Vous êtes sur la page 1sur 4

À quoi sert le concept de race ?

Par Alain Policar

Politiste

Les récents propos de Frédérique Vidal autour de la prétendue dissémination de « l’islamo-


gauchisme » dans les universités ont explicitement et nommément visé les recherches utilisant
le concept de race. À rebours du déploiement d’un débat stérile dans l’arène politique mettant
gravement en danger les libertés académiques, il est plus intéressant de discuter – en
scientifique – la généalogie du concept de race comme outil analytique.

De nombreux chercheurs pensent souhaitable de recourir au concept de race [1] en tant


qu’outil stratégique permettant la dénonciation et la réparation des inégalités. Ils défendent
une conception oscillant entre le social et le biologique, laquelle accorde une grande
importance aux nouvelles données de la génétique. Nous voudrions ici analyser les raisons et
les implications de ce « retour » à des thématiques que l’on pouvait croire, depuis le milieu du
XXe siècle, totalement décrédibilisées. Dans un second temps, nous montrerons que
l’inexistence biologique des races ne conduit pas à nier leur réalité socio-politique.

Retour de la race ?
En réalité, il n’y a jamais vraiment eu abandon de la notion de race en tant que telle en
biologie et en médecine. La véritable question est de savoir si elle a connu, en privilégiant,
dans les années 1970-1980, une approche populationnelle, une transformation substantielle.
Penchons-nous un instant sur le monumental (795 pages) Traité du vivant (1982) d’un des
principaux théoriciens français de la génétique des populations, Jacques Ruffié. Le chapitre
XIV, intitulé « Espèces, races et populations », est significatif d’une réelle difficulté à
s’affranchir du vocabulaire de la race. Tout en affirmant que les « races sont des artefacts
biologiques » (p. 395) et donc « la valeur très relative de ce concept » (p. 396), il ajoute :
« Une race est formée par des populations qui présentent entre elles des échanges géniques
plus massifs qu’avec les populations des autres groupes raciaux (je souligne) » (p. 396). Un
peu plus bas, il évoque « l’avenir d’une race » : tout en concédant qu’il est celui des
populations qui la composent, et en faisant de la race « une phase biologiquement instable »
(p. 397), il n’hésite pas à envisager qu’elle puisse évoluer vers la spéciation (ou, au contraire,
se refondre dans la masse de l’espèce). On voit bien que, même si le concept de race est
« imprécis et de faible utilité », Ruffié n’y renonce pas vraiment. La substitution de
population à race apparaît donc comme un tour de passe-passe. Dès l’instant où les
recherches en génétique (notamment sur la distribution des haplogroupes [2]) recourent au
concept de population dans le sens qu’avait celui de race au moment où sa réalité naturelle
n’était pas discutée, il est difficile de parler d’un modèle radicalement nouveau. Quel sens
peuvent en effet revêtir les recherches qui théorisent l’inscription de la « race » dans
l’épigénome, sinon montrer la persistance, malgré l’importance de l’environnement, des
marqueurs biologiques ?

Et c’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’utilisation dans la médecine américaine
de la « race » (avec le sexe et l’âge) dans la typologie des patients. Certaines maladies sont
racialisées (diabète type 2, drépanocytose, cancer et même schizophrénie) afin de mieux les
soigner. L’exemple le plus célèbre est celui du BiDil, médicament destiné spécifiquement aux
Afro-Américains pour traiter l’insuffisance cardiaque. Cette approche connaît un moment
marquant avec la publication, le 8 janvier 2015, d’un article de la Genetics Society of
America. Ce travail étudie l’ascendance génétique de 5 269 Afro-Américains, 8 663 Latinos,
147 789 Américains européens (sur la base de l’auto-déclaration) et en déduit que l’héritage
des interactions historiques dont les États-Unis furent le théâtre est visible dans l’ascendance
génétique des Américains d’aujourd’hui, ce qui permet aux auteurs de définir des profils
génétiques-ethniques distincts. Ainsi, sans pour autant explicitement affirmer l’existence de
« races » biologiques, la répartition des gènes doit permettre à chacun de savoir d’où il vient,
ce qui équivaut à légitimer le savoir génétique (la sénatrice américaine Elizabeth Warren a cru
bon de réaliser un test ADN pour prouver ses origines amérindiennes) : il s’agit avant tout de
répondre au besoin de connaître ses « racines », de trouver son « soi authentique »,
phénomène aisément observable aux États-Unis depuis les années 1970-1980 et qui revêt en
France une importance grandissante, au moins depuis les années 2000.

Par cette hypostasie biologique, la « race » redevient une catégorie d’analyse du vivant
humain, soit, dans le vocabulaire de John Stuart Mill, un genre réel, lequel est caractérisé par
de fortes ressemblances indépendamment de marqueurs visibles tels que la couleur de la peau.
Cette position naturaliste [3] considère qu’il est fondé de diviser l’espèce humaine en un petit
nombre de groupes sur la base de propriétés naturelles (le plus souvent, nous l’avons vu,
d’ordre génétique). Si les intentions sont louables, puisqu’il s’agit d’améliorer la
thérapeutique, cet objectif vertueux se heurte à des limites décisives, lesquelles tiennent à
l’inextricable imbrication du génétique et du social. L’épigénétique en effet remet largement
en question le déterminisme génétique. Comme le note Magali Bessone, « l’épigénome
renvoie à la manière dont un génome par ailleurs relativement fixe est “lu”, c’est-à-dire à la
manière dont les protéines produites sont exprimées dans le temps et l’espace ». Elle ajoute :
« Les clefs interprétatives des gènes sont potentiellement modifiées par l’environnement d’un
individu (environnements toxicologique, nutritionnel, climatique, politique, etc. ). »
Autrement dit, l’histoire influe sur les taux d’expression et d’interaction des gènes et, par
conséquent, ce que l’on transmet aux générations suivantes, « ce n’est pas seulement le
matériel génétique mais c’est aussi une clé de lecture de ce matériel génétique ».
L’épigénétique est donc « l’introduction du social dans le naturel ». Il est, par conséquent,
infondé de recourir à l’ascendance biogéographique pour dégager une supposée réalité
biologique de la « race ». Ce « paradigme sociogénomique » (selon l’expression de Catherine
Bliss), qui se fonde sur l’existence de populations ancestrales homogènes et clairement
délimitées, ne pourrait être pertinent que si nous pouvions avoir accès à ces populations
ancestrales. Vouloir, par la connaissance du génome, décoder la « race » pour plus de justice
sociale, c’est poursuivre une chimère.

Identités raciales
En outre, ce « racialisme antiraciste » se heurte à la question de la nomination et de la
délimitation des populations étudiées. On connaît le rôle des anthropologues dans
l’assignation des individus à des groupes auxquels on donne des noms. Et nous savons aussi
que ces groupes ont des limites floues et qu’il y a autant de diversité à l’intérieur d’un groupe
qu’entre la moyenne de deux groupes. Faut-il alors en déduire que les « races » n’existent pas
et adopter, à l’instar de Kwame Anthony Appiah, qui les compare aux sorcières, une approche
dite éliminativiste ?

En réalité, la position d’Appiah ne nous semble pas incompatible avec l’approche


constructiviste, telle que celle défendue par Sally Haslanger pour qui les « races » sont
comparables aux rois : on a longtemps pensé que ces derniers étaient de droit divin, on sait
désormais que leur pouvoir dérivait de coutumes et de normes socialement construites. Mais,
bien que socialement construite, la domination de « race » n’en demeure pas moins réelle. Et
elle s’exerce parce que la différence observable est en définitive naturalisée : les individus
sont enfermés dans des appartenances dont ils ne peuvent s’émanciper. C’est bien ainsi qu’il
faut interpréter le point de vue d’Appiah. Ce dernier d’ailleurs n’adhère à l’éliminativisme
que sémantiquement : parler de « races [4] » entretient le racisme, et l’on ne saurait lui donner
tort en songeant aux connotations essentialistes du terme, telles qu’elles étaient défendues par
les naturalistes d’autrefois pour qui l’appartenance à une race renvoyait à un ensemble de
caractéristiques psychologiques et morales.

Mais Appiah reconnaît des identités raciales, lesquelles sont évidemment le produit de
l’assignation subie. Et, écrit-il, il est crucial de se pencher sur la façon dont les gens pensent
en matière de race : « On peut avoir besoin de comprendre ce qui se dit de la “sorcellerie”
dans une culture qui possède un tel concept, afin de comprendre comment les gens y
réagissent sur le plan cognitif et sur celui de l’action : et cela, que l’on croie ou non à la réalité
des sorciers. » Dans cette perspective, l’étiquette raciale produit des effets sociaux et
psychologiques qui influencent fortement le destin individuel. Appiah parle ainsi de
l’identification pour le processus « par lequel l’individu construit ses projets, conduit sa vie et
élabore sa conception du bien en se référant aux étiquettes et identités à sa disposition ». C’est
de cette façon que s’opère ce que Ian Hacking nomme « la fabrication des gens » : « De
nombreuses sortes d’êtres et d’actes humains font leur apparition dans le mouvement même
où s’inventent les catégories par lesquelles on les désigne. » Ce processus d’identification
façonne les actes intentionnels de ceux qui la portent (même si certains y échappent).

L’analyse d’Appiah entre en congruence avec celle de Jean-Frédéric Schaub : les Africains
déportés aux États-Unis et leurs descendants ne sont devenus « Noirs » qu’au terme d’une
nomination coloriste émanant du groupe blanc. Face à eux, les immigrants européens se sont
progressivement constitués comme « Blancs », et c’est à partir de ces désignations qu’ont pu
être produites des catégories. Bien évidemment, ces assignations externes sont compatibles
avec l’appropriation de ce catalogage par les sujets racisés.

Il y a là une dimension tragique dans la mesure où les victimes du racisme corroborent, par le
recours à des généalogies incertaines, ce qui constitue la marque même de la démarche
raciste : la recherche d’une trace indélébile dans le sang de celui que l’on veut exclure [5].
Dans cette perspective, il est permis de ne pas dissocier le racisme colonial de l’antisémitisme
(ce qui ne signifie pas refuser de reconnaître leurs spécificités [6]). Ce qui caractérise
fondamentalement la pensée raciale, lorsqu’elle est confrontée à la non-évidence de traits
phénotypiques, est la hantise du mélange. Devant l’invisibilité des distinctions, elle cherche à
en révéler d’autres que « l’œil n’identifie pas » (J.-F. Schaub). Elle produit de l’altérité là où
l’évidence est absente. C’est cette hantise qui rend compte du recours obsessionnel à la
généalogie dont on attend (comme cela a pu être observé pour les Juifs dans l’Espagne
médiévale) qu’elle nous dise, en la réduisant à un élément du lignage, la vérité de la personne.

Or, en situation coloniale, on observe la même angoisse devant le possible mélange, devant le
risque d’une dégénérescence par simple contact. Il est donc permis de faire des statuts de
pureté du sang le processus matriciel de racialisation. Le principe d’égalité, lequel, par nature,
s’oppose à la pensée raciale, nourrit la crainte d’une confusion des conditions. Dès lors, la
« race » constitue une ligne de séparation dont l’efficacité est redoutable : certes, le racisme
produit la discrimination mais si celle-ci vient à disparaître, la stigmatisation, c’est-à-dire les
représentations négatives et les jugements dévalorisants, demeure : « Alors que la
discrimination renvoie au traitement d’autrui, le stigmate touche à son être même. »

Cette distinction est fondamentale si nous voulons comprendre ce qui s’exprime dans les
mouvements de protestation déclenchés par la mort de Georges Floyd. Et, comme Appiah le
souligne, « les identités raciales pourraient perdurer même si personne ne croyait plus aux
essences raciales, pourvu que perdurent assignation et identification ». D’où l’urgence d’un
projet politique de transformation structurelle de nos sociétés qui viserait à
désinstitutionnaliser les hiérarchies injustes, c’est-à-dire à prendre conscience du rôle joué par
les institutions dans la production des mécanismes discriminatoires. Cet objectif de
déracialisation passe par la déconstruction des classifications habituelles. Le chemin est
long…

(NDLR : Alain Pocar a récemment fait paraître L’Inquiétante familiarité de la race.


Décolonialisme, intersectionnalité et universalisme, aux éditions Le Bord de l’eau.)

[1] Il est permis d’utiliser le mot sans guillemets dès l’instant où il renvoie à un champ
d’études (au même titre, par exemple, que le genre).

[2] Groupe ayant un même ancêtre commun.

[3] Le terme ici ne désigne évidemment pas la thèse philosophique selon laquelle il n’y a de
réalité que naturelle.

[4] Ici le mot, utilisé au pluriel, renvoie à un objet d’études. Les guillemets sont donc
souhaitables.

[5] Voir le livre fondamental d’Henry Méchoulan, Le sang de l’Autre ou l’honneur de Dieu.
Indiens, juifs et morisques au Siècle d’Or, Fayard, 1979.

[6] La spécificité de l’antisémitisme a été parfaitement dégagée par Vladimir Jankélévitch,


lequel évoquait « la peur de l’imperceptiblement autre » : « L’antisémitisme reproche aux
Juifs de ne pas être tout à fait comme les autres. Si ce n’était que cela, ce serait le sentiment
élémentaire du racisme ou de la xénophobie. Une pure méfiance. Dans le cas du Juif, il y a un
doute. Car il ressemble en même temps qu’il diffère. Dissembler en ressemblant. Et on lui en
veut encore plus d’oser ressembler. On lui en veut d’avoir l’impertinence d’être presque
semblable aux autres. […] Ainsi s’explique souvent le caractère inquisitorial et dénonciateur
de l’antisémitisme. Il déjoue, démasque les signes de la race. […] L’autre n’est autre que
parce qu’il est un peu le même. La possibilité de la similitude est la condition de la
différence », L’esprit de résistance. Textes inédits, 1943-1983, Albin Michel, 2015, p. 138-
141.

Alain Policar

Politiste, Chercheur associé au Cevipof

Vous aimerez peut-être aussi