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Aymard Maurice. Economie rurale, économie marchande. In: Cahiers de la Méditerranée, hors série n°1, 1976. Commerce de
gros, commerce de détail dans les pays méditerranéens (XVIe-XIXe siècles). Actes des journées d'études Bendor, 25-26 avril
1975. pp. 131-144;
doi : https://doi.org/10.3406/camed.1976.1484
https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1976_hos_1_1_1484
.
l'époque moderne, la majorité des historiens, marxistes ou non, se
rallient volontiers, de façons plus ou moins explicite, à un schéma
binaire, fondé sur l'opposition entre économie "naturelle" et économie
"marchande". La seconde, la plus brillante, la plus moderne, a
provoqué, à partir des années 1950, les premières recherches d'histoire
quantitative, auxquelles ont correspondu des systèmes d'explication fondés
sur les mouvements des prix et la conjoncture des échanges
internationaux, celle du trafic atlantique ou de la douane du Sund .
Sans être réellement caducs, ceux-ci apparaissent
aujourd'hui dépassés ; comme si les historiens avaient redécouvert, ou pris
conscience que cette économie marchande reste longtemps minoritaire, sans
prise réelle et profonde sur la masse des populations rurales qui vit,
jusque vers 1800 au moins sans monnaie ou presque, en dehors ou à
l'écart des circuits commerciaux. Au primat de 1 ' autosubsistance
paysanne correspondait la medlar ité du pouvoir d'achat des campagnes, et
l'apathie tendancielle d'un marché intérieur non unifié. La ville se
nourrit de prélèvements -^^p^e foncière, dîmes, impôts, usure- autant
et plus que d'achats, mais son contado ne lui demande que peu, et du
superflu plus souvent que des produits de première nécessité : en temps
de disette, le grain des villes- le blé de mer-, trop cher, reste hors
de sa portée. Pour les acquisitions, ou plutôt les échanges
indispensables de services ou de produits, le commerce de détail, lié à
l'artisanat tend à s'organiser à l'intérieur de la communauté rurale en
évitant la médiation monétaire : meuniers et boulangers prélèvent au
passage leur part du grain ou de la farine, et des encoches sur un baton
viennent marquer le nombre de pains ou de livres de viande effectivement
remis au consommateur-créancier en échange de son sac de farine ou de
son mouton.
Alors que le gros des achats quotidiens s'effectue ainsi
sans monnaie, l'argent servira au contraire aux paiements non
commerciaux : l'impôt, au seigneur' <m à l'Etat, et tous les historiens, comme
les administrateurs coloniuuA de la belle époque, s'accordent à voir
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comme Palerme, Messine et Catane regroupent plus de 20 % de la popula*-
tion, et les deux premières au moins doivent faire venir la quasi-tota*-
lité du grain qu'elles consomment des mêmes caricatôri où viennent
charger les navires destinés à Gênes ou à Barcelone ; seule supériorité,
elles ne paient pas les lourds droits à l'exportation (tratte) , et celle
ci ne devrait être permise qu'après vérification que les besoins du
marché intérieur sont couverts. Enfin, certaines zones rurales comme le nord-
est montagneux, doivent combler par des achats aux mêmes caricatôri un
déficit permanent en céréales, catastrophique en temps de disette. A ne
considérer donc que les seuls échanges .maritimes, les comptes du Maestro
Portulano , où sont enregistrés aussi bien les exportations proprement
dites (per fuora Regno) que le cabotage cotier, d'un port à l'autre de
.
l'île (per infra Regno) voient transiter couramment plus de 20 % de la
production céréalière (estimée, par simplification, à la somme de la
consommation intérieure, des exportations et des quantités nécessaires
aux semences) .
Encore ce secteur du grand commerce destiné aux villes et
à l'exportation ne représente-t-il qu'une part du marché du blé „ La
société sicilienne se caractérise en effet par une faiblesse structurelle
de 1' autoconsommation paysanne. La concentration de l'habitat en gros
bourgs de plusieurs milliers d'habitants, le quasi-monopole écrasant du
grand domaine sur la terre de culture et de parcours , la masse
importante des salariés agricoles ( brace ianti) , tout condamne une large part de
la population rurale -et toujours la plus pauvre- à acheter son pain :
cette société de paysans subira la disette comme des consommateurs
urbains (2).
Partielle pour le blé, cette commercialisation est
complète pour la soie, seconde production agricole de l'île comme dans la
Calabre voisine. Destinée à près de 90 % aux marchés extérieurs -Gênes,
Florence, Lucques- elle passe, vers 1600, au premier rang des
exportations : soit plus d'un million d'écus. Le reste alimente les ateliers
de Messine, Catane et Palerme, dont l'activité restera toujours, en
dépit des mesures officielles d'encouragement, à des niveaux modestes,
incapable en tout cas de couvrir la totalité des besoins locaux : la
Sicile n'exporte que peu de soieries, mais doit toujours faire venir du
dehors les qualités les plus précieuses.
Pour le blé comme pour la soie, le haut degré de
commercialisation n'est pas automatiquement associé à la grande exploitation. Dans
tout le nord-est montagneux, la soie paraît même la base économique d'une
petite et moyenne propriété paysanne, d'origine emphytéotique plus ou
moins lointaine, valorisée par les plantations arbustives, et d'une
société longtemps plus démocratique et égalitaire que celle du latifondo
céréalier. Et si le seigneur cherche souvent, par le biais des taxes à
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tant i.e Ile entre prix intérieurs "à la production", et ceux que les
autorités municipales de Barcelone, Gênes ou Rome sont prêt©..; à payer pour
ravitailler leurs plèbes et éviter l'émeute, Un système très moderne
d'échelle mobile a? vers 1530» lié aux prix intérieurs le montant de la
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traite que la hausse du XVIe siècle porte rapidement aux plus hauts ni^
veaux prévus ;v vers 15 80" 9.0 ce montant équivaut à peu près au prix
d'achat du blé? et la vente de ces licences rapporte au gouvernement plus
que les impôts "ordinaires" et "extraordinaires" réunis, mais, avec de
fortes variations d'une année sur l'autre, qui empêchent toute
prévision budgétaire. La concession des traites est alors devenue une sorte
de jeu savant auquel les donneurs d'avisos s'emploient à initier les
nouveaux vice^-rois quand ï ils arrivent dans l'île. Il faut savoir vendre
ni trop ni trop peu, ni trop tot ni trop tard, ni trop bon marché ni
trop cher? ce qui n'est pas toujours facile vu les moyens d'information
de l'époque, et les complicités dont disposent dans l'administration
les grands marchands : certains vice -rois, comme d' Alvadeliste en 1590,
y échoueront. Mais, notons<-le, la contraction des échanges au XVIIe
siècle ramène cette traite à des niveaux plus raisonnables (d'un demi à un
ecu par salme de deux quintaux) où elle se maintiendra tout au long du
XVIIIe siècle : le blé de Sicile doit désormais faire face à la
concurrence des grains du nord et de Russie méridionale.
Enfin, au niveau local, l'administration, qui règle
également la fixation des prix de remboursement des avances sur récolte (mete)
reconnaît peu à peu aux autorités municipales un droit de réquisition
partielle du tiers des récoltes, que les propriétaires pourront être
contraints à porter au bourg pour les besoins de la population. Ce système
des terze parti sera dénoncé à la fin du XVIIIe siècle, plus encore que
celui des tratte, par tous les partisans de la libre circulation des
grains : interdisant aux "propriétaires" de tirer de leurs récoltes le
prix qu'ils pourraient en attendre "légitimement", il les découragerait
d'augmenter la production et engendrerait la disette...
Le commerce de la soie restera au contraire toujours libre.
Les seules taxes d'exportation sont perçues par la ville de Messine, et
gagent de véritables rentes, dont le capital a servi à payer une lourde
subvention à la monarchie espagnole. Mais aucun droit spécial ne viendra
même frapper la sortie du produit brut pour encourager sa transformation
sur place. L'administration, entre 1612 et 1638, se contentera, à
l'exemple de bien des municipalités qui avaient déjà vu dans la soie une
matière fiscale commode, d'en taxer la production par une série de
gabelles à la production -perçues al manganello , c'est-à-dire lors du
dévidage des cocons. Gabelles lourdes d'ailleurs ; deux tari par livre,
soit de 10 à 15 % ad valorem, à un moment où les prix tendent à baisser.
En fait, toute la commercialisation de la soie est placée sous la
domination -confirmée à la fin du XVIe siècle par un monopole- de Messine, où
les galères génoises et florentines viennent chaque année, à la fin
d'août, charger les précieuses balles. La grande foire de la mi-août,
somptueuse fête où l'aristocratie, vice-roi en Lete, aime a venir se
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l'Italie méridionale, à le bloquer, A la dichotomie habituelle
entre l'économie naturelle et l'économie marchande, il invite
à substituer une hiérarchie, Souvent condamnée à fonctionner
sans espèces métalliques, l'économie paysanne n'y occupe pas
la place de l'économie naturelle : même marginalisée en période
de récession des échanges, elle est en fait soumise et intégrée
à l'économie marchande internationale.
Maurice AYMARD
Ecole Française de Rome
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NOTES