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HEINRICH VON KLEIST ET LA FRANCE.

RÉFLEXIONS AUTOUR DE
CONTRADICTIONS

Camille Jenn

Klincksieck | « Études Germaniques »

2012/1 n° 265 | pages 69 à 82


ISSN 0014-2115
ISBN 9782252038567
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Études Germaniques 67 (2012), 1 p. 69-82

Camille JENN*

Heinrich von Kleist et la France


Réflexions autour de contradictions

The article sets out and analyses Heinrich von Kleist’s difficult and traumatic
relationship with France in his writings and his biography. What one can observe is a
sort of oscillation between radical critique and the reactivation of French influences
on his work. Although political and historical events bring him to a pessimistic
view of History and he is deeply critical of Napoleon’s political and military action
in Germany and Prussia, one can detect – behind this layer of propaganda –
reminiscences of French influences in his writings (whether it be novels or dramas),
such as the structuring role of Rousseau and Helvetius in Kleist’s poetical motives.

Das Verhältnis Heinrich von Kleists zu Frankreich ist ambivalent, ja es ist in


vielerlei Hinsicht traumatisch gewesen. Dies soll ausgehend von biographischen
Annäherungen im Folgenden veranschaulicht werden. Des Weiteren untersucht
dieser Artikel die Manifestationen von Kleists « Frankophobie », insbesondere
im Spannungsfeld seines politischen Denkens und seiner agitatorisch schriftstel-
lerischen Tätigkeit. Hier wird gezeigt, dass Kleist trotz aller propagandistischen
Radikalität und trotz seiner durch und durch pessimistischen Ansicht der Welt und
der Geschichte weiterhin an den Idealen des 18. Jahrhunderts festhält. Schließlich
untersucht der Aufsatz, welche Spuren die französische Literatur und Philosophie
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des 17. und 18. Jahrhunderts in Kleists Ästhetik hinterlassen haben.

Dans l’ensemble de la production kleistienne, qui regroupe créa-


tion littéraire et écrits de circonstances, la France est traitée essentiel-
lement dans les deux derniers drames, dans La Bataille d’Hermann
(Les Romains de l’an 9 sont les Français de 1808) et, de manière
plus ténue, dans Le Prince de Hombourg (les Suédois de 1675, alliés
de Louis XIV, sont les Français de 1810). Les écrits politiques de
l’année 1809, certaines lettres satiriques, l’adaptation de la comédie de
Molière Amphitryon, le choix d’Haïti pour la nouvelle Les Fiançailles
à St. Domingue, des traductions du français pour son quotidien les
Berliner Abendblätter complètent le corpus d’écrits liés à la France et
témoignent d’une proximité avec l’actualité française, ainsi que d’une

* Camille JENN est Maître de Conférences à l’université de Reims (URCA), 25, avenue
Albert-Ier, F-94210 LA VARENNE-SAINT-HILAIRE ; courriel : jenngastal@gmail.com

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70 KLEIST ET LA FRANCE

excellente maîtrise de la langue française.1 La France, ses journaux, son


système d’information, son influence culturelle et son système institu-
tionnel sont aussi matière à exploitation pour le journaliste et rédac-
teur qu’est Kleist : mode, mœurs, justice, questions sociales, que Kleist
traitera en journaliste en 1810 dans son journal du soir Die Berliner
Abendblätter.2 Cependant, dans le contexte historique et politique de
l’époque, la France et Kleist semblent représenter deux pôles opposés,
inconciliables, ainsi que l’attestent la correspondance, dès 1801, puis
une partie de l’œuvre (les écrits patriotiques de 1808-1809). La biogra-
phie complète cette impression en même temps qu’elle fait apparaître
le problème de manière plus complexe. À trois reprises (en 1801, 1803,
1807), Kleist séjourne en France, dans des circonstances à chaque fois
plus extravagantes. En 1799 et 1800, il exprimait même le souhait de s’y
installer avec sa fiancée Wilhelmine von Zenge « pour y enseigner la
toute nouvelle philosophie allemande ».3 En 1800, le jeune Kleist, qui
vient de démissionner de l’armée frédéricienne, se définit à sa fiancée
Wilhelmine von Zenge comme « Weltbürger ».4
Sous l’aspect politique, c’est à partir de 1802 une relation d’opposi-
tion, de haine, de rejet ; d’autre part – et cela reste en partie à explorer
par la recherche –, sous l’aspect littéraire et philosophique, la France
sera source d’inspiration et alimentera la création kleistienne.
Partant des contradictions des éléments biographiques liés à la
France, il s’agira donc d’esquisser des pistes de réflexion qui permet-
tent de ne pas réduire cette relation à la lutte anti-napoléonienne et
à la francophobie de Kleist, même si cela demeure une question fon-
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damentale. Il y aurait donc une complexité de la relation à la France.
Cette complexité serait fondée sur la personnalité et le mode de créa-
tion même du poète : Kleist, semi-autodidacte et ancien officier prus-
sien, est en effet tiraillé entre des influences contradictoires ; son art et
sa création apparaissent comme une confrontation permanente avec
ces influences, idées et pensées rencontrées au cours d’une formation
parcellaire et sporadique, tout au long d’une vie au cours de laquelle
se succèdent les crises personnelles. Ce principe de confrontation et
de réinvestissement semble également pouvoir s’appliquer à certains

1. Les œuvres de Kleist sont citées dans l’édition suivante : Helmut Sembdner
(Hrsg.) : Heinrich von Kleist. Sämtliche Werke und Briefe. Zwei Bände, München : Carl
Hanser Verlag, 1993 (Band I : Gedichte, Dramen ; Band II : Erzählungen und Anekdoten,
Kleine Schriften, Briefe).
2. Heinrich von Kleist : Sämtliche Werke und Briefe. Zweiter Band, p. 262-291 et
p. 446-462.
3. Ibid., p. 587 : « ich könnte nach Paris gehen und die neueste Philosophie in dieses
neugierige Land verpflanzen ».
4. Ibid., p. 504, lettre à Wilhelmine von Zenge, début 1800 : « Auch noch ein Amt
steht mir offen, ein Amt, […] von dem freilich als Bürger des Staates nicht, wohl aber als
Weltbürger weiterschreiten kann – ich meine ein akademisches Amt. »

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aspects de la « rencontre » entre la création de Kleist et des bribes de la


philosophie française du XVIIIe siècle, que Kleist se serait appropriées.
Ce sera le dernier point de notre réflexion.

1. Kleist en France

En 1801, Kleist surmonte ce que la recherche, à tort ou à raison, a


nommé la « Crise kantienne » (« Kant-Krise »). La découverte de la phi-
losophie critique entraîne le jeune Kleist, alors en recherche de déter-
mination ou de non-détermination sociale, et qui a derrière lui l’acte
marginal autant que courageux de démission de l’arméee prussienne,
dans une interrogation existentielle sans fond : que puis-je connaître ?
Que dois-je faire, si je ne puis rien connaître avec certitude (c’est ainsi
que Kleist semble comprendre Kant), comment dois-je appréhender
une réalité qui m’est indéchiffrable et pourtant indispensable, enfin que
puis-je espérer de l’histoire et quels peuvent être mes choix ? L’angoisse
de la perte des certitudes atteint Kleist au cœur alors qu’il élaborait
depuis plusieurs mois un « plan de vie »5 , (« Lebensplan »), qui, avec un
rationalisme naïf, posait les jalons d’une existence menant assurément
au bonheur.6
C’est à la suite de ce bouleversement qui plonge Kleist dans un
mal-être physique et psychologique profond, qu’il exprime le besoin
de voyager :
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Liebe Wilhelmeine, laß mich reisen. Arbeiten kann ich nicht, das ist nicht
möglich, ich weiß nicht zu welchem Zwecke. Ich müßte, wenn ich zu
Hause bliebe, die Hände in den Schoß legen, und denken. So will ich
lieber spazieren gehen, und denken. Die Bewegung auf der Reise wird
mir zuträglicher sein, als dieses Brüten auf einem Flecke. Ist es eine Ver-

5. Kleist fait état de ce projet d’un « plan de vie » dans une série de lettres, en parti-
culier à l’intention d’Ulrike von Kleist : par ex., lettre de mai 1799 : Kleist (n. 1), Band II,
p. 489 : « So lange ein Mensch nicht im Stande ist, sich selbst einen Lebensplan zu bilden,
so lange ist und bleibt er unmündig, er stehe nun als Kind unter der Vormundschft seiner
Eltern oder als Mann unter der Vormundschaft des Schicksals. »
6. La recherche ne tarit pas à propos de l’analyse de cette « Kant-Krise ». Il est néan-
moins possible de distinguer deux tendances fondamentales : d’une part, celle qui conteste
la thèse de la lecture par Kleist des écrits de Kant et d’une possible influence de la philo-
sophie critique de Kant ; d’autre part, celle qui pose l’hypothèse d’une influence de Kant
sur Kleist, que ce soit de manière directe (Kleist aurait lu la Critique du Jugement), ou
indirecte (Kleist aurait lu un ouvrage de vulgarisation sur Kant). Dans le premier cas, se
reporter à : Ernst Cassirer (qui défend la thèse d’une influence de la philosophie fichtéenne
du Moi absolu) : Heinrich von Kleist und die Kantische Philosophie, Berlin 1919. Pour la
seconde hypothèse, se reporter à Ludwig Muth : Kleist und Kant. Versuch einer Interpreta-
tion, Köln 1954. Jochen Schmidt récapitule clairement les données du problème dans son
récent ouvrage : Jochen Schmidt : Heinrich von Kleist. Die Dramen und Erzählungen in
ihrer Epoche, Darmstadt : Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2003.

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72 KLEIST ET LA FRANCE

wirrung, so läßt sie sich vergüten, und schützt mich vor einer andern, die
vielleicht unwiderruflich wäre.7
La crise kantienne déclenche une réaction de fuite, devant lui-même
et devant les responsabilités sclérosantes que la société prussienne et
la vie sociale de la petite ville de Francfort sur l’Oder exigent d’un von
Kleist. Kleist se dirige vers la capitale européenne des sciences et des
techniques, avec la mission plus ou moins officielle d’en ramener des
connaissances techniques utiles à sa carrière au service de l’État prus-
sien. Mais il semble avoir à peine fréquenté les salons, les cours d’uni-
versité, ni n’avoir été en contact avec les personnalités scientifiques
en vue, telles que Laplace, Monge, Lalande : sa correspondance reste
très vague sur le sujet.8 À Paris, Kleist a peut-être simplement croisé
Wilhelm von Humboldt et a été en contact avec quelques officiels prus-
siens. Kleist semble partir à la recherche d’un « sens » en donnant Paris
comme but à son voyage, alors même que la crise kantienne vient de
lui faire découvrir la contingence. Or, il est remarquable que Kleist
confère à sa destination le caractère sinon d’un « impératif », du moins
d’un « non-choix » qui augure mal de sa rencontre avec la capitale fran-
çaise et induit une relation antagoniste :
Ach, Wilhelmine, wir dünken uns frei, und der Zufall führt uns allgewal-
tig an tausend feingesponnenen Fäden fort. Ich mußte also nun reisen, ich
mochte wollen oder nicht, und zwar nach Paris, ich mochte wollen oder
nicht.9
Sa correspondance parisienne, premier exercice littéraire, tou-
jours adressée à des femmes, s’inspire de Rousseau et de sa critique
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de la métropole. Les lettres reproduisent des stéréotypes littéraires de
l’époque : les mœurs corrompues des salons parisiens décrites dans La
nouvelle Héloïse, l’opposition entre nature et ville dans Werther, la des-
cription des rues de Paris par endroits calquée sur les Lettres persannes
de Montesquieu.
Mais ces descriptions révèlent avant tout un élément qui, quelques
mois plus tard, deviendra constitutif de l’esthétique de Kleist : insistant
sur l’inhumanité monstrueuse donc – dans le sillage de la Kulturkritik
rousseauiste – « immorale » qu’engendre la grande ville, Kleist veut cho-

7. Kleist (n. 1), p. 635, lettre du 22 mars 1801 à Wilhelmine.


8. Kleist (n. 1), Band II : p. 671, lettre du 21 juillet 1801 à Wilhelmine : « Ich habe hier
durch Humboldt und Lucchesini einige Bekanntschaften französischer Gelehrter gemacht,
auch schon einige Vorlesungen besucht – ach, Wilhelmine, die Menschen sprechen mir von
Alkalien und Säuren, indessen mir ein allgewaltiges Bedürfnis die Lippe trocknet –. »
9. Ibidem, p. 642, lettre du 9 avril 1801 à Wilhelmine von Zenge. Quelques mois aupa-
ravant, Kleist s’était livré dans sa correspondance à une critique du hasard, notion incom-
patible avec la représentation que se forge Kleist de lui-même : « Eine solche sklavische
Hingebung in die Launen des Tyrannen Schicksal, ist nun freilich eines freien, denkenden
Menschen höchst unwürdig. Ein freier, denkender Mensch bleibt da nicht stehen, wo der
Zufall ihn hinstößt. » (Kleist [n. 1], lettre de mai 1799 à Ulrike, p. 488).

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quer un monde prussien provincial étriqué (sa correspondante favorite


est alors Luise von Zenge, la jeune sœur de Wilhelmine)10 par la mise
en contraste d’une peinture où l’élément d’épouvante et de violence
joue un rôle déterminant. Les descriptions et anecdotes parisiennes de
Kleist vont ainsi au-delà des réminiscences et des stéréotypes :
Bei dem Friedensfest am 14. Juli stieg in der Nacht ein Ballon mit einem
eisernen Reifen in die Höhe, an welchem ein Feuerwerk befestigt war,
das in der Luft abbrennen, und dann den Ballon entzünden sollte. […]
Ein Menschenleben ist hier ein Ding, von welchem man 800 000 Exem-
plare hat – der Ballon stieg, der Reifen fiel, ein paar schlug er tot, weiter
war es nichts.11
Le séisme existentiel de la crise kantienne a aiguisé la sensibilité de
Kleist, sa réceptivité pour le hasard, la finitude de l’existence humaine.
Cette fascination pour le phénomène de la contingence historique
et pour sa manifestation à la violence primitive et destructrice sera
l’un des ingrédients des anecdotes composées pour le quotidien Die
Berliner Abendblätter dix ans plus tard. Cette fascination trouve une
première expression, épistolaire, à la limite de l’écriture littéraire, dans
le séjour de 1801 à Paris : « das stolze, ungezügelte, ungeheure Paris ».12
Le séjour de l’été et de l’automne 1801 concentre des clichés culturels,
qui, manifestation d’un pessimisme existentiel nouveau, permettront
eux-mêmes l’émergence d’une expression littéraire originale.
En 1803, autre crise, autre fuite, à nouveau vers Paris qui semble
cristalliser les frustrations du poète. Elle est le point d’aboutissement
de dix-huit mois de lutte pour l’achèvement de la tragédie Robert
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Guiskard. La quête acharnée par Kleist d’une forme tragique parfaite
en même temps que d’une intensité émotionelle extrême n’aboutit pas.
C’est une crise de l’ambition littéraire, de la création et de la frustration
sociale. Paris sera alors le lieu que choisit Kleist pour brûler son manus-
crit demeuré fragment. Puis il quitte la capitale française et se rend en
l’espace de douze jours à Saint-Omer, annonce à sa sœur sa décision
de mourir. La campagne de Bonaparte contre l’Angleterre devra en
être le théâtre, Kleist compte devenir membre de cette armée française
d’environ 100 000 hommes qui est alors stationnée aux alentours de
Boulogne :
Ich werde den schönen Tod der Schlachten sterben. Ich habe die Haupt-
stadt dieses Landes verlassen, ich bin an seine Nordküste gewandert, ich
werde französische Kriegsdienste nehmen, das Heer wird bald nach Eng-
land hinüber rudern, unser aller Verderben lauert über den Meeren, ich
frohlocke bei der Aussicht auf das unendlich-prächtige Grab.13

10. Ibid., p. 685, lettre du 16 août 1801 à la jeune sœur de Wilhelmine, Luise von Zenge.
11. Ibid., p. 686, lettre à Luise von Zenge.
12. Ibid., p. 660, lettre du 18 juillet 1801 à Karoline von Schlieben.
13. Ibid., lettre du 26 octobre 1803 à Ulrike, p. 737.

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74 KLEIST ET LA FRANCE

Kleist, arrêté par les autorités françaises et prussiennes, revient à


Paris puis se rend une seconde fois à Saint-Omer, dans la même inten-
tion.14 La France ne joue là aucun autre rôle que la séduction qu’offre
la situation de contradiction et, d’autre part, la possibilité d’une mort
au combat, que Kleist appelle de ses vœux.15 En outre, ce choix atteste
du pessimisme politique et historique de Kleist et est le symptôme
d’une crise de la création sans doute aussi importante que la « crise
kantienne ».
Le troisième épisode dans la biographie de Kleist, lié à la France,
semble être un « tour de passe-passe » du hasard,16 tel que le jeune
Kleist voulait le bannir de son plan de vie, en 1799. En janvier 1807,
Kleist, victime de la tension politique et diplomatique entre la Prusse,
en déroute et occupée, et la France, puissance d’occupation,17 est arrêté
par les autorités d’occupation françaises aux portes de Berlin, avec deux
amis. Accusé d’espionnage, il est aussitôt emmené prisonnier et détenu
en France, d’abord au fort de Joux, dans des conditions de détention
misérables, ensuite à Châlons, où il peut écrire et travailler.18 Le malen-
tendu se prolonge pendant six mois, Kleist n’est libéré qu’en juillet.19
À cause de sa détention, Kleist est coupé des événements politiques et
diplomatiques dramatiques qui trouvent leur aboutissement en Prusse
avec la Paix de Tilsitt (9 juillet 1809). Dans ses lettres à sa sœur – mais
on ne doit pas oublier que cette correspondance était soumise à la cen-
sure –, Kleist exprime çà et là son aversion profonde pour les Français
mais il écrit surtout quel paradoxe caractérise sa vie, dépendante des
aléas de l’Histoire ; alors qu’il voudrait être actif et en prise avec la
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réalité, l’époque, le temps, la France, le contraignent à la marginalité, à
l’isolement, et à présent à une longue captivité, comble de l’arbitraire :
Was sind dies für Zeiten. Sie haben mich immer in der Zurückgezogen-
heit meiner Lebensart für isoliert von der Welt gehalten, und doch ist
vielleicht niemand inniger damit verbunden als ich. Wie trostlos die Aus-
sicht, die uns eröffnet. […] Wo ist der Platz, den man jetzt in der Welt ein-

14. Se reporter à la biographie de Jens Bisky : Kleist. Eine Biographie, Berlin : Rowohlt,
2007, p. 205-207.
15. Kleist, de retour à Berlin, convoqué au cabinet du Roi, est sommé de s’expliquer. Il
relate l’entrevue dans la lettre du 24 juin 1804 à Ulrike (n. 1, p. 738) : « Jene Einschiffungs-
geschichte z. B. hätte gar keine politischen Motive gehabt, sie gehöre vor das Forum eines
Arztes weit eher, als des Kabinetts. »
16. Kleist utilise pour la première fois cette expression pour caractériser l’arbitraire
de sa situation personnelle soumise à la politique expansionniste de Bonaparte, lorque, en
1802, il envisage de s’intaller en Suisse (n. 1, Band II, p. 719) : « Mich erschreckt die bloße
Möglichkeit, statt eines Schweizer Bürgers durch einen Taschenspielerkunstgriff ein Fran-
zose zu werden. »
17. La Bataille d’Iéna et Auerstedt, le 14 octobre 1806, apporte aux troupes prus-
siennes une défaite historique : Christopher Clark : Histoire de la Prusse 1600-1947, Paris :
Perrin, 2006 (22009).
18. Kleist (n. 1), Bd II : lettres p. 776-788.
19. Jean Ruffet : Kleist en prison, Paris : L’Harmattan, 1991.

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zunehmen sich bestreben könnte, im Augenblicke, wo alles seinen Platz


in verwirrter Bewegung verwechselt ?20
C’est à nouveau une « rencontre » qui n’en est évidemment pas une,
qui montre Kleist victime d’un arbitraire historique qui a les traits de la
France napoléonienne.

2. Politique et idéologie : Kleist et la France

C’est la question centrale, qui semble à présent débarrassée du tabou


qui pesait sur elle jusque dans les années 1980 et fut largement débat-
tue dans la recherche kleistienne. L’évolution de la situation politique,
entre 1802, au moment où Kleist, depuis la Suisse, publie La Famille
Schroffenstein, et 1807, au moment où, arrivé à Dresde, il découvre les
critiques favorables à sa comédie Amphitryon21 est également cause
de l’évolution de ses positions politiques. Kleist donne alors dans un
nationalisme agressif en rupture avec la pensée cosmopolite et indi-
vidualiste des jeunes années. L’hostilité face à la France de Bonaparte
qui trouve une expression épistolaire dès 1800 puis une expression lit-
téraire, devenant démarche propagandiste et d’agitation en 1809, prend
sa source dans une considération critique double de la part de Kleist :
la première, à l’adresse du pouvoir monarchique prussien en place, la
seconde, à l’endroit de l’arbitraire d’une politique expansionniste qui
foule aux pieds une valeur chère à Kleist, celle du respect des peuples
et de la souveraineté des États.
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En novembre 1805, Kleist, observant les événements et la stratégie
de Napoléon, précise et durcit sa critique à l’égard de la ligne diploma-
tique du Roi et son attentisme. Ce faisant, Kleist dévoile un patriotisme
prussien offensif, qui est aussi et avant tout un attachement à ce que
l’on peut appeler une « nation-communauté » ; certains accents dans sa
correspondance annoncent La Bataille d’Hermann :
Wie kann man außerordentlichen Kräften mit einer so gemeinen und all-
täglichen Reaktion begegnen ? Warum hat der König nicht gleich […]
seine Stände zusammenberufen […] ? Wäre dies nicht die Gelegenheit
gewesen, ihnen zu erklären, daß es hier gar nicht um einen gemeinen
Krieg ankomme ? Es gelte Sein, oder Nichtsein […] Wenn er alle seine
goldnen und silbernen Geschirre hätte prägen lassen, seine Kammer-
herrn und seine Pferde abgeschafft hätte, seine ganze Familie ihm darin
gefolgt wäre, und er, nach diesem Beipiel, gefragt hätte, was die Nation
zu tun willens sei ? Ich weiß nicht, wie gut oder schlecht es ihm jetzt von
seinen silbernen Tellern schmecken mag.22

20. Kleist (n. 1) : Bd II, lettre de juin 1807 à Marie von Kleist, p. 782.
21. Kleist (n. 1) : Band I : Amphitryon, p. 245-320 ; La Famille Schroffenstein, p. 49-152.
22. Kleist (n. 1) : Bd II, lettre à Rühle, novembre 1805, p. 760-761.

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76 KLEIST ET LA FRANCE

Kleist s’inscrit dans un débat et se fait ici l’écho des critiques de


plus en plus directes à l’endroit de la politique attentiste de Frédéric
Guillaume III. Il appartient clairement au parti de la guerre. Entre 1807
et 1809, Kleist, de retour de captivité et installé à Dresde, pense trouver
un public pour ses œuvres et une carrière mi-littéraire, mi-politique.
En cela, il veut imiter, par exemple, la carrière de Heinrich Josef von
Collin, à qui il adresse sa Bataille d’Hermann, flattant celui-ci pour ses
Lieder Österreichischer Wehrmänner.23 La situation politique lui servi-
rait de tremplin pour un autre type de carrière littéraire, celle d’un lit-
térateur au service d’un État, l’Autriche. Mais Kleist exprime aussi une
autre préoccupation : si la France s’établissait en Prusse et en Autriche
comme partout ailleurs dans l’espace allemand, les conséquences en
seraient dramatiques à ses yeux car, non seulement la censure et le pou-
voir ne permettraient plus que l’on lise ou que l’on joue des œuvres en
langue allemande, mais ce serait alors un déclin littéraire et culturel de
toute l’Allemagne, dont témoigne d’ores et déjà selon lui la médiocrité
de la production littéraire et théâtrale contemporaine, elle-même liée
au contexte politique qui favorise cette médiocrité :
Ich habe die Penthesilea geendigt. […] Ob es, bei den Forderungen,
die das Publikum an die Bühne macht, gegeben werden wird, ist eine
Frage, die die Zeit entscheiden muß. Ich glaube es nicht, und wünsche es
auch nicht, so lange die Kräfte unsrer Schauspieler auf nichts geübt, als
Naturen, wie die Kotzebueschen und Ifflandschen sind, nachzuahmen.24
La France pourrait l’empêcher, lui, d’écrire, de publier, de vivre de
sa plume, de respirer quasiment. Or, sa critique blessante à l’égard de la
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production dramatique ambiante (Kotzebue, Iffland) illustre sa convic-
tion, Kleist maintient à cette époque une exigence poétique extrême,
l’achèvement de la tragédie Penthésilée en témoigne.
En 1809, la violente opposition qu’exprime Kleist à travers ses écrits
de propagande et son drame La Bataille d’Hermann à un envahisseur
étranger qui incarne l’arbitraire des valeurs morales et même, bientôt,
le Mal absolu, s’accompagne de l’affirmation de l’appartenance à une
communauté :
Eine Gemeinschaft gilt es, die den Leibniz und Gutenberg geboren hat ;
in welcher ein Guericke den Luftkreis zog, Tschirnhausen den Glanz
der Sonne lenkte und Kepler der Gestirne Bahn verzeichnete […]. Eine
Gemeinschaft mithin gilt es, die dem ganzen Menschengeschlecht ange-
hört […]25

23. Littérateur et secrétaire à la Cour de Vienne, Collin fait paraître ses Chants patrio-
tiques en 1809 et entretient des relations privilégiées avec le Burgtheater. Kleist le flatte
dans sa lettre du 20 avril 1809, dans l’espoir d’une publication de son drame patriotique et
d’une ouverture pour sa carrière littéraire (Kleist, n.1, Bd II, p. 824).
24. Kleist (n. 1), Bd II, lettre de l’automne 1807 à Marie von Kleist, p. 796.
25. Ibidem, p. 379.

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ÉTUDES GERMANIQUES, JANVIER-MARS 2012 77

Cette communauté se définit par opposition à un fait scandaleux,


celui de l’impérialisme et de la colonisation d’un peuple par un autre.26
C’est sur ce fait que Kleist fonde l’antagonisme entre esprit allemand et
arrogance française qui fera le lit de la francophobie ambiante au long
du XIXe siècle. En 1808 à Dresde, il est en contact avec les cercles patrio-
tiques mûs par un sentiment national émergent et une pensée politique
conservatrice : c’est le cas, par exemple d’Adam Müller, théoricien du
Romantisme politique, futur associé de Kleist. D’autre part, l’analyse
critique de Kleist à l’égard de la monarchie et de la politique de Frédéric
Guillaume III, son patriotisme, se situent dans le sillage de la réflexion
réformatrice d’hommes d’État prussiens tels que Stein, Hardenberg,
Scharnhorst, Gneisenau, Altenstein avec lesquels Kleist aura eu, pour
certains d’entre eux, des contacts pas toujours positifs.27 Pour donner
une chance au processus de libération nationale (prussienne), les réfor-
mateurs enclenchent une réflexion et des réformes structurelles de l’État
prussien qui puissent moderniser celui-ci, en partie sur le modèle fran-
çais, et faire naître un sentiment d’appartenance nationale auprès des
populations, faire émerger un sentiment patriotique qui aura fait défaut
en 1806. C’est une réflexion fondamentale, dont Kleist suit avec atten-
tion les étapes, et à laquelle il entend contribuer par La Bataille d’Her-
mann. Le drame patriotique de 1809, qui ne pourra alors être publié,
est une sorte de mise en application dramatique exacerbée de straté-
gies de résistance et d’actions clandestines débattues à l’époque dans
ces cercles, en même temps qu’un condensé de xénophobie, de haine
anti-française. Mais il n’y a pas que cela dans La Bataille d’Hermann :
certaines parties du texte dévoilent un attachement aux valeurs héritées
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des Lumières et en cela dénotent une profonde déception de Kleist vis-
à-vis de la France de Napoléon. L’assujettissement du peuple allemand
justifie dans le drame patriotique l’élimination d’un ennemi qui ne res-
pecte pas des règles que lui-même a présentées comme universelles :
HERMANN (à Septimius) : Du weißt was Recht ist, verfluchter Bube,/
Und kamst nach Deutschland, unbeleidigt,/ Um uns zu unterdrücken ?/
Nehmt ein Keule doppelten Gewichts/ Und schlagt ihn tot !28
C’est une thèse que soutient également Wolfgang Wittkowski, qui
voit dans Kleist et précisément dans La Bataille D’Hermann et donc
dans la figure d’Hermann, l’ardent défenseur des valeurs des Lumières :

26. Kleist (n. 1), Bd I : Die Hermannsschlacht, I/3, p. 544, Hermann : « Wenn sich der
Barden Lied erfüllt,/ Und, unter einem Königsszepter,/ Jemals die ganze Menscheit sich
vereint,/ So läßt, daß es ein Deutscher führt, sich denken,/ Ein Britt’, ein Gallier, oder wer
ihr wollt ;/ Doch nimmer jener Latier, beim Himmel !/ Der keine andre Volksnatur/ Ver-
stehn kann und ehren, als nur seine. »
27. Se reporter à la correspondance de l’hiver puis du printemps 1811, à l’intention
du Chancelier Hardenberg, à propos de la censure du quotidien les Berliner Abendblät-
ter : 3 décembre 1810, 22 février 1811, 10 mars 1811, 6 juin 1811 : Kleist (n. 1), Band II :
p. 844-869.
28. Kleist (n. 1), Bd I : Die Hermannsschlacht, V/13, vers 2216-2220, p. 612.

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78 KLEIST ET LA FRANCE

Weltbürgerlicher, antinationalistischer geht es nicht. […] Bei Kleist und


Hermann aber dient die Schaffung eines Nationalstaats […] als erziehe-
risches Mittel zu dem Zweck, dem Selbstzweck, Humanität und damit
eine bessere Gesellschaft zu schaffen und zu schützen.29
Il y aurait donc une cohérence dans les prises de position politiques
de Kleist, qu’on ne saurait confondre avec celles d’un Adam Müller,
et qui seraient fondées sur des convictions d’ordre philosophique et
éthique. La déception face à une pensée des Lumières, en partie repré-
sentée par la France, serait ainsi l’explication du déchaînement de
violence de l’appel à la destruction totale de « l’autre », qui constitue
cependant bel et bien la basse continue des écrits patriotiques de Kleist.
Cette violence paroxystique, dont l’analyse ici serait hors de propos,
constitue par ailleurs, un élément fondamental de la création littéraire
et dramatique kleistienne.
Kleist demeure ainsi poète : il radiographie les contradictions (et les
atrocités) inhérentes à ces types de guerres modernes, celle de l’invasion
napoléonienne et des stratégies nouvelles qui y sont utilisées, et celle,
du type de la guerilla, du soulèvement insurrectionnel, pour lequel le
caractère inique de la situation justifie tous les types d’action, où « la
fin justifie les moyens ». Napoléon détruit l’utopie de la cohabitation
harmonieuse « d’États-culture » et fait la démonstration cynique de
l’invalidité de la morale, qu’elle soit d’État ou individuelle.30

3. Kleist et la France : influences littéraires


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La question de l’attachement aux valeurs des Lumières conduit à
évoquer la relation de Kleist à la France sous l’angle d’une possible
proximité philosophique et littéraire. Il s’agit d’indiquer des directions
éventuelles de recherche et de suggérer que la France ne fut pas pour
Kleist uniquement le lieu de projection d’une haine exacerbée mais
aussi un terreau pour sa création littéraire.
L’environnement culturel joue un rôle déterminant : ce sont les
Lumières berlinoises. Elles sont elles-mêmes influencées par les

29. Wolfgang Wittkowski : Nationalismus oder für eine bessere Gesellschaft ? Goethe,
Schiller, Kleist, Oldenburg 1995, p. 26-27.
30. Barbara Vinken, dans son récent ouvrage, à caractère quasi pamphlétaire, consacré
à La Bataille d’Hermann de Kleist, tire des conclusions beaucoup plus radicales à propos
des positions politiques et métaphysiques de Kleist et de sa vision profondément pessi-
miste de l’Histoire : « Kleist zeigt mit seiner Hermannsschlacht, dass in den Adern der
Germanen nur römisches Blut fließt […]. Römer und Germanen, Deutsche und Franzo-
sen sind trotz der nationalistischen Stereotypen seiner Zeit nicht grundsätzlich verschie-
den, sondern schlicht dieselben, brüderlich entzweit in der Geschichte ein und derselben
Gewalt. » : Barbara Vinken : Bestien. Kleist und die Deutschen, Berlin : Merve Verlag, 2011,
p. 42 et 46.

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ÉTUDES GERMANIQUES, JANVIER-MARS 2012 79

Lumières françaises, entre autres en raison du culte de la Raison et


de la tolérance que maintint Frédéric II par son contact avec Voltaire.
L’héritage intellectuel en est encore palpable au tout début du XIXe siècle,
au moment où cohabitent en Prusse et à Berlin des influences de la
pensée des Lumières et du programme des premiers Romantiques. La
Berliner Akademie der Wissenschaften se trouve sous influence fran-
çaise ; la Berlinische Monatsschrift, organe de l’Aufklärung, publiée par
Nicolai, est encore très présente dans la vie publique.31 C’est à Berlin et
dans une institution huguenotte, celle des frères Catel, que Kleist aura
sans doute découvert Voltaire, Rousseau et Helvétius. Mais les inter-
rogations demeurent nombreuses car si Kleist cite ces noms çà et là,
en aucun endroit de son œuvre il ne fait de référence explicite ou ne
prend position par rapport à l’un ou l’autre de ces penseurs. Il n’em-
pêche : certains chercheurs, Christian Moser par exemple, ont examiné
de façon systématique la proximité littéraire et anthropologique entre
Kleist et Rousseau ou plus exactement la manière dont Kleist dans son
œuvre prolonge la pensée de Rousseau par une mise en perspective
critique.32
Le postulat de l’état de nature permet à Rousseau de démasquer
l’histoire de l’humanité comme une fausse voie ; l’homme, comme être
déterminé historiquement, est voué à l’erreur. D’autre part, la vérité
accessible à l’homme est la vérité morale, il se l’impose à lui-même,
se définissant par là comme être moral. Kleist mettra à l’épreuve les
conclusions qu’il tire de sa lecture de Rousseau, par la mise en doute
d’une possiblité de résolution des contradictions humaines dans l’édu-
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cation morale, de la possibilité de l’harmonie entre aspirations indivi-
duelles profondes et devoir moral.
Claude Adrien Helvétius, au demeurant opposé à Rousseau, pour-
rait aussi avoir influencé la démarche créatrice de Kleist. Le philo-
sophe matérialiste français fonde une science morale de l’homme
qui ne repose pas sur la théologie mais sur le problème du bonheur
de l’homme dans la société, l’homme étant « un être historiquement
produit et non créé », et « la sensibilité physique ou « intérêt » étant
« la cheville ouvrière », le ressort, la motivation unique de toute action
humaine.33 Helvétius s’oppose donc à la thèse rousseauiste de la bonté
originelle de l’homme, également du caractère inné des sentiments de
justice, de vertu, d’équité ; il n’y a donc pas de Bien ni de Mal en soi,
le Bien devient tel lorsqu’il y a accord avec le Bien public. Helvétius
établit ainsi le principe d’utilité publique et remplace le sentiment indi-

31. Gérard Laudin (dir.) : Berlin 1700-1929. Sociabilités et espace urbain, Paris :
L’Harmattan, 2009.
32. Christian Moser : Verfehlte Gefühle. Wissen, Begehren, Darstellen bei Kleist und
Rousseau, Würzburg : Königshausen und Neumann, 1993.
33. Sophie Audinière : Matérialistes français du XVIIIe siècle, Paris : Perrin, 2006, p. 105.

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80 KLEIST ET LA FRANCE

viduel inné de la vertu par la notion « d’intérêt noble ». L’autre consé-


quence de ce système en est que, mû par le seul intérêt égoïste, l’homme
ne voit de la réalité que ce qu’il veut.34
On devine les liens possibles avec les préoccupations philoso-
phiques-existentielles de Kleist et leur traitement dans son œuvre
littéraire, en particulier dans les nouvelles, dans lesquelles Kleist se
comporte en quelque sorte en « moraliste-stratège », jouant avec les
positions du narrateur. Partout Kleist semble vouloir expérimenter ou
mettre à l’épreuve par la narration ou dans la narration les théories
d’Helvétius ou de Rousseau, créant une sorte d’anthropologie critique
négative.
Dans La Marquise d’O…, l’intérêt (égoïste, celui des « forts », des
hommes, père, amant) ne motive-t-il pas le ralliement contraint à une
morale conventionnelle normative, aux lois sociales qui régissent le fonc-
tionnement de la société civile ? Dans L’Enfant trouvé, l’identité histo-
rique de l’individu est niée, il n’existe qu’un type de « réalité », celle d’un
substitut d’identité (Nicolo, qui est le substitut de Paolo puis de Colino,
d’autre part la quasi-inexistence d’Elvire). Les personnages sont soumis
(c’est-à-dire qu’ils se soumettent ou ne se soumettent pas) à des codes
moraux qui ignorent leur désir (« Begehren »), leur identité profonde.
Quel est le ressort de tels codes, sinon « l’intérêt général » d’une société
bourgeoise et conservatrice, ou celui, particulier, d’un Piachi manipula-
teur ? En tout état de cause, l’éducation à ce que doit être le compor-
tement social et moral mène à la catastrophe, à la destruction de l’autre
et de soi. La nouvelle Michael Kohlhaas met en son centre, entre autres,
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les problèmes et le choc de l’intérêt individuel (qui pourtant s’inscrit à
l’origine dans les lois définies par et pour la communauté) et de l’intérêt
de cette communauté. Le bonheur individuel, la vie de l’individu, ses
revendications mêmes et son aspiration à la justice et au bonheur ne
sauraient se situer en-dehors des règles de la communauté, admoneste
Luther dans la nouvelle. Ainsi le principe d’utilité publique, « l’intérêt
noble », peut-il se révéler inique dans son traitement de (justes) reven-
dications individuelles. L’individu et le personnage kleistien, en voulant
faire exister leur « intérêt », entrent dans un processus « d’anticipation »
de leur destin, le plus souvent voué à l’échec.
En-dehors d’Helvétius et de Rousseau, la recherche kleistienne est
tentée de reconnaître des parentés entre Voltaire et Kleist, Diderot et
Kleist. La représentation kleistienne du fanatisme religieux, de l’into-

34. Considérant les conséquences induites par la pensée matérialiste d’Helvétius, on


pourrait même aller à s’interroger sur le rôle que la lecture de ce philosophe a pu jouer
dans le désespoir de Kleist en 1801, accentuant la perte des repères métaphysiques et ren-
forçant l’impression d’arbitraire : dans quelle mesure les lectures berlinoises de jeunesse
n’ont-elles pas préparé le terrain au criticisme radical qui prévaut dans l’ensemble de
l’œuvre de Kleist ?

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ÉTUDES GERMANIQUES, JANVIER-MARS 2012 81

lérance et de la bigotterie catholique sont en effet l’objet de plusieurs


nouvelles, Le Tremblement de terre au Chili, La Sainte Cécile, L’Enfant
trouvé.35 Dans Michael Kohlhaas, il est également possible de lire
une critique du droit et des perversions de l’Ancien Régime, dans La
Cruche cassée, sa satire. En particulier Le Tremblement de terre au Chili
contient des références précises à la description que Voltaire livra du
tremblement de terre de Lisbonne dans Candide. Mais là où Voltaire
remet en cause la conception contemporaine de la théodicée, Kleist
semble radicaliser le facteur religieux pour en faire le révélateur des
passions destructrices propres à l’homme social. De Diderot, Kleist
pourrait avoir connu l’essai Le Paradoxe du comédien qui, comme l’es-
sai kleistien Sur le Théâtre de Marionnettes, traite des questions de la
grâce et de l’affectation et, surtout, Kleist pourrait avoir apprécié et
assimilé pour son art le mélange de dialogue et de conversation subtile-
ment ironique pratiqué par l’auteur du Neveu de Rameau.
Outre cette possible influence du XVIIIe siècle français, on peut évo-
quer la fascination de Kleist pour la perfection de la forme, la finesse
de la langue de la littérature et du théâtre classiques français : Kleist
admire ainsi Phèdre et s’intéresse au travail de traduction de son ami
Rühle von Lilienstern, ce travail de traduction de la langue de Racine
permettant l’affinement de l’écriture poétique :
Er [Rühle] kann, wie ein echter Redekünstler, sagen was er will, ja er hat
die ganze Finesse, die den Dichter ausmacht, und kann auch das sagen,
was er nicht sagt.36
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Dans son adaptation de l’Amphitryon de Molière, commencée en
1803, Kleist aura voulu, par-delà l’exercice, dépasser l’intention du
théâtre de Molière avec deux préoccupations : il y a tout d’abord chez
lui une intention patriotique, de confrontation au modèle esthétique
d’un pays à la domination (culturelle, politique) écrasante. L’adaptation
de l’œuvre de Molière repose à l’origine sur le projet commun à Kleist
et à Johann Daniel Falk en 1803, d’œuvrer à l’élaboration d’une comé-
die (« Lustspiel ») proprement allemande.37 La démarche s’inscrit alors
dans une logique de confrontation avec le classicisme français. Mais
Kleist semble aussi vouloir rechercher par ce travail de récriture le
dépassement esthétique d’un modèle classique, pour une interrogation
de type anthropologique. Ce qui intéresserait Kleist chez Molière, ne
serait-ce pas cette finesse de la langue pour l’exposé, la dissection d’une
problématique dont Kleist perçoit la modernité potentiellement bou-

35. Jochen Schmidt : Heinrich von Kleist, Studien zu seiner poetischen Verfahrensweise,
Tübingen : Niemeyer, 1974.
36. Kleist (n. 1), Bd II : lettre à Pfuel, juillet 1805, p. 757.
37. Kleist (n. 1), Band I, on trouve cette précision de Sembdner, dans une note à la
page 928 : Kleist et Falk auraient travaillé à la création de « la future comédie allemande » :
« das künftige Lustspiel der Deutschen ».

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82 KLEIST ET LA FRANCE

leversante, et qu’il entend transcender par sa libre adaptation ? « Dire


aussi, ce qui n’est pas dit » : telle est la mission du poète, et c’est le prin-
cipe poétique que Kleist applique au personnage d’Alkmene dans la
pièce. Kleist utilise ainsi la clarté de la langue et l’équilibre de la struc-
ture dramatique propres à Molière pour faire apparaître des questions
qui lui sont chères : l’absolu du sentiment intérieur face à la « fragilité
du monde »,38 la mise en danger de l’intégrité individuelle, le leitmotiv
du « Ach »,39 de l’incommunicable et de l’indicible.
La création kleistienne, et en cela Kleist se démarque de tous ses
contemporains, est faite de contradictions croisées, d’appropriations
variées et aussitôt réinvesties, la relation à la France en fournit une
illustration. Le chercheur ne saurait réduire celle-ci à la noirceur qui
émane des écrits des années 1808 et 1809, ni le lecteur/spectateur se
contenter d’un premier degré de lecture. En revanche, on ne saurait
faire abstraction de la souffrance et du désespoir de Kleist à Berlin
en 1811 ; la France, celle de l’occupation de la Prusse, cause aux yeux
du poète, de l’anéantissement de tout projet littéraire personnel, de la
perte des repères et de la fuite des amis hors de Berlin, de l’humilia-
tion de celui qui se sent profondément patriote prussien, n’y est pas
étrangère ; le 24 octobre 1806 déjà, Kleist, sous le choc de la défaîte
prussienne, écrivait à sa sœur Ulrike :
Wie schrecklich sind diese Zeiten ! […] Mein Nervensystem ist zerstört.
[…] Wir sind die unterjochten Völker der Römer. […] Es ist auf eine Aus-
plünderung von Europa abgesehen, um Frankreich reich zu machen.40
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La situation politique, l’absence totale de perspectives ont joué un
rôle dans le suicide de celui auquel nous rendons hommage en France,
200 ans après ce qu’il considérait comme un acte libre et réfléchi.

38. Par exemple, La Marquise d’O…, dans : Kleist (note 1), Band II, p. 143 : « um der
gebrechlichen Einrichtung der Welt willen ».
39. Kleist (n. 1), Band I : Amphitryon, ein Lustspiel nach Molière, III, 2, p. 320, vers 2361.
C’est le dernier mot – l’ultime réplique – de la pièce.
40. Kleist (n. 1), Band II (correspondance), p. 770.

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