute, les formes antérieures d'outillage ne disparaissent pas mécaniquement aux

étapes ultérieures ; les choppers, galets taillées les plus simples, qui donnent un tranchant

commode et vite fait, se retrouvent jusqu'au Paléolithique supérieur. Les aborigènes

australiens en utilisaient encore récemment pour couper du bois7. La taille bifaciale, typique

du Paléolithique inférieur, resurgit également au Paléolithique supérieur, l'exemple le plus

connu en France étant celui des magnifiques feuilles solutréennes. Ensuite la correspondance

entre les deux lignées peut être plus gravement remise en cause. Il existe en effet à Java des

restes d'erectus sans outils lithiques ; en Chine, l'erectus fut beaucoup moins prolixe de

bifaces qu'en Afrique et en Europe, mais c'est peut-être dû à une fouille moins active que dans

ces deux continents. En Europe même, les sites clactoniens (de Clacton-on-Sea, Angleterre)

du Paléolithique inférieur n'ont pas fourni de bifaces ; la même remarque vaut pour de

nombreux sites moyen-orientaux de la même époque8. L'industrie moustérienne,

habituellement attribuée à l'homme de Néandertal, est pratiquée, vers -100000 au Proche-

Orient, par lui et par son voisin sapiens-sapiens, à qui l'on attribuait plutôt le débitage

laminaire du Paléolithique supérieur.

5
Id.
6
Id.
7
(Gould, 1980)
8
(IMA, 1993)

65
De plus, il faut insister, comme pour la lignée humaine, sur les nombreuses formes

transitoires qui marquent une évolution ; les hommes n'ont pas attendu le Paléolithique moyen

pour découvrir que les déchets de taille pouvaient devenir outils et objets de taille : des

façonnages grossiers d'éclats existent en Afrique dès le Paléolithique archaïque. La technique

de débitage Levallois (obtention d'éclats de formes prédéterminées), réputée typique du

Paléolithique moyen, apparaît pourtant beaucoup plus tôt en Afrique et en Europe. Mais

inversement il faut dire aussi que les cas sont nombreux où l'on ne discerne pas de forme

évolutive : on ne sait pas s'il y a évolution du chopper au biface, le débitage d'éclats et le

débitage laminaire coexistent au Paléolithique supérieur, et les préhistoriens ne pensent pas

tous qu'il y ait transition de l'un à l'autre.

Mais plus récemment encore, de nouvelles classifications sont apparues, avec

lesquelles nous inaugurons le XXIème siècle. Le dernier ouvrage encyclopédique français sur

la question, dirigé par Yves Coppens et Pascal Picq9, présente l'état actuel de la recherche

avec une grande prudence, de telle sorte qu'il pose beaucoup plus de questions qu'il n'apporte

de réponses. Il s'en dégage l'idée qu'il faudrait renoncer en partie à l'ancienne conception

d'une lignée humaine passant de la forme habilis à la forme sapiens-sapiens par des

transformations graduelles, au profit d'une évolution buissonnante dont un seul rameau, le

nôtre, aurait échappé à l'extinction.

En se fondant sur des distinctions anatomiques, l'homo habilis du Paléolithique

archaïque fait place dans la nouvelle classification à l'homo habilis proprement dit, et à l'homo

rudolfensis (du nom du lac Rodolphe, ancien nom du lac Turkana au Kenya), deux formes qui

sont contemporaines, voisinant elles-mêmes avec des paranthropes (anciennement appelés

australopithèques robustes). L'ancien homo erectus, du Paléolithique inférieur, première

9
(Coppens and Picq, 2001)

66
forme trouvée hors d'Afrique, en Europe et en Asie, est maintenant scindé en homo ergaster

(artisan) en Afrique et en Europe du sud, et en homo erectus plutôt en Asie.

Il semble ainsi que le "buisson" des homo ou même des homininés (homo et

australopithèques) aille en se ramifiant sans fin au fil des découvertes de fossiles et des

raffinements d'analyses morphologiques. Mais cela met-il vraiment en cause la vieille idée

d'une lignée humaine ? Peut-on défendre, au vu de l'état actuel de la science, le concept

d'unité humaine accompagnée d'une inégalité de développement ?

Les scientifiques ont tendance à insister sur la spécificité de leurs découvertes du

moment, qui peuvent cacher un temps l'évolution d'ensemble. Ainsi insiste-t-on très fort sur le

buissonnement de notre espèce à ses débuts, avec l'habilis proprement dit et le rudolfensis,

mais c'est pour ajouter aussitôt que "l'existence d'un ancêtre plus ou moins récent, qui

explique la conservation de nombreux caractères, rend délicate la distinction entre ces deux

types d'hommes"10. La parenté entre les deux "espèces" est telle que certains envisagent que

l'habilis puisse être la femelle du rudolfensis. Descendant d'un cran dans notre arbre

généalogique, on se méfie toujours de toute idée de lignée humaine, tout en affirmant que

l'homo ergaster est le "descendant de formes plus primitives d'homo (homo habilis ou homo

rudolfensis), sans que cette filiation soit pour l'instant bien élucidée"11. Bien que beaucoup de

paléoanthropologues s'en défendent, l'idée maîtresse de filiation, d'espèce unique en voie de

formation, guide bien tous leurs travaux, et elle s'affirme d'autant plus que l'on se rapproche

des temps quaternaires. Malgré les nombreuses formes de transition qui existent en Afrique

entre l'homo ergaster (ex-erectus) et l'homme moderne sapiens, certains défendent encore

l'idée d'une nouvelle espèce sapiens, née en Afrique et qui se serait ensuite répandue dans le

monde entier ; plutôt que de parler d'erectus évolué, on préfère ainsi parler de sapiens
10
(Picq, 2001 p.275)
11
(Hublin, 2001 p.350)

67
archaïque, pour marquer à tout prix une rupture là où il y a continuité. Après avoir évoqué les

querelles à mon sens byzantines de classifications des homo africains, de l'ergaster au

moderne, J.J. Hublin poursuit : "La situation est tout aussi confuse en Asie. En effet, la

découverte sur ce continent de toute une série de spécimen qui ne sont ni des erectus, ni des

hommes modernes constitue une autre difficulté pour l'interprétation des fossiles de cette

période."12

Mais pourquoi parler de confusion ? Il n'y a "difficulté" et "confusion" que si l'on

refuse de voir une seule espèce, au moins à partir de l'erectus-ergaster, qui a évolué en

parallèle dans les différents continents. Les trouvailles récentes en Asie vont dans ce sens13.

En Europe, il y a également évolution depuis les fossiles les plus anciens (à l'heure actuelle14

le fossile de Dmanissi en Géorgie, daté de 1,75 millions d'années, que l'on présente comme

une forme de transition entre l'habilis et l'ergaster ) et les modernes néandertaliens. L'homme

de Tautavel (vers –450000) annonce la lignée néandertalienne, et suivent un ensemble

important de fossiles montrant que "la néandertalisation s'est opérée par une augmentation, au

sein des populations, de la fréquence des individus porteurs de caractères dérivés (évolués)" et

que "au sein d'un même groupe, voire parfois sur un même individu, on peut trouver une

mosaïque de conditions anatomiques primitives et dérivées"15.

Le problème du lien phylogénétique entre néandertaliens et sapiens-sapiens n'est pas réglé,

mais il y a une thèse dominante selon laquelle les néandertaliens se seraient éteints entre -

40000 et -30000, après avoir été supplantés par des hommes modernes venus d'Afrique.

Pourtant, au Moyen–Orient, les trouvailles montrent, entre –100000 et –40000, une alternance

d'hommes à la morphologie plutôt néandertalienne et d'hommes à la morphologie plutôt

12
Id, p.377
13
(Xingzhi, 2000)
14
Voir cependant la note 2.
15
(Hublin, 2001 p.396)
15
(Vandermeersch, 2001)

68
sapiens-sapiens, et les outils sont les mêmes dans les deux cas, ceux de la culture dite

moustérienne (voir le tableau de la figure II-1). Pourquoi ne pas envisager une même espèce,

avec en son sein une grande variabilité ? Et si des hommes originaires d'Afrique, d'une

nouvelle espèce de surcroît, étaient venus s'installer en Palestine, on ne manquerait pas de

constater une rupture culturelle, mais il n'y en a aucune trace. Ces nouveaux hommes sont

censés avoir émigré vers l'Europe occidentale, déjà occupée par des néandertaliens ; qu'ils

s'installent en Palestine, soit. Mais pourquoi diable marcher vers cette Europe glacaire aux

conditions d'existence terribles ? L'émigration inverse, celle de néandertaliens de l'ouest

venant s'installer en Palestine, serait beaucoup plus probable, et elle ne serait pas en

contradiction avec les datations des fossiles.

Le fait que les néandertaliens constituent une espèce à part, qui n'aurait pu évoluer vers la

forme sapiens, ou qui ne pourrait être une variété de celle-ci, ou qui n'aurait pu se métisser

avec elle, est souvent présenté comme un acquis fondé sur des analyses biologiques.

L'éloignement génétique entre les néandertaliens et les hommes actuels, nous dit-on, est trop

important pour que les premiers ne soient pas considérés comme une espèce à part. Mais on

n'a pas fait (ou pas pu faire ?) de comparaison génétique entre les néandertaliens et les sapiens

qui leur étaient contemporains, ou des sapiens encore plus archaïques ; de plus, on admet que

la variabilité de l'espèce humaine est identique maintenant et il y a 40000 ans, ce qui est reste

à prouver. On a démontré16 que l'ADN de l'homme de Néandertal différait de celui de

l'homme actuel par 26 substitutions de nucléotides en moyenne (mais que signifie une

moyenne sur un aussi petit nombre de fossiles ?) alors que les différences observées entre les

populations actuelles ne sont que de 8 en moyenne, mais peuvent aller jusqu'à 24 ; entre 24

possibles et 26 (moyenne douteuse), comment peut-on déduire un saut qualitatif ? Malgré la

16
(Hublin, 2001 p.405)

69
génétique, la question des liens phylogénétiques entre néandertaliens et modernes n'est

certainement pas réglée17.

En fin de compte, que penser à la lumière des dernières découvertes et des débats qui

ont suivi ?

L'idée d'une lignée humaine n'est pas remise en cause, à condition de lui accorder une

variabilité importante à l'origine, c'est-à-dire à la frontière du monde animal proprement dit,

variabilité qui diminue au fur et à mesure de l'évolution. L'idée d'un mouvement évolutif

commun, mais à des vitesses différentes, n'est pas remise en cause ; d'ailleurs les

paléoanthropologues admettent volontiers la plupart du temps des continuités évolutives

locales en Afrique, en Asie, en Europe, mais hésitent à envisager un continuum global.

Pourtant, les faits montrent que pour la première fois dans le monde animal, apparaît

progressivement une espèce "révolutionnaire", capable de sortir de sa niche écologique étroite

et d'émigrer sans être poussée par les contraintes de l'environnement, capable de subsister

dans une nature qui lui est au départ physiquement hostile, et évoluant de la même façon dans

des milieux très divers, à l'exception de différences insignifiantes comme la couleur de la

peau, la forme des yeux, des particularités dentaires etc. C'est la même lignée partant

(provisoirement) de l'erectus ou de l'ergaster, suivis de nombreuses variétés intermédiaires

jusqu'au sapiens archaïque puis du sapiens archaïque au sapiens actuel que l'on observe en

effet en Afrique, en Asie et en Europe, si l'on met de côté provisoirement ce que l'on appelle

encore l'exception néandertalienne. Voilà pour l'unité humaine ; l'inégalité de développement,

c'est que la forme sapiens est apparue plus tôt en Afrique qu'ailleurs, d'après les connaissances

actuelles, de même que la forme erectus ou ergaster.

17
(Vandermeersch, 2001 p.460)

70
Tout se passe comme si la nature, lasse d'inventer d'infinies variétés corporelles

adaptées à des conditions en perpétuel changement, avait décidé de concentrer une fois pour

toutes son pouvoir dans une espèce universelle, en permettant l'émergence progressive de

l'organe de cette universalité, le cerveau humain. Ce n'est qu'une métaphore, bien entendu,

mais une métaphore célébrée à juste titre dans toutes les traditions primitives, Genèse

comprise : soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la, soyez les maîtres du

monde animal et végétal ! Dieu pensa sur le moment que tout cela était très bon … mais il

changea d'avis plus tard.

Une illustration frappante de la spécificité de la nouvelle espèce en voie de formation

est dans ce qui suit. D'après les connaissances actuelles, les singes (hominoïdes) apparaissent

en Afrique il y a 20 millions d'années, avec une morphologie adaptée à la vie dans la forêt

dense. A partir du Miocène moyen, vers 16 millions d'années, les paysages africains se

modifient, la forêt dense recule au profit de forêts claires et de savanes boisées. La réponse est

double : une adaptation corporelle d'abord par l'augmentation de l'épaisseur de l'émail dentaire

et une mâchoire plus robuste pour malaxer une nourriture plus coriace, une adaptation

géographique ensuite, puisque vers 13 millions d'années, les grands singes semblent délaisser

l'Afrique au profit de l'Eurasie, ce qui s'explique par le fait qu'une forêt de type tropical

humide poussait à l'époque sur le pourtour méditerranéen18. L'Europe du sud-ouest a ainsi

connu le dryopithèque, singe de forêt tropicale, et l'ouranopithèque, primate de milieux

ouverts, et qui présente des caractères intermédiaires entre les hominoïdes primitifs et les

australopithèques du type Lucy. Mais vers 8 millions d'années, les forêts européennes

s'éclaircissent à leur tour et le dryopithèque n'y résiste pas. Quand à l'ouranopithèque, il

pourrait être reparti en Afrique, continent où apparaissent plus tard préanthropes

(australopithèques et homo), et paninés (gorilles, chimpanzés et bonobos). En Asie, la

18
(De-Bonis, 2001)

71
descendance de cette migration du Miocène moyen donnera naissance aux orang-outans.

Nous constatons donc que la réponse animale à des changements environnementaux est la

spécialisation corporelle étroite, l'émigration vers un environnement semblable à l'ancien

quand c'est possible (sinon c'est l'extinction de l'espèce), et des évolutions séparées selon les

lieux d'émigration.

Au contraire, lorsque les homo venus d'Afrique (c'est la thèse actuelle) se répandirent

en Europe et en Asie il y a au moins 1,8 millions d'années, l'unité de l'espèce ne fut plus

remise en cause, puisqu'elle poursuivit pour l'essentiel son évolution de la même façon partout

(mais à des vitesses différentes) comme le montrent les nombreuses formes de transition en

Afrique, en Europe en et Asie. L'adaptation corporelle étroitement spécialisée fait place à

l'augmentation de la capacité cérébrale, et le "suivisme" environnemental fait peu à peu place

à la domination d'à peu près n'importe quel environnement grâce à l'intelligence. En cela,

notre espèce diffère radicalement du monde animal proprement dit, et ceci d'autant plus que

nous nous éloignons de la frontière avec lui. Nos proches cousins australopithèques, qui ont

coexisté en Afrique avec les habilis, les rudolphensis et les premiers ergaster pendant plus

d'un million d'années, et qui ont selon toute probabilité fabriqué comme eux des choppers,

n'ont pourtant pas résisté au refroidissement général qui s'est accentué il y a 1 million d'années

; à partir de là, seule subsiste l'espèce humaine proprement dite. Espèce "révolutionnaire", ais-

je dit plus haut, parce qu'elle renverse le schéma darwinien classique, selon lequel des variétés

apparaissent au sein d'une espèce, variétés qui à leur tour s'ossifient en nouvelles espèces dont

beaucoup sont condamnées à l'extinction ; chez l'humain au contraire, la variabilité diminue,

l'espèce s'unifie progressivement au lieu d'éclater, et elle poursuit son chemin globalement

avec uniformité en tous lieux, comme si un moteur s'était mis en marche, ainsi que le dit

quelque part Yves Coppens.

72
Lorsque nous examinons maintenant l'adaptation spécifique de l'humain, au moyen de

la fabrication d'outils, nous constatons le même phénomène d'unité et d'inégalité de

développement. Le point de départ est flou ; tant que l'outil n'est guère plus qu'un

prolongement du corps, nous sommes à la frontière, très proches de nos parents animaux.

L'outil n'est alors qu'objet trouvé sur place et utilisé : bâtons à fouir (prolongement de la main)

pour déterrer les parties souterraines des plantes, galet (poing ou talon amélioré) pour briser

les coques, éclat de galet (dent améliorée). Il est certain que des australopithèques d'avant

l'homme proprement dit utilisaient bâtons à fouir et silex19 ; les chimpanzés savent effeuiller

une brindille pour aller à la pêche aux termites et casser des noix avec un galet. Faudrait-il

alors, parce qu'à la limite, à la frontière avec le monde animal, nous ne nous distinguons que

peu de nos cousins phylogénétiques, faudrait-il nous couvrir la tête de cendres et regretter

d'avoir ancré dans notre cervelle la certitude de notre supériorité d'homo ? C'est très à la

mode, mais ce n'est guère raisonnable. Il est vrai que toute frontière est créatrice d'ambigüité ;

tant que l'on reste dans ses parages, les mondes qu'elle sépare semblent identiques. C'est ainsi

qu'en se plaçant au voisinage de leurs frontières respectives, on aura tout autant de mal à

distinguer le monde animal du monde végétal, ou le monde minéral du monde organique, que

le monde animal du monde humain. La seule réponse sensée est de dire que les uns sont en

deçà de la frontière, les autres au delà ; les uns ont le moteur interne pour franchir la frontière

et s'en éloigner considérablement, les autres ne l'ont pas. On peut trouver des embryons

d'aptitudes humaines chez le chimpanzé, mais ce ne sont précisément que des embryons ;

jamais ils ne deviennent indépendants, adultes, créateurs, "pour soi" comme dirait Hegel.

C'est l'aptitude à construire un monde nouveau, à partir de cette limite commune d'utilisation

d'outil trouvé sur place, qui distingue l'homme de ses prédecesseurs, et de son cousin

19
(Picq, 2001)

73
chimpanzé. De façon plus précise, l'hominisation est un mouvement d'éloignement de la

frontière avec le monde animal qui se caractérise par :

- l'outil fabriqué, et pensé avant d'être fabriqué, à la différence de l'objet trouvé là et

utilisé. A moins d'appeler fabrication l'effeuillage et la section éventuelle d'une

branche, aucun chimpanzé ne fabrique d'outil.

- l'outil indirect, c'est-à-dire l'outil pour faire l'outil, absolument inconnu dans le

monde animal. Le percuteur pour tailler le galet est l'instrument indispensable dès

le départ, peut-être partagé par l'homo et par les australopithèques.

- l'outil multifonction, qui témoigne de la capacité à analyser des tâches variées et

d'en abstraire un procédé technique commun : phénomène inconnu dans le monde

animal, à ma connaissance.

- l'accélération de l'intellectualisation du travail, c'est-à-dire de la planification

abstraite du travail avant l'action, qui s'exprime par une chaîne opératoire de plus

en plus longue en provoquant, nous le verrons aux chapitres suivant, des

changements qualitatifs considérables.

- Si l'outil, en perdant son caractère de simple prolongement d'organes corporels,

pour devenir objet standard fabriqué selon un plan standard, change complètement

de nature, il en est de même de l'activité humaine plus générale. A l'allongement

de la chaîne opératoire menant à l'outil, s'ajoute en effet l'allongement de la chaîne

productive de nourriture ; la recherche de nourriture se sépare de la fabrication

d'outils, et l'on voit apparaître des lieux exclusifs de taille lithique dès 2 millions

d'années20. Plus tard, à l'Acheuléen, la fabrication elle-même se scinde, puisque

l'outil est ébauché à la "carrière" et façonné au "campement".

20
(Berthelet, et al., 2001)

74
- Ces divers caractères ne peuvent aller qu'avec un développement considérable du

cerveau, organe de l'intelligence indispensable pour maintenir dans l'unité une telle

variété d'activités séparées dans le temps et dans l'espace.

L'homme se définit par ce mouvement, par l'hominisation, et non par tel ou tel stade pris

isolément. En ce qui concerne l'outil fabriqué, le mouvement se traduit en une lignée

technique, fairte comme la lignée humaine d'unité et d'inégalités de développement. Le point

de départ, légèrement au delà de la frontière avec le monde animal, est une taille de galet plus

ou moins régulière, plus ou moins standard, pour fabriquer du tranchant : industrie

oldowayenne, sujet du prochain chapitre. Le tranchant est celui des éclats ou du chopper ;

industrie typique d'une époque située entre 2,5 millions d'années (MA) et 1,5 MA, on ne sait

pas toujours exactement à qui les attribuer, entre les paranthropes, les homo habilis et

rudolphensis. Vient ensuite la grande époque des bifaces, dominants entre 1,5 et 0,5 MA

environ, fabriqués par les ergaster et erectus dans tout l'ancien monde : industrie acheuléenne,

sujet du chapitre IV. C'est enfin le débitage systématique, sous la forme du débitage Levallois,

du débitage laminaire, puis la production de microlithes "géométriques", œuvre progressive

des sapiens archaïques, des néandertaliens puis des sapiens modernes, à partir de quelques

centaines de milliers d'années avant notre ère : industries moustérienne puis laminaire, sujet

du chapitre V. Tel est le mouvement d'ensemble, telle est la lignée technique. Il est

remarquable que ce processus, bien que se produisant à des vitesses différentes et à des

époques différentes dans des lieux variés, aboutisse dans ses grandes lignes aux mêmes

résultats en passant par les mêmes étapes, comme s'il était causé par une sorte de logique

interne. La progression classique choppers-biface-débitage systématique est bien documentée

sur le site d'Olduvai ; elle démarre vers 1,8 MA, les bifaces y apparaissent vers 1,4 MA, et on

75
a même des microlithes vers –1700021. On a une progression analogue, mais un peu plus

tardive apparemment à Melka-Kunturé, en Ethiopie, où les bifaces ne datent que de 0,8 MA.

Au Moyen-Orient, le démarrage de la séquence avec des choppers et des bifaces grossiers

n'est signalée qu'il y a un million d'années22.

En Europe, le retard est d'un bon million d'années, mais le mouvement est semblable ; un site

éclairant est celui d'Atapuerca23, en Espagne. La première couche, datée de 780000, donne des

galets taillés sans organisation standardisée des enlèvements, et les bifaces ne sont présents

que dans les niveaux datés de 450 à 280000 ans. A ma connaissance, les bifaces ne remontent

pas au delà de 700000 ans en Europe, soit avec un retard considérable sur l'Afrique. Si les

bifaces apparaissaient brutalement, sans antécédents, on pourrait les attribuer à des hommes

venus d'Afrique et qui auraient importé leur culture ; mais comme les bifaces sont partout

précédés de choppers et d'éclats opportunistes, à l'instar des séquences africaines, le plus

raisonnable est d'en déduire une évolution parallèle des réalisations techniques.

De même, le débitage systématique commence en Afrique il y a 600000 ans, mais vers

300000 ans seulement en Europe ; à moins d'admettre que les Européens, les Néandertaliens,

aient copié la méthode à la suite de contacts avec des Africains, contacts dont il n'y a aucune

trace et qui sont invraisemblables24, il faut ici aussi admettre l'hypothèse la plus économique

et la plus raisonnable, celle d'une évolution parallèle locale des réalisations techniques.

De même enfin, les microlithes apparaissent très tôt en Afrique du Sud vers -50000, et se

généralisent vraiment pour remplacer l'outillage sur éclat et sur lame vers –15000 ; "on passe

progressivement d'industries, d'abord sur éclats, puis sur lames à un outillage lamellaire et

21
(Leroi-Gourhan, 1994)
22
(IMA, 1993)
23
(Carbonell, 2001)
24
Des contacts ont pu avoir lieu au Moyen-Orient, mais vers –100000 seulement, dans l'état actuel de la
documentation.

76
microlithique"25. Le microlithisme est important dans l'industrie ibéromaurusienne (littoral

maghrébin, Atlas marocain et saharien), à partir de –19000 ; le phénomène apparaît donc en

Afrique beaucoup plus tôt qu'en Europe, où il est caractéristique du Mésolithique, de -9000 à -

5000 environ. Les formes apparues, segment de cercle, triangle et trapèze, sont les mêmes

qu'en Afrique.

Les trouvailles de restes fossiles humains et de restes de l'industrie humaine, malgré

leur caractère parcellaire, malgré leur dispersion géographique et temporelle, ne font donc que

confirmer l'existence d'une lignée humaine et d'une lignée technique ; l'expression la plus

frappante en est que chacune des deux lignées évolue à peu près identiquement en des lieux et

à des époques différentes, comme si "un moteur avait été mis en marche". En nous préparant

maintenant à examiner en détail la lignée technique, nous devrons donc avoir ceci à l'esprit :

- si elle est un processus, et non une suite de trouvailles hasardeuses, et un processus

spécifiquement humain, il faut y chercher un progrès intellectuel, et non pas

seulement une habileté manuelle grandissante qui ne serait en effet qu'une

adaptation corporelle animale.

- si le travail dont il s'agit est taille ordonnée de la pierre, forme nouvelle et

standardisée imposée au matériau brut, le progrès intellectuel prend

nécessairement la forme d'évidences géométriques enchaînées les unes aux autres,

substrat cérébral indispensable à l'éclosion ultérieure d'une géométrie consciente.

-oOo-

25
(Garanger, 1992 p.636)

77
CHAPITRE III

PREMIERS TRANCHANTS. INDUSTRIE OLDOWAYENNE.

D'après les découvertes les plus récentes, l'aventure commence en Afrique de l'Est,

aux alentours de 2,5 millions d'années (m.a.). Les produits lithiques sont de petite taille

(quelques centimètres) ; les plus vieux actuellement connus proviennent de Gona1, en

Ethiopie : nucléus débités sur une face ou deux, éclats, déchets de débitage (figure III-1).

Plusieurs galets portent les traces de plusieurs générations de débitage ; les éclats,

relativement informes, ne sont pas retouchés, contrairement à ce qui se produira plus tard.

Figure III-1 : outils lithiques découverts à Gona (2,5 ma). a : chopper uniface. b : discoïde. c :
chopper uniface. d à f : éclats. Dessin Anne Spanek, d'après Nature, 23-1-1997, p.336.

La retouche est l'enlèvement de petits fragments pour affiner le tranchant, ou bien une sorte de

redécoupage de celui-ci pour faire par exemple une encoche, ou des dents de scie (denticulés).

Les découvreurs notent que les bords tranchants de la majorité des artefacts sont "frais" et très

1 [Wood, 1997 ; Semaw, 1997]

78
aigus, et que beaucoup de nucléus portent des traces de piquetage et d'action abrasive, ce qui

montre qu'ils n'étaient pas seulement source d'éclats, mais également outils multi-fonctions

aptes à toutes sortes de broyages et de concassages.

De 75 à 85% du matériel est constitué d'éclats, fabriqués de l'avis général pour leur

tranchant. Le chopper, obtenu après enlèvement convenable d'un petit nombre d'éclats du

galet initial, fournit lui aussi un tranchant ; outil vite fait, il était encore utilisé il y a peu par

les aborigènes australiens pour couper du bois. Plusieurs éclats peuvent être enlevés sur le

pourtour du nucléus, et la pièce porte alors le nom de discoïde (figure III-1).

Hélène Roche et d'autres2 ont mis au jour à Lokalelei (Kenya) une série d'artefacts

datés d'environ 2,3 m.a. A partir des quelques 3000 objets de pierre exhumés, les auteurs ont

opéré une soixantaine de remontages qui mettent en relief une caractéristique remarquable :

si, des galets à gros grains, ne sont débités que quelques éclats, les galets de lave à grains fins

produisent jusqu'à trente éclats, au moyen d'une taille relativement régulière (figure III-2).

2 [Roche, 1999]

79
Figure III-2 : remontage d'artefacts de Lokalelei. Les flèches indiquent les directions de frappe.
© Mission Préhistorique au Kenya.

Une surface de débitage est en effet préparée, de laquelle des frappes périphériques produisent

une série d'éclats ; le geste tend donc à être standardisé, au contraire de la forme du produit,

puisque les éclats ne montrent aucune morphologie particulière. Ce n'est qu'une tendance,

bien sûr, et on ne sait pas si elle peut être observée à Gona, puisque les découvreurs ne

mentionnent aucun remontage dans leur publication.

Le site d'Hadar3, en Ethiopie, lieu de "sépulture" de Lucy, offre des galets aménagés

unifaces et bifaces, et des éclats, le tout daté de 2,3 m.a. Vers 2 m.a., date attribuée au niveau

le plus ancien de Shungura4 (vallée de l'Omo, Ethiopie), l'outil typique semble être le chopper

bifacial : galet aménagé par quelques enlèvements (4 ou 5) de chaque côté (figure III-3). C'est

donc en avançant dans le temps que le chopper devient l'outil typique ; il constitue jusqu'à

80% du matériel lithique dans la plus ancienne couche d'Olduvai en Tanzanie, datée de 1,9 à

1,7 ma.

Figure III-3 : chopper (Hadar). Source : [Roche, 1980 p.32]. © Société d'Ethnographie de Nanterre.

3 [Leroi-Gourhan, 1994]
4 Id.

80
Lorsqu'on avance encore dans le temps, on observe une augmentation des dimensions

des outils et surtout un changement d'objectif, puisque le façonnage prend une place

prédominante au détriment du débitage ; on passe à l'ère des bifaces, industrie acheuléenne

dont nous parlerons au prochain chapitre. Rappelons que la séquence Oldowayen-passage à

l'Acheuléen que nous observons en Afrique, de 2,5 ma à 1,5 ma, se retrouve dans certains

sites européens avec des centaines de milliers d'années de retard. A Atapuerca5, en Espagne,

la couche la plus ancienne remonte à 780000 ans, et elle contient environ 7% de choppers, de

discoïdes et de "polyèdres" (nous en reparlerons plus loin), 54% d'éclats non retouchés, 9%

d'éclats retouchés sur un total de 268 objets ; une proportion importante, 16,4%, est classée

"indéterminée", ce qui montre bien la difficulté de distinguer des formes dans ce premier

stade de l'industrie humaine, et par contre-coup l'arbitraire de certaines de nos dénominations

dû au fait que nous cherchons des formes en référence à notre univers mathématique :

polyèdres, discoïdes. Les quelques éclats retouchés sont des encoches et des denticulés (figure

III-4) ; comme en Afrique, les outils sont de petite taille et les découvreurs notent l'absence

d'organisation standardisée des enlèvements, au contraire de la tendance observée à Lokalelei

par Hélène Roche.

Figure III-4 : encoche (c) et denticulé (d) d'Atapuerca. Dessin Anne Spanek, d'après [Carbonell,
2001].

5 [Carbonell, 2001]

81
A Atapuerca toujours, des couches plus récentes, entre 450 et 250000 ans, offrent une

industrie acheuléenne typique ; on est donc passé, dans un espace de quelques centaines de

milliers d'années, de l'Oldowayen à l'Acheuléen comme en Afrique de l'Est. Or les restes

humains ne sont pas les mêmes dans les deux cas, rudolphensis, habilis ou paranthropes en

Afrique, erectus (nommé ici antecessor parce qu'il serait la souche des futurs sapiens et

néandertal) au cerveau plus développé en Europe ; cela signifie que si nous sommes bien en

présence d'une évolution locale, tout se passe comme s'il fallait nécessairement passer par la

phase oldowayenne avant la phase acheuléenne, malgré une centaine de centimètre-cubes de

cervelle en plus.

Résumons : l'industrie oldowayenne est axée sur l'obtention de tranchants bruts sur

éclats, ou sur nucléus débité sommairement (choppers), ce qui est particulièrement net dans

les sites africains les plus anciens, au détriment de toute forme d'éclat et d'outil. Il faut tout de

même se poser la question d'une morphologie consciemment recherchée lorsqu'on examine

les choppers d'une part, objets dominants dans certains sites à partir de 2 ma, et les discoïdes,

polyèdres et bolas d'autre part.

Le chopper (figures III-1 et III-3) est souvent considéré comme l'outil typique de

l'Oldowayen africain ; il constitue par exemple l'essentiel de l'outillage à Olduvai (1,9 à 1,7

ma) d'après Hélène Roche6, à qui j'emprunte les données techniques qui suivent. On continue

bien entendu à le fabriquer après cette période, mais de façon marginale. Il s'agit donc d'un

galet taillé, par un petit nombre d'enlèvements (3 ou 4 le plus couramment pour la taille

unifaciale, 5 ou 6 pour la taille bifaciale) ; ces objets tiennent aisément dans la main d'un

homme moderne ou dans une main un peu plus petite. Ils sont un peu plus larges (7,5 cm) que

6 [Roche, 1980]

82
longs (7 cm), d'une épaisseur d'environ 5 cm, et d'un poids moyen de 200 à 250 grammes ; il y

a grosso modo identité des dimensions d'un site à l'autre. L'importance du chopper réside dans

l'existence d'un bord taillé, qui est la preuve que l'enlèvement d'éclats n'est pas purement

opportuniste, ce qui pourrait être le cas si le but du travail était l'obtention d'éclats tranchants.

L'angle du bord taillé, que la taille soit unifaciale ou bifaciale, est proche, pour plus de la

moitié des objets, de 90° ; sa longueur est le plus souvent inférieure à la moitié du périmètre

total, et sa forme est aléatoire. Pour Hélène Roche, qui reprend ici l'opinion de François

Bordes, il y a standardisation dans les gestes, et non dans les formes ; la stabilité des formes

n'apparaît qu'à l'Acheuléen. La forme de l'objet-matière première initial n'est que peu

modifiée par la taille : dans 75% des cas, la partie taillée est moins développée que la partie

corticale. La forme globale est donc relativement aléatoire, elle ne diffère guère de la forme

brute du galet sélectionné, le but étant un outil tranchant robuste qui tienne commodément

dans la main. L'intention est la création d'une ligne privilégiée ; les enlèvements successifs

crèent un grand nombre de lignes sur le nucléus, mais l'artisan fabrique une crête bien

reconnaissable. Elle est brisée (non dérivable, si l'on veut employer un terme de

mathématiques), mais continue : ses "morceaux" sont les traces des enlèvements successifs.

C'est le (il n'y en a pas plusieurs) bord taillé qu'Hélène Roche définit comme "ligne plus ou

moins développée faite de la rencontre d'une surface taillée et d'une surface corticale, ou de

deux surfaces taillées"7 et qu'elle qualifie ailleurs d'"extrémité supposée active". Le fait que

l'on distingue une ligne privilégiée dans les choppers permet en effet de supposer qu'elle était

le but du tailleur, et que par conséquent c'est elle qui devait fonctionner ensuite ; mais il y a

des arguments qui vont en sens contraire.

7 Id. p.207

83
En premier lieu, dans les choppers présentés par J.Chavaillon8 certains ont deux ou

trois bords taillés, ce qui contredirait l'idée d'une ligne voulue et créée ; mais malgré l'absence

de données statistiques, on peut penser que les choppers à plus d'un bord taillé sont rarissimes,

sinon ils seraient apparus dans les travaux de H.Roche et de F.Bordes. En second lieu, les

résultats actuels de la tracéologie9 contredisent également la théorie du bord taillé-actif ;

Keeley a étudié des outils lithiques du site de Clacton-on-Sea, en Angleterre, industrie

beaucoup plus récente (vers –250000) que celle de l'Oldowayen, mais qui lui ressemble par

l'importance des choppers et l'absence de bifaces. Le résultat est que sur 22 choppers, 2

seulement portent des traces d'utilisation, et on devrait donc les appeler des nucléus plutôt que

des choppers ; en effet, ce sont les éclats qui ont été utilisés en proportions beaucoup plus

importantes, pour l'abattage des bêtes, le travail du bois, des peaux et parfois des os. Keeley

en conclut que le fabricant voulait obtenir principalement des éclats, et non des choppers.

Cependant, il n'existe pas à ma connaissance d'autres études tracéologiques

d'importance que celles des sites anglais, ce qui limite la portée de leurs conclusions. La

tracéologie elle-même, surtout en ce qui concerne les périodes très anciennes, n'est pas à l'abri

de la critique. Plus on remonte dans le temps en effet, nous dit Sylvie Beyries10, moins il y a

de matériel étudié et plus les résultats sont minces et vagues ; les résultats de la tracéologie

concernent à 80% le Paléolithique supérieur et le Néolithique. Pour les étapes antérieures, les

traces d'utilisation sont souvent altérées ou détruites par des phénomènes naturels ;

8 Article Chopper, in [Leroi-Gourhan, 1994]


9 La tracéologie étudie au microscope les traces laissées sur les outils par leur usage : les différents mouvements
de l'utilisateur et les différents matériaux rencontrés par l'outil (bois, plantes, peau, chair) déterminent des
microtraces spécifiques, semble-t-il. La tracéologie est une discipline récente qui date des années 60. Les grands
noms sont Semenov (URSS) et actuellement L.Keeley ; voir [Keeley, 1980] et [Keeley, 1983]. Les travaux de
Keeley sont jugés fiables après le test suivant : un de ses collègues lui a soumis des répliques d'outils utilisés
diversement, et Keeley a déterminé correctement l'usage qui en a été fait dans 75% des cas.
10 [Beyries, 1993]

84
l'expérimentation montre enfin qu'il faut une longue période d'utilisation de l'outil avant que

des traces d'utilisation apparaissent.

De plus, une intention principale de produire des éclats, donc une fonction principale

du galet comme nucléus et non comme outil, aurait donné lieu à une frappe désordonnée, avec

plusieurs bords taillés ou pas de bord taillé du tout ; or d'après la synthèse opérée sur les outils

provenant de quatre sites africains, la position même du bord taillé est intentionnelle, puisque

dans 75% des cas et à 10 grades près, son axe de symétrie (dans le plan longueur/largeur) se

confond avec l'axe principal du galet11. Enfin, la qualité de ce bord tranchant s'affirme au

cours du temps, puisque son angle se réduit lorsque l'on progresse vers l'Acheuléen.

Nous nous en tiendrons donc à l'idée que le tailleur archaïque veut créer des choppers,

avec pour objectif essentiel de créer une ligne de crête, ou bord taillé. La forme d'ensemble lui

importe peu, de même que la forme de la ligne, qu'elle soit vue dans le plan longueur/largeur

ou dans le plan largeur/épaisseur ; c'est ce qui résulte des études statistiques d'Hélène Roche.

A côté des choppers, nous avons mentionné des discoïdes et des polyèdres (figure III-5),

et même des bolas, "boules" de pierre dont certaines atteignent une belle sphéricité. Sommes

nous en présence de morphologies consciemment recherchées ?

Figure III-5 : "polyèdres" d'Afrique du Nord, Paléolithique inférieur. Dessin Anne Spanek,
d'après [Bordes, 1988 planche 97]

11 [Roche, 1980 #298 p.104]

85
La question mérite d'être posée, ces objets étant en quantité non négligeable dans les

couches les plus anciennes. Lorsqu'on les observe pourtant, l'arbitraire géométrique de leurs

dénominations saute aux yeux ; elles sont commodes d'un point de vue taxinomique, mais il

ne faut rien y chercher d'autre. Toute espèce de régularité est absente des polyèdres, et la

forme discoïde est aisément obtenue par l'enlèvement systématique d'éclats sur le pourtour du

galet. Tout porte à croire que les polyèdes et discoïdes sont des galets "usés" après

enlèvement plus ou moins régulier d'éclats ; de plus les polyèdres, utilisés comme percuteurs

ou broyeurs, tendent à devenir sub-sphériques, comme disent les préhistoriens, ou sphériques.

Il est possible que le débitage de plus en plus envahissant du nucléus (pour affiner le

tranchant, ou pour fabriquer plusieurs tranchants sur un même galet, ou pour rentabiliser un

galet) ait conduit à d'autres plans d'action, d'autres buts et d'autres objets comme les bifaces,

qui eux, sont incontestablement façonnés volontairement. Mais nous sommes encore très loin

de l'Acheuléen, et rien ici ne montre autre chose que l'obtention automatique, involontaire, de

ces polyèdres, discoïdes et boules. L'idée du passage du polyèdre à la boule peut être étayée

par quelques arguments techniques :

- les sphéroïdes et les enclumes sont tous deux présents à Olduvai, et tous deux absents à

Koobi Fora au Kenya12.

- une expérimentation réalisée par Schick et Toth13 montre qu'en quatre heures d'utilisation

comme percuteur, un galet devient polyèdre puis sphéroïde.

- les mêmes auteurs fournissent une explication simple du fait que, au cours du temps, le

nombre de sphères ou de sphéroïdes augmente par rapport à celui des polyèdres : c'est que

ceux-ci, au lieu d'être laissés sur place après un bref usage, sont de plus en plus

12 [Willoughby, 1990]
13 [Schick, 1994]

86
fréquemment emportés et donc utilisés plus longtemps, ce qui finit par les changer en

sphéroïdes.

Mais comme les sphères (bolas) abondent dans certains sites acheuléens d'Afrique, dans

certains sites chinois où par dessus le marché elles sont sans aucun doute mises en valeur, et

jusqu'au Moustérien à La Quina par exemple, il est possible que cette forme, obtenue

accidentellement, fut remarquée pour sa régularité, inspira ensuite une passion esthétique et

fut produite pour elle-même et perfectionnée. Mais dans nos modestes sites oldowayens, nous

sommes encore très loin de tout cela ; il manque encore à nos ancêtres la riche expérience du

façonnage des bifaces pour pouvoir épurer une forme obtenue accidentellement.

Ecartons donc tout anachronisme, gardons les pieds sur terre et essayons maintenant

d'analyser les "évidences" qui s'installent dans les replis du cerveau de l'artisan oldowayen.

Son but est une ligne, le tranchant, par intersection de deux surfaces ; on en est resté là

pendant un bon million d'années, résultat fort modeste en un sens, mais résultat prodigieux si

l'on accepte d'y voir le premier plan d'action systématique et réfléchie dans l'histoire de

l'espèce animale. Pour mieux l'apprécier, rendons une petite visite à Kanzi. Kanzi est une star

; chimpanzé nain, ou bonobo, il est capable, semble-t-il, d'utiliser des lexigrammes pour

communiquer avec des expérimentateurs14. Il peut "lire" une suite de lexigrammes signifiant

"va chercher les raisins qui se trouvent dans le réfrigérateur"15 ; admettons-le. Mais je crois

que l'on tire de là des conséquences disproportionnées. Nos cousins chimpanzés ont une

mémoire prodigieuse, qui leur permet de retenir la suite d'opérations indispensable pour que

l'expérimentateur-dresseur lui octroie une friandise ; c'est, dirions-nous, de l'"appris par

cœur", au moyen duquel la bête atteint son but, la friandise, sans avoir besoin de rien

14 [Vauclair, 2001 p.308]


15 Id. p.331.

87
comprendre à la logique interne des opérations. Cela est incontestable à la lecture des compte-

rendus d'expériences où l'on prétend avoir appris à compter à des congénères de Kanzi16; mais

nous pouvons le vérifier ici directement, dans le domaine de la taille de la pierre, grâce à

l'expérience réalisée par Kathy Schick et Nicholas Toth17.

Le premier jour, on montre à Kanzi comment couper une ficelle avec un éclat, libérant

ainsi une porte qui donne accès à des friandises. Le deuxième jour, il a le choix entre plusieurs

éclats ; neuf fois sur dix, il sélectionne le plus tranchant. Les jours suivants, on débite devant

lui des éclats en frappant un galet avec un autre, et il répète volontiers le geste, mais il n'a

retenu que la frappe, au détriment de tout ordre et de toute direction, et n'obtient ainsi que des

esquilles plutôt que des véritables éclats. Kanzi finit par inventer sa propre méthode, qui est

de jeter la pierre sur le sol autant de fois qu'il le faut jusqu'à ce qu'elle lâche un éclat

convenable pour couper la ficelle. Placé à l'extérieur où le sol n'est pas assez dur, le

chimpanzé revient à la frappe désordonnée, aléatoire, de deux galets, tout en essayant

fréquemment de revenir à sa technique favorite de jet de la pierre sur quelque chose de dur.

Kanzi "singe" donc la taille de la pierre ; entre lui et l'artisan oldowayen, il y a un

fossé, une barrière infranchissable. Mais laquelle ? S'agit-il d'une incapacité physiologique,

due à la structure de la main par exemple, ou d'une trop grande complexité de coordination

des gestes ? Certainement pas, puisque le petit chimpanzé réussit, après quatre à six années

d'essais sous la direction de sa mère, à coordonner suffisamment ses gestes pour casser des

noix avec une pierre. Le fossé n'est pas physique, il est cérébral ; Kanzi reproduit l'apparence

extérieure du geste, mais il est incapable de comprendre la pensée qui le guide. Cette pensée

est un plan de travail inséparable d'une analyse de l'espace local, c'est-à-dire de l'objet de

travail, en liaison avec la préconception d'une forme imposée à la nature. Un premier micro-

16 [Matsuzawa, 1985]. Pour une critique plus détaillée, voir [Keller, 1997]
17 [Schick, 1994 p.135 à 139]

88
organisme de géométrie se crée ici, avec l'industrie oldowayenne, dont voici les

caractéristiques.

Le galet est tout d'abord le lieu du travail ; ou bien il va être modelé en chopper, ou

bien on va en extraire l'éclat, partie non naturelle, non immédiatemment donnée18. Il est

nature brute à laquelle on va imposer une volonté, un schéma fabriqué par le cerveau humain

et hétérogène à cette nature. Dans ce sens, il est notre première "page blanche", premier

espace local abstrait, c'est-à-dire épuré en principe de toute particularité morphologique,

simple contenant de figures inventées et imposées. A l'infinie variété des formes naturelles, on

impose le même standard du segment tranchant.

Le travail est ensuite travail ordonné, traduction d'un plan de travail qui,

formellement, résulte d'une analyse de l'espace local abstrait. La trace incontestable en est la

standardisation des gestes, capacité peut-être commune aux premiers homo et aux derniers

australopithèques. L'industrie oldowayenne montre une analyse peu profonde, aux liens plutôt

lâches, bornée par la recherche exclusive du tranchant au détriment de la création de

véritables formes. Il n'empêche, l'analyse existe puisque le travail crée et aménage des sous-

espaces. En effet, il n'y aurait pas d'industrie oldowayenne sans travail de la surface, qu'il soit

préparation au débitage d'éclats, ou travail de deux surfaces qui se couperont en un tranchant.

Pour débiter un éclat, on ne frappe pas n'importe où, et selon n'importe quel angle. Il faut

généralement aménager un "plan de frappe", de telle sorte que la percussion orthogonale à ce

plan détache un éclat utile ; et les découvreurs insistent sur le fait qu'on ne décèle nulle trace

de coups hasardeux qui donneraient par chance de bons produits : notre tailleur oldowayen

sait parfaitement où frapper et comment frapper. Lorsqu'il s'agit de fabriquer un chopper

18 Au contraire de la tige du branchage que le chimpanzé effeuille pour attraper des termites, et qui est une partie
visible, immédiatemment donnée. En effeuillant, le chimpanzé ne redessine pas, il enlève seulement ce qui gêne.

89
uniface ou biface plutôt qu'un éclat, le travail de la surface est directement lié à la création de

la ligne du tranchant ; on enlève en effet des éclats d'un seul ou des deux côtés du galet, mais

cette fois-ci l'objectif est le "négatif" de cet éclat qui, par intersection avec la surface naturelle

du galet (chopper uniface), ou avec une autre série de négatifs (chopper biface), va produire le

tranchant.

L'aboutissement du travail est enfin création de formes, mais nous ne devons bien

entendu nous intéresser qu'aux formes voulues, planifiées et non aux formes accidentelles des

discoïdes, polyèdres et bolas. La première forme voulue incontestable est la ligne du

tranchant, plus ou moins chaotique ; l'affinement de celle-ci par le "dessin", produisant des

encoches et des denticulés, est très rare dans les premières périodes, de même que

l'aiguisement du tranchant en retravaillant les surfaces, par enlèvements d'éclats plus fins

(retouche). Lorsque la forme créée est celle du chopper, on peut postuler l'ébauche d'un

façonnage ; l'aménagement consiste, nous l'avons vu, à enlever de 3 à 6 éclats, laissant intacte

la majeure partie du cortex. Dès lors, on ne s'est que peu éloigné de la forme naturelle de notre

espace local ; la "page blanche" est certes là en principe, et c'est essentiel, mais nous n'avons

encore que bien peu d'audace, bien peu de pouvoir créateur. Lorsque nous nous éloignons des

formes naturelles, par suite de débitages envahissants du nucléus, seuls les tranchants d'éclats

sont "pour nous", voulus, effets d'une pensée préalable à l'action.

Le premier travail homininé est donc contemporain d'un premier éveil géométrique

cérébral : espace local abstrait, analyse de l'espace en surfaces dont l'intersection donne un

segment de ligne, et tendance à en extraire une forme. Premier éveil, miraculeux par son

existence, créant une fracture qualitative claire avec le monde animal, mais dont il faut bien

tracer les limites, pour éviter les affabulations. La géométrie dont nous parlons est

dépendante, elle n'a aucune autonomie par rapport au travail dont elle est la pensée. Le but (le

tranchant) et le moyen (la taille) sont unis cérébralement en un plan d'action qui est en même

90
temps une première analyse géométrique. Je dis bien en même temps ; par exemple, il ne s'agit

pas de lignes d'un côté et de surfaces de l'autre, mais d'interaction des deux. Cette géométrie

est inséparable d'un plan d'action concret, elle n'est pas faite de concepts. Il n'existe pas

encore, dans le cerveau humain, d'image de ligne ou de surface isolée de l'image d'un

archétype de galet et de ses transformations successives ; en contrepartie, le plan d'action en

lui-même, aussi simple soit-il ici, est une première abstraction active du cerveau puisque

celui-ci décide de soumettre à un même traitement l'infinie variété des galets réels. Là est le

creuset de la géométrie : non pas dans la contemplation des formes naturelles, dans leur

abstraction spontanée suivie de leur copie, mais dans l'action de transformation de la nature.

-oOo-

91
CHAPITRE IV

FAÇONNAGE BIFACIAL INDUSTRIE ACHEULEENNE.

Retrouvés un peu partout dans le monde et en très grande quantité, les bifaces sont l'un

des mystères de la préhistoire. Remarqués très tôt pour la grande beauté de certains d'entre

eux (figures I-1 et IV-5), les hypothèses abondent quant à leur fonction ; on a pu y voir le

couteau suisse du Paléolithique inférieur, une arme de jet1, un instrument de sélection

sexuelle2, un outil-œuvre d'art3, une image de l'homme lui-même4, voire même à l'opposé un

simple nucléus, c'est-à-dire un reste de débitage d'éclats5. Nous ne nous intéresserons à ce

problème que dans la mesure ou il pourra nous éclairer sur la géométrie sous-jacente, c'est-à-

dire sur l'acquisition d'évidences, de réflexes cérébraux qui seront à la base des futurs

concepts. Après avoir passé en revue le matériel connu, et son évolution probable au cours

d'un bon million d'années, nous passerons à son analyse.

1- Les objets

D'après le Dictionnaire de la préhistoire, le biface est un "outil de pierre, en forme

d'amande, façonné plus ou moins totalement sur les deux faces."6 Il est souvent considéré

comme l'outil typique du Paléolithique inférieur, mais il faut faire des réserves là-dessus,

puisque l'Asie, par exemple, est assez pauvre en bifaces, et que dans les régions qui en sont

1
[Calvin, 1991]
2
"Les individus producteurs de beaux bifaces étaient préférés, dans la mesure où les bifaces étaient la preuve
qu'ils portaient de bons gènes, gènes d'une excellente santé physique et intellectuelle" [Kohn, 1999]
3
Par exemple [LeTensorer, 1998]
4
"La forte symétrie du biface et son allongement caractéristique nous rappellent immanquablement l'homme lui-
même". Id. p.332.
5
[Davidson, 1993]
6
[Leroi-Gourhan, 1994] Article "Biface".

92
pourvues certains sites importants n'en comportent pas (Clacton-on-Sea, Syrie). Par ailleurs,

la taille bifaciale renaît localement à la charnière des Paléolithiques moyen et supérieur, puis

au Solutréen (-20000 à –16000), le temps de produire quelques chefs-d'œuvre7. Enfin dans les

sites fouillés du Paléolithique inférieur, les bifaces ne sont bien entendu pas seuls ; les éclats,

qu'ils soient simples déchets de taille ou produits de débitage intentionnels, sont nombreux,

ainsi que ce que l'on appelle les pics et les hachereaux8, beaucoup moins nombreux.

Pour donner un exemple, des sites de Nubie, fouillés par J.Guichard9 et d'autres, ont

donné des milliers de bifaces et trois tonnes de matériel au total ; dans deux sites de

l'Acheuléen inférieur et moyen (de -350000 à -130000 environ), l'auteur a dénombré 1000

bifaces, 17 pics et 5 hachereaux. Le Maroc, qui fournit d'après François Bordes10 une très

belle série pour l'étude du développement du Paléolithique ancien, montre une présence non

négligeable de pics et de quelques hachereaux dans les niveaux les plus archaïques (dits

abbevilliens11, antérieurs à 350000 ans) : un peu plus de 200 pics, dont 170 à section

triangulaire, et une quarantaine de hachereaux pour 560 bifaces proprement dits ; les pics et

hachereaux disparaissent pratiquement dans les niveaux acheuléens plus évolués. Il y a une

présence importante de pics à Latamné (Syrie) (figure IV-1), dans des niveaux datés de -

600000 à -40000012. On ne mentionne pas de pics parmi les outils du Paléolithique inférieur

trouvés en France.

7
C'est d'abord la tradition des pointes foliacées, propres à la partie orientale de l'Europe, en particulier à Szeleta
en Hongrie ; en Allemagne (gisement de Mauer), les "blattspitzen" sont remarquablement fines et plates. Le
Solutréen est l'époque des "feuilles" bien connues et des pointes à cran, mais uniquement dans le domaine
franco-cantabrique. D'après les reproductions, les objets sont parfaitement plats ; les symétries vue de face et vue
de profil sont bien respectées.
8
Les hachereaux sont des types particuliers de bifaces, caractérisés par une arête plus ou moins transversale,
opposée à la base. [Bordes, 1988 p.85]
9
[Guichard, 1965 ]
10
[Bordes, 1984-b]
11
d'Abbeville, dans la Somme.
12
[IMA, 1993 p.21]

93
Il n'y a pas, à ma connaissance, d'étude spéciale d'ensemble des pics, et ils sont très

peu reproduits dans la littérature ; cela est probablement dû au fait que dans cette catégorie un

peu floue on range des objets de forme générale vue de face "en amande" ou "triangulaire",

très allongés et pointus, et la plupart du temps difficilement distinguables des bifaces les plus

grossiers, dits abbevilliens. Bordes distingue les pics typiques, à section quadrangulaire, et les

pics triédriques, à section triangulaire13 ; le catalogue de l'exposition "Syrie, mémoire et

civilisation"14 montre un magnifique "pic trièdre" de 26 cm de haut (figure IV-1), à peu près

aussi épais que large (10 et 11 cm), arrondi à la base et aplati au sommet. La photographie ne

montre qu'une face et suggère ceci : volontairement ou non, l'angle des deux bords droite et

gauche n'est pas assez aigu, de telle sorte que les coups de percuteur ont dégagé deux plans se

coupant à angle obtus en une ligne assez régulière, axe de symétrie grossier de la face visible

sur le cliché.

13
[Bordes, 1984-b]
14
[IMA, 1993 p.27]

94
Figure IV-1 : Pic de Latamné (Syrie). Hauteur : 26 cm, largeur : 11,2 cm, épaisseur :
10,2 cm. Dessin Anne Spanek, d'après (IMA 1993).

Mais beaucoup d'objets classés comme bifaces présentent un phénomène analogue de deux

plans de débitage se coupant en un angle obtus, suivant une ligne plus ou moins nette, et qui

peut passer pour un "axe" de symétrie ; ce n'est que tardivement que les tailleurs de pierre ont

su créer des bords d'angle suffisamment aigu pour que les deux faces puissent être considérées

comme régulièrement convexes, donnant alors des véritables bifaces, tandis que les pics ou

les bifaces grossiers des débuts pourraient parfois être qualifiés de "trifaces".

2- La classification de François Bordes.

La taille bifaciale a évolué au cours du temps, manifestant une recherche obstinée de

finesse, de régularité et de symétrie ; une fois de plus, nous allons constater une évolution

95
similaire dans diverses régions, mais avec des vitesses différentes et à des époques différentes.

Mais avant cela, il nous faut prendre connaissance du vocabulaire traditionnel de description

des bifaces, vocabulaire issu des mesures de François Bordes15. Le travail de ce préhistorien,

décrivant et classant les bifaces, fait largement autorité, en tout cas en France. Son procédé de

classement est double : qualitatif et quantitatif. Les bifaces grossiers et épais relèvent plutôt

du premier type de classement, et les "bifaces plats" relèvent du second. Dans la première

catégorie, on trouve les bifaces abbevilliens (figure IV-2) (forme variable, taille grossière,

arêtes très sinueuses), les bifaces partiels (forme variable, retouche partielle sur une ou deux

faces), et des bifaces plus évolués du groupe des "lancéolés" : ficrons, lancéolés, micoquiens,

lagéniformes. Un lancéolé est un biface de forme générale triangulaire, mais à base épaisse et

globuleuse.

Figure IV-2 : bifaces abbevilliens. Dessin Anne Spanek d'après [Bordes, 1988].

15
[Bordes, 1988]

96
Dans la deuxième catégorie, nous avons avons essentiellement des bifaces "plats" ; les

types définis par Bordes se fondent sur des mesures de l'objet vu de face uniquement. Les

rapports L/a et n/m (figure IV-3) permettent, au moyen d'un graphique (figure IV-4), de

classer les bifaces dans l'une des quatre grandes catégories : triangulaires, subtriangulaires,

cordiformes, la dernière catégorie regroupant ovalaires, discoïdes et limandes (figure IV-5).

Figure IV-3 : les mesures de François Bordes. L/a est sensé mesurer l'arrondi de la
base, et le rapport n/m l'arondi des côtés. Comparer avec la figure IV-6.

Le graphique et son régionnement ont été obtenus à partir d'un classement à l'oeil nu

d'une série de 200 bifaces, d'après leur aspect général ; des classements plus fins à l'intérieur

de chaque catégorie s'obtiennent avec le rapport L/m qui mesure l'allongement.

97
Figure IV-4 : graphique de F. Bordes. En abscisse, le rapport n/m en pourcentage ; en ordonnée, L/a
(voir figure précédente). La région I est celle des triangulaires, la région II celle des subtriangulaires,
région III pour les cordiformes et IV pour les ovalaires, discoïdes et limandes. D'après (Bordes, 1988)

98
Figure IV-5 : ligne du haut : deux bifaces triangulaires. Ligne du milieu : deux bifaces cordiformes. Le
deuxième à droite est à arête torse. Ligne du bas : biface ovalaire (1), limande (2), discoïde (3). Dessin
Anne Spanek d'après (Bordes, 1988)

Cette classification appelle plusieurs remarques. En premier lieu, sa précision

mathématique est assez illusoire ; l'auteur lui-même est obligé, dans ses textes, de faire une

place à de nombreuses catégories intermédiaires comme le "ficron passant au lancéolé", le

"triangulaire à la limite du subtriangulaire", le "subcordiforme", l'"ovalaire tendant vers le

cordiforme" et inversement le "cordiforme passant à l'ovalaire", l'"ovalaire passant à la

limande" …. En outre, les rapports invoqués ne paraissent pas convaincants ; ainsi L/a est-il

99
sensé mesurer l'arrondi de la base, mais on voit bien (figure IV-6) que suivant l'angle du

sommet on obtiendra quelque chose de plutôt cordiforme (base très arrondie) ou un quasi-

triangle (base très peu arrondie). Le rapport n/m est sensé donner l'arrondi des côtés, mais

quelques dessins (figure IV-6) montrent bien qu'il n'en est rien : un même rapport de n/m =

1/2 peut donner un triangle (côtés droits), une forme de poire (côtés très arrondis), ou même

n'importe quoi.

Figure IV-6 : ligne 1 : deux types d'"arrondis de la base" obtenus avec un même rapport L/a=3. Ligne 2
: trois types d'"arrondis des côtés" obtenus avec le même rapport n/m=1/2. Pour la définition des
rapports, voir la figure IV-3.

En combinant les deux rapports L/a et n/m, le premier porté en ordonnée et le second

en abscisse, on peut ranger un biface plat donné dans sa catégorie, grâce au graphique

reproduit dans la figure IV-4 ; mais inversement, en prenant approximativement un point

moyen de chaque bande du graphique, et en cherchant à dessiner un biface correspondant aux

mesures, on peut obtenir des formes très variées. L'aspect (vu de face, toujours) du biface

reconstitué, est très variable suivant que l'on suppose ou non la symétrie des bords, leur

100
régularité, leur concavité ou leur convexité. En prenant par exemple n/m=0,75 et L/a=5, ce

qui correspond d'après la figureIV-4 à un biface triangulaire, il faut supposer le rapport m/L

suffisamment grand, disons au moins égal à 1/2, pour que l'on puisse parler de triangle.

Enfin, il me semble que ce qui n'est pas mesuré dans le système de Bordes est au

moins aussi important que ce qui l'est, du moins en ce qui concerne notre propos : le système

permet plus ou moins de faire un classement des objets d'après leur forme vue de face

uniquement, tandis que la régularité des bords vus de face et leur symétrie, la régularité du

bord vu de profil et son caractère plan ou gauche, ainsi que la symétrie vue de profil ne sont

pas mesurées. Il n'y a pas là qu'une question formelle : les régularités, les différentes

symétries, le caractère plan du bord sont manifestement ce vers quoi ont tendu les efforts des

meilleurs tailleurs pendant des centaines de milliers d'années. Les mesures de ces aspects, si

elles étaient possibles, pourraient aider à mesurer l'évolution. Au lieu de cela, la classification

de Bordes ne permet guère d'évaluer un mouvement, un progrès, et elle ne permet pas non

plus de différencier des sites ou des régions puisque, comme le dit J.Guichard parlant des sites

de Nubie qu'il a fouillés, "Dans chaque site, le polymorphisme des bifaces est considérable.

Nous ne pensons pas qu'il soit spécial à l'Afrique. Il en serait de même sans doute en Europe,

à condition de pouvoir décompter des séries numériquement aussi importantes."16

Mais les noms donnés par Bordes doivent être connus, avec leur signification, parce

qu'ils sont unanimement repris par les préhistoriens, au moins en France, et nous nous

plierons à cette coutume.

3- Caractéristiques générales.

16
[Guichard, 1965 p.88]

101
L'essentiel dans la production des bifaces, est que nous avons affaire au premier "bond

en avant" de la taille lithique : le travail ne consiste plus seulement à créer un segment

tranchant, le bord taillé du chopper ou le "fil" de l'éclat, mais à façonner entièrement un objet,

les dernières traces du galet (ou du gros éclat) initial étant inexistantes, ou négligeables, ou

conservées plus largement (mais de plus en plus rarement au fur et à mesure de l'avancée dans

le temps) si elles ne nuisent pas à la forme voulue de l'ensemble. Les bifaces et les hachereaux

sont taillés à partir de blocs bruts (bifaces épais) ou à partir de grands éclats (bifaces minces) ;

mais même dans ce dernier cas, sauf peut-être avec les feuilles solutréennes du Paléolithique

supérieur, le tailleur n'a en vue qu'un seul objet à la fois, ce qui distingue l'étape actuelle aussi

bien de la précédente que de la prochaine : l'artisan oldowayen pouvait envisager le débitage

de plusieurs éclats dans le même nucléus, et la prévision de l'artisan moustérien (Paléolithique

moyen) portera alors sur plusieurs outils-éclats de formes déterminées, systématiquement

débités dans un même nucléus.

La taille bifaciale produit donc deux surfaces dont l'intersection est une arête bien

reconnaissable, faisant le tour ou la plus grande partie du tour de l'objet. En vue de face (c'est

à dire dans le plan longueur/largeur), la forme est plus ou moins triangulaire, ovalaire, en

forme d'amande ou de poire, et très rarement circulaire ou carrée. Dans l'écrasante majorité

des cas, la face longueur/largeur ne présente qu'un seul axe de symétrie, et même les bifaces

les plus grossiers (abbevilliens et ficrons) réalisent assez bien la symétrie ; l'axe de cette

symétrie n'est pas matérialisé par une ligne visible dans les produits les plus évolués,

contrairement au cas de certains pics mentionnés plus haut. Les bifaces à plusieurs axes de

symétrie dans le plan longueur/largeur sont rarissimes : ovalaires, discoïdes et carrés. Tels

sont les caractères communs aux bifaces. Passons maintenant à ce qui les différencie. En vue

de face, d'abord, il y a plus ou moins de finesse dans la retouche du bord, pour produire une

régularité plus ou moins réussie ; les plus grossiers sont les abbevilliens (figure IV-2) et les

102
ficrons, et les plus beaux sont les triangulaires, cordiformes et ovalaires (figure IV-5). Ces

progrès dans la finesse de retouche du bord correspondent à une évolution dans le temps. En

vue de profil, ensuite, c'est-à-dire dans le plan longueur/épaisseur, on passe d'arêtes très

sinueuses en ligne brisée (abbevilliens, ficrons), à des arêtes régulières ; ces dernières se

subdivisent en deux catégories : arêtes formant une ligne gauche en forme de S étiré comme

cela peut arriver aux ovalaires et aux cordiformes, et arêtes planes (ou tendant fortement à être

planes), comme c'est le cas pour la majorité. Dans le cas d'une arête plane, le plan de l'arête

tend à être un plan de symétrie qui cette fois-ci, contrairement à la vue de face, est bien

matérialisé.

Il faut mentionner enfin le caractère plus ou moins aplati des deux faces ; les

abbevilliens et les ficrons, on peut s'y attendre, ont les faces les plus irrégulières. Certains ont

des faces finement retouchées pour les régulariser, mais assez bombées, et d'autres enfin ont

des faces bien aplaties, comme c'est le cas pour certains cordiformes, ovalaires et

triangulaires. Il est une mesure simple de l'applatissement, qui est le rapport

épaisseur/longueur ; calculé en prenant les mesures sur quelques reproductions de Bordes17,

un biface abbevillien peut présenter un rapport aussi important que 44% (l'épaisseur maximale

est presque la moitié de la plus grande dimension), tandis que les bifaces les plus évolués du

Paléolithique inférieur (ovalaires, cordiformes, triangulaires) ont un rapport qui va de 13 à

22%, et qui sont donc de deux à plus de trois fois plus fins. Quant aux feuilles solutréennes du

Paléolithique supérieur, l'applatissement peut aller jusqu'à 4%.

Les dimensions des bifaces révèlent d'abord que si l'outillage lithique oldowayen est

relativement petit, les bifaces sont, en regard, grands ou très grands. Nous avons mentionné le

pic syrien de 26 cm, et le cas n'est pas exceptionnel. Dans des sites de Mauritanie18, la

longueur moyenne des bifaces peut être de plus de 20 et parfois de 25 cm ; dans sa thèse,
17
[Bordes, 1988]
18
El Beyed et Tazazmout. [Vernet, 1983 Tome 1 p.101]

103
Robert Vernet reproduit 49 bifaces d'un même site19, dont les longueurs vont de 7 cm à plus

de 20 cm, avec une moyenne de 11,5cm. Au vu de la littérature que j'ai pu consulter, la

fourchette précédente reflète une réalité courante. Comme la grande nouveauté de l'Acheuléen

est le façonnage, la création de forme, et comme la forme dépend des proportions, on peut

mesurer un degré de standardisation au moyen de la corrélation entre la longueur et la largeur

d'une série de bifaces d'un site donné ; sur le site d'Azrag (49 bifaces mesurés par moi, d'après

les reproductions de Vernet), le coefficient de corrélation entre longueur et largeur est de 0,87,

généralement considéré comme bon, indice d'un rapport longueur/largeur relativement

constant. La même remarque est faite par John Gowlett20 qui illustre graphiquement (figure

IV-7) une forte corrélation homothétique des bifaces du site de Kilombe (Kenya, vers –

700000). Les pièces individuelles peuvent s'écarter considérablement de la moyenne (le

rapport longueur/largeur varie de 1,3 à 2,1 à Azrag), mais on reconnaît tout de même la bonne

"forme" habituelle d'amande plus ou moins allongée. Avec le temps, le sens de la forme, qui

est un sens de la proportion, semble s'affiner, puisque l'on crée des types bien reconnaissables,

que Bordes appelle cordiformes, triangulaires et ovalaires.

19
Azrag, Mauritanie. [Vernet, 1983]
20
Cité dans [Rudgley, 1999 p.87]

104
Figure IV-7 : Diagramme illustrant les proportions de bifaces du site de Kilombe
(Kenya, vers –700000). Dessin Anne Spanek d'après (Rudgley, 1999).

4- Evolution au cours du temps.

Après cette description quantitative, nous pouvons maintenant, en nous appuyant sur

des compte-rendus de fouilles, esquisser une description historique. Il est remarquable que

celle-ci, qui concerne une période immense de plus d'un million d'années en Afrique, et de 5

ou 600000 ans en Europe, va nous révéler les mêmes tendances lourdes dans ces deux

continents.

La région Rabat-Casablanca "est une des régions d'Afrique où l'on suit le mieux le

développement de l'Abbevillo-Acheuléen à partir de l'Olduvaien"21 ; les résultats donnés par

21
[Bordes, 1984-b p.166]L'Olduvaien (on dit maintenant Oldowayen) est synonyme de Paléolithique archaïque ;
le Paléolithique ancien est subdivisé par Bordes en Abbevillien et Acheuléen (lui même divisé en Acheuléen
ancien, moyen, évolué). A l'heure actuelle on ne parle plus que d'Acheuléen, l'adjectif abbevillien qualifie
uniquement un type de biface. (Dictionnaire de la préhistoire, article "Abbevillien")

105
Bordes22 montrent que les bifaces les plus anciens sont les abbevilliens. Les lancéolés et

quelques rares ovalaires apparaissent à la dernière période de l'Abbevillien. A l'Acheuléen

ancien, les formes grossières dominent toujours au départ, puis les arêtes commencent à se

régulariser, et des cordiformes apparaissent en nombre à la fin de la période ; à l'Acheuléen

évolué, les formes classiques dominent.

Une progression analogue est décrite pour l'Afrique orientale, dans l'ouvrage dirigé par

Garanger23 ; dans les niveaux acheuléens d'Olduvai, les bifaces sont d'abord globuleux, aux

arêtes sinueuses, et la section dans le plan largeur/épaisseur, qui était plus anciennement

principalement triangulaire ou losangique, devient biconvexe. Cela correspond, semble-t-il, à

un progrès dans l'aplatissement des faces ; mais des bifaces globuleux à section triangulaire

ou losangiques ne devraient-ils pas recevoir la dénomination de "pics"? Dans les derniers

stades, les pièces sont plus petites et plates en majorité, et les bifaces cordiformes dominent.

A Melka-Kunturé (Ethiopie), les premiers bifaces sont épais, façonnés sur galets. Plus tard, à

l'Acheuléen moyen, ce sont des ovales ou des cordiformes fréquemment taillés à partir

d'éclats ; l'arête est "torse" (S allongé), "caractère sans doute techniquement intentionnel"24. A

l'Acheuléen supérieur, les bifaces sont façonnés sur éclats, ils sont plats, et leur forme vue de

face est ovale ou elliptique ; si les mots devaient ici être pris au sens strict, cela signifierait

que dans le gisement en question (couche "Garba I" de Melka-Kunturé), les bifaces ont deux

axes de symétrie dans le plan longueur/largeur, comme il sied à un ovale ou à une ellipse.

Mais dans toute la littérature que j'ai pu consulter25, ce cas est rarissime, et ce serait une vraie

22
Bordes n'a pas fouillé lui-même ; il s'appuie sur les travaux de P.Biberson. Je donne dans le texte les noms de
périodes de Bordes, et non ceux de Biberson. (Bordes, op. cit. p.159)
23
[Garanger, 1992]
24
Id. p. 588. J'ai pu voir, dans les collections du Musée National de Préhistoire des Eyzies-de-Tayac, des bifaces
à arête torse du gisement de Moustier (Paléolithique moyen) ; la beauté et la régularité de ces arêtes ne laissent
pas de doute sur leur caractère intentionnel.
25
Comme parmi les nombreux bifaces originaires de Nubie que j'ai examinés aux Eyzies.

106
curiosité qu'il soit majoritaire dans un gisement. En ces 900000 années d'évolution à Melka-

Kunturé, la tendance est donc à l'aplatissement de plus en plus prononcé de l'objet, à la

régularisation de l'arête qui devient plane ou gauche, mais dans ce dernier cas volontairement

gauche (arête torse) et non pas ligne brisée chaotique ; la tendance est aussi à la régularisation

du bord (arête, vue dans le plan longueur/largeur) pour donner des formes "en amande" de

plus en plus nettes aux symétries manifestes.

Même temps considérable en Syrie, pour une évolution analogue, depuis le

Paléolithique inférieur ancien (-1million à -600000) jusqu'au Paléolithique inférieur récent (-

400000 à -200000)26 ; dans les premiers temps, quelques grossiers bifaces abbevilliens

apparaissent. Il faudra des centaines de milliers d'années pour que l'on fabrique des lancéolés,

et plus tard encore, dans la phase "récente", des ovalaires et des cordiformes. Une exception

importante est à signaler à Nadaouiyeh, toujours en Syrie, où Jean-Marie Le Tensorer et son

équipe ont mis au jour un gisement de plus de 10000 bifaces avec comme caractéristique que

les niveaux les plus anciens (entre 500000 et 400000 ans) comportent les objets les plus

finement taillés ; les niveaux plus récents donnent des bifaces grossiers, et même des

choppers27. Il faut remarquer toutefois que les niveaux anciens de Nadaouiyeh correspondent

au Paléolithique inférieur récent de Syrie28, et que le savoir-faire de beaux bifaces n'implique

pas l'obligation d'en produire.

D'après les résultats de fouilles de J.Guichard29 en Nubie, l'évolution se manifeste

d'abord dans les finitions : à l'Acheuléen inférieur, forte proportion de bifaces grossiers,

malhabiles, relativement peu élancés, avec peu ou pas de retouches secondaires, tandis qu'à

26
[IMA, 1993 p.20-22]
27
[LeTensorer, 1998]
28
D'après la chronologie présentée dans [IMA, 1993]
29
[Guichard, 1965]

107
l'Acheuléen supérieur, l'auteur s'enthousiasme30 pour un ensemble "très évolué, les pièces

atteignent parfois la perfection, elles sont presque toujours élégantes, souvent parfaitement

symétriques, avec des retouches de régularisation très nombreuses, très soignées."31

L'évolution se voit dans les formes ensuite ; à l'Acheuléen inférieur, il y a environ 42% de

bifaces grossiers (abbevilliens, ficrons, lancéolés grossiers) pour 13% de formes évoluées

(ovalaires, limandes, lancéolés, cordiformes …). A l'Acheuléen moyen, les mêmes

proportions passent respectivement à 21% et 41% dans l'un des gisements (n°401) et 8% et

80% dans l'autre (n°400 S).

En France, l'échelle de temps est réduite par rapport à celle de l'Afrique ; le

recensement de Bordes32 donne le même type de progression . Le gisement d'Abbeville, daté

peut-être de 700000, donne son nom à certains bifaces grossiers ; selon Bordes, nous l'avons

déjà mentionné, ils pourraient représenter une forme de transition entre les choppers et les

bifaces ultérieurs. Dans le site ancien de Saint-Acheul, on trouve encore des bifaces

abbevilliens, mais la forme lancéolée se précise, quelques limandes voient le jour, pourtant les

formes sont en général mal définies et la retouche grossière. Les sites de l'Acheuléen moyen

(Saint-Acheul, Cagny-La-Garenne, Atelier Commont) donnent des ficrons en grand nombre

dans les premiers niveaux, remplacés peu à peu par des formes plus évoluées, des objets plus

plats à section plus symétriques : amygdaloïdes, cordiformes, limandes à arêtes torses

"nettement intentionnelles" nous dit l'auteur, puis cordiformes ; la retouche s'affine jusqu'à

devenir "excellente". A l'Acheuléen supérieur et au Micoquien33, la tendance générale se

30
Je comprends cet enthousiasme après avoir vu certaines pièces aux Eyzies, pourtant datées de l'Acheuléen
moyen seulement.
31
Id. p.77.
32
[Bordes, 1984-a]
33
Le Dictionnaire de la préhistoire nous informe que le Micoquien est un Acheuléen final très évolué, et que sa
typologie est celle d'un Moustérien (nom traditionnel donné à l'industrie du Paléolithique moyen) de tradition

108
poursuit, avec l'apparition de "vrais" bifaces triangulaires. Les bifaces commencent donc

vraiment à se typer à l'Acheuléen moyen, époque où la découverte du percuteur tendre (bois

végétal ou animal, os) permet les retouches fines et l'amincissement des pièces.

Le gisement d'Atapuerca, en Espagne, semble typique d'une évolution constatée généralement

en Europe ; la taille bifaciale d'objets de grandes dimensions devient courante vers –400000,

avec des pics, bifaces et hachereaux, sans exclure des éclats retouchés.

5- Le mystère des bifaces.

Dans le passage de l'Oldowayen à l'Acheuléen, il y a donc un changement qualitatif

considérable ; on est passé d'un débitage principalement opportuniste d'éclats et d'une ébauche

de façonnage (choppers), donnant de petits outils, à une véritable sculpture de formes

standards aux symétries précises, donnant des outils relativement grands. Mais quelle est la

raison du changement ? La première idée qui vient à l'esprit est que les nouveaux outils

correspondent à de nouvelles fonctions ; encore faudrait-il que l'on connaisse les fonctions

précises des outils, ce qui n'est pas vraiment le cas. Nous avons vu au chapitre précédent les

réserves que l'on peut faire sur la tracéologie, qui se fonde sur l'aspect de la surface de l'outil

vue au microscope ; elle ne montre pas, en tout cas, de différence entre l'usage des artefacts

oldowayens et acheuléens. Il s'agit toujours d'activités de boucherie, de travail du bois34 et de

acheuléenne de type A. On s'y perd … et nous retiendrons seulement que le Micoquien est une phase transitoire
complexe entre le Paléolithique inférieur et le Paléolithique moyen.
34
Il ne reste bien sûr presque plus rien des objets en bois. Les plus anciens connus ont été trouvés récemment, en
Allemagne à Schöningen ; il s'agit de trois lances d'environ deux mètres, parfaitement conçues pour être de bons
javelots. Dans le même site, on a retrouvé des objets de bois, de 17 à 32 cm de long, de largeur maximum 36 à
42 mm, avec une fente à une extrémité, peut-être pour un emmanchement. L'ensemble est daté de –400000.
[Thieme, 1997]

109
raclage des peaux, sans que l'on puisse distinguer des outils spécialisés dans telle ou telle

tâche.

La deuxième idée que l'on peut avoir est que les nouvelles formes sont issues de

contraintes de fabrication ; elles seraient ainsi, selon cette conception, des formes obtenues

involontairement, automatiquement, comme le sont d'ailleurs, à mon avis, les formes

"polyédriques" et "sphéroïdales" du Paléolithique inférieur. L'idée est brillamment défendue

par l'ethnologue Franz Boas35 dans Primitive Art, ouvrage remarquable, trésor de documents

intelligemment présentés pour l'étude de la pensée primitive. Selon l'auteur,

"D'après nos connaissances sur les œuvres d'art des peuples primitifs, le sentiment de la
forme est inextricablement lié à l'expérience technique. Il ne semble pas que la nature offre
des idéaux formels -des types fixes qui sont imités- sauf quand un objet naturel est utilisé
dans la vie de tous les jours ; quand il est manipulé, éventuellement modifié par un
processus technique. Il semblerait que c'est seulement par ce biais que la forme s'imprime
dans le cerveau humain."36

Et plus loin,

"L'expérience technique et l'acquisition d'une virtuosité ont probablement mené à la


prédominance générale du plan, de la ligne droite et des courbes régulières telles que le
cercle et la spirale, car ces formes sont peu présentes dans la nature, si peu en vérité
qu'elles auraient par elles-mêmes peu de chances de s'imposer à l'esprit […] (l'essentiel)
semble être la possession d'une technique parfaite qui implique une grande précision et une
grande régularité de mouvement. Celles-ci en soi doivent nécessairement conduire à des
lignes régulières."37

J'approuve pleinement l'idée de Boas selon laquelle "le sentiment de la forme est

inextricablement lié à l'expérience technique", mais on ne peut le suivre lorsqu'il voit dans la

régularité des gestes l'origine de la régularité des formes. La régularité du geste du tailleur de

35
[Boas, 1955]
36
[Boas, 1955 p.11]
37
Id. p. 31-32

110
Lokalelei (figure III-2), opposée à la grande irrégularité des formes produites, fournit un bon

contre-exemple. Dans la taille du biface, il y a opposition et non accord entre le geste effectué

pour créer le bord d'une part et la forme de ce bord d'autre part ; les coups de percuteur (ou la

pression) s'exercent en effet orthogonalement au bord et non le long de celui-ci. Un bord

régulier en vue de face et plan en vue de profil n'est pas le fruit d'un lissage automatique,

conséquence immédiate du geste (comme ce serait le cas par exemple pour le rabotage du

bois, pour le polissage des haches du Néolithique, pour le récipient d'argile dont la forme

épouse le geste circulaire de l'artisan ou pour le mouvement de rotation qui crée le bâton

percé), mais il est un lissage "point par point" ; plus précisément, la forme est d'abord

grossièrement ébauchée, puis retouchée de plus en plus finement. Régulièrement, le tailleur

s'arrête, regarde son produit, réfléchit et dirige le geste suivant en fonction de l'image qu'il a

en tête ; ce processus, décrit par Elkin38 et par Pétrequin39, montre bien que c'est l'image

préalable qui dirige, et non le geste.

L'évolution historique réelle de la taille lithique est très intéressante ; dans un premier

temps, on cherche à atteindre la régularité dans le contour du biface, comme aussi peut-être

dans la surface des sphéroïdes, par enlèvements de plus en plus fins et par piquetage, c'est-à-

dire au fond "point par point", petit coup par petit coup : on cherche une continuité de forme

au moyen de gestes discontinus. Tout se passe ensuite comme si, une fois atteinte le mieux

possible cette régularité par des gestes discontinus, on se décidait à mettre en accord le geste

et la forme ; et l'on voit alors, au Paléolithique moyen, la technique Levallois produire

automatiquement des côtés rectilignes de triangles, puis au Paléolithique supérieur, la

technique laminaire produire d'un seul coup des lignes droites. Bien plus tard encore, au

Néolithique, le polissage des tranchants de haches, puis des haches entières, met enfin

38
[Elkin, 1967 p.72]
39
[Pétrequin, 1993]

111
complètement en accord la forme et le geste ; mais même là, le polissage n'est qu'une finition,

il n'intervient qu'après le débitage bifacial classique "point par point" de l'outil.

Que reste-t-il alors si le nouveau "concept" bifacial ne peut s'expliquer ni par la

fonction, ni par la contrainte de fabrication de l'outil ? On entend parfois que les tailleurs

acheuléens auraient copié des formes naturelles, des feuilles par exemple, ou bien se seraient

laissé guider par des symétries naturelles, comme celles du corps humain. Mais ce genre

d'explication ne résout pas le problème, il le déplace seulement ; pourquoi en effet copier des

feuilles alors qu'on veut des outils ? Pourquoi copier telle forme plutôt qu'une autre ?

Pourquoi copier toujours la même forme plutôt que de se laisser influencer par l'infinie variété

des formes naturelles ? La symétrie, elle non plus, n'a rien de si frappant et de si universel ; et

dans le corps humain, il y a une symétrie vue de face, mais pas de profil, contrairement au cas

des bons bifaces. Quant à copier des symétries, l'affaire est complexe : il faut d'abord être

capable d'analyser abstraitement un objet donné, mettons le corps humain, c'est-à-dire de le

séparer en deux sous-espaces de même grandeur par rapport à une ligne imaginaire qui joint le

nez au nombril, et il faut ensuite reproduire plusieurs fois (de face et de profil) cette structure

dans un autre contexte. On ne peut pas croire à la spontanéité de l'intelligence sous-jacente à

ce comportement. Curieusement, Franz Boas, qui se prononce contre la théorie de la copie des

formes puisque :

"Rien n'indique que la simple contemplation de la nature ou des objets naturels produise
un sens de la forme déterminée. Rien n'indique non plus qu'une forme stylistique définie
apparaisse comme un pur produit de l'imagination du travailleur, non guidée par son
expérience technique qui porte la forme à sa conscience."40

y revient pourtant, d'une certaine façon, pour expliquer les symétries très présentes dans l'art

primitif en général, en faisant l'hypothèse d'une transposition de la symétrie corporelle et des

symétries naturelles :
40
[Boas, 1955 p.11]

112
"Je suis tenté de prendre cette condition [le fait que nos gestes obéissent souvent à une
symétrie gauche-droite et droite-gauche] pour l'une des causes fondamentales,
d'importance égale à la vision de la symétrie du corps humain et de celui des animaux ;
non que les motifs soient faits par la main droite et la main gauche, mais que la
sensation des mouvements de droite et de gauche conduisent à une sensation de
symétrie."41

Il explique en outre la rareté des symétries d'axe horizontal et la fréquence des symétries d'axe

vertical dans l'art par les mêmes dispositions dans la nature. Cela n'arrange guère nos affaires

dans le problème de l'évolution de l'outillage lithique, puisque la symétrie y est plutôt

passagère : absente de l'Oldowayen, elle triomphe à l'Acheuléen et disparaît à nouveau

ultérieurement. Il faudrait rendre compte du fait que la "sensation de symétrie" n'a imposé sa

loi que momentanément.

C'est donc l'échec ; avouons que nous ne connaissons pas la raison de cette floraison

universelle des bifaces, durant des centaines de milliers d'années, ni même la raison de leur

disparition progressive un peu partout au profit d'un nouveau "concept", celui du débitage

systématique. Les bifaces sont à l'histoire de l'outillage ce que sont les dinosaures à l'histoire

des animaux. Mais si leur "raison" est inconnue, peut-on au moins décrire une progression du

chopper (taille unifaciale) au chopping-tool (taille bifaciale), et de celui-ci au biface ultérieur

? Le biface peut en effet être imaginé comme un chopping-tool dont la taille est de plus en

plus envahissante, jusqu'à ce qu'elle ne laisse qu'une zone négligeable de cortex (figure IV-8).

Les avis sont partagés là dessus ; les gisements marocains décrits par Bordes42 semblent

présenter une belle progression : taille "unidirectionnelle" (unifaciale) dans les couches les

plus anciennes avec ébauches de chopping-tools, puis, au fur et à mesure de l'avancée dans le

temps, tailles "bidirectionnelle" (chopping-tools) puis "multidirectionnelle" (polyèdres et


41
Id. p.33
42
[Bordes, 1984-b p.159]

113
sphéroïdes) de plus en plus fréquentes ; d'un autre côté, apparition de bifaces très grossiers.

Bordes43 émet l'hypothèse que le biface dérive du chopping-tool pointu par développement de

la retouche couvrante ; à Olduvai, qui offre pour le Paléolithique ancien "une des plus belles

séquences du monde"44 de sites archéologiques avec une progression d'au moins 900000 ans,

certains choppers, dès les couches les plus anciennes, sont largement taillés sur les deux faces

et ne gardent que peu de cortex. Certains sont même qualifiés par Mary Leakey, l'auteur des

dessins reproduits par Bordes, de "proto-bifaces"45, suggérant ainsi l'idée d'une évolution du

chopper au biface (figure IV-8).

Figure IV-8 : protobifaces, pouvant être considérés comme intermédiaires entre


choppers et bifaces. Olduvai. Dessin Anne Spanek d'après [Bordes, 1984-b].

43
[Bordes, 1984-a p.11]
44
[Bordes, 1984-b p.206]
45
Id. p.209 à 211.

114
Il est certain en tout cas qu'en avançant dans le temps on constate une proportion de

plus en plus grande de bifaces dans l'outillage, au détriment des choppers. Mais que

l'évolution du chopper au biface se soit faite progressivement ou soudainement, il y a, en fin

de compte, de l'un à l'autre, un bond qualitatif : le bord taillé informe du chopper est devenu,

avec le biface, la ligne de contour reconnaissable et voulue d'un objet qui ne ressemble plus

au galet (ou au gros éclat) initial, cette ligne tend à se situer dans un plan et plusieurs plans de

symétrie se font jour. Le débitage de plus en plus envahissant n'explique pas la nouveauté des

symétries, de la tendance au caractère plan du contour, et des formes spécifiques de celui-ci,

ni l'augmentation importante de la dimension des outils.

6- La géométrie sous-jacente.

En analysant les évidences géométriques en formation, nous suivrons le plan tracé au

chapitre précédent : lieu du travail (espace), plan de travail (structuration de l'espace), et

produit du travail (les formes). S'il est difficile de distinguer une évolution dans l'industrie

oldowayenne, elle existe incontestablement dans l'industrie acheuléenne, et la description

historique et factuelle passablement fastidieuse des paragraphes précédents était indispensable

pour établir solidement ceci : les meilleurs produits ne sont pas des exceptions dues à des

habiletés particulières, mais l'aboutisement d'efforts manuels et intellectuels de centaines de

milliers d'années, pour une meilleure soumission de la pierre à la volonté humaine (lieu du

travail), des meilleures symétries et un caractère plan bien affirmé du contour (plan de

travail), et des formes plus raffinées (produit du travail).

Lieu du travail, tout d'abord : parlant au chapitre précédent du galet que l'ouvrier

oldowayen va débiter ou transformer en chopper, je l'ai qualifié de première "page blanche",

115
d'espace local abstrait dans la mesure où la forme naturelle du galet est niée. La négation le

transforme en lieu de création original, jouet de la volonté humaine ; cette tendance

s'approfondit évidemment avec la taille acheuléenne, puisque l'ouvrier détruit totalement ou

presque totalement la forme initiale du galet ou du gros éclat, pour lui en imposer une qui

figure au préalable, comme idéalité, dans son cerveau. L'abstraction, qui existe

incontestablement, est cependant peu profonde ; car s'il est vrai que l'objet final existe sous

forme idéale dans le cerveau de l'artisan, cette idéalité est tout de même pratiquement en

permanence visible. Je veux dire par là que, partant du galet ou du gros éclat initial, on le

travaille certes entièrement au percuteur dur avant de l'affiner au percuteur tendre, mais c'est

toujours grosso-modo la même forme que le créateur du biface a sous les yeux ; cette forme

est seulement affinée progressivement, un peu comme l'on passe d'une vision floue à une

vision nette par manipulation de l'objectif photographique.

Plan de travail, ensuite. Il est remarquable par deux traits spécifiques :

l'indissociabilité des trois dimensions et l'action symétrique. On trouve en effet dans le produit

fini un volume de forme prédéterminée (forme générale de poire ou d'amande, puis lancéolée,

cordiforme, ovalaire, triangulaire etc.), deux surfaces ayant un axe de symétrie (ou tendant à

en avoir un), et une ligne (le pourtour) fermée plane, ou tendant à devenir telle. Ce sont trois

tâches qui sont menées de concert : l'action sur le volume crée deux surfaces courbes (les

deux faces) qui elles-mêmes, par intersection, crèent une ligne fermée (le contour).

Contrairement d'une part au débitage oldowayen antérieur, on ne se contente plus d'un travail

partiel sur la surface du galet, stoppé dès l'apparition d'un tranchant convenable ; il s'agit

maintenant d'un objet travaillé dans sa totalité physique (il est complètement décortiqué) et

structurelle (volume, surface, ligne), et donc pensé selon les trois dimensions de l'espace.

Contrairement d'autre part au débitage systématique ultérieur, on ne travaille pas le volume

d'abord, la surface ensuite et la ligne pour terminer. Si la surface et la ligne sont bien des buts

116
explicites, et il serait évidemment absurde de prétendre qu'elles sont confondues dans l'esprit

du travailleur, le travail lui-même ne les sépare pas en lieux d'action successifs puisque les

retours en arrière (réajustages) peuvent être nombreux. L'espace n'est pas séparé sous-espaces

autonomes de dimensions inférieures ; la création du biface se fait solidairement dans les trois

dimensions, ce qui signifie en particulier qu'il n'y a pas à proprement parler de "dessin" du

pourtour du biface.

Le plus important dans le plan de travail, me semble-t-il, est l'action symétrique ; la

taille acheuléenne, dans ses meilleurs produits, réussit à faire un pourtour plan (le tranchant)

par des enlèvements de matière, "pareils de chaque côté". L'espace est "également" aménagé

de chaque côté du tranchant en voie de formation. L'action symétrique crèe le plan du

pourtour, qui donne à l'objet une symétrie en vue "de profil", et cette démarche pratique est

l'inverse de la démarche théorique actuelle : le géomètre définit la symétrie par rapport à un

plan préexistant, alors que l'artisan erectus crée le plan par action symétrique préexistante.

Comme on le sait, les bifaces présentent une deuxième symétrie, en vue "de face", par

rapport à un plan perpendiculaire au premier. Si l'on peut justifier la première par la nécessité

de créer un pourtour plan, il est plus difficile de le faire dans le cas de la seconde ; et pourtant,

c'est elle qui frappe l'observateur, qui est célebrée par tous les préhistoriens et qui contribue à

faire ranger les bifaces réussis dans la catégorie des œuvres d'art ! De plus, alors que le plan

de la première symétrie est matérialisé plus ou moins grossièrement par le pourtour, celui de

la deuxième est purement imaginaire (idéal, non tracé), au moins en fin de période.

J'avancerai ici une hypothèse, celle d'un passage des pics triédriques aux bifaces, via les

bifaces abbevilliens ; il est remarquable que dans ces objets grossiers, les enlèvements d'éclats

de chaque côté en vue de face peuvent produire spontanément une ligne plus ou moins

chaotique qui partage à peu près la face en deux parties égales (figure IV-9). Visible dans les

pics, dans certains abbevilliens et lancéolés, elle peut apparaître encore dans des formes plus

117
fines ; il est remarquable qu'elle apparaisse à nouveau dans certaines feuilles et pointes à cran

solutréennes, où les enlèvements sont tellement réguliers que les bords internes dessinent cet

axe. Cette ligne, inutile dans l'économie générale de l'objet, aurait disparu avec la tendance à

affiner les deux surfaces dont l'intersection crée le tranchant, pour ne rester là que comme axe

imaginaire de symétrie, avec peut-être une fonction esthétique (nous en reparlerons).

Figure IV-9 : les enlèvements bilatéraux peuvent tendre à créer un axe de symétrie visible en vue de
face. En haut à gauche : pic. En bas à droite : pointe à cran solutréenne. Les autres objets sont des
bifaces. Dessin Anne Spanek.

Les symétries des bifaces, dont personne au fond n'a encore percé le secret (la raison),

reflètent en tout cas des "évidences", ou réflexes cérébraux, de grande importance ; car les

118
symétries réussies résultent d'une comparaison de grandeurs. Il faut, par exemple, que l'espace

situé à droite de l'axe (imaginaire) de l'objet en vue de face soit égal à l'espace situé à sa

gauche ; cette comparaison est purement cérébrale, car il ne peut être question de mesure46 ni

de vérification concrète au moyen d'un pliage, par exemple. Il y a incontestablement une

jauge intellectuelle des grandeurs, non pas l'idée de grandeur elle-même mais au moins de

classes de grandeurs ; cela est tout à fait différent d'un sens spontané, sensible, animal même,

qui fait que l'on choisit un galet de la bonne taille, c'est-à-dire qui tient dans la main. Nous

assistons à l'émergence d'un des concepts fondateurs de la géométrie, incrusté dans les replis

de notre cerveau comme capacité cérébrale depuis un bon million d'années ; et si on se laisse

guider par l'évolution, depuis la vague symétrie grossière des premiers pics et bifaces

abbevilliens jusqu'au raffinement des superbes "amandes" de la fin du Paléolithique inférieur,

on dira que le travail crèe cette capacité et que celle-ci à son tour le guide, dans une

interaction permanente des deux.

Résultat du travail, les formes obtenues, enfin. L'arête latérale peut dessiner une ligne

fermée, qui tend à devenir plane. L'ensemble est assez monotone, avec une forme générale

"en amande", mais de nombreux exemplaires, en fin de période, témoignent de la recherche

spécifique et de la production standardisée d'une forme bien déterminée ; celle-ci, forme de

l'arête latérale en vue de face, ne peut être un produit accidentel de l'action symétrique. Sans

aucun doute, le but de l'artisan n'est pas seulement de produire un tranchant, ou un objet à

deux plans de symétrie, mais également une figure authentique avec les beaux bifaces de

l'acheuléen évolué. Mais la forme générale et les formes évoluées, plus spécifiques, ne

peuvent être reproduites que grâce à un autre réflexe cérébral, celui de la proportionnalité.

46
Elkin dit que le vocabulaire des aborigènes australiens ne comporte aucun terme qui indique une mesure,
superficie ou distance ; cependant, un voyage peut être évalué par le nombre d'étapes, mais sans souci d'égalité
des distances parcourues à chaque étape [Elkin, 1967 p.276]. Il est raisonnable d'admettre que si la mesure est
inconnue de chasseurs-cueilleurs contemporains, à fortiori l'était-elle des hommes du Paléolithique inférieur.

119
Sans rapports suffisamment constants47 des diverses dimensions d'un objet, il ne peut y avoir

de forme standardisée. La comparaison des grandeurs, en vue de leur égalisation, décelable

dans le plan de travail, est donc contemporaine d'une autre jauge, celle des rapports de

grandeurs.

Espace, comparaison de grandeurs, proportionnalité, et création de figures : palmarès

impressionnant ! Mais il faut encore une fois maintenir la distance ; contrairement à beaucoup

de préhistoriens trop enthousiastes, je tiens en effet pour totalement erroné de parler, au stade

où nous en sommes, de connaissance de l'espace, voire de géométrie euclidienne48. L'espace

dont nous parlons ici n'a rien à voir avec l'espace vide des peintres perspectivistes de la

Renaissance ; il n'est qu'un lieu de travail, il n'est que de pierre et il n'est que local. En outre,

la géométrie euclidienne est affaire de concepts éventuellement applicables à toutes sortes

d'objets ; ici au contraire, les notions géométriques collent encore à la pierre, et rien ne permet

de penser qu'elles en furent détachées pour être appliquées ailleurs. Elles ne sont là qu'à titre

de réflexes mentaux, patiemment élaborés dans l'interaction main-cerveau ; il s'agit d'un

apprentissage cérébral, d'une base cognitive certainement indispensable pour une mutation

ultérieure en concepts, mais d'un apprentissage seulement et dans un contexte technique bien

précis.

Un argument très solide en faveur de la non-conceptualisation est que le travail était selon

toute vraisemblance un processus silencieux. On ne connaît pas l'époque d'apparition du

langage articulé, mais comme les exemples ethnographiques (donc à rapprocher du

Paléolithique supérieur ou du Néolithique naissant) appuient la thèse du silence, il est

raisonnable d'en déduire qu'il en était de même pour les époques antérieures. L'enseignement,

47
Et, dans le cas des bifaces, beaucoup plus nombreux que ceux que François Bordes a mis en avant.
48
[Jelinek, 1989 p.89], [Rudgley, 1999 p.88], [Schick, 1994 p.133]

120
d'abord, ne se fait pas par des discours, mais par l'exemple49; "l'apprentissage se fait tard, vers

16-18 ans, par simple imitation des plus âgés, avec parfois des conseils et quelques

rectifications sur pièces"50. Il s'agit là de l'apprentissage proprement dit, lui-même

probablement précédé de jeux ; chez un autre peuple de Nouvelle-Guinée, les enfants

s'amusent à imiter les anciens dès l'âge de 4-5 ans, commencent à travailler pour de bon vers

15 ans et sont capables, vers 16 à 18 ans, de rapporter au village les premières ébauches de

haches polies. L'entraide entre travailleurs adultes, de même, est silencieuse ; et enfin il ne

semble pas y avoir nécessairement de mots liés au travail et à ses résultats. En Nouvelle-

Guinée, nous raconte Pétrequin, on retrouve les jeunes sélectionnés pour leurs aptitudes

techniques

"assis à côté des tailleurs expérimentés, reproduisant, plus ou moins bien, les mêmes
successions gestuelles ; de temps à autre, un spécialiste âgé reprend en main leur ébauche,
la critique et la taille à nouveau pour la régulariser … Nous n'avons aucun indice qu'il
existe, dans le vocabulaire des Una, des termes spécialisés pour faire passer les savoir-faire
et les connaissances de la taille de la pierre. Lorsqu'intervient un problème de taille
difficile à résoudre, une ébauche peut passer entre les mains de plusieurs spécialistes, et
chacun essaie de résoudre le problème avec sa technique particulière … on discute toujours
pièce en main, en mimant ce que l'on propose de faire ; en cas d'échec, l'ébauche est
donnée à un autre tailleur, sans commentaire. Mais ces spécialistes sont passionnés par leur
travail et en tirent une réelle fierté. Ils sont prêts à passer des heures à montrer et à montrer
encore un geste, une position, un enchaînement technique, jusqu'à ce que l'interlocuteur
puisse le reproduire."51

Certains aborigènes australiens sont pleins de bonne volonté lorsque

l'ethnologue les interroge sur leur travail lithique, mais ce genre de questions les étonne ; pour

leur masse d'outils, ils n'ont que deux noms, purpunpa pour les outils à tranchant peu aigu et

49
[Hallpike, 1979 p.103]; Wynn [Wynn, 1993]signale la même chose pour la formation des tisseurs et des
forgerons chez les Navajos, et chez les Duna pour la pierre taillée. Pour J.Pellegrin, les formes et les schémas
sont en mémoire, et il n'y a pas de doute que l'observation des aînés par les jeunes était le moyen d'acquérir une
telle mémoire. [Pellegrin, 1993]
50
[Pétrequin, 1993 p.106]
51
Id. p.244-245

121
tjimari pour un tranchant aigu52 ; leur vocabulaire, quand on parle avec eux de leurs outils,

lorsqu'ils les font ou les utilisent, n'a rien à voir avec leur taille, la matière première et la

retouche53. D'autres tribus, cependant, qui pratiquent un débitage laminaire classique bien

dans les règles, peuvent parler avec quelque précision des propriétés des éclats et des

différentes matières brutes54, mais on est évidemment loin d'un vocabulaire précis reflétant

des concepts autonomes de figure et d'espace.

Le processus silencieux de la taille est en contraste frappant avec le processus très

bavard de son incorporation dans la pensée mythique-rituelle des chasseurs-cueilleurs et des

agriculteurs rudimentaires. D'après M.Eliade, "il est inconcevable que les outils [de pierre]

n'aient pas été chargés d'une certaine sacralité et n'aient pas inspiré nombre d'épisodes

mythologiques"55. Les Esquimaux, rapporte M.Oliva, "croient que l'animal aime à être tué par

une arme bien élaborée"56 ; en Nouvelle-Guinée, les haches polies et les éclats sont utilisés

concurremment pour le travail du bois, mais seules les haches ont une valeur d'échange

comme dot, comme paiement compensatoire ou dans les échanges cérémoniels. De plus,

"comme dans d'autres parties de la Mélanésie, une partie des haches étaient en fait

délibérément fabriquées en tant qu'objets d'art, généralement comme haches cérémonielles"57

et "nous pouvons considérer la forme standardisée de la hache de pierre comme une

composante esthétique qui reflète un aspect non utilitaire"58. Le travail lui-même pouvait être

plus ou moins ritualisé ; Gould59 rapporte que des aborigènes australiens "ont des chants

spéciaux, chantés à la pierre avant le débitage des lames". Pétrequin signale que la roche de la

52
[Gould, 1980 p.119]
53
Id. p.120.
54
Id.
55
Cité dans [Otte, 1993 p.31]
56
[Oliva, 1984]
57
[Strathern, 1969 #362]. Voir aussi [Pétrequin, 1993 ]
58
Id.
59
[Gould, 1980 p.120]

122
carrière est appelée "la mère des haches" et que dans certaines régions "les spécialistes de la

taille décrivent en chantant … de quelle manière la future lame d'herminette vient au monde

et sort du ventre de sa mère"60. Dans une autre région de Nouvelle-Guinée, seuls les initiés

connaissent le nom secret des esprits femelles pourvoyeurs de lames de pierre ; le jour décidé

pour l'exploitation, il faut commencer par un rite interdit aux non-initiés, et après cela

seulement tous les hommes peuvent se mettre au travail61.

Ces relations sont extrêmement intéressantes si on les rapproche de l'aspect silencieux,

purement gestuel, de l'éducation et de la "discussion" entre spécialistes de la taille ; il n'y a pas

de mot qui incorpore une pensée liée au travail, mais il y en a profusion pour l'indispensable

rituel afférent. Ce qui affleure donc à la conscience n'est pas le concept technique ni à fortiori

géométrique, mais un concept mythique général saisissant l'activité lithique comme un

enfantement issu de la "mère des haches" ; les mots, et donc la pensée, sont réservés aux

analogies globales, architectes d'un grand Tout anthropomorphe, mais n'ont encore rien à faire

de concepts spécialisés liés à une activité particulière. Les évidences géométriques sont bel et

bien là comme réflexes mentaux acquis, et non comme pensées.

Dans le même ordre d'idées, T.Ingold62 théorise ainsi un aspect "divinatoire" de l'outil

de pierre, en s'appuyant sur l'exemple des indiens Cree : comme dans la pensée des chasseurs-

cueilleurs le monde est un monde de volontés, les outils, affirme-t-il, sont des intermédiaires

entre ces volontés, et non de simples agents d'action sur la matière. L'animal tué s'est en

réalité offert au chasseur, et si la flèche manque sa cible, c'est que l'animal ne veut pas entrer

en relation avec lui ; "par là, l'instrument de chasse a le même but que l'instrument de

divination, qui est de révéler l'intention cachée d'agents non-humains … "63. Peut-être, ici

60
Petrequin, op. cit. p.117.
61
Id. p. 223 à 227.
62
[Ingold, 1993]
63
Id.

123
aussi, comme chez les Esquimaux, l'animal exige-t-il un outil-intermédiaire répondant à des

canons esthétiques précis !

Si, en remontant jusqu'à nos ancêtres du Paléolithique inférieur, il est plus

qu'hasardeux de leur attribuer une pensée mythique-rituelle, sorte de chanson de geste

intellectuelle qui incorporerait et magnifierait la gestuelle lithique, il est permis en revanche

de leur attribuer un souci esthétique. C'est une composante clairement présente dans des

époques plus tardives, nous venons de le voir ; les exemples abondent de circuits d'échange

d'objets "de luxe" qui ne quittent jamais ce statut pour redescendre dans la sphère utilitaire.

Certains beaux bifaces furent-ils des objets de luxe, amoureusement sculptés, précieusement

conservés ou intégrés dans des circuits d'échange ? Cela pourrait expliquer les amas retrouvés

de milliers de bifaces apparemment très peu ou pas du tout utilisés, ainsi que leur

extraordinaire diffusion dans tout l'ancien monde. Le biface n'est alors que bel objet64, source

d'un plaisir esthétique indépendant de sa matière et de sa fonction originelle ; si tel est le cas,

il s'agit d'un changement qualitatif considérable, puisque pour la première fois la forme créée

est un objet purement cérébral, la forme pour le plaisir, la forme pour la forme. De cette

indépendance naissante à la géométrie euclidienne, il y a loin ; il n'empêche, il serait agréable

de pouvoir penser que l'une de ses racines fut l'amour du beau : non pas la beauté contemplée

(formes naturelles), mais la beauté créée.

-oOo-

64
Voir par exemple les figures I-1 et IV-5.

124
CHAPITRE V

DEBITAGE SYSTEMATIQUE. INDUSTRIE MOUSTERIENNE ET LAMINAIRE.

Avec les premiers tranchants (chapitre III) et les bifaces (chapitre IV), nous avons

parcouru deux millions d'années ; avec le débitage systématique, nous parcourrons encore

quelques centaines de milliers d'années, jusqu'aux portes du Néolithique. C'est un véritable

système que nous allons voir se former, riche de géométrie sous-jacente.

Lorsqu'il se met au travail pour faire un biface, le tailleur, qu'il parte d'un galet, d'un
bloc ou d'un gros éclat, ne projette la forme que d'un seul objet, son biface. Il va d'abord
réaliser une ébauche en enlevant de gros éclats au percuteur dur, puis affiner par une retouche
délicate au percuteur tendre ou à la pression ; parmi les nombreux déchets de taille, certains
pourront être utilisés comme couteaux ou racloirs, si leur morphologie le permet, mais ils ne
sont pas le but de l'activité. S'il se présente de bons éclats, tant mieux, sinon tant pis.
Mais en même temps que se réalisent des bifaces de plus en plus savants, durant les
centaines de milliers d'années du Paléolithique inférieur, une nouvelle tendance apparaît
progressivement pour s'affirmer à la fin de la période et supplanter devenir hégémonique aux
Paléolithiques moyen et supérieur : le but de la taille devient l'éclat, et le nucléus est préparé
de façon à obtenir des éclats de formes prédéterminées au moyen d'une technique
systématique. Le projet du biface se traduit par la pré-vision idéale, dans le cerveau de
l'opérateur, d'un seul objet découpé dans le nucléus. La pré-vision est maintenant nettement
plus complexe puisqu'elle anticipe plusieurs objets de formes voulues dans un même nucléus :
éclats Levallois, lames et lamelles, et plus tard microlithes.

L'évolution paraît être lente et commencer très tôt. Dans les gisements du Maroc, des
germes de débitage Levallois sont signalés dès l'Acheuléen ancien, mais la technique n'existe
vraiment qu'à l'Acheuléen évolué1. En même temps, le nombre de bifaces diminue nettement

1 [Bordes, 1984-b]

125
par rapport à celui des éclats intentionnels. Bordes2 discerne également des éclats Levallois ou
"proto-Levallois" à Saint-Acheul dès les périodes les plus anciennes ; le débitage
systématique s'affirme progressivement, mais jusqu'à l'Acheuléen moyen inclus, "le nombre
d'outils sur éclats est faible par rapport aux bifaces qui semblent encore dominants"3, alors
que la tendance s'inverse à la fin de l'Acheuléen moyen et à l'Acheuléen supérieur.

Il ne peut être question ici, contrairement au cas du passage chopper/biface, d'une


possibilité de transition d'une technique à l'autre, dans le sens d'une taille de biface se
transformant progressivement en débitage systématique. Les méthodes de préparation du
nucléus, les enlèvements d'éclats et l'objet fini ne montrent pas de changement graduel d'une
technique à l'autre ; les deux ne font que coexister un temps, et la seconde finit par prendre le
pas sur la première. Le changement est radical, il y a changement de "concept", comme disent
certains préhistoriens, mais cela ne signifie pas que le façonnage bifacial n'ait pu être un
préalable nécessaire, comme nous allons le voir.

1- Le débitage Levallois

Il a été remarqué très tôt4 par les préhistoriens, frappés par l'habileté qu'il manifeste et
par son universalité relative, puisqu'on le rencontre partout dans l'ancien monde. La définition
la plus simple est celle de Bordes5, donnée en 1961 : l'éclat Levallois est un éclat à forme
prédéterminée par une préparation spéciale du nucléus avant l'enlèvement de cet éclat. La
définition met l'accent sur la prédétermination de la forme de l'éclat ; mais il n'y a rien de
nouveau dans la prédétermination d'une forme, puisqu'un tel phénomène se produit déjà dans
le cas des bifaces. La seule nouveauté serait donc le caractère automatique de l'obtention de
cette forme, puisque l'éclat est obtenu avec une seule frappe, tandis qu'elle était obtenue

2 [Bordes, 1984-a]
3 Id. p.24.
4 Boucher de Perthes, 1857.
5 [Bordes, 1988]

126
laborieusement, point par point, par des retouches de plus en plus fines sur une première
ébauche du biface. La définition a été récemment complètement revue par Eric Boëda, qui
met au fond l'accent sur une nouvelle conception géométrique, plutôt que sur une nouvelle
technique, celle-là déterminant celle-ci : "le nucléus est conçu en deux surfaces distinctes,
sécantes, de convexités opposées, dont l'intersection s'inscrit dans un plan dans lequel se fera
le débitage des enlèvements prédéterminés."6 (Figure V-1). L'une de ces surfaces, dite
Levallois, est mise en forme pour guider le détachement d'un ou de plusieurs éclats de formes
voulues ; l'autre, dite surface de préparation des plans de frappe, "joue le rôle de plan de
frappe pour les enlèvements prédéterminants et prédéterminés"7. L'espace compris entre la
surface Levallois et le plan d'intersection des deux surfaces est une sorte de tranche de
nucléus au sein de laquelle on débitera un ou plusieurs éclats8, 3 ou 4 au maximum ; si on
détache plusieurs éclats, la forme de chacun est prédéterminée par la préparation de la surface
Levallois, et il est prédéterminant parce que son "négatif" influe sur la forme du prochain
éclat. Lorque la tranche est épuisée, on peut retravailler le nucléus, comme décrit ci-dessus,
c'est à dire créer deux nouvelles surfaces de façon à produire une seconde tranche à débiter, et
ainsi de suite.

6 [Boëda, 1994 p.13]


7 Id.
8 Si, après préparation, on enlève un seul éclat, qui couvre donc une grande partie de la "surface levallois", on
parle de "débitage linéal" ; si on enlève plusieurs éclats, le débitage est dit "récurrent". [Boëda, 1994]

127
Figure V-1 : Schéma théorique du débitage Levallois. D'après [Boëda, 1988].
a et b : enlèvement d'un éclat sur la première surface, aménagement d'un second plan et débitage d'un
second éclat.
c et d : enlèvement de plusieurs éclats sur la première surface, aménagement d'un second plan et
débitage d'une deuxième série d'éclats.

Reprenons un instant la définition ci-dessus de Boëda ; dans sa première partie, il est


question de nucléus conçu en deux surfaces de convexités opposées, et dont l'intersection est

128
plane. Si l'on s'en tient là, qu'est-ce d'autre que la "conception" d'un biface, la forme du
pourtour mise à part ? Les deux surfaces sont travaillées, complètement en ce qui concerne la
surface Levallois, partiellement en ce qui concerne la surface de préparation des plans de
frappe, de façon à obtenir une intersection plane ; c'est donc à une variété de façonnage
bifacial, et du meilleur, que nous avons à faire. Le pourtour plan est en effet une conquête de
centaines de milliers d'années de travail. Il semble donc que le savoir-faire acheuléen, sous la
forme de façonnage bifacial local du nucléus, soit une base indispensable de la taille
Levallois, ce qui expliquerait la succession historique de l'un à l'autre. On pourrait avoir
remarqué, en particulier lors de la taille des bifaces au percuteur tendre, une certaine
uniformité des éclats obtenus, uniformité d'ailleurs parfaitement manifeste dans les produits
haut de gamme du Paléolithique supérieur que sont les feuilles solutréennes et certaines
pointes ; l'attention, de ce fait, se serait détournée du façonnage vers le débitage de formes
prédéterminées.
C'est dans la deuxième partie de la définition de Boëda que réside la nouveauté : le plan,
intersection des deux convexités, n'est pas que le lieu plus ou moins réussi d'un pourtour de
biface, mais un nouveau lieu de travail. Une fois le plan épuisé, ou bien le nucléus est
abandonné, ou bien on le réaménage en préparant un deuxième plan parallèle au premier.
Nous avons donc une technique qui s'appuie sur une décomposition idéale (intellectuelle)
préalable d'un objet, le nucléus, en tranches parallèles, les tranches donnant à leur tour un ou
plusieurs objets de formes prévues. L'histoire ne dit pas, à ma connaissance, si on peut déceler
une évolution de la conception d'une seule tranche à celle de plusieurs tranches, ou d'un
débitage linéal à un débitage récurrent ; de deux sites examinés par Eric Boëda, Biache-Saint-
Vaast et Corbehem (Nord de la France), c'est le plus ancien (le premier) qui montre le
débitage Levallois le plus savant : récurrent et réaménagements successifs.

Parlons maintenant d'un autre aspect de la taille Levallois, à savoir la forme


prédéterminée de l'éclat. Les formes recensées sont celles de quadrilatères, de rectangles, de
disques ou d'ovales et surtout de triangles ; ces qualificatifs me semblent souvent très forcés,
au vu de la documentation disponible (Figure V-2), tant certains éclats sont informes, sauf

129
dans le cas des triangles (pointes Levallois) et celui des rectangles. On a peut-être exagéré cet
aspect, mais cela n'a pas une grande importance et ne détruit pas les caractères fondamentaux
de ce type de travail : il s'agit d'obtenir des éclats relativement fins, au moyen d'un débitage
ordonné du nucléus par tranches parallèles successives, dans le but d'obtenir des outils qui
exigeront éventuellement une retouche ultérieure. De ce fait, sauf dans le cas des triangles
(pointes Levallois) et des "rectangles" (lames Levallois), la forme initiale de l'éclat n'a pas
besoin d'une grande standardisation ; l'éclat Levallois pourra être transformé en racloir, en
grattoir, en couteau, en support d'encoches ou de denticulés. Mais si l'on souhaite réaliser une
pointe, il est plus économique de partir d'un éclat triangulaire, mais ce n'est pas toujours le cas
: on peut très bien avoir une lame Levallois (un rectangle) retouchée en pointe9.

9 [Bordes, 1988 planche 11]

130
Figure V-2 : types d'éclats Levallois.
Ligne du haut : éclats informes.
Deuxième ligne : pointes non retouchées.
Troisième ligne : pointes retouchées.
Ligne du bas : lames. Dessin Anne Spanek d'après (Bordes, 1988)

Le cas des rectangles est intéressant, parce qu'il ne témoigne pas seulement d'une
décomposition idéale du nucléus en tranches parallèles, mais également d'une décomposition
régulière de la tranche en rectangles dans une sorte de quadrillage idéal. Le schéma décrit par
Tixier10 est théorique (Figure V-3), et je ne sais pas quelle est sa fréquence réelle ; le fait qu'il
faille au préalable un nucléus "à silhouette rectangulaire" me fait penser que le cas doit être

10 [Tixier, 1980 p.51]

131
assez rare. Pour les triangles, la technique de "découpage" mérite d'être signalée (Figure V-4)
parce qu'elle réalise une sorte de dessin préalable dans le plan de débitage avant la frappe
décisive qui détachera le triangle : une fois prête la surface Levallois, c'est à dire la
"convexité" objet du débitage, on enlève deux éclats adjacents qui créent une première
nervure ; l'enlèvement suivant crée une deuxième nervure qui fait un angle aigu avec la
première. On a ainsi dessiné un triangle mixtiligne ("triangle de base") dont le troisième côté
est plus ou moins courbe ; il faut encore une dernière "préparation" avant de pouvoir détacher
la pointe, dont la morphologie caractéristique reflète bien l'ensemble du processus : en vue de
face, on a deux triangles homothétiques dont deux sommets sont joints par la "nervure guide".

132
Figure V-3 : Schéma théorique du débitage de lames Levallois ("rectangles"). Dessin Anne Spanek d'après
[Tixier, 1980].

Figure V-4 : schéma théorique de débitage d'une pointe Levallois.


1, 2 et 3 : elèvement de trois éclats créant le triangle de base. 4 : préparation du plan
de frappe. 5 : détachement de la pointe. 6 : pointe. Dessin Anne Spanek d'après
[Tixier, 1980]

La spécificité du débitage Levallois, d'après la définition récente de Boëda qui fait


actuellement autorité, est donc sa préconception dans une ou plusieurs tranches parallèles
préparées à cet effet. Il s'épanouit au Paléolithique moyen au point d'être pris pour une de ses
caractéristiques, mais il y a d'autres formes de débitage systématique. Le débitage discoïde11
en est une, quelque fois prise également pour caractéristique du Paléolithique moyen ; comme

11 En référence à la forme du nucléus ; on dit aussi débitage moustérien.

133
le débitage Levallois, on crée d'abord deux convexités mais celles-ci ont des fonctions
interchangeables, parce qu'elles peuvent servir alternativement de surface de débitage ou de
plan de frappe (Figure V-5). L'enlèvement des éclats ne se fait pas par tranches parallèles,
mais selon des angles divers ; contrairement au travail Levallois, le débitage est une "suite
ininterrompue d'enlèvements"12 (il n'est pas nécessaire de réaménager périodiquement une
tranche de débitage), de telle sorte que "la capacité de production d'enlèvements est
pratiquement équivalente à la capacité du nucléus"13. La forme caractéristique de l'éclat est la
pointe, dite "pseudo-levallois".

12 [Boëda, 1994 p.266]


13 Id.

134
Figure V-5 : comparaison des débitages discoïdes et Levallois. D'après [Boëda, 1994 fig.178]

Je crois que le débitage discoïde n'a pas l'importance qu'il mérite dans les recherches des
préhistoriens ; en effet, le nucléus est d'abord l'objet d'un débitage bifacial, avec un pourtour
plan. Cette première étape du débitage discoïde est donc le résultat de la meilleure technique
acheuléenne, comme c'est le cas à mon avis pour la première étape du débitage Levallois. Le
nucléus ainsi façonné est ensuite débité, sans autre forme de préparation, jusqu'à épuisement.

135
N'a-t-on pas là un candidat idéal à une première forme de débitage systématique ? On signale
encore une autre forme, "trifaciale"14, de débitage systématique, suivant laquelle deux
surfaces sont tour à tour débitées, une troisième servant de plan de frappe. Il est probable que
d'autres "systèmes" seront mis au jour, l'essentiel étant l'exploitation ordonnée du nucléus,
plan par plan.

2- Débitage laminaire.

La forme la plus récente de débitage systématique est le débitage dit laminaire,


considéré comme caractéristique du Paléolithique supérieur. "On appelle lame tout éclat de
roche dure dont la longueur excède le double de la largeur", nous dit le Dictionnaire de la
Préhistoire, ce qui renseigne peu sur la réalité du phénomène, sinon qu'il s'agit d'un objet
plutôt allongé. Suivant les gisements, les longueurs varient dans une fourchette de 10 à 15 cm,
ou de 20 à 40 cm, allant parfois jusqu'à 60 cm15.
Les lames et lamelles sont produites en série sur un même nucléus, et leurs nervures
sont à peu près parallèles, détail qui permet le plus souvent de les distinguer des lames
Levallois ; le produit est vraiment standardisé et le débitage exploite directement (et non
tranche par tranche, après réaménagements successifs, comme dans le débitage Levallois) tout
le volume du nucléus (Figure V-6). C'est la forme la plus rentable de la technologie lithique.
Le nucléus doit d'abord être mis en une forme qui déterminera celle de la lame : un nucléus
conique donnera une lame de forme triangulaire allongée, un nucléus plutôt cylindrique
donnera des rectangles, comme un nucléus "plat" (parallélépipédique). Le nucléus mis en
forme possède un plan de frappe, ou deux plans de frappe parallèles, ou encore (rarement?)
deux plans de frappe perpendiculaires. On commence par réaliser une crête qui guidera le
détachement de la première lame, et une série de frappes sur le même plan donneront les
lames parallèles suivantes16. On peut être amené de temps en temps à réaviver le plan de

14 [Chazan, 2000 ]
15 [Karlin, 1993 ][Olive, 1986]
16 [Tixier, 1980 p.82-83]

136
frappe pour obtenir d'autres générations d'éclats, ou même à aménager un deuxième plan de
frappe opposé au premier ; les réavivages successifs diminuent la hauteur du nucléus et les
lames extraites deviennent plus petites17, et la taille s'arrête lorsque l'opérateur juge que les
lames n'auraient plus la dimension souhaitée. On obtient alors des objets très standardisés, au
moins dans la forme, qui peuvent aller jusqu'à 60 cm de longueur.

Figure V-6 : schéma théorique du débitage laminaire. Dessin Anne Spanek d'après [Tixier, 1980].

Le schéma opératoire de taille laminaire que nous venons d'évoquer est sans doute trop
"propre", bien trop net par rapport à la réalité ; mais il en est toujours ainsi si l'on veut dégager
des tendances et les décrire. L'étude de séries du Capsien18 montre par exemple que le
débitage systématique de lames s'accompagne très bien d'utilisation "opportuniste" des
déchets de mise en forme19 ; ceux-ci peuvent en effet être retouchés pour donner des grattoirs
et des racloirs. La destination des lames est très variée : grattoirs et burins, lames gardées
telles quelles, lamelles transformées en microlithes géométriques …

Si l'on peut dire que, grosso modo, le débitage levallois précède le débitage laminaire

dans l'ancien monde, il faut néanmoins constater des inversions chronologiques et techniques

17 [Garanger, 1992 p.179]


18 De Capsa, ancien nom de Gafsa en Tunisie.
19 Garanger, op. cit. p.183.

137
locales. Il existe en Syrie à El-Hummal une industrie laminaire dite hoummalienne, au

Paléolithique inférieur final, qui précède l'industrie moustérienne20 ; et l'on constate parfois

qu'un nucléus commence à être débité sur le mode laminaire, pour finir par être débité sur le

mode Levallois21. Au Moyen-Orient, nous dit-on, "exception faite de l'hummalien,

l'association des schémas opératoires laminaires et des schémas opératoires réservés à la

production d'éclats est observée sur la majorité des gisements."22 Les mêmes auteurs

observent également cette association dans le nord de la France, ce qui "démontre la

possibilité d'un choix technologique, réalisé apparemment en toute connaissance de cause."23

Cela prouve à mon avis qu'il n'y a de différence que technique secondaire, et non

"conceptuelle", entre les deux. Le passage de l'un à l'autre n'aurait été au fond qu'un progrès

dans l'économie de matière première, puisque la quasi-totalité du nucléus peut être exploitée

en laminaire, contrairement au mode Levallois.

20 [IMA, 1993]
21 Bohunice, République Tchèque. Signalé dans [Boëda, 1994 p.268]
22 [Révillon, 1994 p.14]
23 Id. p.15

138
3- Retouches d'éclats et de lames. Microlithes géométriques.

Examinons maintenant la destination des éclats, Levallois ou non, avant de dire un


mot de l'outillage laminaire du Paléolithique supérieur.
Une fois acquise la nouvelle technique de débitage systématique, on peut utiliser les
éclats tels quels, surtout dans le cas des pointes Levallois, ou les retoucher, ce qui est le cas la
plupart du temps. Et il se manifeste ici une liberté et une variété de formes bien supérieures à
la relative monotonie des bifaces du Paléolithique inférieur, en particulier par une
émancipation de la "dictature" de la symétrie, qui a disparu comme forme finale obligatoire,
bien qu'elle joue encore un rôle dans la chaîne opératoire, au moment de la création de
l'intersection plane de deux convexités opposées. Des styles locaux et régionaux commencent
à voir le jour. Dans une certaine mesure, on peut dire que l'on revient au point de départ,
époque des premiers tranchants, puisque, une fois obtenu l'éclat de façon savante ou non, c'est
une ligne que la retouche cherche à créer, comme pour les choppers ; mais cette ligne va d'une
simple retouche jusqu'à un nouveau dessin d'un bord déja créé lors de l'éclatement ; il n'y a
pas besoin de la créer par intersection de deux surfaces, il suffit de la dessiner directement. On
peut dire que jusqu'ici, prédominait l'outil unique à tout faire, ou à peu près : éclat informe ou
chopper oldowayen, biface acheuléen. Maintenant, grâce à la possibilité du "dessin", ultime
retouche finale, la variété peut se déployer et par conséquent l'outil spécialisé apparaître ;
mais la spécialisation n'est réalisée qu'au stade final, elle n'est que la dernière touche apportée
à une chaîne opératoire unique fondée sur une structuration standard de l'espace-matière-
première.
Le phénomène peut ne concerner qu'une toute petite partie de l'éclat, où l'on fait
simplement une encoche, comme si l'on voulait lisser du bois ; cela peut être un denticulé, qui
donne un tranchant en dents de scie. La présence hégémonique de ce type de retouche dans
certains gisements a amené Bordes à définir un "Moustérien à denticulés"24. On peut avoir
une retouche beaucoup plus importante dans le cas des pointes moustériennes (figure V-2 et

24 [Bordes, 1984-a p.158]

139
V-7)), avec des formes en vue de face semblables à celles des bifaces antédiluviens : ce sont
de belles pièces triangulaires bien pointues, ou en forme d'amande, obtenues à partir d'un éclat
quelconque, Levallois ou non. On reconnaît souvent un éclat triangulaire Levallois typique, et
la retouche concerne la plupart du temps deux des côtés du triangle, rarement les trois. Un
style local est celui de l'Atérien25 où les pointes sont pédonculées, peut-être en vue d'un
emmanchement, avec une retouche beaucoup plus envahissante et quelque fois bifaciale.

Figure V-7 : outils moustériens. 1 et 2 : pointes Levallois retouchées. 3 : lame Levallois


retouchée. Deuxième ligne : racloirs. Dessin Anne Spanek d'après [Bordes, 1988]

Mais l'outil caractéristique26 du Moustérien en général, en Europe de l'ouest, est le racloir


(figure V-7). La retouche concerne ici un ou deux bords, sans encoche ni denticulation ; "nous

25 De Bir-El-Ater, Algérie.
26 Comme toujours, il faut avoir en tête que cette forme apparaît avant, dès l'Acheuléen ancien, qu'il existe des
gisements moustériens sans racloirs, et que l'objet persiste dans les époques ultérieures. Certains racloirs peuvent
avoir une retouche très envahissante qui les rend difficile à distinguer des bifaces.

140
pensons que la retouche du racloir ne tend nullement à l'aiguiser … mais au contraire à
l'émousser partiellement tout en la régularisant"27 pour conduire un meilleur "raclage". Une
seule retouche donne un racloir simple. Les deux bords retouchés, lorsqu'ils existent (racloir
double), sont opposés mais pas nécessairement symétriques par rapport à l'axe de la pièce ; le
façonnage n'est plus synonyme de symétrie, comme du temps du biface. Diverses associations
de lignes sont possibles : racloir double droit lorsque les deux bords retouchés sont parallèles,
pouvant donner à l'ensemble une allure de trapèze ; racloirs doubles droit-concave, droit-
convexe, biconvexe, biconcave, triangulaire difficile à distinguer d'une pointe moustérienne.
Le point important, pour nous, est la liberté relative d'association de lignes diverses
directement "dessinées" sur le support.
Les pièces du Paléolithique moyen ne sont pas réputées pour leur beauté ; mais si l'on
admet qu'elles sont typiquement fondées sur un concept de débitage systématique après
préparation ad hoc du nucléus, leur qualité intellectuelle, pour ainsi dire, est supérieure à celle
des beaux bifaces des époques anciennes.

Au Paléolithique supérieur, où domine la retouche de lames, la conception est la même


: tracer des lignes variées, par retouche de supports uniformes (figures V-8 et V-9)). La
retouche peut consister à préparer la partie active de l'outil, sans se préocuper de la forme
générale28 ; on pourra fabriquer alors des perçoirs (assez rare, pointe bien dégagée), des pièces
à encoches, des burins (tranchant orthogonal au plan de la pièce, servant au travail de l'os), et
des grattoirs, les deux derniers étant des outils très courants du Paléolithique supérieur. Le
"front de grattoir" est très fréquemment en arc de cercle, quelque fois même un cercle tout
entier, et l'axe de symétrie de l'arc coïncide souvent avec l'axe de la pièce.

27 [Bordes, 1988 p.41]


28 Pièces à morphologie partielle de P.Y. Demars. [Demars, 1992]

141
Figure V-8 : outils sur lames du Paléolithique supérieur. Dessin Anne Spanek d'après [Demars, 1992]

La retouche peut être plus étendue, mais sans donner une forme à proprement parler à l'outil ;
il s'agit alors de la vaste catégorie des lames retouchées continûment sur un ou deux bords. La

142
retouche plus globale, donne une forme standard à l'objet29, et non pas seulement à un
tranchant. On connaît une grande variété de pièces de tailles diverses, destinées à servir telles
quelles où à être emmanchées ; des "pièces à dos" (retouche sur un bord seulement, le bord
opposé est un tranchant laissé généralement brut), dont certaines portent encore des traces
d'emmanchement, on peut signaler entre autres les pointes de Châtelperron, les demi-lunes,
les pointes gravetiennes, lamelles Dufour, triangles et rectangles. L'évolution va dans le sens
d'une diminution de la taille des pièces et d'une standardisation accrue des formes, en
particulier des triangles et des rectangles. La dernière grande catégorie est celle des "pièces à
soie" (la "soie" est la partie emmanchée), avec entre autres les pointes de Font-Robert, les
pointes de Kostienki et les pointes à cran solutréennes (figure V-9) .

Figure V-9 : pièces à soie. Ligne du haut : pointes de la Font-Robert [Piel-Desruisseaux, 1990 #39]. Ligne du bas
: pointes de Kostienki. Dessin Anne Spanek d'après [Demars, 1992].

29 Pièces à morphologie globale. Id.

143
Le sommet de la standardisation de la taille lithique s'exprime dans ce que l'on appelle

les microlithes géométriques ; la définition, assez arbitraire, en fait de petites pierres ne

dépassant pas quelques centimètres (4 selon les uns, 2 ou 3 selon d'autres). Ils ne sont pas plus

"géométriques" que nombre d'autres outils que nous avons examinés plus haut, puisque des

formes et des structures (symétries) standardisées et reconnaissables existent dès le

Paléolithique inférieur ; les préhistoriens leur ont donné ce qualificatif parce qu'ils ont été

frappés par le petit nombre de formes existantes : segments de cercles, triangles et trapèzes,

terminologie que l'on peut accepter si l'on inclut dans les deux dernières catégories des figures

mixtilignes, en quantité importante (figures V-10 et V-11)

Les microlithes apparaissent très tôt en Afrique du Sud vers -50000, mais ne se

généralisent vraiment pour remplacer l'outillage sur éclat et sur lame que vers -15000, et les

segments de cercle semblent dominer ; nombreux segments et triangles également en Afrique

orientale vers -16000. En Afrique du sud, "on passe progressivement d'industries, d'abord sur

éclats, puis sur lames à un outillage lamellaire et microlithique"30. Le microlithisme est

important dans l'industrie ibéromaurusienne (littoral maghrébin, Atlas marocain et saharien), à

partir de -19000, et n'est représenté pratiquement que par des segments de cercle ; il est un

élément essentiel, beaucoup plus tard, de l'industrie capsienne (de Gafsa en Tunisie, du 6° au

3° millénaire avant notre ère). La vallée du Nil montre une belle chronologie typique :

tradition Levallois, puis lames et microlithes géométriques.

Le phénomène apparaît donc en Afrique beaucoup plus tôt qu'en Europe, dans une

période que l'on nomme Later Stone Age ou encore Epipaléolithique ; en Europe, il est

caractéristique du Mésolithique, de -9000 à -5000 environ. Les formes apparues, segment de

cercle, triangle et trapèze, sont les mêmes qu'en Afrique ; les microlithes sont très nombreux,

constituant jusqu'à 80% de l'outillage dans certains sites. En France, on distingue quelques

30 [Garanger, 1992 p.636]

144
faciès, sans qu'il y ait unanimité : le Montadien (Bouches du Rhône), où les segments

dominent dans un premier temps ; le Sauveterrien (sud-ouest), dominé par les triangles ; le

Tardenoisien (bassin parisien), avec segments et triangles puis, plus tard, des trapèzes. Il

semble que les segments et les triangles soient présents dès le début du Mésolithique, tandis

que les trapèzes apparaissent au stade final.

On peut essayer d'expliquer la grande vogue du microlithisme, qui supplante les autres

formes d'industrie à l'Epipaléolithique africain et au Mésolithique européen, par des

contraintes d'environnement : changement de climat, d'environnement et de type de gibier, et

donc de technique de chasse par exemple. Mais il est certain, à mon avis, que son apparition

tardive s'explique par la complexité de la prévision intellectuelle nécessaire : il faut préparer

le nucléus de façon à obtenir des lames ou des lamelles rectangulaires ou pointues, puis

sectionner correctement ces lames et enfin retoucher les fragments dans les formes voulues.

Le bloc de matière première est idéalement vu par le cerveau d'abord comme bloc de forme

déterminée, celui-ci comme assemblage de lames ou lamelles standard, et chaque lame ou

lamelle enfin comme espace suceptible de contenir un ou plusieurs segments, triangles ou

trapèzes. La forme finale, bien entendu, n'a plus rien à voir avec celle du matériau initial, mais

surtout la capacité de fabrication d'un schéma idéal et effectivement directeur, préalable au

travail, allant du premier dégrossissage aux produits finis, atteint ici son maximum dans le

cadre de la taille des pierres.

145
Figure V-10 : microlithes triangulaires. El Eulma (Algérie), entre –7000 et –4500. Dessin Anne Spanek d'après
[Camps-Fabrer, 1975]

Figure V-11 : segments et trapèzes microlithes. Les cinq premiers en haut à droite sont des "segments" (de
cercle). Même source que pour la figure V-10.

La typologie des microlithes géométriques a été établie pour nommer des formats qui

dominent dans certains gisements ; elle permet donc parfois de repérer des standardisations de

formes et de dimensions. Un triangle isocèle, par exemple, est défini comme ayant deux

troncatures (les deux côtés retouchés, par opposition au côté tranchant non retouché)

sensiblement égales et formant un angle obtus31 ; cela suppose une pratique éprouvée de

31 [G.E.E.M., 1969]

146
comparaison des grandeurs, non seulement grandeur linéaire mais grandeur angulaire.

Comme la typologie ne mentionne aucun triangle isocèle dont l'angle des deux troncatures est

aigu, il en découle que le tailleur qui aurait fait une fausse manœuvre et fabriqué un angle

aigu aurait jeté son produit au rebut. Dans le même esprit, on peut mentionner les "trapèzes de

Vielle", trapèzes rectangles avec un angle de pointe inférieur à 45° ; ou bien les trapèzes

mixtilignes du Martinet, rectangle avec une troncature concave32. Que la comparaison se soit

faite simplement à l'œil, au jugé, ou bien avec un "patron", nous n'en savons évidemment rien,

mais le fait-même d'une comparaison fine est incontestable.

Nous voici parvenus au terme de notre exploration de l'outillage lithique préhistorique,

exploration bornée pour l'essentiel à l'Ancien Monde, là où les mouvement migratoires et les

échanges furent les plus intenses depuis deux millions d'années ; de ce fait, la séquence de

l'Ancien Monde a probablement un caractère exemplaire. Il faut toutefois rester prudent, car

d'une part d'autres régions, comme l'Asie centrale et orientale dont le peuplement est aussi

ancien que celui de l'Europe, ont été beaucoup moins fouillées, et d'autre part, l'Amérique et

l'Australie montrent des particularités. L'Amérique, qui se peuple à une époque correspondant

à la fin du Paléolithique supérieur européen, ne connaît ni débitage laminaire ni microlithes au

sens propre. Avant -10000, période dite "préprojectile", on a des gisements mal datés et aux

trouvailles mal identifiées ; l'époque paléoindienne, à partir de –10000, révèle des "sites à

pointes" (pointes Clovis et Folsom) taillées uni- ou bifacialement mais qui ne semblent pas

issues d'une technologie laminaire. En Alaska, des sites datés de –6000 environ ont fourni des

microlames, c'est-à-dire des lames débitées à partir de nucléus de petites dimensions ; c'est du

débitage laminaire à petite échelle. En Australie, où les premiers habitants arrivent vers –

40000, on constate d'abord une industrie assez grossière de choppers et d'éclats, sans bifaces,

32 Id.

147
ni débitage Levallois ou laminaire ; grossièreté compensée par l'existence de tranchants polis

(vers –18000), considérés jusque-là comme une caractéristique du Néolithique. La situation

change radicalement après la séparation du continent d'avec la Tasmanie et la Nouvelle-

Guinée, entre –4000 et –3000. On passe d'abord à la production de microlames de formes

semblables aux microlithes de l'ancien monde, et ensuite seulement à la production de grandes

lames, contrairement à la séquence de l'Ancien Monde exposée plus haut. Les lames peuvent

être retouchées bifacialement en de superbes pointes comme les pointes de Kimberley (figure

IX-5), précieuses sur tout le continent et souvent réservées à des usages rituels de circoncision

ou subincision. Il est important de souligner que l'isolement de la Tasmanie l'empêcha de

prendre part à cette évolution ; à l'arrivée des Européens, son outillage en était resté au stade

grossier et n'était pas emmanché33 : preuve a contrario du rôle moteur des contacts et des

échanges dans le développement humain.

4- Géométrie sous-jacente.

Il nous reste à tirer les leçons "géométriques" de cette troisième et dernière phase du

travail préhistorique de la pierre.

Le lieu de travail tout d'abord, la matière première, est espace lithique local cette fois

totalement abstrait, dans la mesure où sa forme naturelle n'a plus aucune ressemblance avec le

produit final. Si le chopper était un galet à peine modifié et si le biface, au cours de sa

réalisation, laissait voir le produit final comme en filigrane, il est maintenant totalement exclu,

à quelque stade que ce soit du débitage systématique, de deviner le contour de l'outil que le

cerveau garde secret jusqu'aux derniers coups de percuteur. La matière n'est là que comme

33 [Garanger, 1992 p.682]. Pour la préhistoire de l'Australie, les données sont empruntées à [Mulvaney, 1999] et
à [McCarthy, 1976].

148
contenant sans forme, géométriquement neutre, prête à se plier à la variabilité des desseins

humains.

Si l'espace analysé est bien lithique et local, l'évolution parallèle constatable de

l'aménagement des lieux d'occupation humaine conduit conduit à se poser la question de la

formation d'une idée plus large d'espace. Dans un site oldowayen du Paléolithique archaïque,

on a cru voir un cercle de pierre, interprété comme une murette pare-vent, technique encore

utilisée de nos jours en Afrique du sud-ouest34 ; on n'aurait là que l'équivalent de la ligne-bord

actif du chopper. Plus tard, en Ethiopie, des sites acheuléens semblent témoigner d'une

première structuration de l'espace ; cuvettes intentionnelles et trous de poteaux sont sans

doute des restes d'une cabane : de l'environnement général, on extrait donc une zone intérieure

fermée. On connaît également quelques restes manifestes de cabanes de l'Acheuléen

européen, la plus ancienne étant celle de Terra Amata (Nice)35. Les quelques fossiles

d'"habitats" du Paléolithique inférieur montrent donc au moins un synchronisme, qu'il valait la

peine de signaler, entre le découpage, dans un environnement indifférencié, d'une zone

spécifique d'occupation humaine36, et la première véritable sculpture, dans une matière

première subjectivement informe, d'un objet de morphologie prédéterminée.

Mais alors qu'au Paléolithique inférieur les traces retrouvées ne révèlent qu'une seule

différenciation intérieur/extérieur, à rapprocher du seul objet biface découpé dans l'espace-

matériau, le Paléolithique moyen et surtout le Paléolithique supérieur sont des époques

d'habitats beaucoup plus complexes qui témoignent d'une aptitude générale à créer des

espaces et des sous-espaces relativement indépendants, création à rapprocher des volumes-

34 [Desbrosses, 1994]
35 Id.
36 "Quelques sites, surtout africains … montrent une organisation de l'espace domestique dès le Paléolithique
inférieur : aire dégagée au centre, murettes de protection, vestiges plus denses ou plus dispersés à l'extérieur.
Selon nous, cette création d'un espace délimité est cruciale : l'intérieur et l'extérieur s'opposent désormais,
comme la matérialisation, l'édification du collectif et du particulier …" [Otte, 1993 p.40]

149
supports de lames ou éclats, eux-mêmes à leur tour supports de lignes diverses. Le

préhistorien M.Piperno37 pense que la coïncidence entre la première véritable standardisation

de l'outillage (bifaces) et les premiers aménagements de sols pour l'habitat n'est pas fortuite. Il

fait de même le parallèle entre la diversification typologique progressive de l'outillage et la

diversification fonctionnelle de l'habitat. Les lieux d'habitats, ou de séjours, semblent

s'organiser en lieux spécialisés dès le Paléolithique moyen : zones de repos, zones de

dépeçages du gibier, zones de travail du silex. Au Paléolithique supérieur, la tendance se

confirme et s'élargit ; au Gravettien d'Europe orientale on observe des "villages" faits d'une

série de cabanes rondes ou ovales à demi enterrées avec une ligne de foyers au centre du

"village"38. On commence à voir apparaître non seulement des zones d'activité (on ne fait pas

n'importe quoi n'importe où), mais des habitations complexes de plusieurs tentes rassemblées

en une seule, comme à Pincevent (Seine-et-Marne)39. Mais de véritables maisons à plusieurs

pièces, et à fortiori d'urbanisme, il ne sera question que beaucoup plus tard, au Moyen-Orient.

Peut-on faire un parallèle cognitif entre l'espace aménagé et l'espace-matière-première

lithique ? Les deux idées ont-elles fusionné en un concept plus abstrait de lieu séparable de

l'environnement naturel et aménageable à volonté ? Je crois que nous ne pouvons que poser la

question, tant notre ignorance de la formation des concepts est encore profonde.

Le plan de travail ensuite, structuration de l'espace lithique, atteint avec le

débitage systématique une perfection classique. Ce qui nous avait frappé dans le plan de

travail du biface était l'indissociabilité des trois dimensions ; volume, surface et contour

naissaient ensemble et interagissaient en permanence au cours du travail. Avec le "concept"

Levallois au contraire, l'espace est structuré en sous-espaces qui sont travaillés tour à tour. Le

37 [Piperno, 1993]
38 [Desbrosses, 1994 p.54]
39 Id. p.70

150
volume en premier lieu est préparé afin d'en dégager un plan de débitage ; il peut être ensuite

réaménagé afin de dégager un deuxième plan, parallèle au premier, pour un autre débitage.

Chaque plan est ensuite travaillé pour extraire un ou plusieurs éclats de formes

prédéterminées dans le meilleur des cas (pointes et lames Levallois, c'est-à-dire triangles ou

rectangles) ; les éclats enfin, s'ils ne sont pas utilisés tels quels ou simplement retouchés, sont

retravaillés pour dessiner des bords d'une grande variété : droits, concaves, convexes ou

association de ces caractères deux à deux dans le cas des racloirs, encoches, denticulés. Le

volume est donc conçu idéalement comme empilement de tranches parallèles, et ces tranches

à leur tour comme supports de dessins variés ; avec les bifaces, le "dessin" du contour naissait

en même temps que les deux surfaces dont il était l'intersection. Ici au contraire la surface

(l'éclat) est préparée d'abord, et le contour dessiné ensuite. Le plan de travail est bel et bien

une première analyse concrète de l'espace, par sa dissociation en sous-ordres (dimension

deux, dimension un) organiquement liés mais ayant leur individualité, leur indépendance

relative, puisque chacun est l'objet d'une étape spécifique dans la production. De ce point de

vue, rien n'est changé dans le débitage laminaire.

Le produit du travail, enfin : les figures obtenues, sont d'une grande variété,

contrairement au cas des bifaces. L'éclat peut avoir une forme générale triangulaire ou

rectangulaire ; les tranchants sont des segments de lignes droites, concaves, convexes,

denticulés etc. Les lames sont redessinées en grattoirs, perçoirs, puis en microlithes :

segments de cercle, triangles trapèzes. La liberté est une conséquence de l'indépendance, dans

le sens que nous venons de préciser : le dessin final du pourtour peut se donner libre cours

parce qu'il n'a à s'occuper de lui-même, dans son lieu naturel (la surface), sans le souci de

réaménagements de surfaces ou de volumes. Cette facilité et la liberté du dessin sont les

151
conséquences de la rigueur géométrique de la structuration, fondée sur la découverte de

l'indépendance relative en même temps que de l'articulation des trois dimensions de l'espace.

Quelle richesse géométrique, et ce bien que nous n'ayons analysé qu'une seule activité

humaine, et sans avoir eu besoin d'appeler une mathématique fiction à la rescousse ! Nous ne

savons presque rien des autres manifestations du génie humain antérieures au Paléolithique

supérieur ; le travail du bois a incontestablement existé très tôt, mais les traces sont trop peu

nombreuses pour qu'elles soient exploitables. Du travail des peaux, pour l'habillement ou pour

la couverture de cabanes, il ne nous reste rien du tout. Malgré donc cette ouverture très réduite

sur la vie de nos lointains ancêtres, nous avons aperçu des évidences géométriques

incontestables, et dont la création par le travail humain, par la force des choses et du geste,

mérite d'être célébrée : indépendance et liens des trois dimensions de l'espace local,

comparaison des grandeurs, "sens" de la proportionnalité sans laquelle il n'est pas de forme

standard possible. Le travail est d'emblée manuel et intellectuel, mais l'accent doit être mis sur

le deuxième aspect ; c'est la pensée, la réflexion, qui guide la main. C'est à la pensée

géométrique implicite, et non à une simple habileté manuelle (corporelle), que l'on doit le plan

de travail (la structuration de l'espace), lui-même à la source des gigantesques gains de

productivité mis en relief par le calcul de Leroi-Gourhan : le tranchant est de 60 cm par

kilogramme de matière pour un chopper, de 120 cm pour un biface, et jusqu'à plus de 100

mètres pour un microlithe40.

La pensée dont nous parlons ici est pour l'essentiel immédiatement incarnée dans le

travail, nous l'avons assez dit, et les évidences géométriques font corps avec la matière

soumise au travail. Sans indépendance, elles ne sont que des réflexes cérébraux ; mais si

l'espace séparable de l'environnement naturel et aménageable par le travail ordonné est

40 [Leroi-Gourhan, 1964 p.190]

152
principalement lithique et local, s'il "colle" à la pierre, la possibilité existe pourtant d'une

première création d'idée d'espace plus générale, par l'analogie avec l'espace aménagé des

occupations humaines. De même, si la forme est avant tout forme d'outil, la possibilité existe

d'une idée plus générale par le biais du plaisir esthétique qu'elle procure : le biface que l'on

trouve d'abord beau, avant de le créer pour la beauté.

L'histoire technique ne s'arrête pas là, bien sûr. Le travail de l'os, probable nouveauté

du Paléolithique supérieur, a été laissé de côté car il n'apporte pas d'éléments

fondamentalement nouveaux du point de vue des évidences géométriques. Il en est de même

pour l'outil composé en partie active et emmanchement peut-être dès le Paléolithique moyen

et sûrement au Paléolithique supérieur. La complexification technique et la division du travail

continuent leur œuvre, mais leurs effets sur la gestation de la géométrie s'effacent devant ceux

de la grande nouveauté qualitative de la pensée symbolique, mythique rituelle, apparue il y a

40000 ans au plus tard : c'est ce que nous allons aborder au prochain chapitre.

5. Tableau récapitulatif du génie lithique de la préhistoire.


Le tableau est à considérer avec les précautions que nous avons mentionnées chapitre
II : la correspondance entre les lignées humaines et lithique n'est pas aussi stricte, et les
formes intermédiaires n'apparaissent pas. Il doit être tenu pour une suite de points de repères.

Epoque, hommes, Outils. Technique Lieu et plan de Formes produites Reflexes


lieux, types de fabrication travail : l'espace et géométriques
d'"industrie" sa structuration acquis
Paléolithique Eclats informes Néant : seul le geste Ligne chaotique.
archaïque. mais issus d'une est ordonné.
(-2,5 à –1,5 MA) frappe ordonnée. Pas
Homo habilis, homo de façonnage, rares
rudolfensis (cerveau retouches.
: 550 à 750 cm3).
Australopithèques ? Galets taillés.
Afrique. Premier façonnage : Galet initial à peine Ligne chaotique. Création d'une ligne
Industrie quelques frappes modifié. Création par intersection de
oldowayenne unilatérales d'une ou de deux deux surfaces.
(d'après le site (choppers) ou surfaces pour créer
d'Olduvai, Tanzanie) bilatérales une ligne.
(chopping-tools)

153
pour enlever un petit
nombre d'éclats et
créer un bord
tranchant.
Paléolithique Bifaces Travail de la totalité Formes diverses L'action symétrique
inférieur. Ebauche par ou de la quasi- (amande, poire, sur le volume crée
(-1,5 à –0,2 MA) dégrossissage du totalité du galet feuilles …) mais simultanément le
Homo erectus, homo galet au percuteur initial. assez standardisées.plan et la ligne
ergaster (cerveau : dur, puis retouches Création simultanée, L'évolution montre plane.
750 à 1100 cm3) de plus en plus fines par approximations des symétries en vueComparaison
Afrique, Asie, au percuteur tendre. successives, d'un de face et en vue dementale de
Europe. volume à deux plans profil de plus en plus
grandeurs pour
Industrie de symétrie réussies, avec un réaliser la symétrie.
acheuléenne (d'après perpendiculaires et pourtour dont le "Sens" de la
le site de Saint d'une ligne (contour) caractère plan est de
proportionnalité
Acheul, Somme, qui tend à devenir plus en plus affirmé.
pour réaliser des
France). fermée et plane. formes
standardisées.
Première séparation
possible de la forme
et de la fonction
utilitaire : fonction
esthétique.
Paléolithique moyen Eclats et lames La forme du produit Création Autonomie de la
(-200000 à –40000) Levallois fini n'a plus rien à automatique, par surface par rapport
Homo sapiens Débitage voir avec celle du détachement de au volume et de la
archaïque, homo systématique du galet initial. l'éclat, de lignes et ligne par rapport à la
sapiens neandertalis galet tranche par Le plan de travail est de figures (pointes surface, et liaison
(cerveau : 1200 à tranche. une suite d'étapes pseudo-triangulaires, organique des trois.
1700 cm3). Préparation du plan indépendantes : pseudo-rectangles).
Industrie de frappe pour façonnage du Création point par
moustérienne obtenir des éclats de volume, préparation point de lignes
(d'après l'abri du forme du plan de frappe variées par retouche
Moustier, Dordogne, prédéterminée. pour détacher un du bord des éclats.
France). Retouche éventuelle éclat mince de forme
de l'éclat. prédéterminée,
travail éventuel de
retouche des bords
de l'éclat.
Paléolithique Lames retouchées Idem. Lignes de plus en Idem.
supérieur Préparation du plus variées.
(-40000 à –9000) volume, pour un
Homo sapiens débitage
moderne (cerveau : systématique du
1400 cm3). nucleus, directement
Industrie laminaire. en lames de même
forme.
Retouches variées.
Epipaléolithique Microlithes Idem. Création de figures Idem.
africain (à partir de – géométriques. de formes et de
15000). Débitage tailles standardisées :
Mésolithique systématique de triangles, segments
européen lames, elles-mêmes de cercles, trapèzes.
(-9000 à –5000). fragmentées et
retouchées en
microlithes de
formes
standardisées.

154
CHAPITRE VI.

L'ART PARIETAL ET MOBILIER DU PALEOLITHIQUE SUPERIEUR : TEMPS,

LIEUX ET TECHNIQUES.

Voici d'abord, pour que le lecteur puisse s'y retrouver, deux tableaux indiquant les

lieux et les périodisations généralement admises pour l'Europe de l'Ouest (figure VI-1) et de

l'Est (figure VI-2).

155
Dates Cultu- Pariétal daté Pariétal : dates conjecturales et Mobilier
B.P. res objectivement. types généraux.
12 Le Portel (12)
M Magdalénien :
13 A Fontanet(13), Castillo(13) Rouffignac, Font-de-Gaume, Les La Colombière(13-14) :
G Niaux(13-14), Combarelles, Marsoulas, Les Trois- galets gravés.
14 D Cougnac(14) Frères, Le Gabillou, Las Chimeneas, Laugerie Basse : rondelles
A Altamira(13,5-15,5) La Pasiega, El Castillo, Pindal, centrées. La Marche :
15 L Covalanas, La Baume-Latrone(?). plaquettes gravées, humains
E et animaux.
16 N Lascaux(15-17) Magdalénien : centaines
I d'objets ornés utilitaires ou
17 E décoratifs (La Madeleine,
N Laugerie-Haute et Basse,
18 Isturitz, La Vache, Le
Cosquer(18-19) Placard, La Roche-Lalinde,
19 SO Le Mas d'Azil)
LU Cougnac(19-20) La Grèze
20 TR Bas-reliefs d'animaux du Solutréen : Solutréen : poinçons, sagaies,
E Fourneau Du Diable, Roc-de-Sers. pendeloques, fragments
21 E osseux à rainures et
N croisillons.
22
G Gravures d'animaux, bas-reliefs de Statuettes féminines du
23 R femmes et d'animaux du Gravettien : Gravettien : Brassempouy,
A Cougnac(22-25) Labattut, Pataud, Laussel (femme à Grimaldi, Lespugue, Sireuil.
24 V la corne, Vénus de Berlin).
E Pech-Merle(24-25) Grottede Cussac découverte en
25 T 2000, "Lascaux de la gravure".
T
26 I Chauvet(26) Pair-non-Pair.
E
27 N Cosquer(27) Gravettien et Aurignacien :
décors à entailles sur os, bois
28 A animal, pierre (Brassempouy,
U Blanchard, Castanet, La
29 R Ferrassie).
I
30 G
N
31 A
C Chauvet(30-33)
32 I
E Gravures de l'Aurignacien : traits,
33 N points, profils animaux partiels
(Bernous, Blanchard, Cellier, La
34 Ferrassie, Arcy-sur-Cure).

35

Figure VI-1 : Tableau de l'art pariétal et mobilier de l'Europe de l'Ouest. Les dates sont en milliers d'années avant
1950 (B.P.=before present). Les datations objectives proviennent du comptage radioactif du carbone 14.

156
Dates B.P. Sites
12
Gönnersdorf (12-13), Allemagne : statuettes et gravures de femmes et d'animaux.
13

14 Grotte de Kapovaya (14-15), Russie : une des rares manifestations d'art pariétal à l'Est.

15 Mezine (15, Ukraine : statuettes anthropomorphes gravées, décors en "grecque".


Eliseevitchi (14-17), Russie : décors géométriques.
16 Meziritchi (14-17), Ukraine : fragment de défense à décor original compartimenté.

17

18

19

20

21
Kostienki I (21-24), Russie : Statuettes de femmes et d'animaux, décors géométriques.
22

23 Malta (23), Russie : pointillés formant spirales, figurines féminines.


Sungir (22-25), Russie : disques à centres et à rayons ; statuettes animales décorées
24 Willendorf (24), Autriche : statuettes féminines.
Khotylievo (23-25), Russie : nucléus incisés de traits parallèles et de chevrons.
25
Pavlov (24-27), Tchéquie : statuettes et objets décorés.
26
Predmosti (26-27), Tchéquie : Femme "géométrique" sur ivoire, abondance de décors
27 géométriques, statuettes de femmes et d'animaux, disques et anneaux.

28 Dolni Vestonice (27-29), Tchéquie : objets sculptés et gravés, statuettes féminines et


animales.
29 Brno II (28?), Tchéquie : disques centrés, anneaux.

30

31

32

33 Vogelherd (30-35), Allemagne : statuettes animales et humaines avec décors de


croisillons.
34

35

Figure VI-2 : art pariétal et mobilier en Sibérie, Europe de l'Est et du Centre.

157
1- Temps et lieux de l'art pariétal et mobilier.

Il serait commode de disposer d'une histoire bien lisible de l'art paléolithique, montrant

par exemple des acquisitions progressives dans les domaines techniques d'expression et dans

celui, plus théorique, de la conception d'un espace de représentation ; dans l'état actuel des

connaissances, il faut abandonner cet espoir. Il y a à cela une raison positive, qui est celle des

découvertes récentes comme la grotte Chauvet, datée d'au moins 28000 ans avant notre ère,

montrant en pleine période aurignacienne un style et une maîtrise que l'on croyait propres au

Magdalénien, et une raison négative, celle de la disparition non seulement probable, mais

nécessaire, d'un grand nombre d'œuvres d'art paléolithiques. Expliquons-nous là dessus.

Leroi-Gourhan a proposé en 1965 une séduisante histoire de l'art paléolithique fondée

sur une évolution des styles. Après le "préfiguratif" des incisions et cupules, le "style I", celui

de l'Aurignacien, donne les premières œuvres gravées sur blocs ou plaquettes, avec des

"vulves", des figurations animales "maladroites et frustes" (simple contour plus ou moins

achevé), ainsi que des points et bâtonnets. Au Gravettien, fleurit le "style II" avec l'apparition

des premières œuvres pariétales, essentiellement gravées et proches de l'entrée des grottes ; le

simple contour s'accompagne de quelques détails caractéristiques de l'espèce animale figurée.

Aux Solutréen et Magdalénien ancien, époques du "style III", les "sanctuaires profonds"

apparaissent ; les détails des animaux sont plus nombreux et la recherche de l'illusion du relief

est systématique. Le "style IV" du Magdalénien donne la "splendeur classique" des grottes

d'Altamira et de Niaux ; "le réalisme s'accuse sur tous les plans"1 et en particulier la

1
[Leroi-Gourhan, 1965 p.231]

158
perspective est correcte, contrairement à ce que l'abbé Breuil appelait la perspective tordue,

où par exemple l'animal est vu de profil tandis que ses cornes sont vues de face.

Malheureusement, ce bel édifice, déjà critiqué par de nombreux préhistoriens pour son

"évolutionnisme unilinéaire"2, est ruiné, pour ne citer qu'un seul exemple, par le spectacle de

la grotte Chauvet découverte en 1994. Les datations au carbone 14 ont donné en effet environ

30000 avant le présent, nous sommes donc dans l'Aurignacien, et il s'agit d'un art

principalement peint en grotte profonde, avec un rendu très réaliste des animaux, alors que

Leroi-Gourhan ne donnait pour cette période que des gravures en profil grossier sur des blocs

ou plaquettes. Il faut se résoudre à abandonner complètement le synchronisme entre les

datations et une évolution des styles progressant d'un rendu grossier à un rendu très réaliste,

sur des supports d'abord extérieurs, puis sur des parois de plus en plus profondes, à moins que

cette progression soit à rechercher beaucoup plus loin dans le passé.

A côté de cette raison positive, celle des nouvelles découvertes, qui doit nous rendre

prudents dans nos essais de grandes fresques historico-évolutives, il y a une raison, négative

celle-là, qui fait de notre ignorance une nécessité. Il y a bien sûr le fait que beaucoup d'œuvres

sur supports périssables (bois, écorces, peaux animales … ou humaines) ont disparu ; les

grottes peuvent avoir été englouties sans qu'une poche d'air miraculeuse ne protège les œuvres

comme dans la cavité Cosquer. Les peintures peuvent se dégrader rapidement ; on a constaté

par exemple en Australie que certaines peintures blanches ne durent que quelques décades3.

Mais ces raisons physiques ne sont pas les seules. On a remarqué en effet que les plaquettes

ornées en pierre ou en os, comme certaines statuettes féminines du Gravettien, avaient été

souvent volontairement brisées ; à cela s'ajoute la superposition fréquente des décors aussi

2
Fameuse tarte à la crème qui voltige dans les milieux des sciences humaines.
3
[Mulvaney, 1999 p.363]

159
bien dans l'art mobilier4 que dans l'art pariétal, phénomènes qui montrent que "l'œuvre d'art

n'a de valeur que durant un laps de temps, et que le geste de création du décor a eu, peut-être,

plus d'importance que l'objet fini lui-même."5 Cette remarque est parfaitement confirmée par

nos connaissances sur les primitifs récents ; certaines de leurs œuvres sont en effet des

créations liées à un rituel et perdent tout intérêt une fois la cérémonie terminée. Les peintures

sur écorces australiennes, une fois réalisées, étaient jetées au rebut et abandonnées à leur triste

sort, ou servaient d'éléments de construction de cabanes ; les femmes aborigènes effacent

leurs peintures corporelles après la danse. D'autres œuvres sont précieusement conservées,

comme les churingas australiens ornés de gravures, mais il faut périodiquement les "réactiver"

en réavivant les incisions et en repassant les peintures : c'est que l'acte l'emporte de façon

principielle sur l'œuvre, le geste sur la trace. Nous touchons là un point extrêmement

important qui montre toute l'ambiguïté de l'expression d'"art" primitif ; l'art actuel acquiert en

effet une existence sociale après le travail solitaire du créateur, à partir du vernissage, et il est

soumis à des canons purement contemplatifs. La consistance sociale de l'art primitif au

contraire n'existe en principe qu'au moment de la création, cérémonie collective, et son

pouvoir exige parfois des précautions sévères de dissimulation aux enfants non-initiés et

encore plus aux étrangers, ethnologues par exemple. Nous reviendrons sur ces aspects dans

les chapitres suivants, il nous suffit ici d'insister sur l'existence probable d'une tendance à la

destruction nécessaire, principielle, des œuvres des artistes paléolithiques : la tâche de

l'historien est désespérée !

Si l'évolution n'est pas facile à repérer, la date de naissance de l'art est tout autant

insaisissable. Il est vrai qu'il se manifeste en force au Paléolithique supérieur, mais la question

4
Dans l'art mobilier, les superpositions n'ont lieu que sur des supports "neutres", c'est à dire des supports qui ne
sont pas en même temps des outils ou des objets travaillés dans un but que nous ignorons, comme les rondelles.
5
[Fritz, 1989]

160
de son existence antérieure n'est pas réglée, et l'on discute encore de traces possibles. On vient

de trouver en Afrique du Sud un décor sur ocre incontestablement intentionnel (figure VIII-0),

qui reculerait de 40000 ans environ les débuts du graphisme. Au Moyen-Orient on connaît des

plaquettes en silex du Paléolithique moyen, gravées de traits parallèles, ou de sortes d'arceaux

parallèles constitués de tirets discontinus6. La supposée figurine de Berekhat Ram en

Palestine, vieille de 250000 ans environ, est très troublante, mais discutée. Beaucoup plus

contestables sont d'autres documents, comme une lame osseuse de l'Acheuléen du Pech de

l'Azé (Dordogne) marquée de tirets qui semblent aller par couples de traits parallèles, avec

une ébauche de deux zigzags parallèles7 ; le site de Bilzingsleben (Allemagne) montre de

fréquents traits incisés, par groupes de traits parallèles, sur des lames osseuses8. Le caractère

intentionnel de toutes ces rayures est hautement invraisemblable : "Toutes ces incisions,

même si elles forment des séquence répétitives, posent la question de leur caractère

intentionnel. En effet, la décarnisation par des outils lithiques laisse sur l'os des traces

d'utilisation […] des incisions simples et en séquence régulières ont pu en résulter."9 En se

reportant au chapitre I, le lecteur pourra se remémorer la belle histoire des traces d'une soi-

disant "civilisation du méandre", traces qui se révèlent être l'effet de l'impression des

vaisseaux sanguins sur l'os !

Nous admettrons que l'art graphique naît pour de bon au Paléolithique supérieur, avec

la main experte de l'homo sapiens sapiens. Il ne naît pas uniformément, puisque dès le départ

des styles très différents se font jour et qu'une grande richesse artistique se concentre dans

certaines régions, alors que d'autres sont plus pauvres. L'Australie est une région très riche

6
[Jaubert, 1999 p.129 et 130]
7
[Otte, 1996 p.117]
8
Id.
9
[Kozlowski, 1992 p.36]

161
d'un art pariétal très ancien ; suivant des datations assez vagues et controversées, on fait

souvent état d'une évolution générale, qui aurait commencé il y a plus de 20000 ans : des

tracés digités ("macaronis") style Koonalda (nom d'une grotte), on passe au style Panaramitee

(nom du site) fait de cercles et de lignes, puis aux grands animaux et enfin au style "rayons X"

(reproduction d' organes internes) qui ne daterait que des débuts de notre ère, pour s'achever

vers 40010. Pour Emmanuel Anati, c'est en Tanzanie que se situerait le berceau de l'art, que

nous devons à ce qu'il appelle des "chasseurs archaïques" (ne connaissant pas l'arc et la

flèche) il y a plus de 40000 ans11, avec un style qui offre de nombreuses ressemblances avec

celui du Paléolithique européen : superpositions, animaux finement exécutés, humain rares et

bâclés, absence de scènes. En Chine et en Inde, on ne connaît pour l'instant qu'un art rupestre

mésolithique .

C'est pourtant en Europe que nous resterons principalement pour étudier la première

floraison de l'art graphique au Paléolithique supérieur, parce que cette région est la mieux

documentée et la plus anciennement étudiée ; les pays du tiers monde, économiquement

accablés, ont autre chose à faire de leurs ressources que d'y prélever ne serait-ce que

l'équivalent des budgets rachitiques de la recherche archéologique dans les pays riches. Le

matériel européen à lui seul est déjà considérable, mais très localisé. Des quelques 300 sites

d'art pariétal paléolithique actuellement connus, la quasi-totalité se trouve dans la zone

franco-cantabrique ; l'art mobilier occupe davantage de territoire, avec trois concentrations :

Europe de l'Ouest, la plus importante, puis Russie et Sibérie12. Quelques faits saillants sont

classés dans les tableaux VI-1 etVI-2, avec une chronologie communément admise par les

auteurs récents.

10
[Anati, 1997 p.370 et suivantes]
11
Id. p.192.
12
[Lorblanchet, 1995]

162
2-Objets et techniques

L'art préhistorique européen du Paléolithique supérieur est un phénomène massif et de

longue durée ; il s'étale des débuts de l'Aurignacien à la fin du Magdalénien, c'est à dire sur

environ 20000 ans. Ce qui nous en reste s'exprime sur les parois des abris ou des grottes

profondes, ainsi que sur des plaques rocheuses à l'air libre13 ou sur de simples galets ou

plaquettes de pierre (La Marche). Il s'exprime en statuettes féminines, telles les nombreuses

"Vénus" d'Europe du centre et de l'est, ou animales ; il est fait de gravures sur des plaques

d'ivoire, sur des objets utilitaires en os (sagaies, bâtons percés, propulseurs), ou sur des

artefacts d'usage inconnu, tels les rondelles de pierre ou d'os percées ou non en leur centre. Il

existe aussi, mais le fait est absolument unique à ma connaissance, des cortex de silex,

apparemment des nucléus à lames, incisés profondément (séries de tirets parallèles et

chevrons), au site de Khotylievo14 (Russie, vers -24000) : simples exercices d'entraînement à

la gravure sur du matériau au rebut ?

Les différentes techniques sont présentes et bien maîtrisées dès le début, contrairement

à ce que l'on a pensé un temps ; l'art paléolithique est empreint du même genre de mystère que

l'écriture hiéroglyphique égyptienne : il surgit brusquement, dans toute sa splendeur. Le

dessin peut être fait de tracés digités dans l'argile, de tracé digité dans l'argile qui se

transforme en dessin15 sur une zone plus dure, de gravure plus ou moins profonde dans la

roche, d'une suite de pointillés peints (même pour des figurations), de trait peint continu, ou

de limite obtenue par la technique du pochoir : tel était le cas des "mains négatives" très

nombreuses dans les grottes. Inspiré par l'exemple des aborigènes australiens, Michel

13
L'art rupestre récemment découvert au Portugal, au site de Foz-Côa, est de "style" paléolithique supérieur,
d'après Lorblanchet [Lorblanchet, 1995].
14
[Abramova, 1995]
15
Grâce à l'argile accumulé précédemment sur le doigt. [Plassard, 2000]

163
Lorblanchet a réalisé une reproduction saisissante16 du cheval tacheté de la grotte du Pech-

Merle (Lot) en crachant la peinture, sa main gauche posée sur la paroi pour limiter la

projection et formant ainsi progressivement le contour désiré. Le dessin peut-être laissé tel

quel, ou son intérieur peint ; le contour peut être gravé, et l'intérieur peint, qu'il s'agisse de

figurations ou de "signes" (certains rectangles de Lascaux). Il existe même un cas, unique à

ma connaissance en Eurasie, où tout l'intérieur est en pointillé17. Les contours des grands

bisons polychromes d'Altamira ont été gravés, dessinés au charbon de bois et leur intérieur

peint, sans que l'on soit capable de déterminer l'ordre de ces trois opérations18. On a quelque

fois des indices (raclages) de préparation de la surface avant l'exécution de l'œuvre19, et d'une

ébauche préalable au burin avant le dessin de couleur20.

La technique du bas-relief a donné des œuvres magnifiques21, sur pierre et sur os, et

des traces d'ocre rouge permettent de penser qu'elles étaient peintes. Nos ancêtres ont

abondamment utilisé d'ailleurs les bas-reliefs naturels dans les grottes ; beaucoup de roches ou

de concrétions calcaires d'allure animale ont été soulignées de quelques traits de peinture pour

rendre plus évidente la ressemblance, avec parfois un œil figuré par une cupule naturelle.

C'est ainsi que les nombreuses bosses du plafond d'Altamira (Espagne) ont servi à donner du

volume aux bisons peints.

La sculpture donne des chefs-d'œuvre, petite merveille de la "Dame de Brassempouy"

ou animaux sculptés à partir de propulseurs, et un grand nombre de "Vénus" très stylisées. La

sculpture s'allie à la gravure qui rajoute des motifs abstraits à la surface des objets, tels les zig-

16
Reproduite dans [Lorblanchet, 1995]
17
Bison de Marsoulas. Reproduit par exemple dans [Vialou, 1986]
18
[Beltran, 1998]
19
Rare en général, le cas est fréquent dans la grotte Chauvet. [Clottes, 2001 p.152]
20
[Barrière, 1982 p.163]
21
Cheval de l'abri Labattut, la "femme à la corne" de Laussel, bouquetin de l'abri Pataud, bovins du Fourneau-
du-Diable, les blocs du Roc de Sers, le mammouth de Domme …. Reproductions dans [Delluc, 1991] et
[Delporte, 1990]

164
zags des figurines animales de Vogelherd et probablement aussi le quadrillage de la tête sans

visage de la Vénus de Willendorf.

En bref, on assiste à une grande souplesse d'utilisation de toutes les formes possibles,

"toutes les méthodes de tracé […] semblent avoir été connues d'emblée par les premiers

créateurs d'images"22, et il n'est en tout cas plus possible de s'essayer à une description

évolutive, comme le passage de la gravure à la peinture, ou de la sculpture au bas-relief et de

celui-ci à la gravure, ou du figuratif au symbolique à moins que ce ne soit l'inverse, etc. Nous

analyserons au chapitre VII le contenu de l'art et le problème de son éventuel caractère

structurant, et au chapitre VIII la géométrie du graphisme.

-oOo-

22
Lorblanchet op. cit. p.58.

165
CHAPITRE VII

L'ART PARIETAL ET MOBILIER DU PALEOLITHIQUE SUPERIEUR : LE

CONTENU ET SON ORDRE.

Les thèmes de représentation se classent en deux grandes catégories : ce qui est

reconnaissable et que l'on appelle l'art figuratif, et ce qui ne l'est pas et que l'on nomme "tracés

indéterminés", "signes" et "signes géométriques". Comme il faut s'y attendre, la séparation

entre les deux catégories n'est pas absolue ; des statuettes anthropomophes de Mezine

(Ukraine) par exemple, sont couvertes de signes, mais sont elles-mêmes réduites à la plus

simple expression : une sphère pour la tête et une sorte de triangle pour le buste. Il y un

exemple plus frappant encore de mélange des genres, bien que le cas soit unique, à ma

Figure VII-1 : gravure sur défense de mammouth. Predmosti, vers 26000 avant le présent. Dessin Anne Spanek,

d'après (Jelinek 1978).

166
connaissance : on interprète une gravure sur une défense de mammouth, trouvée à Predmosti

(République tchèque), entièrement composée de signes "géométriques", comme une femme

stylisée ; la tête est triangulaire, les sourcils, le nez, et les yeux en "échelles", les seins, le

ventre, et le fessier en cercles concentriques (figure VII-1). Notons enfin un mammouth

trapézoïdal de la grotte de Kapova (figure VII-3, dernier groupe de signes).

On a cherché longtemps, dans la première époque de l'étude de la préhistoire, à

interpréter les signes en les ramenant à du figuratif (les tectiformes, par exemple, étant des

représentations de huttes (figure VII-3)). Mais l'ethnographie a montré l'arbitraire de telles

interprétations, ne serait-ce qu'en mettant en évidence la polysémie des signes, et la

polysignalisation des choses. Il faut donc s'en tenir aux deux catégories figuratif/signes,

incluses dans le même vocable d'"art", mais qui sont peut-être issues de deux motivations

complètement étrangères l'une à l'autre ; nous en parlerons plus loin.

1- Contenu reconnaissable : les figurations.

167Dans l'art figuratif, les animaux sont de loin les plus nombreux et presque toujours

d'espèce parfaitement déterminée (et de sexe rarement déterminable). Une statistique1 portant

sur 84 sites européens, révèle l'écrasante domination du cheval et du bison (respectivement

28,7% et 22,2% des motifs), puis le bouquetin (9,5%) ; les mammouths ne sont que 7,8% et

les rennes 3,7%. Dans l'écrasante majorité des cas ils sont représentés globalement de profil ;

ce ne fut donc pas une mince surprise que de découvrir, dans la grotte Chauvet, des frises de

têtes de bisons vues de face et de nombreuses têtes vues de trois-quart : sans les datations

absolues qui rendent l'authenticité incontestable, cette particularité aurait suffit pour faire

peser un fort soupçon de canular sur cette nouvelle grotte. On connaît également, en vue de

1 [Sauvet, 1995]

167
face, les têtes de lionnes et de chouettes de la grotte des Trois-Frères (Ariège), un cheval à

Lascaux. L'animal peut être représenté en entier ou partiellement, par l'avant-train, la tête,

l'arrière-train, ou une esquisse de la tête et du dos. Même si la silhouette est complète,

certaines parties peuvent être négligées à l'extrême, comme des pattes réduites à des sortes de

V ; on peut avoir des silhouettes pures, sans aucun détail, ou au contraire des figurations

internes (œil, fourrure, couleur de la peau …). Les représentations anthropomorphes2 en

dimension deux sont beaucoup plus rares3 et surtout beaucoup moins soignées ou même

franchement négligées ; elles sont rarement complètes : on connaît un grand nombre de

silhouettes féminines gravées, sans tête ni pieds, et un grand nombre de têtes sans corps, très

souvent vues de profil. Une catégorie rare, mais très intéressante pour le préhistorien, est celle

des êtres hybrides mi-homme mi-animal : l'"homme à l'arc musical" des Trois-Frères (figure

VII-4), personnage cornu du Gabillou, tête de bison sur un corps humain à Chauvet, tête

d'oiseau et corps masculin en érection à Lascaux. A propos des thèmes de représentation

figurée, il semble y avoir évolution historique dans le sens suivant : dans l'art peint, dessiné et

gravé du Paléolithique supérieur, l'animal est omniprésent et magnifique, tandis que l'être

humain est relativement rare, parfois totalement absent, en tous cas de facture très grossière.

Dans l'art post-glaciaire, au Levant espagnol et en Afrique, l'être humain reconquiert au

contraire une présence picturale massive, et s'il est toujours très stylisé, la silhouette,

traduisant des mouvements vigoureux, en est très gracieuse.

Un trait frappant mais paradoxal des figurations paléolithiques est leur abstraction ; je

veux souligner par là aussi bien l'absence de caractères individuels que de véritables

figurations de collectivités, à quelques exceptions près. Nulle expression de douleur, de fureur

2
Exemples : gravures de La Marche, "masques" de la grotte des Trois-Frères, silhouettes stylisées de femmes à
Pech-Merle, à La Roche-Lalinde et dans la grotte de Cussac, nouvellement découverte.
3
3,5 % des motifs de l'art pariétal [Sauvet, 1995], 5 à 10% des motifs dans l'art pariétal et mobilier (Lorblanchet,
op. cit. p.52).

168
ou de satisfaction dans la quasi-totalité des centaines d'animaux peints ou gravés, nul

mouvement non plus ; ils ne sont là que comme signes de leur espèce, et non comme

individus, seuls ou dans un contexte. Les quelques représentations humaines ont le même

caractère, encore plus accentué ; on retrouve ce phénomène dans les statuettes de "Vénus"

d'Europe de l'Est et de l'Ouest dont la tête n'est qu'une boule, éventuellement décorée, mais

sans visage. Et dans les rares cas où le visage est esquissé, il est inexpressif ; en revanche,

quelle expression violente, mais stéréotypée, dans les seins, le ventre et le fessier ! La femme

est manifestement là comme type, tout porte à croire qu'elle n'est que le signe de la fécondité,

son symbole de pierre ou d'ivoire (figure VII-2). L'art paléolithique est donc un art abstrait,

même dans ses figurations, parce qu'il est chargé d'évoquer des espèces ou des idées

générales, et non des individus particuliers dans une situation concrète.

Figure VII-2 : Vénus de Willendorf (moulage), Autriche, vers 24000 avant le présent. © Photo
Delluc.

169
Le grand absent de la figuration paléolithique est le monde végétal et minéral : nulle

plante, nulle montagne, nul paysage en général, à moins que certains signes puissent y être

associés. La même analogie qui conduit à interpréter les tectiformes (figure VII-3) comme des

huttes pourrait bien faire croire à des nervures de plantes ou à des arbres dans les signes

barbelés, mais avec le même risque d'arbitraire. On n'est pas étonné, dans un monde de

chasseurs, de trouver des représentations d'animaux en grand nombre ; on n'est pas étonné non

plus que pendant les derniers temps glaciaires, une végétation très pauvre ait contraint nos

ancêtres à une alimentation principalement carnée et de ce fait à accorder peu d'importance à

la végétation. Mais on est davantage surpris que dans le monde des véritables chasseurs-

cueilleurs, en Afrique et en Australie notamment, la place du monde végétal soit aussi

restreinte dans l'art figuratif par rapport à celle du monde animal ; peut-être est-ce la

conséquence de ce que le monde végétal n'exige pour son exploitation qu'un investissement

relativement faible de l'intelligence humaine, contrairement au cas de la chasse. Roberte

Hamayon signale que chez les chasseurs-cueilleurs sibériens, la cueillette, activité féminine,

est dédaignée et ne fait l'objet d'aucun rituel4 : telle est sans doute la véritable raison de la

place insignifiante de la végétation dans l'art. En tout cas la quasi-absence de plantes et

l'absence totale de paysages est un bon argument à opposer aux partisans de l'art pour l'art,

expression d'une émotion esthétique pure, car il n'y aurait pas eu plus de raisons d'être ému

devant un bison que devant un bel arbre ou un soleil couchant à l'horizon. Une production

d'esthètes ou de simples décorateurs nous aurait offert une variété bien plus abondante de

thèmes, opposée à ce qu'il faut bien appeler la relative monotonie de l'art paléolithique. On

peut objecter à cela les peintures australiennes qui représentent, aux dires de leurs auteurs, des

configurations de terrain que l'on traite parfois abusivement de cartes (voir chapitre I, §3) ; il

s'agit en réalité, non pas de reproductions de la nature, mais de trajets d'ancêtres, et tous les

4
[Hamayon, 1990 p.294]

170
accidents naturels, roches, failles etc… sont des ancêtres ou des traces d'ancêtres. Les soi-

disant cartes australiennes sont des reproductions d'actes du "temps du rêve" destinées à

réactualiser leur puissance créatrice, et non des essais de représentation objective de

configurations de terrain .

Deux questions très importantes, et que nous aborderons plus loin, sont celles

d'éventuelles mise en espace et mise en scène des sujets figurés ; la mise en espace pose le

problème de la perspective et du rôle du support en tant qu'espace. La mise en scène se

préoccupe de savoir si les sujets représentés sont des individus (ou même des espèces

incarnées en un individu), des individus en scène (en fuite devant un chasseur, ou mourrant

sous les traits de javelot etc…), ou des groupes en action, des scènes de chasse par exemple.

A première vue, le cas de la mise en scène est rarissime et semble même être une acquisition

tardive : nous avons ici un nouveau trait évolutif probable, puisque l'art post-glaciaire,

contrairement à l'art paléolithique supérieur, offre d'incontestables scènes de chasse, de

guerre, de danses, et même d'activités de cueillette comme la récolte du miel5.

A première vue, une pagaille complète règne dans les peintures et les figurations

pariétales gravées ; un animal peut être dans n'importe quel sens par rapport au sol de la grotte

: horizontal, les pattes vers le bas mais aussi vers le haut, vertical, la tête vers le bas ou vers le

haut, ou dans des positions intermédiaires. Les innombrables superpositions, qui rendent

quelquefois les sujets si difficiles à discerner, militent en faveur d'une individualité de chaque

sujet, au lieu et au moment donné de sa création, comme je l'ai mentionné plus haut, et non en

faveur d'une mise en scène. Dans le même ordre d'idées, la dénomination courante des grottes

comme "sanctuaires" induit une confusion dans l'esprit du lecteur contemporain, qui imagine

des cathédrales paléolithiques, à l'espace intérieur soigneusement organisé comme il sied à un

temple ; en fait cette idée est probablement fausse. Je donnerai plus tard d'autres arguments,

5
Cueva de la Arana (Espagne). [Nougier, 1993 p.260]

171
mais mais l'un d'eux a sa place ici. Sur les objets utilitaires ou décoratifs (rondelles, bâtons

percés, propulseurs, sagaies) l'espace est toujours clairement organisé. Il n'y a ni

superpositions ni animaux dans tous les sens ; si une scène est représentée, elle l'est sans

ambiguïté (en tant que scène, même si son sens n'est pas forcément clair). Les frises sont très

fréquentes et suivent l'axe de la pièce : tout cela montre que l'artiste, lorsqu'il le veut, peut très

bien gérer son support comme un espace organisé. La pagaille des superpositions et du sens

dessus dessous est due à de toutes autres causes qu'une maladresse de débutants ou une

volonté de faire passer un mystérieux message au travers d'une sémantique graphique

alambiquée ; elle est en tout cas réservée à des supports bien déterminés, parois de grottes,

galets, plaquettes de pierre. L'objet utilitaire, lui, a droit à une lecture simple.

2- Contenu non reconnaissable : les signes.

La deuxième grande catégorie est celle des représentations non reconnaissables : les

"signes" et ce que l'on appelle les "tracés indéterminés", auxquels les préhistoriens attachent

de plus en plus d'importance, après les avoir négligés. Les signes (figure VII-3), qu'ils soient

isolés ou couvrant tout ou partie d'un support, et dans ce dernier cas on appellerait cela un

décor, sont bien identifiables grâce à une composition voulue et des formes géométriques qui

se prêtent à la classification, tandis que les tracés indéterminés ne se prêtent guère à l'analyse

et leur fonction reste inconnue, pour l'instant ; mais leur simple existence met en valeur le fait

que le non-figuratif n'est pas nécessairement fait de tracés "géométriques", tirets, chevrons,

quadrillages etc…, brefs de décors ordonnés et organisés. L'existence de signes assez

nombreux et qui ne peuvent être ramenés à des figures standardisées va dans le même sens :

sortes de "papillons" à Chauvet, "chevelure" à Lascaux, signes plus compliqués aux Trois-

Frères (figure VII-3), au Portel et dans la grotte des Eglises (les trois derniers sites sont en

172
Ariège).Le tableau ci-dessous6, qui rassemble quelques données sur les sites pariétaux de

l'Ariège magdalénienne, donne une idée de l'importance relative variable des signes par

rapport aux figurations et aux tracés indéterminés ; les nombres, sauf ceux de la dernière

ligne, sont des pourcentages :

Marsoulas Portel Niaux Général Ariège


(11 sites pariétaux)
Signes 42,4 29,7 73 53,6
Figuratif 39,3 50 23,7 34,8
(animaux,
humains)
Indéterminés 18,3 20,3 3,3 11,5
Total numérique 191 138 452 2611

Les signes sont donc très nombreux, globalement plus nombreux que les animaux dans

l'art pariétal et mobilier. Ils peuvent être peints ou gravés, gravés sur paroi, sur bloc ou même

exceptionnelllement sur des nucléus comme nous l'avons déjà dit, sur des outils ou autres

objets d'os, sur de l'ivoire. On peut n'avoir que des signes sans figurations sur certaines parois

de grottes (Niaux, Castillo et Pasiega), sur les nombreuses baguettes osseuses dès

l'Aurignacien et sur les baguettes demi-rondes du Magdalénien ; la gravure exclusivement

géométrique est typique du style pavlovien de l'Europe orientale. Mais les signes sont parfois

associés aux figurations ; c'est nettement le cas lorsqu'ils sont gravés sur des statuettes

animales ou humaines (Vogelherd, Mezine), là où par conséquent l'association est

physiquement incontestable. En revanche les merveilleux bas-reliefs du Solutréen français

sont exempts de signes. La corrélation volontaire entre signes et animaux peut être contestée

dans le cas des parois où les deux sont présents, comme à Lascaux, qu'ils soient superposés ou

non. En tout cas, il se présente une assez grande variété aussi bien dans la typologie des signes

6
Données de Denis Vialou [Vialou, 1986].

173
que dans leur contexte d'isolement ou d'association apparente. Si certains signes sont très

répandus, comme les tirets parallèles ou les pointillés, d'autres ont un caractère régional qui

peut les faire interpréter comme des "marqueurs ethniques"7 ; l'idée vient encore de

l'ethnographie, des Aïnous par exemple, où chaque groupe familial a la propriété exclusive

d'un signe, gravé sur les flèches, sur les "relève-moustaches", et sur les arbres d'un territoire

de chasse8. C'est ainsi que les "blasons" (quadrillages peints) et les "tectiformes" (forme de

toit) se trouvent dans le Périgord, les quadrilatères à décoration interne chargée dans les

Cantabres, les "aviformes" (en forme d'oiseaux) dans le Quercy et en Charente ; en Europe de

l'Est, les zigzags et les motifs en grecque caractérisent le style mézinien (de Mezine, Ukraine),

et les décors en "écaille de poisson" (losanges ou hexagones) sont ceux d'Eliseevitchi

(Russie). On voit que si l'art animalier est relativement monotone et stéréotypé, c'est moins le

cas des représentations non reconnaissables.

Signes gravés sans forme


qualifiable. Grotte des Trois-
Frères. D'après (Vialou, 1986)

7
Leroi-Gourhan, cité dans [Lorblanchet, 1995 p.56]
8
[Leroi-Gourhan, 1989 #394]

174
Signes peints : quadrangles et
alignements de pointillés. Grotte
du Castillo. D'après
(Lorblanchet, 1995).

1 et 2 : tirets, grottes de Pech-


Merle et de Pindal.
3 : barbelés, grottes de
Marsoulas et de Lascaux.
4 : chevrons, grotte de Lascaux.
D'après (Leroi-Gourhan, 1992).

Rectangles de Lascaux, d'après


(Leroi-Gourhan, 1979)

Tectiformes, grotte de Font-de-


Gaume. D'après (Leroi-gourhan,
1992).

175
Signes peints. Grotte de Kapova
(Russie). D'après (Kozlowski,
1992).

Figure VII-3 : exemples de signes. Dessin Anne Spanek.

176
3- Le désordre de la paroi.

Malgré le fouillis inextricable (figure VII-4) de beaucoup de peintures et gravures

pariétales, faites de superpositions si nombreuses qu'il faut beaucoup de temps pour en

discerner les éléments, et malgré les positions totalement désordonnées et les tailles très

variables des divers sujets représentés, on a voulu absolument y découvrir un ordre caché. Le

fouillis et les superpositions sont surtout le cas des gravures pariétales, et des gravures sur

support "neutre" (plaquettes, galets), alors que la gravure sur les outils (sagaies, propulseurs,

bâtons percés, spatules) est parfaitement organisée. Si, comme le soutenait Leroi-Gourhan, les

superpositions s'expliquaient par l'exiguïté des surfaces, prouvant par là que "la préoccupation

d'associer des sujets déterminés était plus forte que le souci de disposer les images suivant un

ordre spatial plus conforme au nôtre"9, le phénomène s'appliquerait aussi à la gravure sur

outillage d'os, ce qui n'est pas le cas.

9
[Leroi-Gourhan, 1992 p.236-237]

177
Figure VII-4 : exemple de fouillis de l'art pariétal. Noter le "sorcier à l'arc musical". Grotte des Trois-
Frères. Relevé de l'Abbé Glory. (Vialou 1986).

Ainsi les grottes, dit-on couramment, seraient des sanctuaires au décor organisé ;

suivant cette conception, l'artiste, arrivant devant une grotte vierge, ou devant un panneau

vierge, prendrait possession par avance de son espace en décidant que là il ferait des signes, là

des représentations, à un autre endroit telle ou telle association10. Le modèle du temple,

totalement anachronique à mon avis, est si prégnant qu'il va jusqu'à dicter le vocabulaire

10
"Loin de courir le long des couloirs à la recherche d'une surface où tracer des bisons, l'homme a coulé en
quelque sorte le même temple dans des cavités chaque fois différentes, avec un sens monumental très inattendu."
(Leroi-Gourhan, op. cit. p.139)

178
descriptif : c'est ainsi que dans la grotte Chauvet, on a une sacristie, un sacré-cœur, un

bénitier11 ! À cela se rajoute l'idée que les diverses associations (des signes entre eux, des

animaux et des signes, des animaux entre eux) seraient porteuses d'un sens propre, d'une

logique interne dont elles seraient la syntaxe ; nous aurions devant nous des textes pariétaux

qu'il conviendrait de déchiffrer.

Parlons d'abord brièvement de l'idée du texte à déchiffrer ; un message supposerait en

effet que son lecteur puisse le décoder, et il faudrait pour cela une organisation spatiale

déterminée du support. Michel Lorblanchet donne divers arguments qui vont à son encontre.

La syntaxe supposée est fondée sur des statistiques d'associations de sujets, mais des

nouvelles découvertes comme celle de la grotte Chauvet "ruinent les statistiques régionales et

mettent à mal des statistiques plus générales"12 ; le choix des éléments constitutifs de la

supposée syntaxe est entaché d'arbitraire : pourquoi ne pas prendre en compte, outre les sujets,

les dimensions, les positions, l'orientation, la couleur, le mode de tracé etc…? Surtout, la

syntaxe est supposée unique pour tout l'art paléolithique, pendant des milliers d'années et dans

toute l'Europe. J'ajouterai que les recherches des Sauvet13, fondées sur une quantité

impressionnante de données et analysées au moyen d'un appareillage statistique non moins

impressionnant, ont donné des résultats extrêmement pauvres ; après avoir énoncé l'idée qu'un

panneau (une paroi de grotte) est l'unité sémique "analogue à ce qu'est la phrase pour un

énoncé linguistique", les auteurs constatent d'abord que 60% (611 sur 1027 unités recensées)

des panneaux sont "monothématiques" et ne contiennent donc pas de phrase. Il n'y a donc plus

que 416 "panneaux messages" que les auteurs ne prétendent pas déchiffrer, mais ils y ont

décelé des lois formelles comme celle-ci : il y a incompatibilité entre le mammouth et la biche

qui ne sont jamais présents ensemble, mais il y a en revanche des implications, par exemple la

11
[Clottes, 2001]
12
[Lorblanchet, 1995 p.162]
13
[Sauvet, 1995]

179
présence d'un lion implique celle d'un cheval lorsqu'un ou plusieurs éléments de la "classe 1"

(cheval, bison, bouquetin) sont présents. Devant la minceur de ces résultats, les auteurs

avouent que "le point essentiel qui ressort de ce travail, c'est que la combinabilité des motifs

figuratifs est apparemment très réduite dans l'art pariétal" ; si l'on se souvient que les

"combinaisons" n'ont lieu que dans une minorité (40%) de panneaux, la conclusion

raisonnable n'est-elle pas plutôt que la probabilité d'une "grammaire formelle" de l'art pariétal

est très faible14 ?

Plus importante pour nous est la thèse d'un espace organisé, suivant laquelle chaque

grotte ornée serait un "sanctuaire" structuré à l'image d'un temple ; parmi les arguments qu'on

lui oppose15, on peut citer les conclusions très différentes de ses partisans. Leroi-Gourhan

penche pour un modèle dominant de l'ensemble de l'art pariétal, qu'il a obtenu à partir de

séries statistiques de plus de soixante grottes ; au centre de la grotte, dit-il16, se trouvent plus

de 80% des sujets "femelles" (bison, bœuf, signe féminin), alors que certains sujets "mâles"

(cerfs) se répartissent dans les situations périphériques tandis que le cheval est à 86% au

centre de la grotte. Selon le même auteur, la répartition des signes obéit à une même loi :

"marques de points ou bâtonnets à l'entrée, traits en faisceaux et contours inachevés avant les

grands motifs, signes élaborés dans les grandes compositions, bâtonnets ou points de la fin

apparaissent dans un ordre pratiquement constant dans les sanctuaires que j'ai pu étudier"17. Il

faut savoir que le recensement par Leroi-Gourhan des sujets animaux offre un certain

arbitraire puisqu'un groupe de sujets compte pour un, quelque soit le nombre d'individus

représentés : ainsi un groupe de quatre bisons dans une galerie périphérique comptera pour

deux fois moins que deux groupes de deux bisons au centre. Et surtout, une statistique peut

14
Voir également [Otte, 1997]
15
Donnés par Lorblanchet, op. cit. p.157 et suivantes.
16
[Leroi-Gourhan, 1971 p.461]
17
[Leroi-Gourhan, 1992 p.129]

180
suggérer des corrélations mais en aucun cas elle ne prouve quoi que ce soit ; on pourrait

même avancer que la présence d'un seul bison ailleurs qu'au centre de la grotte ruine toute la

théorie ! Les Sauvet, qui approuvent la méthode de Leroi-Gourhan, n'acceptent pas certains

de ses résultats importants ; ainsi, ils contestent l'organisation des grottes en entrée, passages,

panneaux principaux, zones périphériques, diverticules, fond, chaque zone ayant ses types de

représentations propres, parce que "les grottes sont souvent des configurations tourmentées

dans lesquelles les définitions sont inapplicables"18. De même ils "ne croient pas"19 à la

répartition des signes avancée par Leroi-Gourhan. Denis Vialou pense, contrairement à Leroi-

Gourhan, qu'il n'existe pas de stéréotype de la grotte ornée mais que chacune d'entre elles est

un microcosme construit de façon originale ; j'ajouterai que les constructions révélées par

Vialou sont davantage révélatrices d'une volonté héroïque d'en trouver une que d'une véritable

structure mise au jour. À Niaux, dit-il20, on a l'une des constructions magdaléniennes le plus

clairement organisée, avec la "formule" bison noir—signe angulaire noir—signe curviligne

noir—bouquetin ou cheval noir qui "structure" le salon noir, formule qui s'oppose à celle des

galeries : points—tirets—barres-traits—claviformes rouges. On ne voit pas en quoi le fait de

venir un beau jour avec de la peinture noire, pour exécuter des rites à tel endroit de la grotte,

puis un autre jour avec de la peinture rouge pour œuvrer sur un autre panneau, prouve une

quelconque structure spatiale préétablie, planifiée, de la grotte.

Un contre-argument plus technique à l'idée d'espace organisé est fourni par des

datation fines récentes ; à Cougnac, "les datations de pigments au radio-carbone ont révélé un

intervalle d'une dizaine de millénaires séparant la réalisation des cerfs mégacéros de celles des

ponctuations digitales de leur voisinage"21. À Cougnac toujours, sur un même mégacéros, des

18
[Sauvet, 1979]
19
[Sauvet, 1977]
20
[Vialou, 1991]
21
Lorblanchet, op. cit. p.162.

181
prélèvements ont donné des datations de plus de 5000 ans d'écart. Les œuvres ont donc été

réalisées à des époques très éloignées les unes des autres, ce qui met à mal l'idée d'une

composition recherchée dans l'ensemble de la grotte ; de plus l'ethnographie (nous sommes

contraints d'y revenir sans cesse) confirme que le fouillis apparent est un fouillis réel,

puisqu'elle montre, nous le savons, que l'important est dans l'acte de création de l'œuvre,

laquelle n'existe plus, au sens littéral du terme, une fois le rite exécuté. C'est dans l'ordre de la

logique rituelle que d'effectuer une gravure sur une gravure ancienne ou qu'une peinture

vienne en téléscoper une autre ; on peut aussi "repasser" une peinture ancienne pour la

réaviver22, les aborigènes australiens le font, et c'est une explication raisonnable des 5000 ans

d'écart du mégacéros de Cougnac.

Si la paroi du Paléolithique supérieur n'est en principe ni un espace structuré, ni le lieu

d'une scène, la tendance inverse existe cependant, et elle deviendra même dominante dans l'art

post-glaciaire, où les scènes sont courantes. Mais dès le Paléolithique supérieur, apparaissent

quelques scènes et quelques compositions pariétales. On peut citer la "scène du puits" de

Lascaux, lue quelquefois comme un homme affublé d'un masque d'oiseau, à terre (mais en

érection !) sous l'effet d'une charge de bison. Peu importe ici son sens, il s'agit sans doute

d'une scène, c'est-à-dire de plusieurs sujets en interaction, comme c'est peut-être le cas de très

curieux "troupeaux" en perspective bizarre à Chauvet, la grotte la plus ancienne pour l'instant.

Sur une retombée de voûte, nous dit-on23, trois lions ont été esquissés en perspective ; mais le

dessin est tel qu'il donne l'impression bizarre que le lion le plus éloigné est le plus grand.

Encore plus bizarre, à Chauvet toujours, est un troupeau de rhinocéros "vu en perspective"24 ;

22
C'est à Lascaux que de nombreuses réfections sont le plus visibles, d'après Leroi-Gourhan (Leroi-Gourhan
1992 p.233)
23
[Chauvet, 1995 fig.89]
24
Id. fig 86.

182
alors que les cornes diminuent avec l'éloignement, les silhouettes du reste du corps au

contraire s'agrandissent avec lui, comme pour les lions. Il n'est donc pas du tout certain que

l'artiste ait cherché à réaliser plusieurs sujets, avec un effet de perspective.

Les quelques compositions pariétales incontestables du Paléolithique supérieur sont

des frises, translation du sujet, ou des "affrontements", symétrie par rapport à un axe :

bouquetins affrontés à Lascaux, avec une symétrie manifeste des deux paires de cornes, et au

contraire les "bisons adossés" de la même grotte, où la symétrie des arrière-trains est

particulièrement soignée ; bas-relief des bouquetins affrontés du Roc-de-Sers, frises de têtes

de cerfs et de bouquetins à Lascaux, frises de chevaux en bas-reliefs (La Chaire-à-Calvin,

Cap-Blanc), frise de trois rhinocéros et de onze mammouths à Rouffignac (figure VII-5),

grotte marquée également par l'"affrontement" de couples de mammouths (figure VII-6). La

grotte Chauvet offre une frise verticale de quatre têtes de bisons en vue de face, suivie d'une

autre de trois têtes en vue de trois-quart.

Figure VII-5 : partie d'une frise de mammouths, grotte de Rouffignac. © Photo Jean et Marie-Odile
Plassard.

183
Figure VII-6 : mammouths affrontés, grotte de Rouffignac. © Photo Jean et Marie-Odile Plassard.

Nous avons remarqué plus haut le caractère abstrait de l'art paléolithique, même dans

ses figurations ; nous constatons maintenant le caractère purement formel des compositions,

lorsqu'elles existent. Il faut donc bien admettre qu'il n'y a pas de vie dans cet art ; la vie est

dans la pensée (le mythe) et l'action (le rite) qui le produisent, mais pas dans leurs traces

éphémères sur la roche.

4- L'ordre des signes et du décor mobilier.

L'ethnographie montre une très grande variété de motivations dans l'exécution des

signes, motivations qui paraissent à l'opposé de celles des figurations. Chez un même peuple,

les Aïnous25, le signe peut être marque de chasse (une entaille à chaque ours tué), marque

personnelle sur un arbre de la part de celui qui a découvert un coin giboyeux, marque de clan

patrilinéaire sur les objets personnels avec des variations individuelles autorisées (si le père et

le fils chassent en même temps, ce dernier ajoutera un point ou un trait au signe familial gravé

sur ses flèches afin de savoir qui a le mieux contribué à la mort de l'animal). Derrière cette

25
[Leroi-Gourhan, 1989]

184
variété, propre à tous les peuples, se profile un phénomène spécifique qui tranche avec celui

des figurations : dans les figurations, seule l'exécution compte en principe, au moins à

l'origine, et elles n'existent plus après qu'elles soient réalisées. Les signes au contraire peuvent

avoir pour fonction de laisser une trace qui fait sens pour un groupe déterminé d'individus et

dans un contexte déterminé ; la trace doit donc pouvoir être relue, ce qui exclut les

superpositions si caractéristiques de l'art figuratif pariétal. Les signes peuvent certes être

superposés à des animaux (traits sur les bisons autrefois interprétés comme des javelots, par

exemple), mais ils ne le sont jamais l'un sur l'autre, à ma connaissance ; il faut bien sûr nous

entendre sur les mots, et ne pas confondre superposition anarchique, comme c'est le cas des

figurations, avec d'éventuelles compositions, associations délibérées de signes comme les

quadrillages, les "barbelés" etc… Dans la signalisation, au contraire de la représentation

reconnaissable, l'espace du support est donc pris en compte comme tel, au moins localement,

et ce phénomène devient systématique dans le décor des objets utilitaires d'os.

Le signe exige donc d'être reconnu (plutôt que lu), ce qui suppose l'invention de

formes simples dont les combinaisons se prêtent à l'expression de variétés suffisamment

nombreuses. Le point, tout d'abord, peut être seul ou en groupe ; en groupe, on peut avoir des

figures fermées (par exemple les "cercles" de points de Niaux, mais le cas est rare) et

beaucoup plus souvent des alignements sur un rang, ou sur plusieurs rangs parallèles : les plus

spectaculaires sont ceux de la grotte du Castillo, en Espagne (figure VII-3). Le point est là

manifestement pour suggérer la ligne, comme dans le cas des figurations dont le pourtour est

en pointillé, et il n'est pas impossible que certaines d'entre elles expriment des

dénombrements, par opposition aux nappes de points dont le décompte, faute de "ligne

directrice" qui serve de guide à l'œil, serait très difficile. Parfois deux groupes de points sont

soigneusement placés de sorte que la correspondance biunivoque entre les deux saute aux

yeux ; à Lascaux, on a deux fois de tels groupes de trois fois deux points. Les points sont

185
souvent assez gros, quelque fois de véritables taches de plusieurs centimètres de diamètre ;

mais alignés, ils forcent le mouvement de l'œil sur la paroi, l'obligeant à suivre la ligne, pour

un dénombrement ou pour tout autre motif. Alignés en rangs parallèles, ils mettent en valeur

un espace par une succession de lignes de même forme ; dans les deux cas les points, aussi

gros soient-ils, fonctionnent donc comme points géométriques, en tant que générateurs

d'espace à une dimension. Les lignes en pointillés sont souvent vaguement droites, mais sans

forme vraiment précise, ce qui met en valeur deux contre-exemples exceptionnels : les

"cercles" de points de Niaux, et surtout une plaquette d'ivoire de mammouth trouvée à Malta,

en Sibérie, ornée d'une grande spirale centrale et de huit petites spirales périphériques (figure

VII-7).

Figure VII-7 : exemples de points générateurs de lignes. Chevaux de Sungir (esquisse du cheval en son
intérieur) et plaquette d'ivoire de Malta (spirales). Vers 23000 avant le présent. Dessin Anne Spanek,
d'après (Jelinek, 1978).

Les tirets, ou bâtonnets, peuvent également être isolés ou en groupe de traits parallèles (figure

VII-3) ; le parallélisme suggère un dénombrement, ou un espace organisé. La disposition des

tirets les uns par rapport aux autres autorise une très grande variété de combinaisons :

chevrons, faisceaux, zigzags, puis, en combinant cela avec un trait central un peu plus long :

barbelés, rameaux, flèches. L'ordre lisible dans ces compositions élémentaires est fait de

186
translations (translation du même tiret le long d'une ligne imaginaire, translation du même

chevron le long d'une tige dessinée dans le cas des barbelés) et de symétries axiales (le

chevron a un axe de symétrie non tracé, les flèches et les barbelés ont un axe tracé). Il est

curieux qu'une organisation fondée sur des rotations ou des symétries ponctuelles soit plus

rare au Paléolithique supérieur, sauf quelques fois quand le support le suggère directement

(les rondelles, les bâtons percés), et qu'elle devienne monnaie courante seulement plus tard.

Lorsqu'on veut attirer l'attention sur un signe ou sur un groupe de signes, groupe formant une

unité, il faut une organisation, une régularité qui force cette attention : l'unité d'un groupe de

bâtonnets est matérialisée par le transport parallèle de l'un d'entre eux le long d'une ligne

généralement droite, translation, ou par une combinaison d'une symétrie axiale et d'une

translation (zigzags et chevrons). La translation est "la même chose un peu plus loin", la

symétrie axiale est "la même chose retournée" ; le "même" fonde l'unité du groupe, l'"ailleurs"

(dans la même position ou retourné) est sa multiplicité. Telles sont les deux formes

élémentaires d'organisation des motifs, découvertes pour les besoins du graphisme de

signalisation au Paléolithique supérieur, et qui sont rigidement et indéfiniment déclinées dans

les signes et les décors.

La translation et la symétrie axiale, jusqu'ici, structurent un espace assez vague et

seulement implicite : on suit, par exemple, une ligne de points ou de bâtonnets sur une paroi,

elle-même à l'intérieur d'une grotte. La construction se précise et se complique avec des

espaces explicitement clos (figure VII-3) : le type en est le rectangle ou le pseudo-rectangle,

abondamment représenté à Lascaux et en Espagne (El Castillo, Las Chimeneas, Altamira),

plus solitaire au Gabillou et à Cosquer, et les tectiformes (Font-De-Gaume, Bernifal, Les

Combarelles). Il est notable que les lignes fermées rectilignes (triangles, rectangles, polygones

divers) sans subdivisions internes sont assez rares ; en cela elles s'opposent aux cercles ou

ovales, simples "ronds" tout nus de l'art pariétal, qui acquerront pourtant un décor avec les

187
rondelles magdaléniennes. On connaît les triangles gravés aurignaciens, avec un trait central

qui les fait qualifier unanimement (en France) de vulves, mais le triangle comme signe semble

se faire rare par la suite en Europe de l'Ouest. L'écrasante majorité des rectangles de Lascaux

ont des subdivisions internes, comme les tectiformes ; une des rares grottes connues à l'est de

l'Europe, celle de Kapova, comporte des triangles, des rectangles et des trapèzes, tous à

"décor" interne (figure VII-3). Et à nouveau, ce décor interne va reproduire la litanie des

symétries axiales et des translations, comme on peut s'en convaincre sur quelques figures ; les

rectangles quadrillés de Lascaux sont les plus monotones, mais riches de signification

explicite. On pourrait penser en effet qu'ils sont le produit dû au hasard de traits verticaux et

horizontaux, par exemple, mais la gravure témoigne à l'évidence qu'il n'en est rien : il s'agit de

rectangles volontairement décomposés en sous-rectangles. Cette impression est confirmée par

des coloriages, puisque des sous-rectangles peuvent être peints de couleurs différentes, ce qui

montre bien leur prise en compte comme individus ; les pavages et quadrillages, dont nous

n'avons aucune raison de penser qu'ils soient liés à une mesure, sont des évidences

géométriques qui fonderont celle-ci par la suite : un rectangle est une figure qui, par le simple

tracé intérieur de parallèles à ses côtés, donne une figure non seulement homologue, mais qui

permet de plus de le paver26 (de le recouvrir exactement sans chevauchement).

Le décor intérieur des "rectangles" espagnols est plus riche ; la décomposition en sous-

rectangles existe toujours, mais en plus une symétrie axiale du décor est parfois nettement

affirmée, et une audace particulière consiste à faire des décors parfois différents des deux

côtés de l'axe, avec des zigzags ou des tirets non parallèles aux côtés. Les tectiformes sont

franchement construits sur une symétrie, et leur originalité, par rapport aux rectangles, est

26
Le rectangle n'est pas la seule figure jouissant de cette propriété ; on peut paver un parallélogramme avec des
sous-parallèlogrammes et un triangle avec des sous-triangles à côtés parallèles. Le cas du rectangle et du
parallèlogramme est le plus simple : une seule parallèle à un seul côté réalise un pavage homologue, ce qui n'est
pas le cas du triangle.

188
d'associer des lignes courbes et des segments de droites, chose rare que l'on voit également

dans la composition du signe claviforme (en forme de clef).

Après cette tentative de description raisonnée des signes, où l'on a adopté

spontanément le langage habituel des préhistoriens qui qualifient de "géométrique" les

assemblages, parce que l'on peut y reconnaître certaines de nos figures élémentaires, il faut se

poser la question : est-il légitime de parler de points, de lignes, de segments de droite, de

parallèles et de rectangles ? Ne serait-ce pas une projection abusive de nos concepts actuels ?

Nous tenterons de débrouiller cela dans le chapitre suivant. Pour l'instant, après avoir

considéré l'ordre partiel des signes puisqu'ils sont au moins sans superpositions, nous passons

à l'ordre "total" du décor mobilier.

En opposition tranchée avec la pagaille et les superpositions présentes sur les parois de

grottes et sur les suppports bruts (galets, plaquettes), il existe trois sortes d'objets dont le cadre

est explicitement pris en compte et structuré au moyen du décor27, sans qu'il soit besoin

d'aucune statistique laborieuse pour le mettre en évidence : ce sont le corps humain, les outils

d'os (spatules, sagaies, bâtons percés …), et des objets de fonction inconnue, mais

probablement eux-mêmes décoratifs (pendeloque, rondelles). Nous n'avons évidemment plus

beaucoup de témoignages de la parure corporelle paléolithique ; les statuettes gravetiennes

sont très souvent nues. Cependant quelques statuettes très schématisées d'Europe de l'Est

soulignent la symétrie du corps humain, directement ou par un symbole harmonieusement

placé ; dans le même esprit, un contour découpé en forme de cheval présente deux lignes

27
Dans le langage actuel, le mot décor ou ornementation peut prêter à confusion parce qu'il sous-entend une
certaine gratuité ; on décore "pour faire joli". L'ethnographie montre que les décors ont au contraire un sens
(décompte, bâtons-message, motifs claniques ou rituels), avec une part restreinte de gratuité. Mais dans ce
paragraphe, nous ne nous occupons que de l'aspect géométrique.

189
parallèles de pointillés qui mettent en valeur une forme générale du corps, un schéma dans le

schéma, en quelque sorte (figure VII-7).

La plupart des objets conservés présentent donc un décor soigné ; les superpositions

sont inconnues, et la grande majorité des œuvres recensées manifestent une organisation

géométrique rigoureuse. Le décor libre, non assujetti à de lourdes symétries, est en effet rare,

et les exemples viennent de l'Est 28. Il n'y a pas ou très peu de scènes, mais une masse de

sujets figurés ou des motifs en interaction abstraite, géométrique, qui mettent en relief une ou

deux dimensions de la surface de l'objet ; comme dans l'art pariétal, il s'agit bien de

découverte et d'exploration de la surface et non de son exploitation pour créer des

compositions avec profondeur de champ. Par des répétitions de motifs, on cherche à repérer

tous les rythmes possibles de l'objet en accord avec sa forme générale : un rythme de frise, fait

de translations et de symétries conservant l'axe de la pièce sur les os longs, et un rythme

cyclique, circulaire, sur les rondelles de pierre ou d'os. On connaît des cas peu nombreux où

un seul motif, non répété, est gravé ; par exemple, un bâton percé porte une plante dont la tige

est parallèle à l'axe de la pièce et dont les feuilles ou les fleurs sont approximativement

symétriques par rapport à cet axe : on a bien la mise en valeur de deux directions

orthogonales, et c'est encore plus net lorsque le motif isolé est géométrique.

Les frises plus simples se lisent sur les très nombreuses baguettes aurignaciennes et

gravettiennes29 ornées uniquement, totalement ou en partie, d'incisions parallèles ; les

incisions obliques par rapport à l'axe de la pièce, lorsqu'elles existent, sont peu nombreuses :

en règle générale, les tirets sont perpendiculaires à l'axe de la pièce et leur mouvement de

translation est parallèle à l'axe. Ainsi, dans le cas apparemment le plus pauvre, les deux

directions orthogonales de la surface sont-elles mises en évidence. La frise réellement la plus

28
Exemples : pendentif de Predmosti, "paysage" de Pavlov, motifs anarchiques sur plaquette d'ivoire à
Eliseevitchi. [Koslowski, 1992].
29
[Chollot-Varagnac, 1980]

190
pauvre, d'un point de vue mathématique, est celle qui ne contient que des translations

parallèles à l'axe de la pièce, à l'exclusion de toute symétrie, mais elle n'est pas la plus facile à

réaliser spontanément avec un motif abstrait ; on la trouve donc naturellement dans les

nombreuses frises d'animaux, têtes seulement ou corps entiers30. Mais même là, l'élévation du

corps de l'animal est perpendiculaire à l'axe de la pièce, ce qui permet encore de dire que la

surface de celle-ci est ordonnée par ses deux directions. On connaît à La Madeleine une

baguette dont le motif, des deux côtés, est fait de museaux affrontés, répétition de translations

le long de l'axe de la pièce et de symétries par rapport à un axe orthogonal à celui de la pièce ;

on a même un cas (à La Vache, Alliat en Ariège) où d'un côté, deux chevaux sont en

translation alors que de l'autre, deux antilopes sont affrontées, donnant en quelque sorte sur un

seul objet les deux formules fondamentales d'organisation des surfaces, déclinées

indéfiniment par les artistes paléolithiques. Des frises plus ou moins complexes sont faites de

zigzags, de motifs en losanges rainurés dans un seul sens ou quadrillés (figure VII-8),

d'associations de rectangles et de tirets ou d'autres encore, et dans tous les cas le phénomène

frappant est le contraste entre la rigueur du mouvement fait de translations et de symétries

bien déterminées, dont les axes n'ont que deux directions possibles, et une fréquente absence

de soin dans l'exécution du motif individuel ; les losanges sont à peu près égaux, mais il est

clair qu'ils doivent être perçus comme "les mêmes", il faut lire en effet une répétition, de la

même façon qu'on lit une ligne de points faite en réalité de disques grossièrement égaux. De

même un motif de quatre chevrons emboîtés assez soigneusement gravés peut-être précédé et

suivi d'exécutions à la va-vite où l'on ne sait plus très bien s'il y a quatre ou cinq chevrons

(quatre branches d'un côté, cinq branches de l'autre, sommets escamotés)31 ; mais le lecteur

30
Têtes d'isards (Gourdan), têtes de bisons (La Madeleine), neuf chevaux, trois lions, ours (La Vache).
31
Il s'agit d'un os d'aigle gravé, trouvé dans la grotte du Placard (Charente), reproduit au chapitre VIII,
paragraphe 4

191
voit un mouvement de "vagues" et c'est cela qui compte. La transformation, le mouvement, est

l'acteur principal au détriment de la figure individuelle et de sa construction rigoureuse.

Figure VII-8 : losanges gravés sur os. A gauche, Laugerie-Basse, à droite, Le Placard. Dessin Anne
Spanek, d'après (Chollot-Varagnac, 1980).

Il y a là, avec les frises, une véritable recherche des mouvements possibles dans une direction,

celle de l'axe principal de la pièce, puisqu'on ne peut pas faire n'importe quoi. On peut

démontrer en effet qu'il n'existe que sept groupes de frises, c'est-à-dire sept types (le type est

défini par les symétries internes du décor) de motifs pouvant se répéter indéfiniment le long

d'une droite fixée32 ; ils sont tous présents dans l'art mobilier du Paléolithique supérieur

européen, comme nous le verrons en détail au chapitre suivant. Le problème est plus ardu

avec les remplissages réguliers du plan ; le plan dont nous parlons est le développement de la

surface de l'os quasi-cylindrique. On dit que la décoration islamique, au palais de l'Alhambra

32
[Martin, 1982 chapitre 10]

192
par exemple, a découvert les dix-sept réseaux possibles du plan (ou les dix-sept motifs de

papiers peints possibles), mais la démonstration du fait qu'il n'y en a pas d'autre ne date que de

189133. Les remplissages du Paléolithique supérieur sont en majorité assez pauvres :

remplissages en zigzags et quelques pavages par des polygones convexes. Nous avons déjà

parlé du quadrillage, à propos des "rectangles" des grottes franco-cantabriques ; nous

observons des pavages en losanges ou en parallélogrammes, obtenus par des lignes parallèles

croisées, et, plus intéressant, des pavages avec des hexagones. On sait34 que si l'on veut paver

le plan avec un seul polygone convexe, ce n'est possible qu'avec un nombre de côtés au plus

égal à 6 ; si on veut le faire avec un polygone convexe régulier, seuls les triangles, les carrés

et les hexagones conviennent. Les Paléolithiques ont découvert le polygone "maximal" qui

convient à un pavage du plan ; il est clairement présent sur la plaquette d'ivoire d'Eliseevitchi

(figure VII-9).

Figure VII-9 : plaquette osseuse d'Eliseevitchi (Russie). Reproduction très approximative montrant
un pavage hexagonal. Dessin Anne Spanek, d'après (Kozlowski, 1992).

L'exploration des organisations possibles d'une surface, telle qu'elle apparaît dans l'art

mobilier du Paléolithique supérieur, n'est bien entendu pas menée de façon rigoureuse et

systématique, contrairement à l'exploration des diverses frises possibles. Nous avons

mentionné, au début du paragraphe, des cas où il n'y a aucune structure apparente, même pas

la simple signalisation des deux directions principales. Il faut mentionner en outre les cas,
33
Martin, op. cit. chap. 11.
34
Id. chapitre 12.

193
assez nombreux en Europe de l'Est, où plusieurs structures différentes sont réunies sur le

même objet, mais bien séparées en bandes parallèles comme sur un cahier35 ; on dirait des

essais d'apprentis.

Une autre structure remarquable se manifeste dans l'art mobilier des rondelles. Les

plus anciennes semblent être les disques centrés en ivoire et les anneaux de Brno, il y a 28000

ans, suivies par les rondelles de Sungir, 23000 ans avant notre ère (figure VII-10) ; elles sont

approximativement rondes, avec une perforation approximativement centrale, et un décor de

rayons approximatifs.

Figure VII-10 : rondelles d'ivoire de Sungir (Russie). Dans celle de


droite, seul le trou central perfore la pièce. Les rayons sont faits de
cupules. Dessin Anne Spanek, d'après (Kozlowski, 1992).

Il en est de même des rondelles d'os magdaléniennes en Europe de l'Ouest (figure VII-

11). Contrairement au cas des rectangles gravés dans les grottes ou les losanges des frises

mobilières, la qualification géométrique de disques avec centres et rayons ne fait guère de

doute. Le décor est souvent constitué d'un cercle concentrique au bord extérieur du disque,

constituant une bande circulaire marqués par des tirets dirigés vers le centre ; quelque fois, un

rayonnage grossier est effectué et le centre n'est pas marqué36. Certains disques possèdent un

35
Plaquette d'ivoire d'Eliseevitchi, plaquette de Meziritchi.
36
Disque de pierre grossièrement gravé de rayons (Afontova Gora III, Sibérie). [Abramova, 1995]

194
seul diamètre explicitement dessiné, mais je ne connais pas de cas avec deux diamètres

perpendiculaires ; un cas remarquable est celui de l'incision de cordes parallèles à un diamètre

tracé. Les motifs qui se déduisent l'un de l'autre par des rotations autour du centre de la pièce

sont assez pauvres : tirets sur le bord, rayons, chevrons, cercles ou ovales (rare) ; les motifs

figuratifs présents sont plutôt en exemplaire unique, occupant une grande partie de la rondelle,

et ne sont donc pas là pour être mis en mouvement, comme c'était le cas des figures animales

dans les frises.

Figure VII-11 : exemples de rondelles osseuses magdaléniennes. De haut en bas et


de gauche à droite : Mas d'Azil (Ariège), cercles concentriques et tirets dirigés vers
le centre. Bruniquel (Tarn-et-Garonne), mêmes caractéristiques que le précédent
avec un diamètre tracé. Mas d'Azil, pas de "mouvement" de la figure animale.
Laugerie-Basse (Dordogne), tracé de cordes parallèles sur les deux faces. Dessin
Anne Spanek, d'après[Jelinek, 1978] et [Leroi-Gourhan, 1971].

Nous voyons dans ces pièces la découverte du cercle et de ses propriétés ; si l'on

accepte encore l'idée de la priorité du mouvement sur la figure, on peut voir dans les rondelles

des réalisations maladroites d'un rayon qui tourne autour de l'une de ses extrémités, le décor

étant là pour rappeler ce mouvement. Le cas très rare où un seul diamètre est présent montre

195
que l'on n'a guère été au delà dans l'analyse, et en tout cas il n'y a pas d'exemple d'utilisation

du rayonnage pour inscrire des polygones dans le cercle, et donc pas de pont avec la catégorie

des figures rectilignes. Le rond est une figure probablement familière grâce à la technique de

percement de l'os, et peut-être beaucoup plus anciennement encore (fabrication du feu ?,

percement du bois ?) et des ronds "parallèles" (concentriques) peuvent apparaître en

fabriquant des bâtons percés ; il est possible que des ronds concentriques de plus en plus petits

aient conduit à l'idée de centre. Des décors de bâtons percés, autour du trou, sont faits de ces

tirets dirigés vers le centre et que nous voyons souvent sur les rondelles ; la parenté entre le

mouvement tournant qui a produit le percement du bâton et les rondelles centrées est ainsi

mise en évidence. Un chose est sûre, en tout cas : il y a 28000 ans au plus tard, le rond devient

un cercle, équipé d'un centre et d'un rayon.

Il est curieux, dans ces conditions, que le motif en cercles concentriques soit très rare

en Europe, à part le cercle proche du bord des rondelles ; le seul cas incontestable est celui

d'un pendentif en forme d'ovale très allongé, où un motif de trois cercles concentriques est

répété trois fois le long de l'axe de la pièce, et suivi de huit arcs de cercles parallèles.

Terminons avec des essais beaucoup plus complexes, mais limités à certaines localités

: Isturitz dans les Pyrénées, Malta et Mezine à l'est de l'Europe. Il s'agit de la découverte de la

spirale et de ce qu'on appelle le motif en "grecque", qui n'est rien d'autre qu'une sorte de

spirale "rectifiée". Faut-il voir là une première association d'un mouvement tournant et d'un

mouvement rectiligne, puisqu'une spirale peut être décrite par un point animé d'un

mouvement rectiligne sur une droite elle-même en rotation ? Les baguettes d'Isturitz sont

ornées de motifs spiralés complexes, mais la documentation photographique est telle qu'un

ordre est difficile à percevoir et il n'est pas facile de savoir si l'on a affaire à des spirales ou à

des cercles concentriques. La plaquette de Malta est au contraire parfaitement explicite, faite

196
de spirales ponctuées ; autour de la spirale centrale, des petites spirales sont enchaînées deux

par deux (figure VII-7). Le plus beau, peut-être, est le bracelet de Mezine (figure VII-12) ; le

décor en "grecque" ne lui est pas particulier, on le retrouve sur les statuettes du même site,

mais c'est sur le bracelet qu'il a le plus d'ampleur.

Figure VII-12 : déroulé du bracelet d'ivoire de Mezine (Ukraine). Dessin Anne Spanek, d'après
(Kozlowski, 1992).

Il est fait d'une alternance de remplissages en zigzags et de grecques, chacun d'entre

eux semblant se transformer dans l'autre ; le zigzag, comme il est de coutume dans un décor,

suit les deux directions du rectangle du bracelet, il le structure classiquement. Mais lorsque le

zigzag se transforme en grecque, à deux reprises, l'œil qui suit les nouveaux motifs découvre

des lignes parallèles de grecques, en direction oblique par rapport à l'axe du bracelet et

parallèle à l'un des tirets du zigzag. Il ne voit plus l'objet de la même manière ; cette

association de deux "structures" qui s'évanouissent l'une dans l'autre (au lieu d'être séparées en

cases hermétiques comme à Eliseevitchi) est du grand art. De plus les grecques sont associées

par deux, trois ou cinq, ce qui donne une très grande antiquité au motif fait de spirales

associées, présent dans l'art post-glaciaire saharien et dans l'art celte.

-oOo-

197
CHAPITRE VIII

GEOMETRIE DU GRAPHISME PARIETAL ET MOBILIER : PENSEE SOUS-

JACENTE, INVENTIONS ET DECOUVERTES.

1- L'émergence de la pensée primitive : l'invention des deux mondes.

C'est donc au début du Paléolithique supérieur qu'explose un phénomène radicalement

nouveau, d'après ce que l'on sait aujourd'hui de l'histoire humaine : le phénomène de la

représentation, et plus spécialement de la représentation graphique, entendue au sens large de

peinture, gravure, dessin au charbon de bois, ou tracés digités.

Mais que signifie cette nouvelle activité ? Elle nous est tellement naturelle, entourés

comme nous le sommes d'écritures, d'art, de figures, de graphiques, que nous pourrions

négliger de nous poser la question. Obnubilés par le problème de la reconnaissance des

formes que nous apercevons dans les grottes préhistoriques ou sur les objets, nous avons

tendance à oublier le problème de la raison de la création de formes, reconnaissables ou non.

Lorsque nous avons reconnu un bison, nous nous considérons comme satisfaits ; mais que fait

là ce "bison", grossier ersatz de la vraie bête, même pas bon à manger ?

Techniquement, on pourrait envisager une filiation entre le débitage systématique de la

pierre, bien maîtrisé à la fin du Paléolithique moyen, et le graphisme. En effet, le débitage

Levallois, et plus encore le débitage laminaire, s'achèvent par des "dessins", découpages de

bords d'éclats et de lames minces ; le découpage a lieu dans un plan, ou plutôt dans un espace

de dimension deux, qui est également le lieu de travail exclusif, tout prêt, de l'artiste

paléolithique. Pouvons-nous conclure de cette ressemblance formelle que le débitage

systématique et ses dessins furent une voie de passage vers le graphisme ? Le cerveau humain

a-t-il eu besoin de découper avant de pouvoir peindre, dessiner ou graver des lignes ? A-t-il

198
eu besoin du travail de l'espace lithique local suivant ses trois dimensions avant de pouvoir

considérer les espaces naturels de dimension deux (les parois) comme des lieux de travail ?

Même si la réponse était positive, s'en tenir là serait inepte, en laissant de côté le saut

qualitatif, le changement d'univers. Dans l'outillage lithique, les formes restent formes de

pierre, tandis que dans l'univers de l'"art" elles se chargent de sens sans aucun rapport avec

leur réalité physique et acquièrent donc une fonction toute théorique. Les formes des outils

sont certainement abstraites, dans la mesure où elles sont préméditées, vues idéalement avant

d'être produites ; mais sauf à admettre une fonction symbolique ou esthétique des artefacts,

hypothèse qui n'est admissible que pour certains d'entre eux et très tardivement, leur destin

premier n'est qu'une fonction technique. Au contraire, dans la représentation, la forme, en tant

que forme symbolique, reste définitivement abstraite, détachée de tout support matériel, pure

création de la pensée et n'ayant d'autre objet que de servir cette pensée : le concret qui lui reste

encore attaché, sa substance concrète de symbole (peinture, trait gravé … mais aussi figurine

sculptée) est un concret par accident. Il n'y a en effet aucun lien autre qu'imaginaire,

arbitrairement décrété par l'intellect, entre un bison d'une part et la couche d'ocre, de charbon

de bois ou le sillon gravé qui lui correspondent sur la paroi de la grotte d'autre part. La

matérialité du signe est une base d'appui conventionnelle pour la spéculation intellectuelle,

alors que la matérialité de la ligne du bord de l'outil est au contraire indispensable à sa

fonction. Les peuples ont une expression à eux, très belle et d'autant plus exemplaire qu'on la

retrouve sur plusieurs continents, pour traduire l'origine purement intellectuelle du graphisme

: les aborigènes indiens et américains, entre autres, disent que leurs motifs leur sont venus en

rêve.

Ce serait pourtant un sérieux contre-sens que de faire de nos ancêtres des rêveurs et

des contemplatifs ; car le concret par accident, c'est-à-dire l'insignifiance relative de la

matérialité des signes graphiques, n'est pas la négation du concret, son évacuation définitive.

199
Il n'est pas non plus seulement base d'appui pour la spéculation : il est principalement objet à

pouvoir, concret sublimé en source de puissance. Car ce qui est créé n'est pas seulement

ombre ou double passif, reflet, mais symbole actif, outil d'action, et ceci immédiatement. Tout

cela sera détaillé dans la suite, mais il est nécessaire de donner dès maintenant quelques traits

généraux de ce nouveau mode de pensée et de réfléchir sur son origine. Il est en effet la mère

nourricière d'embryons de géométrie inédits, et sans connaître la mère il est impossible de

comprendre la nature réelle et l'évolution des embryons. Le lien est d'ailleurs tellement étroit

entre les deux que nous considérons spontanément la géométrisation des traces comme une

preuve d'intervention humaine. On connaît (chapitre VI) la polémique sur l'existence ou non

de graphisme symbolique avant –40000 ; certains en ont décelé plusieurs centaines de milliers

d'années en arrière, et pour étayer cette thèse, ses partisans décrivent des lignes parallèles, des

arcs de cercles etc., bref ils appellent la géométrie à la rescousse à défaut de représentation

reconnaissable. C'est qu'une véritable régularité, traduisant une organisation de l'espace

travaillé, est prise à bon droit pour un signe d'humanité, comme si les traces structurées,

organisées, étaient le meilleur indice de la pensée humaine structurante, organisatrice ; c'est

bien le cas pour la trouvaille récente de pierres gravées en Afrique du sud et vieilles de 77000

ans, et qu'il serait peu raisonnable en effet de prendre pour des traces accidentelles (Figure

VIII-0).

Figure VIII-0 : gravures sur ocre rouge vieilles de 77000 ans.


Grotte de Blombos, Afrique du Sud. Dessin Anne Spanek, d'après (Whitfield, 2002).

200
Nous devinons, nous "flairons" cette pensée dans l'art paléolithique ; mais elle reste,

muette, implicite, et de ce fait les tentatives héroïques de la rendre explicite sont vouées à

l'échec (voir le chapitre I). En revanche, elle est très bavarde et explicite chez certains

chasseurs-cueilleurs contemporains et on doit à cela, outre l'émerveillement de la découverte

d'un mode premier de pensée, la disparition progressive de l'arbitraire dans l'analyse de l'art

préhistorique. Entrons dans le détail.

En premier lieu il s'agit bien d'une pensée ; et pas seulement d'une pensée technicienne

incarnée dans un plan de travail, mais d'une vision globale du monde, dont les premières

traces incontestables datent de quelque 40000 ans au moins, et dont nous pouvons restituer

l'essence grâce à l'ethnographie des chasseurs-cueilleurs. Il serait absurde de qualifier cette

pensée de ramassis de sottises produites par des sauvages terrorisés par les forces naturelles ;

d'un côté en effet on célèbre l'œuvre de l'intelligence humaine capable de créer des outils

magnifiquement conçus, d'élaborer un langage, de forger une cohésion sociale sans équivalent

ultérieur fondée sur un vaste système de parenté, et de l'autre on ridiculiserait ce que cette

même intelligence a fabriqué comme représentation du monde ! Même des penseurs du

calibre de Marx et d'Engels qui, comme inspirateurs de la première tentative réelle de

libération humaine, ont eu à repenser toute l'histoire avec sa préhistoire, ont pu donner prise à

ce travers dans certaines formulations1. Mais il serait tout aussi absurde, à l'inverse, d'égaler

cette pensée primitive (première, fondatrice), à ses formes plus développées, comme si toute

1
Par exemple : "Bien entendu, la conscience n'est d'abord que la conscience du milieu sensible le plus proche et
celle du lien borné avec d'autres personnes et d'autres choses situées en dehors de l'individu qui prend conscience
; c'est en même temps la conscience de la nature qui se dresse d'abord en face des hommes comme une puissance
foncièrement étrangère, toute puissante et inattaquable, envers laquelle les hommes se comportent d'une façon
purement animale et qui leur en impose autant qu'au bétail ; par conséquent une conscience de la nature
purement animle (religion de la nature)." Karl Marx et Friedrich Engels, L'Idéologie allemande, cité dans (Marx
1968 p.75).

201
pensée n'était qu'un reflet conjoncturel de situations particulières, comme si la pensée n'était

pas au contraire un travail collectif d'appropriation et de transformation du monde ; et je crois

qu'il y a beaucoup plus d'incompréhension et de mépris de l'humanité pensante (y compris

dans ses premiers pas) dans cette deuxième attitude qui, avec son relativisme mielleux, foule

aux pieds les résultats de millénaires de travail intellectuel.

Et maintenant comment cette pensée a-t-elle pu naître ? La grande conquête des

époques inférieure et moyenne du Paléolithique est, suivant des modes détaillés dans les

chapitres III à V, un travail de transformation de la nature brute en nature aménagée,

humanisée : nature brute du rognon de silex changé en outil, environnement brut changé en

habitat et en lieux spécialisés de travail. Inversement, l'outil usagé et abandonné retourne à la

nature sauvage, tout comme le lieu d'habitation déserté du chasseur-cueilleur nomade. La

pensée va faire son travail spécifique de modélisation et de généralisation en s'emparant de cet

état de fait, pour faire tout d'abord de son propre pouvoir sur la nature incarné dans les outils

un pouvoir venu d'ailleurs et "chosifié", substantifié, dans la pierre ; c'est peut-être la première

fois, mais sûrement pas la dernière, que l'esprit humain fonctionne en attribuant sa propre

puissance à des forces extérieures, matérielles ou spirituelles : car l'examen, le jugement,

suppose de se placer hors de la chose examinée et jugée, y compris lorsque celle-ci est notre

propre activité, et il est donc tout à fait naturel, dans un premier temps, d'en faire un objet

extérieur. N'avons-nous pas une trace de cette mutation dans la conception d'un peuple de

l'Irian Jaya (Nouvelle Guinée) suivant laquelle la roche est la mère des haches2 ? Il est un

autre témoignage particulièrement instructif, celui des Dani, peuple de la même région3.

Après la mort, les individus deviennent des esprits dont certains, pour être gardés sous

contrôle, sont rituellement incarnés dans des outils de pierre ; il s'agit d'outils ordinaires,

2
Voir le parapraphe 6 du chapitre IV
3
[Hampton, 1999]

202
aucun n'étant spécialement fabriqué pour la sacralisation, et inversement les esprits ainsi

incarnés peuvent être rituellement utilisés pour certaines récoltes. Peut-on imaginer une

assimilation plus claire et plus explicite entre le pouvoir réel de l'outil commun et le pouvoir

imaginé d'un esprit de l'autre monde ? N'est-ce pas un indice sérieux révélant le processus

suivant lequel une première pensée globale a pu émerger ?

Les traces de cette idée de la pierre-pouvoir sont nombreuses et étalées dans le temps.

C'est une idée répandue en effet que d'attribuer à la roche un pouvoir générateur dans un sens

très général, la matière dont s'empare la puissance créatrice humaine devenant le pouvoir

créateur tout court : elle est à la fois, en Australie par exemple, les ancêtres, leurs traces et une

source de renaissance grâce aux rites de réactivation. Le moindre piton, la moindre faille est

un ancêtre du temps du rêve ou une trace de son action ou de son passage ; certains rocs sont

réputés contenir des "esprits-enfants" que l'on peut extraire par des rites appropriés, et qui

iront ensuite au campement à la recherche d'utérus qui veuillent bien les accueillir. La roche

semble bien le support privilégié : si celui-ci est trop éloigné du lieu d'accomplissement du

rite, nous dit un ethnologue, on réalise les peintures sur des écorces que l'on érige en les fixant

par des pierres, en substituts de la paroi rocheuse4.

Plus spectaculaire encore est le rite de certaines indiennes de Californie :

"elles accomplissaient une sorte de coït rituel avec le rocher en utilisant un pilon ou une
pierre en forme de phallus pour gratter ou piqueter un creux dans le rocher. Puis elles
recueillaient la poudre produite, qui symbolisait le pouvoir provenant du monde
surnaturel à l'intérieur du rocher, pour s'en oindre le ventre et en placer dans leur vagin.
La croyance voulait que ce rituel privé garantisse aux femmes la conception s'il était
immédiatement suivi d'une relation sexuelle avec leur mari […]"5

Voilà, en passant, l'une des interprétations possibles des innombrables cupules

préhistoriques.
4
[Kupka, 1962]
5
[Whitley, 2000 p.98]

203
Toutes ces pratiques si impressionnantes ont hanté les esprits jusque très tard, y

compris en Grèce ancienne ; Jean-Pierre Vernant raconte l'origine et la fonction du colossos,

substitut de pierre des individus, et médiateur entre le monde des vivants et celui des morts6. Il

pouvait, entre autres fonctions, évoquer un être cher et atténuer la douleur provoquée par son

absence :

"Et scuplté par des mains habiles


Des artisans, sur le lit, ton corps
Sera étendu ; et je me jetterai sur lui pour l'embrasser,
Le serrer dans mes bras en prononçant ton nom,
Comme si c'était là mon épouse chérie,
Que j'étreins, sans l'étreindre : oh ! sans doute,
Illusoire plaisir ; et pourtant le fardeau de mon âme
En paraîtrait moins lourd […]"7

Mais la pensée fait un pas en avant autrement important que de simplement

substantifier son pouvoir sur la nature au moyen de la pierre. Prenant pour base le face à face

entre nature brute et nature aménagée, ainsi que le passage de l'une dans l'autre, elle leur

donne un contenu totalement nouveau, universel, en imaginant cette fois-ci : un premier

monde, celui de la procréation et de la subsistance (organisation de la parenté, outils, chasse,

déplacements), qui peut être rapproché, par analogie, de la nature aménagée ; et un second

monde, sublimation intellectuelle de la nature brute, nature brute glorifiée de ce fait en source

et raison d'être du premier monde. Ce qui n'était que matière première change de nature,

prend ses lettres de noblesse en devenant raison d'être, c'est-à-dire monde des pouvoirs,

monde de la création en charge de la vie et de son maintien ; la roche est sublimée en "mère

des haches" et de là en mère tout court.

6
[Vernant, 1985 p.325 et suivantes]
7
Euripide, cité dans [Gombrich, 1978 p.167]

204
Le mythe raconte la théorie des deux mondes, et la narration elle-même trahit son

origine, puisqu'elle est toujours histoire d'une création qui se confond avec un récit

généalogique ; je veux dire que la pensée qui, à travers le mythe, "fabrique" le monde,

s'extériorise tout naturellement comme histoire de la création, et fait du même coup

implicitement, soit dit en passant, la grande hypothèse d'un monde organisé et pensable :

selon le mythe celui-ci est en effet toujours une décision d'ancêtres créateurs.

Si le mythe raconte la théorie des deux mondes, le rite l'actualise. Comme raison

d'être, source de toute vie, le monde des essences doit passer et passe en effet sans cesse dans

le premier monde ; c'est le rôle du rite que de faire passer l'essence, les pouvoirs, du second

monde vers le premier, et principalement de réactualiser la création primordiale sous peine de

fin du monde, car il s'agit bien de re-création, et non de simple commémoration. Le rite assure

également le passage inverse du premier monde vers le second en chargeant de pouvoir des

objets ou des individus ordinaires, métamorphosés ainsi en émanations du second monde et

sources de contact avec lui.

On voit que par le passage incessant des deux mondes l'un dans l'autre, la pensée

primitive s'affirme comme pensée immédiatement incarnée, pensée-action, les deux termes

étant de prime abord et pour longtemps inséparables. Nous l'avons vue à l'œuvre dans le plan

de travail de l'outil, nous la voyons maintenant active dans un plan de recréation permanente

et d'organisation globale du monde. Le mythe est le plan de travail, tandis que le rite est son

exécution ; la création continue d'outils est muée en création continue du monde.

Dans l'état actuel de la connaissance, l'histoire nous montre la pensée première

pleinement constituée, avec toute l'audace et l'inconscience de sa jeunesse. Elle est en effet

toute entière dans l'action organisée par le mythe, dans le concret rituel, sans distance8 ; il lui

8
Plus exactement sans conscience de la distance entre la pensée et l'objet de pensée.

205
faudra une nouvelle naissance, avec la philosophie grecque, pour qu'elle se dédouble afin de

prendre conscience d'elle-même et de s'interroger sur son originalité par rapport au premier

monde et sur la question centrale de ses rapports avec lui. Mais dès le départ, quelle audace,

quelle confiance spontanée dans le pouvoir humain ! Dès le départ, la pensée s'affirme en

niant implicitement la réalité immédiate, négation du désordre naturel apparent et affirmation

d'un monde voulu et organisé, négation de la faiblesse humaine et affirmation de sa puissance

puisqu'au moyen du rite, "la clef de l'univers est entre les mains de l'homme"9. De sa première

enfance, nous pouvons conjecturer ceci : les premières "substantifications lithiques" du

pouvoir humain ont pu avoir lieu assez tôt, en témoignent les nombreux amas de splendides

bifaces sans traces d'usure et dont la beauté aurait été une façon de glorifier la pierre (chapitre

IV). Les premiers indices incontestables de l'existence d'un deuxième monde et du passage du

premier au deuxième sont les quelques sépultures néandertaliennes10 ; jusque-là, le mort ne fut

sans doute qu'un rebut abandonné à la nature brute tel un outil usé ou un nucléus épuisé. Il a

échappé à ce triste destin le jour où la nature brute fut sublimée en second monde : la mort

devint de ce fait passage, mutation de l'individu en être de pouvoir , occasion de rites de

première importance.

Telle est la pensée première ; voyons maintenant le monde "géométrique" qu'elle a créé dans

le cadre du graphisme rituel.

9
(Leroi-Gourhan, 1965 p.163).
10
[Defleur, 1993]

206
2- Lieu de travail ; l'origine de la surface de représentation.

Si la pensée des deux mondes est manifeste chez les néandertaliens, par quelques

sépultures, il faut attendre des dizaines de milliers d'années pour que l'homo sapiens-sapiens

se décide à graver, à peindre ou à sculpter. Il a enterré ses morts et donc exécuté des rites

divers bien avant de passer au graphisme symbolique, qui semble par conséquent surgir

comme la forme la plus difficile à concevoir parce que la plus fine, la plus abstraite, du

passage des deux mondes l'un dans l'autre.

On comprend facilement en effet qu'une statuette animale puisse représenter un double

de l'espèce concernée et permette d'agir sur elle, et de même qu'une Vénus gravettienne soit

un moyen d'action sur la fécondité ; il paraît naturel qu'un objet sculpté fasse l'affaire. Mais

pourquoi le dessin, la gravure ou la peinture, pourquoi inventer la représentation en dimension

deux si peu naturelle, et qui pose de si redoutables problèmes techniques ? Nous devons avant

tout essayer de répondre à cette question puisqu'elle se confond avec celle de la raison d'être

originelle de ce nouvel espace, la surface, lieu fondamental de la géométrie, même de nos

jours. Ensuite, nous suivrons le même canevas que pour l'outillage lithique : étude du lieu de

travail, ici la surface, puis du plan de travail qui est une structuration locale de cette surface, et

enfin étude des objets produits et de leur statut géométrique.

Pour comprendre le phénomène, un détour par l'ethnographie du monde des chasseurs

est indispensable. Dans le monde primitif, la chasse n'est jamais considérée comme un droit

indiscuté sur la nature, découlant immédiatement de la supériorité de l'homme. La distinction

principielle entre l'homme et l'animal n'existe pas, il y a au contraire entre eux de véritables

liens de parenté, au sens strict du terme ; le modèle général du monde est en effet celui des

207
groupes familiaux et le ressort principal est celui de la reproduction de la vie11. Entre les

divers groupes il y a échanges de femmes ou d'hommes suivant des règles strictes, et le même

principe s'applique à la chasse, conçue comme partie d'un échange. Telle est l'idée centrale

dont les formes d'application sont très diverses.

Chez les Aïnous, nous raconte Arlette Leroi-Gourhan, l'ours est l'authentique frère de

l'homme, et on raconte des légendes sur des épousailles entre ours et humains ; la chasse à

l'ours est l'une des activités primordiales de ce peuple qui de ce fait doit inventer une sorte de

don réciproque. Il élève pour cela un ourson, entouré de soins et de l'affection de tous,

jusqu'au jour où, comblé de cadeaux comme jamais, il va pourtant être sacrifié en grande

pompe avec, en prime, les excuses et le chagrin sincère de la communauté ; c'est qu'il ne s'agit

pas d'une chasse symbolique, mais au contraire d'un retour du sacrifié chez les siens, vers le

Maître des ours, devant lequel il pourra témoigner de la superbe façon dont il a été traité :

"compensation à toute la tribu des ours pour les futures mises à mort"12.

Dans son grand ouvrage sur le chamanisme sibérien13, Roberte Hamayon place

l'échange au centre du système de pensée associé et en décrit une grande variété de modalités.

A la chasse, on laisse sur place une partie du gibier (crâne, os, appareil respiratoire ou organes

sexuels) pour permettre la renaissance d'un nouvel arrivant :

"[…] avant d'être déposée en forêt, la tête de l'animal tué aura été rapportée à la
maison, installée au coin d'honneur et traitée comme un hôte que l'on se fait un devoir

11 "Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l'histoire, c'est la production
et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D'une part, la
production de moyens d'existence […] d'autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l'espèce
[…] Moins le travail est développé, moins grande est la masse de ses produits, et, par conséquent, la richesse de
la société, plus aussi l'influence prédominante des liens du sang semble dominer l'ordre social." [Engels, 1954.
Préface de la première édition, 1884]
12 [Leroi-Gourhan, 1989 p.118]. Les Ojibwas d'Amérique du Nord connaissent un rituel de l'ours très proche de
celui des Aïnous [Landes, 1968]
13 [Hamayon, 1990]

208
de régaler ; elle aura été barbouillée de graisse, fumigée de fumée grasse. En même
temps, l'âme censée l'habiter aura entendu de la part du chasseur des remerciements
pour être ainsi venue d'elle-même lui rendre visite, et des souhaits de retourner chez ses
congénères leur dire à quel point l'homme l'a bien traitée et les inviter à venir, eux aussi,
en visite".14

On peut aussi nourrir une figurine en échange de la chair donnée par l'animal, mais il ne

faudrait pas croire que tout cela n'est que symbolique, du type : je me régale de ta chair, tu

gardes les os et je régale ton âme de belles paroles. L'échange non respecté peut en effet

mettre en danger la vie du chasseur ; celui-ci doit s'autolimiter, aucune chair ne doit être jetée

: "Ainsi, dit-on chez les Bouriates, le chasseur qui a tué quatre-vingt-dix-neuf ours est tué par

le centième, car pour cent ours tués, un homme doit mourir", ou encore :

"[Pour] cent tétras noirs


rançon d'un cheval
[Pour] une centaine d'élans noirs
rançon d'un homme”15.

On ne partira pas à la recherche du chasseur non revenu de la forêt, puisque cela signifie qu'il

a été choisi par les "esprits", et plus généralement la maladie et la mort sont des contreparties

reconnues de la chasse. Il y a donc une sorte de commerce, entre le monde symbolique (celui

de la forêt dominé par son maître, imaginé sous forme d'élan), donneur de gibier, et le monde

actuel, celui du chasseur ; l'échange se fait par l'intermédiaire d'objets de formes et de textures

diverses, appelés ongons, que l'on nourrit pour rendre la chair prélevée sur le gibier et par qui,

inversement, le maître de la forêt transmet son pouvoir de donner ou de refuser le gibier, ou

encore de prélever sa part en envoyant une maladie au chasseur. Les ongons peuvent être des

figurines, des animaux vivants, des arbres, des lacs, des rochers signalés par des dessins

gravés : dans ce cas, la gravure est donc signe de connection entre les deux mondes.

14 Id. p.399
15 Id. p.411

209
David Whitley, dans son étude de l'art des Amérindiens de Californie, nous donne des

indications précieuses. Selon les croyances de ces peuples collecteurs, pêcheurs et chasseurs

de petit gibier, le second monde, celui des sources de vie et de pouvoir, est souterrain ; " […]

à certains points de la surface du sol, cette force surnaturelle affleurait : des zones rocheuses,

grottes, abris sous roche et pics, et des sources d'eau permanentes telles que lacs, étangs et

cascades. […] ces emplacements particuliers du monde naturel étaient considérés comme

sacrés. C'étaient des lieux de passage, des frontières perméables entre royaume sacré et

monde des humains que les esprits pouvaient franchir et que le chamane pouvait lui-même

emprunter pour se rendre dans le monde surnaturel."16

Dans certaines régions de Californie, on attribuait l'origine de l'art rupestre à des êtres

surnaturels qui vivaient dans les sources ou dans les rochers ; "on les entendait parfois pleurer,

et on apercevait quelque fois la trace de leurs pas […]. L'esprit familier, entrant et sortant des

fissures dans la roche, était responsable de la production de l'art rupestre."17 Les "esprits"

résident à l'intérieur des pierres, ce qui fait des rochers et des cavernes des portes sur le monde

surnaturel. Chez des Bushmen d'Afrique du Sud, il fallait le sang d'un éland (sorte d'antilope)

fraîchement tué et sa graisse comme ingrédients de peinture pariétale de ce même animal18 ;

l'auteur émet donc l'hypothèse de la restitution rituelle de la bête après la chasse, au moyen de

la peinture.

Le lecteur aura compris que je veux l'amener, par le biais de quelques descriptions

ethnographiques du passage des deux mondes l'un dans l'autre, à l'idée que l'origine du

graphisme est à rechercher dans l'une des formes de ce passage, réalisé de main d'homme par

une trace sur la paroi rocheuse. Il est vrai que nous n'avons-là qu'une des formes de contact

16 [Whitley, 2000 p.24] Passage souligné par moi.


17 Id. p.90
18 [Vinnicombe, 1976 p.180]

210
entre les deux mondes ; toutes les métaphores exprimant le passage de l'un dans son contraire,

pourvu qu'elles soient susceptibles d'une véritable traduction pratique (rituelle), sont en effet

bonnes à prendre. Le franchissement de la paroi rocheuse est certainement central chez un

grand nombre de peuples, mais le shamane peut également franchir la limite en plongeant

(passage sous l'eau) ou en s'envolant ; l'essentiel est de changer physiquement de monde.

Ainsi l'oiseau est-il souvent l'archétype du chamane ; celui-ci, paré de plumes d'oiseau, simule

le vol à l'intérieur d'une tornade. "La danse du cercle, chez les Numiques, pratiquée lors de la

plupart des rituels collectifs, reproduisait le mouvement de la tornade, en sens contraire des

aiguilles d'une montre."19

Le deuxième monde des pouvoirs, des sources vitales, est donc symétrique du premier

par rapport aux lieux de passage (la roche, l'eau, l'air), et cette symétrie induit, par analogie,

toute une série d'inversions concrètes. Pour en rester aux Californiens, la nuit dans un monde

est le jour dans l'autre, les morts puent dans l'un mais ce sont les vivants qui empestent dans

l'autre etc20. Mais la symétrie est également temporelle : en tant que monde de la création,

donc monde des origines, celui-ci est du même coup le fameux "temps du rêve" des

aborigènes australiens comme de beaucoup d'autres. En s'y replongeant, on remonte donc le

temps jusqu'à l'instant zéro.

Parmi tous ces passages et toutes ces symétries, nous privilégions bien sûr ici le

passage à travers la paroi rocheuse, dont l'idée a donné naissance au graphisme rituel. Sa

fortune ultérieure (développement en art et en écriture) a également sa lointaine origine dans

l'importance "intellectuelle" de la pierre, exposée au paragraphe précédent.

19 [Whitley, 2000 p.115] Les Numiques sont un groupe d'Amérindiens de Californie.


20 Id.

211
La roche est donc le substrat privilégié du monde du temps du rêve, et sa surface est le

lieu de passage du temps actuel au temps du rêve et inversement. Les bas-reliefs

préhistoriques ont ceci d'impressionnant que les animaux ont l'air de sortir réellement de la

pierre ou d'y rentrer à nouveau ; les nombreux contours peints ou gravés simplement esquissés

dévoilent un être à la façon d'une silhouette qui apparaît lorsque le brouillard se dissipe. La

gravure d'un contour est la première étape dans l'œuvre d'accouchement, et le fait qu'on en

reste là (au lieu de "pousser" jusqu'au bas-relief, par exemple) montre le caractère doublement

symbolique du travail : le contour est symbole de l'être, la partie pour le tout, et la technique

elle-même de gravure est symbole d'extraction complète, une partie du travail est là pour la

totalité. Le bas-relief, la gravure et la peinture sont là comme expression du passage de l'être

d'un monde à l'autre, passage à travers la pierre ; le bas-relief est l'être réintégrant réellement

ou sortant réellement de la pierre (figure VIII-1), tandis que la gravure et la peinture sont des

simplifications et des schématisations plus poussées de la même réalité, ce qui n'implique pas

nécessairement une succession historique.

Figure VIII-1 : bas-relief de mammouth, grotte de Domme (Dordogne). © Photo Delluc.

212
Mais si l'animal sort tout seul de la pierre, naturellement en quelque sorte, comme dans les

nombreux reliefs intérieurs aux grottes où l'on peut reconnaître une figuration animale, c'est

encore mieux ; il suffira alors de souligner la sculpture naturelle par quelques traits ou de la

compléter par une véritable peinture (figure VIII-2). On le fera encore à Niaux et à Altamira,

quelques 20000 ans après la naissance de l'art.

Figure VIII-2 : relief naturel souligné de quelques traits sur une concrétion calcaire pour en faire

un mammouth. Grotte Chauvet21. © Photo Jean Clottes.

Depuis que les oukases contre le comparatisme ethnographique ont perdu de leur force

d'intimidation, les préhistoriens français n'hésitent plus à proposer des théories allant dans le

sens du graphisme-passage, et de la surface-frontière entre les deux mondes. M.Lorblanchet

dit récemment :

21 [Clottes, 2001]

213
"Cette incorporation de la roche aux œuvres pariétales [par l'incorporation de volumes
rocheux] est bien particulière à l'art paléolithique. Par leur consistance, leurs couleurs,
leurs grains, leurs fantastiques mouvements, les formes de calcite appellent les formes
artistiques […] Les figurations ne sont jamais extérieures à la roche, ce qui rend
particulièrement inadéquat le terme de 'support' ; le calcaire n'est pas neutre. La caverne est
bien 'participante', elle tressaille sous la poussée de reliefs intérieurs. L'art anime la caverne
et l'on doit se demander si l'accord entre la grotte et le créateur ne répond qu'à un jeu
formel ou s'il n'a pas, avant tout, une fonction symbolique. Ce sont des images latentes, des
créatures endormies dans la roche qu'éveille, en un geste fécondateur, l'artiste-prêtre des
temps glaciaires. Dans la grotte, ventre de la terre, il présidait sans doute à la naissance du
monde et à une communication avec le monde des esprits. Cette idée a parfois été évoquée
par certains préhistoriens, tels que l'abbé Lemozi qui dès 1929 déclarait «l'animal jouit à
l'intérieur de la grotte d'une sorte de préexistence mystérieuse, sa présence se manifeste par
de vagues contours naturels», mais elle n'a pas encore donné lieu au développement et à la
recherche méthodique qu'elle mérite."22

J.D. Lewis-William23, après étude du chamanisme des chasseurs-cueilleurs San (Bushmen)

d'Afrique australe, décrit le chamane comme l'homme capable de "passer" dans la "réalité

alternative", le médiateur qui se meut à la frontière des différentes réalités du cosmos ; de la

même façon, les peintures pariétales des San, au XIX° siècle,

"impliquaient que le monde spirituel, souvent atteint grâce à un voyage souterrain, se


trouvait derrière les parois de l'abri-sous-roche … Par conséquent, la surface rocheuse
n'était pas un simple espace vierge, sans signification, sur lequel les artistes pouvaient
dépeindre ce qu'ils souhaitaient. Elle représentait plutôt un espace intermédiaire,
fortement significatif et chargé d'émotion, entre les mondes, l'un réel et l'autre
spirituel."24

L'auteur suggère une croyance analogue chez les peintres du Paléolithique supérieur. Je

conjecturerai donc que l'origine de la représentation figurative en dimension deux est le

besoin d'exprimer et d'effectuer le passage à travers la paroi, mais pas nécessairement dans

le sens d'une naissance ; ce peut être également une restitution, dans le cadre de l'échange

fondamental dont j'ai parlé plus haut à propos de la chasse.

22[Lorblanchet, 1995 p.173] Les passages soulignés le sont par moi.


23 [Lewis-Williams, 1997]
24 Id. page 225 ; passage souligné par moi.

214
Qu'il soit dans un sens ou dans l'autre, le passage, sous forme de dessin gravé ou peint,

a pour fonction de marquer la traversée du voile entre les deux mondes, entre le temps du rêve

et le temps actuel. Extraordinaire fortune ultérieure de cette idée, que l'on doit au mode de

pensée de nos ancêtres et aux rituels afférents ! Elle est la source originelle de tout l'art

pictural, qui par la suite, mais très probablement dès les temps paléolithiques, s'affirmera pour

lui-même, développant une esthétique indépendante des contraintes rituelles ; elle est aussi la

source de nouveaux problèmes et de nouvelles évidences géométriques, qu'il nous appartient

maintenant d'examiner.

3- Lieu de travail : la surface de représentation et son évolution.

Regardons donc cette surface prendre consistance géométriquement, c'est-à-dire

devenir un lieu de projection où l'abandon de la troisième dimension provoque des techniques

compensatrices diverses.

Nous le savons, l'abandon de la troisième dimension n'est pas systématique, puisqu'on

utilise volontiers des reliefs naturels qui font penser à un animal, en rajoutant ici ou là un trait

ou un coup de pinceau pour signaler l'illusion (figure VIII-2) ; mais le procédé est secondaire

et il disparaît d'ailleurs dans l'art postglaciaire. De plus, l'abandon de la troisième dimension

n'est même pas nécessaire si l'on se contente du contact physique et de sa trace ; aucun

problème technique, donc, dans le cas des mains négatives innombrables partout dans le

monde comme dans le cas des tracés digités dans l'argile connus sous le sobriquet de

"macaronis".

Les problèmes commencent avec la représentation reconnaissable. Il faut d'abord

décider de la vue principale, c'est-à-dire de la dimension concète à sacrifier ; elle dépend en

général de l'angle sous lequel on voit la plus grande quantité de l'animal. C'est ainsi que, dans

215
l'art paléolithique, la quasi-totalité des animaux sont vus de profil, mais cela tient à la nature

des animaux en question. On le voit bien avec l'art aborigène australien, qui montre certes les

mammifères et les oiseaux en vue de profil, mais les reptiles en vue de dessus, et les figures

humaines en vue de face ; ce sont des choix réfléchis, comme le montrent les contre-exemples

d'une part, et les protestations implicites d'autre part. Comme contre-exemples, on peut citer

entre autres les têtes de bisons en vue de face ou de trois quart dans la grotte Chauvet, des

têtes de lionnes et des chouettes en vue de face dans la grotte des Trois-Frères, un cheval en

vue de face à Lascaux ; les "protestations" viennent de l'ethnographie. Les aborigènes

australiens "n'appréciaient pas du tout les représentations incomplètes, comme dans le cas où

pour donner l'impression de l'image en perspective la patte d'un oiseau demeurait invisible"25 ;

Howard Morphy cite le cas des dessinateurs du peuple Yolngu, traçant sur le sable un canot

en vue de dessus et en vue de profil, en parfaite conscience du divorce entre le dessin et

l'impression visuelle26.

Il faut donc, dans la majorité des cas, corriger l'incomplétude due à l'absence d'une

dimension ; là également, la méthode résulte d'un choix réfléchi comme le montrent les divers

procédés employés, ou même l'absence de procédé. On peut en effet tout simplement ne pas

corriger, avec le "profil absolu" où l'on ne voit que deux pattes pour un animal ; il est plutôt

rare mais la chronologie empêche de le considérer comme primitif : éléphant ou mammouth

de la grotte de Pindal27 (Espagne), rhinoceros de Rouffignac28, cheval de Santimamine (figure

VIII-3), esquisses de chevaux de Font-de-Gaume et encore beaucoup plus tardivement, à

l'époque post-glaciaire, un éléphant gravé en Algérie.

25 [Gombrich, 1978 p.184]


26 [Morphy, 1991 p.153]
27 (Jelinek 1978 p.294)
28 [Nougier, 1993 p.183]

216
Figure VIII-3 : exemple de profil absolu. Cheval peint, Santimamine (Espagne). Dessin Anne
Spanek d'après (Nougier, 1982).

On peut ensuite faire semblant de corriger, par la technique du trompe-l'œil, présente

dès les débuts connus de l'art paléolithique européen. L'illusion du volume est souvent parfaite

grâce aux effets de couleur et à la distinction d'un premier et d'un second plan dans le rendu

des pattes, par exemple.

Mais la correction la plus riche de signification géométrique est le rabattement sur la

surface, d'abord partiel, puis systématique dans les temps postglaciaires, et qui contredit

parfois violemment l'impression visuelle immédiate. On peut voir un profil absolu, mais avec

des cornes, des oreilles ou des défenses représentées soit parallèlement, soit en vue de face,

avec tous les intermédiaires possibles ; un exemple frappant est celui du bison de La Grèze

(figure VIII-4) mais on peut citer également, pour montrer la permanence du phénomène, un

bouquetin de la grotte Cosquer et de Pair-non-Pair (Gironde), un auroch sur une rondelle

centrée de Laugerie-Haute29, une biche de Covalanas (Espagne) et l'un des étranges

mammouths de style si particulier de La Baume-Latrone (Gard).

29 (Jelinek 1978 p.442)

217
Figure VIII-4 : profil absolu et rabattement des cornes. Bison gravé, La Grèze (Dordogne). Dessin Anne
Spanek, d'après (Lorblanchet, 1995).

La même technique se retrouve également de façon apparemment systématique, dans

l'art rupestre nordique du 8° au 6° millénaire avant notre ère30. On peut voir également un

profil montrant trois ou quatre pattes, mais sans technique de trompe-l'œil qui permette de

distinguer un premier plan et un arrière plan ; par exemple, deux pattes avant dessinées côte à

côte et sur le même plan, alors qu'il n'y a qu'une seule patte arrière (bouquetins de la grotte

Cosquer, figure VIII-5). On peut distinguer deux pattes avant sur le même plan, tandis que les

deux pattes arrière offrent le trompe-l'œil classique, ou encore, toujours à Cosquer, les quatre

pattes par groupes de deux, sans aucun effet de perspective ; ce dernier cas est aussi celui des

chevaux et mammouhs de la grotte de Kapova (Russie) et d'un mammouth de Pech-Merle31.

L'éventail chronologique est très large et la forme la plus "naïve" (les quatre pattes par groupe

de deux sans aucun effet de perspective) se poursuit à l'ère post-glaciaire, et semble même

systématique dans certains sites du Tassili32.

30 Id. p.292, 302.


31 Id. p. 52.
32 Id. p.288

218
Figure VIII-5 : pattes arrières en profil absolu, pattes avant sur le même plan, rabattement des cornes.
Bouquetin, grotte Cosquer. Dessin Anne Spanek d'après (Clottes, 1994).

Nous avons là des "effets spéciaux" voulus, puisque d'une part on savait faire du

trompe-l'œil, et que d'autre part ils sont volontiers utilisés en même temps que du trompe-l'œil

: alors que l'animal est de profil avec une bonne illusion de volume, les cornes peuvent être

vues de face et, comme je le pense, les sabots vus par dessous. L'abbé Breuil a appelé cela la

"perspective tordue". Le plus ancien exemple est celui des bisons de la grotte Chauvet où le

phénomène est bien marqué dans les cornes, comme avec les rhinocéros aux oreilles vues de

face, et qui donnent par dessus le marché l'impression d'avoir des pattes à roulettes

(figureVIII-6) ; le fait est monstrueusement exagéré avec un mammouth à roulettes

disproportionnées.

219
Figure VIII-6 : rhinocéros de la grotte Chauvet33. Pattes en V avec deux "roulettes", rendus du
premier et du deuxième plans (pattes), oreilles en vue de face. © Photo C. Fritz et G. Tosello.

Les chevaux de Lascaux (figure VIII-7) ont le même type de pattes, et il me paraît

clair, d'après les reproductions34 des "roulettes" ici ovalaires avec une marque médiane, qu'il

s'agit de sabots en vue de dessous ; l'exemple des ramures de cerfs, des cornes des aurochs,

taureaux et vaches de Lascaux est également bien connu.

Figure VIII-7 : chevaux "à roulettes" de Lascaux35. Rabattement du dessous des sabots? Relevé de
l'Abbé Glory.

Voici encore pour terminer là-dessus un exemple magnifique de torsion totale ; il

s'agit d'un buffle gravé (Yemen) vu de profil (figure VIII-8), dans un seul plan qui contient les

quatre pattes avec leurs sabots rabattus et l'ensemble tête-cornes qui a subi une rotation de

quatre-vingt dix degrés, de telle sorte qu'il semble vu de dessus.

33 [Clottes, 2001]
34 [Leroi-Gourhan, 1979]
35 [Leroi-Gourhan, 1979 p.247]

220
Figure VIII-8 : cas extrême de "perspective tordue". Gravure de buffle, Yemen. Dessin Anne Spanek,
d'après (Garcia, 1997).

Nos ancêtres "savaient faire", ils n'étaient donc pas obligés, sous l'effet d'une

maladresse de débutants, de dessiner les cornes en vue de face ou les sabots en vue de dessous

; à Chauvet par exemple, les sabots de bisons normalement représentés voisinent avec les

"roulettes" des rhinocéros et celles du mammouth. De même aux Trois-Frères, au beau milieu

d'un panneau de bisons aux cornes "normales" ou presque36, on peut voir un bison, un

bouquetin et le "sorcier à l'arc musical", autant de sujets vus de profil mais aux cornes vues de

face (figure VII-4) ; le soin du tracé et son beau mouvement excluent toute maladresse

involontaire comme toute intervention inopinée d'un débutant. Le rabattement ou la

perspective tordue est donc un choix délibéré, et cet "effet spécial", loin de traduire une

maladresse, exprime au contraire à mon avis une claire conscience de la nature du lieu de

travail, de la surface sur laquelle on va rabattre ce que l'on souhaite donner dans son

ampleur maximale, sous son aspect le plus noble ou le plus significatif.

La surface de la roche est donc prise en compte comme telle, comme support d'un

rabattement ; l'art est alors aussi construction géométrique, et dans ce sens il est plus savant

dans les rabattements les plus extravagants que dans les plus belles réalisations des Trois-

frères, de Niaux ou d'Altamira, parce que l'on cherche davantage que la reproduction de

36 [Vialou, 1986 p.142-143]

221
l'impression visuelle spontanée. D'ailleurs la technique de la perspective tordue, loin de

s'éteindre aux époques postérieures, va au contraire prendre un grand essor et se muer parfois

en technique systématique de rabattement37 ; on la trouve de façon courante, en un style

constant, dans les peintures et gravures du Levant espagnol, du Moyen-Orient, d'Afrique du

Nord et du Sahara. Bien plus tard, le phénomène est encore plus net dans les représentations

de chars38 où tout (les deux ou quatre roues, les deux chevaux, le conducteur) est rabattu au

mépris de toute vraisemblance visuelle (figure VIII-9). A l'aube de la civilisation, la

perspective tordue des cornes est une règle pour les sceaux de la vallée de l'Indus et la

technique devient même, comme on le sait, un canon de représentation des personnages en

Egypte antique, là où, enfin, la surface qui supporte l'œuvre est devenue un véritable plan,

archétype de la surface de dimension deux.

Figure VIII-9 : char en "perspective étalée", gravé sur roc (Chine, III°millénaire ?). Exemple de
rabattement systématique sur la paroi. Cette représentation étalée des chars est commune à de
nombreuses régions du monde. Dessin Anne Spanek, d'après (Zhao-fu, 1988).

37 Appelée parfois "perspective étalée" [Abelanet, 1986]


38 On trouve des chars et attelages complètement "aplatis" en Chine [Zhao-fu, 1988] en Italie (Val Camonica)
(Abelanet, op. cit.), en Europe du Nord [Clark, 1955] et dans l'art celte.

222
Le travail de représentation a donc fait exister la surface ; mais celle-ci prend

également son autonomie sous un autre aspect, en changeant de caractère : au départ simple

lieu de passage, elle devient explicitement non seulement lieu de dessin mais également lieu

de séjour, où peut se dérouler une action. Ce changement est sans doute progressif et

commence très tôt. Tout d'abord, bien que les peintures et gravures n'existent idéalement que

pour le rituel, elles demeurent bel et bien, physiquement, sur la paroi. On peut certes les

ignorer, et cela explique le fouillis des superpositions ; mais on peut aussi être économe, et

raviver d'anciennes peintures au lieu d'en faire de nouvelles. L'analyse a montré que ce fut le

cas par exemple à Cougnac et à Lascaux, et l'ethnographie le rapporte chez les aborigènes

australiens.

En outre, des frises (translations) et des affrontements ou adossements (symétries

axiales) existent, mais relativement peu nombreuses, dans l'art pariétal paléolithique (figures

VII-5 et VII-6) ; déjà dans ce cas la surface n'est plus seulement le voile de séparation des

deux mondes, mais lieu de répétition d'une même image. Il y a peut-être même là un

changement important de conception, si dans une frise animale l'artiste a voulu évoquer le

mouvement d'un seul individu sur, et non plus seulement à travers la paroi.

Enfin, quelques rares scènes, ou ce qui nous semble tel, transforment la paroi en un

lieu de séjour, le temps que dure la scène. Mais dans l'art postglacaire européen et africain, les

scènes abondent ; la paroi est devenue, définitivement, lieu de séjour et support de

rabattements. L'espace de dimension deux n'était au départ que "plan de symétrie" spatiale et

temporelle entre les deux mondes ; mais comme lieu de contact, il a acquis au cours du temps

une existence permanente, comme les objets qu'il contient. C'est là une condition essentielle

de possibilité d'une géométrie. Ce processus est un bel exemple de gestation : avec le voile

séparant les deux mondes la pensée mythique-rituelle a créé un objet qui, par la suite, a pris

223
une consistance indépendante et consciente de plus en plus marquée, bien avant d'apparaître

comme le lieu fondamental de la géométrie euclidienne.

4- Structuration locale de la paroi par la représentation.

J'ai défendu l'idée qu'il n'y ni temple ni cathédrale paléolithique (chapitre VII-3),

autrement dit qu'il n'y a pas de structuration globale de la paroi ; mais dans l'acte de

représenter, il y a une organisation nécessaire, sans laquelle il n'y aurait pas de reconnaissance

possible. C'est cet ordre local que nous abordons maintenant.

La figuration exige un ordre métrique, respect minimum des proportions, et un ordre

topologique, respect des voisinages et des connexités. L'ordre topologique ne souffre à ma

connaissance aucune entorse dans l'art paléolithique ; les pires des distortions de la

"perspective tordue" ne vont jamais jusqu'à des "déchirures" qui contrediraient les connexions

naturelles. En ce qui concerne les proportions, existait-il un "canon" paléolithique, au moins

pour la représentation animale ?

Le Docteur Léon Pales39 a eu la patience de prendre de nombreuses mesures à partir

desquelles j'ai calculé les valeurs moyennes (sans écarter ce qu'il appelle les cas aberrants),

l'écart entre la plus grande et la plus petite valeur et l'écart-type des rapports H/L et a/L du

bison (figure VIII-10) :

H/L (en %) Moyenne Ecart maximum Ecart-type Nombre de


mesures
Naturel 66,4 15,3 4,6 8

La Marche 66,7 1

Font-de-Gaume 71,2 21,3 5,4 16

39 [Pales, 1981]

224
Altamira 76,6 20,1 5,8 8

Niaux 63,7 19,4 5,19 12

Fontanet 62,35 18,6 6,2 6

Figure VIII-10 : cotes du bison, relevées par Pales. D'après (Pales, 1981).

La ligne "naturel" du tableau est issue de mensurations de bisons du Muséum d'Histoire

Naturelle de Paris et de photographies de bisons vivants d'Europe et d'Amérique, mâles et

femelles. On voit, en comparant aux valeurs "naturelles", qu'à Font-de-Gaume et à Altamira,

le rapport H/L est trop grand, voire beaucoup trop grand ; à Altamira où beaucoup de bisons

sont représentés "en boule", ramassés sur eux-mêmes, Palès a peut-être pris un L un peut trop

court. A Niaux et à Fontanet, H/L est plus petit que la moyenne. Mais dans chaque site, on

constate que les écarts peuvent être très importants, toujours plus importants que les écarts

naturels40, écarts qui ne sont pas justifiés par une volonté de représenter un mouvement (H/L

grand pour un bison s'arqueboutant avant de charger, par exemple), puisqu'en effet aussi bien

40 Probablement beaucoup plus importants : les écarts naturels relevés sont exagérés puisque j'ai rassemblé dans
une seule catégorie les bisons européens et américains ; si l'on s'en tient aux bisons européens, dont le type doit
être voisin de ceux que fréquentaient nos ancêtres, le rapport H/L moyen est voisin de 71%, avec un écart
maximum de 5,9%. Dans ce cas, les bisons de La Marche, Font-de-Gaume et Altamira seraient dans la norme, et
le rapport H/L serait trop petit pour les autres.

225
à Fontanet qu'à Niaux, les bisons sont grosso-modo dans la même position apparemment

statique.

Cela prouve qu'il n'y avait pas de "canon" du bison qui aurait été déterminé par des

mesures, comme il y avait un canon égyptien ou grec pour la représentation humaine : la

proportionnalité est rendue "au jugé".

Voici maintenant les résultats concernant le rapport a/L toujours pour les bisons :

a/L (en %) Moyen Ecart maximum Ecart-type Nombre de


mesures
Naturel 42,5 10 3,2 8

La Marche 44,1 1

Font-de-Gaume 35,6 15 4,2 16

Altamira 36,5 9,9 3,15 8

Niaux 38,4 9 2,9 12

Fontanet 35,6 3,5 1,4 7

Sauf à La Marche, qui comme précedemment est très près de la norme, on constate cette fois-

ci un accord général pour un rapport a/L plus petit que le rapport naturel : le couple tête-

encolure est trop petit par rapport à la longueur totale. Mais sauf à Fontanet où l'écart est

remarquablement faible, les écarts importants montrent, là encore, qu'il n'y a pas de canon.

Le même auteur a pris des mesures sur des représentations de chevaux (figure VIII-11)

; les résultats confirment l'absence de règle générale ; le rapport lq/HC, qui devrait être égal à

un selon Pales, est en majorité (55% à La Marche, 88,5% aux Combarelles, 94,1% à Lascaux)

supérieur à un.

226
Figure VIII-11 : cotes du cheval, relevées par Pales (ouvrage cité).

Le phénomène est certes très accentué à Lascaux, mais il représente plutôt une exception,

comme on le voit à La Marche, où 45% des rapports sont inférieurs ou égaux à un. Les

Paléolithiques ont fait aussi, en majorité, des corps trop longs par rapport à la tête, mais il y a

tout de même dans chaque site, en particulier à La Marche, un fort pourcentage de cas où cette

proportion peut être considérée comme correcte ; le cas de Lascaux, où des têtes sont très

petites par rapport au corps, est particulier : certains disent que la distortion est voulue, afin

que les proportions paraissent normales lorsque l'on voit l'animal sous un certain angle. On

peut donc tirer les mêmes conclusions que pour les mesures de bisons : pas de canon,

proportions au jugé et on peut ajouter ici : distortions probablement voulues. Il y a même un

argument purement pratique contre l'idée de proportionnalité nombrée ; pour cela en effet, il

faut une unité, un "module", mais comment le reporter aisément sur une surface aussi

chaotique que la paroi d'une grotte ? Le dessin "au carreau", pratiqué on le sait par les artistes

de l'Egypte antique, est impraticable sans une surface suffisamment plane.

Les statuettes gravettiennes, nombreuses en Europe de l'Est et de l'Ouest et en Sibérie

permettent également de se poser le problème de la proportionnalité. On constate nettement

deux styles ; les statuettes européennes ont une tendance à l'étroitesse des épaules, à

l'hypertrophie des hanches, et à une tête plutôt petite (sauf la Vénus de Willendorf, figure VII-

2). En Sibérie en revanche, la tendance est à la grosse tête et aux épaules plus larges que les

hanches. Il y a donc deux styles fondés sur des proportions différentes, qui n'étaient pas plus

227
calculées que dans le cas des bisons et des chevaux. Les résultats donnés par Abramova41 le

montrent bien : sur 15 statuettes sibériennes, dont 13 sont dans le même site de Malta, le

rapport entre la hauteur de la tête et la hauteur totale du corps est de 1/6 (trois fois), 1/5 (cinq

fois), 1/4 (six fois) et 1/3 (une fois). Cela donne un rapport moyen de 22,2% avec un écart-

type de 4,3%. Les chiffres montrent une tendance à une tête trop grosse (Polyclète donnait un

rapport de 1/7, le corps étalon d'aujourd'hui donne 1/7,1 environ42) mais les écarts importants

excluent un canon de la proportion entre la tête et le corps.

Nous constatons donc deux choses : d'abord que l'art paléolithique témoigne

généralement d'un "sens" sûr de la proportion, mais d'un sens qui est beaucoup plus qu'un

instinct puisque si l'on admet que les distortions sont volontaires, il est réfléchi et dominé.

L'éloignement exagéré des rapports naturels signifie en effet quelque chose, au lieu d'être le

fruit d'une maladresse de débutant : une tête de vache beaucoup trop petite à Lascaux doit

rendre un certain effet ou avoir une raison mythique qui nous échappe, comme une Vénus à la

tête hypertrophiée et au bassin beaucoup trop volumineux.

Nous constatons aussi, à l'inverse, que les rapports n'étaient pas réalisés par des

mesures (combien de fois la largeur de la tête dans la hauteur totale, combien de fois la

longueur des pattes dans la longueur du corps…), mais au jugé. C'est le cerveau qui calcule

spontanément les "fourchettes" à l'intérieur desquelles l'animal est encore reconnaissable

comme tel. Il n'existe à ma connaissance aucun témoignage ethnographique mentionnant

quelque comparaison nombrée de grandeurs lorsque les aborigènes australiens, par exemple,

peignent un animal ; de même, en Irian Jaya, les haches d'échange en pierre polie ont des

41 [Abramova, 1995 p.34]


42 [Comar, 1993]

228
proportions bien déterminées révélées par les mesures de l'ethnologue, mais les fabricants les

réalisent "à l'œil"43.

Par quel mécanisme mental cela peut-il se produire, quelle est la genèse du sens de la

proportion ? Les symétries des bifaces montrent une recherche de grandeurs égales, et il est

même possible qu'il existe une véritable homothétie reliant certaines séries de ces objets

(chapitre IV-6). Dans l'outil de pierre, il y a donc une tendance à la proportionnalité créée ;

mais dans la figuration, les rapports doivent avoir été reconnus au préalable, puisqu'il doit y

avoir une corrélation minimale entre le rapport réel et le rapport créé. Cette reconnaissance

qualitative d'un phénomène quantitatif est encore mystérieuse et montre que nous avons

beaucoup à découvrir sur nous-mêmes.

La paroi ornée est donc localement structurée par l'ordre nécessaire de la figuration

reconnaissable qui exige, par définition, l'existence d'un sens réfléchi de la proportion. Mais

en aucun cas on ne peut parler d'une découverte de la proportionnalité géométrique ; c'est au

contraire ce "sens" développé par la pratique de la figuration qui est à l'origine des recherches

sur le phénomène de la similitude, et qui aboutiront plus tard à la découverte de sa nature

numérique, et plus tard encore à sa formalisation par Euclide.

43 Pierre Pétrequin, communication orale.

229
5- Structuration globale de l'objet décoré : la surface rythmée.

La surface de la paroi commence donc à exister comme lieu de rabattements et comme

objet à structurer localement : ordre nécessaire des signes, ordre nécessaire, topologique et

métrique, de la représentation. Dans la figuration tout au moins, il s'agit majoritairement d'une

structuration locale et statique, puisque toute entière centrée sur l'individu isolé qui "passe" la

paroi sans que ce mouvement soit visible.

Tout autre est le cas du décor mobilier. Nous avons vu en effet (ch.VII-4) qu'il

concerne majoritairement la totalité de l'objet, et qu'il est organisé en des symétries

rigoureuses (frises, rotations) destinées à l'évidence à mettre en valeur un mouvement :

structuration globale et dynamique, par conséquent, où, comme nous l'avons remarqué,

l'individu isolé (le motif) est souvent d'exécution bâclée.

Après ce que j'ai appelé faute de mieux le sens réfléchi de la proportion, qui organise

la représentation reconnaissable, nous constatons donc une découverte des différents rythmes

possibles de la figure individuelle, en accord avec la forme générale de l'objet. Car ce rythme,

qui pourrait rester indifférent au cadre d'exécution, le respecte au contraire la plupart du temps

en se "coulant" dans les deux directions orthogonales de la surface (cylindrique pour

simplifier) de la pièce, à moins que celle-ci ne soit un disque auquel cas, nous l'avons vu, le

décor est rayonnant. Il y a donc une harmonie créée entre le décor et son support,

l'organisation bidimensionnelle du support dictant les directions des mouvements qui le

décorent. L'espace dont il est question ici est certes pris en compte globalement mais à

l'intérieur de limites précises, celles de la surface décorée. Répétons encore une fois qu'il n'y a

pas à ce stade de concept d'espace indépendant des lieux de travail concrets ; des réflexes

cérébraux très importants se créent, mais ils se limitent à ce qui est à portée de la main. De

même que l'analyse tridimensionnelle ne concernait que le galet débité en éclats Levallois,

230
l'analyse bidimensionnelle du décor se limite à l'objet, et l'organisation de la paroi par la

figuration n'est que locale et momentanée, lieu et temps du graphisme. En bref, c'est le travail

réfléchi qui structure des lieux divers, avant que la pensée ne les réunisse beaucoup plus tard

en un seul espace organisé.

Examinons de plus près les frises qui ont été décrites au paragraphe 4 du chapitre

précédent. Pour la commodité de leur étude mathématique, le motif est supposé se répéter

indéfiniment le long de l'axe de la pièce, et elles sont classées en types caractérisés par

l'ensemble des transformations qui laissent la frise globalement invariante44. Les

transformations en jeu sont, en notant (d) l'axe de la pièce : translations parallèles à (d) et dont

le vecteur est un multiple de celui qui est déterminé par le plus petit intervalle entre deux

motifs, symétrie par rapport à (d), symétries par rapport à certains axes perpendiculaires à (d),

symétrie par rapport à certains points de (d) et enfin symétrie glissante, c'est-à-dire symétrie

par rapport à (d) suivie d'une translation le long de (d). Le tableau ci-dessous résume la

situation :

44 Plus précisément, un type est un sous-groupe du groupe des isométries qui conservent la suite (théoriquement
illimitée) de motifs qui se déduisent l'un de l'autre par une même translation "minimale".

231
Types de frises Transformations Exemples
présentes
I Toutes : translation parallèle à Incisions perpendiculaires à l'axe de la
l'axe (t), symétrie par rapport à pièce. Très nombreux exemplaires dès
l'axe (s), symétries par rapport les premières périodes du Paléolithique
à certains axes supérieur.
perpendiculaires à l'axe de la
pièce (s'), symétries par rapport
à certains points de l'axe (p),
symétries glissantes (sg).
II Toutes sauf s. Zig-zags.

III t et p.
Incisions obliques par rapport à l'axe de
la pièce.

IV t, s et sg. Alignements de chevrons.

V t et s'.
Alignements de paquets de chevrons
superposés.

VI t. Nombreuses frises d'animaux au


Paléolithique supérieur final.

VII t et sg. Type très rare.

Et voici quelques exemples :

232
Objet Types de frises
Os gravé de La-Roche-Lalinde. Périgord. D'après
(Jelinek, 1978). Dessin Anne Spanek.
Type I.

Alignements de chevrons (type IV) et zigzags (type II).


Bois de renne gravé, Laugerie-Basse, Périgord. D'après
(Lartet et Christie, 1865-1875). © Pôle International de
la Préhistoire.

Incisions obliques (type III). Bois de renne gravé,


grotte des Espélugues, Pyrénées. D'après (Piette, 1907).
© Pôle International de la Préhistoire.

Chevrons superposés et alignés (type V).


Gravure sur os du Placard, Charente. D'après (Piette,
1907). © Pôle International de la Préhistoire.

Frise d'animaux (type VI). Bois de cervidé, Laugerie-


Basse, Périgord. D'après (Cartailhac 1889).
© Pôle International de la Préhistoire.

Gravure sur baguette d'os (typeVII). Saint Marcel,


Indre.
D'après (Chollot-Varagnac, 1980).

Nous constatons donc le phénomène suivant : les frises les plus riches en symétries

sont les plus anciennes, dès l'Aurignacien, et les plus fréquentes. Les frises aux symétries

moins nombreuses ou carrément absentes (seule la translation subsiste) sont rares et

relativement récentes, au Magdalénien. On peut donc avancer l'hypothèse que ce processus fut

un travail d'analyse des éléments du mouvement, à partir du mouvement le plus complet ; ce

travail est schématisé par les décompositions diverses des rectangles qui nous ont fait passer

233
du type I au type VII. Il est en effet dans la nature du graphisme de faciliter l'analyse et de

libérer l'imagination : contrairement au produit fini du travail lithique, dans lequel toute trace

des étapes intermédiaires a disparu, chaque geste de l'artiste est lisible dans le décor achevé,

ce qui rend possible la réflexion après coup et permet d'imaginer des procédures différentes à

partir de la procédure que l'on a sous les yeux.

Quoiqu'il en soit, il y a bel et bien, au Paléolithique supérieur, production de symétries

bien déterminées, incontestables et exhaustives. Nous en tirerons des conclusions importantes

au prochain paragraphe.

La recherche du rythme, dont le décor n'est que l'une des manifestations, est une

véritable obsession de la pensée primitive. C'est le rythme du temps d'abord, scandé par un

retour obligatoire et régulier au temps du rêve, rythme des danses rituelles ensuite,

accompagnées des musiques faites de répétitions interminables des mêmes mesures, rythme

des paroles enfin. Les chamanes de Californie, dit Whitley, chantent des incantations qui

"tenaient le plus souvent en quelques mots répétés un nombre incalculable de fois, qui ne

signifiaient pas grand-chose en termes de narration d'évènements"45. Les chasseurs sibériens

chantaient des épopées de milliers de vers ; la mélodie, peu développée, était laissée à

l'initiative du barde, mais le rythme des vers de neuf pieds était obligatoire, et "des syllabes

sans signification viennent éventuellement combler les vides […] les similitudes sonores

contrebalancent l'irrégularité des pieds"46. Franz Boas, dans le dernier chapitre de son

Primitive Art, étudie le rythme dans la littérature, la musique et la danse ; lui aussi remarque

que les mots, éventuellement sans signification, sont subordonnés à la musique, mais que

l'inverse se produit aussi. La poésie primitive n'existe pas sans musique, elle même souvent

45 (Whitley, 2000 p.92)


46 (Hamayon, 1990 p. 172-173)

234
accompagnée de danses. Mais dans la prose également, le tempo est roi : "l'exploration de la

narration primitive comme de la poésie prouve que la répétition, particulièrement la répétition

rythmique, est l'un de ses traits esthétiques fondamentaux."47

La simple répétition, qui rappelle les tirets monotones des baguettes aurignaciennes,

fait rapidement place à des rythmes plus élaborés ; nous verrons que plus tard, la découverte

de "directions" en nombres variés (quatre, six ou sept) imposera des répétitions et des

graphismes particuliers. De même, le rythme de l'éternel retour au temps du rêve se

compliquera avec la découverte d'une certaine historicité, faite de cycles successifs, unissant

la répétition et la marche en avant.

Mais dès ses débuts perceptibles, l'activité symbolique humaine, comme l'activité

lithique qui l'a précédée, est caractérisée par l'imposition d'une structure et d'un rythme : la

pensée les impose à la matière, avant de les découvrir dans la matière.

6- Production de nouveaux objets : les figures et leurs éléments.

L'invention de la surface de représentation n'est pas seulement importante parce qu'elle

abstrait la troisième dimension et qu'elle crée le lieu essentiel de la géométrie. Elle provoque à

son tour de nouvelles abstractions géométriques et des nouvelles possibilités de spéculation ;

nous l'avons constaté avec le processus d'analyse des mouvements de frise qui semble s'être

produit durant le Paléolithique supérieur. Nous allons le voir encore dans l'examen des objets

de base du graphisme, comme le lecteur s'en convaincra s'il accepte de reprendre un à un les

éléments de construction graphique. Le trait, lorsqu'il s'agit d'un contour, sépare la surface de

représentation en un intérieur et un extérieur, et symbolise son intérieur en créant par là une

figure. La ligne est donc là comme limite d'une portion de surface, et la limite n'est pas

47 Boas, op. cit. p.310.

235
seulement le bord, elle est réellement l'élément visuellement créateur de cette surface, puisque

l'œil qui perçoit le contour du mammouth ne s'arrête pas à la ligne, mais comprend ce à quoi

celle-ci renvoie, son intérieur. De même la portion de surface (peinte par exemple) renvoie à

autre chose qu'elle même, le volume qu'elle limite, celui du corps d'un animal par exemple :

elle est l'élément visuellement fondateur du volume. Ce sont là des "évidences" géométriques

inventées par le graphisme et qui, une fois posées consciemment, deviendront : "les limites

d'une surface sont des lignes" ( Eléments Livre 1 définition 648), "une frontière est ce qui est

limite de quelque chose" (Livre 1 définition 13), "une figure est ce qui est contenu par

quelques frontières" (Livre 1 définition 14) et "l'extrémité d'un solide est une surface" (Livre

XI définition 2). La ligne, même si elle a une épaisseur parce qu'elle fut peinte, tracée au

charbon de bois ou profondément gravée au burin, n'est effectivement là que comme limite

évocatrice ; d'ailleurs cette épaisseur disparaît si l'intérieur est peint ou soufflé directement.

Elle est donc "pour de vrai", comme le disent les enfants, "une longueur sans largeur" (Livre 1

définition 2), c'est-à-dire un objet de dimension un.

L'évocation est le maître mot qui conduit à des abstractions en cascade. Elle est

d'abord mythique, elle est une forme générale de pensée : le graphisme évoque l'animal. Puis

purement technique : la ligne évoque la surface qui elle-même évoque le volume. Ce sont des

abstractions d'abstractions qui ne s'arrêtent pas là ; en effet une fraction de contour peut

évoquer le contour tout entier, et cette suggestion partielle est souvent la plus belle, la plus

émouvante, comme si une composante de la joie esthétique était l'abstraction poussée à son

comble : le trait de génie, au sens propre (figure VIII-12). Plus sèchement, le segment de ligne

symbolise une ligne entière.

48 (Euclide, 1990). Même référence pour toutes les citations d'Euclide qui suivent.

236
Figure VIII-12 : esquisse de Mammouth. Rouffignac. D'après (Plassard, 2000).

L'élément ultime, le point, est également créé dans le graphisme paléolithique

(chapitre VII-4) : le point est incontestablement l'élement de la ligne dans les contours

pointillés (cervidé de La Pasiega, biches de Covalanas, bouquetins affrontés de Lascaux),

dans l'esquisse intérieure au cheval de Sungir (figure VII-7) et dans les spirales de Malta

(même figure) et même, mais très rarement, élement de la surface avec le bison de Marsoulas,

le seul cas à ma connaissance d'animal dont la vue de profil est faite entièrement et

uniquement de pointillés. L'épaisseur du point, lorsqu'il s'agit d'une ligne de pointillés, ne lui

est pas consubstantielle si l'on admet que sa fonction est d'évoquer une ligne, un mouvement,

comme c'est clairement le cas pour les figurations ; il est alors réellement, sinon de façon

consciente, ce qui n'a pas de matière, le pur fugitif, "ce dont il n'y a aucune partie" (Eléments,

Livre 1 définition 1)

On voit que le travail graphique, de par sa logique d'évocation, qui provient elle-même

d'une pensée spécifique mythique-rituelle, provoque la création d'éléments à caractère

géométrique ; non pas sous forme explicite, indépendante, mais sous formes d'habitudes

mentales, d'évidences. Le système euclidien ne les inventera pas, mais il les posera ; car les

237
définitions euclidiennes que je viens de rappeler n'ont de sens, précisément, que par rapport à

ces habitudes mentales. Elles n'ont aucune valeur mathématique, puisqu'elles ne sont jamais

prises en compte dans aucune démonstration du corpus euclidien ; leur fonction réelle, en tête

des Eléments, est d'une part d'évoquer une familiarité multimillénaire avec ces objets, et

d'autre part d'avertir le lecteur qu'il s'agit ici, dans ce traité, de mathématiques de conception

radicalement nouvelle, arrachées à tout contexte d'action rituelle, artistique ou technicienne.

Mais en outre, bien que ces éléments ne soient là, dans l'art paléolithique, que comme

symboles de choses réelles, ou comme symboles de symboles, ils acquièrent objectivement

une certaine indépendance par rapport au contexte mythique ; un point est toujours un point,

qu'il soit un élément de biche, de bouquetin ou d'une suite de points alignés. Nous verrons

cette indépendance se renforcer objectivement avec la polysémie des signes que nous

enseigne l'ethnographie, et plus encore avec le symbolisme spéculatif.

238
Après les éléments, points, lignes et surfaces, passons au problème des figures de base.

Je viens d'argumenter en faveur de l'idée que les surfaces, lignes et points du graphisme

paléolithique sont de vrais surfaces, lignes et points : non pas parce qu'ils furent définis au

sein d'un corpus, mais parce qu'ils fonctionnent comme tels, et que les définitions

euclidiennes ne font que paraphraser ce fonctionnement. Mais qu'en est-il des figures ? J'ai

parlé, comme tout le monde, de "rectangles" de Lascaux, de "losanges" sur des baguettes et de

"cercles" figurés par les rondelles de Sungir ou les rondelles magdaléniennes ; est-ce

raisonnable ? Rappelons d'abord une évidence : l'argument de l'inexactitude pour disqualifier

les figures est à rejeter. Il est bien connu en effet que, même armés de la pointe la plus fine, de

la meilleure règle et du compas le plus précis, nous ne saurions jamais créer une vraie ligne

("une longueur sans largeur") ni à fortiori un vrai rectangle.

Si donc nous examinons une figure isolée, un "rectangle" de Lascaux par exemple,

rien ne permettra de décider si nous sommes en présence d'un rectangle véritable ou non ;

mais il en serait de même avec un "rectangle" dessiné par un contemporain, si nous nous

contentions de le contempler sans rien savoir de sa construction. En revanche nous nous

prononcerions sans hésiter pour la vérité du rectangle si le dessinateur, interrogé, nous faisait

l'une des réponses suivantes :

- j'ai dessiné un parallélogramme ayant un angle droit ;

- j'ai construit, à la règle et au compas, deux segments de droites parallèles, coupés à angle

droit par deux autres segments de droites ;

- tu vois bien que la figure que j'ai dessinée est convexe, non réduite à un point ou à un

segment, et qu'elle présente deux axes de symétrie, chacun partageant ma figure en deux

parties qui, en outre, se déduisent l'une de l'autre par une translation.

Autrement dit nous serions sûrs de la réalité du rectangle si et seulement si notre

interlocuteur se montrait capable de décrire des étapes de construction théoriques (première

239
réponse) ou pratiques (deuxième réponse), ou s'il fournissait une analyse de la figure réalisée

(troisième réponse). C'est donc l'aptitude à des compositions et des décompositions

déterminées, synthèses et analyses, qui emporterait notre conviction, et non une

contemplation aussi attentive soit-elle. Or cette aptitude existe sans conteste chez nos ancêtres

des époques paléolithiques : fabrication d'objets à plans de symétries perpendiculaires

(bifaces), décomposition idéales du galet en tranches parallèles (débitage levallois), et surtout,

au Paléolithique supérieur, analyse des mouvements d'un objet le long d'un axe (frises). Car

dans ce dernier cas, il s'agit bien d'une analyse : des simples alignements de tirets des débuts,

on passe à des frises qui ne contiennent qu'une partie des symétries possibles (tableau du §5),

et toutes les combinaisons possibles sont découvertes. Si l'on admet la réalité des frises, on

doit admettre, me semble-t-il, la réalité des rectangles ; autrement dit, si l'on admet la réalité

des mouvements (symétries et translations), on doit également admettre la réalité des figures

produites par ces mouvements. Or le rectangle peut s'analyser comme un condensé de

symétries axiales et de translations. Le même raisonnement vaut pour les rotations et les

disques, et il me conduit à postuler que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs ont inventé de vraies

figures, lignes, points, rectangles et cercles.

Je n'ignore pas les difficultés découlant de ces affirmations et leur caractère

apparemment tautologique. Pour prouver par exemple que les côtés du rectangle sont des

segments de droite se coupant à angle droit, le raisonnement précédent se réfère à des

translations et à des symétries axiales. Mais comme on ne peut définir une translation sans

avoir une droite à sa disposition, dire "translation donc droite", c'est ne rien dire ; et de même

comme on ne peut définir une symétrie axiale sans avoir l'angle droit, on n'avance guère en

disant "symétrie axiale donc angle droit". Remarquons cependant que si l'on veut aller au delà

d'une axiomatique qui se contente de définir la droite comme un objet primitif, celle-ci ne

peut être dissociée de son mouvement congénital de translation : en témoignent les définitions

240
anciennes de "plus court chemin d'un point à un autre", ou de trajet de rayon lumineux de l'œil

vers un objet, qui fonde la vieille pratique de vérification de le rectitude d'un segment, ou

même la première "demande" (postulat) euclidienne, qui est de mener une ligne droite de tout

point à tout point, suivie de la deuxième, "de prolonger continûment en ligne droite une ligne

droite donnée". On remarquera un phénomène analogue pour l'angle droit, en prenant la

définition euclidienne : "Et quand une droite, ayant été élevée sur une droite, fait des angles

adjacents égaux entre eux, chacun de ces angles égaux est droit"49. Mais comme l'égalité est

définie par la "notion commune" (axiome) : "Et les choses qui s'ajustent les unes sur les autres

sont égales entre elles"50, et que l'"ajustement" le plus naturel est le pliage de la figure autour

de la droite "élevée" sur l'autre, on voit là encore que l'angle droit est inséparable de son

mouvement congénital de symétrie axiale. Je m'en tiens donc à l'idée du geste réfléchi

fondateur d'authentiques figures géométriques, bien qu'il soit probablement impossible de

faire une axiomatique qui parte uniquement des points et des mouvements.

Avec le graphisme, les embryons de géométrie se sont donc multipliés et affermis ;

nouveau lieu de travail (surface), nouveaux plans de travail (structuration de la surface par les

symétries, ordre métrique et topologique), nouveaux objets créés : des vrais points, des vrais

segments de droites, des vrais rectangles et des vrais cercles, des vraies figures. Si les traces

laissées par les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique nous ont permis d'affirmer la réalité des

nouveaux objets, nous ne pouvons rien en inférer quant à un éventuel système de ces objets,

quant à leur place dans la pensée consciente et à leurs possibilités d'évolution. Pour en avoir le

cœur net, nous allons enquêter chez des chasseurs-cueilleurs contemporains, les aborigènes

australiens.

-oOo-

49 [Euclide, 1990] Livre I, définition 10.


50 Id., Livre I, Notion commune 7.

241
CHAPITRE IX

LA LOGIQUE DU GRAPHISME DANS LE MODE DE PENSEE CHASSEUR-

CUEILLEUR : L'EXEMPLE DES ABORIGENES AUSTRALIENS.

Le choix des aborigènes australiens est classique et particulièrement instructif

puisqu'au moment de la première colonisation européenne, en 1788, les autochtones ne

connaissaient ni l'élevage, ni l'agriculture. Leur outillage lithique, d'un type proche de celui du

Paléolithique supérieur et du Mésolithique européens, leur art rituel mobilier et pariétal

florissant, en un mot leur mode de pensée et d'action en font les derniers survivants d'un

monde disparu sur notre continent. Que le lecteur agacé ou même scandalisé par ce

rapprochement, et qui aurait sauté le premier chapitre de ce livre, veuille bien s'y reporter.

Mon point de vue lui apparaîtra alors peut-être un peu moins "évolutionniste unilinéaire" et

eurocentriste, au profit d'une dialectique de la pensée humaine : la pensée primitive, c'est-à-

dire fondatrice, est à ce titre définitivement institutrice, donc source de leçons pour tous les

temps. Dans le domaine des mathématiques, on lui doit la découverte du nombre cardinal, des

premiers systèmes de numération1, et des éléments de la géométrie : beau bilan, dont la

méditation est au fond l'objet de ce livre.

Bien sûr, l'art aborigène australien a sa propre histoire et des styles divers suivant les

régions et les époques ; un œil un tant soit peu exercé le différencie au premier regard de l'art

paléolithique européen. Le style "rayons-X", par exemple, est particulier à l'Australie, mais il

est très récent ; la représentation de sujets humains (vieille de 2000 ans au plus ?) est

beaucoup plus fréquente qu'en Europe, et elle fait penser aux peintures du Mésolithique

européen et africain. Mais d'un point de vue formel, c'est-à-dire des "évidences" géométriques

créées et devenues réflexes, il n'y a rien à ajouter ni à retrancher aux thèses du chapitre

1
[Keller, 2000]

242
précédent. Alors que le peuplement de l'Australie remonte à 40000 ans au moins, les plus

anciens graphismes dateraient de 20 à 25000 ans seulement2 : preuve supplémentaire que le

symbolisme graphique n'est nullement une activité spontanée de notre espèce sapiens-sapiens,

tant sont complexes et abstraites les connexions entre le geste, ses traces (points, lignes,

figures), et le sens. Comme en Europe donc, l'art n'est pas une création immédiate dès

l'arrivée de l'homme moderne. Comme en Europe encore, on constate les rabattements plus ou

moins systématiques sur la surface de représentation ; l'angle choisi est celui de la vision la

plus ample : vue de face pour les humains, de profil pour les oiseaux, du dessus pour les

reptiles, mais les "torsions" sont la règle (figure IX-1).

Figure IX-1 : Exemple de "rabattement". Grotte de Yankee Hat, Territoire de la capitale.


Datation inconnue, 3700 avant le présent au plus tôt. © A. Caranti 1996-2003.

Jelinek3 cite le cas d'un crocodile peint sous ses yeux en Terre d'Arnhem, dont la tête et la

queue sont vues de profil, tandis que le reste du corps est vu de dessus ; mais dans d'autres

circonstances, l'animal peut être représenté entièrement en vue de dessus. Le rabattement est

encore systématiquement appliqué dans l'art aborigène contemporain, où les êtres humains

peuvent être vus de face ou de profil, mais dans tous les cas les mains et les pieds sont

2
Les datations sont difficiles et controversées, mais l'âge maximal de 20 à 25000 ans est généralement accepté.
On pourra consulter à ce sujet : [Anati, 1997 ; Jelinek, 1989 ; Mulvaney, 1999].
3
[Jelinek, 1978]

243
"tordus" de telle sorte qu'ils soient visibles en vue de dessus. Dans l'art pariétal, même

absence de structuration globale de la paroi, même tendance aux superpositions prouvant la

primauté de l'acte sur l'œuvre achevée, même maîtrise des "éléments" (points et lignes).

Comme en Europe glaciaire, l'art mobilier, au contraire de l'art pariétal, s'applique à des

structurations rigoureuses de la surface de l'objet (figure IX-2), et on constate en particulier la

présence des sept groupes de frises, étudiés au chapitre précédent.

Figure IX-2 : Exemples de décors structurants. Pièces de bois pour rituels. Dessin Anne Spanek d'après
(Spencer et Gillen 1904). On reconnaîtra ( voir le tableau du chapitre VIII §5) de gauche à droite les
types I, II, I, VII, IV et I.

A ma connaissance, il n'y a pas de grandes quantités de rondelles décorées ou non comme au

Magdalénien, mais en revanche les cercles isolés et les cercles concentriques sont des

éléments dominants de la gravure et de la peinture. Les mêmes transformations élémentaires,

et par conséquent les mêmes figures-traces de ces transformations (droite, angle droit,

rectangles, cercle), sont donc à l'œuvre dans le décor. Il est un exemple frappant de cela qui a

évidemment disparu en Europe, celui de la décoration cérémonielle du corps que nous

pouvons classer dans la catégorie de l'art mobilier ; la peinture souligne de multiples façons et

rigoureusement, à de rares exceptions près, la symétrie par rapport à l'axe nez-nombril ou à

l'axe de la colonne vertébrale (figure IX-3).

244
Figure IX-3 : exemples de décors corporels. De haut en bas et de gauche à droite : torse, dos et nuque,
torse (deux fois), des épaules aux jambes. Dessin Anne Spanek d'après (Spencer et Gillen 1904).

Au delà de la signification symbolique de la peinture corporelle (actualisation d'un être

déterminé du Temps du Rêve) qui est présente à l'esprit des acteurs, il existe une mise en

valeur géométrique du corps humain, mise en valeur spontanée sans aucun répondant

symbolique ; rien dans le mythe n'oblige en effet à réaliser une quelconque harmonie

graphique. La variété des lignes symétriques allant des épaules ou du haut du torse jusqu'aux

genoux est grande ; si le motif peut être sobre et se borner ainsi à un soulignement discret, la

règle générale est plutôt la luxuriance. Chez les femmes Warlpiri, la surface utilisée se limite

au buste et le décor des seins est un élément principal d'expression de la symétrie.

Les premiers occupants de l'Australie actuelle y arrivèrent il y a 40000 ans au moins,

hommes modernes, équipés par conséquent de tout le bagage intellectuel issu du travail de la

pierre durant les centaines de millénaires antérieurs. Comme l'occupation est relativement

tardive, il n'est pas étonnant que l'on n'y retrouve aucun des amas de grands bifaces si

245
fréquents en Afrique, ni de témoignage de débitage Levallois. Une première époque de la

préhistoire australienne4, qui se termine il y a 5000 ans environ, est celle des choppers

grossiers et des racloirs en grand nombre, de divers éclats retouchés, avec la particularité de

l'existence de hachoirs à tranchant poli à partir de 20000 avant le présent (B.P.), alors que le

polissage est une technique beaucoup plus tardive en Europe. La deuxième et dernière

époque, de 5000 B.P. environ à la conquête européenne, livre une plus grande variété

d'artefacts ; des microlithes en masse (jusqu'à 20000 sur certains sites), produits durant 2 à

3000 ans depuis 4000 B.P., avec les formes classiques demi-circulaires ou demi-ovalaires,

triangulaires ou trapézoïdaux (figure IX-4).

Figure IX-4 : microlithes en segments de cercles, triangulaires, trapézoïdaux. Trois-quarts de la


grandeur nature. Australie du sud-est. Dessin Anne Spanek d'après (Mc Carthy 1976).

Ils ont été débités dans des nucleus de petites dimensions, et non dans des lames longues

comme en Europe glaciaire. On peut voir une sorte de Solutréen local avec une résurgence de

la taille bifaciale dans des objets de plus de 10 cm de long, et également dans des pointes dont

certaines n'ont été débitées que sur une face ; elles peuvent avoir jusqu'à 8 cm de long, mais la

4
Les ouvrages de référence sur l'outillage lithique aborigène sont : [McCarthy, 1976] et [Mulvaney, 1999]

246
plupart sont plus petites. Les pointes les plus célèbres par leur beauté sont les pointes de

Kimberley, encore fabriquées de nos jours et utilisées comme pointes de lances (figure IX-5).

Figure IX-5 : pointe de Kimberley. © Peter Hiscock.

Elles sont "exportées" par exemple chez des tribus du désert qui les emploient comme lames

de couteaux de prestige réservés à des activités rituelles, comme la circoncision. Des grandes

lames, pointes de lances de chasse ou de combat, ou lames de couteaux de prestige pour les

scarifications de la peau, la circoncision ou la subincision, sont fabriquées depuis 1000 à 1500

ans en arrière jusqu'à aujourd'hui. Ces exemples montrent bien l'invention et la maîtrise de

techniques identiques, dans leur principe, à celles que nous avons relevées au Paléolithique

supérieur ; c'est dire que, comme pour l'art, nous n'aurons rien d'essentiel à ajouter ou à

retrancher des chapitres de ce livre sur les évidences créées par le travail lithique durant la

préhistoire.

En revanche, grâce à la richesse de la documentation ethnographique disponible, nous

pourrons aller au delà du point de vue principalement formel des chapitres précédents, et

insuffler de la vie à toutes ces techniques et à tous ces graphismes. Puisque les "traces"

australiennes ont des similitudes frappantes avec celles que nous ont laissées les chasseurs-

cueilleurs de l'âge glaciaire européen, la pensée qui les a produites doit, elle aussi, être

similaire dans ses fondements. En pénétrant les mythes et les rites aborigènes, grâce en

particulier aux beaux travaux d'enquête et d'analyse de Nancy Munn et de Barbara

247
Glowczewski5 sur les Warlpiri (Désert), et à ceux d'Howard Morphy6 sur les Yolngu (Terre

d'Arnhem), nous pouvons donc espérer découvrir la vie des embryons de géométrie

précédemment décrits, c'est-à-dire leur statut intellectuel, leur place dans le système de

pensée, en un mot leur logique.

1- Le Temps du Rêve

Le mode de pensée général décrit au début du chapitre précédent s'exprime en Australie

aborigène sous la forme de la croyance à la puissance du Temps du Rêve. Le pouvoir du rêve

est une donnée suffisamment constante dans les données ethnographiques concernant les

peuples traditionnels, pour que le Temps du Rêve australien puisse être considéré comme

typique de la pensée chasseur-cueilleur ; d'autre part, sur le continent lui-même, l'uniformité

de pensée est telle, dans ses grandes lignes, que nous affaire à une authentique "pensée

unique", probablement créée et entretenue par le moyen d'un magnifique circuit d'échange

inter-goupes portant sur les biens matériels, les chants, les danses et les motifs graphiques. Il

s'agit de l'un des aspects les plus beaux et les plus émouvants de la vie aborigène, celui d'une

réelle coopération intertribale par l'intermédiaire des Rêves ; aucune tribu ne possède en effet

l'un des grands mythes en totalité, mais seulement une partie. Chaque Rêve, en tant que trajet

ancestral, a une "longueur" qui peut aller jusqu'à plus de 1000 km :

"D'un côté donc, la possession de fragments différents sert à distinguer les tribus les
unes des autres, et par ailleurs, puisqu'il s'agit en fait d'un seul mythe, chaque tribu
dépend de toutes ses voisines et ne représente qu'un maillon dans une longue chaîne
pour la préservation du récit dans son intégralité"7.

5
[Munn, 1973 ; Glowczewski, 1991]
6
[Morphy, 1991]
7
[Elkin, 1967 p.107]

248
Les récits totémiques, dit encore Barbara Glowczewski, "se déroulent donc comme un

feuilleton dont le voisin possède l'épisode précédent ou à suivre"8. La terre australienne est

donc fécondée de trajets ancestraux entremêlés faits de zigzags, de boucles, et même de trajets

discontinus puisque le démiurge peut être entré sous terre à tel endroit et ressorti ailleurs. Et

d'autre part, comme la pensée primitive exige que tout s'incarne, les échanges sur le Rêve

doivent se matérialiser par des échanges rituels de choses, échanges que les Warlpiri

contemporains ont traduit par business, se qualifiant eux-mêmes de businessmen ou

businesswomen.9

Mais qu'est-ce que ce Temps du Rêve ? Il est difficile de définir ce concept, probablement

parce que ce n'en est pas un à proprement parler ; le mot lui-même a été emprunté au

vocabulaire européen et adopté ensuite par les aborigènes. Il évoque un temps initial, mais ce

temps initial devient actuel et regénérant par le rituel ; il évoque des ancêtres mythiques

disparus, mais les vivants fusionnent réellement avec eux lors de cérémonies appropriées ; il

évoque enfin des actes créateurs des temps primordiaux, mais que l'on doit pourtant

reproduire périodiquement sans quoi toute vie prendrait fin. Au Temps du Rêve, les ancêtres

fantastiques (hommes, animaux, plantes) ont parcouru la terre, alors inerte, en créant tout sur

leur passage par simple action physique, comme le creusement d'une dépression en s'asseyant,

ou en nommant les choses, ou encore en semant dans la roche des "esprits enfants" qui

choisiront un utérus pour se loger avant la naissance ; les ancêtres ont enfin disparu en laissant

parfois une trace de leur corps dans le paysage. La préoccupation première des aborigènes

australiens est de se projeter périodiquement dans ce temps mythique, pour redevenir

réellement les ancêtres fondateurs qui créent et ordonnent tout sur terre : indispensable

ressourcement périodique, sous peine de mort de l'univers.

8
[Glowczewski, 1991 p.28]
9
Id. p.70

249
Toute la vie mythique-rituelle est centrée sur le passage réciproque des deux mondes l'un

dans l'autre : le monde des pouvoirs, ou le Temps du Rêve, dans le monde créé et

inversement. Tout pouvoir a besoin d'un corps pour se manifester, et inversement tout corps a

besoin d'un pouvoir pour vivre. La modélisation la plus abstraite, et de ce fait probablement

la plus tardive, est celle de deux espaces séparés par une surface, la séparation étant abolie et

la surface franchie grâce au graphisme, trace et acteur du passage. De ce fait, c'est cette figure

qui nous intéresse au premier chef, mais il importe de souligner que ce modèle géométrique

n'est ni rigoureux, ni exclusif comme pourrait le laisser croire le vocabulaire que nous

sommes contraints d'employer. Chez les Warlpiri, la surface en question est généralement

celle de la terre, ce qui suggère d'appeler notre monde "monde du dessus", et le monde des

pouvoirs "monde du dessous"10 ; il y a donc de la cohérence à dire avec certains aborigènes

que des peintures pariétales sont "consubstantielles aux êtres ancestraux eux-mêmes,

l'empreinte de leur passage à travers la pierre"11, mais il ne faut pas s'étonner que le monde du

dessous puisse être aussi celui de l'espace interstellaire, qui abrite les âmes individuelles

pirlirrpa après la mort, alors qu'une autre partie de l'individu, son motif individuel kuruwarri

repart sous-terre, aspect principal du même monde du dessous.

Le modèle n'est pas non plus exclusif ; en réalité, la dualité de la pensée primitive est

systématique et générale12, elle n'est pas le produit, mais au contraire la source de modèles

divers ; elle peut certes se saisir de toute analogie physique disponible, comme celle de la

trace, empreinte d'un passage, mais elle ne s'y attarde pas nécessairement, elle papillonne

librement d'analogie en analogie en créant au passage un monde de légendes merveilleuses.

Ce qui doit être exprimé, par toutes sortes de métaphores, est un dualisme relatif de deux

10
Termes employés par B. Glowczewski.
11
[Layton, 1992]
12
Phénomène frappant : toutes les langues aborigènes ont un duel, distinct du pluriel qui ne s'applique qu'à partir
de trois entités.

250
entités qui se nourrissent l'une l'autre grâce à l'action humaine (rituel). C'est ainsi que le

couple "dessus"/"dessous" est tout aussi bien le couple actuel/passé (le monde "passé" des

ancêtres qui est "présentifié" dans les cérémonies). Le dualisme s'exprime également dans la

métaphore mort/résurrection qui sous-tend l'initiation des adolescents ; de même le candidat

chamane est d'abord "tué", dépouillé de tous ses organes internes (intestins, poumon, foie,

cœur) puis littéralement farci de pierres ou de substances magiques avant de renaître13. Plus

généralement, le mort étant passé dans l'autre monde, donc dans le monde des pouvoirs, sa

substance devient de ce fait particulièrement précieuse : certaines tribus, nous dit Barbara

Glowczewski, s'oignent de la graisse de décomposition du cadavre, et d'autres consomment

carrément sa chair. Le passage d'un monde à l'autre et l'abolition de leur opposition se

traduisent encore par le couple ingestion/régurgitation14, qui serait cette fois-ci un modèle

intérieur/extérieur plutôt que dessous/dessus ; en Terre d'Arnhem, la "Mère originelle" d'une

tribu prend la forme d'un python qui avale des êtres humains avant de les régurgiter,

métamorphosés en éléments du paysage15. On voit ici que le même phénomène, à savoir la

transformation d'ancêtres en éléments du paysage, peut être illustré par toute analogie qui

tombe sous la main : la trace de leur corps au moment de leur disparition dans le monde du

"dessous" (analogie dessus/dessous), ou bien régurgitation (analogie intérieur/extérieur), ou

pétrification en tel ou tel rocher, ou d'autres encore. Comme il n'y a pas de limite à l'audace et

à l'imagination humaines, on a quelque fois le "modèle" haut/bas associé à intérieur/extérieur :

"En Australie centrale certains chamanes sont censés retourner leur propre corps par
l'anus pour se transformer en esprits marali : leurs bras deviennent ainsi des jambes, les
jambes des ailes et le pénis une bouche [… ] L'inversion haut/bas et le retournement du

13
[Elkin, 1967 p.572 ; Glowczewski, 1991 pp.313-314]
14
"Cette notion d'ingestion et de régurgitation est un des thèmes récurrents de l'Australie aborigène, à travers
lesquels est exprimé métaphoriquement le passage d'une condition de l'être à une autre." [Caruana, 1994 p.30]
15
Id.

251
corps comme un gant renvoie une fois de plus au paradoxal mouvement de
transformation entre le «dessous» et le «dessus»."16

Chez les Yolngu de Terre d'Arnhem, le lien entre les deux mondes s'exprime peut-être de

façon plus systématique que chez les Warlpiri, dans le couple intérieur/extérieur17, concept clé

de la pensée de ce peuple, dont la langue possède deux mots spécifiques pour le traduire ;

l'intérieur est le monde des pouvoirs, le Temps du Rêve, et l'extérieur le monde réel. On a

ainsi une sorte de table des catégories :

Intérieur djinawa Extérieur warrangul

Puissant, sacré, ancestral Monde de tous les jours, profane, actuel

Secret, par exemple le nom secret Public, par exemple le nom public

Initié Non initié

Hommes Femmes

Connaissance profonde, interprétation Connaissance superficielle, interprétation

profonde superficielle

Peinture secrète, schématique ("géométrique") Peinture publique, figuratif

Os Peau

Bois Ecorce

Sous-sol Sol

Emplacement cérémoniel Campement

On aurait tort d'y voir des cases mutuellement exclusives ; elles ne le sont ni horizontalement

ni verticalement. Il faut penser au contraire à des extrêmes dialectiques qui passent sans cesse

l'un dans l'autre ; il y a une "chaîne ininterrompue" (Morphy) entre les deux mondes.

16
(Glowczewski 1991 p.314)
17
[Morphy, 1991 chapitre 5]

252
L'intérieur se répand dans l'extérieur qui est ainsi engendré par le premier, et il y a par dessus

le marché plusieurs interprétations d'un même objet sacré ou d'une même peinture, chacune

étant dans un rapport intérieur/extérieur en regard de la suivante. Passage dialectique encore,

lorsqu'à la mort d'un individu, tout mot qui ressemble au nom du défunt devient de ce fait

"intérieur", ce qui exige de lui trouver un substitut, car on ne prononce pas à la légère un mot

du monde des pouvoirs ; l'un des moyens est d'aller chercher des mots jusque là "intérieurs" et

de les requalifier d'"extérieurs". Même le couple homme/femme n'échappe pas à la règle

d'inversion possible, puisqu'une légende Yolngu affirme qu'à l'origine les femmes possédaient

les motifs graphiques, donc les pouvoirs, qui leur furent ensuite dérobés par les hommes ;

c'est sans doute pourquoi l'informateur de Morphy lui disait souvent qu'"en réalité, les femmes

sont l'intérieur"18. On aurait tort encore de tirer de notre tableau des catégorisations physiques

strictes, comme pourraient le faire croire les couples sous-sol/sol, os/peau, bois/écorce ; ce

sont des métaphores et des sources d'incarnations métaphoriques, comme nous l'avons

constaté chez les Warlpiri pour le premier de ces couples. Chez les Yolngu, les motifs

graphiques du clan sont ses "os" (métaphore) ; mais ils peuvent s'incarner aussi en bois

écorcés (analogie avec le couple bois/écorce) et être enterrés (retour au sous-sol-monde des

pouvoirs, concrétisation métaphorique) dans l'intervalle entre deux cérémonies.

Inspiré par toutes ces analogies, le rituel est donc l'acte fondamental de la vie

aborigène. Il demande un investissement intellectuel considérable et un apprentissage

interminable : les Warlpiri

"doivent retenir en relation à chaque rêve (le leur et ceux de certains parents et alliés)
des centaines de vers, des dizaines de motifs à peindre sur le corps et sur les objets
rituels, ainsi que des figures de danses sans connaître au départ le sens de ce qu'ils
traduisent. Par cette assiduité rituelle, un homme ou une femme approchant la

18
[Morphy, 1991 p.97]

253
quarantaine devrait être à même de déchiffrer […] les diverses associations
symboliques"19

Les cérémonies sont faites de danses, de récitations de chants et d'exécutions de dessins, tout

cela simultanément, mais le graphisme joue dans l'affaire le rôle dominant. Une série de faits

le montre : d'abord, la danse elle-même semble avoir dans la majorité des cas une fonction

graphique, celle de reproduire un trajet du Temps du Rêve. Au sol, nous dit Barbara

Glowczewski20 parlant des femmes Warlpiri, les traces des pieds nus des danseuses impriment

sur le sable, dans un nuage de poussière rouge, la géographie du ou des itinéraires ancestraux ;

chez le même peuple, la danse banba reproduit le trajet de l'ancêtre fourmi jusqu'à sa

disparition sous terre à travers un trou symbolisé par une série de cercles concentriques21.

L'importance majeure du dessin peut se mesurer également par le temps qui lui est consacré ;

le rituel dans son entier prend déjà un temps considérable. Spencer et Gillen insistent là

dessus, comme tous les ethnographes à propos de tous les peuples primitifs ; les cérémonies,

disent-ils22, peuvent prendre quelque fois deux ou trois mois entiers, durant lesquels un ou

plusieurs rituels sont accomplis chaque jour. De ce temps, c'est l'exécution de motifs sur le sol

et sur le corps qui prend la plus grande part : chez les Warramunga (tribu du Centre), un rituel

nécessite huit dessins distincts sur le sol, chacun demandant six ou sept heures d'un travail

minutieux23. Après préparation de la surface du sol, un homme trace le motif, puis les

assistants font un remplissage de points blancs ; pendant toute l'exécution, les peintres

chantent des hymnes relatant les actes de l'être mythique concerné. Aux motifs tracés sur le

sol s'ajoute l'indispensable peinture corporelle, qui prend au minimum deux ou trois heures

19
[Glowczewski, 1991 p.69]
20
Id.
21
[Munn, 1973 p.207]
22
[Spencer, 1904 p.177]
23
Id. p.239.

254
chez les femmes Warlpiri24 ; là aussi, l'une d'entre elles trace les signes de base en rouge, puis

d'autres ajoutent des variations de leur choix en blanc.

Chez les Yolngu, où la grande affaire est d'assurer la fluidité entre l'intérieur et

l'extérieur, le graphisme est également la forme principale du passage entre les deux

catégories ; la peinture, nous dit Morphy, est une composante centrale du mode de vie

traditionnel, le moyen le plus important de recréer les évenements ancestraux, d'assurer par là

la continuité avec le passé ancestral et la communication avec le monde spirituel25. Les motifs

claniques sont les "os" du groupe, ils sont une partie des ancêtres eux-mêmes, leur pouvoir,

conjointement avec les chants et les danses ; les peintures les plus secrètes, les plus

"intérieures" sont appelées likanbuy, du mot likan qui signifie coude, embranchement, et d'une

façon générale connexion. C'est ainsi que l'informateur de Morphy ne dit pas que tel motif

représente ou même signifie l'araignée, mais qu'il est connecté à l'araignée : tout notre modèle

abstrait de deux mondes séparés par une surface est concentré dans cette expression. Le

graphisme est contact, et par là action dans deux sens possibles ; il réactualise le Temps du

Rêve, mais il peut également replonger le temps présent dans le temps originel : par la

peinture du motif du mort sur son cercueil, son esprit est transformé en substance ancestrale, il

est guidé vers le "réservoir spirituel" du clan, et réincorporé dans ses éléments sacrés26.

J'en ai dit assez pour que l'on voie poindre la contradiction du graphisme aborigène

que nous développerons dans les paragraphes ultérieurs ; formellement, il est création d'objets

de dimension deux, acteurs de la surface de séparation, elle-même voile entre les deux

mondes, avec par dessus le marché une recherche de formes abstraites, de "géométrisation",

pour en cacher le sens au profane. Mais dans sa vie réelle, il est submergé par l'intensité

émotionnelle due à sa fonction de connexion avec le monde des anciens ; seul le sacré affleure

24
[Glowczewski, 1991 p.72]
25
[Morphy, 1991 p.13]
26
Id., pages 106 à 108.

255
à l'esprit, et son merveilleux chanté et dansé étouffe de son charme toute formalisation

consciente. D'un côté donc, se crée souterrainement un modèle formel de l'activité mythique-

rituelle, non exclusif mais dominant, et de l'autre ce même modèle n'acquiert que le statut d'un

substrat inconscient entièrement subordonné à la logique du merveilleux mythique.

S'il est impossible de déceler en Australie une évolution de la "théorie" aborigène du

Temps du Rêve, on peut néanmoins étayer l'hypothèse émise au début du chapitre précédent,

selon laquelle le modèle des deux mondes est le résultat d'une transposition et d'une

sublimation progressives du pouvoir humain de transformation de la nature brute en nature

aménagée, le travail de la pierre étant l'aspect central de ce pouvoir. De nombreuses traces

subsistent ici de la puissance transformatrice et créatrice en général, imaginée soit comme

pouvoir de la pierre-substance, soit comme pouvoir de la pierre-outil. Nous avons vu que si

les ancêtres ont pu pénétrer le sol après leur voyage créateur, ne laissant que leur image au

passage sur la surface rocheuse, d'autres en grand nombre se sont pétrifiés à l'endroit où ils se

sont posés : tel rocher est le corps pétrifié d'un "rêve", mais comme il est probablement pas

mal fissuré, on raconte qu'il fut déformé par les lances-éclairs du "Rêve Pluie-eau" ; ailleurs

des collines rocheuses sont des enfants-nuages pétrifiés27. La pierre est donc la substance par

excellence du contact avec le Temps du Rêve, et il n'est pas surprenant que lors de

campements saisonniers des aborigènes "décorent" les parois rocheuses de milliers de mains

et d'avant-bras négatifs, façon pour eux de s'imprégner de la puissance créatrice28. Plus

spectaculaires encore sont les rites de multiplication rapportés par Elkin, où l'on fait voler en

soufflant dessus la poussière de la roche où résident les esprits kangourous,

27
[Glowczewski, 1991] dans les "Paroles de Warlpiri" rapportées en annexe de l'ouvrage.
28
En terre d'Arnhem ; rapporté dans [Taçon, 1991 p.195]

256
"ou bien encore ils composent sur place […] une mixture avec de la pierre pulvérisée
(ou de la terre) et du sang, puis ils vont la déposer dans des endroits où une propagation
de l'espèce est souhaitée et devrait normalement se produire."29

L'analogie est évidemment frappante avec un autre rite de multiplication, humain cette fois-ci,

où des femmes de Californie s'introduisent dans le vagin de la poussière de roche pour assurer

leur fécondité30. Il n'est pas étonnant que les outils issus de certaines carrières reconnues

comme des êtres pétrifiés du Temps du Rêve soient considérés comme les plus efficaces ; le

pouvoir meurtrier d'une lame n'est pas le fruit de sa dureté, de la qualité de son tranchant et de

sa forme propice à la pénétration, il provient au contraire du pouvoir de la pierre elle-même.

Si la pierre, comme substance du Temps du Rêve, transmet ainsi naturellement son

pouvoir à l'outil, et directement à l'homme par contact, il semble au contraire que les échanges

rituels entre humains du monde actuel ne puissent avoir lieu que s'il y a échange simultané

d'outils, donc de pierre travaillée. Intrigué par une remarque de Spencer et Gillen, selon

laquelle un très grand nombre de lames fabriquées en Australie du Nord ne portent aucune

trace d'utilisation, Robert Paton a enquêté sur place pour en découvrir la raison31, et celle-ci

s'avère simple : ces lames ne sont fabriquées que pour l'échange, souvent avec des lames

identiques, mais issues de carrières différentes. Elles portent le nom de leur carrière d'origine,

ne doivent jamais être transportées à l'air libre mais soigneusement enveloppées dans de

l'écorce, avec des récipients différents pour des lames d'appellations différentes ; après

l'échange, elles peuvent être utilisées rituellement, par exemple pour guérir des maladies, ou

simplement abandonnées. L'important est donc l'échange, qui est toujours accompagné

d'échanges de Rêves ; il ne s'agit pas d'échange d'utilités différentes, puisque les outils

29
[Elkin, 1967 p.261]
30
Voir le début du chapitre VIII
31
[Paton, 1994]

257
peuvent être pratiquement les mêmes, et encore moins d'échange marchand32. Paton, qui a

assisté à une telle rencontre, montre comment chaque partenaire raconte son Rêve, c'est-à-dire

le mythe lié à la carrière d'origine de l'outil ; de l'outil lui-même, en tant qu'objet technique, il

est très peu question. Il me paraît donc clair que l'outil ne fonctionne ici que comme trace

matérielle analogique du mythe dans le sens suivant : l'outil est le fruit d'un travail sur la

matière, comme le mythe est le résultat d'un travail sur le monde. Le premier est une

réorganisation de la matière brute, le second est une réorganisation par la pensée de toutes les

données du monde matériel et humain pour en fabriquer un outil de maintien et de contrôle (le

rite). L'analogie est puissante, et le fait qu'elle soit présente dans l'échange est un argument de

poids en faveur d'une lointaine origine lithique, au sens précisé plus haut, de la pensée

primitive mythique-rituelle.

2- La puissance efficace du graphisme et la "raison généalogique", obstacles au

développement d'une géométrie indépendante.

La puissance efficace du graphisme et son rôle central dans le rituel, tout en

nourrissant une vie secrète des formes, sont précisément les freins les plus sérieux à

l'émergence d'une géométrie indépendante et des concepts associés. Chez les Warlpiri, chaque

individu possède un motif appelé kuruwarri, sorte de force vitale qui le relie au monde des

ancêtres (figure IX-6) ; cette force doit être activée par la peinture du motif sur le corps, sur le

sol ou sur la paroi des grottes, et de ce fait la surface peinte change de nature en devenant lieu

sacré, en contact immédiat avec le Temps du Rêve.

32
Pour maintenir la tradition d'échange matériel qui doit absolument accompagner l'échange de Rêves, les
aborigènes peuvent utiliser tout ce qui leur tombe sous la main, y compris des cassettes vidéo bien qu'aucun des
partenaires n'ait d'appareil de lecture.

258
Figure IX-6 : deux motifs Kuruwarri. Dessin Anne Spanek, d'après (Munn 1973).

Le kuruwarri du peuple Warlpiri est donc "image vitale", selon l'expression proposée par

Barbara Glowczewski, et par conséquent voler le motif de quelqu'un, c'est "voler sa terre et sa

vie"33, ce que Caruana confirme pour toute l'Australie aborigène : "se servir des dessins

d'autrui sans en avoir la permission constitue l'une des plus graves violations de la loi

aborigène"34. Chez les Aranda, du temps de Spencer et Gillen, le simple fait pour une femme

ou un non-initié d'avoir vu des churinga35 était puni de mort ou de crevaison des yeux36. Voir

un dessin, ce n'est donc pas tant voir des figures déterminées, traits parallèles, cercles

concentriques, rectangles quadrillés etc., qu'évoquer au delà de ces figures, un clan ou un

invidu dans leur essence, et donc avoir prise sur eux, dans certaines conditions. C'est pourquoi

les dessins rituels permanents, comme ceux des churinga, doivent être cachés aux profanes ;

mais c'est également la raison pour laquelle la pensée ne s'arrête pas au graphisme lui-même,

33
[Layton, 1992 p.59]
34
Caruana, op. cit. p.15.
35
Au sens courant, les churinga sont des plaques ovoïdes allongées (de 10 à 40 cm, quelque fois de plus d'un
mètre) de bois ou de pierre, qui portent en permanence les motifs de l'individu ou du groupe. Ils sont utilisés
dans certaines cérémonies (l'individu mâle découvre son churinga lors de son initiation), et soigneusement
cachés le reste du temps à l'endroit où l'ancêtre totémique est censé avoir disparu sous terre, ou bien à l'endroit
où il a semé des "esprits-enfants" qui peuvent engrosser les femmes qui passent dans le secteur. [Moisseeff,
1995]
36
[Spencer, 1899]

259
mais cherche derrière lui autre chose, l'essence signifiée dont le dessin n'est que le paravent et

l'accoucheur. L'existence des motifs rituels temporaires est encore plus fugace parce

l'exécution graphique l'emporte en principe sur le dessin exécuté, trait essentiel qui distingue

l'art primitif de l'art moderne. C'est le tracé dans son mouvement, plus que la trace proprement

dite, qui assure la reproduction des espèces concernées par la cérémonie en cours ; la

puissance efficace n'est pas tant dans le dessin réalisé que dans les conditions et l'acte de

réalisation. Chez les femmes Warlpiri, les motifs peints sur les objets lors du rituel précédent

sont effacés et peints à nouveau ; celles qui ont des restes de peintures sur le corps se lavent

avant d'être repeintes pour la prochaine séance37. Dans le Kimberley, les peintures pariétales

dites Wandjina38 sont repeintes régulièrement pour en préserver l'"essence spirituelle" ; sur les

parois, nous dit Elkin, les dessins sont faits les uns sur les autres, et "ce fouillis laisse supposer

que leur plaisir consiste moins à admirer l'effet esthétique de l'œuvre terminée qu'à exécuter la

peinture elle-même, ou encore qu'à exprimer par ce moyen quelque désir d'ordre utilitaire

dans l'espoir de le voir exaucé"39.

Le symbole graphique, comme tout symbole primitif, a une valeur efficace

dans sa matérialité, comme objet concret et non comme figure ; il faut refaire les dessins

temporaires et rafraîchir les dessins permanents. Mais il y a encore plus frappant : lorsque l'on

sort les churinga de leur cachette, on les enduit de substance grasse et on frotte avec dévotion

les stries du motif, comme pour s'en imprégner40. De même, pour s'imprégner de la force

vitale du kuruwarri, un simple contact physique peut suffire : le novice, lors d'une initation,

37
[Glowczewski, 1991 p.75]
38
Peintures de grande taille (jusqu'à 6 mètres de haut) de visages sans bouche, la tête parfois surmontée d'une
espèce d'auréole qui pourrait être un arc-en-ciel, évoquant la pluie que peuvent amener les Wandjina. [Caruana,
1994 p.157][Elkin, 1967 p.261]
39
Op. cit. p.315.
40
Elkin, op.cit. p.321.

260
peut être serré contre le corps peint des initiés pour recevoir la force du motif41. Citons encore,

dans un rituel féminin Warlpiri, la façon physique de renvoyer les kuruwarri dans le monde

du "dessous" : les femmes dansent autour des tablettes dont le motif est tourné vers le ciel,

pour capter les kuruwarri présents dans ces objets et sur leurs corps peints. Puis, "les paumes

ouvertes vers le ciel, et agitées d'un mouvement saccadé, elles élèvent les Kuruwarri pour les

répandre sur la terre et, les paumes tournées vers le sol, elles les renvoient sous terre en

chantant."42

Il y a donc peu de place pour la méditation ou la spéculation sur la réalité géométrique

intrinsèque du dessin ; elle est tout simplement hors de propos. La figure, comme telle,

n'existe pas ; son "étude" n'a aucun sens. Ou plutôt si étude il y a, si l'on arrive à déceler une

pensée consciente des éléments de figure, on reste entièrement dans le domaine concret du

mythe. Les points, les traits sont perçus comme des agents d'évocation et non comme des

éléments formellement constituants. Comme le remarque Morphy, "les mythes ne se réfèrent

pas aux traits formels qui différencient un motif d'un autre"43. Chez les Yolngu, les hachures

qui saturent les fonds crèent un effet de luminosité éclatante, émanation directe du Temps du

Rêve, à l'image des arc-en-ciels et des éclairs ; leur présence est vivement appréciée, "elles

rendent le cœur heureux, elle le font sourire"44. A l'inverse la charge symbolique des éléments

peut être de pénétrer le Temps du Rêve ; c'est le cas lorsque le fond est rempli d'ocre rouge (le

sang ancestral), ou chez les hommes Warlpiri lorsque le fond est saturé avec du duvet d'oiseau

ou de kapok (duvet végétal), ou encore lorsque chez les femmes on "noie" les motifs de base

par des encerclements : "La confusion du motif avec son support ttraduit l'idée aborigène

selon laquelle peindre le corps ou le sol c'est entrer dans le Rêve"45.

41
[Munn, 1973 p.30]
42
Glowczewski op. cit. p.74
43
Op. cit. p.178
44
Id. p. 195
45
Glowczewski op. cit. p.309

261
La figure n'est en fin de compte, dans l'esprit aborigène, qu'un élément indistinct et

fugitif pris dans la nasse d'un immense réseau de correspondances symboliques ; seules les

correspondances sont capables de capter son attention, parce qu'elles sont vitales pour la

collectivité, qui voit là le seul moyen d'assurer sa propre survie et celle du monde. La figure

n'a pas de raison propre, au sens de de la raison syllogistique euclidienne qui la déduit de

quelques postulats et axiomes ; la seule raison acceptée, dans la société aborigène, est celle du

Temps du Rêve, c'est-à-dire au fond une raison généalogique : les choses sont ce qu'elles sont

parce que les ancêtres démiurges les ont faites ainsi, et il faut les reproduire périodiquement à

l'identique. Les figures diverses du rituel ont, par conséquent, peu de chance d'évoluer et

d'enrichir le catalogue. Si au cours d'un rêve (un vrai !), quelqu'un prétend avoir eu une

révélation sur les héros ancestraux, par exemple sous la forme d'un nouveau motif pictural, sa

reconnaissance comme motif digne de figurer au rituel officiel demande au préalable de

longues discussions et des négociations interclaniques qui peuvent durer des années ; ce

"totalitarisme" est toutefois très tolérant puisque le rêveur-novateur a le droit de chanter,

peindre et danser à sa fantaisie aidé de ceux qui le veulent bien, mais en dehors des

célébrations collectives. La nouveauté pourra s'incorporer à la longue au patrimoine tribal,

mais le conservatisme est prépondérant et "le statut des révélations est moindre que celui du

savoir transmis"46. La raison généalogique dominante dans tous les domaines est ce qui fait

qu'il n'y a pas, ou très peu, de divination chez les aborigènes ; la divination est en effet une

raison éparpillée, une raison issue des choses, de leur quantité, de leur position etc., et elle ne

naît que chez les agriculteurs-éleveurs, avant de devenir un système florissant dans les

empires primitifs (Babylone, Egypte, Chine). Je ne connais qu'une seule forme notable de

divination en Australie : les aborigènes considèrent qu'une mort avant terme provient

46
Id. p.35.

262
d'éléments hostiles extérieurs au groupe, et qu'il faut donc localiser. A cette fin, on peut

examiner les traces de pas ou d'empreintes animales autour d'une tombe, et parfois la direction

de l'ennemi est indiquée par l'écoulement du liquide issu du cadavre en décomposition.

Il y a donc absence de conceptualisation géométrique, et par conséquent absence de

tout vocabulaire spécialisé ; il y a environ 230 langues distinctes en Australie aborigène, et

presque toutes ne disposent que des mots "droit" et "sinueux", quelques-unes ont en plus les

mots "rond" et "carré"47. Il n'y a d'ailleurs pas ou très peu de mots relatifs au travail lithique

non plus, montrant qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre celui-ci et le language ; la

transmission du savoir graphique, comme celle du savoir lithique, se fait par mimétisme, les

jeunes copiant les anciens. Les jeunes Yolngu débutent en garnissant le fond des peintures

dont un ancien a tracé les grandes lignes, et leur apprentissage proprement dit ne commence

qu'après l'initiation, à condition qu'ils fassent preuve de volonté et d'une bonne aptitude à

retenir les chants associés.

L'arrangement symétrique, très présent dans certains motifs et sur beaucoup de

churingas, est impossible sans une aptitude à la comparaison et à l'égalisation de grandeurs ;

mais cela n'affleure ni dans le mythe, ni dans les mots, bien que la symétrie puisse contredire

la narration associée au dessin. Le cas du motif de gauche de la figure IX-6 est

particulièrement intéressant ; d'après Munn, il représente deux hommes assis dos à dos (les

deux U opposés du haut de la pièce), avec leurs lances (les deux couples de deux tirets) et un

bouclier (tiret horizontal). La spirale centrale est à la fois leur camp et le trou d'eau d'où ils

émergèrent. Il n'y a donc que deux personnages, mais pour une raison purement décorative, ils

sont représentés une deuxième fois par une symétrie par rapport à un axe horizontal, qui

s'ajoute à une symétrie d'axe vertical : dans son mouvement d'organisation, c'est à dire dans sa

47
[Dixon, 1979]

263
structure géométrique, le graphisme se libère du mythe et ses propres lois de composition

prennent le dessus sans hésiter à contredire l'aspect narratif. On assiste à un phénomène

semblable dans un motif de churinga (figure IX-7) ; les tirets verticaux du haut sont des

boomerangs, suivis par des traits horizontaux figurant des lances. Les trois arceaux

représentent un homme assis, avec deux propulseurs à chacun de ses côtés (tirets verticaux) ;

deux tirets horizontaux sont un homme et une femme couchés, deux cercles pointés sont une

poitrine féminine.

Figure IX-7 : motif de churinga warlpiri. Dessin Anna Spanek, d'après (Munn 1973).

Tous les éléments nécessaires sont alors représentés, et les tirets verticaux et horizontaux du

bas de la pièce sont uniquement là pour faire écho, symétriquement, à ceux du haut de la

même pièce. Nous avons là comme une force souterraine, issue des gestes du graphisme, qui

bouscule sa raison mythique, sans pouvoir encore d'en débarrasser.

Plus généralement, s'il n'y a pas de comparaison "consciente" des grandeurs donnant

lieu à des constructions symétriques en toute connaissance de cause, il ne peut y avoir non

plus de mesure et donc d'espace objectif. Le lieu de travail, la surface, qu'elle soit la surface

du corps, du churinga, du sol ou de la paroi rocheuse n'est essentiellement que le lieu de

passage et de transmission des pouvoirs ; par dessus le marché, la plupart des éléments du

264
paysage sont des ancêtres pétrifiés ou leurs traces sacrées. Comment, lorsque ce contexte

mythique exerce une domination écrasante, pourrait-on penser une mesure qui suppose

comme premier préalable de vider l'espace de tout être, de toute qualité, de toute humanité, au

profit d'un dénombrement d'éléments fantomatiques (longueur étalon, aire étalon, volume

étalon) ? Une telle négation sacrilège n'est encore probablement ni possible, ni nécessaire. Et

de fait, Elkin fait remarquer que les aborigènes ne disposent d'aucun instrument d'évaluation

des dimensions et que

"leur vocabulaire ne comporte aucun terme pour indiquer la superficie ou la distance.


Interrogé sur l'étendue du centre d'élevage où il travaille, un aborigène répondra que celle-
ci est «un peu grande» ou «grande» ou «vraiment grande». Quand vous lui demandez si un
lieu qu'il connaît se trouve loin, il vous dit que «le chemin pourrait bien être long» ou alors
que «la piste est très très longue» à moins qu'il vous affirme «c'est tout près»."48

Un nombre peut cependant être associé à un parcours, mais sous la forme du nombre

d'étapes nécessaires pour l'effectuer : lorsqu'on demande la durée d'un déplacement, on a

d'abord droit à une réponse vague, mais si l'on insiste l'aborigène

" montrera très exactement soit sur ses ongles, soit sur les articulations de ses doigts, ou
encore en donnant des coups de pieds sur le sol, combien de fois il aura à s'arrêter en cours
de route pour camper, parcourant des étapes raisonnables parcourues sans effort."49

En l'absence de tout concept objectif d'espace, je crois que l'on peut sans hésiter passer

par dessus bord la légende des "cartes" autraliennes, qui ne sont qu'un support graphique du

mythe ; à moins de jouer sur les mots, on ne peut appeler carte un dessin où l'on ne reconnaît

ni une quelconque orientation, ni la moindre échelle de distances, ni aucun codage

symbolique des éléments du paysage. Barbara Glowczewski dit bien que ces cartes sont

48
Elkin op.cit. p.276.
49
Id. p.274

265
"des sites géographiques […] reliés entre eux par des itinéraires de Rêves, ceci en vue
aérienne sous la forme de cartes symboliques mais qui ne se soucient que de ces
connexions au détriment des proportions et de l'orientation des sites les uns par rapport
aux autres"50

et elle ajoute que cela témoigne d'un "regard topologique". Cette référence à une branche

récente des mathématiques n'apporte rien, à mon avis, si ce n'est la remarque banale que

toutes les lignes continues allant d'un point A à un point B sont topologiquement équivalentes

; mais c'est bien la preuve que, si "regard topologique" il y a, il exclut par définition toute

possibilité de carte, sauf, encore une fois, à jouer sur les mots.

L'espace "qualitatif" du mode de pensée aborigène n'est par ailleurs que celui de

l'environnement immédiat. Spencer et Gillen51 ont noté la pauvreté ou même l'absence de

mythes aborigènes concernant le cosmos ; le soleil est toujours femelle, la lune mâle mais

certaines tribus n'ont même rien à raconter là-dessus. Seules quelques étoiles comme les

Pléïades sont l'objet d'attention. Chez les Aranda, le soleil est sorti de terre sous la forme

d'une femme, loin à l'est en un lieu désormais marqué d'une pierre; toutes les nuits, il y

retourne pour se relever le matin52. L'instrumentalisation des êtres spatiaux, au sens où ils

indiquent des directions objectives ou une mesure du temps, existe parallèlement mais semble

très peu développée ; de même il ne semble pas y avoir de modèle de l'univers, fait par

exemple d'une terre plate surmontée d'une voûte céleste. Le jour est une unité naturelle de

mesure du temps, et on mentionne des lunaisons, mais nul souci n'apparaît de mesurer les

lunaisons avec les jours, ou l'année avec l'un des deux. La littérature mentionne de temps en

temps une orientation de certaines activités, mais elle n'est rattachée à aucun épisode du

Temps du Rêve, ce qui fait que l'orientation est là comme une superfluité ; lorsque des dessins

sacrés représentent des sites, par exemple, leurs positions respectives "ne sont pas toujours

50
[Glowczewski, 1991 p.19]
51
[Spencer, 1904 chap.22]
52
Id.

266
respectées comme si ne comptait que la structure qui les lie et non le fait qu'ils seraient à l'est

ou à l'ouest, à droite ou à gauche les uns des autres …"53. Il n'empêche que certains rites

Warlpiri exigent une orientation du terrain cérémoniel, et que la course de certaines étoiles

scandent les étapes de la veillée54 ; même remarque chez les Aranda55 : un terrain cérémoniel

est orienté est-ouest, il est lui-même situé à l'ouest du campement, et les hommes et les

femmes évoluent respectivement à l'est et à l'ouest. Les directions existent donc, dans la

pratique et dans le langage, mais fort loin de la signification envahissante qu'elles prendront

dans des mythologies ultérieures. Pour qu'une véritable cosmologie existe dans le monde

primitif, avec les recherches mathématiques qu'elle implique (recherche d'un modèle formel,

recherches arithmétiques liées aux concordances du soleil et de la lune), il faut qu'elle soit

motivée par une mythologie et par des rites, comme en Amérique centrale ; le soleil, la lune,

le ciel, la terre doivent devenir des acteurs plus ou moins anthropomorphes d'une grande

épopée globale pour pouvoir servir de support à des découvertes de nature objective.

Examinons maintenant comment l'univers anthropomorphe mythique-rituel aborigène,

qui tend à étouffer toute géométrie indépendante, produit également l'effet contraire.

3- Protection du secret par la "géométrisation" des motifs, polysémie des signes et

polysignalisation des réalités : éléments favorables à une géométrie indépendante.

53
[Glowczewski, 1991 p.310]
54
[Glowczewski, 1989 p.320]
55
(Moisseeff 1995)

267
L'efficace du graphisme peut être un danger s'il tombe entre des mains peu sûres ou

inexpérimentées ; la protection par excellence, utilisée en Australie aborigène, consiste à

éviter la représentation figurative au profit de motifs abstraits faits de figures géométriques

simples : points, segments de droites, cercles isolés, cercles concentriques, rectangles,

losanges. Le phénomène est remarquable et il est explicitement reconnu par les intéressés ; un

informateur Yolngu de Morphy commente une peinture "géométrique" en disant que "si les

gens regardent cela ils croient que cela ne veut rien dire", et un autre, comparant une peinture

"abstraite" à une peinture figurative, dit de la première "on ne dirait pas qu'elle a plusieurs

sens, mais elle en a davantage que les autres"56. C'est ainsi que les motifs claniques, qui sont

les plus sacrés et perçus chez les Yolngu comme les "os" du clan (nous dirions la chair de la

chair du clan), sont des figures géométriques faites de losanges ; il arrive que les clans

apparentés, ou situés sur la même piste de Rêve, se donnent des motifs voisins faits des

mêmes figures, avec des proportions et des inclinaisons différentes mais apparemment bien

déterminées puisqu'elles sont parfaitement reconnues par les intéressés (figure IX-8).

Figure IX-8 : motifs de clans Yolngu apparentés. Dessin Anne Spanek, d'après (Morphy 1991).

Ces losanges, lourds de sens liés aux mythes d'origine, puisqu'ils peuvent être des cellules de

ruches, ou du feu, ou des eaux en crue, ou un dos de crocodile, sont perçus comme la

quintessence des êtres associées, ce qu'il y a de plus "intérieur" pour reprendre la terminologie

de Morphy.

56
Morphy, ouvrage cité p.191.

268
Il est particulièrement intéressant pour nous que la recherche d'une essence, autrement

dit de ce qu'il y a de plus "intérieur", ait conduit justement à la production des figures simples

de la géométrie, et pas à autre chose. Car c'est de la recherche d'un camouflage qu'il s'agit de

prime abord, et rien n'oblige à choisir précisément celui-là : on pourrait cacher le sens au

moyen de figurations trompeuses, ou au moyen de signes complètement déstructurés, ou

pourquoi pas d'entrelacs de tracés digités dits "macaronis" que l'on peut apercevoir en

Australie (grotte de Koonalda) comme sur les parois du vieux continent ; au contraire de cela,

la voie prise est celle de la production de ce qui deviendra éléments de géométrie. Il est

encore remarquable que, dans la pensée Yolngu tout au moins, le statut de ces éléments soit

principiel puisqu'en tant qu'"intérieur" le plus profond, ils sont au fondement de tout extérieur

et donc entre autres de toutes les sortes de graphismes. Nous voyons ici que derrière la raison

généalogique explicite évoquée précédemment, une raison géométrique pure implicite fait son

chemin silencieusement. Il ne faut pas cacher cependant que si nous pouvons décrire ce

phénomène de formalisation géométrique, et le placer avec précision dans l'architecture de la

pensée aborigène, il est encore difficile d'en rendre compte plus au fond : pourquoi choisir ce

camouflage là ? Doit-on en rechercher l'origine dans l'obsession du rythme caractéristique de

la pensée primitive, et dont la transposition graphique serait la recherche des symétries,

lesquelles amènent naturellement aux figures élémentaires ? Je propose cette hypothèse, en

conformité avec l'analyse des figures géométriques du Paléolithique supérieur européen57, en

conformité également avec la propension spontanée (décrite au paragraphe précédent) des

aborigènes à compléter leurs dessins par symétrie, ce qui contribue à en obscurcir le sens aux

yeux du profane.

Si la "géométrisation" du graphisme provient du camouflage du sens en ne gardant en

quelque sorte que des "éléments simples" du motif, son squelette auquel seul l'initié peut

57
Chapitre VIII.

269
donner une chair narrative, il en découle en retour que les éléments simples en question sont

au fondement de tout graphisme ; autrement dit, la formalisation recherchée va de pair avec

une explosion polysémique. Chez les Warlpiri, un simple tiret peut être : une lance non

plantée en terre, un bâton à fouir, un être humain ou un animal allongé, un chemin, un

propulseur, un bouclier, une fourmi, des dents (plusieurs tirets parallèles) etc., mais aussi

l'expression de mouvements : un trajet, un acteur en mouvement, un lancer de javelot, la

pluie, des bâtons à fouir en train de creuser … Un trait de courbure faible peut transcrire une

personne couchée, un rameau, un abri, une ligne d'arbres ou un bosquet ; avec une courbure

un peu plus forte, en forme de U, c'est un être assis. Une ligne de petits arcs est un acteur

dansant ou plusieurs personnes assises. Une figure fermée ovale est un propulseur, un

bouclier, une cuiller, un lit, un nuage, une personne couchée (ovale très allongé) ; le cercle est

un nid, un trou d'eau, un arbre, un fruit, une colline, un feu, un aliment cuisiné, un bâton de

combat debout, un œuf etc… Dans la catégorie dynamique, il montre un encerclement : deux

cercles concentriques peuvent représenter un feu (le cercle intérieur) et des femmes dansant

autour de lui (le cercle extérieur). On voit en passant que la polysémie est à double sens : si un

signe peut avoir plusieurs sens, inversement un même objet peut être représenté par plusieurs

signes, comme le propulseur ou la personne couchée par un tiret ou un ovale.

On n'en finirait pas d'énumérer les exemples même en se limitant à un seul groupe, et à

plus forte raison en prenant en compte l'ensemble de l'Australie aborigène, mais certains traits

généraux peuvent être soulignés. Dans les tribus du désert central, deux signes principaux

(cercles et traits) émergent pour cristalliser une bonne partie de de la signification, ce qui a

pour effet de rendre définitivement impossible toute perception immédiate du sens. La tribu

Warramunga58 exécute longuement, pour un certain rituel, des dessins sur le sol (figure IX-9)

58
Désert, géographiqument proche des Warlpiri.

270
composés exclusivement de cercles concentriques et de lignes ondulées dont les significations

sont les suivantes59 :

Dessin n° Significations des cercles Significations des lignes


(Lecture de haut en bas et sinueuses
de gauche à droite)
1 Puits, arbres. Peaux de serpent, tête de
serpent oscillant dans une
direction, puis dans une
autre.
2 Feu, source, arbre. Flammes.
3 Endroit où le serpent s'est Deux positions du corps du
arrêté. serpent qui regarde de-ci
de-là.
4 Buissons, endroit où le Serpent et trajet du serpent.
serpent rentre sous terre,
arbres.

59
[Spencer, 1904]

271
Figure IX-9 : dessins Warramunga. Dessin Anne Spanek, d'après (Spencer et Gillen 1904).

Dans le dessin n°4, les traces de pas sont celles d'un homme qui a suivi le serpent ; les deux

"cornes" qui surmontent une série de cercles concentriques sont ses bras levés avant de

frapper la tête du serpent pour qu'il rentre bien sous terre, et les deux traces côte à côte sont

celles de ses pieds pendant qu'il accomplit cette action. On remarquera, outre évidemment la

grande variété des significations d'une même figure, le caractère à la fois statique et

dynamique du dessin, puisque l'ondulation représente d'une part le serpent entier, avec la

queue à l'extrémité droite du trait, et la tête à l'extrémité gauche devant le trou où il doit

disparaître, et d'autre part le voyage de ce même serpent accompagné de l'homme qui laisse

ses traces de pas ; de plus, l'indifférence voulue vis à vis de la ressemblance conduit à dessiner

des éléments d'un même individu (ses deux pieds et ses bras levés) sans connexion et dans des

plans invraisemblables.

Si les traits parallèles, les lignes ondulées et les cercles concentriques sont plutôt le fait des

tribus du désert central, les zigzags, les rectangles et les losanges abondent à l'ouest du

272
continent et en Terre d'Arnhem. On peut voir des tableaux sur écorces composés uniquement

de rectangles contigus, eux-mêmes remplis de losanges ; suivant le mythe, les losanges

peuvent être des alvéoles de ruches, des dugongs ou des motifs claniques60. Les rectangles

peuvent représenter (éventuellement dans un même graphisme) : un bateau, une sèche, des

abris, des collines ou des dépressions etc.

La polysémie, qui a pour effet de détacher objectivement le schéma de son sens

mythique-rituel obligatoire, se complique encore si l'on tient compte des divers niveaux

d'interprétation d'une même œuvre : non seulement deux signes semblables, deux groupes de

cercles concentriques par exemple, peuvent avoir deux sens totalement différents au sein de la

même œuvre, mais par dessus le marché un signe donné à un endroit donné de cette œuvre

peut avoir à lui seul plusieurs sens. Cela peut venir d'une sorte de stratégie de camouflage, ou

d'"effeuillage" progressif des motifs dus à leur caractère sacré ; un "grand initié" aura accès à

un plus grand nombre de significations que des adolescents non initiés, et la "couche" de

significations possible exerce un rôle protecteur notamment vis à vis des étrangers :

"Les combinaisons de motifs permettent d'approfondir définitivement le sens d'un


tableau mais, dans l'explication qu'il fournit de son œuvre, l'artiste fait une distinction
entre ce qui peut-être révélé publiquement et ce qui doit être caché et s'en tient au
niveau d'interprétation approprié."61

Au niveau le plus profond, un schéma peut même représenter plusieurs rêves à la fois chez

les tribus du désert central.

Puisqu'un motif, puisqu'un élément graphique peut avoir un grand nombre de

significations, et qu'inversement un même être ou phénomène peut se symboliser suivant des

modes graphiques très variés, c'est que le sens en général, le contenu mythique-rituel se

détache objectivement, sinon subjectivement, de son instrument privilégié. La polysémie tend

60
[Caruana, 1994] Le dugong, ou vache marine, est un mammifère marin vivant dans l'océan indien.
61
Caruana, op.cit. p.99.

273
à faire des signes un monde à part, un monde d'auxilaires techniques indifférents au sens et

donc parfaitement compatibles avec leur laïcisation. Le phénomène existe, bien qu'il soit

secondaire dans l'activité autonome aborigène avant que leur peinture devienne une

marchandise convoitée dans le monde entier62. Par exemple les femmes Warlpiri racontent des

histoires mythiques ou réelles en les illustrant par des dessins sur le sol, hors de tout rituel.

Une action racontée est illustrée en même temps par des tracés sur le sol, et lorsqu'on change

de séquence on efface tout de la main et on produit un nouveau tableau ; le graphisme des

sand stories Warlpiri est fait à partir d'éléments simples peu nombreux, cercles, tirets, lignes

ondulées, arcs, combinés en arrangements standards63. Chaque constituant a un sens

particulier, non pas absolument, mais dans le contexte de chaque tableau : les constituants en

eux-mêmes sont polysémiques. La peinture sur paroi peut, elle aussi, être purement profane ;

en Terre d'Arnhem par exemple, chacun, semble-t-il, peut venir peindre à sa fantaisie sur

certaines parois où y laisser simplement sa "signature" par une main négative ; mais lorsque

l'auteur meurt, tout le monde part contempler sa peinture et se lamente, et à la fin on la

recouvre d'ocre rouge avant de placer une autre peinture au dessus64. Les "bâtons messages",

que l'on trouve en certains endroits du continent, n'ont aucun caractère sacré ; ils sont

recouverts de marques de toutes sortes, aides mémoires pour le porteur et lisibles seulement

par lui65. Layton66 mentionne un abri du Kimberley comportant des lignes verticales parallèles

gravées de 3 à 30 cm de longueur et qui représenteraient, d'après les aborigènes, un décompte

de nombre de jours de pluie ou de présence dans l'abri ; "les gens font toujours cela", disent-

ils. Le même genre d'interprétation vaudrait pour des bâtonnets peints dans un abri de terre

62
Depuis la fin des années 60 du XX° siècle d'après Morphy.
63
Munn, op.cit. p.59.
64
Layton, op.cit. p.75.
65
[Spencer, 1899]
66
Op.cit. p.145.

274
d'Arnhem, si l'on en croit le témoignage de colons : avant l'arrivée des blancs, affirment-ils,

les aborigènes notaient par ce moyen le nombre de lunes de présence à cet endroit67.

4- Conclusion : la logique du graphisme chasseur-cueilleur.

Né comme la forme la plus abstraite et sans doute la plus tardive de l'interaction entre

les deux mondes, la simplicité formelle de sa conception (deux espaces séparés par une

surface médiatisante) et la relative facilité de son exécution (comparée par exemple à la

sculpture, à la fabrication d'objets divers ou aux mutilations corporelles) ont fait du graphisme

le mode principal du rituel. Mais son efficacité redoutable exige la dissimulation, produite

explicitement (consciemment) en Australie aborigène par la formalisation des motifs les plus

importants, leur schématisation avec des combinaisons de figures élémentaires : points,

segments, cercles, losanges, rectangles. Le secret produit donc une géométrie implicite, et

même davantage que cela : une hiérarchisation de la production graphique dans laquelle les

éléments formels sont les plus "intérieurs" comme le disent les Yolngu de Terre d'Arnhem,

c'est-à-dire l'être profond, la source de tout graphisme. Là, la situation tend à se renverser

puisque les éléments "sources" sont justement les plus susceptibles de polysémie ; porteurs de

toute signification possible, ou du moins d'un grand nombre d'entre elles, ils n'en n'ont plus

aucune par eux-mêmes. C'est ainsi que la logique de leur statut sacré finit par en faire de

simples instruments neutres, bons à tout faire, et par conséquent rend possible leur utilisation

profane.

En contradiction avec la logique officielle et consciente du sens, de la charge

émotionnelle et de l'efficacité spirituelle et matérielle du graphisme, en opposition au carcan

de la "raison généalogique", nous voyons donc apparaître souterrainement, sans vocabulaire

67
Id. p.146.

275
spécifique, sans qu'elle affleure à la conscience, une logique formelle de la figure construite

d'éléments dépourvus de signification. Le chemin à parcourir est encore long avant que la

deuxième s'impose à la première et passe sur le devant de la scène.

-oOo-

276
ÉPILOGUE.

Nous avons vu naître, en observant dans un premier temps le travail réfléchi de la

pierre durant plus de deux millions d'années, un ensemble de réflexes cérébraux de nature

géométrique. Par la négation de sa forme naturelle, le galet initial est devenu en principe un

espace abstrait, contenant de formes imposées au moyen d'une structuration de cet espace ;

c'est d'abord une sorte de rythmique gestuelle qui commande, simple régularité (premiers

débitages d'éclats informes) ou symétrie (galets taillés et surtout bifaces), puis le geste

entièrement soumis à une structuration uniforme de l'espace en sous-espaces de dimension

deux et un, lieux de travail successifs (débitage systématique Levallois et laminaire) où l'on

produit finalement une grande variété de formes voulues. Mais curieusement, s'il y a bel et

bien sculpture, donc travail en dimension trois, les standards obtenus sont plans et linéaires,

ou du moins s'efforcent de l'être, donc de dimension deux ou un. Tout se passe en effet

comme si le travail de la pierre avait une finalité "historique" : créer une surface, espace de

dimension deux, pour que puisse s'exercer facilement la création de lignes, bords de l'outil.

Nous le constatons bien dans l'histoire des bifaces, qui se confond en partie avec la recherche

de l'amincissement et du caractère plan du pourtour ; nous le voyons également avec le

débitage systématique dont le principe est de créer des "tranches" avant le dessin final des

bords.

Les "évidences" géométriques qui en découlent : espace analysé suivant ses

dimensions, comparaison de grandeurs (symétrie), proportionnalité (formes standard), ne sont

que locales et lithiques. Elles ne sont de prime abord que des techniques systématiques, du

travail réfléchi mué en habitudes mentales ; tout porte à croire en particulier qu'aucun parler

ne s'y attache, j'ai dit pourquoi. S'il est parfaitement possible et même probable que le plaisir

se soit mêlé de l'affaire, poussant à produire des bifaces ou des feuilles solutréennes parce que

277
les formes en furent jugées belles, ce fut sans doute un pas vers l'indépendance de la forme,

mais sans être davantage qu'une conséquence inattendue de la fonction technique.

Avec l'apparition de la pensée mythique-rituelle de l'homme moderne au cours du

Paléolithique supérieur, les évidences changent complètement de nature. Une théorie des deux

mondes se forge, monde des pouvoirs et monde apparent, et de la grande variété des modes de

passage réciproques de l'un dans l'autre finit par émerger un authentique modèle géométrique

qui semble dominant dans les sociétés primitives : les deux mondes sont deux espaces séparés

par une surface, celle de la roche, lieu de passage et de contact grâce au geste rituel du

graphisme humain. Les créations qui en découlent laissent loin derrière, en nature et en

ampleur, tout ce qui fut produit par le travail de la pierre. La surface, obstinément recherchée

par l'amincissement des outils, c'est-à-dire par élimination de la troisième dimension, devient

un lieu existant au préalable où celle-ci, au contraire, doit s'intégrer par des techniques

diverses, du trompe-l'œil aux projections partielles ("perspective tordue") et complètes

("perspective étalée") ; le décor mobilier, quant à lui, explore toutes les symétries qui

structurent la surface de l'objet décoré, et de l'existence incontestable de ces symétries j'ai

déduit l'existence à mon avis tout aussi incontestable, dès les temps paléolithiques, des figures

de base : rectangles, cercles, segments de droites. On notera que, comme pour l'outillage

lithique, si l'on décèle bien l'apparition des figures géométriques classiques planes, on ne

constate rien du même ordre en dimension trois : pas de cube, pas de polyèdre en général, pas

de pyramide, pas de sphère1, il faudra attendre pour cela tard dans le Néolithique. Il existe

bien au Paléolithique supérieur une sculpture non utilitaire, mais elle ne dépasse pas la

représentation certes souvent schématisée, mais toujours reconnaissable des statuettes

féminines et animales.

1
Pour ce que les préhistoriens appellent polyèdres et sphéroïdes, voir le chapitre III.

278
Si la géométrisation est encore muette, si elle s'avance masquée dans la mesure où

aucun parler, ni a fortiori aucune étude spécifique ne s'y attache, puisqu'aucun mot ne désigne

ni les symétries qui pourtant dictent nettement leur loi, ni les figures pourtant omniprésentes,

et que l'apprentissage se fait par mimétisme, cela ne l'empêche pas de prendre un caractère

universel. Les figures échappent à leur pauvre existence de formes d'outils en se chargeant de

sens multiples et variables, et ceci d'autant plus qu'elles s'éloignent de la représentation

reconnaissable au profit de motifs géométriques abstraits. Si la représentation reconnaissable

peut être considérée comme particulière, puisqu'elle se réfère à un être bien déterminé, ses

éléments en revanche, points, lignes et surfaces, sont universels et fonctionnent comme de

vrais points, de vraies lignes et de vraies surfaces. Dans la représentation non reconnaissable

au contraire, le signe ou le motif géométrisé est d'emblée universel puisque s'il doit

obligatoirement faire sens, il peut accueillir à peu près tous les sens que l'on veut : universel

concret. Mais par là-même il n'a aucun sens propre, il acquiert de fait une existence à part de

toute signification : universel abstrait. La belle métaphore inventée par les Yolngu d'Australie,

selon laquelle la géométrisation des motifs conduit à l'"intérieur" des choses évoquées,

inaccessible au profane, exprime cela.

La géométrie a donc acquis une place centrale, hiérarchiquement élevée, par le biais

du graphisme rituel, avant toute signalisation spécifique, verbale ou écrite, avant toute

formulation consciente quelqu'elle soit. C'est un acquis datant de 10000 à 15000 ans au moins.

-oOo-

279
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